La responsabilisation : assujettissement et/ou émancipation ?

Avec Simon Lemoine

La responsabilisation :

assujettissement

et/ou émancipation ?

Qu’est-ce qui dans nos vies nous amène à entretenir une participation active à notre propre asservissement ?

A hauteur de scènes familières, Simon Lemoine propose de mettre à découvert les étayages qui participent à la fabrique du consentement, du dévouement, des bancs de l’école, au travail salarié usé par les pratiques du new management enrôlant le salarié à sa propre surveillance ou à une disponibilité toujours accrue. Ainsi, que le dévouement soit exploité ou simplement suscité, la perte de la libre disposition de son usage demeure bien l’expérience quotidienne d’une dépossession. Sans aucun doute, nous aurons l’occasion lors de cette soirée d’évoquer Pierre Bourdieu (sociologue considéré comme l’un des plus importants de la seconde moitié du XXème siècle) puisque c’est le 20° anniversaire de sa mort et que notre invité connaît bien son oeuvre.

COMPTE RENDU

La responsabilisation : assujetissement et/ou émancipation?

Voici le compte rendu de la première partie de la soirée débat du mois d’octobre avec Simon Lemoine, philosophe et enseignant

Serge Lemoine :

Nous allons parler de Pierre Bourdieu. Le texte que j’ai préparé pour ce soir reprend, utilise beaucoup Bourdieu. Mais il y a aussi des choses neuves, originales, qui pensent notre actualité. On manque d’espace pour dire des choses neuves. Les institutions sont faites de telle sorte que certains discours sont tout le temps redits (Michel Foucault, L’Ordre du discours). Ils peuvent avoir beaucoup d’intérêt, une portée politique ; mais souvent ils sont émoussés, on les a beaucoup entendus, et les adversaires, ceux qui sont combattus par ces discours, ont eu le temps de trouver des parades.

Un livre comme Les Héritiers de Bourdieu remet en cause l’école ; et effectivement ça fait grand bruit, c’est discuté ; mais beaucoup d’adversaires vont trouver tout un tas de réponses plus ou moins honnêtes et l’institution elle-même va dire : « Oui oui, on a lu Bourdieu, on l’a compris. Les statistiques effectivement sont problématiques. On a mis en place telle et telle chose pour lutter contre le décrochage scolaire, ou pour favoriser l’ascension sociale »… Et on nous fait la liste des choses qui ont été mises en œuvre. Ainsi, des parades sont mises en place face aux discours critiques, et ils perdent de leur efficacité. Ils vont convaincre certains individus, mais ils ne provoqueront plus des soulèvements politiques et ne mettront plus en danger les personnes qui sont visées.

Donc, c’est difficile de venir parler d’un auteur : on se dit qu’il faut aussi proposer des choses neuves, de nouveaux discours, qui seront peut-être plus difficiles à combattre et pour lesquels les personnes et les institutions qui sont remises en cause devront élaborer des contre-discours, ce qui pourra leur prendre du temps.
C’est un peu mon idée, ce soir. Le problème, c’est qu’on attire beaucoup plus les foules en parlant de Foucault ou de Bourdieu. Entendre des choses nouvelles, c’est moins intéressant. Parce que justement c’est nouveau ; et chacun se dit : « Est-ce que c’est vraiment intéressant, est-ce que ça a de la portée ? » Et il faut faire aussi un effort face à quelque chose de différent et à des objets qui ne semblent pas forcément très intéressants.

Si je vous parle par exemple de « la reproduction » à l’école, tout de suite vous voyez que c’est un terrain qui a déjà été étudié, ça vous intéresse, on en voit la portée, etc. Ce soir, je voudrais vous parler de la responsabilisation. Vous vous dites : « Quel intérêt cela peut-il avoir ? » Je vous demande de me faire un peu confiance et de prêter l’oreille, car c’est à ce prix qu’il peut y avoir des discours neufs. Si aujourd’hui c’est si difficile de faire naître de nouveaux discours, c’est justement parce qu’il y a un problème institutionnel ; mais c’est aussi nous, en tant que lecteurs ou auditeurs, qui sommes habitués à certaines choses, à certains objets ou auteurs, et du coup pouvons avoir du mal à recevoir des choses un peu différentes, notamment parce que nous n’avons pas le temps. Dans les rayons d’une librairie, nous nous demandons comment nous allons dépenser notre argent : « Peut-être qu’il vaut mieux que j’achète une valeur sûre, un livre qui traite d’un sujet rassurant ou dont j’ai entendu dire qu’il était tout à fait opératoire d’un point de vue politique », etc. Quelque chose de vraiment neuf n’a pas forcément d’intérêt, notamment parce que ça manque de publicité.

Donc, j’essaie de faire des discours nouveaux. Mais ce n’est pas non plus quelque chose d’extraordinaire qui va changer votre vie ! C’est du travail sur des objets assez simples. L’idée, c’est d’essayer à partir de ce qui se fait déjà, Bourdieu et Foucault, et de faire un pas de plus dans une certaine direction qui n’a pas forcément été prise par ces auteurs. La deuxième idée, c’est d’essayer de voir comment adapter ces théories au monde d’aujourd’hui, qui est assez différent des années où ils ont vécu.

Comme je travaille à côté de cette activité, je n’ai pas énormément de temps pour mener ces recherches, et c’est éminemment difficile parce que il n’y a pas de place pour ces discours neufs. Il faut trouver des maisons d’édition, et aussi réussir à convaincre des individus que ça vaut le coup de s’intéresser à tel ou tel sujet. Donc il y a vraiment une difficulté à plusieurs niveaux pour dire des choses nouvelles ou un peu différentes, tout simplement par exemple à cause des librairies : aujourd’hui les librairies, c’est comme le cinéma. Si vous ne faites pas d’entrées, le film est remplacé au bout d’une semaine. Ce sont les chiffres qui vont décider de ce qui est proposé aux spectateurs. Il y a des logiciels, et en fonction des ventes on nous présente des livres qu’on laisse en vitrine ou qui s’en vont. Et c’est ce qui détermine toute la chaîne qui est en amont : les éditeurs vont vouloir sortir des livres avec des titres et des sujets susceptibles de rester sur les étals, parce que sinon ils ne sont pas rentabilisés. Si en amont on leur propose quelque chose de médiatisé, ils sont contents ; si on propose quelqu’un ou quelque chose qui n’est pas connu (comme par exemple l’idée de déresponsabilisation), financièrement déjà ça pose problème.
C’est donc difficile de faire des recherches dans ces voies-là, et ce que je vais vous proposer est tout à fait modeste. Ce sont juste quelques années de travail, pendant des interstices, qui m’ont permis de développer cela.

J’ai pu développer deux choses, et vous me direz si l’une vous intéresse plus que l’autre. Je vais vous parler de mes derniers travaux sur la responsabilisation, et j’ai aussi travaillé sur le dévouement au travail. Là, j’essaie d’ajouter une pierre à l’édifice de Foucault et Bourdieu, quand ils réfléchissent au « champ » ou au « dispositif » qui, comme le disait Jean-Louis, nous font faire, nous font être, mais aussi nous font dire. Quant on est dans un dispositif, il y a tout un tas de déterminations qui agissent sur nous et qui, comme dit Foucault, conduisent nos conduites.

Le dévouement, ce serait une part de ces déterminations : comment un lieu de travail augmente notre productivité, comment on tire le maximum de nous. J’ai remarqué que c’était énormément par le dévouement. Qu’est-ce que j’entends par là ? C’est l’idée qu’à peu près dans tous les lieux de travail à ma connaissance, dans tous ceux que j’ai étudiés (et j’ai pas mal de documents pour le vérifier, moi-même j’ai travaillé dans plusieurs secteurs d’activité), chaque fois, j’ai remarqué qu’on mettait le travailleur face à quelqu’un en situation de souffrance ou de potentielle souffrance, et qu’on limitait les moyens à la disposition de ce travailleur. Ce qui fait qu’il est obligé de prendre sur lui, de redoubler d’efforts pour que cette personne souffre moins ou soit soulagée. Mais les dispositions sont terribles, parce qu’en fait cette souffrance est infinie. L’idée, c’est que tout le temps vous allez avoir des personnes en difficulté, en souffrance, et vous aurez beau les aider, il y aura une nouvelle personne qui arrivera. Les travailleurs (on peut penser au domaine médico-social) vont s’épuiser à venir en aide à des personnes en souffrance, en ayant des moyens limités. On sait très bien qu’on manque d’employés. C’est sans fin. L’investissement est provoqué comme ça : les gens vont travailler à 120 %, risquer le burn out, ne plus avoir de vie personnelle. On réussit à obtenir ça pas forcément comme dans l’exemple de Foucault avec le panoptique, c’est-à-dire le regard présent sur nous ; mais aujourd’hui, je pense que ça marche énormément avec cette histoire de dévouement. Montrer la souffrance d’un collègue, d’un client, et limiter les moyens disponibles, pour que l’individu prenne sur lui et redouble d’efforts pour venir en aide à la personne qu’il a sous les yeux. Ca prend des formes très subtiles, « diffuses », comme dit Foucault. Par exemple à la caisse du supermarché : comme il y a toujours la queue, vous vous sentez pressé en tant que client et le ou la caissière se sent aussi pressée, parce qu’il ne faut pas faire trop attendre les clients.
On a là un dispositif qui semble anodin, qui semble technique et pratique, mais en fait il est affreux, pas seulement pour cette affaire de dévouement ; mais en tout cas, un des facteurs qui fait que ça fonctionne, c’est qu’il y a toujours quelqu’un qui attend, qui s’impatiente et qui ne peut que manifester son impatience parce qu’il a envie rentrer chez lui : il y a des courants d’air, la musique est insupportable… Du coup, il y a une pression assez fine et pourtant réelle. Pour bien en saisir la puissance, il faut se rendre compte que c’est tout le temps et à toutes les caisses. Les personnes qui font le planning s’arrangent pour qu’il y ait le minimum de caisses ouvertes, pour que ce soit le plus rentable possible. C’est sans fin : vous aurez beau vous dévouer, vous dépêcher, de toutes façons, si vous augmentez votre rapidité, la prochaine fois le logiciel va s’adapter, puisque l’idée c’est de travailler à flux tendu, d’être juste un peu en-dessous des capacités, pour être au maximum d’économies. On retrouve ça dans beaucoup de lieux, notamment chez MacDonald. Je vous conseille un livre d’une sociologue intitulé Du ketchup dans les veines. Ce qui est très intéressant, c’est qu’elle y est entrée en adorant MacDo ! Elle aimait y manger, elle voulait y travailler, elle a gravi les échelons jusqu’à devenir assistante du directeur et promise à un bel avenir dans la chaîne MacDonald… Heureusement pour elle, elle s’est mise à faire des études de sociologie. Le livre est particulièrement intéressant parce qu’on a le point de vue de quelqu’un qui au départ apprécie MacDo, et qui ensuite devient plutôt neutre, puis finalement très critique.
Je vous parle de ça et du dévouement, parce qu’elle montre bien que c’est quelque chose qui est créé de toutes pièces par le management. Les managers doivent régulièrement organiser des soirées avec les « collaborateurs » pour « créer du lien ». Comme il y a une interdépendance extraordinaire dans ces fast food, si vous êtes amis ou copains avec les autres, vous ne pouvez pas les lâcher. Vous devez donner le maximum pour que l’harmonie fonctionne. Elle raconte que quand la journée de travail est finie, et qu’on se rend compte qu’un ne peut pas tenir avec l’effectif qui reste, on vous demande si vous voulez rester et vous ne pouvez pas refuser. Vous ne pouvez pas laisser tomber les gens avec qui vous avez fait la fête la veille ! Et en plus vous êtes super-fier, vous vous sentez comme Zorro ou Superman pour ne pas laisser vos copains dans la panade. On voit que ce dévouement est complètement orchestré, et que c’est l’une des clefs de la productivité. On n’a plus besoin de vous surveiller parce que si on crée cette solidarité, les gens vont forcément se donner à fond pour pouvoir faire face.

Encore un exemple : les assistantes sociales qui ramènent du travail à la maison, parce qu’elles vont devoir faire les dossiers de RSA. Elles ne peuvent pas laisser les gens dans la difficulté, elles ne peuvent pas résister. Il y a aussi un livre de Vincent Dubois sur les CAF qui montre très bien ça : les gens de la CAF sont face à des situations tellement terribles, qu’humainement ils sont obligés de donner du temps pour écouter, de faire un surcroît de travail.

Voilà pour le dévouement. Mais ce soir, je voudrais vous parler de ce que j’appelle la responsabilisation, dans la lignée de Bourdieu (qui fait une différence entre nature et culture) pour continuer cette critique du sujet. Le sujet, en philosophie, c’est l’individu éminemment responsable, lucide, qui a un libre arbitre, qui est conscient de ce qu’il fait. Ce sujet est attaqué violemment par Bourdieu et Foucault ; mais dans la vie pratique même des philosophes, on continue à lui laisser une grande place, notamment en Justice et dans tout ce qui relève du pénal, où on va d’emblée supposer que les gens sont responsables. La Justice fonctionne vraiment là-dessus ; sinon si on se mettrait à chercher des circonstances atténuantes ; si on faisait venir à la barre, plutôt qu’un psychiatre, un sociologue pour faire des expertises, on condamnerait moins de personnes. Il faut qu’on suppose la responsabilité du sujet pour que le droit fonctionne. C’est passé assez inaperçu, mais il n’y a pas longtemps, on a ajouté une loi qui pose d’emblée que les mineur.e.s de plus de 13 ans font preuve de discernement. Il y a une pression extraordinaire aujourd’hui qui nous oblige (pour le pire, mais aussi pour le meilleur) à être responsable. La thèse que je développe, c’est que non seulement cette responsabilisation s’accroît jusqu’à devenir trop importante dans nos vies et nous imposer une pression énorme ; mais aussi cette responsabilité de chacun est acquise, contrairement à ce qu’on suppose dans la société (que ce serait inné). Si on reprend Descartes, chacun aurait sa capacité de libre arbitre et serait responsable.

L’idée que j’essaie de défendre, c’est que cette responsabilisation nous est imposée. Encore une fois, je pense que c’est une bonne chose sur le fond, et surtout qu’elle est relative à des domaines, ce qui à mon avis est très important. Mais la Justice postule que notre responsabilité est universelle : que ce soit au volant, dans la vie personnelle, au travail, chacun est censé être tout le temps responsable de ce qu’il fait. Or, si on reconnaît que cette responsabilisation est acquise (donc que ce n’est pas une chose universelle) et qu’elle est articulée à des domaines, on peut se rendre compte qu’il y a peut-être des lieux et des activités dans lesquels certains ont été mal responsabilisés ou dans lesquels ils n’ont pas l’habitude d’être responsables. Ca change tout, parce que ça veut dire qu’il y a un passage de responsabilisation. Certains vont s’octroyer des responsabilisations intéressantes, agréables, reconnues par la société ; d’autres vont être obligés de se cantonner à certaines responsabilisations : celles dont se dégagent les premiers.
Donnons un exemple : le chef d’entreprise. Je fais exprès de le dire au masculin, parce qu’il y a vraiment ici une histoire de domination masculine. Ce chef, pour être capable d’être un capitaine d’industrie à forte responsabilité, va déléguer tout un tas de responsabilités beaucoup moins reconnues, comme s’occuper de ses enfants, de son linge, de la mécanique de sa voiture, de se souvenir de l’anniversaire de ses parents, etc. Souvent ce sont des femmes qui vont se charger de ces responsabilisations. Il y a donc une délégation de certaines de ces responsabilités pour que d’autres soient tenues. Et donc, certains individus et encore une fois beaucoup d’hommes et bien sûr les dominants, vont garder pour eux les responsabilités reconnues, agréables, qui ont un poids symbolique ; mais c’est au prix de la responsabilisation d’autres personnes, notamment des femmes, qui vont être dans le care, le soin de la famille. Il y a donc une injustice dans la répartition des responsabilisations. Pourtant on fait comme si c’était universel. Comme si n’importe qui pouvait être responsable de n’importe quoi comme ça, au pied levé !

Si on pense que ça s’acquiert, ça change tout, parce que par exemple en Justice il va falloir trouver des excuses pour des individus qui auront été « mal » responsabilisés, ou pas responsabilisés dans certains domaines.

L’équilibre de nos sociétés tient énormément sur cette présupposition selon laquelle chacun serait lucide et responsable. La responsabilisation quasi-universelle occasionne une forte police des comportements sur laquelle tient l’ordre actuel. Nous nous acquittons de nombreuses tâches dans la vie civile et au travail, nous respectons le bien d’autrui quand bien même il y aurait de fortes inégalités et de la misère, nous n’entravons pas les divers flux sociaux en respectant assez scrupuleusement les régulations nombreuses, etc. Bref, la fiction d’une société qui desserrerait l’étau de la responsabilisation laisse entrevoir un certain chaos, au moins jusqu’à ce qu’une nouvelle société trouve un nouvel équilibre qui ne serait pas forcément meilleur.

Notre société fonctionne donc largement sur la responsabilisation et sur le dévouement, et sur d’autres facteurs encore. Mais si un jour tout cela était modifié, on pourrait supposer à partir de Foucault qu’on trouverait d’autres moyens de faire faire des choses aux gens. Dans Surveiller et punir, les dominations se fichent des moyens qui sont utilisés. Si à un moment donné il faut pour que ça marche, insister sur l’empathie, ou si un jour on trouve un autre moyen (Foucault parle ici d’« anatomie politique ») plus efficace, pas de problème ! Donc quand on lutte contre quelque chose en disant « On ne veut pas ça, ça ne va pas, c’est pas raisonnable » quand bien même on gagnerait, il faut voir le problème plus largement parce que ça risque de ne pas résoudre du tout les choses ou alors simplement de façon momentanée, ce qui est bien dommage.

Par exemple, on pourrait remplacer cette responsabilité individuelle par l’amour de la patrie, d’un chef supérieur, d’un dieu, etc.

Imaginons ce que serait une société qui assumerait d’exiger une responsabilité universelle, plutôt que de la supposer et que ce soit implicite, ce qu’on attend notamment des enfants. Dans certains cas ce n’est absolument pas logique de leur demander d’être responsables ; mais souvent on l’attend sans les avoir éduqués à cette responsabilité, encore une fois en leur imposant une responsabilité. C’est ce que je vois beaucoup au lycée : en terminale, il faut faire des choix d’orientation et les élèves sont très très mal accompagnés. Ils n’ont aucune idée réelle de ce qui les attend. Les conseils ne sont pas toujours pertinents, et surtout les élèves sont vraiment jeunes pour décider. On leur donne une responsabilité qui à mon avis est trop large pour leurs épaules, sans les former. C’est symptomatique de ce que j’essaie de dénoncer : on suppose qu’ils sont responsables et en plus, on va les critiquer plus tard si jamais ils ont fait un mauvais choix, en leur demandant pourquoi ils ont fait ça. « Quelle idée d’aller faire de la socio ? Pourquoi tu n’as pas fait ingénieur comme ton père ? » Et l’enfant va avoir des remords en pensant qu’il n’a pas été raisonnable. Comme ils ne connaissent rien du tout au monde du travail, ni les enjeux, et qu’ils ne sont pas du tout politisés, c’est du hasard, c’est la loterie. Beaucoup de gens vont en médecine parce que c’est prestigieux et pas parce qu’ils ont choisi.

Vous avez l’exemple de la psychologie : les études de psychologie, c’est terrible, parce qu’il y a énormément d’étudiants qui arrivent en première année et qui constatent que ce n’est pas du tout ce qu’ils croyaient. Souvent ils ont une idée de la psychologie du XIXe siècle : on va étudier l’âme, un truc un peu littéraire, faire du Freud… et on leur dit qu’ils vont faire des statistiques et de la biologie ! C’est donc un gâchis phénoménal. A Poitiers, on doit avoir plus de mille étudiants en L1, et en master ils sont 50. Vous vous rendez compte de la perte énorme qu’il y a ? Mais est-ce qu’on peut vraiment reprocher à ces jeunes d’avoir fait ces choix ? Ce qu’on peut reprocher, c’est aux adultes de leur avoir mis ces choix sur les épaules. Et surtout, il n’y a pas de suivi. Pour l’étudiant, c’est déjà trop tard : il est déjà au milieu de son deuxième semestre.

C’est un bon exemple parce que ça touche les jeunes, pour montrer qu’il y a une responsabilisation qui n’est pas avouée, qui n’est pas reconnue. Il faudrait à mon avis des livres ou peut-être même une discipline qui développe cette responsabilité en passant par des paliers, en faisant des activités pratiques, en travaillant dans certains domaines. Or, aujourd’hui, on la suppose innée et on responsabilise assez fortement des individus à certaines périodes de leur vie sans les y avoir préparés.
Quelle serait une société qui au contraire assumerait de forcer les enfants à la responsabilité, mais de manière pédagogique, en gagnant petit à petit leur assentiment et en leur expliquant l’avantage qu’il y a à la responsabilité, parce que chacun est content d’être responsable, de pouvoir conduire une voiture, ou de pouvoir gérer une somme d’argent ? Ce pourrait être quelque chose de tout à fait positif qui se passerait dans une société qui assumerait cette responsabilisation.

Notre société dispose les individus à être des sujets responsables, mais fait comme s’ils l’étaient déjà par essence, particulièrement à l’âge de 18 ans. Nous assumons d’être des sujets lucides, capables d’autonomie, en mesure de faire des choix et d’en supporter les conséquences.
On pourrait croire que cette revendication est bien la preuve que le sujet est essentiel, puisque c’est manifestement un sujet qui clame haut et fort qu’il veut être reconnu comme sujet par autrui, et qui a la capacité de l’être, par exemple lorsqu’il passe l’examen du permis de conduire ou qu’il postule à un emploi. Mais ne nous y trompons pas : ce sujet qui se clame sujet (l’enfant qui dit « Laisse-moi faire ! ») relève lui-même d’une inculcation dans l’enfance et il ne provient que d’une disposition acquise. C’est ce que j’essaie de défendre, mais je trouve qu’il n’y a pas vraiment besoin de le défendre. Ce qu’il faudrait défendre c’est la thèse inverse. Quand on y pense, c’est complètement étonnant de supposer que chacun naît avec cette responsabilité première, c’est-à-dire que tout homme serait par essence responsable ! Ca colle très bien avec les idéaux de la religion (chacun a une âme) mais il faut quand même se rendre à l’évidence que c’est acquis et culturel.
Je trouve que la charge de la preuve revient plutôt à ceux qui supposent que tout le monde est responsable d’emblée, et qui crient après les enfants quand ils font une bêtise. Ils disent à la fois que les enfants ne se rendent pas compte de ce qu’ils font, et qu’ils sont responsables de leurs actes !

C’est comme ça qu’on apprend, par la force, à être sujet. Ce serait plutôt une seconde nature dans le sens où c’est un acquis dont on a oublié la formation. C’est très important de reconnaître que c’est une seconde nature, notamment quand on est jugé. On pourrait comprendre que dans ce domaine-là on a été responsabilisé différemment. Je pense par exemple à un voleur qui volerait pour venir en aide à sa famille : c’est quelqu’un d’éminemment responsable. Certes, il ne respecte pas la loi, mais il respecte son devoir moral. C’est la manière qu’il a trouvée d’assumer ses responsabilités familiales. On peut le comprendre plutôt que de le mépriser. D’ailleurs la Justice prend en compte les circonstances atténuantes, mais pour ce que j’en sais, c’est quand même assez superficiel. C’est une façon de se donner bonne conscience, comme quand l’école fait des passerelles pour que des élèves de certains collèges puissent aller dans certains lycées. Dans les statistiques globales, ça reste marginal et ça ne crée pas un ascenseur social formidable. Très tôt, l’enfant est responsabilisé et à tout intérêt dans bien des situations à accepter cette responsabilisation puisqu’elle lui confère (s’il s’en montre digne) des marges de manœuvre de plus en plus grandes : sortir seul, gérer une somme d’argent, être maître de ses occupations. La disposition à être sujet est une pratique acquise. La famille et l’école n’ont finalement pas le choix : il faut responsabiliser le enfants pour qu’ils bénéficient une fois adultes d’une situation vivable, voire confortable. Par ailleurs l’ordre social policé requiert aussi de son côté en pratique la responsabilisation individuelle, car celle-ci implique une culpabilité qui permet l’auto-contrôle : si je me reconnais éminemment responsable, alors je serai enclin à respecter au moins sur le fond une décision de Justice, et également (point qui mériterait d’être développé) j’organiserai ma vie de manière à éviter autant que possible toute situation qui pourrait engendrer une culpabilité. Il faut imaginer comme ça vient amputer profondément nos vies. Si les lois sont justes, c’est une responsabilité qui peut se comprendre, elle est acceptable ; mais si les lois sont trop nombreuses, que le contrôle est trop fort et que la responsabilité devient omniprésente, que nous reste-t-il comme place ? Chacun va se surveiller constamment. Il ne s’agit pas seulement de limiter ses désirs, il s’agit aussi et peut-être surtout, de policer sa vie et d’accepter stoïquement mille contraintes en anticipation d’une situation de culpabilité.

On ne roule plus en voiture de la même façon qu’il y a vingt ans. Les radars nous surveillent. On se sent obligé de faire attention et c’est difficile de trouver des lieux où on peut s’y soustraire. Ça nous suit jusque chez nous, parce que sachant qu’on va travailler lundi, on ne va pas faire la fête le week-end. On va essayer de rester disponible, on va penser aux tâches qui nous attendent. Je pense que ce poids de la responsabilité est trop important et n’est pas dirigé vers les bons domaines. Il faudrait être davantage responsables les uns des autres, plutôt que d’être responsable du bon fonctionnement du MacDo où on jette tout sandwich fait depuis plus de 14 minutes. C’est interdit, de servir un hamburger qui a dépassé un certain temps depuis sa préparation : à la poubelle ! Etre responsable de ça, franchement, c’est terriblement absurde. Les employés n’ont pas le droit de manger ce qui pourrait rester.

Cette responsabilisation dans sa forme actuelle essentialisante est profondément régulatrice. Mais si la société reconnaissait que la production des sujets est largement pratique, que c’est un attendu social, un choix politique, une culture, alors on pourrait s’attendre à ce que des individus rendus sujets s’opposent après coup à la responsabilité qui leur a été imposée ou au moins discutent de la manière dont elle a été inculquée et des fins qui ont été visées. Cette critique serait sans doute une bonne chose et finalement un renouveau philosophique intéressant. Point de risque que les individus eux-mêmes refusent alors d’être sujets, puisqu’un tel refus implique déjà d’être sujet et de revendiquer le respect de cette position. Par contre on peut se poser cette question : Comment des personnes qui seraient opposées à la responsabilisation éduqueraient leurs enfants ? On peut penser qu’ils se rangeraient au moins à la nécessité pratique. Pour tirer de la nature de quoi vivre, il faut de toute évidence une vie sociale, et celle-ci implique que chacun puisse parler en son propre nom, faire ses preuves, promettre, échanger équitablement, être solidaire, etc., activités qui requièrent des sujets. L’idée, c’est de faire comprendre aux individus petit à petit, alors qu’ils deviennent des sujets de plus en plus responsables, l’intérêt qu’il y a à être sujet pour qu’ils épousent cette responsabilisation, qu’ils la veuillent. Or, je trouve qu’elle est imposée d’en haut, que c’est quelque chose qui est de l’ordre de l’implicite, et qu’on n’a pas de droit de regard sur les domaines qui sont affectés. Je donnais l’exemple de la domination masculine. Même si ça évolue, certaines responsabilités échoient aux femmes : tout ce qui relève de l’intendance. J’écoutais une interview d’Annie Ernaux, c’est vraiment ça : l’intendance de la maison, faire en sorte que le linge soit lavé, penser aux vaccins des enfants, etc.
C’est terrible qu’il y ait ces responsabilités qui soient inculquées à tel point qu’on pense qu’elles sont vraiment nôtres, que nous devons les assumer, et tout le monde attend de nous que nous les assumions… « Comment, tu n’as pas pensé à laver ma chemise ? » C’est effectivement assez terrifiant.

Si nous reconnaissions que c’est une inculcation, nous pourrions nous en mêler et dire « Ah non, désoléE, je veux bien apprendre à piloter un bateau. Mais être responsable des sandwiches, non, ce n’est pas pour moi. » Ce serait éminemment intéressant.

Et quant à la Justice, si elle reconnaissait que la loi impose une foule de responsabilités, à mon avis ça fonctionnerait beaucoup mieux puisque s’il y avait des sujets impliqués dans le fait d’être responsable, ils comprendraient pourquoi il faut l’être et reconnaîtraient que les autres sont responsabilisés.
A mon avis, il y a tout intérêt à prendre ce risque pour les ouvriers, pas pour les dirigeants. Car dans l’exemple du chef d’entreprise déjà évoqué, ce n’est pas du tout intéressant pour lui de reconnaître que n’importe qui dans son entreprise pourrait, s’il est formé, devenir responsable. C’est le cas dans les SCOP où le directeur ou la directrice sont élus par les membres de la SCOP. En théorie, c’est super : n’importe qui, même la personne qui fait le ménage, peut à un moment donné diriger la SCOP ! Mais en pratique, le problème, c’est que si on continue à avoir une vision essentialisante, si on continue à croire que certains sont plus doués pour avoir certaines responsabilités, et qu’on ne reconnaît pas que c’est acquis, les compétences sont figées. Si ça fait six ans que vous êtes responsable dans tel domaine d’activité, vous ne pouvez pas en quelques jours vous occuper des relations clients, de la communication ; mais si vous reconnaissez qu’avec de la formation chacun peut petit à petit devenir responsable dans n’importe quel domaine, cela ouvre la porte à un vrai partage des responsabilités. Mais pour ça, il faut garder une part des crédits à la formation et veiller à ce qu’il n’y ait pas une trop grande spécialisation, pour que chacun des membres de l’entreprise puisse être capable de faire tout un tas de choses différentes, en fonction de ses goûts par exemple, voire qu’on partage les tâches les plus ingrates. C’est-à-dire qu’il n’y a plus une équipe ménage, par exemple, et que chacun en fasse un peu, parce qu’il faut se dire que c’est quelque chose qu’on a envie de faire. D’autant plus que si on commence à faire le ménage soi-même, on finit pas beaucoup moins salir ! Donc, l’idée d’élire le chef est super, mais il faut passer un palier supplémentaire et reconnaître que ces questions de responsabilisation sont simplement une question de formation qui permet à des personnes de changer de domaine d’activité.

Prenons l’exemple d’un couple dans lequel les deux sont des personnes masculines. L’homme qui n’a pas l’habitude de s’occuper de la pharmacie, de faire du ménage ou de passer une journée entière à s’occuper des enfants, forcément ne va pas s’en sortir. Donc il faut du temps et malheureusement on en manque énormément. Au moment où quelqu’un serait susceptible de faire autre chose, c’est plus pratique de faire comme avant : chacun sa spécialité, et on verra plus tard pour essayer de changer les mœurs.

Finalement, nous sommes assez coincés, parce que ça relève de la nature des gens et qu’on n’a pas assez confiance dans cette idée qu’il y a de la responsabilisation à acquérir avec de la méthode, avec de la volonté, et aussi l’idée qu’il faut partager les tâches, que ce n’est pas normal que certains aient des tâches formidables, super-agréables, au prix de l’activité des autres qui sont coincés en s’occupant de choses qu’ils ou elles n’ont pas envie de faire.

Fascisation de la société : pourquoi ? et que faire?

Fascisation de la société : pourquoi ? et que faire ?

Il y a encore quelques années, évoquer le fascisme c’était se référer au passé, comme à un pan de l’histoire enfermé dans des oubliettes. Désormais, il ne paraît ni incongru ni déplacé d’avancer qu’il y a de plus en plus dans notre société et les modalités de gouverner, des traits de fascisation, liés à une « crise d’hégémonie » telle que la décrivait Gramsci. C’est cette tentation de l’autoritarisme que nous évoquerons au cours de ce débat, et que nous lierons étroitement à l’état du capitalisme dans son stade néolibéral. Nous le ferons avec Ludivine Bantigny, historienne des mouvements sociaux, des soulèvements populaires et des révolutionnaires, qui a notamment publié plusieurs ouvrages sur la guerre d’Algérie, Mai-Juin 1968 et la Commune de Paris, et qui a fait paraître récemment deux essais: Face à la menace fasciste. Sortir de l’autoritarisme (avec Ugo Palheta, chez Textuel) et L’ensauvagement du capital (au Seuil).

Face à la menace fasciste Sortir de l’autoritarisme Ludivine Bantigny – Ugo Palheta – Textuel, 2021. L’analyse d’un tournant autoritaire inédit qui fait le lit du fascisme. Un sentiment de basculement, c’est ce que nous éprouvons face au durcissement autoritaire actuel. De la répression des gilets jaunes à la brutalité des contre-réformes, en passant par les lois « Sécurité globale » et « Séparatisme », le macronisme constitue une accélération historique. Ce n’est pas le fascisme qui, quant à lui, élimine méthodiquement ses opposants. Pas encore. Mais le fascisme est toujours préparé par une période chaotique et incertaine de fascisation. Il ne s’agit pas seulement ici pour Ludivine Bantigny et Ugo Palheta d’en faire le constat, mais d’ouvrir des pistes pour affronter la menace.

L’Ensauvagement du capital Ludivine Bantigny – Seuil, 2022. « Je lis le mot d’« ensauvagement » à longueur de journée, de colonnes, de slogans. Alors je reviens à Césaire qui décrivait l’Europe coloniale suçant comme un vampire le sang, les terres, les biens et la dignité même, ravalant l’humanité au rang amer des bêtes de somme. Ensauvagement : ce mot n’est pas réservé au passé. Il peut désigner la prédation qui enrégimente le vivant dans la sombre loi du marché. Le capitalisme a toujours été ensauvagé : ses origines sont tachées de sang. »

LUDIVINE BANTIGNY

FASCISATION DE LA SOCIÉTÉ : pourquoi ? Et que faire ?

EXPOSÉ

Ludivine Bantigny : Mon camarade Ugo Palheta qui est sociologue et a publié l’excellent livre La possibilité du fascisme, paru en 2018, et moi avons écrit ensemble un ouvrage assez synthétique, Face à la menace fasciste, sous-titré Sortir de l’autoritarisme. Je ne me serai pas imaginé écrire un livre avec un tel titre comportant des « menaces fascistes » il y a quelques années, non seulement comme historienne mais ancrée dans la période contemporaine engagée et militante. Sans être dupe de ses possibles resurgissements, je pensais que le fascisme appartenait à une histoire bien circonscrite. Quand les éditions Textuel nous ont proposé à Ugo et moi d’écrire ce livre, en novembre 2020, nous avons un peu hésité sur le titre et en fait plus le temps passait plus on semblait trouver la confirmation dramatique de la justesse de ce titre.

Je commencerai par dire que nous n’entendons pas parler de fascisme à la légère, c’est un terme grave qui est lesté d’une histoire profonde et je vais essayer de revenir sur quelques caractéristiques pour définir la notion de fascisme : pour que précisément on ne l’emploie pas à tort et à travers. Il n’y a pas de jugement de ma part. Je ne fais pas du tout la police du vocabulaire quand je dis ne pas employer le mot à la légère. Je le dis parce que certain·e·s considèrent que les traits d’autoritarisme qui s’accentuent actuellement signifierait qu’on est sous le fascisme, que Macron c’est le fascisme. On l’entend souvent de manière un peu spontanée, il me semble quand même que c’est le risque d’évider le mot, de le priver vraiment de son sens, de sa substance. C’est en quelque sorte énerver le mot, au sens strict de lui enlever les nerfs, ce qui est le cas de beaucoup de mots qui circulent comme révolution. Pas seulement ce mot, mais aussi la perspective et l’espoir révolutionnaire. Comme vous savez, maintenant on vend des lessives ou des voitures en disant qu’elles sont révolutionnaires. Même Emmanuel Macron a pu vendre des livres qui portaient ce titre, en considérant que son programme lui même était révolutionnaire, alors qu’il est contre révolutionnaire et assez vieux dans ses attendus.

En ce qui concerne le fascisme, nous nous sommes souvenus de ce que disait Bertolt Brecht du possible retour à tout moment du fascisme, en particulier sans se désigner comme fascisme. Les fascistes en général, il y en a de plus en plus, y compris dans le bureau politique du Rassemblement National. Sous ses allures de dé-diabolisation, il y a vraiment des négationnistes et des gens qui se réclament explicitement du néo fascisme. Mais globalement, je pense à Éric Zemmour, ils ne se disent pas fascistes alors qu’ils le sont. La plupart vont masquer l’étiquette même.

À nos yeux, on n’est pas sous le fascisme. Si c’était le cas, on ne pourrait pas se réunir pour en parler, parce que le fascisme a pour caractéristique d’éliminer de manière systématique toute opposition qui lui est faite. C’est d’abord par des interdictions, par de la censure et peu à peu par des liquidations physiques.

Ce que nous disons dans l’ouvrage, à propos de la période que nous sommes en train de traverser, c’est que elle est caractérisée, d’une part, par un autoritarisme dont on peut déplier les phases de plus en plus autoritaires. Cela ne veut pas dire que ce soit nouveau et, pour ce qui concerne la France, les institutions de la Ve République sont en elles-mêmes un berceau autoritaire, d’ailleurs entachées de sang dès leur naissance. Elles sont aussi marquées par des violences policières et des massacres d’État. Ce qu’il faut cerner, malgré tout, c’est la singularité, la spécificité de cette période, ce qu’on a nommé dans le livre un « Autoritarisme du capital ». Dans un autre petit ouvrage, publié en janvier 2022, je l’avais intitulé « L’ensauvagement du capital », en reprenant le terme d’« ensauvagement » qui est beaucoup utilisé par tout un spectre de droite et d’extrême droite d’un point de vue raciste, en accusant en général les quartiers populaires, les jeunes des banlieues supposés être des « sauvageons », comme l’avait dit Jean-Pierre Chevènement. Il s’agissait de faire boomerang en renvoyant cette expression sur ceux qui l’utilisent, car c’est bien une violence du capital. L’ensauvagement c’est aussi une manière de revenir à la colonisation, qui est aussi une des matrices de la période que l’on vit aujourd’hui. Il y a toujours des relents néo-colonialiste dans ses formes d’’exploitation. C’est un terme qu’utilisait Aimé Césaire, dans un très beau texte publié en 1950, « Discours sur le colonialisme », où il disait que l’Europe (et la France en particulier) en pillant, en spoliant, en saccageant, en exploitant, en violant, en massacrant des populations, ce continent participait à son ensauvagement. C’était pour lui une manière de retourner le stigmate, ce mot raciste de « sauvage » et d’ensauvagement.

Nous, ce qu’on dit dans l’ouvrage, c’est qu’on assiste à un autoritarisme du capital et dès lors toutes les luttes antifascistes, à nos yeux, ne peuvent pas être dissociées d’autres luttes qui vont à la racine de l’explication du phénomène de fascisation et notamment les luttes anticapitalisme qui sont bien entendu liées aux engagements féministes et environnementales-écologistes. Ce que l’on souligne aussi, en employant ce terme de fascisation, c’est que même si le régime de Macron n’est pas fasciste, il recèle des traits de fascisation qu’on va essayer d’énumérer.

On peut d’abord essayer d’éclairer cette notion de fascisme en exposant ses principales caractéristiques, en rappelant d’abord ce que disait Gramsci pour qui le fascisme intervenait dans la crise d’hégémonie de la part des pouvoirs en place, au sens où ces pouvoirs ne peuvent plus gouverner par le consentement et sont, dès lors, conduits à gouverner de plus en plus par la répression. On sent plus que jamais, en ce qui concerne le pouvoir d’Emmanuel Macron, à quel point – mal élu, très impopulaire, très contesté -, sans doute se dirige-t-on vers une phase chaotique de très profonde de conflictualité sociale, qui va pouvoir se traduire par des luttes populaires, par de la lutte de classe qui pourraient aussi se traduire par des formes de fascisation accélérées. Ce pouvoir est de plus en plus marqué par sa police, laquelle est elle-même extrêmement fascisée dans un certain nombre de ses corps. Pour définir le fascisme, nous avons aussi le livre de Daniel Guérin, ouvrage fondamental. Le fascisme, on peut le considérer comme une idéologie, un mouvement, une culture politique qui peut déboucher sur une prise de pouvoir, qui place au cœur et au sommet de la hiérarchie de son idéologie la Communauté nationale, elle même racialisée. La race comme catégorie politique, mais souvent aussi pour les fascistes, comme catégorie biologique, est associée à l’idée de nation, donc de Communauté nationale et raciale, avec ce qu’on pourrait nommer de sa part un racialisme – le mot est beaucoup utilisé de nos jours, notamment pour stigmatiser nos combats antiracistes en nous accusant nous-mêmes d’être des racistes ! Mais du côté du fascisme, on peut véritablement parler de racialisme au sens où c’est vraiment un système conçu comme une totalité, avec une hiérarchie des races et des races supposément supérieures, d’autres inférieures. Ce n’est pas non plus une spécificité du fascisme, parce qu’on sait que par exemple c’était la conception d’un Jules Ferry, qui disait qu’il y avait non seulement une mission de civilisation de la France, mais qu’il y avait une légitimité de la France à coloniser en raison même de son statut de race supérieure. Donc c’est la première caractéristique et elle est très importante car, ce faisant, en constituant la Communauté nationalo-raciale comme une entité supérieure, elle crée aussi de l’altérité, elle crée de l’autrui, elle crée de l’autre, elle crée un supposé bouc émissaire supposé ennemi qu’il s’agit de tenir en dehors de cette communauté. C’est donc la constitution de cet ennemi qui sert à diviser ceux et celles qui pourraient lutter ensemble.

La deuxième caractéristique du fascisme c’est qu’il s’oppose très clairement à la démocratie. La démocratie est absolument centrale pour lutter contre le fascisme, mais qu’est ce qu’on fait de ce terme de démocratie libérale ? Comment caractériser aujourd’hui les régimes en place en Europe et notamment en France ? Est-ce que c’est vraiment une démocratie sans être une dictature ? On peut s’interroger. D’ailleurs ce n’est pas anodin que, y compris des gens qui pouvaient être proches d’Emmanuel Macron, je pense par exemple au juriste et avocat François Sureau qui avait contribué à rédiger le programme de La république en marche en 2016 et 2017, aujourd’hui est tellement effaré par le degré de violence policière, par ce qu’il juge comme des mesures et des lois liberticides, qu’il parle d’un régime qu’il qualifie de « démocrature ». Le fascisme, il suffit de lire les discours de Mussolini, considère que la démocratie est un régime faible, un régime pour les faibles. Donc, il admet d’être supérieur à ce genre de régime, d’être supérieur à toute idée « d’État de droit ». Je ne vais pas non plus faire l’avocate béate de l’État de droit, ni de la justice, mais quand certains disent « la justice c’est le problème de la police », on a à faire à quelque chose de très dangereux, c’est un des traits de fascisation. Chez nous, du moins, on n’est pas tout à fait naïf vis-à-vis de la justice comme institution dans une société divisée en classes. La justice peut être même une justice de classe. Il ne s’agit pas de fétichiser un État de droit qui serait une sorte d’abstraction complètement déconnectée de la matérialité des rapports sociaux, mais pour autant on assiste de plus en plus à un état d’exception, à un état d’urgence généralisé. Ça aussi même des juristes qui n’étaient pas spécialement des gauchistes ont pu mesurer, année après année, cette remise en cause par l’état d’exception.

Le fascisme a justement pour caractéristique de se revendiquer d’écraser tout état de droit, les libertés individuelles et les libertés publiques.

Je pense ici à un Zemmour qui a été plusieurs fois condamné pour incitation à la haine raciale et religieuse. Je pense aussi à son clip de campagne contre lequel des procédures judiciaires ont été menées parce qu’il avait utilisé sans payer de droits des photographies, des films etc. Pourquoi je vous parle de cet exemple très précis, c’est parce qu’Eric Zemmour considère que toutes ses condamnations sont plutôt des titres de gloire. Pour lui, c’est presque une médaille, c’est presque un acte de bravoure et d’héroïsme que d’être condamné par la justice. C’est un trait typique du fascisme de considérer que l’État de droit peut représenter la légalité mais certainement pas la légitimité.

La troisième caractéristique du fascisme, c’est d’éliminer systématiquement ses opposants, et en particulier dans un contexte d’exacerbation des luttes : des luttes sociales, des luttes de classes sociales. Il suffit de se rappeler historiquement comment s’est constitué le fascisme italien. Les faisceaux de combat, forgés notamment par Mussolini, d’ailleurs très largement financés par une partie du patronat italien et par l’église catholique, apparaissent en 1919 et 1920. Cette période est appelée en Italie le biennio rosso (« les deux années rouges »), marquées par une intense lutte de classes, par des grèves généralisées, par des occupations, par une logique autogestionnaire du point de vue du mouvement ouvrier. Et c’est là que les faisceaux de combat se sont constitués pour liquider des syndicalistes, pas seulement dans le monde ouvrier, mais aussi dans la paysannerie rouge, pour liquider des militants socialistes, communistes, anarchistes. Donc c’est comme ça que le fascisme s’est constitué avec une liquidation de plus en plus méthodique de toute opposition.

Le fascisme a aussi pour caractéristique d’avoir un regard sur l’histoire qui nie ce que l’on pourrait appeler la modernité. La modernité apparaît à peu près à l’époque des Lumières et à la grande époque révolutionnaire qui se passe aux États Unis, en France et aussi à Haïti. C’est dommage qu’on ne rappelle pas assez souvent l’importance de la révolution haïtienne, première révolution noire anti-esclavagiste, anti-coloniale, anti-impérialiste. En fait les fascistes considèrent que cette entrée dans la modernité avec cette période révolutionnaire, c’est à dire où les individus font l’histoire et non une puissance supérieure, où les libertés individuelles et les libertés publiques sont défendues comme telles, où l’histoire est vue comme une histoire linéaire : ce n’est plus une histoire circulaire, religieuse, sacralisée. Les fascistes considèrent que cette phase de l’histoire faisant émerger un individu actif, politiquement et historiquement doit être effacée. D’ailleurs, Goebbels disait clairement qu’il fallait rayer de la carte de l’histoire et de sa chronologie la Révolution française. Le fascisme a tendance à voir plutôt l’histoire comme circulaire. Comme un retour aux mythes, aux légendes, à une vision quasiment millénariste de l’histoire : le Reich de mille ans, bien évidemment, l’héritage de l’histoire antique pour Mussolini comme pour Hitler, mais aussi les mythes germaniques. On voit bien chez un Zemmour, par exemple, cette façon de déformer l’histoire pour revenir à ce que Pétain appelait une « révolution nationale », en entendant le mot révolution dans un sens quasiment astronomique. C’est une logique circulaire donc, arrêter de faire avancer l’histoire dans le sens de l’émancipation. Le fascisme s’oppose à l’émancipation, c’est un des ses traits. C’est en fait le refus de la place de l’individu. Au-delà de la question démocratique, au-delà de la question des libertés, c’est une vision d’une société qu’on pourrait nommer « holiste » comme certaines sociétés féodales. C’était une société où le monde était censé constituer un corps et les individus qui sont de simples petites cellules dans ce corps n’ont pas d’importance en soi. Ce qui compte, c’est le corps. C’est une vision organique et au-dessus il y a évidemment un grand chef, un grand homme, un homme providentiel.

Tout cela étant posé, on peut se dire qu’on n’est pas encore sous le fascisme, mais qu’il y a des traits de fascisation extrêmement graves qu’on peut énumérer.

On a commencé à parler de la remise en cause de l’État de droit avec le train de mesures liberticides. L’image, qui me vient souvent à l’esprit, c’est celle du bulldozer ou du rouleau compresseur qui avance méthodiquement pour détruire tout ce à quoi on tient, tout le bien commun, en termes de protection sociale, de santé publique, d’école publique, d’assurance chômage, de culture, de recherche publique. C’est une violence sociale méthodique et cette violence structurelle correspond justement à cette mise en cause des libertés publiques : c’est une démocrature comme dit François Sureau. On le voit avec la loi Sécurité globale, on a surtout parlé de l’article qui comportait l’interdiction de filmer des policiers en action. Il y a eu d’énormes mobilisations contre cette mesure législative. Mais on n’a pas suffisamment parlé de l’ensemble de la loi qui vise à une forme de surveillance généralisée, une sorte de quadrillage policier de l’espace et de nos existences. Ce dont on n’a pas assez parlé, c’est de la loi Séparatisme. Il y a eu ce double moment législatif, loi Sécurité globale et loi Séparatisme, et il me semble qu’il n’y a pas eu suffisamment de mobilisation contre cette loi Séparatisme. Parce que c’est une loi qui crée un bouc émissaire. La partie de ces citoyens qui sont musulmans, ou supposés tels, sont visés de plus en plus comme des ennemis de l’intérieur. C’est très dangereux en termes de logique de fascisation car c’est constituer un bouc émissaire et exercer sur celui-ci une violence d’abord insidieuse, puis de plus en plus déterminée et implacable. Évidemment, c’est une manière de nous diviser, encore une fois et ça a conduit récemment à des mesures qui n’ont pas suscité suffisamment de réactions, de résistances et d’oppositions, c’est à dire des dissolutions complètement arbitraires. Je pense à la dissolution du CCIF (Collectif contre l’islamophobie en France) qui est une violence d’État, quelque chose de très grave sur le plan démocratique. Le CCIF est un collectif essentiellement composé de juristes, d’avocats pour défendre des personnes qui sont victimes d’islamophobie.

La fascisation se traduit aussi par les violences policières. Ce n’est pas nouveau : la VRépublique est née en quelque sorte dans le sang : d’abord dans un coup d’État, le 13 mai 1958 ; puis par des massacres d’État, 17 octobre 1961, contre la manifestation algérienne de boycott du couvre feu à Paris ; le 8 février 1962 à Charonne, avec déjà une forme de racisme d’État à l’époque, même si celui-ci s’exprimait par des conversations privées. Si vous lisez le verbatim1 de Jacques Foccart, le Monsieur Afrique, l’homme des barbouzeries de la Françafrique sous de Gaulle, qui organisait les dîners officiels avec les chefs d’État africains, un jour de Gaulle a dit à Foccart : « Qu’est ce que c’est que tous ces nègres que vous m’amenez à l’Élysée, etc. ». Quand on regarde le 17 octobre 1961, quand on prend les dizaines, voire, sur la période, les centaines d’algériennes et d’algériens qui ont été massacrés dans les rues de Paris, de Gaulle avait dit, certes c’est inacceptable mais c’est secondaire. C’est aussi un trait de ce racisme.

Il faut remettre ça en perspective historique sous la Ve République, mais il y a une exacerbation récente de ces violences policières et de ce racisme structurel. On sait désormais assez bien par des enquêtes du CEVIPOF (Centre d’études de la vie politique française), notamment, que à peu près 75 % des policiers d’active disent voter pour l’extrême droite. Il y a eu, il y a un an et demi, des révélations à ce sujet ; cela se passait dans un commissariat de Rouen, il y a eu une sorte d’échange de messages vocaux sur un groupe WhatsApp de policiers. Cela commence par une voiture de police qui s’arrête à un passage protégé pour laisser passer une dame avec une poussette. Celui qui, à la place du passager, dit à son collègue, tu n’aurais pas dû t’arrêter, c’est une négresse. Et la conversation se poursuit sur le groupe WhatsApp, et là ce sont les termes de bicot, de nègre, de youpin, etc. qui sont employés pour dire très clairement qu’il y a une guerre de civilisation à mener de la part des blancs contre tous ces gens, en prenant les armes. Ils expliquent que, eux, achètent des armes et les stockent à titre privé. Comme cet enregistrement a été révélé par les médias, quelques jours plus tard, j’ai entendu une émission sur France Culture, où un commandant de police, sous le sceau de l’anonymat, expliquait qu’il ne s’agissait pas de brebis égarées, mais que tout le troupeau était contaminé par ce racisme systémique, par ce racisme structurel.

Je suis curieuse de voir si Gérald Darmanin va aller au bout de sa menace contre Philippe Poutou – Poutou avait dit au cours d’un débat télévisé que la police tue. Darmanin avait dit que c’était inadmissible et qu’il allait porter plainte pour atteinte aux forces de l’ordre. Ce serait intéressant parce qu’on compte, depuis les années 1980, qu’il y a eu 750 victimes du fait des actions de la police. Mais, au-delà, on a vu aussi, par exemple, ces violence policières structurelles exercées dans bon nombre de quartiers populaires s’étendre à des mouvements sociaux, comme dans certaines manifestations du 1er mai, comme aussi dans le mouvement des gilets jaunes…

La question qui peut se poser est : est-ce qu’il y a une autonomisation de la police ? Ce qui est très clair, c’est qu’il y a une fascisation de la police. Sur l’autonomisation de la police par rapport au pouvoir, on peut en discuter, mais je ne le pense pas. Je crois que ce serait exonérer le pouvoir en place de considérer que la police mène ses affaires de répression dans son coin. Au contraire, on l’a vu avec le mouvement des gilets jaunes, il y a eu plus de 30 personnes qui ont été mutilées à vie, en perdant une main, un œil, et qui ont toujours des séquelles neurologiques extrêmement graves. Non seulement on n’a jamais entendu un seul mot de compassion de la part du pouvoir en place à l’égard de ces victimes (voir l’exemple de Zineb Redouane, à Marseille, tuée à sa fenêtre par un policier d’un tir de grenade). Mais les policiers ont été encouragés, ont été promus, ont été médaillés, etc. À l’époque, le nouveau ministre de l’Éducation nationale, Monsieur Pap Ndiaye, avait d’ailleurs souligné que les violences policières et racistes de la police étaient structurelles, que le maintien de l’ordre devrait être une affaire de démocratie, que ça ne devrait pas appartenir au seul ministre de l’Intérieur. Il disait aussi que les jeunes arabes et les jeunes noirs dans les quartiers populaires « avaient raison d’avoir peur de la police. » Il soutenait par là même toutes les luttes anti-policières, notamment autour du comité Adama. Aujourd’hui, on le voit au conseil des ministres à côté de Gérald Darmanin. Il y a une petite contradiction dans les termes et, malheureusement, je ne donne pas cher de ses principes et de ses valeurs, parce que lui aussi va être écrasé par le bulldozer ou il va participer à le conduire.

Donc, fascisation de la police, comme on a pu le voir dans toutes les formes d’intimidation qu’une partie de ce corps a exercé avec cette fameuse phrase, « le problème de la police c’est la justice », slogan brandi de l’Assemblée Nationale, lors de ce fameux rassemblement organisé par des syndicats de policiers, qui sont très clairement fascisants. J’ai eu une longue discussion pour le film de David Dufresne Un pays qui se tient sage, avec le dirigeant du syndicat Synergie police des commissaires. On a parlé trois heures, cela m’intéressait, dans ce face à face, de voir ce qu’il avait vraiment dans le ventre. Bon, c’est vraiment des fachos, ces gens. Moi je pense qu’une ligne « rouge » a été franchie, quand des dirigeants politiques du parti socialiste ou du parti communiste, heureusement d’ailleurs récusés par d’autres de leurs camarades au sein de leurs propres partis, ont participé à cette manifestation. Il y a eu d’autres formes d’intimidation très graves qui là aussi relèvent d’autres formes de fascisation. Par exemple, lorsque en juin 2021, il y a eu un véritable encerclement de la Maison de la Radio par des policiers en arme à la nuit tombée, parce qu’ils n’étaient pas satisfaits de la façon dont la radio publique traitait des violences policières. Ce qui est intéressant, c’est qu’avec le mouvement des gilets jaunes, avec tout le mouvement des familles de victimes qui mènent un travail depuis des années, avec le travail du journaliste David Dufresne, les médias hégémoniques ont commencé à vraiment à parler de violences policières.

Un fois qu’on a dit tout ça, la question est : pourquoi, dans une telle période, un surgissement de la fascisation ou une exacerbation de celle-ci ? En fait, parce que cela fait déjà quelques temps qu’on est entré dans une phase du capitalisme qui est vraiment violente. On a eu l’habitude de l’appeler néolibérale, mais il y a pas mal de limites à donner ce terme.

C’est une phase extrêmement autoritaire du capitalisme, parce qu’il s’agit d’étendre sa logique à absolument tous les champs de nos existences. Jusqu’à nos cerveaux, le fameux « temps de cerveau disponible ».

Il faut qu’on soit aligné sur le désir du capital et sur sa nécessité de reproduction à tout prix. Ça suppose toutes les techniques données au management qui consistent à faire de chacun un entrepreneur et un auto-entrepreneur. Un entrepreneur de soi et, surtout, quelqu’un qui doit être « corporate » (valeurs globales de l’entreprise), comme on dit désormais. Il faut qu’il soit aligné avec les intérêts de sa boîte. C’est l’uberisation, comme symbole pour Emmanuel Macron d’une révolution. C’est une phase extrêmement violente de compétition généralisée.

Je ne vais pas me faire la nostalgique d’une période bénie du capitalisme de papa, de la IIIe ou IVe République. Ce capitalisme est taché de sang . Il a toujours été ensauvagé. C’est sa caractéristique d’être fondé sur la spoliation, sur l’exploitation. Mais là, on est dans une phase particulière d’expansion généralisée de la logique de la marchandise et, dès lors, de la compétition. Donc, pour asseoir cette domination là, pour faire marcher au pas, il faut des traits de fascisation. Il faut cette violence imposée, il faut aussi cette violence exercée sur les bouc émissaires ; il faut des candidats comme Éric Zemmour, qui permettent – on a beaucoup parlé récemment de la fenêtre d’Overton, c’est à dire cette façon d’ouvrir très largement le spectre des thématiques, désormais de pouvoir parler de remigration comme si de rien n’était. C’est à dire rien moins qu’une épuration ethnique. Et cela a permis, évidemment, de recentrer l’extrême droite. Elle reste une extrême droite, mais désormais elle apparaît comme celle de Marine Le Pen. Elle apparaît recentrée justement. C’est extrêmement dangereux. C’est lié à Zemmour. C’est lié à cette construction médiatique, à cette figure idéologique fasciste (on pourra en discuter). Quand vous avez un Bolloré qui dit à Zemmour : « Tu vas venir tous les soirs sur C News », cela pose une question pour la démocratie, celle de média et capital. Mais de l’autre côté de la tenaille, il y a aussi le gouvernement en place, un Gérald Darmanin qui disait à Marine Le Pen qu’elle était supposément à ses yeux trop molle sur les questions de l’Islam ou de l’immigration. Quand on voit évidemment le traitement indigne et inhumain qui est réservé aux migrants : les tentes lacérées, les gens qu’on laisse mourir dans la Méditerranée et désormais dans la Manche, notre humanité en portera la tache indélébile sur le plan historique. Tout ça s’inscrit dans une violence qu’on peut nommer celle du capitalocène. Je préfère le terme de Capitalocène à celui d’Anthropocène qui ne veut pas dire grand-chose : est-ce que l’Homme, l’humanité serait responsable du saccage du vivant ? Est-ce que les Malgaches qui sont en train de subir une famine monstrueusement meurtrière – première famine liée au réchauffement climatique – est-ce qu’ils sont responsables de leur propre destruction ? Certainement pas. En plus c’est dans une région où il n’y a quasiment pas de circulation automobile et pas de production industrielle. Donc, capitalocène va exciter encore la fascisation, le risque du fascisme, puisque l’appauvrissement généralisé, la famine, la guerre en Ukraine vont, en plus, exacerber la situation. Ce qui donnera migration / fascisation, etc. Donc on se trouve vraiment à la croisée des chemins.

Pour terminer, on va discuter ensemble du : que faire ? Sur la question de la lutte contre cette fascisation, cette « possibilité du fascisme » pour reprendre l’expression d’Ugo Palheta, je pense qu’il faut revenir expressément à cette racine capitaliste. Je ne vois pas comment on peut être simplement antifasciste sans être profondément anticapitaliste. Parce que le fascisme n’est, finalement, qu’un débouché de la violence du capital. C’est intéressant de voir ce que représente Emmanuel Macron de ce point de vue. Vous savez, cette question du dépassement du clivage gauche-droite. Ceux qui disent qu’il faut dépasser ce clivage sont en général des gens de droite. Ce qui est intéressant c’est que le berceau se situe vraiment dans les années 80. Je m’étais penchée de très près sur les discours et sur les action de quelqu’un comme Jacques Delors. Sous ses airs bonhomme de nouveau père de l’Europe après Jean Monnet, cet homme a été dangereux et sa responsabilité a été très importante dans ce que nous vivons aujourd’hui. Il a contribué à imposer dès 1981 un changement radical de politique en abandonnant le néo keynésianisme des premiers mois de Mitterrand. Mais là n’est pas la question centrale, même si c’est lié. En fait, il disait qu’il fallait imposer « la loi du marché comme aussi évidente que les étoiles dans la nuit ». Par là même, il considérait que gauche-droite c’était archaïque et désuet, cela n’avait plus beaucoup de sens à ses yeux. Il fallait que des gens « raisonnables » gouvernent. Macron est vraiment l’incarnation de ça : la réalisation de cette promesse de dépasser le clivage gauche-droite en constituant un « extrême » centre  (il faut qu’on arrête de nous bassiner qu’on serait des extrêmes quand on critique la logique du capital). Un extrême centre parce qu’il il y a un extrémisme dans la violence imposée, mais aussi parce que c’est une droite dure en fait. Et Macron a une énorme responsabilité dans la banalisation du programme de Marine Le Pen. Il y aurait bien des exemples à souligner pour documenter cette responsabilité. Il y en a un qui me vient à l’esprit, c’est quand il a donné une interview exclusive à Valeurs Actuelles, qui est clairement un torchon fasciste, condamné pour incitation à la haine raciale, au moment où Macron a donné cette interview exclusive. Il a dit que c’était un très bon journal. Ce qu’on a pu voir avec le pouvoir de Macron, c’est une surenchère à l’extrême droite et sur les terrains de l’extrême droite. Macron incarne cet autoritarisme du capital. Du coup, je pense que « le que faire ? » Nécessite de revenir à la démocratie.

Mais le mot démocratie a été complètement vidé de son sens. Tout à l’heure, je disais le mot « évidé ». Je ne sais pas si vous savez comment s’appelle le groupe au parlement européen où figure le Rassemblement national : Identité et démocratie. Ils se réclament tous de la démocratie. Donc la question est comment on envisage cette démocratie. Il faut aller à la racine du fait que le capitalisme et la démocratie ne sont pas véritablement compatibles. Ne serait-ce que parce que le capitalisme décide de pans entiers de nos existences qui échappent à nos choix, à nos délibérations, à nos décisions. Ne serait-ce que la propriété privée des moyens de production et, dès lors, par la façon dont on produit, la façon dont on travaille, la façon dont on consomme. La façon tout simplement dont on fait fonctionner une économie, c’est à dire, la production, la circulation et la distribution des richesses. Donc le fascisme est un produit de cette violence du capital ; alors, il s’agit de repenser la démocratie. Pour ma part, j’ai longtemps été un peu arc boutée sur le binôme réforme ou révolution, en pensant que les réformes en système capitaliste ne sont pas vraiment possibles et tenables. Je continue de le croire, mais je pense qu’il faut un peu, désormais, jouer de toutes les cartes et essayer de sortir des binarités. Elles ont leur légitimité mais peuvent nous conduire au sectarisme (je n’en suis moi même pas exempte). Certains nous disent, par exemple, que ce qui compte c’est les luttes et pas la participation aux élections. D’autres qui disent qu’il faut tout miser sur les élections et sur un programme consistant de réformes. D’autres qui disent exit, on part pour constituer des ZAD, des zones d’autonomie, des formes de solidarité ouvrières, populaires, des coopératives, des mutuelles, des brigades de solidarité populaires : on sort ! Mais c’est aussi la difficulté de sortir et de mener des îlots d’autarcie dans un grand océan de capital. Je pense qu’il faut sortir de ces cloisonnements et essayer de travailler sur toutes ces hypothèses. D’autant que je crois vraiment que les réformistes sont des révolutionnaires qui s’ignorent. Par exemple, dans le programme de l’Union Populaire, il y a un programme social démocrate au sens historique du terme. C’est à dire en dernière instance une forme de critique du capitalisme, mais qui passe par des réformes pour essayer d’empêcher son influence généralisée. Donc des réformes progressives et progressistes. Dans ce programme de réformes très consistant, aujourd’hui, programme de la Nouvelle union populaire écologiste et sociale, on veut par exemple limiter l’écart des salaires dans les entreprise de 1 à 20. C’est intéressant, mais comment on fait pour imposer cette mesure concrètement. Les porte-paroles de cette plateforme disent, il va falloir des luttes de toute façon. C’est intéressant, ce n’est pas, on va faire la révolution par les urnes et puis, après, on va voir ce qu’on va voir. Aujourd’hui, on dit de plus en plus que s’il n’y a pas de luttes, d’intensité de luttes, s’il n’y a pas quelque chose d’équivalent au Front populaire ou à 1968, avec une grève générale, des occupations et des formes presque autogestionnaires, on ne va pas y arriver. Alors, comment faites-vous pour mettre en place cette réforme ? On a du mal à avoir une réponse. J’ai interrogé un journaliste de Médiapart, Romaric Godin, spécialiste de l’économie et proche de l’Union populaire : comment faites-vous pour imposer cette mesure ? Est-ce que c’est par la loi, par la fiscalité ? Il me dit c’est par la loi. Très bien, mais nous savons que les grandes entreprises s’assoient largement sur la loi. Par exemple, Lafarge a été condamné récemment pour travail dissimulé (maximum 27 000 €, soit 0,0017 % de son chiffre d’affaire). Il répond : les entreprises qui ne respectent pas la loi seront socialisées. Ce n’est pas écrit dans le programme et, si c’est ça, c’est une mesure révolutionnaire quand même car on touche à la propriété du capital. C’est ce qui me fait dire que les réformistes sont des révolutionnaires qui s’ignorent, car il y a un moment où ça bute et où le rapport de forces doit être à la hauteur. C’est ce que je pense. La démocratie doit toucher tous les domaines de nos vies. C’est ça le moyen de lutter contre le fascisme. En fait, ce dont on a besoin aujourd’hui, quand on n’a plus les moyens de reculer, quand on a un peu le dos au mur pour dire qu’il faut défendre la main gauche de l’État, qu’il faut défendre l’État social, défendre les services publics contre le libéralisme, etc. En fait, on a été trop longtemps sur la défensive, sur le reculoir. En termes du désir d’une alternative tangible, qui soit émancipatrice, qui soit fondée sur l’égalité et la justice sociale. Il y a eu justement assez peu de proposition qui soient un peu offensives, qui donnent envie d’espérer. Aujourd’hui, il y a de plus en plus de gens qui pensent, à juste titre, que le gâteau à se partager est de plus en plus restreint : la crise, la guerre, la violence. Et, d’ailleurs, qui se tournent vers le fascisme, vers l’extrême droite. Donc l’alternative ce n’est pas juste dire : le racisme c’est pas tolérable, regardez c’est le fascisme ! Non, ce dont on a besoin, c’est justement d’un projet alternatif. Il faut le dire systématiquement et rappeler que la démocratie véritable, c’est quand on peut vraiment décider de nos existences, là où on vit, là où on travaille, là où l’on habite. Donc réfléchir à du communisme, comme j’ai l’habitude de l’appeler, mais je n’ai pas pour autant un couteau entre les dents et puis on peut appeler ça du socialisme, du communalisme, de l’écosocialisme, tout ce que vous voulez. C’est de ça dont on a besoin aussi. C’est de pouvoir remettre en perspective, de remettre sur le métier un projet qui brise la logique actionnariale, la logique de la propriété, la logique du marché et la logique qui veut que toutes nos vies soient marchandes et que la propriété soit uniquement la propriété lucrative. Donc revenir à la question de la socialisation, des biens communs, revenir aussi à la question de la propriété d’usage et que cela ne concerne pas seulement un point de vue purement d’économie, mais concerne aussi la question du bonheur, parce que encore une fois ce n’est pas une question d’économie, mais c’est vraiment une question d’émancipation humaine.

(Fin de l’exposé)

LE DÉBAT

Une intervention :

Merci pour cette présentation. Mais du coup, si tout cela a été enclenché, à partir de quand est-on dans le fascisme ?

Une intervention :

Je voudrais apporter une précision sur la question « Réforme / Révolution ». C’est un vieux truc marxiste, cette distinction. Elle est effectivement porteuse de dogmatisme. Elle est aussi porteuse de dérives, aussi bien du côté du gauchisme que du réformisme. Je pense que le bon dépassement de cette fausse alternative est le syndicalisme révolutionnaire et la double besogne telle que la CGT la proposait dans ses fondations. Je voulais te poser une question : tu n’as abordé les choses que d’un point de vue politique, au sens théorique du terme. Concrètement aujourd’hui, il existe sur Limoges un groupe d’Action française, qui fait des collages. (Moi, je ne les ai jamais croisés ni rencontrés). Comment te positionnes-tu par rapport à des collectifs antifascistes comme la Jeune Garde, ou d’autres ?

Une intervention :

Je suis d’accord avec ce que tu as dit, d’une manière générale. Là où il y a la question du séparatisme et de la dissolution, on voit aussi apparaître la dissolution des groupes antifascistes. Sur Lyon, il y a eu des recours par des biais légaux et réformistes par un groupe se revendiquant révolutionnaire, pour obtenir justice ou réparation. Le tribunal vient de se positionner sur le fait que c’était une dissolution illégale, abusive de la part de l’État. Je suis d’accord avec le camarade qui vient d’intervenir : le syndicalisme révolutionnaire porte en lui l’idée qu’il faut être à la fois dans l’actuel, le vivant, dans l’état du monde capitaliste d’aujourd’hui, et s’emparer progressivement des outils de production pour rendre le pouvoir au peuple de façon démocratique. Faire avec le peuple, pas à la place du peuple.

Je fais partie d’une association féministe, antiraciste, LGBT. Dans cette association, il n’y a que des personnes concernées. Souvent on entend cette opposition de féminisme blanc ou de féminisme post-colonialiste, où ce sont des femmes d’une certaine classe sociale ou d’une certaine origine qui voudraient expliquer à d’autres femmes qu’elles sont exploitées et non émancipées. On voit bien que même dans les cercles sociaux militants qui pourraient être au premier abord proches de nous, les choses sont gangrenées. (Je n’ai pas spécialement de question à poser ; c’est pour orienter la discussion vers ce sujet).

Une intervention :

Merci beaucoup pour cette intervention dynamique et très intéressante. Je voudrais développer trois points. Je suis professeur, pas professeur d’histoire, mais quand même… Je me dis depuis plusieurs années que le fascisme et le communisme (pardon ! le stalinisme) sont abordés dans les programmes au chapitre des « totalitarismes ». Est-ce que cela ne contribue pas à brouiller les pistes ? Comme tu es enseignante, as-tu un avis sur la question ?

Le deuxième point concerne la fascisation de la société sur le plan international. Si on regarde par exemple en Espagne, le parti politique Vox qui fait de plus en plus de voix et qui a de plus en plus de poids, ce qui entraîne toute une partie de la classe politique espagnole vers l’extrême droite ; ou en Italie avec les Fratelli d’Italia qui deviennent de plus en plus populaires ; on voit de plus en plus de pays se fasciser, aussi bien par la création de groupes d’extrême droite que par le durcissement des politiques des différents États.

Le dernier point : sur Réforme / Révolution, je comprends ton idée d’essayer toutes les possibilités, parce qu’il y a une certaine urgence à les essayer. Essayer les cadres démocratiques, que ce soit dans les ZAD ou dans les différents collectifs ; essayer les élections… Mais essayer la révolution, ce serait bien ! Il faudrait que l’on soit assez ferme sur la question de la radicalité à vouloir changer le modèle dans lequel on vit. Pour moi aujourd’hui c’est ménager dans le tout petit espace qui nous est laissé une autre forme d’action politique, et je le vois peu et de moins en moins.

Ludivine Bantigny :

Est-ce que tu peux donner ta propre position ? Si ça se trouve, on est d’accord, sur la radicalité.

Le même intervenant :

Je suis révolutionnaire. Il faut radicalement changer la société. Il n’y a pas de modèle préétabli de démocratie, on ne sait pas comment on va pouvoir la faire vivre. Je pense à la grève générale. La population ne prend pas ses affaires en main, elle ne pourra les prendre en main que dans des cadres démocratiques qui seront à imaginer et a construire. C’est cela, ma position.

Une intervention :

Je voudrais parler de l’usage détourné des mots. Je pense que c’est très important, car on est aujourd’hui dans des oxymores obscurcissants qui empêchent les gens de comprendre la réalité. Quand le bureau de chômage s’appelle « Pôle emploi » alors qu’il n’y a plus d’emploi ; quand on appelle « plan social » un truc où il n’y a pas de plan et rien de social, mais où il s’agit de licencier des gens ; quand on appelle « Réseau d’éducation prioritaire » l’endroit où on va envoyer des contractuels sans aucune formation pour enseigner ; quand on parle d’« énergie verte » avec des éoliennes industrielles qui sont doublement payées par nos factures d’électricité et qui sucent l’argent d’EDF, obligeant EDF à vendre de l’électricité à un tarif auquel on n’accède pas… alors on est dans quelque chose qui empêche le monde de penser.

Pour moi, le début de la menace fasciste, il est dans cet obscurcissement. A force de rendre le monde incompréhensible, les gens se mettent à regarder leurs pieds. Ils voient plutôt les gens qui fraudent un peu le RSA, mais ils ne voient pas du tout les milliards accumulés par des multinationales dirigées par des gens dont la vie est si éloignée de la nôtre. Je ne sais pas comment des personnes peuvent dépenser 100 000€ par jour. Je n’ai aucune idée de comment on peut le faire, en vrai. Quand j’y réfléchis, je me dis qu’il faudrait un moment pour y arriver ! Dans ce moment où tout le monde regarde ses pieds, tout devient radical. La limite Réforme / Révolution commence à se refermer. Prenons l’exemple de la directrice de l’école de Gentioux qui est accusée sans aucune preuve d’avoir abîmé un poteau de transmission Télécom : elle est interdite de manifester, c’est incroyable ! Elle n’a pas le droit de participer à une réunion sociale ou politique, c’est tout à fait invraisemblable comme mode de sanction ! On se retrouve dans une situation où tout est devenu obscur, et c’est dans cet obscurcissement qu’il finit par être minuit dans le siècle.

Une intervention :

Dans ton dernier livre, un passage à retenu toute mon attention. C’est l’histoire de cet Américain qui meurt alors que sa mère ne peut pas payer les soins médicaux. Peut-être que le fascisme commence quand on réduit une partie de la population à une telle misère qu’elle ne peut pas se soigner. C’est mon premier point.

Deuxième point : en tant qu’historienne, tu fais partie de cette génération qui a surgi, je pense également à des gens comme Laurent Joly, Louis Lacroix, Nicolas Offenstad et quelques autres. Peut-être ne veux-tu pas être associée à ces gens ? Mais ces gens ont fait un travail considérable ces derniers mois contre Eric Zemmour en tant que tel, mais aussi contre une idée bien plus vieille que Zemmour, l’idée du « roman national ». En tant que régionaliste qui assume cette position ce soir (et ce n’est pas facile !) je pense au roman national dans ce qu’il construit depuis Jules Ferry, Thiers avant lui, et bien d’autres… Jules Ferry est sans doute l’initiateur, dans le sens ou il inscrit le roman national et sa vision politique dans une logique d’inégalité que tu as définie comme faisant partie de la politique colonialiste.

C’est quelque chose de très grave et, comme tu l’as très bien dit, on voit resurgir cela avec cette confusion qui naît entre droite et extrême droite, et cette volonté de rassemblement des droites. Cela fait partie de ces choses que ta génération d’historien(ne)s combat aujourd’hui. C’est un soulagement pour moi de voir des gens pour qui j’ai beaucoup d’estime monter au créneau dans les médias. Tu l’as dit : ce n’est pas facile d’être à côté d’un type détestable, ou d’un syndicaliste de la police pendant un débat télé, mais c’est assez parlant.

Des choses terribles ont été vécues ces dernières années. Je pense au combat écolo qui a été autant fustigé que tous les autres combats, avec la création de Demeter qui a permis le fichage des militants écologistes. Un certain nombre de militants dans cette salle ont fait plusieurs voyages à Notre Dame des Landes, ont subi un fichage systématique, voire une écoute pour certains cadres de ces organisations. C’est un signe du durcissement de l’État. Même si je ne partage pas forcement tout ce que tu as dit, cela fait partie à mes yeux de pratiques assez terrifiantes. Parmi les problématiques que tu as posées, les hypothèses de sortie de cela, je ne suis pas sûr de partager ton analyse. Je pourrais paraître plus modéré, même si je suis dans le même syndicat que deux des personnes qui ont parlé avant moi. Je suis un délégué syndical de la Culture et je trouve la culture un peu absente dans ton propos. C’est peut-être parce que je suis autonomiste occitan. Ça mériterait d’être évoqué, car ma référence marxiste c’est James Connolly : un auteur méconnu en France, le fondateur du syndicalisme ouvrier dans une grande partie de la Grande-Bretagne, en particulier en Écosse et en Irlande, qui étaient sous domination anglaise à l’époque. James Connolly fait le lien entre culture et luttes sociales et en particulier dans les chantiers navals du nord de l’Irlande. Il faut faire ce lien entre la culture et les volontés émancipatrices des peuples : je pense aux luttes des camarades en Guyane, en Polynésie, en Kanaky où le débat récent à été… comment dire ? vite torché !

Je crois qu’il faut reparler aujourd’hui de l’émancipation des peuples et la poser comme un élément constitutif de la lutte contre un État centraliste qui a vocation, si on le laisse en roue libre, à devenir un état fasciste.

Une intervention :

Juste une réflexion. J’ai pris des cours d’économie, et voilà comment ça s’est passé : Le prof commence… « Ici, il n’y a pas de morale ! » Puis il continue… « Ici, vous êtes là pour niquer les mecs ! Le seul critère de gestion, quand les mecs gueulent, c’est que vous les avez trop niqués ».

Conclusion : le prof se lève, regarde la classe, et il leur dit à tous : « Il y a vingt ans, toute la classe se serait levée pour protester contre ce que je viens de vous dire. Aujourd’hui je peux le dire, car aucun des élèves ne me contredit. » Voilà ce qu’il a dit !

Une intervention :

Le passe sanitaire et les politiques de restriction depuis l’épidémie de Coronavirus participent-elles selon vous à la fascisation de la société ?

Une deuxième question : Vous avez évoqué le Rassemblement National, la fascisation de la société. Je me souviens d’une interview de Marine Le Pen. On lui posait la question : «  Vous avez un programme proche de Jean-Luc Mélenchon ? » et elle répondait : « Faut vous entendre ! Je suis d’extrême droite, ou d’extrême gauche ? » En 2002 Jean-Marie Le Pen disait entre les deux tours : «  Je suis économiquement de droite, socialement de gauche et nationalement de France. » Quelle est votre réflexion  sur ce sujet ?

Ludivine Bantigny

Merci pour ces interventions très riches, stimulantes y compris dans les critiques. Je vais commencer par cette dernière question, la caractérisation du programme du Front National, du Rassemblement National. Dans le livre coécrit avec Ugo Palheta on parle du « FN/RN » parce qu’on n’est pas complètement dupe du changement d’appellation. Un ravalement de façade a été opéré au Rassemblement National. Je pense que ce programme est parfaitement compatible avec une fascisation, car le fascisme a toujours eu des mesures sociales dans son programme. Sinon il ne pourrait acquérir aucune base : il recrute d’une part parmi les classes moyennes, les indépendants, les artisans, les commerçants qui se sentent aspirés vers le bas, par peur de la prolétarisation, peur de ce déclassement ; et d’autre part il recrute parmi toute cette partie du monde ouvrier qui est atteinte par la crise, le chômage, la pauvreté, la précarité. D’ailleurs globalement dans les années 1930, par-delà les différences idéologiques de fond, le programme économique d’un Roosevelt, d’un Mussolini, d’un Hitler comportait la même base qu’on peut considérer comme néo-keynésienne, c’est-à-dire une politique de relance par la demande, par la consommation, par des grands travaux.

Les trois piliers du programme du RN sont parfaitement compatibles avec la fascisation de la société :

– Compatibilité absolue avec la logique du capital. Il suffit de lire les mesures libérales proposées, favorables au capital en termes de fiscalité, de monnaie, de subventions publiques aux grands groupes industriels et financiers ;

– L’illusion des mesures sociales. C’est très grave que la revendication de la retraite à 60 ans ait été portée depuis plusieurs années par l’extrême droite (Marine Le Pen a reculé sur cette question, comme on a pu l’entendre dans le débat d’entre les deux tours). Le Parti socialiste a mené une politique de droite qui a remis en cause le système de protection sociale et les retraites ;

– Le troisième pilier est la xénophobie et le racisme structurel avec la « préférence nationale » et la logique visant les populations musulmanes. Tout ce qui est dit sur le fait qu’on va verbaliser les femmes porteuses du voile, etc.

En tant que femme et féministe j’ai du mal à comprendre comment d’autres femmes peuvent parler à la place des premières concernées sur ce qu’elles portent, ce qu’elles décident, sur leurs choix. Cela me parait contradictoire avec la matrice du féminisme.

Avec ces trois piliers je ne vois pas d’incompatibilité entre le RN et ce qu’a toujours été le fascisme. Ce qui est pervers et dangereux, c’est de voir de plus en plus d’intellectuels qui s’extrémisent vers la droite, comme Michel Onfray ou Marcel Gauchet, en tenant la ritournelle selon laquelle Marine Le Pen n’est pas d’extrême droite. Marcel Gauchet, considéré par la presse hégémonique comme un vieux sage de centre gauche, est en réalité un réactionnaire, qu’on connaît un peu moins que Finkielkraut, mais qui mène une politique éditoriale et médiatique très dangereuse. Il dirige une collection importante dans la prestigieuse maison d’édition Gallimard où il a publié un certain Hervé Juvin qui est aujourd’hui porte parole du RN et très clairement un grand-remplaciste, un eugéniste luttant au nom de la civilisation blanche et chrétienne.

Toutes ces personnes sont en train de nous dire que Marine Le Pen n’est pas d’extrême droite. En revanche elles nous disent que Jean-Luc Mélenchon est d’extrême gauche, ce qui est une aberration absolue : c’est une manière de refuser qu’un programme de gauche et des réformes conséquentes existent. C’est une volonté de noyer le poisson en considérant que l’extrême droite n’est plus l’extrême droite, qu’en revanche le véritable danger (vous entendez cela depuis des années !) que le vrai danger pour la République et la démocratie ce serait « l’islamo-gauchisme », les wokistes, etc. Cela participe des traits de la fascisation.

Du coup, à la question « Quand est-ce qu’on est dans le fascisme ? » je réponds : comme il a été dit, la dimension internationale est à prendre en compte, comme on le voit  en Turquie, en Hongrie, en Belgique au niveau de la Flandre, au Brésil… Le fascisme se caractérise par une prise de pouvoir, avec une violence d’État, des assassinats ciblés, la mise en prison des opposants. Je vous rappelle que les premiers camps de concentration, dès mars 1933, ont été ouverts pour les communistes, les socialistes, les syndicalistes allemands.

Maintenant je réponds à la question de Jean-Yves : « Qu’est-ce qu’on fait à Limoges ? » J’étais à Strasbourg pour une rencontre à l’initiative d’un collectif antifasciste, un front uni antifasciste composé de syndicalistes, de militants et militantes associatifs ou de différents collectifs, d’organisations politiques, de la France Insoumise au Nouveau Parti Anticapitaliste et au Parti Communiste. Nous étions  environ 150 personnes dans la Maison des syndicats à Strasbourg. A 22h00 un groupe d’une vingtaine de fachos est arrivé avec des bâtons, des barres de fer, ils ont pris des grilles et ont commencé à attaquer la salle, à nous prendre à partie physiquement… On avait un bon service d’ordre… C’est comme cela au quotidien. Ce sont des groupes comme on en connaît à Lyon et un peu partout. Bien sûr qu’il faut les combattre par les services d’ordre, les organisations traditionnelles qu’on met en œuvre. Tu parlais de la Jeune Garde antifasciste, évidemment que ce sont des organisations qui mènent un travail de terrain essentiel. Mais ce que je veux dire c’est qu’il ne faut pas (je dis « faut » sans que cela soit normatif) cloisonner les luttes comme le disent d’ailleurs les militants et militantes de la Jeune Garde…. Ici un collectif antifasciste, ici un collectif féministe…. Non. Tout cela doit se combiner. En l’occurrence Raphaël Arnault, porte-parole de la Jeune Garde, se présente aux élections législatives pour faire le lien entre la lutte de terrain antifasciste et la question politique. Ce que j’essaie de dire, c’est qu’il y a la bataille rangée pour empêcher les fachos de prendre la rue, de prendre l’espace, de tenir la parole et des meetings, mais la question est structurelle. Est-ce qu’on va pouvoir les combattre uniquement par leurs propres moyens en termes de violence ? Non, même si je sais que cela est important.

Je suis d’accord avec ce qui a été dit à propos du terme « totalitarisme » qui est beaucoup employé dans les programmes scolaires, en particulier en classe de Terminale. En fait, il y a vraiment un contraste entre ces programmes scolaires et l’historiographie, c’est-à-dire l’écriture, la recherche en Histoire, qui récuse la notion de totalitarisme et considère qu’elle écrase les différences radicales entre les régimes que le mot « totalitarisme » est censé caractériser. C’est une perspective qui consiste à mettre sur le même plan des régimes qui n’ont rien à voir entre eux, et à dire que le communisme est un totalitarisme au même titre que le fascisme et le nazisme. Et les historiens, quelles que soient leurs appartenances politiques, considèrent que ce terme n’a pas de légitimité dans les usages qui en sont faits.

Je suis tout à fait d’accord avec cette intervention très forte de Véronique sur les mots vidés de leur sens, les mots qui brouillent le réel.

[NdlR : soudainement dans la salle, un bruit sourd… Ludivine Bantigny : « Ce n’est pas une attaque fasciste ? Je ne sais pas s’il y a un service d’ordre… »]

Mots abîmés qui brouillent le réel. J’ai souvent en tête ce proverbe : « Quand le sage montre la lune, l’imbécile (je n’aime pas ce mot car personne n’est imbécile) regarde le doigt »… Tout est fait dans les médias, et ces médias sont une atteinte profonde à la démocratie, pour accabler les boucs émissaires de cette société qui sont les personnes qui gagnent le SMIC ou moins, en faisant des travaux dans des conditions d’exploitation éhontées, alors qu’on peut compter en millions d’années de SMIC les fortunes dont tu parles, Véronique. J’ai été frappée en lisant le très beau livre de Grégory Salle sur les supers-yachts. Tu disais : « Comment on fait pour dépenser autant d’argent ? » On est au sommet du saccage environnemental, de l’exubérance inimaginable, des conditions de travail mortelles quand des employés de ces super-yachts meurent dans des zones où la légalité n’existe pas, et qui échappent aux législations nationales. On est au sommet de l’hyper-puissance capitaliste dans toute sa splendeur. En t’écoutant, Véronique, je pensais au mot « réforme ». Parmi tous les mots abîmés, il y a ce mot : réforme. On nous a dit qu’il fallait réformer la Santé, l’École, l’Assurance chômage, la Sécurité sociale, etc. À chaque fois on peut dire que ce sont des contre-réformes.

On m’a invitée récemment sur France-Info TV, c’est une expérience à chaque fois ; et encore ce jour-là j’avais du temps pour répondre, j’étais sur le plateau pendant deux heures. Je n’étais pas à la manifestation qui avait lieu au même moment, mais je pouvais la commenter avec la présentatrice et les éditorialistes qui se succédaient. Eh bien, à chaque question, il fallait commencer par récuser les termes de la question ! Par exemple, on me disait : «  Ces casseurs, ces blacks blocs qui n’ont rien à faire de la politique, ils ne sont là que pour casser » Et moi : « Excusez-moi, vous avez mené une enquête ? Vous les avez interrogés ? » On peut ne pas être d’accord entre nous sur cette modalité d’action politique, mais on ne peut certainement pas la dépolitiser. Je connais des gens qui sont comme des camarades et qui s’organisent en black blocs, mais qui sont présents aussi dans les luttes sociales, dans les solidarités populaires, dans beaucoup de formes de mobilisations. Et qu’on vienne me dire que ce sont juste des voyous, cela me paraît très grave.

Autre question typique de ce journaliste : « Les syndicats réformistes ne sont pas présents ? » Il parlait de la CFDT, car pour lui elle représente les syndicats raisonnables, rationnels et modérés. Du coup, les autres (la CGT, Solidaires, la FSU) qui sont-ils ? Il faut revenir à la réforme en termes d’émancipation, de justice, de progrès social. Tous ces discours depuis des années : « Il faut réformer ! Il faut réformer ! » Ce sont à chaque fois des contre-réformes, des logiques qui vont dans la perspective inverse de la réforme. Il faut souligner à quel point c’est grave d’abîmer les mots. Cela détruit notre représentation du monde social.

Sur la question des dissolutions : Qu’on puisse désormais dissoudre des organisations ou des groupes antifascistes, c’est un trait de fascisation. Je pense au GALE, à Nantes révoltée, à Palestine vaincra, qui touche un groupe de défense des droits du peuple palestinien.

Darmanin s’est vu infliger un camouflet pour Palestine vaincra, et la procédure n’ira pas plus loin pour Nantes Révoltée. Il y a eu une mobilisation très large et massive lors de la menace de dissolution de Nantes révoltée, organe de presse qui rend compte des manifestations, des mouvements antifascistes. En revanche cela n’a pas été le cas pour le CCIF (Collectif Contre l’Islamophobie en France). On a pu constater une relative passivité lors de sa dissolution en 2020. Il n’y a pas eu le même type de réaction pour ce collectif que pour les autres. On aurait dû être vent debout, car cela nous concerne tous et toutes comme victimes d’un racisme structurel au nom de la religion, et cela commence toujours comme cela !

Sur le roman national, je suis d’accord avec ce qu’a dit la personne, sur ces historiens qui mènent un travail d’analyse précis et documenté, notamment sur Zemmour. C’est indispensable mais je pense (et c’est la réponse que j’ai faite également en ce qui concerne l’antifascisme en termes collectifs) que cela ne suffira pas, de dire que Zemmour raconte n’importe quoi, que Pétain n’a pas sauvé les juifs et a été complice du génocide. Ça ne suffira pas parce que ceux qui sont convaincus actuellement, on ne va pas les extirper de cette idéologie fasciste. Quand Zemmour est condamné pour incitation à la haine raciale ou religieuse, il en fait un titre de gloire et ses partisans, tout aussi fiers que lui, arborent ces condamnations avec tout autant de bravade. Il faut se placer sur le terrain social et politique et je suis tout à fait d’accord avec ce qui a été dit sur la culture : tu as cité Hervé Joly qui fait un travail fondamental. (Je fais une parenthèse, je souris parce que j’ai eu une discussion publique avec lui récemment pendant la campagne présidentielle, parce qu’il avait dit : «  Je suis un peu gêné quand on dit que Macron est de droite ». Alors j’ai essayé de faire un fil assez précis pour argumenter les raisons pour lesquelles on peut vraiment dire que Macron c’est la droite, et même la droite dure. C’est une nuance que j’ai avec Hervé Joly).

Mais revenons aux propos de départ au sujet de Jules Ferry. C’est important de rappeler de quelle république on parle. La république de Jules Ferry, de M. Thiers ? Ou bien la république de Louise Michel, d’Eugène Varlin et des femmes et des hommes de la Commune ? Je reviens à la Commune de Paris, cela me permettra de reprendre la question sur Réforme / Révolution. Ça n’a pas été une défaite, mais une victoire populaire de montrer que l’émancipation des travailleurs pouvait venir des travailleurs eux-mêmes, et aussi des travailleuses nombreuses et mobilisées.

Jules Ferry était en 1870-1871 maire de la ville de Paris. Il était pour l’extermination de la Commune, jusqu’à valider le massacre de la Semaine sanglante. Tout cela est très cohérent, ce que tu as dit sur les questions de culture et de civilisation, ce qu’on a dit sur un racisme structurel à la Jules Ferry, assez banal à l’époque. Il y avait des luttes contre ce colonialisme, des débats très clairs entre Clemenceau et Jules Ferry. Ce n’est pas anodin qu’ils considèrent le peuple comme ils considèrent les colonisés, c’est-à-dire une catégorie à part, à qui on peut bien apprendre à écrire, lire et compter mais aussi à apprendre à obéir, à être docile, à devenir de bons travailleurs.

L’école gratuite, laïque et obligatoire, c’était la Commune avant d’être Jules Ferry et je pense, qu’y compris dans les programmes scolaires, on pourrait le rappeler ! Comme le montre un philosophe de l’éducation, historien d’ailleurs (Jean-François Dupeyron) dans son magnifique livre À l’école de la Commune, l’histoire scolaire commence toujours à Jules Ferry et on oublie des décennies de luttes pour une école émancipée.

Je vais terminer sur ce qui est revenu à plusieurs reprises : « Que faire ? » et « Réforme et Révolution », en essayant de ne pas oublier de répondre à toutes les questions.

Justement, je n’ai pas répondu à celle sur le passe sanitaire, surtout que j’ai vu ici « vaccination contrainte » [sur un panneau dans la salle, NdlR]. J’ai un peu peur d’aborder ce sujet, parce que à chaque fois cela me fait penser à cette caricature (je ne sais pas si vous aller la visualiser, même si on est pas, bien sûr, dans ce genre de configuration) : au temps de l’affaire Dreyfus, un dîner de bourgeois. Ils sont là, bien assis à table, avec leurs petits couverts, leurs petites serviettes, dans leurs petits costumes, et dans une bulle on lit : «  Ne parlons pas de l’affaire Dreyfus ». Mais dans la bulle de l’image suivante «  Ils en ont parlé » ! et toutes les tables, les chaises sont renversées, ils se battent, s’attrapent par le col et sont tout dépenaillés. Je sais que cette question du vaccin risque toujours de susciter entre nous des désaccords profonds, et pour tout dire des engueulades. Je ne vais pas me dérober face à cette question, mais je ferai la distinction. Dans la question de la vaccination, mon avis importe peu ; vous avez un avis, sans doute vous avez pris position et vous êtes mobilisés. Je pense que la vaccination est bonne chose, mais en quoi cela nous intéresse-t-il ? Sur ce sujet je ne suis pas suffisamment compétente pour avoir un avis d’experte. En revanche je considère le passe sanitaire comme une atteinte profonde à la démocratie et à la liberté publique, vues les conditions dans lesquelles il a été imposé. Il est absolument légitime de se mobiliser contre le passe sanitaire et tous les effets de répression, les mises à pied, les révocations de personnels soignants qui ont été menées. Je pense que cela participe de cette politique liberticide et complètement arbitraire et autoritaire dont a parlé depuis le début.

Sur Réforme / Révolution : J’espère ne pas vous avoir donné l’impression que je récusais désormais l’hypothèse révolutionnaire. Ce serait grave de ma part, de vous laisser croire qu’un bon programme réformiste suffisait amplement. Ce que je trouve intéressant, c’est qu’il existe plein d’initiatives qui visent à échapper à la domination et à l’hégémonie dont on parle depuis le début de la soirée. On parlait de se réapproprier nos existences, les moyens de production, toutes les initiatives du « faire par nous-mêmes ». Je suis allé à Commercy dans la Marne, berceau des Gilets jaunes ; et on avait fait « la Commune des communes » en 2020, juste avant le confinement. C’était enthousiasment, une manière de rassembler beaucoup de gens qui avaient décidé de faire par eux-mêmes, de reprendre en main les lieux, de mettre en place du communalisme à l’échelle municipale, de se réapproprier les moyens de production via des coopératives. Je pense qu’il faut réfléchir aux échelles de territoire parce que le communalisme, posé par Murray Bookchin, le fédéralisme démocratique expérimenté au Rojava, sont des sources d’inspiration formidables. Mais on ne pourra pas tout faire à l’échelle locale.

Je ne sais pas si vous avez entendu ce magnifique appel, qui m’a fait pleurer, lancé par des étudiants d’Agro-Tech Paris. C’est significatif que des jeunes formés dans une grande école d’agro-bizness disent : « C’est terminé, nous ne voulons pas manger de ce pain, nous voulons échapper à votre système d’exploitation et de saccage du vivant et d’exploitation des peuples, en revenant à la question des cultures, culture à tous égards, à l’auto-défense populaire… »

Quand tu disais : « Je suis révolutionnaire, il faut changer radicalement nos vies », je suis entièrement d’accord avec toi et je crois qu’il va y en avoir des révolutions, elles sont absolument nécessaires ! Certains parlaient de « socialisme ou barbarie ». On en est plus que jamais à ce stade, étant donnés les ravages que subit le vivant. « Socialisme » comme on l’entendait au XIXème siècle : justice sociale, émancipation, égalité, quels que soient les mots qu’on met sur celui-ci, comme communisme, communalisme, éco-socialisme….

Il faut jouer toutes les cartes, essayer de nous opposer entre nous le moins possible. Je suis très attachée au terme « se fédérer ». Les Fédérés de la Commune de Paris s’appelaient comme cela car ils avaient des divergences : il y avait des proudhoniens, des blanquistes, des collectivistes, des jacobins. Ils étaient divisés, mais ils ont réussi à se fédérer dans cette expérience extraordinaire et révolutionnaire qu’a été la Commune. Ils ont réussi à mettre en place des réformes et des mesures révolutionnaires, puisque ces mesures mettaient en cause le capital, la propriété des moyens de production, et dès lors bouleversaient de manière révolutionnaire les rapports sociaux. Je pense que c’est toujours une source d’inspiration aujourd’hui. Certainement que la révolution procède aussi d’une sorte de révolution anthropologique, c’est-à-dire que nos luttes, nos grèves, nos occupations, nos formes d’émancipation locales et quotidiennes, nos manières de nous réapproprier du commun, des terres, des ZAD, toutes les luttes mentionnées tout à l’heure, féministes, LGBT, écologistes participent d’un processus nécessaire à l’expérience révolutionnaire. Car une expérience révolutionnaire, elle surgit à un moment, une révolution c’est un événement, une prise de pouvoir, une remise en cause radicale des rapports sociaux et des rapports de production et de propriété. Pour qu’il y ait ce surgissement, il faut que ça travaille, que ça infuse. C’est dans ce sens que je disais : il faut miser sur toutes les cartes, il ne faut pas opposer la ZAD à d’autres pratiques de luttes. C’est autant de rivières qui vont mener vers le fleuve révolutionnaire. L’entendre au sens large est un des enjeux majeurs, qu’on en finisse avec les oppositions qui nous gangrènent. Ce qui m’inquiète aujourd’hui, c’est que nous ne sommes pas toujours à la hauteur de la situation historique. Socialisme ou barbarie : cette formule a raison même des divergences dont on fait des fétiches.

Une intervention :

D’un point de vue historique, est-ce qu’on peut considérer le fascisme comme le négatif de la modernité ? et quelle est la part de responsabilité de la post-modernité, s’il y en a une, en tant que mouvement d’extension des grands récits dans le retour du tragique dont une de ses manifestations est le fascisme ?

Une intervention :

Si on regarde les choses d’un point de vue historique, aujourd’hui, on serait dans une période de montée du fascisme ? Quel diagnostic, quel pronostic peut-on faire à l’heure actuelle ? Dans les années 1930 et depuis les années 1920, tout le monde en Europe voyait monter le fascisme. Il y avait des fronts antifascistes, il y avait des regroupements politiques qui foiraient face au fascisme : on traitait de social-fascistes des gens avec lesquels on aurait dû s’allier. Est-ce qu’on en est là aujourd’hui ? Et où dans le monde y a-t-il une situation de montée du fascisme ? Est-ce en Chine, dans d’autres types de sociétés totalitaires ou de sociétés dictatoriales, de sociétés non démocratiques au sens où on l’entend ? Où est le fascisme à l’heure actuelle ? Où sont les zones que l’on peut considérer comme fascistes selon cette terminologie-là ? Si aujourd’hui en France on est en face de la montée du fascisme, alors il faut créer et organiser des forces antifascistes ayant un caractère de masse d’une part, et d’autre part sur tout un tas de fronts : culturel, politique, économique ou autre.

Une intervention :

Ce qui m’alerte aujourd’hui, c’est l’absence de réaction de la population et des militants. La non-réaction de la population peut s’expliquer par le fait de ne pas avoir la même grille de lecture. Dans les cercles de militants convaincus, la réaction face à la montée du fascisme réel est faible, voire inexistante en fonction des territoires. Pour prendre un exemple : tu as en as parlé sur la question des dissolutions, peu de personnes ont répondu à cette attaque contre l’assurance chômage alors qu’elle est venue en plusieurs vagues et étapes de réformes. Il y a eu un mouvement dans la culture avec l’occupation des théâtres, j’y ai participé. C’était un mouvement assez intellectuel, bien-pensant et souvent déconnecté des réalités du terrain, des personnes précaires. Je parle en tant que militante CGT d’un groupe de précaires. Je parle également des camarades sans papiers, qui sont face à la réalité de l’exploitation car on leur interdit légalement et administrativement de travailler. Cela nous amène à des modèles économiques comme l’ubérisation qui facilite le retour à l’esclavage. Ils sont obligés de dissimuler le fait qu’ils travaillent, qu’ils sont sans papiers. Cela va permettre de créer un fossé entre travailleurs légaux et illégaux, alors qu’en réalité nous sommes dans le même camp. Il y a des oppositions entre les personnes qui sont victimes du fascisme et du capitalisme. Arrive ainsi le débat sur la question des luttes spécifiques : même s’il est fondamental de parler des problématiques spécifiques, il faut les penser comme faisant partie d’un tout, elles ne doivent pas être déconnectées des différents combats. Dans les schémas de domination on a parlé de capitalisme, de patriarcat et d’impérialisme. Il faut que ces trois luttes face à ces schémas soient connectées, car si on les dissocie on fait le jeu de notre ennemi. C’est difficile pour moi de m’exprimer devant des gens qui partagent officiellement les mêmes couleurs politiques, mais qui peuvent nous accuser d’être des détracteurs de la lutte sociale parce que le combat par rapport à une spécificité de vie deviendrait individualiste. C’est faux, puisqu’il est ramené au cadre collectif. C’est la question de la crainte, de la peur de nos camarades d’aller sur ces terrains spécifiques où la revendication première est le droit d’exister, le droit à vivre dans la dignité avec les quatre piliers fondamentaux qui font qu’on est dans une idéologie sociale et socialiste : ce sont le droit de se nourrir, de se loger, se soigner, de se socialiser, d’avoir accès à l’éducation, la culture, le « droit à être » en fait. Dans nos organisations, nous nous trouvons face à une opposition qui nous dit qu’on perd notre temps, on gâche des combats, on accuse des camarades d’être des agresseurs sexuels. En réalité nous sommes sur des actions révolutionnaires de transformation sociale. Il faut en parler, car cela fait partie des réalités des personnes qui militent. Tu l’as dit tout à l’heure, la place des femmes dans les luttes sociales : aucune révolution ni grande avancée sociale ne s’est faite sans les femmes. Il faut savoir se protéger, s’auto-défendre dans ces situations.

Ludivine Bantigny :

Sur fascisme et modernité : je pense que le fascisme s’oppose à la modernité. Je l’entends au sens de philosophie politique, la modernité dont le berceau fut le XVIIIème siècle : c’est l’individu et l’action des êtres humains qui font l’Histoire. Ce n’est pas une puissance supérieure, métaphysique. Il existe une subjectivité révolutionnaire. Le fascisme s’oppose à la modernité au nom d’un retour de la tradition, au nom du retour d’une vision cyclique de l’Histoire.

En revanche en vous écoutant, j’ai pensé à ce que disait Brecht : « Le fascisme n’est pas l’opposé de la démocratie mais un de ses débouchés possibles ». C’est ce qu’on a dit en parlant de « démocrature », sur la façon dont les démocraties sont abîmées : elles nous habituent à ne pas penser, décider, délibérer par nous-mêmes.

Il y a des traits de fascisme au sein des démocraties. Dans le livre coécrit avec Ugo Palheta on parle de démocraties capitalistes, pas de « démocraties libérales », pour indiquer que le capitalisme abîme cette notion de démocratie en nous privant de pans immenses de notre capacité à délibérer. Orwell disait : « Les fascistes peuvent revenir à tout moment sans avoir besoin de chemises brunes ». On ne peut pas raisonner en termes de comparaison historique, parce que le fascisme peut revenir sous d’autres traits que les chemises noires ou brunes, même si la violence de rue reste un trait du fascisme. Le fascisme peut revêtir un costume bien tranquille, un parapluie roulé sous le bras, pas besoin d’uniformes même si des formes de noyautage néo-nazi dans l’armée française devraient nous alarmer. Tribunes signées par des militaires, des officiers qui parlent de « hordes de banlieue » et de « guerre de civilisation », qui prônent le recours à l’homme providentiel… Vous avez peut-être vu arriver la figure du général Pierre de Villiers qui s’est posé en chef suprême, en potentiel sauveur de la nation ? Il y a eu aussi une enquête menée par l’équipe de Médiapart sur les filières néo-nazies dans l’armée française avec ces soldats qui, bien sûr en privé, se photographient avec des brassards à croix gammée en faisant des saluts hitlériens à des enfants Guyanais. Pas besoin de militarisation pour parler de fascisme. Mon pronostic, puisque vous me le demandez : d’une part je suis très pessimiste à cause du saccage du vivant qui va plutôt dans le sens d’une fascisation, cela va exacerber les tensions. De surcroît la guerre en Ukraine va engendrer une catastrophe en chaîne avec des famines, une montée effrayante de la pauvreté. On n’a pas vraiment conscience de ce que cela va donner comme violences exacerbées, comme tentations fascistes. Partout où cela est possible il faut qu’on s’organise très massivement. Je pense que les phénomènes de fédérations y compris des gauches traditionnelles (dont serait extirpée la droite complexée) représentent un front antifasciste, un programme alternatif pour lutter contre la banalisation du fascisme en France, de l’extrême droitisation généralisée. Pour étayer mon pronostic, notez que cela arrive très vite à notre porte, on a cité la Hongrie, la Turquie, etc. Les médias français ont une responsabilité, je ne parle pas seulement de CNews, mais des médias hégémoniques y compris des médias publics. Ils ont cautionné la construction, la pure fabrique médiatique d’un fasciste, en suivant chacun de ses gestes minute par minute. Cela fait partie d’une banalisation et de la naturalisation du fascisme que l’on ne nomme pas. Une camarade du NPA a traité de fasciste Louis Alliot, le maire de Perpignan. Ce dernier a fait voter par le Conseil municipal une résolution pour que la municipalité de Perpignan porte plainte contre cette camarade. J’espère qu’on sera nombreux à la soutenir et à la défendre si cette plainte est mise à exécution. Je pense qu’Alliot ne le fera pas, cela pourrait être dangereux pour lui, s’il était débouté par la Justice. Ce qui nous importe c’est de pouvoir nommer les choses et lutter contre ces faux intellectuels comme Onfray, qui sont en train de grignoter les mots. Il faut poser les mots sur ce danger. Tant qu’on assistera à une telle crise, une telle détérioration des existences, une telle destruction des biens communs, l’hypothèse fasciste sera de plus en plus tangible. Cela ne vient pas que des fascistes patentés de type Eric Zemmour. Quand Jean-Michel Blanquer dit après l’assassinat de Samuel Paty que les universitaires, qu’il appelle « islamo-gauchistes », sont les complices, les bras intellectuels de l’attentat, c’est d’une gravité sans nom, c’est une infamie. Et c’est repris par la Ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche Frédérique Vidal ! Je ne sais pas si vous vous rendez compte de la gravité insensée de ces propos !

Je voudrais répondre à une autre question : Où est le fascisme actuellement ? On a parlé de certains pays, mais on peut considérer que des organisations comme Daesh, qui est une forme de fascisme, procède également d’un manque de luttes anti-impérialistes. Le berceau de Daesh est la prison d’Abou Ghraib mise en place à Bagdad par les États-Unis. Toutes les formes d’impérialisme récentes on conduit à cette forme de fascisation que représente Daesh. Tout cela est lié aux logiques capitalistes et impérialistes.

Sur la question des regroupements politiques antifascistes, du front de masse, etc. Je pense qu’on peut revenir sur un exemple historique. Le Front Populaire s’est constitué sur une base antifasciste et a mis en avant un programme conséquent de réformes, même si on sait que la grève générale a conduit à aller beaucoup plus loin que le programme initial. C’était aussi sur une base de luttes syndicales, outil majeur de résistance antifasciste. Le Front Populaire s’est constitué d’abord par l’auto-organisation et la fédération par la base. Je crois que c’est utile aujourd’hui de réétudier cette expérience historique, même si on a tendance à la considérer comme un modèle dans l’histoire du mouvement ouvrier. Alors qu’il ne faut pas oublier que le Ministre de l’intérieur sous le Front Populaire, Roger Salengro, même s’il est mort dans des conditions tragiques et qu’il est devenu un peu intouchable, a expliqué au patronat qu’il allait réussir à faire cesser la grève et qu’il ne devait pas s’inquiéter. Roger Salengro est le Ministre de l’intérieur qui a envoyé les troupes pour déloger les grévistes de certaines usines dans le nord de la France, notamment dans le Pas-de-Calais.

[Sur ces propos de Ludivine Bantigny, un homme se lève brusquement et s’apprête à quitter la salle. Elle lui demande si c’est parce qu’elle parle de Roger Salengro. Elle l’invite à revenir discuter. Il se rassoit à sa place et prend le micro. NdlR]

Son intervention :

Je suis déçu que vous attaquiez ainsi Roger Salengro. Il a été assassiné par la presse : Gringoire, Candide et autres journaux d’extrême droite qui l’ont accusé de désertion, ce qu’il n’avait pas fait. C’était injuste et il s’est suicidé. C’était un homme déprimé, je suis désolé que vous utilisiez son nom ce soir.

J’apprécie beaucoup vos travaux historiques. Je vous lis depuis longtemps et vous ai fait venir à Limoges pour former des professeurs. J’apprécie moins la militante. À propos du fascisme j’ai apprécié ce que vous avez dit au début. Les réserves que vous avez faites sur l’usage des mots : vous avez critiqué le fait qu’on généralise à propos du totalitarisme, mais on pourrait en dire autant du fascisme. En histoire, il faut être réservé sur l’usage des mots, il y a des circonstances, des contextes. Vous avez fort bien présenté la naissance du fascisme ; le problème c’est qu’ensuite dans votre démonstration je n’ai pas perçu la cohérence qu’on attend d’une historienne.

À propos de la situation actuelle, je pense que vous avez fait un procès en particulier à la démocratie telle qu’elle existe chez nous. Je sais qu’elle a des défauts, vous l’avez fort bien dit en ce qui concerne l’origine de notre Vème République qui n’est pas innocente, loin de là. Mais je trouve qu’il faut se méfier de parler de « démocrature » en ce qui concerne notre propre démocratie. Aujourd’hui nous sommes dans une situation où les démocraties sont menacées un peu partout, pas seulement en Hongrie et en Pologne. Il y aussi à nos frontières une guerre parce qu’il y a un modèle démocratique qui inquiète un dictateur, un modèle démocratique en Ukraine qui voulait s’étendre en Biélorussie et qui a échoué, on sait pourquoi ! Il y a un problème, on ne doit pas nous désarmer en tant que démocratie face à des dictatures. Je suis encore quelqu’un qui pense que les démocraties dans les années 1930 se sont mal défendues contre les fascismes. Aujourd’hui il faut qu’elles puissent se défendre, le peuple étant protégé normalement par la démocratie. J’ai apprécié le mot que vous avez employé en parlant du capitalisme : « Capi……. » Parce qu’en effet le capitalisme a modifié notre mode d’existence. Je ne pense pas que la lutte contre le capitalisme se fera forcément par les auto-organisations dont vous avez parlé. Je suis sensible au fait que vous n’avez pas donné de finalité globale, vous n’avez pas dit « Il y a cette solution et pas d’autres », vous avez ouvert des portes, et sur ce point on peut se retrouver. Il faut cependant comparer démocratie et « démocrature », ce n’est pas du tout la même chose. Les démocraties libérales pensent se justifier par un intérêt des peuples qu’on n’aurait pas reconnu, par des humiliations historiques (je pense à la Hongrie en particulier) ou des problèmes en Pologne ou en Slovaquie. Il faut défendre l’idéal démocratique. Une deuxième chose qu’il faut défendre, c’est l’état de droit. Il me semble que vous avez pris quelques distances dans vos propos sur l’état de droit, et j’aimerais que vous le défendiez lui aussi. Car l’état de droit c’est au nom de la justice sociale, justice tout court qu’il faut défendre dans un pays. L’état de droit est bafoué dans beaucoup de circonstances. Vous avez fait de bonnes critiques sur des lois récentes qui vont à l’encontre de ce que doit être un état de droit. Le principe de l’état de droit doit être défendu, nous l’utilisons lorsqu’en tant qu’association nous faisons des recours pour défendre des gens et attendons que justice soit rendue par les institutions judiciaires. Nous leur faisons relativement confiance en espérant qu’elles soient indépendantes.

Ludivine Bantigny :

Je vous remercie de votre intervention et j’aurais été désolée que vous partiez dans ces conditions, car je suis en demande de critiques. Je vais d’abord exprimer un désaccord en ce qui concerne Roger Salengro. Vous dites : « En tant qu’historienne vous ne pouvez pas dire cela, vous ne pouvez pas parler de Roger Salengro qui est un juste, un homme poussé au suicide par l’extrême droite » et vous avez raison sur ce point. Mais je pense que le travail de l’historienne et de l’historien n’est pas un travail moral. Ce n’est pas parce que cet homme a eu cette fin tragique qu’il ne faut pas voir la réalité des décisions politiques qu’il a prises en tant que Ministre de l’intérieur. C’est-à-dire qu’en disant cela vous m’interdisez de faire mon travail d’historienne. J’ai examiné de près les archives du Ministère de l’intérieur sous le Front Populaire, et cela n’enlève absolument rien à la justesse des combats de cet homme ni à l’indignité, l’infamie des accusations portées contre lui et qui l’ont poussé au suicide. Mais ce n’est pas tolérable d’interdire aux historiens d’aller examiner de près son action politique au moment de la grève générale et des occupations d’usines. Le fait est que Roger Salengro, après son discours au patronat français pour le rassurer, a employé l’armée pour aller déloger les grévistes en faisant des blessés graves. Cela n’enlève rien à la déontologie historique que vous me reprochez de ne pas appliquer. On ne m’interdira pas, non pas de porter un jugement sur l’Histoire, mais de faire mon travail sur ce qu’a été le gouvernement sous le Front Populaire.

Je pense par ailleurs que vous m’avez mal comprise. Je ne suis pas en train de récuser la justesse d’un état de droit, de la justice et de la démocratie. Je n’ai cessé de dire que l’état de droit est fondamental face à un état d’exception, d’urgence généralisée. De toutes les mesures liberticides qui ont été prises justement au nom de cet état d’exception, devenu la norme. Ce n’est pas moi qui ai forgé le terme de « démocrature », c’est François Sureau qui était un macronien convaincu. C’est lui qui l’emploie, il a même dit du temps de Castaner que ça ressemblait à Naples sous Mussolini ! Je pense qu’il a forgé ce terme pour constituer un néologisme qui n’est pas la dictature. J’ai dit dès le départ qu’on ne pouvait pas parler de fascisme à propos du macronisme, ou alors en effet les mots n’ont plus de sens. On ne pourrait pas en parler ce soir, si c’était le fascisme. Ce terme employé par quelqu’un de droite comme François Sureau me paraît assez juste pour désigner une réalité où la démocratie est en grande partie amputée. Tous les fétichistes du monde ne suffiront pas à me convaincre que nous sommes vraiment en démocratie. Regardons d’autres régimes historiques ou contemporains dans lesquels a existé ou existe la démocratie véritable, où des gens se réunissent, délibèrent, où on ne leur dit pas comment penser comme dans les unes de Paris Match ou dans les déversoirs de CNews. La démocratie, c’est se réapproprier l’information, car nous ne la possédons pas malgré les médias alternatifs et indépendants qui mènent un travail de fond. Même les médias publics sont concernés et ont très largement participé à la banalisation de l’extrême droite. Je ne pense pas qu’on nous donne le choix et que l’on soit en démocratie en votant entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron, alors qu’en dernière instance ce dernier est élu avec l’empire médiatique qui le soutient. Mais ne me faites pas dire que je m’oppose à la perspective démocratique : je vous ai parlé de la Commune de Paris, pour moi c’est l’exemple parfait de démocratie véritable où on désignait des mandataires, des gens comme vous et moi qui étaient porteurs d’une responsabilité et qui étaient révocables. On organisait des assemblées pour examiner le respect de la fidélité à ce mandat. La démocratie sous la Commune de Paris, c’était aussi pouvoir se rapproprier les choses du commun, de là où on travaille, car la démocratie ne peut pas être qu’institutionnelle. Quand l’essentiel vous échappe et que vous n’avez que le choix de mettre un bulletin de vote, je considère que c’est une forme très amputée, réductrice de la démocratie. Parlez-en, puisque vous êtes très attaché comme moi à l’Histoire, à ceux et à celles morts en juin 1848 en se battant pour la démocratie, et dont l’insurrection a été réprimée dans le sang par la Seconde République par un gouvernement qui se disait démocratique. Je pense que vous avez raison de distinguer un régime tel que celui de Poutine, de celui dans lequel nous vivons. Je crois quand même que cela ne doit pas nous amener à dire « Il y a des dictatures alors il faut protéger les démocraties libérales » et nous priver du droit absolument nécessaire d’analyser ce que sont ces états de droit gangrenés par des intérêts matériels qui s’opposent à ceux de la majorité. Je ne mets pas en doute l’esprit philosophique de l’état de droit, mais j’estime que cet état de droit historiquement, empiriquement, d’un point de vue matériel, n’a jamais correspondu à l’idéal qu’on entend par là. Vous avez vous-même nuancé la confiance qu’on peut avoir en l’indépendance de la Justice. Ne nous fabriquons pas des antagonismes qui sont artificiels, car à aucun moment je n’ai récusé les principes de démocratie, d’état de droit et de justice. Je pense qu’il faut nuancer l’idée que nous vivrions dans une démocratie qu’il faut défendre en soi et pour soi. Au contraire il faut enrichir cette démocratie et la rendre vraiment consistante. C’est à ce prix, à cette condition que nous pourrons lutter contre le fascisme.

Une dernière intervention :

J’ai envie de dire que le capitalisme nous mène dans le mur, peut-être qu’il nous amène vers le fascisme, peut-être que c’était inéluctable ou peut-être que c’est la mort du capitalisme, je ne sais pas quand. Hervé Kempf dit : « Que crève le capitalisme ! ». Je vais paraphraser aussi André Gorz : « Ce sera une sortie civilisée ou barbare ».

[Compte-rendu : H.F.]

 

La 5G en question Réflexions sur les nouvelles technologies

La 5G en question

Réflexions sur les nouvelles technologies

5G mon amour enquête sur la face cachée des réseaux mobiles Ce titre reflète très mal les grandes qualités de ce petit livre. L’auteur, Nicolas Bérard, journaliste à L’Âge de faire, ne se contente pas de décrire ce qu’est la 5G, comment fonctionnent les ondes et les dangers qu’elles occasionnent. Il fait une véritable analyse économique et politique de la façon dont certains lobbies tentent d’imposer cette technologie et pourquoi. Sans langage scientifique impénétrable, ce livre se lit très facilement. Vous y apprendrez comment les lobbies des ondes œuvrent pour que les normes soient le moins contraignantes possibles et comment ils noyautent les structures censées les contrôler. Comment aussi ils contournent les lois ou font pression pour qu’elles ne passent pas. Evidemment, il explique ensuite vers quel monde veulent nous mener ces lobbies : un monde de plus en plus connecté et contrôlé : le « smart world » sera celui de la perte des libertés individuelles. Au profit de qui se réalisera ce monde nouveau ? Au profit des industriels des ondes, de la communication et des médias (ce sont bien les mêmes), et ceci bien sûr avec la complicité des dirigeants politiques, Macron en tête. Enfin la dernière partie du livre nous précise les dangers avérés de la 5G pour la santé et l’environnement, ainsi que les questions non encore tranchées (effets des perturbations croisées dues à la multiplication des types d’ondes). Aux premiers pas du développement de cette technologie, il est nécessaire de s’informer afin d’avoir des arguments pour combattre ce faux progrès annoncé. Ce texte y contribue efficacement.

En guise de présentation du débat, voici des extraits de l’introduction de 5G mon amour de Nicolas Bérard, notre invité. Cher·e lecteur·rice (…) peut-être n’es-tu pas totalement convaincu.e que les ondes électromagnétiques peuvent avoir des effets sur ta santé. Peut-être, même, appartiens-tu au « camp » des électrosceptiques, qui nient la moindre dangerosité de ces ondes. De toi à moi, il y a quelques années, je pensais à peu près la même chose. Après tout, nous sommes en droit de penser que, s’il y avait des preuves de leur nocivité, les autorités auraient mis le holà et que l’industrie elle-même aurait réorienté ses recherches : même la quête éperdue de profits à laquelle se livrent les multinationales doit avoir certaines limites éthiques, comme celle de mettre en jeu la santé des 7,7 milliards d’êtres humains habitant sur la Terre, ainsi que l’ensemble du vivant. Tout milliardaires qu’ils sont, les puissants de ce monde ne sont pas pour autant des êtres dépourvus de sentiments, prêts à sacrifier père, mère et enfants pour une poignée de (milliards de) dollars. Eh bien, cher·e lecteur·rice, j’ai une mauvaise nouvelle à t’annoncer : si ! (…) Comme nous le verrons, lorsqu’il s’agit d’empoisonner la population, les dirigeants des grandes industries ont déjà prouvé à maintes reprises leur absence totale de scrupules. L’histoire récente montre en effet que, hélas, l’argent passe bien souvent – pour ne pas dire toujours – avant toute autre considération. Et ces puissantes entreprises sont même prêtes à dépenser des millions d’euros en lobbying pour financer et promouvoir des recherches biaisées et influencer les décideur·euses politiques afin de défendre leurs intérêts, au mépris de tous les enjeux d’ordre sanitaire, social, écologique – ou les trois à la fois comme ici. Pourtant, malgré l’imminence et la potentielle gravité du déploiement de la 5G, le nécessaire débat public qu’il devrait susciter peine, à l’heure actuelle, à émerger. (…) On n’est pas forcément enclin à s’inquiéter de nouvelles sources de pollution ni de nouveaux facteurs de maladies. Surtout si cette source nous rend des services. Or, c’est bien le cas des ondes, qui font fonctionner nos radios, nos GPS, nos tablettes, nos objets connectés (pour celles et ceux qui en ont) et, surtout, nos très chers smartphones ! (…) L’objectif n’est pas de faire ici une démonstration scientifique sur les effets que peuvent avoir les ondes sur l’organisme. (D’autres livres traitent de cela) Cette bataille, nous allons la mener en analysant ce qui se passe dans les coulisses, un point d’information qui nous permettra de comprendre les forces en présence. (…) Aux questions : « Quelles études sont valables ? », « Lesquelles présentent des biais méthodologiques ? », nous préférons nous poser les suivantes : « D’où viennent et qui produit les normes censées nous protéger ? », « Qui contrôle l’industrie du sans-fil ? » « Comment sommes-nous poussés à adhérer au projet de « monde intelligent » ? », « Pourquoi les grands médias soutiennent ce développement ? », « Que peut-on attendre de nos représentant·es politiques et de notre système judiciaire ? », « Que disent les études scientifiques indépendantes au sujet des ondes électromagnétiques sur les êtres vivants ? », « Un projet d’une telle envergure peut-il être lancé sans la moindre consultation citoyenne ? »… (…) Alors que le déploiement est (sur le point d’être) lancé, il est plus que temps, pour nous, citoyen·nes, de nous saisir de la question.

La 5G en question Réflexions sur les nouvelles technologies

Soirée débat avec Nicolas Bérard, journaliste à l’Age de faire et auteur de diverses ouvrages dont Sexy, Linky ? et 5G, mon amour.

Il y a 10 mois, le 15 juin 2021, avaient lieu des arrestations en Limousin de personnes soupçonnées d’avoir participé à des destructions d’antennes. On s’est alors rendu compte qu’il y en avait beaucoup en France et que ces destructions concernaient des antennes 5G. Le Cercle Gramsci avec ATTAC a décidé de faire intervenir quelqu’un qui pouvait parler de cette 5G, de ce que ça représentait. D’où notre invitation à Nicolas Bérard.

Depuis bientôt 5 ans, ATTAC 87 fait des réunions d’information sur le Linky en se basant sur Sexy, Linky ?, dont l’auteur est ici, de manière à ce que les gens soient informés de ce qui se passe et des recours qu’ils peuvent avoir par rapport à ces installations forcées. Nicolas Bérard nous a semblé un intervenant tout à fait pertinent pour nous parler de ces questions et nous faire réfléchir. Pourquoi ? Déjà c’est un journaliste dans une revue particulièrement intéressante L’Âge de fer, qui fonctionne en Scop, donc complètement indépendante. Ensuite, Nicolas s’est penché sur le Linky avec ce livre Sexy Linky, écrit pour décrire à quoi sert exactement ce compteur connecté et quels étaient les enjeux. Ce n’est pas un livre technique par rapport aux ondes, à la 5G, aux risques, etc., il y a l’évocation de quelques points par rapport à ça, mais c’est aussi beaucoup un livre politique qui détricote ce qu’on nous impose, c’est-à-dire ce que les lobbies essaient de faire passer et d’installer de force dans la société. C’est une étude de comment fonctionne le système qui nous impose ces avancées technologiques. Vous aurez la primeur de la découverte de ce petit livre qui vient de sortir Ce monde connecté qu’on nous impose, le comprendre et le combattre. Nicolas BÉRARD : Je trouve ça vraiment important d’organiser ce genre de réunion, de parler librement de la 5G parce que ce n’est pas très courant. Or, la spécificité de la 5G est de ne pas être un réseau téléphonique uniquement comme pouvait l’être la 2G, la 3G, ou la 4G. La 5G, en fait, accompagne tout un modèle de société. Elle va articuler ce modèle de société et donc quand on dit qu’on va parler de la 5G, on va plutôt parler de la 5G et son monde, puisque la 5G est destinée à accompagner, à structurer tout ce modèle de société que de grands lobbies tentent de mettre en place avec le soutien actif du gouvernement. Je pense qu’on peut le comparer par son ampleur à ce qu’ont pu être les grands programmes nucléaires ou l’orientation vers le tout-bagnole. Là on est vraiment sur un projet au minimum d’une ampleur comparable à ces grands projets structurants. On a eu la 2G dans les années 1990 qui a fait fonctionner nos téléphones portables, dans les années 2000, on est passé à la 3G. Je rappelle qu’en l’an 2000, on était la moitié de la population française à avoir un téléphone portable. Donc il faut se rappeler qu’on n’a pas toujours vécu avec des téléphones portables, même si ça paraît ahurissant aujourd’hui. On a eu ensuite le réseau 3G dans les années 2000, le réseau 4G dans les années 2010, qui a permis de faire fonctionner les smartphones, d’envoyer des photos, lire des vidéos, consulter ses mails, etc. Et avec l’arrivée de la 5G, le discours a été de nous faire passer ça pour quelque chose de naturel et la suite logique du reste. En fait, ça ne l’est pas parce que la spécificité de la 5G c’est de ne pas être uniquement pensée pour faire fonctionner nos smartphones, mais pour connecter l’ensemble des objets qui nous entourent. Je cite une entreprise française qui s’appelle Violet et qui en 2017 déjà avait fait une étude sur les logements classiques et en était arrivée à la conclusion qu’il y avait 6 000 objets dans un logement. Pour arriver à 6 000, il faut absolument tout compter, pas seulement le frigo et les radiateurs, mais chaque objet jusqu’aux paires de chaussettes. Sur ces 6 000 objets, elle disait qu’il n’y en avait que 3 qui étaient connectés à l’époque, le téléphone, la télévision et l’ordinateur. La conclusion de cette entreprise était qu’il en restait donc 5 997 à connecter. Et aujourd’hui on voit que ce projet avance. Les radiateurs connectés ne surprennent plus grand monde, mais on a aussi des couches connectées qui avertissent les parents quand le petit a fait dans sa couche et ils reçoivent un message sur leur smartphone pour les informer qu’il faut la changer. Il y a des brosses à dents connectées qui vont vous dire si vous vous êtes bien brossé les dents ou pas et des oreillers connectés qui vont vous dire à votre réveil si vous avez bien dormi ou pas. Donc on voit que ce projet avance, on compte à l’heure actuelle 20 milliards d’objets connectés dans le monde et des études disent que ce chiffre pourrait quadrupler dans les 3 prochaines années. C’est donc une évolution qui pourrait être très rapide, si on n’y prend pas garde, avec toujours la même promesse de rendre nos vies plus fluides, efficaces, rapides et même plus écologiques. C’est le discours qui nous est présenté. Le problème, c’est qu’en fait ce modèle de société ne nous a pas été présenté. Au moment de déployer la 5G, l’argument principal avancé était que grâce à ce réseau, on pourrait télécharger 10 fois plus vite dans nos smartphones, avoir un temps de latence entre le moment où on appuie sur le bouton et celui où on reçoit la réponse divisé par 10. Ce que n’avait pas prévu l’industrie, c’est que ça n’a pas fait rêver grand monde, pour plusieurs raisons à mon avis. Déjà, le réseau 4G est très efficace, donc on se contente assez bien de ce réseau qui permet de consulter des photos, d’en recevoir, d’en envoyer, de voir des films en streaming. On ne voit pas forcément l’intérêt d’aller 10 fois plus vite. En plus, c’est arrivé juste après la période de confinement, où sans doute une partie de la population s’est aperçue que cette course à la vitesse n’était pas forcément intelligente et que ralentir avait aussi quelques vertus. Donc le discours de l’industrie n’a pas pris et on a vu un certain désintérêt face à cette technologie et parallèlement apparaître aussi des résistances qui sont nées au sein de la population, d’élus. Des parlementaires ont signé une tribune pour réclamer un moratoire sur le déploiement de la 5G, plus de 100 maires en France ont également réclamé un moratoire. Des scientifiques ont alerté sur les dangers sanitaires que faisait peser le déploiement de ce réseau qui va épaissir considérablement le brouillard électromagnétique dans lequel on évolue déjà, et puis il y a la convention citoyenne pour le climat qui a réclamé à son tour un moratoire en faisant valoir les risques sur l’écologie et sur la santé. La demande de cette convention était pour le moins raisonnable, c’était de dire : « mettons ce déploiement sur pause, prenons le temps d’étudier les impacts écologiques, les impacts sur la santé humaine et sur le reste du vivant qu’il pourrait avoir ». La 5G ou la lampe à huile  On s’est alors dit qu’on allait peut-être arriver à quelque chose puisque, pour rappel, Macron avait promis de respecter les propositions de la convention, soit en les présentant par référendum, soit en les faisant adopter par le gouvernement, ou en les présentant sans filtre au Parlement. Quelques mois après cette proposition, Macron a réuni des startupeurs(euses) de la French Tech à l’Élysée (pour rappel on était alors en pleine épidémie). Il a fait son petit discours disant que, en gros, les résistants à la 5G étaient des Amish et que l’on ne pourrait pas résoudre les grandes problématiques de notre époque en revenant à la lampe à huile. Cette sortie, pour moi, veut dire plusieurs choses. D’abord, on voit que malgré la jeunesse de notre Président, on n’a jamais eu un président aussi vieux qui se pose vraiment en défenseur de l’ancien système. Et sa sortie, « la 5G ou la lampe à huile », est juste une réactualisation de ce qu’on avait eu au moment du programme nucléaire sur « le nucléaire ou la bougie ». On retrouve exactement le même schéma qui, à mon avis, a pour fonction aussi de détruire nos imaginaires, c’est-à-dire que la question nous est posée : soit on avance en déployant la 5G, soit on fait du surplace et même on recule à l’époque de la lampe à huile, si on ne développe pas ce réseau. Comme s’il n’y avait pas d’autres alternatives pour faire évoluer la société ! L’autre objectif de cette sortie c’est d’ostraciser les opposants et de tenter de tuer dans l’œuf le débat qu’il devrait y avoir sur la 5G et sur le modèle de société qui est porté par ce réseau (d’où l’importance de ce genre de rencontre). La 5G accompagne un mouvement de fond, dont on voit déjà les effets et notamment sur le plan professionnel. C’est une société du contrôle, où on efface l’humain et où l’humain est continuellement contrôlé et où on annihile toutes ses possibilités d’initiative personnelle. Il n’y a pas longtemps, j’ai passé brillamment mon contrôle technique avec ma vieille Twingo et je discutais avec le gérant de cette entreprise qui me disait qu’il n’avait plus aucune marge de manœuvre parce qu’il fait tout avec une tablette connectée, où chaque point de contrôle est enregistré. Il est obligé de cliquer sur cette espèce de tablette et toutes les informations sont directement envoyées à la Préfecture, si bien qu’en fait il passe son temps à se faire engueuler d’un côté par les clients qui trouvent qu’il ne donne pas suffisamment facilement le contrôle technique et de l’autre par la Préfecture qui a toutes les données de tout ce qu’il fait tout au long de la journée. C’est dire que de temps en temps il a une visite de la Préfecture qui va lui dire qu’en moyenne il passe 20 mn pour faire la visite d’une voiture, alors que la moyenne nationale c’est 21 mn, donc il est trop rapide. Il faut changer ça, avec la menace de lui retirer l’agrément s’il ne modifie pas sa manière de faire. Un autre exemple, celui des facteurs. Quand on reçoit un recommandé, on ne signe plus sur un papier, mais sur un smartphone qui permet à la direction de géolocaliser en permanence les facteurs. La Poste est très à la pointe de toutes ces technologies. Si vous proposez à un facteur de boire le café, il dira non, car il n’a pas le droit et que sa direction peut vérifier s’il a passé 5 mn chez vous. Toutes les tournées sont organisées par des algorithmes : à la seconde près, toute leur journée est cadencée par ordinateur. Par exemple, pour un recommandé, il sait qu’il doit rester 12 seconde devant la porte, si dans ces 12 seconde vous n’ouvrez pas, il doit partir quel que soit l’usager qui est derrière la porte. Un facteur me disait qu’il sait qu’à un endroit c’est une vieille dame qui y habite, elle n’arrivera jamais à la porte en 12 secondes. Donc si je n’attends pas plus, elle n’aura jamais ses recommandés. C’est de la connaissance humaine, mais dans ce modèle de société-là, l’humain s’efface et se soumet à la machine. Qui plus est, ça permet à la Poste de monétiser ses rapports humains, parce que vous pouvez souscrire à des forfaits qui s’appellent « veiller sur mes parents » et payer chaque mois un abonnement, où le facteur est obligé de rentrer chez vous et passer 5 mn avec vous, où 10 mn une fois, deux fois, trois fois, selon l’argent que vous aurez versé. Ça touche même des secteurs auxquels on s’attend le moins, comme l’agriculture qui est quand même une relation entre un agriculteur ou une agricultrice et du vivant, plantes ou animaux. Avec la 5G et tout ce qui l’accompagne, on passe à une agriculture bardée de capteurs qui sont censés dire au paysan ou à la paysanne s’il doit arroser son champ, combien de litres il doit envoyer aux plantes ou ce qu’il doit donner comme médicament à ses animaux. Il doit se soumettre à ça, parce que derrière il a des banques, des emprunts, des assurances et il risque d’avoir ces emprunts refusés, etc. Surveillance et smart city Donc cette surveillance de l’humain, ce contrôle de l’humain, accompagne un autre mouvement qui est propre à la 5G, c’est celui de la sécurité. On parle de smartcity, cité intelligente ou de hightcity qui sont les villes sûres, parce que toute cette technologie est censée rendre notre vie plus sûre. Dans les premières années du déploiement du réseau 5G, il a été constaté que 70 % des objets connectés étaient des caméras de vidéosurveillance qui, grâce à la puissance du réseau 5G, peuvent tout à fait être associées à la reconnaissance faciale. Pour se rendre compte de la vitesse à laquelle ça évolue, en France, il y a 10 ans, si vous parliez de reconnaissance faciale, on vous traitait de fou ou de complotiste. Aujourd’hui c’est un sujet qui commence à être débattu tout à fait librement. Je cite Christophe Castaner, qui était encore ministre de l’Intérieur à l’époque où il était interrogé par le Sénat : quand la question lui a été posée sur la reconnaissance faciale, il a dit qu’il ne fallait pas avoir de « pudeur de gazelle » par rapport à cette technologie puisque nous vivions déjà, je cite ses mots, dans un « enclos numérique mondial », enclos dont les mailles se resserrent à mesure que le réseau 5G se déploie et que le nombre d’objets connectés se multiplie autour de nous. Il y a un exemple assez simple de ce que peuvent donner les objets connectés, c’est Linky. Quand ce compteur a été déployé ses opposants parlaient de risque de surveillance que ça entraînait et étaient comme aujourd’hui les opposants à la 5G traités de complotistes, de paranoïaques, etc. On leur disait qu’un compteur électrique ne révélera rien de votre vie, c’est complètement ahurissant de dire ça. Pendant le premier confinement, Christian Estrosi, maire de Nice, a montré de quelle manière pouvaient être utilisés ces compteurs, dits intelligents, en demandant à Enedis le relevé des compteurs des villas qu’il y a à Nice pour savoir si des parisiens n’étaient pas venus y passer leur confinement dans leur résidence secondaire. On voit déjà que finalement, les opposants au Linky avaient raison de se méfier de ce compteur connecté. D’ailleurs, en Chine les mises en quarantaine étaient contrôlées grâce entre autres aux compteurs communicants, puisque les autorités pouvaient vérifier que les gens en quarantaine se trouvaient bien chez eux en observant la consommation électrique. Lobby industriel et Education nationale C’est un projet qui vient de loin, dont on a pris connaissance petit à petit avec le compteur Linky, le déploiement de la 5G. Je cite dans mon bouquin un document d’un lobby qui regroupe les industries électriques et électroniques de France, lobby très important qui à l’époque où est sorti ce document, au milieu des années 2000, était présidé par Pierre Gataz, qui deviendra par la suite le président du MEDEF. Dans ce document les industries expliquent qu’il va falloir déployer ces technologies parce qu’il y a eu le 11 septembre aux USA, puis l’attentat à Madrid, et qu’on n’avait pas le choix, il fallait absolument déployer ces technologies de surveillance. Ils savent que la population risque de ne pas l’accepter si facilement, donc ils élaborent des stratégies à cette époque pour nous faire accepter et faire entrer dans le bain de la surveillance technologique sans qu’on s’en rende compte. Et ils disent notamment qu’il faut agir dans les établissements scolaires, car il faut nous habituer très jeunes, en mettant en place des systèmes de biométrie. C’est pour ça que maintenant, quand les enfants vont à la cantine, dans beaucoup de collèges et de lycées, ils n’ont plus une carte pour passer, mais c’est la reconnaissance palmaire qui est utilisée. Ils posent leur main sur un boîtier qui la reconnaît et qui leur dit si oui ou non ils ont le droit d’entrer dans la cantine. Quand ils ont sorti ça, c’est vrai qu’on pouvait se demander quel était l’intérêt de dépenser des fortunes pour équiper les établissements scolaires de système de reconnaissance palmaire, alors qu’une simple carte, même non connectée, pouvait suffire. En fait, c’est parce que l’industrie a prévu de longue date de nous habituer à ces systèmes biométriques pour qu’on les accepte sans vraiment s’en rendre compte. On a vu également des caméras de vidéo surveillance se développer dans les établissements scolaires. Aujourd’hui il y a des collèges qui ressemblent à des prisons. Estrosi, encore lui, avait même failli mettre en place un système de reconnaissance faciale à l’entrée des lycées, c’était tout gratuit, offert par l’entreprise Sisco, qui est un géant du secteur et qui souhaitait mettre le pied dans la porte de l’Education nationale française, puis dans l’ensemble du pays. Cette entreprise avait proposé de tout offrir et de tout installer gratuitement. Donc les lycéens allaient entrer dans ce lycée avec des portiques de sécurité qui s’ouvriraient ou pas selon que leur tête serait reconnue. Ce projet a été annulé grâce à l’action de plusieurs associations, qui ont porté ça en justice, mais on voit que le danger se précise très sérieusement. D’ailleurs le même Estrosi a obtenu l’autorisation de faire des expérimentations de reconnaissance faciale sur la promenade des Anglais à Nice. Le but de tout ça est de nous faire accepter, sans qu’on s’en rende compte, toutes ces technologies jusqu’au moment où il sera trop tard pour faire machine arrière. Nous soumettre malgré nous à la machine et nous rendre totalement dépendants envers elle. Cette dépendance va jusqu’à nos sensations. Il y a eu une pub récemment sur France Inter, qui passait régulièrement dans la matinale la plus écoutée de France. Autant vous dire que le spot publicitaire n’est pas gratuit et que la personne qui a payé espère bien vendre beaucoup de ces lunettes qui sont destinées à la conduite. Quel est leur intérêt ? Il faut aller voir le spot, qui est absolument fabuleux, sur le site du constructeur. Elles sont connectées et étudient en permanence vos battement de paupières et donc vous avertissent si vous êtes fatigué. Dans ce spot, on voit à l’écran un mec qui conduit, qui baille, se frotte les yeux, on a l’impression qu’il va s’endormir d’une seconde à l’autre et là, ses lunettes se mettent à vibrer et lui envoient un message : « attention tu es fatigué, tu devrais faire une pause ». Ces lunettes ont obtenu le prix de l’innovation sécurité routière remis par le ministère de l’Intérieur. Tout ça se base uniquement sur des observations, je ne prédis pas l’avenir, mais j’observe ce qui se passe. C’est important de le dire, parce qu’on a l’impression d’être dans un monde parallèle parfois, mais c’est ce qui est en train de se mettre en place, avec une accélération qu’on a pu constater aussi dans la gestion du Covid. Au moment du lancement officiel de la 5G, on avait des personnels soignants qui n’avaient pas de masque ni de blouse et se bricolaient des blouses dans des sacs poubelle et parallèlement le Gouvernement nous annonçait en grande pompe le lancement du réseau 5 G en nous promettant entre autre que c’était important pour notre système de santé, parce qu’on allait pouvoir développer la téléchirurgie. Mine de rien, ce projet de téléchirurgie est aussi très représentatif du modèle de société qui va nous être imposé avec la 5G, où finalement on accorde de moins en moins de moyens aux humains et de plus en plus aux technologies. On retrouve exactement la même chose dans l’Education nationale, où on développe à fond les tablettes numériques, les enseignements connectés… et où on baisse de plus en plus le personnel. Alors que parallèlement à ça, dans la Silicon Valley où ils inventent tous ces gadgets, les milliardaires envoient leurs enfants dans des écoles où les tablettes sont interdites. L’étude Pisa, la référence de tous les ministres de l’Éducation Nationale, dit clairement que l’utilisation d’objets connectés pour l’enseignement a au mieux un effet neutre sur le résultat des élèves, c’est-à-dire qu’au mieux ça ne fait pas baisser le niveau des élèves. Mais la vérité est que dans la plupart des cas, le niveau des élèves baisse parce qu’il n’y a rien de tel que l’humain pour transmettre du savoir. Pour la téléchirurgie c’est pareil, on a des personnels soignants qui sont sou-payés, en sous-effectif, qui n’ont pas de matériel. La réponse du gouvernement est de développer la téléchirurgie en citant un exemple chinois où un patient a pu se faire opérer par un chirurgien qui se trouvait à 5 000 km grâce à la 5G. Donc on nous oriente vers ce modèle en omettant de dire que, peut-être, ce n’est pas normal qu’il n’y ait pas un hôpital plus proche de ce patient avec un chirurgien qui pourrait l’opérer. On a toujours cette opposition entre la technologie et les moyens humains et ce qu’on nous fait passer pour du « progrès », c’est du low cost qui est réservé à une grande partie de la population. Les plus aisés pourront toujours compter sur un chirurgien dans leur chambre ou des enseignants en nombre suffisant pour leurs enfants. C’est un modèle de société qui touche vraiment à tous les secteurs. On peut parler des problèmes de santé liés à des ondes électromagnétiques, ou liés à notre addiction au numérique. Là encore les enfants sont en première ligne. De très nombreux professionnels de santé nous alertent sur les effets des écrans sur les enfants, qui sont de moins en moins capables de se concentrer, de suivre un cours, etc. Tout ça est associé en plus à cette surveillance et on peut se demander si de la même manière qu’il y a 10 ans on passerait pour un fou en parlant de reconnaissance faciale en France alors qu’on nous disait que jamais ça n’arriverait parce que la France est une grande démocratie. Aujourd’hui finalement le débat est sur la table et on peut se demander si, dans 10 ans, le même débat n’en sera pas au même point sur le crédit social à la chinoise. Alain : Je voudrais que tu nous parles de deux aspects que tu abordes dans ton livre. Tout d’abord les lobbies, les liens entre les politiques, les dirigeants des médias et de certaines industries pour mettre en place ce système. Il faudrait aussi préciser ce qu’est techniquement la 5G et les ondes, et les dangers que ça peut présenter. N.B. : Sur les lobbies, c’est une partie que je développe beaucoup dans le précédent livre, 5G mon amour, en prenant l’exemple le plus simple, à mon avis, qui est celui du journal de référence Le Monde, détenu par Xavier Niel, patron de l’opérateur Free, soutien direct d’Emmanuel Macron et qui a participé très activement à son élection. Donc on voit une espèce de configuration du capitalisme autour de ces nouvelles technologies. C’est vrai que cet exemple est flagrant et ce qu’on voit dans les grands médias, c’est qu’on passe sous silence les résistances qu’il y a à ce modèle-là. Tu disais tout à l’heure qu’il y a de très nombreuses antennes relais qui sont incendiées chaque année, mais on en entend très peu parler, sauf quand ils ne peuvent pas faire autrement. Et de façon plus insidieuse aussi, on nous fait adhérer à ce modèle à travers des articles, où on va vanter les bienfaits de la smart city, ou quand vous vous abonnez au Monde, on vous envoie comme cadeau une Google Box (c’est les box où on peut dire « Ok Google, ferme les volets », etc.). On vous envoie ça en cadeau, comme si ça allait de soi. C’est un cadeau empoisonné et on ne vous le dit pas, évidemment. On nous fait adhérer insidieusement à ce modèle. Si on va dans un lycée aujourd’hui et qu’on demande à une classe de dessiner la ville du futur, une bonne majorité de lycéens va dessiner quelque chose qui ressemblera à une smart city, comme quoi ça a vraiment un impact. D’où l’intérêt de défendre la presse indépendante (je fais un peu de pub pour mon journal, mais pas que) parce que c’est vraiment dans la presse indépendante et il y a plein de journaux indépendants en France, qu’on peut avoir une critique de ce modèle. On l’a vu sur les ondes électromagnétiques, où il y a de vraies questions sur les dangers de ces ondes. Une étude récente du MTP aux États-Unis, est sans doute la plus complète, celle qui a demandé le plus de moyens, qui a duré plusieurs années et qui conclut à une relation évidente entre l’exposition aux ondes électromagnétiques et le développement de certains cancers. Tout ça au minimum pose question, mais on n’en entend pas parler dans les médias, parce que, pour la plupart, ils sont détenus par des magnats de la téléphonie mobile ou des nouvelles technologies. Pourquoi achèteraient-ils ces médias, si ce n’est pour acquérir de l’influence, sachant qu’ils ne gagnent pas d’argent avec eux ? Ils gagneraient beaucoup plus d’argent en se lançant dans d’autres secteurs. Et ceux qui ne sont pas détenus directement par les magnats des nouvelles technologies et de la téléphonie, sont arrosés de publicités et sont directement dépendants des revenus publicitaires de cette industrie. D’où l’intérêt d’avoir des journaux qui ne sont pas détenus par des milliardaires et ne vivent pas de la publicité ! Dans L’Âge de faire, on refuse toute publicité, parce que c’est l’unique moyen de préserver son indépendance. Sur le système 5G : Il a besoin de beaucoup de puissance. Puisqu’on a parlé des objets connectés, il y en a actuellement 20 milliards dans le monde, ça pourrait passer à 80 milliards en 3 ans, donc c’est quelque chose d’énorme, ça veut dire plus de 10 objets connectés par terrien. Et pour ça, il faut de la puissance, sans parler des caméras de vidéo surveillance, etc. Donc le système 5G fonctionne à deux niveaux : il a des antennes hauteur comme la 2, 3, 4G, les grands pylônes et dans un deuxième temps, ce qu’ils comptent développer aussi ce sont des petites antennes qui ont des ondes très courtes à plus haute fréquence qui permettent de faire passer énormément d’informations d’un coup. Mais leur défaut c’est qu’elles passent très mal les obstacles, elles ne franchissent pas les murs par exemple, donc la solution est d’en installer absolument partout. Ils parlent d’une antenne tous les 100 mètres à peu près. Évidemment, le brouillard électromagnétique va s’épaissir considérablement, alors qu’on a des études qui montrent que ces ondes ont un effet réel sur la santé. Au niveau des normes, car il y en a qui sont censées nous protéger des effets sanitaires de ces ondes, tout ça repose sur une grande arnaque qui dure depuis les années 2000. Les normes en France ont été adoptées dans l’entre-deux tours de la présidentielle de 2002, où on se retrouve avec Le Pen contre Chirac. Le gouvernement Jospin sait qu’il n’accédera pas au pouvoir et dans cet entre-deux tours, il adopte les normes censées nous protéger des ondes électromagnétiques ; ces normes ont été dictées par un lobby, qui ne se présente pas comme tel, mais qui rassemble beaucoup de professionnels de la téléphonie mobile. Il se base uniquement sur les effet immédiats, en balayant tous les autres qui peuvent apparaître sur le long terme. Je n’invente rien, je cite leur document, ils disent : « Nous considérons que les seuls effets avérés sont les effets immédiats, donc on ne prend pas en compte les autres risques que peuvent être le développement de cancer, d’électrohypersensibilité, etc. ». Ces normes-là sont tellement hautes qu’on ne les dépassera sans doute jamais, mais ça nous protège uniquement du fait de ne pas être brûlés par notre téléphone portable quand on passe un appel. Or, l’industrie elle-même n’avait pas besoin de ces normes, puisque si on avait la joue brûlée à chaque fois qu’on passe un appel téléphonique, on se serait sans doute passé de nos portables nous-mêmes… Aujourd’hui, à la campagne il n’y a pas une densité d’objets connectés suffisante pour nécessiter l’installation ce ces petites antennes. En tout cas, dans un premier temps c’est clair que c’est destiné aux grands centres urbains.

Le débat

Une intervention :

J’ai été confronté au problème de la 5 G aujourd’hui. Mes parents habitent une maison pas loin d’ici. Sur certaines chaînes de télévision il y a marqué signal faible ou absence de signal. J’ai téléphoné au 09 pour la 5G et on me dit qu’il y a un antenne 5 G à 500m de là et que ça peut poser des problèmes pour la réception du signal télé. Ils proposent de m’envoyer un technicien, qui ne me coûtera rien et après de contacter un professionnel qui posera un filtre au niveau de l’antenne, qui ne me coûtera rien non plus parce que c’est financé par l’État. Qu’est-ce que vous en pensez ?

Nicolas Bérard (NB) :

Je ne sais pas quoi en penser. Ce qui est sûr c’est qu’on atteint un tel niveau d’émission d’ondes électromagnétiques qu’on arrive à saturation. Il y a aussi des aviateurs qui se sont plaints et qui ont demandé que la 5 G ne soit pas déployée aux abords des aéroports parce que ça brouillait les transmissions avec les tours de contrôle.

Une intervention :

Vous plaisantiez sur le système pour ne pas s’endormir. Moreno l’inventeur de la carte bleue il l’avait déjà inventé quand il allait voir sa copine, il ne déposait jamais de brevet, comme la carte bleue parce qu’il s’en foutait.

NB :

Ce qui est incroyable c’est qu’il y ait des gens pour acheter ce genre de gadget. C’est pour ça que je trouve important de citer ce document du lobby des industries électriques et électronique parce qu’en fait on nous trempe doucement dans ce bain qui est abrutissant. On devrait tous se marrer quand on entend la pub, sur France inter, sur les lunettes connectées. Or ça passe très bien et on nous y habitue petit à petit.

Une intervention :

Le coup écologique de ce déploiement, qu’est-ce que vous pouvez en dire ?

NB :

Effectivement, on pourrait se dire laissons faire leur délire mais on est dans une situation où on ne peut pas leur laisser faire n’importe quoi. Or le coup écologique de la 5 G est gigantesque parce que ces milliards d’objets connectés il faut les construire, ça va pousser les gens à renouveler leur matériel beaucoup plus rapidement. Ces objets vont avoir une obsolescence accélérée et ça consomme énormément d’énergie. Les data centers a eux seuls consomment 2 % de l’électricité mondiale, le numérique 10 %. A ce rythme là on sera à 20 % dans 5 ans. En fait, là aussi ca a été un tour de force de l’industrie de nous faire passer tout ça pour quelque chose d’écologique. Il y a quelque chose qui est devenue central dans nos sociétés et qui est une catastrophe écologique, c’est le smartphone. Pour un objet de 150gr, c’est 180 kg de matière qu’il faut extraire. Quand vous l’achetez on vous présente ça comme dans une boite bien propre et on vous promet que ça vous permettra de faire du covoiturage ou du régler vos factures, c’est une escroquerie et c’est une nouvelle pollution qui s’ajoute aux autres sans rien régler.

Une intervention :

Comment fait-on pour contrecarrer ce modèle de société qui est fait pour nous déshumaniser ?

NB :

C’est un peu ce qui m’a motivé pour écrire le nouveau livre : on peu se sentir démuni mais il y a plein de résistances qui s’organisent avec des associations comme Agir pour l’environnement, Ecran total, Robin des toits. On peut adhérer à ces groupes-là. La reconnaissance faciale a été contrecarrée en justice par la Quadrature du net. Il y a encore des moyens légaux. Il y a des sabotages, énormément, qu’on peut tout à fait comprendre dans le sens où tous les autres moyens légaux ont été retirés aux citoyens. Pendant le premier confinement le gouvernement a pris de toute urgence une ordonnance pour libérer complètement l’implantation des antennes, si bien que les dernières petites contraintes qu’avaient les opérateurs ont sautées. Aujourd’hui les opérateurs peuvent installer des antennes à peu près comme ils veulent où ils veulent. Les derniers point d’accroche qu’on peut fait valoir c’est l’atteinte au paysage. Donc on peut tout à fait comprendre qu’il y ait environ 170 antennes incendiées par an parce que les citoyens n’ont pas de moyens légaux de lutter contre ça. Il y a aussi des moyens plus personnels, l’un n’empêche pas l’autre ; actuellement je milite pour l’abandon du smartphone individuel parce que c’est vraiment une clef de ce système. C’est l’interface entre le monde hyper connecté et l’humain. Il y a toujours des gens pour dire « oui mais on ne nous a pas encore injecté une puce dans le corps ». Oui mais on a quasiment tous un smartphone et on se balade avec. On nous contraint d’une certaine manière a adhérer à ce modèle. J’ai un téléphone portable puisqu’ils ont retiré toutes les cabines téléphoniques, et puis si vous voulez faire des paiements en ligne, etc. Mais je pense qu’on a intérêt a s’organiser entre personnes sans smartphone pour faire valoir notre existence. Dire : « vous nous imposer ça – le contrôle du pass sanitaire par exemple, avec les bistrotiers transformés en auxiliaire de police « grâce » au smartphone ». C’est un objet au cœur de tout ça, entre l’industrie qui emploie des neuroscientifiques qui connaissent le cerveau humain et qui en utilisent les failles pour nous rendre addict à cet objet. En France, en moyenne, on passe 3h30 sur un smartphone. On est une société de drogués. Ensuite le gouvernement n’a plus qu’à se saisir de cela. Est-ce qu’on est si loin du modèle chinois de crédit social ? On a bien vu avec le passe sanitaire – sans rentrer dans le débat de la justification sanitaire – le système mis en place est bien de nous accorder plus ou moins de liberté selon qu’on se sera ou non plié aux injonctions du gouvernement selon qu’on ait ou non toutes nos injections de vaccin. Du jour au lendemain, quand Macron a dit qu’il voulait emmerder les non vaccinés, les personnes ayant contracté le virus sans être vaccinées obtenaient un passe sanitaire de 6 mois, c’est passé de 6 à 4 mois sans aucunes justifications sanitaires. Mais avec cet objet connecté il suffit de changer l’algorithme pour réduire cette liberté.

Une intervention :

C’est juste un témoignage. Je suis présidente d’une association à la Roche l’Abeille pour lutter contre l’implantation d’une antenne relai. Nous avons réussi à informer la population, à contrer la mairie et finalement en avertissant aussi les médias locaux, Orange est partie. La solution est aussi dans le regroupement des personnes. L’argument d’Orange c’était de dire que ce n’était que l’installation de la 4 G. Or ce qui se passe c’est que c’est d’abord la 4G et ensuite la possibilité d’installer la 5 G. Est-ce que vous pouvez me le confirmer ?

NB :

Encore une fois c’est la 5G et son monde. Actuellement le déploiement de la 5 G c’est le déploiement de l’antenne 5 G et le renforcement du réseau de la 4 G et ces deux dernières années on a vu pousser des antennes partout. Parce que l’objectif c’est que l’ensemble du territoire soit couvert et qu’il n’y ait aucune zone blanche. Donc oui, ca va avec. Des dossiers que j’ai pu voir, en plus de l’implantation d’antennes 4 G, c’est bien spécifié que, après, l’opérateur est libre d’augmenter la puissance et de passer sur des antennes 5 G. Et bravo si vous les avez fait partir mais est-ce qu’ils sont partis loin ? C’est quelque chose qui fonctionne en duo entre l’industrie et le gouvernement. Le gouvernement a donné, il me semble 5 milliard – les opérateurs devaient verser une redevance par antennes qui devait rapporter 5 milliard à nous tous- et il a dit qu’il supprimait cette redevance en échange d’une couverture de l’ensemble du territoire et de la suppression des zones blanches.

Une intervention :

Je reçois des appels sur mon smartphone de personnes en habitats éphémères et mobiles. Elles se sont réfugiées en zone grise ou blanche dans un mobile home, une tente ou autre, et on se demande si il ne faudrait pas contacter l’ARS en leur disant que c’est peut-être le moment de prévoir dans la planification de l’urbanisme de garder des zones blanches. Où est-ce que vous en êtes dans la protection des populations vis-à-vis de la protection des rayonnements. De passer de 3,4 à la 5G sur un temps très courts, dans une frénésie sans calcul, sans principe de précaution. Au niveau de l’Europe on ne sait pas sur le long terme ce que ça peut donner. As-tu des échos sur des démarches d’interpellation de l’ARS ?

Une intervention :

Je voudrais répondre à votre question qui est très intéressante. Il faut savoir qu’en ce qui concerne les zones blanches et les personnes électrosensibles, celles qui en ont marre, de cette pollution électro magnétique, ont a fait des démarches auprès des ARS. J’en fait partie. Il y a longtemps. Il y a eu un appel des EHS (électrohypersensible) pour qu’on fasse un témoignage, qu’on l’envoie aux agences régionales de santé et à la direction générale. On a fait un appel en 2012. Dans le but de faire sortir une loi avec Robin des toits en soutien, avec une député qui s’appelle Laurence Abeille. Elle a été refusée. Finalement elle est sortie en 2015. Dans cette loi il y a un article qui disait qu’il fallait un rapport, sous un an, pour l’État, sur l’électrosensibilité des gens comme moi, comme environ 3,5 millions de personnes déclarées comme électrohypersensibles et tous ceux qui s’ignorent. Ce rapport de 382 pages est sorti en 2018. 300 pages d’auditions fait par l’ANSES. Il ne dit pas qu’il n’y a pas de souffrance. Il dit qu’il y a des personnes qui sont allergiques aux ondes électromagnétiques. Pourquoi je parle d’allergie, parce qu’il n’y a pas que les ondes électromagnétiques qui sont concernées, il y a aussi les métaux. Dans la population, depuis plus de 100 ans on met du mercure dans les bouches avec les amalgames dentaires. Et le mélanges métaux et ondes font un cocktail néfaste pour les organismes. En ce qui concerne les études, il y en a depuis longtemps. Qui m’a éclairé ? c’est le professeur Pierre Le Ruz en physiologie du Crirem. Je me demandais ce que j’avais donc j’ai fait des investigations et je suis tombé sur des associations comme Robin des toits, le Crirem…

Un ancien militaire de la Royal Navy a fait des conférences là-dessus : il dit un portable n’est pas un outil sociale mais d’urgence. Le professeur Belpomme qui s’est penché sur ces questions et qu’on a fait passer pour un complotiste.

Ce rapport de l’Anses ne remet pas en question les effets sur la santé des ondes, du mercure mais évidemment ça demande encore des études. Mais il y en a plein des études sur les effets néfastes des ondes, jusqu’au cancer. On le sait. Tout dépend de l’utilisation mais aussi du monde que l’on veut demain. Est-ce que demain je veux des objets tous connectés ? Est-ce que j’en ai besoin ? Il faut éviter d’acheter ces objets. Il faut boycotter ça. Mais il faut être nombreux. Et pour revenir sur la 5 G c’est 45 mille satellites autour de la terre. Il y a eu des pétitions pour demander un moratoire. Ca n’a rien donné. L’Anses a sorti un petit rapport sur la 5G. Ca n’a pas suffit. La 5G est une arme. C’est des zones millimétriques qui appartenaient en fin de compte à chaque gouvernement. Ca a été mis aux enchères.

NB :

Tu voulais savoir si il pouvaient y avoir des zones blanches réservées. Il y a des tentatives pour défendre des zones de la part de personnes EHS qui sont en errance et c’est vrai qu’il y a des zones perdues dans la forêt où des gens vivent parce qu’elles ne supportent plus ces ondes et les opérateurs viennent implanter des antennes et les personnes ont beau réclamer la sauvegarde de cette zone blanche, qui n’impacte personnes à part quelques promeneurs. Mais le discours de l’État c’est de dire qu’il faut, en cas d’accident, pouvoir prévenir les secours. C’est ahurissant. Il y a un projet à Durebon défendu par Michèle Rivasi, député européenne, réservé aux personnes EHS pour leur permettre d’avoir un lieu de vie et en même temps d’étude. Et même pour créer ce centre, une petite zone, elle a énormément de difficulté.

Une intervention :

Quand j’ai été contacté par ces personnes EHS qui m’ont expliqué dans quelle situation elles se trouvaient, je me suis dis qu’on allait faire un courrier au préfet et puis à la direction de l’ARS. Ces personnes sont suivies, avec des certificats, c’est sérieux. Ca demande à être pris en compte par les politiques publiques y compris avec les plans d’urbanisme. On voit bien que ces antennes c’est des passes droits. Entrer là-dedans en demandant de repenser l’implantation des antennes en préservant des espaces pour les personnes EHS, ça veut dire qu’il va falloir penser le mode d’habiter ces espaces, un mode réversible, écologique, une vision un peu idyllique mais c’est aussi une façon de combattre l’institution en la prenant par le talon d’Achille en lui disant : « éh oh vous êtes en train de commettre un véritable crime. Dans deux, trois cinq ans, des études vont tomber, et puis ce système est hyper vulnérable ». Ma deuxième question c’est la résilience technologique. Est-ce qu’il y a un plan B ? Le rapport de la commission dit que ça va être difficile de mettre un flic derrière chaque antenne.

NB :

Le plan B il n’y en a pas. Il ne faut pas se laisser enfermer dans l’imaginaire dans lequel c’est soit la 5 G soit le retour à la lampe à huile. Il y a plein de chose à imaginer. Il y a plein de modèles. Un moyen de résister c’est de montrer qu’il y a plein d’alternatives. Plutôt que la téléchirurgie et développer la 5G, je préfère qu’on recrute du personnel hospitalier. Souvent ces technologies là on peut leur opposer de l’humain. Surtout que leur installation ça coûte très cher, donc où est l’intérêt ? Ca c’est une idée parmi d’autres.

Une intervention :

Ma question est plus par rapport aux zones blanches. J’ai un ami électro sensible, je ne dis pas EHS parce que lui il n’est pas encore hyper sensible mais quand il va dans certains endroits, en ville, il met trois jours à s’en remettre. Pendant une période il a fait un tour de France des zones blanches ou grises et il a trouvé des endroits où il y avait des gens qui se regroupaient en zones blanches et le fait qu’ils mettent des antennes c’est qu’ils ne voulaient pas reconnaître l’existence de personnes EHS. Tu penses que c’est vrai ?

NB :

Je ne pense pas qu’ils implantent pour ne pas avoir à reconnaître ça mais qu’ils implantent des antennes parce que le projet c’est qu’il n’y ait aucunes zones blanches et que les EHS c’est quantité négligeable.et ils préfèrent les ignorer. Je peux témoigner d’avoir un peu fait des conférences un peu partout avec le linky puis la 5G et le nombre de témoignages de gens EHS est vraiment important et ça touche tout le monde : il n’y a pas de profil type. Je pars du principe qu’on est tous électrosensibles. On subit tous les ondes. Si on se met au soleil pendant 5 heures on choppe tous des coup de soleil. Ce sont des ondes aussi. On devient hyper sensible.

L’Anses dit que ça pourrait toucher 5 % de la population. L’anses a toujours des formules ambigues : oui les rapports disent que ça a des impacts sur la santé humaine mais qu’il faut encore d’autres études pour confirmer. Dans un rapport il est dit : pas de nouveaux risques avec la 5G mais en fait ça veut dire que les risques dont il parlait dans les rapports précédents sont toujours valables avec la 5G mais que l’Anses n’en n’a pas constaté de nouveaux. Dans les médias qu’est-ce qu’il est sorti : « rapport de l’Anses, pas de nouveaux dangers avec la 5 G », donc tout le monde s’est dit, la 5G pas de danger pour la santé.

Une intervention :

Je voulais faire une première remarque. La commission internationale de protection des rayonnement nucléaire, qui protège contre les rayonnement, fixe des normes par rapport au nombre de décès et de maladies qu’on admet. Je pense, quand on parle d’une protection relativement à ces ondes électro magnétiques, qu’on va arriver à quelque chose de similaire. L’autre chose c’est avez-vous entendu parler de ce rapport sénatorial de juin 2021 « Outil numérique et crise sanitaire » ?

NB :

C’est un rapport qui a été réalisé par des sénateurs Modem et LR, des personnes qui peuvent être au pouvoir demain et ce rapport étudie comment on pourrait utiliser les outils numériques dans le cadre d’une pandémie, là c’est dans le cadre d’une pandémie mais on comprend bien que ça pourrait être suite à un attentat important, et les préconisations font assez froid dans le dos ! Parmi les propositions il y a l’obligation d’utiliser des objets connectés. Ils disent, voilà, dans le cadre d’un pandémie ce n’est peut-être pas superflu d’imposer l’utilisation d’objets connectés, par exemple une balance, ou une montre qui prend le poul, la température, etc., et ensuite on peut vous envoyer un QR code pour vous laisser sortir de chez vous, si vous avez 38° de température vous ne pouvez pas sortir. Donc la balance n’aura jamais aussi bien porté son nom et révéler votre état de santé. Et c’est l’État qui autorisera les sorties. Autre proposition, c’est de dire en cas de pandémie, le fait de sortir de chez soi expose à une risque, donc ça a un coût parce que si vous devez, après, être soigné ça va coûter à la société. On peut imaginer que les citoyens paieraient une petite somme pour prévenir ce risque. Il faudrait payer pour sortir de chez soi en cas de pandémie. Voilà le genre de propositions faites par ces sénateurs tout à fait sérieusement et en prenant tout ce qui a été ou va être fait à l’étranger – et là encore on voit l’importance du smartphone où la surveillance s’est fait grâce à la géolocalisation des smartphones. Là on se dit qu’il suffit de le laisser chez soi et puis on sort mais non, dans certains pays les autorités appelaient les personnes pour vérifier qu’elles étaient bien à côté de leur smartphone et dans certains cas qu’elles se prennent en photo et envoient le selfi pour confirmer qu’elles se trouvaient bien chez elles. E ce rapport-là cite cela, et si des démocraties comptent leur morts et des dictatures les vies pourquoi ne pas aller vers ce genre de modèles.

Une intervention :

Je voudrais savoir quel individu on est en train de construire. J’ai de la peine quand je vois tous ces jeunes se balader avec le nez collé. Je ne parle pas du crétin digital, de ce genre de choses, de tous celles et ceux qui deviennent obèses, etc. En France il y a 20 à 25 % de gens qui sont à côté de tout se qui touche à internet – la fracture numérique- qu’est-ce qu’ils deviennent ? Pour le vaccin, par exemple, on doit être quasiment les champions de la vaccination mais les plus mauvais pour les personnes âgées. Il y a une fracture et on s’en fout !

NB :

Sur cette fracture, la réponse des autorités c’est de mettre en place des formations pour lutter contre l’illectronisme. A mon avis c’est un piège. Parce que ça veut dire que c’est un moyen d’accélérer le mouvement et de tous nous emmener vers ce modèle. Ce qu’il faut c’est imposer d’autres solutions, qu’on ne soit pas obligé de passer par le numérique pour prendre un rendez-vous pour se faire vacciner, pour déclarer ses impôts, etc. Encore une fois c’est remettre de l’humain. On nous fait croire que c’est écologique la dématérialisation. Qu’est-ce qu’on constate ? c’est que dans les CAF, à Pôle emploi il n’y a plus d’agents en face de vous, vous cherchez tout seul votre emploi par ordinateur puis l’agence c’est en dernier recours que vous pouvez rencontrer un humain. La solution, il y en a plein, je pense à celle là parce que c’est la facilité, ça marche et ça va mieux. A la Courneuve Enedis avait fermé sa dernière boutique physique. C’est un endroit plutôt défavorisé. Tout le monde devait régler ses problèmes, ses factures par informatique. Il y a des agents de la CGT qui ont refusé ça, qui ont trouvé la clef du local et qui ont réinvesti le lieu et maintenu une permanence ouverte. Ils ont eu des centaines de personnes qui sont venues. Un des agents m’a donné un exemple : un couple asiatique ne parlant pas français, on leur dit allez régler votre problème sur internet. Impossible. Ils sont venus avec leur enfant qui parlait un peu français. Le gamin ne savait pas forcément tout traduire mais avec des gestes, dessins, on arrive à se comprendre et à régler le problème. Ces personnes là, si elle se retrouvent seules face à leur ordinateur elles sont foutues.

Une intervention :

Je voudrais aborder le forum économique de Davos. En fin de compte toutes les technologies qui sont en train d’être développées c’est au niveau mondial et notamment à ce forum là. Le Covid 19 la grande réinitialisation sur internet est sorti en 2016 La grande révolution industrielle. Tout ce qu’on vit là était prévu et jusqu’en 2030. Vous allez avoir tout ce qu’ils veulent nous faire. Agenda 2010, agenda 2030. C’est deux documents très important à lire et vous comprendrez pourquoi le forum de Davos c’est important.

NB :

Sur les enfants : les professionnels de l’enfance sonnent l’alarme. Là encore c’est une psy qui m’expliquait que les apprentissages des bébés passent par le regard et ils constatent d’important retard d’apprentissage parce que les parents ne prennent plus le temps de regarder leur bébés parce qu’il sont vissés sur leur smartphone. Et c’est une addiction. Un addictologue me disait que la plupart des consultations chez les jeunes qu’il a ça concerne les écrans. En fait ils utilisent des neuroscientifiques pour utiliser les failles de notre cerveau. Mais là où c’est vraiment puissant comme addiction c’est qu’avec le smartphone c’est comme si on avait le dealer en permanence dans notre poche et la drogue à volonté. Et avec les notifications, les sonneries, etc. c’est comme si le dealer tout au long de la journée appelait le jeune en lui disant : « vient encore prendre une dose ». Donc ce sont des addictions très importantes.

Une intervention :

Peux-tu préciser nous préciser le déploiement de ces 40 ou 45 mille satellites avec derrière Elon Musc en quoi ça contribue au déploiement de la 5G.

NB :

Là encore c’est indépendant et à la fois lié. C’est dans l’objectif d’un monde hyper connecté et de la 5G. Ce projet est mené par Elon Musc. Mais il y a d’autres projets, donc il pourrait y avoir encore plus de satellites. On pensait ne pas avoir de prise sur ce projet d’Elon Musc mais dans 3 jours je vais à Saint-Senier-de-beuvron parce que ces satellites on besoin de relais terrestres qui ne peuvent pas être installés n’importe où. Et là les habitant se sont mobilisés et on fait annuler le projet. Donc Elon Musc doit chercher un autre endroit pour implanter son relai terrestre. Donc on n’est pas complètement démuni.

Une intervention :

Quand on parlait de la ville qui a refusé l’antenne Orange, en fait il n’y a pas que Orange. Et de toute façon ça se multiplie aussi par le nombre d’opérateur. Ca n’est pas la même antenne qui sert à plusieurs opérateurs, non ?

NB :

Sur certains pylônes il peut y avoir tous les opérateurs. L’objectif fixé par le gouvernement c’est de supprimer toutes les zones blanches. Donc il y a des zones où il y aura un seul opérateur. Dans le centre de Paris il y a les quatre réunis. Ce qui est préoccupant c’est cette volonté de supprimer toutes les zones blanches. Oui ils reculent et s’implantent un peu plus loin mais ça montre qu’il y a une résistance à ça ça alerte aussi le voisinage, donc la population. Ca montre qu’on ne va pas forcément accepter ce modèle de société en restant les bras croisés.

Une intervention :

Il y a un site très bien sur internet si on veut savoir où sont installés les antennes relais c’est le site de l’ANFR cartoradio.

CR réalisé par Michèle G. et Anne V.

Regards arabo-musulmans sur l’Occident

Moulay-Bachir BELQAID, est titulaire d’un doctorat en études sur le monde arabe (Bordeaux III, 1991), d’un DEA de littérature comparée (Limoges, 1986) et d’une maîtrise en langue et littérature arabes (Marrakech, 1985). Il a exercé diverses activités, dont employé dans un grand centre commercial… Mais il a surtout écrit de nombreux livres sur l’islam, sur la question laïque, et sur les rapports entre islam et Occident.

– Le Voile démasqué, Paris, Erick Bonnier, 2014 ;

– L’Amour en islam. De l’enchantement à l’étouffement, Paris, Erick Bonnier, 2015 ;

– Réflexions sur la laïcité arabe, Paris, Erick Bonnier, 2017 ;

– Regards arabo-musulmans sur l’Occident, Paris, Erick Bonnier, 2018 ;

– L’Islam en crise. Plaidoyer pour une voi(e)x méditerranéenne, Paris, Erick Bonnier, 2022.

Enseignant d’arabe à Culture Maghreb Limousin, il donne des conférences et participe souvent à des débats. Il a en outre été invité à plusieurs émissions :

– « Culture d’islam » sur France-culture en 2015, 2017 et 2022 ;

– Plusieurs invitations à RCF, à Radio-Orient, à TV5-Monde…

Il était déjà intervenu en 2014 au cercle Gramsci pour Le Voile démasqué. Nous le remercions de sa fidélité, et nous sommes sûrs que la soirée-débat à venir sera aussi intéressante, avec un objet très original, et bizarrement négligé jusqu’ici par les spécialistes. Voici cet objet, tel que l’expose notre invité :

‘‘Si l’Occident a réussi à parler au nom des autres et à les représenter, comment et pourquoi a-t-il pu entreprendre une telle démarche, alors que dans le monde arabo-musulman il n’y a rien de similaire ? J’examine donc le regard que celui-ci portait (et porte encore) sur l’Europe. Je m’interroge sur l’indifférence réservée à l’Autre. Une indifférence relative, certes, mais très significative. D’où vient-elle, quelles en sont les causes ? Dérive-t-elle de la perception que nous nous faisons de l’Autre (c’est-à-dire qu’une fois que nous avons constaté que cet Autre est différent de nous, nous ne serions pas censés produire un discours sur lui ?) ou bien de notre propre vision du monde ? Dérive-t-elle de la culture (au sens anthropologique) arabo-musulmane ? De l’islam en tant que religion ? Il est difficile de trancher car la recherche en ce domaine, notamment de la part des intellectuels arabo-musulmans, n’avance que timidement. Mais une chose est sûre : comme le dit Nasser Al-Rabat, « nous [Arabo-musulmans] sommes défaillants quant à nos connaissances de l’Occident, qui est pourtant notre alter ego historique et le modèle que nous avons essayé de copier pendant plus d’un siècle. »’’

Première partie du compte rendu du débat avec Moulay-Bachir Belqaïd :

L’occidentalisme. Regards arabo-musulmans sur l’Europe.

Si l’Occident a réussi à parler au nom des autres et à les représenter, comment et pourquoi a-t-il pu entreprendre une telle démarche, alors que dans le monde arabo-musulman il n’y a rien de similaire ? D’où vient l’indifférence de ce dernier ? Dérive-t-elle de la culture (au sens anthropologique) arabo-musulmane, ou bien de l’islam en tant que religion ? Certains chercheurs, comme Bernard Lewis, expliquent cette indifférence par le manque de curiosité chez les Arabes. Cette thèse manque de validité scientifique, car la curiosité n’est pas une valeur qui serait réservée à un peuple spécifique. L’argument lewisien laisse apparaître en filigrane la supériorité de la culture européenne sur la culture arabo-musulmane. Car qui dit curiosité dit découverte. Or si l’on admet la thèse de Lewis, les Arabes doivent à l’Europe le prix de sa curiosité, à savoir la reconnaissance de sa supériorité. Et voilà comment cette thèse nous ramène implicitement à l’européocentrisme.

Edward Saïd, lui, nous explique l’absence du discours arabo-musulman sur l’Occident par le caractère local de la conscience arabo-musulmane, par opposition à la conscience européenne qui a une tendance expansionniste. La thèse de Saïd souligne le parallélisme entre le pouvoir (les nouveaux rapports économiques européens, l’orientation politique) et le savoir (l’orientalisme en tant que discours occidental sur la société arabo-musulmane). Cette thèse n’est pas convaincante non plus, car, par exemple, l’Empire ottoman depuis le xve jusqu’au xixe siècles fut une autorité politique et économique vivante. Et pourtant ces conditions n’ont pas donné lieu à un « discours » arabo-musulman sur l’Europe à l’instar de l’orientalisme. Autre exemple : les conquêtes arabo-islamiques n’étaient-elles pas des mouvements expansionnistes ?

* * *

L’absence de « discours » arabo-islamique sur l’Europe, d’après moi, est dû au type de pensée élaboré par al-Ghazali, auteur du livre La réfutation des philosophes. Depuis sa mort en 1111, aucune innovation notable n’a été observée dans le champ intellectuel arabo-musulman, qui s’est retrouvé enfermé dans le conservatisme et s’est fixé comme objectif les seules préservation et sauvegarde de sa tradition.

Ce bannissement de la philosophie s’est accompagné d’une réactualisation de la théologie, qui va servir de refuge. A partir de cette période la société a commencé à vivre un état de vide intellectuel. J’entends par « vide » l’absence d’un mouvement critique, comme les Lumières en Europe, par exemple, qui aurait été capable de peser sur le cours des choses. Dans le cas de la société arabe, cet esprit a été avorté par al-Ghazali qui a barré la route à toute rationalité autonome. Son livre, La réfutation des philosophes, exprime ses thèses réfractaires à tout usage de la raison. Ce n’est donc pas un hasard si al-Ghazali est considéré comme le « législateur de la décadence. » Tous les travaux qui ont été entrepris après ce théologien n’ont fait qu’interpréter ou commenter ses œuvres avec le même type de pensée, les mêmes schèmes et les mêmes moyens d’analyse sous la couverture de la « réforme » (Islah).

* * *

Tout compte fait, comment la pensée arabo-musulmane a-t-elle parcouru la Différence ? Pour répondre à cette question, j’ai fixé mon attention sur le récit de voyage. Pourquoi ? Parce que le récit de voyage n’est pas seulement un ensemble d’impressions décrivant des hommes, des femmes ou des lieux étrangers au voyageur ; il est plutôt un appel à la connaissance de l’Autre. Il est un lieu – le texte – de rencontre et d’entrecroisement entre le dehors et le dedans. C’est un lieu d’accueil réservé à l’Autre. Celui-ci devient ainsi partenaire de l’intimité du voyageur comme question silencieuse. Voyager, c’est aller ailleurs, c’est rendre cet ailleurs, à travers le texte et par le biais du langage, aussi accessible et familier que possible. Le récit de voyage exprime la dialectique de l’ici et de l’ailleurs. Ce qui importe dans ce mouvement, c’est la relation qui parle / part de l’un à l’autre. Une relation qui mine tout logocentrisme, autrement dit toute parole d’autosuffisance que chaque identité développe sur une autre.

Quelle est l’image de l’Europe dans ces relations de voyage, anciennes et modernes, que j’ai étudiées ? Il y a tout d’abord l’image de « l’infidèle », qui renvoie bel et bien à l’histoire de l’idéologie de l’islam-institution. Cette image réactualise toute une atmosphère passéiste qui a l’inconvénient d’empêcher le savoir arabo-musulman d’acquérir de nouvelles façons de penser et l’Autre et soi-même. Ensuite, il y a l’image du colonisateur, qui elle, réactualise une (sub)conscience idéologique qui empêche la connaissance de l’Autre et qui enferme le sujet arabo-musulman dans l’outrecuidance au sujet de son propre passé. Ces deux empêchements handicapent le sujet arabe pour penser l’Autre autrement : c’est-à-dire reconnaître tout simplement sa différence en tant que telle.

L’ouverture sur l’Europe a révélé aux Arabes l’ampleur de leur retard et le fossé qui les séparait d’elle. Du coup, elle a donné lieu à une forme de conscience qui envisageait le rapport entre le Moi et l’Autre sous deux aspects binaires : fascination / répulsion qui, toutes deux, marquent, depuis l’âge libéral, le regard arabo-musulman sur l’Europe comme un dialogisme.

Tout compte fait, si la vision européenne de l’Islam a tiré profit des méthodes tirées de la philologie, de l’histoire comparée des religions, de la sociologie, de l’ethnologie, ou des mouvements littéraires (romantisme) et artistique, en modifiant chaque fois sa propre perception, inversement la vision arabo-musulmane n’a rien connu de similaire. L’infrastructure théologique est restée l’arrière-plan de cette dernière. Preuve en est que nous trouvons dans les relations de voyage musulmanes des formules telles que « idolâtres », « polythéistes », « nazariens », « ennemis de la religion », etc. Avec les Ottomans nous assistons à la naissance de deux visions : la première exprime la peur et la seconde reflète la fascination.

Pourquoi l’Europe est-elle devenue à la fois fascinante et effrayante ? Parce qu’elle a connu sans doute un virage dans son histoire, après lequel elle n’apparaît plus comme barbare, mais comme puissante. Ce virage s’est manifesté dans la révolution scientifique qui s’est produite en Europe. Le monde musulman, lui, a refusé l’imprimerie qui a révolutionné les mentalités en Europe. Pour les Ottomans, l’écriture était sacrée et on préférait l’art de la calligraphie à l’imprimerie. Ainsi, en 1515, un décret du sultan Selim Ie punissait de mort tout utilisateur d’une presse. Cette impossibilité de concilier l’islam (dans sa version ottomane) et le progrès scientifique allait conduire au désastre. Ainsi, après avoir fourni idées et inspirations aux universitaires européens pendant le Moyen-âge, les scientifiques musulmans se coupaient des recherches les plus récentes.

Une fois l’Europe identifiée comme puissante, l’Empire ottoman adopta la politique dite tanzimat dans le but de rattraper son retard. Peu importe l’échec de cette politique ; ce qu’il faut retenir, c’est que les dirigeants musulmans ont commencé à envoyer des étudiants en Europe pour qu’ils s’instruisent. Et il suffit de comparer le voyage de Ibn Fadlan et celui de Tahtawi (1801-1873) pour mesurer l’ampleur du changement de la vision arabo-musulmane de l’Autre. Le premier est parti comme émissaire du calife al-Muqtadir pour enseigner les vertus de l’Islam, alors que le second, émissaire de Mehmet Ali, s’est rendu en France pour s’instruire.

Dans son livre L’or de Paris, Tahtawi décrit avec admiration les mœurs, les institutions, les lois, la culture des Français. L’auteur invite les Arabes et les Musulmans à s’inspirer du modèle français. Pour Tahtawi, rien dans l’islam ne s’oppose à emprunter à l’« infidèle » des éléments qui pourraient augmenter la puissance des Musulmans. Il ne voit pas l’Europe comme un danger, mais comme une réalité humaine digne d’être connue et appréciée à sa juste valeur, et par laquelle il faut passer pour trouver les forces nécessaires. Le cas inverse, c’est-à-dire le rejet ou l’ignorance, serait une grave erreur. L’Histoire lui a donné raison, ô combien !

Bien que la vision de Tahtawi inaugure l’âge d’une ouverture relative à l’Occident, elle n’a pas tardé à laisser la place à une autre, de nature idéologique, issue du combat contre la colonisation. J’entends par « idéologie » l’attitude de l’avant-garde arabe qui encadrait le combat pour la libération. La lutte a provoqué en effet une modification dans les rapports de force entre l’Europe et le monde arabe. Le retour de ce dernier sur la scène internationale et sa reprise de la parole se sont faits progressivement ; il était aidé en cela par deux facteurs : 1 ) l’émergence de la conscience politique incarnée dans le nationalisme, et 2 ) les nouvelles idéologies, et notamment le marxisme qui faisait irruption dans le monde arabe. Ajoutons à cela le changement sur le plan international, à savoir la division du monde en deux blocs : socialiste, qui soutenait les mouvements de libération nationale, et capitaliste. Sur cette toile de fond se sont dessinés une nouvelle position et un nouveau regard sur l’Europe. En effet, celle-ci n’a plus été sujet d’admiration ni non plus de refus aveugle, mais objet de critique. Il s’agissait de critiquer et de mettre à nu le discours que l’Europe portait et développait sur le monde arabe : à savoir l’orientalisme.

Pour conclure, je dirai que les Arabo-musulmans ont montré un manque d’intérêt vis-à-vis du christianisme et vis-à-vis des langues européennes pour les raisons suivantes :

– La pensée arabo-musulmane a été focalisée sur l’ultime message divin qui, pour les Musulmans, porte dans ses replis la « Vérité absolue ». La « Vérité absolue » est donc là, de leur côté ; alors à quoi bon aller chercher quoi que ce soit ailleurs ? Rien ne justifierait une telle démarche. Toutes les réponses sont énoncées dans le Texte, et il suffit de le déchiffrer. Ainsi on a négligé la Différence. Nous pouvons même dire que cette Différence est exclue, du fait qu’elle ne détient pas la Vérité, ou plutôt que sa Vérité à elle est « falsifiée ». C’est cette « logique » théocratique qui laisse, en fait, la connaissance de l’Autre filer entre les doigts de l’homme arabo-musulman.

– La coexistence confessionnelle. La société arabo-musulmane se compose de plusieurs éléments. Musulmans, Chrétiens, Juifs et d’autres vivent quotidiennement côte à côte. Et grâce à la loi de l’hospitalité, qui imprime la mentalité et l’âme arabo-musulmanes, cet aspect existentialo-social permet aux Musulmans de voir de plus près les rites, les comportements, les mœurs, les habitudes et les traditions tant chrétiennes que juives sur le sol arabe. Une telle coexistence n’éveille pas chez les Musulmans une curiosité quelconque, puisque les autres font partie de leur vie sociale.

– La spécialisation. La structure économique de la société arabe d’antan n’était pas basée sur la production comme ultime valeur. Les rapports de production étaient, dialectiquement, accompagnés par un type de pensée qui nous explique la perméabilité des frontières dans le domaine de savoir. Ainsi s’explique pourquoi l’intellectuel arabe au Moyen-âge est à la fois philosophe, linguiste, grammairien, médecin, juriste, et poète.

– Le manque de centres et d’instituts de recherche libres. L’absence de tels centres traduit, cognitivement parlant, notre misère intellectuelle qui s’ajoute à notre misère sociale, économique et religieuse. Une telle situation ne peut créer que des souffrances, voire des violences. C’est pourquoi, explique Talbi, nous sommes intransigeants avec nous-mêmes comme avec les autres. Tout ce que nous savons sur nous-mêmes vient de l’extérieur. N’est-ce pas là le summum de la dérision ? Les dirigeants arabes accordent beaucoup plus d’importance à la guerre qu’à la pensée, parce que la pensée leur fait peur.

En somme, l’état de la recherche dans le monde arabe est très critique. François Zabbal écrit : « Aujourd’hui, quelques esprits lucides découvrent avec effarement le terrible bilan de près d’un demi-siècle d’indépendances nationales : ici un enseignement sinistré, là un analphabétisme dramatique, et partout un état rudimentaire des sciences et des techniques qui explique la fuite des cerveaux et l’absence d’une quelconque innovation technique ou scientifique dans l’ensemble du monde arabe au cours du XXe siècle. »

– Le manque d’une véritable culture de débat, en raison de la dictature de l’ignorance. Cette dictature conduit directement à toutes sortes d’extrémismes. Talbi écrit à ce propos : « Nous vivons au sein d’une société, dans des conditions qui, de façon générale, refusent le dialogue et ne respectent pas l’autre tel qu’il est et tel qu’il veut être. C’est pourquoi nous finissons toujours par nous affronter de façon violente. »

Suite de notre soirée

« L’occidentalisme. Regards arabo-musulmans sur l’Europe »

avec Bachir BELQAÏD :

Le débat

Une intervention : Merci de cet exposé brillant et concis à la fois, ce qui est une performance. Vous avez fait référence à ce philosophe qui a vécu entre 1058 et 1112, Ghazali, et qui a, le premier, mis en œuvre cette philosophie selon laquelle toute vérité vient du passé, de ce qui a déjà été vécu. Comment se fait-il qu’une civilisation aussi riche que la civilisation arabe ait accepté cette théorie-là aussi facilement ?

Bachir Belqaïd : Je suis incapable d’expliquer ce qui s’est passé. A un certain moment, un ressort s’est brisé. Al Ghazali était le contemporain d’Averroès. Et à son livre Réfutation des philosophes, ou L’incohérence des philosophes, Averroès a répondu par L’incohérence de l’incohérence. Je n’arrive pas à expliquer comment la pensée de Ghazali a dominé, alors qu’Averroès a été obligé de prendre la fuite. Sa pensée s’est développée en Occident davantage qu’en Orient. Il a amorcé la modernité.

Juste après Ghazali, qui a pris la relève ? Des penseurs des idéologies extrémistes, jusqu’à aujourd’hui avec le wahhabisme : le même type de pensée, les mêmes schèmes, le même paradigme. On n’arrive pas à se débarrasser de cette idéologie.

Une intervention : Est-ce que les pouvoirs autoritaires dans le monde arabe ont joué un rôle particulier, pour promouvoir plutôt les idées de Ghazali que celles d’Averroès ? Sachant qu’en Europe c’étaient des pouvoirs autoritaires aussi ; mais il y a eu au XVIIIe siècle des « despotes éclairés », par exemple en Russie : c’étaient de vrais despotes, mais ils ont été aussi les protecteurs de certains philosophes des Lumières, comme Frédéric II avec Voltaire, en Prusse… Voltaire critiquait le christianisme : c’était la religion de l’Europe, son problème, et non pas l’islam. Mais pourquoi l’équivalent n’a-t-il pas eu lieu ? Est-ce qu’on peut accuser les pouvoirs politiques dans le monde arabe d’avoir instrumentalisé une certaine conception de l’islam ? Et pourquoi n’y a-t-il pas eu l’équivalent des despotes éclairés, par exemple dans l’Empire ottoman ? Il a fallu attendre le XIXe siècle pour voir les tanzimat, c’est-à-dire le moment où l’Empire décline, pour qu’il se dise enfin : « Tiens! Il faut peut-être s’inspirer de l’Occident, parce qu’il gagne des batailles alors que nous qui avons la vraie religion, nous les perdons ».

BB : Comme le pouvoir en place n’avait pas de légitimité, sa seule légitimité c’était la religion. Il y a un rapport dialectique entre le prince et le savant. Le savant légitime l’homme politique, et ce dernier se fait le protecteur du savant. Il n’y avait pas d’espace public, ni de contre-pouvoir. Comme le sultan ou le calife n’a pas de légitimité, n’est pas issu de la volonté populaire, il recourt à l’homme de la religion pour que ce dernier lui assure, à partir d’un verset ou d’un hadith, une certaine légitimité. Voilà le problème. Et même aujourd’hui, aucun pouvoir n’est démocratique et tous reposent sur la religion. Qui émet la moindre critique de l’islam, son sort sera scellé.

L’islam coranique, lui, incite à la démocratie, au respect de la volonté populaire, il se marie avec toutes les valeurs modernes comme la démocratie, la laïcité. Mais les régimes en place ne veulent pas de ça ! Et l’Occident encourage aussi cet état de fait, il faut être honnête. Développer la démocratie dans le monde arabe, ce n’est pas possible.

Une intervention : C’est très fort, ce que vous affirmez : « Ce n’est pas possible » ! Est-ce que c’est une affirmation issue de votre réflexion personnelle, ou est-ce que c’est un constat géopolitique, ou économique ?

BB : Cela vient de ma lecture des faits. Regardez, depuis les années 1960, les indépendances : il n’y a eu aucun processus démocratique. Chaque fois qu’il y a eu un début, il a été avorté.

Une intervention : La Tunisie, pourtant ?

BB : Regardez ce qui s’est passé. On est en train de liquider cette révolution qui a débuté il n’y a pas longtemps. Dans les années 1990 aussi, avec les élections algériennes où le FIS a failli prendre le pouvoir, il y a eu une révolution avortée : le seul choix a été ou bien les militaires, ou bien l’islamisme. Et il y a eu un quart de million de morts. Je ne sais pas. Peut-être que la position géopolitique du monde arabe explique cela : c’est une fenêtre sur l’Afrique, sur l’Orient, sur l’Europe, avec en plus des gisements de pétrole et de gaz. C’est un lieu stratégique, donc il ne faut pas de régime démocratique. Pourquoi ? Parce que ce serait une force conquérante et l’Occident (les sociétés multinationales capitalistes, pas les esprits épris de justice en Occident) n’en veut pas.

Le même intervenant : Ça veut dire que ton explication est politique, elle est liée aux rapports de forces mondiaux. Mais ces rapports politiques et économiques, ils s’appliquent aussi à tous les pays dominés, y compris par exemple à des pays d’Afrique non musulmans ou à des pays d’Amérique latine. Or on voit dans les pays d’Amérique latine des formes de démocratie se développer, avec des difficultés et des manques, certes ; et en Afrique plus difficilement encore. Mais il y a là plein de formes d’expression des sociétés civiles qui essaient de secouer les oppressions. Donc il y a un dynamisme démocratique dans des pays qui sont dominés par les puissants. Alors on pourrait se demander pourquoi ça paraît plus difficile encore dans les pays de tradition islamique, que dans d’autres qui sont tout aussi dominés ? Là non plus, les forces dominantes n’ont pas intérêt à ce qu’émergent des sociétés civiles qui contestent l’ordre international. Pourquoi ça peut marcher en Amérique latine ou en Afrique subsaharienne, et ça ne marche pas dans le monde arabo-musulman ? Il y en a (comme Zemmour) qui donnent des réponses (je sais que ce n’est pas la tienne) et qui disent que la nature de l’islam est incompatible avec la démocratie…

BB : De toutes façons, là ou il y a des gisements, des richesses (même en Afrique, au Mali il y a de l’or, de l’uranium…) il y a des problèmes. Mais en fait il y a dans le monde arabo-musulman collusion entre l’Occident et les pouvoirs en place. C’est ça, le problème. Le pouvoir en place en tire profit. Regardez la guerre d’Afghanistan : le président américain de l’époque qualifiait les terroristes de « combattants de la liberté » ! Il a encouragé ce type d’extrémisme, pour mettre des bâtons dans les roues des démocrates. Les talibans, c’est des types qui pensent : il y a Dieu, et puis rien.

L’islam est à l’antipode de ça. C’est une lumière. C’est la raison. C’est la réflexion. C’est le respect. C’est la dignité humaine : « Nous avons honoré l’être humain »… Cette dignité est bafouée dans le monde arabo-musulman. Les prisons sont pleines. Pleines de gens qui, tout simplement, ont réclamé la liberté d’expression, la liberté de la presse ou de conscience. On utilise un type d’islam pour dominer et pour retarder la révolution à venir. Et plus on repousse la révolution, et plus s’accroissent l’analphabétisme et l’ignorance. C’est malheureux. C’est tout.

Une intervention : Tu fais une distinction entre l’islam coranique et l’islam-institution. Pourtant l’islam a des institutions qui sont assez floues, par rapport aux églises chrétiennes avec leurs hiérarchies et leurs dirigeants. Comment se fait-il qu’avec une philosophie religieuse aussi humaniste, puisque tu dis que le Coran est une source de lumière intellectuelle, il n’y ait pas eu dans l’histoire un surgissement populaire et intellectuel de cet islam coranique ?

BB : Il y en a ! Sauf qu’il n’est jamais entendu. Frappé de mutisme de la part des autorités. Oui, je fais la différence entre islam-institution et islam coranique. Quand je dis islam coranique, je désacralise la lecture : qu’on prenne le Coran comme un texte, abstraction faite de la Révélation. Quand on le lit, il y a tout. Le Coran commence par « Lis ! » à l’impératif. Ça veut dire quoi ? Ça veut dire utilise ta raison. Mais ça, on ne le voit pas dans l’islam-institution, d’où la raison est bannie. Dans l’islam-institution, on prend le texte et on dit : c’est comme ça.

La raison amène à réfléchir. Une situation qui date du Moyen-âge, elle ne peut pas être valable aujourd’hui en France. C’est ça qui fait peur aussi. Il y a un axe vertical et un axe horizontal. Sur l’axe vertical, il n’y a rien à ajouter : il y a Dieu et le Prophète, point barre. Mais l’axe horizontal, c’est le jeûne, la prière, etc., on peut l’aménager dans un contexte laïque comme celui de la France. Rien n’empêche l’islam d’épouser le contexte laïque. L’islam-institution, non : il amalgame. Il prend un texte qui date du Moyen-âge et il décrète qu’il est valable en tous temps et en tous lieux. C’est ça, la différence. L’islam coranique, lui, est ouvert, éclairé.

Voici un simple exemple : le jeûne. Posez la question à un musulman dogmatique : Si quelqu’un mange, et interrompt ainsi son jeûne, que doit-il faire ? Il vous répondra : « Ah, là, tu as mangé exprès, tu vas le rendre par deux mois de jeûne successifs, ou bien nourrir soixante pauvres ». Or, dans le Coran, il n’y a rien de tout cela. Si vous mangez en période de jeûne, vous pouvez rendre le jour où vous avez mangé, ça suffira. [Vous pouvez ajouter un jour de jeûne. NDLR]. Eh bien, cet islam des Lumières, on n’en veut pas. On veut que les gens soient bêtes, qu’ils le restent, et que le pouvoir en place en tire profit.

Une intervention : J’ai l’impression que tu définis une sorte d’islam laïque. Pendant la révolution arabe en Tunisie, on a vu un graffiti qui proclamait : « islaïque » ! Ça pose une question de fond à mon avis, qui est celle de la laïcité telle qu’on la connaît, nous, c’est-à-dire la séparation entre l’Église et l’État. Je dis l’État ; mais quelle serait cette relation entre la religion et la société civile, une société qui gère elle-même, qui auto-organise ses propres activités ? Voilà, j’essaie de comprendre cette relation entre laïcité et islam.

BB : J’ai abordé ça dans mon livre Réflexions sur la laïcité arabe. L’islam est par nature, par principe, laïque. Il n’y a pas de clergé. L’islam est une religion individuelle, personnelle, parce que personne ne doit rendre quoi que ce soit à quelqu’un d’autre. Chacun est responsable devant Dieu seul.

Mais il y a un procès d’intention, parce que les islamistes ou les théoriciens des pouvoirs en place ont associé laïcité et athéisme, et ont combattu la laïcité par ce biais-là. Selon eux, laïcité, ça veut dire athéisme, la fin de la religion ! Ça, c’est l’ignorance, c’est l’analphabétisme et l’absence d’un mouvement critique comme l’ont été les Lumières européennes. Si cela avait existé, cela aurait fait un travail sur les esprits et aurait protégé la société civile contre les pouvoirs en place. C’est l’absence de ce mouvement, qui a causé tant de malheurs.

Ma lecture du Coran, c’est que l’homme est libre. Libre de croire ou de ne pas croire. Il est responsable de ses actes.

Le même intervenant : Le Coran serait un texte laïque ? [BB : Oui !] Mais moi, je voulais dire que quand on se sert d’un texte religieux pour gérer les affaires de la société, on n’est plus dans le domaine personnel mais dans celui de la politique. Par exemple, en Israël, qui s’appelle « l’État juif » malheureusement, la religion est la base des conduites et des politiques.

BB : Oui, c’est tout simplement de l’instrumentalisation, parce que la religion ne gère pas la société. Il y a même un hadith qui dit que les compagnons ont interrogé le Prophète, pour lui demander comment gérer la société plus tard, après son décès. Et celui-ci leur a répondu : Vous êtes plus compétents que moi pour gérer vos affaires d’ici-bas.

Une intervention : Dans le fond, c’est une question de pouvoir. Toutes les religions ont une prétention à régler la vie de chacun. Non seulement la vie sociale et politique, mais la vie personnelle, familiale, sexuelle, la nourriture, etc. Est-ce que ce n’est pas quand les religions ont abandonné peu ou prou ce pouvoir-là, qu’elles ont permis aux sociétés d’évoluer et de se moderniser ? Et dans ce cas, pourquoi l’islam n’a pas réussi à renoncer à ce pouvoir ?

BB : Tout simplement, il n’a pas connu la démocratie. L’islam s’est développé dans un périmètre de despotisme. Regardez l’Histoire : depuis la mort du Prophète en 632 jusqu’à nos jours, la succession des pouvoirs s’est faite dans le sang. Des coups d’État. En 632 déjà, il y a eu un coup d’État. On n’a jamais connu un passage pacifique du pouvoir. Et chaque nouveau pouvoir, quand il s’installe, prend soin du religieux qui va le légitimer. Parce que l’accès au pouvoir est illégitime. Au fond, ils s’en foutent, de la religion.

Une intervention : Ça veut dire qu’il n’y a que l’Occident, qui permettrait à la fois la pire des oppressions et la meilleure des libérations ? Il n’y aurait, suivant ta logique, que l’Occident qui aurait réussi à sortir du monde de l’ignorance, du despotisme ?

BB : Qu’est-ce que ça veut dire, l’Occident ? C’est une catégorie vide de sens. En Occident il y a des gens différents, et jaloux de leurs différences. Il y a des labos, des grandes universités, des avancées culturelles partout. Il y a des acquis humains qui sont un bien commun, pour tout le monde. Pourquoi les immigrés n’arrivent-ils pas à transporter ne serait-ce qu’une idée là-bas, et la faire fructifier, comme on sème du grain ? Je le regrette.

Mais regardez l’Espagne musulmane, celle d’Averroès, héritière du patrimoine grec, de l’apport perse… L’Occident, pour moi, ça ne veut rien dire. Ou à la rigueur, par commodité, on peut dire que c’est un espace géographique.

Une intervention : Pour sortir de ce rapport binaire Occident / Orient qui est un piège, est-ce que tu pourrais rappeler les moments de la pensée arabe où il y a eu une ouverture qui s’esquissait, par exemple le mouvement des mutazilites ? Et la place de cet islam coranique dont tu parles, au sein de la Nahda ? Ces moments où une rationalité propre au monde arabe a essayé d’émerger, indépendamment de l’Occident parfois. Peut-être pas pour la Nahda ; mais les mutazilites, c’est sûr qu’ils étaient indépendants de l’Occident.

BB : Les mutazilites étaient les rationalistes de l’islam, et grâce à eux l’empire abbasside a atteint son apogée (cette dynastie a gouverné au nom de l’islam, de l’Orient jusqu’au Maghreb, de 751 jusqu’en 1258, où il a été détruit par les Tatars mongols). Mais en 848, le calife manipulé par les fuqahâ a banni les mutazilites et leur a fait subir une forme d’inquisition. Puis notre « ami » Ghazali a pris la relève ! Au XIXe siècle, il y a eu une ouverture relative sur l’Occident et on a commencé à espérer. Il y a eu, par exemple au Maroc, plusieurs réformes à l’occidentale, avec les débuts d’une vie politique des partis. Mais en 1952, avec l’arrivée des nationalistes au pouvoir, cela a pris fin. Ils ont tout détruit. Parti unique, à la stalinienne, jusqu’à nos jours. En Algérie par exemple, le FLN est toujours au pouvoir. En Irak, c’est la même chose. En Syrie, c’est le père puis son fils. Et pourtant il y a eu cette période, entre 1800 et 1950, avec une certaine pensée libre, la presse qui commençait à se développer, et les balbutiements d’une démocratie ; mais après, on a tout liquidé. L’histoire s’est répétée, comme avec les mutazilites. En 1925, pendant cet âge libéral, il y a eu un livre d’un intellectuel égyptien qui osait critiquer la religion, dire que le califat n’a rien à voir avec la religion, que l’islam n’est pas le fondement du pouvoir… Aujourd’hui, on ne peut plus écrire ce type d’ouvrages. Il y a une régression. Le Liban, c’était le Paris de l’Orient. Les maisons d’édition, la presse, les intellectuels : ça bouillonnait… et regardez aujourd’hui l’état dans lequel il est, le Liban ! C’est malheureux.

Une intervention : On dit que la laïcité à la française est souvent perçue, dans les pays musulmans, comme une guerre larvée contre la religion. Est-ce que c’est un sentiment partagé par les croyants ordinaires, dans ces pays ?

BB : La laïcité est une chance pour l’islam. La laïcité nous montre le vrai visage de ceux qui nous gouvernent. Mais cette chance, on ne veut pas nous la laisser, et le pouvoir explique que la laïcité veut éliminer l’islam, alors que c’est faux. Un intellectuel, le réformateur égyptien Mohammed Abduh, est venu en France (il est mort en 1905, l’année même de la séparation de l’Église et de l’État en France) et a dit : « Ici à Paris il y a des musulmans sans l’islam ; et là-bas au Caire il y a un islam sans musulmans ». Cette formule résume tout, elle résume le drame de l’islam. L’islam peut se marier avec la laïcité, pas de problème. Ce sont certains musulmans qui posent problème, ce n’est pas l’islam ; c’est leur lecture qui pose problème. Le livre est muet, il ne parle pas. C’est les gens qui le font parler. Et leur mentalité est moyenâgeuse. Comment se fait-il que dans les universités musulmanes, on n’enseigne pas l’ethnologie, la sociologie, l’anthropologie, la psychologie ? Parce que ces approches sont libératrices. Dans ces universités, on enseigne le Texte et ses commentaires, et les commentaires sur les commentaires, et les commentaires sur les commentaires des commentaires. Je trouve que c’est malheureux. Pourquoi on n’enseigne pas une théologie de l’altérité ? Pourquoi on n’enseigne pas le judaïsme et le christianisme ? Ici, en Occident, il y a des intellectuels non musulmans qui s’efforcent de comprendre l’islam. Pourquoi n’y a-t-il rien dans l’autre sens ? Voilà des questions que je me pose depuis que je suis tout petit. J’ai lu le Coran, et il n’y a rien qui empêche d’étudier l’autre et de le respecter, tel qu’il est, ou tel qu’il veut être. Le respect de l’autre, c’est la base ; et aujourd’hui cela s’appelle les Droits de l’Homme. Les autres aussi, ont été créés par Dieu ; donc la moindre des choses, c’est de leur accorder le droit de vivre.

Une intervention : Tu évoquais tout à l’heure le coup de frein qu’il y a eu dans l’empire ottoman, après l’invention de l’imprimerie. On connaît le rôle de l’imprimerie dans la diffusion des idées. Sais-tu si dans l’empire ottoman les chrétiens, car il y en avait beaucoup, autochtones ou venus d’Occident, avaient la possibilité d’imprimer ? Ou bien s’il y avait des livres venus d’Occident ?

BB : Je ne sais pas. Je sais que l’expansion de l’imprimé est venu tard, en Égypte au XIXe siècle. Un très bon livre que je vous conseille et qui parle de ça : Civilisations. L’Occident et le reste du monde, de Niall Ferguson. C’est à lire pour comprendre comment l’Occident a acquis une telle force, et comment les autres (Chine, monde arabe, Afrique) ont été dominés.

Une intervention : La question de départ que tu posais, Bachir, était : « Pourquoi n’y a-t-il pas de discours structuré du monde arabe sur l’Occident ? » C’est peut-être tout simplement parce que l’Occident est dominant. Donc son discours est dominant.

BB : Dominant, oui. Mais le premier écrit chrétien (byzantin) sur l’islam date du VIIe siècle : Jean Damascène a vécu à la cour des Omeyyades, et il qualifie l’islam de secte. Sa critique est acerbe. Et après, au fur et à mesure, il y a eu la traduction du Coran, etc. et enfin se met en place, fin XVIIIe– début XIXe siècles, une institution avec des spécialistes. C’est ce que j’appelle un discours, et c’est effectivement lié à un rapport de forces. On envoie sur le terrain des spécialistes qui collectent des renseignements.

Mais ce type d’enquête, on le voit aussi chez Ibn Fadlân, qui est parti chez les Bulgares et chez les Russes faire une sorte d’enquête anthropologique, ethnologique, ou sociologique. Il notait tout. Mais il n’y a pas eu de suite, contrairement au discours occidental. La branche qu’on appelle « littérature de voyage » arabe n’a pas eu de suite. Fin XVIIIe – début XIXe siècles, pas mal de voyageurs arabes se sont rendus en Europe ; mais après, plus rien.

On ramasse les informations, on les livre aux spécialistes qui tissent un discours, et ce discours se répand. C’est comme le système capitaliste de production : il y a la matière, on la sort (on l’extrait), on l’usine, on la met sur le marché. Et voilà comment se construit l’image de l’autre.

Une intervention : Au début du XIXe siècle, il y a eu des saint-simoniens, des gens qui ont créé le capitalisme, et qui pour certains sont allés en Orient pour affaires, se sont convertis, et s’y sont établis. C’étaient des élites industrielles.

BB : Oui, il y a eu des élites converties. Prenez Louis Massignon, qui a fait un travail formidable sur l’islam et qui a découvert le soufisme et les grands soufis qui ont osé s’attaquer aux pouvoirs en place, à l’orthodoxie. Al-Hallâj, par exemple, qui disait : « Je suis la vérité ». C’est un blasphème, pour le pouvoir en place ! Le calife est le lieutenant de Dieu sur Terre, et la formule de Hallâj balaye cette idée. On l’a crucifié en 922. Massignon, professeur au Collège de France et converti, fait le rapprochement entre Jésus et cette manière de vivre l’islam : le soufisme.

Une intervention : [s’adressant au précédent intervenant] : Ainsi, selon toi, des figures saint-simoniennes du premier tiers du XIXe siècle partent en Égypte et en reviennent converties, et seraient donc à l’origine de la mise en place d’un certain esprit du capitalisme ? La question est donc : Est-ce qu’ils se sont nourris de ce passage en Orient pour cela ? C’est très compliqué ! D’abord, a-t-on des comptes-rendus écrits de leur part ? Comment ont-ils perçu la société égyptienne ? Ces intellectuels n’ont-ils pas perçu les choses de façon idéaliste, romantique ? On est en plein dans l’orientalisme romantique. N’ont-ils pas perçu plutôt une abstraction coranique, et mis les sociétés arabes réelles qu’ils ont rencontrées sous une sorte de cloche transcendantale, plus coranique que le Coran lui-même ? C’est un phénomène qui a été fréquent. Chez les orientalistes, c’est fréquent : ne pas percevoir les sociétés réelles, mais les voir à travers une projection faite de grands modèles abstraits, comme « le Coran », « l’Islam »… On entend encore des gens parler comme ça.

Ou bien, est-ce l’aspect populaire du commerce arabe qui les a intéressés, cette fluidité dans les échanges ? C’est très compliqué, de répondre à ta question ! Je pense que ces élites s’inscrivaient dans l’orientalisme romantique et cherchaient un supplément d’âme à leur occidentalité en crise. Parce qu’il y a ça, aussi : le voyage en Orient pour aller chercher là-bas ce qu’on a perdu ici. A savoir une spiritualité, et le saint-simonisme est épris d’une certaine spiritualité… associée, certes, à la matérialité marchande.

Une intervention : Il me semble qu’il y a eu en Égypte un début de modernisation, à peu près au même moment que le Japon…

BB : Oui, il y avait une volonté de moderniser l’Égypte, chez Mehemet Ali.

Une intervention : Il y a un livre intéressant de Maxime Rodinson, Islam et capitalisme. On considère souvent que les origines de la civilisation arabo-musulmane sont essentiellement commerçantes. Dans le Hedjaz de l’Arabie du VIIe siècle, c’est le commerce qui est la structure sociale fondatrice de ce qui va s’appeler l’islam : une religion de commerçants, peut-on dire pour simplifier.

BB : Oui, le Prophète lui-même était un commerçant.

Une intervention : Une petite question pour finir. Aujourd’hui en France, Bachir, y a-t-il d’autres personnes qui creusent cette réflexion ? Connais-tu d’autres personnes comme toi, dont on pourrait lire les livres ? Ou au contraire, te sens-tu seul ?

BB : Dans mon Limousin indépendant, je suis tout seul ! [rire]. Il y a certainement d’autres personnes, mais je n’ai pas de contacts avec un groupe de recherche ni avec un cercle de réflexion. Je mène mon bateau tout seul.

Je me rappelle que quand je me suis inscrit à l’ANPE pour trouver du travail, j’ai donné mon CV, et une dame m’a dit : « Vous avez tout ça, tout ce capital ? C’est dommage… » Et en sortant, je me suis dit : « Oui, ce capital il ne faut pas le laisser dans un tiroir. » Comme je n’ai pas trouvé de poste pour enseigner, j’ai investi dans l’écriture.

Ce sont des sujets d’actualité, sur lesquels j’écris. Pour l’instant, j’ai de bons retours. (Et aussi des insultes, des messages de haine sur internet, mais, bon…) Il y a sur moi des articles encourageants, je fais des interviews. Je ne peux pas espérer mieux.

Merci à tous.

Compte-rendu : MG

Que fait-on de la Préhistoire ?

Soirée-débat du jeudi 16 décembre 20h30, salle… …

Que fait-on de la Préhistoire ?

Usages idéologiques et psychologiques

des savoirs et de l’imaginaire préhistoriques

Corrézien, chercheur en littérature, militant et thérapeute, auteur de l’essai Le Roman préhistorique* qu’il présentera pendant la soirée-débat, Marc GUILLAUMIE s’intéresse depuis une trentaine d’années à ces récits de fiction, dont La Guerre du feu est le prototype pour le grand public francophone, et qui mettent en scène la Préhistoire.

Au-delà du roman, cet imaginaire irrigue aussi la publicité, les chansons, les livres de littérature jeunesse, les BD, les séries, les sites, les films… et même des tableaux, des dioramas, des figurines, des jouets, des statues, des timbres-poste, des musiques, des danses ! Cette rêverie préhistorique diffuse est donc très présente dans le monde moderne, sous de multiples formes dont le livre retrace l’histoire depuis le XIXe siècle jusqu’à nos jours, en illustrant son propos à l’aide d’une riche iconographie.

Depuis plus de cent cinquante ans, des scénarios et des images se répètent, avec assez peu de variations. Plagiés, démarqués, ressassés, adaptés, mis au goût du jour, ils remplissent forcément des fonctions sociales. Lesquelles ?

Il ne s’agit pas de dénoncer les supposées « erreurs scientifiques » des romanciers, des cinéastes et des artistes (comme l’ont déjà fait de nombreux préhistoriens), ni inversement de saluer une prétendue « vérité scientifique » du roman (comme l’ont fait d’autres préhistoriens). Il s’agit de prendre sérieusement ces fictions pour objet d’étude, et de les prendre pour ce qu’elles sont : elles n’ont peut-être pas grand-chose à nous apprendre sur la Préhistoire, mais beaucoup à nous apprendre sur l’époque moderne qui les produit.

***

C’est sur un aspect particulier de cet imaginaire, que Marc Guillaumie insistera pendant la soirée-débat : que fait-on aujourd’hui de la Préhistoire, dans notre monde ? C’est-à-dire : la Préhistoire, « à quoi ça sert ? » ou encore : « comment l’utilise-t-on ? » voire « comment la déforme-t-on ? » et « que lui fait-on dire ? » à elle qui, par définition, ne dit rien.

Cette science apparemment gratuite, ou plutôt cet ensemble disparate de savoirs et de représentations, est en réalité un lieu de vives tensions, de contradictions, de conflits autour d’enjeux importants. Nationalisme et universalisme, pseudo-darwinisme, racisme, sexisme et féminisme, mépris social et progressisme, classement implicite des genres (genres littéraires, genres des individus), critique et défense de la vulgarisation scientifique, écologie et « nouvelles spiritualités », sensibilités nouvelles et nouvel ordre moral, pyramidologie, soucoupisme et complotisme, futurologie et New Age, régression infantile et fantasmes de toute-puissance… Tout cela se situe aux carrefours de l’épistémologie, de l’histoire des représentations, de la politique, de la littérature et des mythes, de la psychologie et de la sociologie des croyances.

En ce moment où (face aux plus répugnantes falsifications historiques, qui acquièrent droit de cité médiatique) on interroge légitimement le « roman national » et tous les « grands récits », la Préhistoire semble bizarrement rester dans un angle mort des débats. Comme si elle était neutre. Comme si c’était « de la science », et rien d’autre.

(*) Marc Guillaumie, Le Roman préhistorique. Essai de définition d’un genre, essai d’histoire d’un mythe,

Bordeaux : éd. Fedora, 2021, 518 p.

Suite et fin de la soirée Que fait-on de la Préhistoire ? Avec Marc Guillaumie

Préhistoire et aliénation

On le voit : la Préhistoire sert à tout ce qu’on voudra. Dans les exemples que je viens d’évoquer, il s’agit moins de progrès des connaissances que d’aliénation au contraire, dans un double sens : psychologique et marxiste. Perdre la raison, perdre une vision claire de ses intérêts de classe. En effet, quel est le grand absent parmi tous les enjeux que je viens d’évoquer ? Foi et scientisme, relativisme, nationalisme, racisme et anti-racisme, sexisme et pseudo-féminisme, occultisme et New-Age, etc. On perçoit bien l’effacement de l’enjeu politique central au profit d’un progressisme soft, anti-raciste, féministe, écolo, non-violent : une « bien-pensance », dirait l’extrême-droite ! La société des chasseurs-cueilleurs serait égalitaire, non violente, respectueuse de la nature… En réalité, ces pauvres paléolithiques sont chargés de dire les rêves de notre société, davantage que la réalité de la leur.

[IMAGES : Couverture des romans de Jean M. Auel (1991) ; couverture d’un livre d’Attilio Mordini sur « le mystère du yéti à la lumière de la Tradition biblique » (1987) ; planche de BD d’Emmanuel Roudier mettant en scène le chamanisme préhistorique supposé (2012)]

Mais il y a d’autres discours que le « politiquement correct ». Je n’ai pas le temps de développer sur la publicité, qui fait pourtant un usage énorme de la Préhistoire. Et quelle plus belle machine à aliéner, que la publicité ?

Il y a aussi le discours cynique de la droite libérale. Là, le ton change. Cette droite refuse le rousseauisme mièvre que je viens d’évoquer. Le balancier revient du côté de Hobbes, comme au XIXe siècle. Cette Préhistoire-là est présente en filigrane chez Michel Houellebecq ; plus explicitement chez Bernard Werber et chez l’essayiste Yuval Harari, contre lequel le précédent invité du cercle Gramsci, Hervé Kempf, nous a mis en garde à juste titre. Harari et sa fresque grandiloquente qui va d’Homo sapiens à Homo deus, et qui inspire les fantasmes « transhumanistes » les plus sots.

La Préhistoire, “roman familial” de l’humanité

La question « Que fait-on de la Préhistoire » signifie aussi : « En quoi la transforme-t-on ? » Au plan collectif, on en fait un vaste récit, sans cesse retravaillé. Scénarios et images sont indéfiniment retravaillés, remis au goût du jour pour qu’on y croie : c’est le propre du mythe.

J’ai déjà souligné le rôle de la fiction, dans ce travail du mythe. Hervé Kempf insiste sur l’importance de la science-fiction chez les super-riches, les survivalistes, les terraformistes, etc. Ici, la fiction crée du réel : la SF ne transforme certes pas Mars en planète bleue, mais les lecteurs de SF terraformiste déplacent dans ce sens des masses d’argent. Et j’ai essayé de montrer que le roman préhistorique est lié à la SF.

Il n’y a pas que la fiction. La construction d’un “grand récit” cohérent mobilise toutes sortes d’acteurs sociaux. Des vulgarisateurs par exemple : loin d’exposer au public les questionnements scientifiques, le plus souvent la vulgarisation exhibe des réponses toutes faites, qui dès lors ne peuvent être qu’un catalogue d’idées reçues. Par exemple les « reconstitutions » d’humains préhistoriques (les plus belles sont celles d’Elisabeth Daynès) illustrent la nouvelle doxa : un Neanderthal fraternel, souriant, qui nous regarde en face, a remplacé le Neanderthal stupide et violent des « reconstitutions » de jadis. Il s’agit de démonétiser les représentations brutales ou misérabilistes du XIXe siècle… C’est très bien ! Je dis seulement qu’une vision univoque en a remplacé une autre, et que cette vulgarisation-là bannit tout questionnement. Jamais vous ne verrez, côte à côte, deux représentations différentes du même humain : l’un souriant, l’autre brutal… Or (comme dans le cas du mammouth mourant) ce que voit le public, c’est l’attitude, la mimique, le geste, et non pas les minuscules détails « scientifiques » de l’ossature. C’est un message idéologique qui est transmis principalement, et non un message scientifique. Non pas que la vulgarisation en soit incapable ; mais elle s’y refuse ; pour plaire il faut éviter de poser des questions, et se conformer aux idées reçues du moment. C’est le retour du « bon sauvage » du XVIIIe siècle. Il y a certes des remises en cause de cette doxa1. Les ajustements, les reprises, les reniements, les relectures, les réinterprétations sont la vie même du mythe. Ce dernier n’est jamais un texte isolé, fixé ; c’est un tissu sans cesse retissé. Pour Lévi-Strauss, le mythe n’est vivant que par ses variantes.

Nos ancêtres vivaient indolents dans la forêt tiède. Dépossédés par un changement climatique, ils durent se redresser sur la savane et affronter les fauves. Puis, dans le blizzard glaciaire, leurs vaillants descendants taillèrent le silex, chassèrent le mammouth, inventèrent l’art et le sacré… Voilà d’où nous venons !

Ce récit dramatique et héroïque est seulement l’une des variantes du mythe (la plus courante). Comme tous les mythes, il révèle les origines et donne des leçons implicites : ici leçon de courage, de fierté, de souci écologique… Loin d’être une histoire qui concerne vraiment les préhistoriques, le mythe s’adresse aux humains d’aujourd’hui. (Quant au Néolithique, il présente lui aussi une morale : « Travail, famille, poterie ! » s’amuse à juste titre Darmangeat).

Ce désir de se créer des ancêtres héroïques ressemble à celui du petit enfant, qui invente ce que Freud appelait un « roman familial ». Il se rêve bâtard ou enfant trouvé. À la place de ses parents, il en imagine d’autres, qui lui conviennent mieux. Et nous, hommes modernes qui avons perdu l’Éden en abandonnant nos références religieuses, il faut bien que nous fabriquions un mythe de remplacement !

La Préhistoire comme rêverie

et comme « rêvasserie »

Que fait-on de la Préhistoire, et que nous fait-elle ? Au plan individuel, la Préhistoire nous plonge dans une “longue rêverie engourdissante” (Jules Renard). Car il n’y a pas que la manipulation, l’aliénation organisée que je viens d’évoquer. Il y a aussi la sincérité de l’émotion, par exemple chez Éric Chevillard, Daniel De Bruycker ou Jean Rouaud, qui lui ont consacré de très beaux romans2. Non pas des aventures préhistoriques, mais des récits qui développent cette rêverie qui nous saisit quand nous pénétrons dans les cavernes, quand nous découvrons des objets, quand nous regardons ces peintures énigmatiques. Cette communion, peut-être rêvée, avec les artisans d’un passé abyssal.

Cette rêverie est orientée vers le futur : voyez les premières images de 2001 L’Odyssée de l’espace de Kubrik. La Préhistoire touche à la métaphysique : c’est l’essence de l’Homme, qui est en cause.

Mais c’est aussi une hypnagogie, une régression, une forme d’auto-hypnose… Un opium de l’athée ? Une « rêvasserie » : c’est le mot de Donald Winnicott, traduit par J-B Pontalis et repris par Serge Tisseron. Parmi les psychanalystes, Sigmund Freud, Sandor Ferenczi, Carl Gustav Jung évoquent cette rêvasserie, qui nous saisit quand nous nous laissons aller dans le gouffre obscur de la Préhistoire, et qu’on pourrait situer entre “sentiment océanique” et fantasmes infantiles de toute-puissance.

[IMAGES : l’image de Glauger illustrant l’idée générale de Préhistoire dans le livre de Hettinger (1906) ; la couverture de La Guerre du feu adaptée en BD par Roudier (2013) : le héros, devant un mammouth qui semble le protéger, brandit le feu]

Cette image de Glauger, je l’ai surnommée « Bienvenue dans l’utérus » tant elle me semble appeler à grands cris une lecture psychanalytique ! Quant à la magnifique image de Roudier, on peut l’interpréter comme une exaltation prométhéenne de la technique : l’homme maîtrise le feu et s’impose à la bête. Mais on peut aussi y voir, inversement, la gigantesque masse sombre de l’animal qui domine le technicien viril : anima et animus. Ou encore : derrière la conscience, l’inconscient.

Très intéressante est la reconnaissance progressive d’un art, aujourd’hui.3 Des images de la Préhistoire créées par des peintres, des sculpteurs, des céramistes depuis 150 ans, et qui ont longtemps été considérées comme documentaires (donc détruites en masse, comme obsolètes, chaque fois que les théories scientifiques changeaient), peu à peu sont reconnues comme de vraies créations. Mais c’est très récent.

Un dernier mot sur le XIXe siècle. Je veux insister sur la nécessité de ne pas juger, quand on essaye de comprendre. Je préfère évidemment Charles Darwin, Jules Michelet et Elisée Reclus à Cuvier, Broca, Le Bon, et mille autres… mais c’est presque une question de personnes. À mon avis, il est impossible d’échapper complètement à l’idéologie de son époque. Par exemple Louise Michel, qu’on ne peut vraiment pas soupçonner de tiédeur révolutionnaire (!) prend pitié des « pauvres Nègres » sur un ton qu’aujourd’hui on trouverait paternaliste4… Sommes-nous certains nous-mêmes d’échapper à des biais que nous ne voyons même pas, et qui, je l’espère, sauteront aux yeux de nos petits-enfants ? Il ne sert à rien de distribuer les bons points, les mauvais points.

***

En conclusion, la préhistoire n’est pas une activité gratuite, ni un savoir neutre. Elle est sans doute (pour la plupart des savants qui s’y livrent) une recherche désintéressée et honnête, mais elle fait quelque chose dans notre monde. La Préhistoire fait quelque chose, on en fait quelque chose, elle “sert à” quelque chose… à tout un tas de choses ! À des choses mal coordonnées entre elles, voire contradictoires. Je résume ce qui me paraît certain :

– la préhistoire n’est pas déconnectée de notre monde, bien au contraire. Mais pour faire tout son effet, il importe qu’elle passe pour telle : exotique, gratuite, un peu « ailleurs » comme le professeur Nimbus ;

– ni au XIXe siècle ni aujourd’hui, les romanciers et les artistes ne sont plus naïfs que les savants. Ils le sont même plutôt moins. Mais eux aussi, pour paraître sérieux, doivent jouer un jeu pervers : la soumission ostentatoire de la fiction à la science est une condition de sa réussite. C’est en passant pour respectueux des faits scientifiques, que les artistes, les cinéastes et les romanciers se font en réalité les meilleurs chantres de l’idéologie ;

– la Préhistoire imaginaire sert de multiples intérêts : libéraux, nationalistes, racistes, sexistes, etc. mais elle a beaucoup de mal à être progressiste sans être niaise. La fiction, la vulgarisation préhistorique et les interventions médiatiques des savants réécrivent sans cesse l’épopée de l’espèce, dans un grand rêve éveillé collectif, à la fois séduisant et capable de tout expliquer, tout illustrer, tout justifier… même le pire.

L’OBJET DE LA SCIENCE

Une remarque générale que je n’ai pas eu le temps de développer pendant la soirée. Je me permets de l’ajouter ici :

L’opposition entre “scientifiques” et “littéraires” est récente. On peut la dater des XVIIIe-XIXe siècles, avec la naissance des sciences expérimentales et surtout, à mon avis, avec les premières retombées économiques de l’approche expérimentale (d’abord dans l’agriculture : les physiocrates ; puis dans l’industrie). Dès lors, “la Science”, c’est du sérieux ! (c’est-à-dire : du fric). Tout le reste devient décoratif.

Cette dichotomie n’a guère de sens pour l’analyse des fictions. Mais elle a beaucoup de sens dans le micro-champ scientifico-médiatique, où le sérieux apparent se mesure à la proximité des sciences dites “dures”, donc la distance aux sciences humaines et à tout ce qui pourrait passer pour “littéraire”. Ce besoin de marquer une telle distance, chez des “scientifiques”, est révélateur d’une position dont l’occupant sent obscurément qu’elle est menacée.

En effet, un préhistorien spécialiste d’art rupestre peut paraître moins “scientifique” que son ou sa collègue spécialiste de l’outillage, et tous deux moins scientifiques que les spécialistes des modélisations mathématiques ; eux-mêmes enfoncés par les spécialistes des génotypes ou de la cladistique de la faune ; ces derniers regardés de haut par les paléontologues et géologues spécialistes de l’ère secondaire et des dinosaures ; lesquels sont méprisables aux yeux des “vrais” géologues… Surtout si ces derniers produisent des résultats chiffrés et une imagerie utilisant l’informatique, dont la fonction est souvent d’intimider plus que d’expliquer.

Comme le disaient les astronomes à leur collègue biologiste, dans le film Seul sur Mars : “La biologie, c’est pas une vraie science !” Ils disaient cela pour le taquiner, mais c’est révélateur. D’ailleurs, cette remarque peut redescendre le long de la chaîne des sciences qui se respectent : les biologistes la renverront aux zoologues ethologistes, qui la renverront aux psychologues…

Comme si, au fond, il n’y avait qu’une science : les mathématiques (qui sont la science de quoi ?) et à la rigueur la physique des particules et l’astrophysique. Tout le reste serait plus ou moins “mou”. Ainsi, plus son objet s’éloigne de la réalité sensible, et plus une science serait “scientifique”. Il y a là une part de nécessité méthodologique, car les sciences sont souvent “contre-intuitives”. Mais il y a aussi une part de posture, et en dernière analyse une part de défense des positions.

Mon camarade le physicien Hubert Krivine, dans sa définition de la science donnait (à tort) comme contre-exemple l’anthropologie raciale du XIXe siècle… Mais elle était scientifique ! C’est cela, le drame ! « Réfutable », elle répondait aux autres critères qu’indique Karl Popper : prédictibilité, compatibilité avec les autres sciences de l’époque, etc. Les méthodes étaient scientifiques. Le vrai problème, c’est l’objet de cette science (les « races » humaines), objet postulé comme réel… Que dis-je ? Même pas postulé explicitement : évident. Objet assigné à la science. Objet qui ne provenait pas du « champ » scientifique, mais des faits politiques et sociaux.

Si je traçais dans cette salle une ligne imaginaire, je pourrais vous séparer en deux groupes, et mesurer des moyennes : différences physiques entre le groupe A et le groupe B. J’en trouverais, ça ne fait aucun doute. Je pourrais créer ainsi une race A et une race B avec chacune son physique, ses aptitudes, et pourquoi pas sa mentalité. Ça ferait rire, parce que ce serait visiblement arbitraire. Mais un objet comme « les Noirs » était aussi arbitraire, et pourtant donné comme évident. Cette évidence relevait du fait colonial. Les savants avaient pour mission d’étudier « scientifiquement » un objet, désigné non pas par la science mais par les dominants. Comme aujourd’hui la catégorie a priori « jeunes de banlieue » est étudiée par des sociologues.

Ce qui a mis fin à l’anthropologie raciale, ce n’est pas un constat scientifique : « Chers collègues, nous avons bien cherché, et nous concluons que les races n’existent pas »… Non, « il n’y eut jamais de critiques de fond de l’anthropologie physique venue des anthropologues eux-mêmes ».5 Ce qui a donné un coup d’arrêt à cette science, c’est la déroute du nazisme. Après 1945, et heureusement, il a été soudain mal vu de classer les «  races ». Ainsi des pseudo-évidences sociales avaient créé l’objet de cette science, et d’autres faits sociaux et militaires l’ont brusquement retiré à la science.

Un autre exemple très différent, mais qui va dans le même sens : la définition des nombres, question vertigineuse. Qu’est-ce qu’un nombre ? Je me réfère à un livre qui n’est pas de la haute mathématique, mais de la vulgarisation sérieuse.6  Après avoir cité à ce propos Frege, Cantor et Bertrand Russell sans parvenir à conclure, les auteurs jettent l’éponge : « les nombres sont des archétypes qui appartiennent à l’inconscient collectif ». Ainsi l’objet des mathématiques, ou l’un de ses objets ou de ses outils7 favoris, ne relève pas des mathématiques mais de la psychanalyse, et précisément de Jung, dont on aura reconnu ici le vocabulaire ! Après ça, allez faire confiance aux sciences « dures » !

Je plaisante. Malgré toutes ces remarques je refuse, comme dit Gilbert Durand, d’« aliéner une quelconque part de l’héritage de l’espèce » : ni l’objectivité, ni l’intériorité et l’illusion créatrice. Ni la faculté de contacter le réel, ni celle de lui échapper, fût-ce pour mieux revenir à lui et créer autre chose. La tendance incarnée aujourd’hui par Isabelle Stengers ou Bruno Latour est trop séduisante pour être honnête. Constructivisme radical, anti-objectivisme… Vieilles sirènes de l’idéalisme.8 La réalité n’existerait pas, ou bien (ce qui revient au même) nous serions incapables de la connaître. La science ne serait que le résultat des rapports de forces au sein d’un laboratoire, ou qu’une mise en récit. Qui identifie ainsi science et roman, je me demande s’il comprend grand-chose au roman. Quant à la science…

Le relativisme est un scientisme malheureux, déçu, et au fond peu sincère. Tout ou rien : si la science n’est pas reine, alors elle n’est rien ! boude-t-il. « Unidimensionnels » selon le mot de Marcuse, nous ne pourrions pas contacter la réalité qui est pourtant devant nous et en nous, accessible par l’intellect, bien sûr que si, mais d’abord par ce qu’il y a en nous d’animal et de divin, par notre souffle, par la poésie et par la transe. Par la contemplation. Par le travail.

compte-rendu          : MG.

Le débat

Une intervention : La Préhistoire, ça commence quand, et ça finit quand ?

Par ailleurs, je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas avoir une idée, construire une histoire réelle, scientifique sur la Préhistoire. Une histoire peut-être limitée, et qui devra tenir compte du darwinisme, d’une évolution de milliards d’années.

Dans la Préhistoire, il y avait très peu de monde. Voilà qui peut déjà nous aider à concevoir comment vivait l’Homme : le langage, et le nombre de la population. Est-ce que les humains vivaient toujours au même endroit ? J’ai lu que des gens contestent que l’Homme soit venu d’Afrique uniquement. Selon eux, il serait devenu Homo sapiens dans différentes régions ; mais une autre théorie affirme qu’il était déjà Homo sapiens au sortir de l’Afrique.

Où commence l’Homme ? Il y eu Homo habilis, Homo erectus

Une intervention : Pourquoi est-ce l’abbé Breuil qui est devenu professeur au Collège de France ?

Marc Guillaumie (MG) : L’abbé Breuil était très célèbre, et c’était un infatigable travailleur. C’est lui qui a fait les premiers relevés de Lascaux, par exemple. Mais pourquoi c’est précisément lui qui a été nommé, je ne sais pas.

Ah, vous voulez parler plus généralement de l’importance de l’Église en préhistoire ? Il me semble qu’il y a eu deux phases, dans la politique de l’Église catholique : une phase de refus frontal de cette science nouvelle, la préhistoire, qui remettait en cause le récit biblique ; puis une phase intellectuellement plus créatrice, d’accommodement avec la science. Je suis allé trop vite en présentant tout à l’heure les abbés Bouyssonnie et Bardon, les découvreurs de l’homme de la Chapelle-aux-Saints, en Corrèze en 1908. Le fait que c’étaient des abbés a été très important ; mais surtout, ce qu’ils ont découvert, c’était une sépulture néanderthalienne ! Sépulture égale culte. Sépulture égale religion. Nos deux abbés choquaient donc les catholiques les plus ignares, les plus réacs ; mais pour les catholiques plus ouverts, ils « prouvaient » que la religion est une dimension essentielle de l’Homme depuis les origines, depuis Neanderthal qu’on jugeait encore proche du Singe, en 1908… Inutile de préciser que tout le monde n’était pas d’accord avec ces généralisations ni avec ce type de « preuves » !

Il y a eu toute une série de prêtres, de prélats (Mgr Guillaume Meignan), de vulgarisateurs (Louis Figuier) ou de préhistoriens catholiques (Adrien Arcelin) qui se sont intéressés à la préhistoire, dès la fin du XIXe siècle ; série relayée au XXe par l’abbé Breuil ou par Teilhard de Chardin, qui était jésuite.

Qu’est-ce qu’on appelle Préhistoire ? (Je vous renvoie au petit livre très intéressant de Sophie de Beaune : Qu’est-ce que la Préhistoire ?) Quelle sont les dates-limites ? Cela commence-t-il au moment où existent des humains, ou avant ? Mais qu’est-ce qu’on appelle l’espèce humaine ? Homo sapiens, ou le genre Homo ? Ou les hominines ? Entre sept et deux millions d’années ; mais beaucoup plus tard pour H sapiens (200 000 ans, je crois). Il faut aussi se méfier de telles dates, qui varient en fonction des découvertes : ce n’est pas comme Marignan 1515 ! Et dans les livres pour enfants, « les animaux préhistoriques », c’est aussi bien les dinosaures (-65 MA) que les mammouths, qui sont presque nos contemporains.

Quant à la date de fin, traditionnellement on dit que c’est au moment où apparaît l’écriture. Donc, ça dépend des lieux : deux à trois mille ans av. J.-C. suivant les endroits, ou plus tard. Les premières traces écrites apparaissent vers -3500. Les Gaulois utilisaient peu l’alphabet ; ils n’étaient pas préhistoriques pour autant. Et cela continue jusqu’à notre époque : il y a encore des peuples sans écriture. Mais sur les Gaulois par exemple, on a des témoignages écrits par des auteurs grecs et latins. On appelle en général « préhistoriques » les peuples sur lesquels on n’a pas de témoignage écrit.

Quant à la possibilité de construire un récit, Sophie de Beaune explique très bien qu’il y a récit dès l’origine : dès que les préhistoriens se posent des questions, ils sont bien obligés de se raconter des scénarios, pour envisager ce qui a pu se passer à l’endroit où ils fouillent. Mais ce n’est pas la même chose, à mon avis, de raconter une hypothèse ou une fiction. On n’est pas dans la même catégorie logique, ni dans la même attitude lectorielle. La fiction réclame une suspension de la capacité critique : c’est l’illusio, dont j’ai parlé. Certes, il y a aussi une activité de critique du roman ; mais c’est une fois que vous avez fini de lire. Tel roman est bon, tel autre non : on analyse ou on juge, une fois qu’on a fini ; pas pendant le roman, sinon on perd le fil et tout le plaisir ; alors que le scénario hypothétique, lui, est soumis sans cesse au jugement critique : c’est sa fonction. Mais bien sûr qu’on construit des histoires, on ne peut pas faire autrement.

Quant au langage des préhistoriques, il pose un problème intéressant aux écrivains et aux metteurs en scène. Pour La Guerre du feu de Annaud, Anthony Burgess a inventé des langues. Il n’est pas le seul : depuis le XIXe siècle les écrivains font parler les hommes préhistoriques et inventent des langues.

Une intervention : Quelque chose m’étonne un peu, dans les représentations de la Préhistoire. C’est que souvent on assigne les hommes préhistoriques à une brutalité, et en même temps, il n’y a pas tellement de représentations du désir, de la pulsion… Ça me paraît assez prude ! Il y a aussi les rôles dévolus aux femmes préhistoriques.

MG : Tu évoques une question immense, qui a sollicité l’imagination des écrivains et des artistes depuis le début : le désir, l’érotisme, la sexualité. C’est vrai que le XIXe siècle est prude ; mais « en même temps » comme dirait l’autre, il est hanté par la sexualité. En réalité, il y a pas mal d’images érotiques de la Préhistoire depuis le XIXe siècle. J’aurais dû en montrer. Sans parler aujourd’hui de Rahan qui se promène en petit slip moulant…

Je crois qu’aujourd’hui, une convention, une bienséance en a remplacé une autre. Il y a un nouveau code de ce qui est montrable. Par exemple, les écrivains contemporains n’hésitent pas à décrire des actes sexuels ; mais les arts plastiques ne les montrent pas. Ce qui est signe d’émancipation dans le roman, signe aussi d’une vision supposée novatrice de la Préhistoire, serait en sculpture de la pornographie. C’est une nouvelle bienséance, une convention des genres artistiques, et un nouvel ordre moral.

Quant au rôle des femmes, il est mis en avant aujourd’hui par beaucoup de préhistoriens et de préhistoriennes : ainsi Marylène Patou-Mathis, que je remercie pour la préface qu’elle a donnée à mon livre. Mais je crois que le XIXe siècle dans ses représentations était beaucoup plus ambigu que le croit le XXIe. Dans les vieux romans, il y a pas mal d’héroïnes, si on y regarde sans a priori. Des femmes qui affirment leur volonté. Je connais au moins une héroïne préhistorique du XIXe siècle qui est plus forte et plus intelligente que tous les hommes qui l’entourent : Nomaï, de Rosny. Et je viens juste de découvrir, grâce au petit-fils de Ray Nyst, un projet de roman de cet auteur du début du XXe siècle, sur une femme préhistorique à la sexualité effrayante.

Une intervention : Il y a une vision de la Préhistoire un peu romantique, avec ses paysages tourmentés. Les éléments l’emportent sur l’Homme. Il y a des images dans le film de Annaud sur l’invention de l’amour, et aussi sur les débuts du sentiment maternel, et même paternel. Il est logique de penser que les temps anciens ont inventé quelque chose et qu’on peut essayer de représenter ça. Ce qui est complètement hypothétique, mais, bon…

Une intervention : On a découvert récemment une tombe dans les steppes, dans laquelle la femme (on croyait que c’était un guerrier, mais on sait maintenant que c’était une guerrière) porte des parures et des armes qui prouvent sa puissance sociale. L’époque permet ces découvertes, c’est évident. Et ces découvertes modifient l’image qu’on avait des femmes au foyer. C’étaient des chasseresses. On pense même maintenant que les peintures murales ont été faites par des femmes, d’après la mesure des « mains négatives » qui y sont imprimées. Donc il y a une progression due aux découvertes archéologiques récentes.

MG : Oui… Mais selon moi, l’ordre est exactement à l’inverse de celui que tu indiques.

Il y a eu un changement des mentalités, des rapports sociaux, des rôles convenus, et il y a aujourd’hui une acceptation plus grande de l’importance sociale des femmes ; cela permet de donner aux découvertes un autre sens. Voilà à mon avis l’ordre logique, et non pas l’inverse. Notre époque accepte la possibilité de l’existence de guerrières ou de chasseresses, ou de femmes artistes ; et du coup, on en trouve des traces partout !.. (A tort ou à raison : toutes ces pseudo-évidences sur les guerrières et les chasseresses sont très discutables. Mais je ne suis pas préhistorien).

Notre époque accepte qu’un scénario soit possible, et donc on regarde les découvertes avec un œil différent. Certes, ce n’est pas aussi noir ou blanc que cela, et cela marche aussi un peu dans l’autre sens ; mais ce ne sont pas les objets archéologiques qui, à eux seuls, expriment quelque chose. La société qui fait une découverte, la lit d’une certaine façon. Ou même : ne l’honore du nom de « découverte » que si c’est utile.

Un exemple frappant de ce procédé, c’est le fait que Neanderthal avait un volume cervical supérieur au nôtre. Voilà un fait (malgré toutes les incertitudes liées au petit nombre des fossiles) connu depuis très longtemps, puisque Darwin l’évoque dans La Filiation de l’Homme, en 1871. Mais ce fait connu a pourtant été totalement « ignoré » (méprisé) pendant au moins cent ans, parce qu’il était inacceptable. Il n’avait pas sa place dans l’idéologie et les représentations.

Il faut qu’un fait soit idéologiquement acceptable, pour être reçu. Au XIXe siècle, on mettait les hommes (et les femmes) préhistoriques au service d’un certain message idéologique. Aujourd’hui le message a changé ; mais le procédé est resté le même.

Une intervention : Lisez Le Droit du sol, la bande dessinée d’Etienne Davodeau : de Pech Merle à Bure ! Avec la distance entre aujourd’hui et notre ancêtre qui a peint les parois de Pech Merle ; et la distance entre aujourd’hui et les centaines de milliers d’années que vont durer les déchets radioactifs enfouis à Bure. Et les dessins sont somptueux.

Une intervention : Il semblerait qu’aujourd’hui, la production fictionnelle à propos de la Préhistoire soit moins importante.

Une intervention : Il y a aussi sur Arte, dans un cadre préhistorique, une satire de la vie actuelle [Silex and the city de Jul. NDLR]

Une intervention : Il y a des émissions aussi, je ne sais plus sur quelle chaîne, sur les grands mystères de la Préhistoire… Mais on est en train de remettre en place non seulement les grandes guerrières, mais l’égalité des rôles entre la chasse et la vie quotidienne : la taille des pierres, par exemple.

Une intervention : Peux-tu nous parler un peu du rôle de la massue ou du gourdin dans les romans préhistoriques ? Est-ce que ça a un lien génétique avec la matraque policière ? [rires].

Une intervention : Le bidule, Docteur Freud ?

MG : Oui, on va être plutôt du côté du Docteur Freud, que du côté de l’archéologie ! On n’a pas retrouvé de traces fossiles d’une massue : il n’y a pas de preuve de son existence (ni de son inexistence) dans la Préhistoire. C’est un objet entièrement conjectural, ce qui ne l’empêche pas d’être très présent dans la fiction.

Pour celles et ceux qui aiment les remarques égrillardes, j’ai consacré dans mon livre une vingtaine de pages à la massue et à sa symbolique phallique très claire… claire pour le lecteur d’aujourd’hui, plus ou moins familier du Docteur Freud. Mais le plus drôle, c’est que les vieux auteurs parfois ne semblent pas s’apercevoir des équivoques qu’ils suggèrent !

[lecture de quelques extraits de romans, avec par exemple une massue « raide », « renflée »… rires].

La Préhistoire est un grand trou noir. On peut y mettre ce qu’on veut. On y met souvent des fantasmes.

Une intervention : Pré-histoire… Quelle différence avec l’Histoire ? Cela signifie-t-il que l’Homme à cette époque ne réfléchit pas, ne parle pas ? Et après, il y aurait l’Histoire : l’homme réfléchit, il est rationnel ? Ce préfixe « pré-« , que signifie-t-il ?

MG : D’abord, il y eut l’adjectif « préhistorique ». Puis, substantivé : Gabriel de Mortillet dit « le préhistorique » au sens de « la préhistoire ». On a préféré « préhistoire » à archéologie antédiluvienne, anthropologie antéhistorique, antéhistoire, etc. Il y a eu beaucoup de termes en concurrence. Le choix définitif s’est fait à la fin des années 1860.

L’Histoire se fonde traditionnellement sur des documents écrits. Le reste, c’est de l’archéologie : les historiens sont des compilateurs et des critiques sagaces des textes, alors que les archéologues relèvent en Occident d’autres traditions et d’autres formations. Jusque dans les années 1910-1920, dans « le Lavisse » qui était la référence scolaire, une Histoire de France commençait avec les Gaulois, ou même avec les Égyptiens.

Les préhistoriques, par définition, n’ont pas laissé de trace écrite. Ça ne veut pas dire qu’ils étaient idiots ! Physiquement et intellectuellement, ils étaient comme nous il y a 30 000 ans. Les premiers documents écrits, ce sont des comptes. Claude Lévi-Strauss explique très bien dans Tristes tropiques que c’est compter les impôts, recenser, établir des rôles administratifs, qui a nécessité l’invention de l’écriture.

Une intervention : Oui, l’écriture est contemporaine de l’invention de l’État : État égyptien, État chinois, premières cités-états en Mésopotamie… Les deux sont corrélés. L’écriture est un instrument administratif avant d’être un outil de transmission du savoir.

Une intervention : Qu’y a-t-il eu de si particulier, dans les années 1860 ?

MG : Décembre 1859, c’est la parution de L’Origine des espèces. De façon complètement inattendue, le livre fait un tabac ! Donc il s’arrache, dès 1860, et il a tout de suite de nombreuses rééditions. A mon avis, les esprits étaient mûrs pour accueillir une théorie transformiste, parce que le livre en lui-même n’était pas très divertissant, et pourtant il s’est arraché… Les esprits étaient mûrs, y compris pour les pires idées et les plus fausses, et tout de suite on a attribué au livre des idées qui n’y étaient pas, mais qui étaient « dans l’air ».

Depuis 1856, traînaient aussi les ossements de Neanderthal. Vous connaissez les questions qu’on a pu se poser alors : est-ce que c’est un cosaque arriéré ? un débile mental ? Un hydrocéphale ? Mais soudain, en 1860, tout cela devient corrélé, on revoit la découverte à la lumière de la nouvelle théorie transformiste. Neanderthal devient l’intermédiaire entre l’Homme et le Singe… et il faudra attendre les années 1970 pour que ça change. Que change cette vision linéaire de l’évolution.

Un évolutionnisme influencé en fait par les théories de Herbert Spencer. Patrick Tort explique très bien que Spencer avait écrit avant Darwin. Il y a toute une anthropologie évolutionniste pseudo-darwinienne, en réalité spencérienne, qui capte à son profit le darwinisme dès ces années-là. Spencer prétend que Darwin le conforte, lui donne une base, mais il introduit ses propres idées. En France, c’est ce que fait aussi dès 1862 Clémence Royer, dont j’ai dit un mot.

Une intervention : La préhistoire est-elle une science purement occidentale ? Quid des autres civilisations, le Japon, la Chine, l’Inde ? N’y avait-il pas une certaine conception de la Préhistoire dans ces civilisations ?

MG : Les restes fossiles, il y en a partout. La Chine en est très riche ! Le site de Chou-kou-tien a été fouillé, entre autres, par Teilhard de Chardin, mais c’est venu après les fouilles en Europe. Tu dis science occidentale, je dirais même que c’était une science francaise [cocorico ! ironiques dans la salle] belge et anglaise, à l’origine… Il y a un nationalisme chinois, dont j’ai parlé un peu ; il y a aussi une préhistoire soviétique avec Nestourkh, qui a des accents très prométhéens ; chaque chauvinisme particulier et chaque vision idéologique insuffle son climat propre.

Une intervention : Est-ce qu’il n’y a pas un rapport avec la culture monothéiste ? Avec une histoire de la création de l’humanité, et avec un grand nombre de mythes, dont celui du Déluge ?

Une intervention : Le XIXe siècle, c’est le moment aussi où la bourgeoisie se démarque de l’Église.

MG : Il y a une opposition frontale de l’Église, au début. Des romanciers comme Ray Nyst ou Edmond Haraucourt sont farouchement antichrétiens. Un préhistorien comme Gabriel de Mortillet est nettement anticlérical. Par exemple, de Mortillet a refusé de reconnaître la Chapelle-aux-Saints comme une sépulture, ce qui paraît aujourd’hui saugrenu !

Le récit préhistorique, c’est une anti-Genèse. La Préhistoire, c’est l’inverse du paradis terrestre : l’homme est faible, nu, il a froid et faim, il est en proie aux fauves… Selon moi, il y a une concurrence directe entre deux « grands récits » incompatibles l’un avec l’autre. Une concurrence des mythes. Et voyez la suite de l’histoire : d’un côté le Péché et la Chute, de l’autre le Progrès !

Une intervention : Le message biblique était aussi une vision préhistorique, puisque l’Homme était dans une situation idyllique. Ce qui explique plus tard les thèses de certains anthropologues, sur le communisme primitif.

Une intervention : La Bible, c’est sur une base créationniste !

MG : Lisez l’anthropologue Christophe Darmangeat, Le Communisme primitif n’est plus ce qu’il était. Aux origines de l’oppression des femmes : vous apprendrez plein de choses sur le matriarcat selon Johann Jakob Bachofen, sur l’influence de Lewis Morgan sur Marx et Engels, etc.

Une intervention : Il y a des controverses en ce moment sur les thèses de Pierre Clastres sur la violence, le bon sauvage, l’esclavage chez les Amazoniens, etc. La préhistoire revisitée donne lieu à des combats idéologiques.

MG : Elle l’a toujours fait. Et elle a toujours été revisitée, à chaque époque.

Une intervention : Pour moi, la préhistoire est issue de la science. Ce sont les Lumières, le monde occidental : la France, l’Angleterre, peut-être l’Allemagne. L’histoire scientifique, c’est elle qui a créé la préhistoire. J’ai lu Darwin, c’est difficile mais très intéressant ; j’ai lu aussi Lamarck, qui avait sur l’évolution une théorie différente. Il n’y avait pas de préjugé, parce que les gens des Lumières cherchaient ce qu’est l’Homme de façon biologique. La vraie préhistoire, c’est celle où on dit : « Stop ! Je ne sais pas. »

Une intervention : Si en Occident on a inventé la Préhistoire, et cette césure avec l’Histoire qu’est l’écriture et l’invention de l’État, c’est bien évidemment idéologique. L’invention de l’État et de l’écriture (au XIXe siècle et aujourd’hui) est considérée comme une étape dans le processus de civilisation. Ça renvoie les sociétés non étatiques ou de tradition orale à un degré inférieur de civilisation.

Quand une société invente des concepts ou une périodisation de l’Histoire, elle le fait en fonction de ce qu’elle pense être l’évolution de l’humanité. C’est forcément le produit des conceptions de ceux qui l’inventent et c’est évidemment contestable, puisque l’histoire est un processus continu : dès qu’il y a Homo sapiens (qui était exactement comme nous, tu l’as dit, Marc) on pourrait dire que c’est le début de l’Histoire.

Une intervention : La science est une forme culturelle qui est dans l’histoire et l’anthropologie est très marquée XVIIIe et XIXe, c’est un peu une évidence. Mais dire que la biologie émet une certitude sur l’humain, c’est fort gênant. Marc a bien critiqué toutes ces disciplines : crâniométrie, anthropologie criminelle, etc. Crâne du Français, crâne du chimpanzé : qu’est-ce qu’on fait dire à ça ? La mesure, la comparaison, la hiérarchie des crânes est éminemment politique. La biologie peut se fourvoyer complètement, ici.

L’idéologie nous donne aussi la limitation entre inné et acquis. L’acquis, on le sort de l’inné, on le dépolitise… Je trouve effrayant qu’on puisse penser que la biologie n’est pas une forme culturelle, susceptible de critique. Voyez les femmes, la naturalisation qu’elles ont subie. On les a complètement sorties de l’histoire avec la « nature féminine », ce tissu de préjugés.

[Compte-rendu : MG]

1 Christophe Darmangeat, Justice et guerre en Australie aborigène, Smolny…, 2021 ; cf. aussi Emmanuel Guy, déjà cité.

2Éric Chevillard, Préhistoire. Roman, éd. de Minuit, 1994 ; Daniel De Bruycker, Silex. La tombe du chasseur, Actes sud, 2001 ; Jean Rouaud, Préhistoires, Gallimard, 2007.

3Zoë Lescaze, Paléoart. Visions des temps préhistoriques, Taschen, 2017.

4Maternaliste, en l’occurence, dans son beau livre Légendes et chants de gestes canaques (1885).

5 Jean-Paul Demoule, Mais où sont passés les Indo-Européens ? Le mythe d’origine de l’Occident, Seuil, 2014, p. 302.

6 G.Z. Braun & J. Los, À la découverte de l’algèbre, « Marabout université », 1962, pp. 28-32, 115.

7Si les nombres sont seulement un outil, alors un mathématicien pourrait rétorquer qu’il utilise aussi un stylo, sans avoir besoin de définir son stylo. Mais il jouerait sur les mots, car il a besoin de définir les entiers naturels, les nombres irrationnels, etc., et non pas les stylos bille ou à plume.

8 L’article récent de Daniel Tanuro sur Latour permet de mesurer l’idéalisme de ce dernier : https://www.contretemps.eu/desastre-latour-materialisme-ecologie-capitalisme-vert-tanuro/ (Tanuro y cite aussi Marx et Tort, entre autres).

5 G MON AMOUR

5 G MON AMOUR*

Le lobby des ondes a une longueur d’avance sur l’opinion publique. Pour lui, les rayonnements électromagnétiques (REM) n’ont pas d’effets négatifs. Les intérêts de la téléphonie mobile sont défendus par la Fédération des industries électriques, électroniques et de communication (FIEEC).

our le FIEEC, les maladies causées par les téléphones portables seraient des affections multifacteurs : il serait impossible d’isoler le seul effet des REM. Il n’existerait aucun consensus scientifique sur la nocivité des ondes électromagnétiques. Même si un certain nombre de constats des effets des REM ont été réalisés ; il est possible de les corréler, donc pour le FIEEC, dangereux d’en tirer une relation de cause à effet, ou de se protéger… Les nombreux paramètres à prendre en compte conduisent à des conclusions différentes lors des études expérimentales (sauf celles des laboratoires financés par Orange, Free, Bouygues, etc.). L’ONG ICNIRP (Commission internationale de protection contre les rayonnements ionisants) a édité un guide en mars 2020, sur les limites d’exposition dans la bande de fréquence de 100 kHz à 300 GHz : 41 V/m pour des fréquences de 900 MHz et 61 V/m pour celles de 2 100 MHz. En 2005, le niveau maximal pour le public était de 0,6 V/m. Cette simple précaution de bon sens, d’après l’association Alerte Phonegate, cause un blocage systématique par l’Association française des opérateurs mobiles. Selon le FIREC aucun risque pour la population mondiale avec les champs électromagnétiques (fièvres – athermies – brûlures de la peau et des yeux) n’est « avérée ». Le cancer des ondes n’existe pas, même si un taux de mortalité anormalement élevé est constaté. À l’ambassade américaine de Moscou, un tiers du personnel, bombardé d’ondes électro- magnétiques de faibles puissances et non ionisantes était malade : migraines, douleurs cardiaques, trouble du rythme du cœur, du sommeil, etc. À proximité des bases aériennes militaires, bourrées de radars et antennes en tous genres, l’épais brouillard électromagnétique reste très toxique. Le centre international de recherche sur le cancer a classé ces ondes en catégorie 2B : cancérogène possible, au même titre que le chlordécone qui a empoisonné bananes, Antilles, etc. Aujourd’hui, les mécanismes d’action des rayonnements non ionisants sur les êtres vivants explosent : maux de tête, insomnies, sensations de brûlures, de picotements, de courants électriques, troubles de la circulation sanguine, du liquide céphalo-rachidien, de la moelle spinale… L’exposition du public aux ondes WI-FI ne connaît aucune restriction. L’usage des portables pour les enfants n’est pas interdite par le ministère de la Santé. Les souffrances exprimées par les électro-hypersensibles provoquent de profondes perturbations, malgré les moqueries d’EDF, Bouygues et consorts. Les communiqués répétant que tout est sous contrôle pleuvent ! Les rouges-gorges désertent les centres urbains, où le bruit électromagnétique bombarde à tout va. Avec la 5G, les trains d’ondes, irréguliers se propagent et leur innocuité est loin d’être prouvée. Aucune étude d’impact sanitaire n’est réalisée dans les crèches, écoles, lycées et encore moins dans les epahd ou foyers de travailleurs immigrés. Le site radiofrequences.gouv.fr recommande l’utilisation de kits mains libres et souhaite que « les parents incitent les enfants à un usage raisonnable du téléphone mobile. » Donc ça ne craint rien, mais il faut faire attention ! « La grande majorité des gens collent le combiné à l’oreille pour communiquer et quand il n’est pas utilisé, il est souvent glissé dans la poche du pantalon ou de la chemise, donc n’est espacé du corps que de quelques millimètres. » 700 000 concentrateurs relaient les transmissions sans fil, dont celles du compteur Linky. Ils utilisent les réseaux des opérateurs de téléphonie mobile. Le courant porteur en ligne (CPL) se superpose à l’électricité « classique » jusque dans les logements. Le pilotage centralisé et automatisé de la vie urbaine traite les humains comme des flux et des stocks. C’est fait par l’interconnexion des smartphones, tablettes, GPS, ordinateurs, capteurs et puces RIFD (de radio identification) disséminés dans le mobilier et l’environnement urbain, les systèmes de « billettiques » des transports en commun, des caméras de vidéosurveillance (avec ou sans reconnaissance faciale), la lecture des plaques d’immatriculation… Une cyber-tour de contrôle accélère ou ralentit les flux, les oriente, déclenche des éclairages et feux de signalisation, le tout en temps réel. Pour l’énergie, consommée par cette intensification d’ondes artificielle, se met en place un déploiement massif de panneaux photovoltaïques, voire d’éoliennes ou de mini centrales nucléaires. D’où un extractivisme extravagant sur toute la planète. Les frigos feront tout seuls la liste des courses, envoyée à l’hypermarché, qui livrera avant même que l’on passe commande… Le flicage continu du quotidien des vies privées verra l’État punir les réfractaires aux écrans (moyenne de 5 heures par jour) et les nomophobes aux smartphones (dose : 200 fois par jour). Une société de suspects se met en place, avec des contrôles policiers immédiats. Enedis et RTE qui se trouvent en situation de monopole dans le transport d’électricité, dépensent des millions d’euros en publicité dans les médias (rendus dépendants et dociles). Les cas d’électrohypersensibilité se multiplient. C’est le mal du XXIème siècle. Le pouls cérébral sera détecté par un « échodoppler pulsé ». L’humain appartient qu’il le veuille ou non au monde animal. Les ondes fragmentent le sommeil paradoxal. Une catastrophe sanitaire et écologique se précise… Les débits ont été multipliés par dix avec la 5G. D’autant qu’elle vient surajouter une couche supplémentaire aux précédentes. Les antennes relais fleurissent dans les zones très peuplées (chaque 100 m ?). L’exposition du public sera permanente : tous des cobayes ! Le développement de ces infrastructures sans fil entre dans la guerre économique des grandes puissances. Amazon, géant de la vente en ligne veut créer un réseau planétaire avec plus de 3 000 satellites, en orbite à 600 km ! L’exposition à des rayonnements de radiofréquence des centaines de fois supérieurs aux actuels, fera que tout le vivant sera contaminé (plantes, insectes, animaux). « L’industrie veut produire à tout prix, même en créant des risques graves. L’État veut protéger l’activité productive et refuse d’inquiéter les populations : donc, en chaque cas, il expliquera que « ce n’est pas grave ». Le citoyen ignore, est impuissant, et finalement accepte ce risque mal connu en compensation des plaisirs que lui distribue cette société technicienne. » écrivait déjà vers 1980 l’anarchiste Jacques Ellul. Cira Limousin _ __ * 5 G MON AMOUR, Enquête sur la face cachée des réseaux mobiles, Nicolas Bérard, Le passager clandestin, l’âge de faire, 14 euros, 237 p.

Deux siècles de solidarités en Limousin

Deux siècles de solidarités en Limousin et au-delà

ouvrage collectif de l’association PR2L

Editions Mon Limousin, 2021

Deux siècles de solidarités en Limousin et au-delà - éditions Mon Limousin - Association PR2L

L’économie sociale et solidaire (ESS) est née de rêves devenus réalités. Elle se rattache à des principes et à des valeurs : entraide, solidarité, démocratie, équité, sincérité, partage. En Limousin, son histoire s’inscrit dans un long itinéraire qui débute au XIXe siècle et se poursuit jusqu’à nos jours. Deux siècles de solidarités en Limousin est un ouvrage collectif écrit par les membres de l’association PR2L. En 192 pages largement illustrées, il explore tout ce qui fait l’histoire et la vitalité actuelle de l’ESS dans la région. Qu’il s’agisse, de « républiques coopératives », d’éducation populaire, d’écohabitat etc., ce livre filme la volonté de femmes et d’hommes ayant historiquement choisi la coopération, le mutualisme, l’associationnisme pour vivre dignement, consommer différemment, entreprendre autrement, s’émanciper. Il entraine dans un voyage qui prend sens et porte au-delà du présent et des trois départements…

En Librairie

Commande Internet : www.MonLimousin.fr

 

 

 

Que crève le capitalisme, ce sera lui ou nous

Que crève le capitalisme, ce sera lui ou nous

Pour présenter à partir du regard écologiste les axes du technocapitalisme et discuter des chemins de l’insubordination, Hervé Kempf, auteur de Que crève le capitalisme (Seuil, 2020) sera à Limoges mercredi 13 octobre.

Le capitalisme est devenu à peine dicible. Il serait là, comme une espèce de fatalité, un Etat inébranlable, une réalité aussi naturelle que l’air que l’on respire. C’est la ruse du capitalisme : se cacher en étant partout, pour devenir innommable ou mieux, tel que le nommer devient inutile, un nom qui n’agit plus rien, mot désuet renvoyant à un ancien temps peuplé de poussiéreuses figures en noir et blanc – URSS, Marx, les travailleurs… Et pourtant : non seulement le capitalisme a une histoire – ce qui veut dire qu’il va disparaître comme il est né et a grandi -, mais il est en train de la renouveler. Même celles et ceux qui maintiennent le combat de la critique ne voient pas assez que le capitalisme a reformulé son paradigme, que la séquence dite « néo-libérale », ouverte triomphalement par Tchatcher et Reagan, ne suffit plus à décrire l’état présent des relations sociales mondiales. Car nous sommes entrés dans un technocapitalisme qui a reconfiguré un projet nouveau. En deux mots : la catastrophe climatique et l’intelligence artificielle dessinent les deux pôles du nouveau théâtre des luttes humaines du XXIème siècle. Et dans la post-humanité hybridée avec les machines qu’imaginent les seigneurs du numérique, il y aura selon les propres termes de leurs idéologues les « castes inférieures », livrées au chômage et à la détresse provoquée par la catastrophe écologique, et « une élite privilégiée » qualifiée de « surhomme ». Cette vision du monde conduit à l’apartheid climatique – et l’assume.

HK

Que crève le capitalisme Ce sera lui ou nous Hervé Kempf “La catastrophe écologique est enclenchée, la crise du coronavirus a fracturé le monde entier. Un responsable : le capitalisme. En saccageant le service public de la santé, il a transformé un épisode grave mais gérable en désastre. En poursuivant la destruction des écosystèmes, il a mis en contact des virus mortels avec la population humaine. En aggravant les inégalités, il a plongé des dizaines de millions de personnes dans la misère. Le gong avait pourtant déjà retenti lors de la crise financière de 2008. Mais plutôt que de se remettre en cause, les capitalistes ont formé un nouveau paradigme : l’avenir sera technologique, fondé sur la numérisation et l’intelligence artificielle. Il conduira à une nouvelle élite hybridée avec les machines. Et la masse de l’humanité sera rejetée dans le chaos climatique, au prix d’un apartheid généralisé. Il faut rejeter cette vision mortifère. L’oligarchie est aujourd’hui une caste criminelle. On ne la convaincra pas, on la contraindra. Des stratégies de résistance sont nécessaires, possibles et nombreuses. Cet ouvrage est un appel à dépasser le fatalisme et à entrer en lutte. Car le capitalisme vacille. Et c’est tant mieux : il est temps que s’ouvre le monde nouveau.” Auteur de plusieurs essais dont Comment les riches détruisent la planète (Points Terre, 2020)et Tout est prêt pour que tout empire (Seuil, 2017), Hervé Kempf est rédacteur en chef de Reporterre, le quotidien – en ligne – de l’écologie.

mercredi 13 octobre 20h30 Salle du temps libre (derrière la mairie de Limoges)

avec Hervé Kempf Ancien journaliste de Courrier international, La Recherche et du Monde , il est l’actuel rédacteur en chef de Reporterre .

Coorganisé par Attac et le Cercle Gramsci

Voici la première partie du compte-rendu de la soirée-débat avec Hervé KEMPF, en octobre dernier.

Hervé KEMPF : Le thème de la discussion de ce soir est Que crève le capitalisme !, et c’est le titre de mon livre. Depuis pas mal d’années, une phrase de Fredric Jameson me tournait dans la tête : « Il est plus facile d’imaginer la fin du monde que d’imaginer la fin du capitalisme ». Effectivement, nous sommes dans une période, depuis des années, où l’on accepte comme des choses normales le changement climatique, l’augmentation de température du globe de 1,5° ou 2°, la disparition de la forêt amazonienne, et le fait que dans cinquante ans il y aura plus de plastique que de poissons dans les océans. On accepte comme une évidence cet effondrement, cette catastrophe écologique, mais en revanche, pour la majorité des gens, la sortie du capitalisme, non ! Il leur est plus facile d’imaginer la fin de la Terre, la fin de l’écologie globale, que la fin du capitalisme. C’est le point de départ de ma réflexion. En fait, il est tout à fait possible d’envisager la fin du capitalisme, d’en sortir. Ce n’est pas une essence, une fatalité, un mode d’organisation social et politique qui existerait de toute éternité. C’est une forme historique, et d’autres formes historiques importantes ont disparu. Pour nous, Européens, l’empire romain, ça nous parle ; mais on pourrait aussi parler de l’empire ottoman, des Aztèques, des Mayas… On pourrait ainsi faire la liste des empires qui ont duré quelques siècles. Les formes historiques changent. De la même manière le capitalisme a connu des phases historiques, il n’a pas existé de tout temps. Il est né avec un capitalisme marchand qui commence aux XVè-XVIème siècles, se développe au XVIIIème avec la colonisation, élément absolument structurel et essentiel du développement du capitalisme industriel européen, puis avec un capitalisme militaire très fort au XIXème. Ensuite on arrive à cette catastrophe absolue : la Première Guerre mondiale. Là, on entre dans un autre cycle. Après la Deuxième Guerre mondiale, il y a eu un capitalisme keynésien avec une hybridation, un accord entre la liberté du marché et des régulations sociales et politiques très fortes. On est sorti de cette phase autour des années 1980 avec le néolibéralisme, historiquement daté de Hayek et d’un certain nombre de gens qui ont commencé à réfléchir dans les années 1940. Ce nouveau cycle a démarré avec Mme Thatcher en Angleterre et Ronald Reagan aux États-Unis. Un des éléments de ma thèse, c’est que l’on a dépassé la phase de maturité du capitalisme. Il s’est passé quelque chose autour de 2008. Ébranlement financier énorme, chute des bourses, d’un très grand nombre de banques ; on a été à deux doigts de voir le système financier s’écrouler et de retrouver des situations comme celles des grandes dépressions des années 1920 en Allemagne, où les gens avaient des brouettes remplies de billets pour aller acheter leur pain, ou celle des années 1930 aux États-Unis, où les chômeurs s’alignaient sur des centaines de mètres en attendant une soupe populaire ou l’espoir d’un travail. C’est ça qui aurait pu se passer, et qui a été évité par l’intervention de l’État. On est sorti du catéchisme néolibéral alors que la spéculation financière invraisemblable avait été stimulée par toutes les politiques enclenchées à partir de Reagan et Thatcher. Là, il fallait intervenir. On a évité la pire crise, qui aurait pu avoir des conséquences humaines et sociales dramatiques, par le rachat de banques, l’augmentation de la dette, des travaux publics, et l’injection de fonds dans l’économie.

A ce moment-là, logiquement, il aurait dû y avoir une remise en cause du capitalisme. L’analyse évidente était que la crise avait été créée par une spéculation invraisemblable des marchés financiers avec des jeux sur les titres pourris et sur les prêts immobiliers. On avait évité une crise. L’État, c’est-à-dire la collectivité, était intervenu avec l’argent des contribuables. On devait tout remettre en cause, et après un moment de flottement (discours de Nicolas Sarkozy indiquant qu’il faut réformer le capitalisme financier) il ne se passe rien. Après ces moments de flottement autour de 2010, tout repart comme avant, avec de vagues réformes du système bancaire qui ne changent rien fondamentalement, car on conserve un élément essentiel du dérèglement des marchés financiers : le fait que les banques de dépôt et les banques d’investissement ou de spéculation se mélangent. La Bourse reprend son ascension et atteint son plus haut en avril de cette année 2021, très largement au-dessus des niveaux de 2007-2008. Les inégalités recommencent à croître. Je veux faire un petit retour en arrière important : on a évoqué le capitalisme keynésien, en France les « Trente glorieuses » entre 1945 et 1975, des années avec des inégalités mais où les rapports de force entre le Capital et le Travail étaient tels que les inégalités ne bougeaient pas. Mais à partir de 1979 et 1980, quand M. Reagan et Mme Tatcher arrivent, les courbes d’inégalités commencent à augmenter car dès la première année de leur mandat, ils desserrent l’imposition sur les riches et ils ouvrent la boîte des marchés financiers. S’ensuit une augmentation continue des inégalités, avec des nuances selon les pays (très forte aux États-Unis et en Angleterre) mais peu ou prou tout le monde a suivi la même courbe, qui s’arrête en 2008, et qui repart après. Avec la Covid, il y a eu un nouveau bond des inégalités. Aucune remise en cause : le système repart comme avant. Aggravation aussi de la crise écologique, quel que soit le domaine dont on parle : le climat, l’augmentation des gaz à effet de serre avec des chiffres jamais constatés dans l’atmosphère terrestre depuis des millions d’années, une érosion, un effondrement de la biodiversité, une phase d’extinction des espèces absolument historique… La dernière crise d’extinction des espèces, celle qui a vu la disparition des dinosaures, c’était il y a 65 millions d’années. Et une pollution de tous les écosystèmes par les plastiques, les pesticides, les déchets toxiques, les déchets nucléaires. On est dans cette situation. Et non seulement on le fait, mais on le sait. Bien avant 2010, tous ces éléments étaient connus, ils étaient sur la table. Rien fondamentalement n’a changé, c’est-à-dire que si on observe l’écologie comme on le fait à Reporterre, on voit malheureusement que tout s’aggrave, En fait, que s’est-il passé pour que cette crise fondamentale, qui a été comparée à la crise de 1929 justement, n’ait pas entraîné une refondation ou même une restructuration ou une réforme profonde et qu’on ait continué dans la sphère néolibérale ? Mon hypothèse, ou mon argument, est que non seulement on est dans le néolibéralisme, mais que dans ces années-là, le capitalisme a formulé une nouvelle façon de se voir et d’imaginer la Terre. Un système économique, mais aussi un système social existe par la façon dont il organise son présent, sa façon d’être, et aussi sa façon d’organiser ses relations avec ce qu’on appelle la nature ; et c’est aussi une vision du monde, une représentation de la société qui se projette dans l’avenir. Et ce qui s’est passé, c’est que le capitalisme a formulé un nouveau paradigme. On peut associer cela à quelque chose de plus important qui s’est passé dans le domaine technique, dans le domaine informatique : un progrès très considérable en intelligence artificielle s’est produit dans ces années-là. L’intelligence artificielle, c’était une variante, une sorte de discipline de l’informatique, qui a eu ses phases de progression et de stagnation. Dans les années 2000, c’était un peu une voie sans issue dans un domaine où il y avait beaucoup moins d’informaticiens ou de chercheurs qui travaillaient. C’était beaucoup moins à la mode que d’autres domaines informatiques. Cependant, quelques chercheurs travaillaient sur cette « technique », que je serais bien en peine de vous expliquer ce soir, technique qui reprend l’assimilation du modèle, de l’image, des neurones dans la tête d’un être humain ou d’autres êtres vivants. Donc, voie sans issue. Mais dans ces années-là, une équipe de chercheurs, dont un Français maintenant directeur de la Recherche et Développement chez Google, trouvent dans cette technologie semblable aux réseaux de neurones un changement, on appelle ça le deep learning « l’apprentissage profond ». Ça marche à ce moment-là, parce qu’on se trouve à un moment où d’une part pour faire fonctionner ce deep learning, il faut énormément de données, que l’on n’avait pas dans les années 1970 ou 1980. Là, avec le développement d’Internet, des réseaux sociaux, dont certains d’entre vous se servent quotidiennement, avec Google, avec Apple et Microsoft, il existe des masses de données absolument énormes, en quelque sorte le carburant de ces réseaux de neurones. D’autre part, ces algorithmes, ces suites de séquences logicielles sont très lourdes, donc nécessitent des ordinateurs très puissants pour les faire tourner, et on en dispose maintenant. Si on compare avec l’automobile, c’est comme si on avait un nouveau moteur beaucoup plus puissant (des ordinateurs), des carburants (une masse de données) et l’intelligence artificielle qui va faire fonctionner tout ça : un nouveau système de conduite et de fonctionnement. On a donc un développement vraiment très grand de l’intelligence artificielle dans ces années-là, et bien sûr les « Gafam », les Google, les Amazon, les Facebook, les Apple et Microsoft s’en saisissent presque tout de suite. On voit les premières applications intervenir très rapidement, notamment dans la reconnaissance vocale ou faciale, et puis dans d’autres domaines. Elles étaient déjà puissantes mais en tant que journaliste, j’ai constaté une évolution de leur cours en Bourse : dans les années 2000 en gros, elles sont déjà riches et puissantes mais assez stables ; et puis, on voit vraiment une évolution d’un seul coup. Leur cours en Bourse monte et donc leur puissance devient énorme, chacune devient plus valorisée que Wallmart par exemple, qui était le plus valorisé de la planète. Ça veut dire que le capitalisme a trouvé ce qui lui donne vraiment son tempo. Les puissants regardent maintenant de haut les gens de General Motors, pour ne citer que le vieux capitalisme, le capitalisme industriel, l’automobile, la grande distribution, et autres. Les entreprises du numérique ont une manne financière extrêmement importante. Elles pèsent parfois plus lourd que des États. Elles ont un idéologie née dans les années 1980, avec le développement de la micro-informatique (qui au demeurant est un phénomène technique tout à fait passionnant), au départ sur une base qui baignait un peu dans la Californie des années 1960, une vague vision hippie rapidement perdue et se transformant de plus en plus en une idéologie libertarienne, c’est-à-dire critique de l’État, pour la valorisation de l’individu et la compétition. Finalement, pour résumer, ce sont ceux qui réussissent le mieux qui doivent diriger la société. Donc le ferment idéologique et culturel était là. Le développement d’Internet a encore renforcé ce phénomène dans les années 1990 et 2000. Et quand arrive vraiment la puissance permise par ce progrès technique, et notamment l’ intelligence artificielle, toutes ces sociétés ont la capacité d’imposer leur vision du monde, une vision très particulière. D’abord, l’idée que la technique peut résoudre tous les problèmes. Il n’y a plus vraiment de problème social : la technique est le moyen par lequel on va répondre à toutes les questions. Une technique qui évolue extrêmement rapidement. L’idée aussi que l’informatique, la biotechnologie, la nanotechnologie vont se fondre, vont se renforcer mutuellement, vont se croiser et encore accélérer le rythme des progrès techniques. Ce qui fait que cette évolution technique, pour des gens normaux comme nous, c’est fantasmatique. Mais des idées d’immortalité, de prolongation de la vie humaine, de transhumanisme, que je prenais au début de ce travail comme quelque chose d’anecdotique, je me suis rendu compte que c’est vraiment quelque chose qui est dans la tête de Messieurs Zuckerberg, Musk et autres : l’idée qu’il va y avoir une forme d’immortalité. Autre aspect des choses, la possibilité de croisement de l’humain avec la machine. Ce croisement de toutes les techniques entre elles va si vite qu’on peut envisager la « singularité 2.0 ». Ces machines animées par l’intelligence artificielle deviendront supérieures aux humains. Chacun son fantasme : soit que les machines vont prendre le pouvoir sur l’humanité, soit que les humains vont se croiser, s’hybrider avec ces machines. Et par ailleurs, on envisage très sérieusement de s’installer dans le cosmos, d’aller sur Mars… Les plus connus sont Jeff Bezos, l’homme le plus riche du monde et directeur d’Amazon. Lui, son truc, c’est de faire de grandes stations dans le cosmos, où il y aurait des personnes qui vivraient. Quant à Musk, l’autre le plus connu (ils sont rivaux évidemment, on ne sait plus très bien lequel est le plus riche), son truc c’est d’aller sur la Lune, sur Mars. On ne va pas dire « fantasme » parce qu’ils croient à la prolongation de la vie, voire à l’immortalité. Ce n’est pas une croyance au sens que des personnes qui ont la foi pourraient avoir ; mais c’est concret, ce n’est pas une question de foi, c’est comme ça que les choses vont se passer. Hybridation de l’humanité, installation dans le cosmos, etc. Et en fait, cette vision du monde entraîne l’ensemble du capitalisme. Par exemple Klaus Schwab, le directeur du Forum économique mondial de Davos, quelqu’un qui sent très bien les évolutions du capitalisme, et qui a totalement intégré tout ça, parle depuis quelques années de la « Quatrième Révolution industrielle », ce qui est aussi une vision de la société humaine. On rompt avec l’humanisme tel qu’on peut le définir avec cette idée qui a mûri dans ce qu’on appelle « le siècle des Lumières » (avec ses bons et mauvais côtés, puisque ce sont des idéaux qui sont peu appliqués), où il y avait quand même l’idée que tous les êtres humains ont un droit égal, une dignité égale à participer à l’aventure commune, l’idée qu’il y a une seule humanité composée d’êtres de même essence, de mêmes droits, malgré l’infinie diversité culturelle qu’il peut y avoir au sein de cette humanité. Là, on sort de cet idéal qui a forgé des choses extrêmement fortes, par exemple les Nations Unies qui sont une représentation institutionnelle forte de ce que peut être l’humanité fondée sur cet idéal humaniste et universaliste. Là, on rompt avec cet idéal. Celui qui en parle le mieux, le plus clairement, c’est Yuval Harari dans un livre lu à des centaines de milliers d’exemplaires : Homo Deus. Ce projet n’est pas enfoui dans des textes cachés, des brochures confidentielles. Pour moi, c’est le manifeste du nouveau capitalisme. Il emploie très clairement les termes de « surhomme » et de « castes inférieures ». Il dit que ceux qui sauront être dans cette fusion avec la nouvelle technologie, dans cette compréhension, seront des surhommes. Et il y aura des castes inférieures qui se débrouilleront dans la pauvreté, la confrontation au changement climatique, au désastre, au désordre qui s’installe. Il ne le dit pas au second degré, il l’affirme, et on trouve d’autres textes moins connus qui développent la même idée. Donc, ce qui ce passe, c’est qu’on est face à ce nouveau capitalisme que je veux bien appeler technocapitalisme, pour le différencier des phases précédentes. C’est ce qu’un dénommé Philip Ashton qui était le responsable aux Nations Unies justement sur les droits humains a appelé « l’apartheid climatique ». Dans cette idéologie, on est vraiment dans cette idée de séparation, puisque la question écologique n’est pas tout à fait niée par ces gens-là, mais secondarisée. Précisément si on reste dans cette vision extrêmement ségréguée et clivée de la société humaine, on va développer des effets absolument terribles. Une grande partie de l’humanité sera plongée dans une misère et une difficulté très grande. On n’est plus dans le néo-libéralisme, même s’il se prolonge en termes de rapport à l’État ; mais il se prolonge en quelque chose de différent, un autre capitalisme que celui à qui ATTAC se confrontait à sa création en 1997. On est là face à autre chose, à des gens qui ne répondent même plus. Dans les années 1980-2000, on était encore dans la fiction que répandaient les dominants, les oligarques capitalistes : la démocratie, la liberté, une société unie avec des valeurs communes. C’est de moins en moins le cas. Yuval Harari le dit : il a deux humanités. Monsieur Macron est un pur représentant de cette caste capitaliste, avec « ceux qui ne sont rien et ceux qui réussissent ». Macron exprime très bien la pensée de ce capitalisme actuel. Voilà la situation dans laquelle on est. Concrètement, on peut en voir les effets. Il n’y a aucune remise en cause des politiques économiques, du fonctionnement spéculatif des marchés, aucune réelle prise en compte des questions écologiques. Et arrive une pandémie telle que la Covid, qui est née des errements du capitalisme, parce que c’est né fondamentalement de la destruction de la biodiversité, d’une déforestation massive, que ce soit pour des intérêts américains ou pour la Chine, car la Chine est entrée dans ce jeu du grand capitalisme mondial et se comporte comme une branche particulière de ce technocapitalisme en étant totalement dans cette direction du développement de la numérisation et de la technicisation de la société. La Covid est née de ça. On pourra parler de l’hypothèse du laboratoire ou de l’élevage industriel, mais fondamentalement dans la thèse du laboratoire, il y a l’enjeu de la confrontation avec des organismes vivants, les virus, qui ont un comportement écologique et ne sont ni mauvais ni bons, mais trouvent une niche d’expansion écologique. Et il se trouve que maintenant ce sont les humains qui sont pour les virus un merveilleux terrain d’expansion. Mais c’est né de la destruction de la biodiversité, des élevages industriels, du développement du marché et donc de la circulation d’avions absolument délirante, ce qui fait que cette pandémie s’est répandue à une vitesse extrêmement grande, alors que par exemple la « grippe espagnole » (avec laquelle on l’a comparée) dans les années 1918-1921 avait mis quatre à cinq ans pour se répandre sur toute la planète. On ne tire aucune conséquence de cela. On n’essaye pas d’avoir une vraie politique sur la biodiversité. Il n’y a pas de politique sur l’élevage industriel, et on n’attend qu’une chose : faire redémarrer les avions, afin que le trafic retrouve enfin son niveau de 2019 pour atteindre un doublement en 2050. On en profite pour développer à fond la numérisation : cette pandémie est presque une aubaine même si, là aussi, il pourrait y avoir une discussion. Il y a une gestion politique et sanitaire qui était nécessaire, mais à laquelle on a collectivement adhéré parce que la pandémie est une menace très grande ; mais c’est un peu comme dans La Stratégie du choc de Noami Klein. Elle explique que quand une société est en crise, que vont chercher à faire les dirigeants ? Non pas essayer de la remettre en bonne santé, mais profiter de la crise pour faire avancer leur agenda. Et là, c’est ce qui s’est passé : l’agenda de la numérisation se fait à fond par les codes, les passes sanitaires, par le télétravail et l’habitude de tout faire à distance. C’est d’une certaine manière une très bonne chose pour ce technocapitalisme et ce n’est pas tout à fait un hasard si des gens comme Jef Besos et Musk ont vu leur capitalisation boursière augmenter énormément, et si pour Amazon ça a été une possibilité de développement énorme avec les commandes sur Internet. Donc l’écologie est pour moi la question politique essentielle du XXIème siècle. C’est-à-dire : comment on délibère ensemble pour trouver les moyens communs pour rester en paix sans régler nos conflits par la violence ? Comment on envisage l’avenir dans nos relations entre êtres humains et aussi avec les autres êtres vivants ? La seule réponse qui va être apportée par le technocapitalisme à la question écologique, ça va être : développer les technologies pour résoudre les problèmes (ce qui ne marchera pas). Donc on va développer les énergies renouvelables sans jamais se poser la question de la réduction de la consommation d’énergie. La géo-ingénierie, la recherche dans les fonds marins, les compensations carbones… On coupera des forêts primaires dans un coin pour replanter des centaines de pins, des épicéas ou des eucalyptus ailleurs. L’écologie n’est considérée que si elle peut, d’une certaine manière, permettre d’appliquer davantage la vision technocapitaliste en cours. C’est hier que monsieur Macron, qui a été un excellent représentant de cette caste, a parlé de ces investissements verts pour l’écologie, le nucléaire, l’exploration des fonds marins (il y a des métaux rares donc on va s’y intéresser), deux millions d’autos électriques… On avait deux millions de voitures polluantes au carbone, et maintenant on aura deux millions de voitures nécessitant du lithium venant des mines d’Amérique latine ! L’agriculture sera hight tech. On est dans cette vision. Il y a un autre aspect dans cette évolution du capitalisme, dans la phase que nous vivons, qui est à mon sens très différente de celle qui s’est achevée en 2008 : c’est que ça devient un capitalisme policier, voire militaire. Parce que dans la vision du monde de ce technocapitalisme, il y a très peu de gens pour croire qu’on va tous aller dans la fusée sur Mars avec des messieurs comme Jeff Bezos. Tout le monde a compris que les projets qu’ils envisageaient, ce n’était pas pour tout le monde. Si on reprend l’époque des Trente glorieuses avec tous leurs défauts : il y avait à cette époque une adhésion collective autour d’un pacte social. L’inégalité n’augmentait pas et la croissance conduisait à une amélioration de la vie matérielle de la société. Par ailleurs face à la dictature soviétique – je ne sais pas si c’est le terme qui convient – il y avait le « Monde libre », il y avait l’idée qu’on défendait les droits humains. Il y avait des débats politiques, mais il y avait quand même un accord sur une adhésion d’une large partie de la population à un projet capitaliste qui prétendait apporter l’abondance – qui était réelle – et des libertés. Or c’est clair que l’abondance, elle n’est plus là, et elle ne sera pas pour tout le monde. Il y a une richesse injurieuse d’un côté, une misère abominable de l’autre, et une précarisation générale qui remonte le long de la pyramide de toute la société vers les classes moyennes. Et par ailleurs on sent bien, même si la question écologique n’est pas assez présente dans les médias, qu’elle est là. Les gens le savent, par les sécheresses, les inondations, etc. Donc les peuples n’adhèrent pas à cette situation et ils se révoltent de plus en plus. On l’a oublié, mais c’est maintenant bien documenté par un certain nombre de recherches : il y a un cycle de révoltes, de rébellions, d’émeutes qui a commencé en 2011 avec ce qu’on a appelé « le Printemps arabe », mais il y a eu un certain nombre de révoltes dans beaucoup de pays, comme au Chili, au Québec, etc. et parallèlement il y a eu une répression de plus en plus forte. Ce n’est même pas le terme qui convient. C’est une militarisation des forces de police, un appareil presque de terreur – on l’a vu au moment des Gilets jaunes – ce renforcement de l’armement policier. Les médias on évolué, eux aussi. Ils sont très largement contrôlés, possédés par des milliardaires. Et un milliardaire n’achète pas un journal pour qu’il critique le système auquel il adhère. Une partie de ces médias cultive la peur de l’Islam, du « grand remplacement ». A droite, il y a une partie de l’oligarchie qui fait le choix délibéré de l’extrême-droite pour détourner l’attention des opinions publiques des vraies questions, qui sont l’inégalité et l’écologie. Et puis aussi je note les prisons : dans tous les pays il continue à y avoir des programmes de construction de prisons, il continue à y avoir ça comme éternelle réponse à la délinquance. Et là aussi, ça se discute, mais on peut voir la délinquance comme une forme de rébellion sociale, où en tous cas de refus d’adhésion à certaines normes. Je ne justifie pas la délinquance, j’ouvre une discussion. Toujours est-il qu’on répond par des prisons alors qu’il y a d’autres façons de faire. Toujours monsieur Macron : il a annoncé en avril dernier 9000 nouvelles places en prison. Dans ce capitalisme policier, l’interaction avec les techniques d’intelligence artificielle (IA) se développe et le secteur économique de la répression policière, le marché de la sécurité, devient lui-même un lobby qui peut peser ouvertement auprès des gouvernants. C’est dans le domaine de la surveillance que l’IA a beaucoup d’avenir. Le technocapitalisme, aussi bien par gestion de la contestation sociale que par le prolongement même des voies techniques, a à faire avec ces nouvelles formes de contrôle social et de répression. Et la pandémie est une occasion de contrôle. Il y a une loi qui dit que si on fait des réunions politiques ou de culte il n’y a pas besoin de pass sanitaire. Donc ce soir, on fait une réunion politique. Ce technocapitalisme entraîne une répression policière et militaire forte. Sur la militarisation, il y a des enjeux très forts. On pourra y revenir. La pandémie, du point de vue des capitalistes, a eu de bons effets. Ce cycle de rébellions engagées dans beaucoup de pays (ici les Gilets jaunes, et d’autres révoltes à Hong Kong, au Chili, au Soudan, en Biélorussie, etc.) l’arrivée de la Covid l’a cassé. Alors, que faire ? Eh bien, je n’en sais pas plus que vous. C’est à trouver ensemble. Si déjà on a des outils, des analyses communes, cela peut nous aider. Trois points rapides. Premièrement, il n’y a rien à attendre des dominants, il n’y a que le rapport de force qui compte. Ce sont des méchants, des gredins, des pervers. On discute avec eux quand il le faut, mais quand il y a trop de policiers on reste chez soi, on cherche autre chose. Il n’y a rien a en attendre. Ce sont des adversaires. Deuxième point, les révoltes dont j’ai parlé : Chili 2019, Gilets jaunes 2018/2019, Hong Kong 2019, Algérie avec le Hirak 2019, Biélorussie 2020, et j’en oublie. Je crois que le covid 19 a mis un couvercle là-dessus. Espérons que notre ami le virus (je dis « ami » parce que c’est un être vivant) et faisons collectivement en sorte qu’il ne redémarre pas, pour que la rébellion puisse repartir. Parce que je pense que notre avenir n’est pas celui de monsieur Musk, de monsieur Macron ni de monsieur Pinault. Troisième point : l’alliance des luttes plutôt que la convergence. C’est Assa Traoré qui le dit très bien : ce n’est pas une convergence – une convergence, c’est quand on va tous vers le même point – non, c’est une alliance. Il y a ceux qui se battent comme Assa Traoré, pour la Justice face à la répression policière ; et il y a des écolo, des anti 5G, des syndicats qui se battent pour leurs droits.

Compte-rendu réalisé par Anne Vuaillat et Jean-Louis Vauzelle.

 

 » ANTONIO GRAMSCI, CRITIQUE DES MÉDIAS ? « 

Notes de lecture :

 » ANTONIO GRAMSCI, CRITIQUE DES MÉDIAS ? « 

par Yohann DOUET

Dans cette interview1, Yohann Douet (YD) renvoie d’abord à la lecture d’Antonio Gramsci (AG) par André Tosel2. Ce dernier parle d’un « appareil d’hégémonie médiatique ». Gramsci distinguait « une presse d’opinion, lue par les membres des classes dominantes » et les « journaux d’information populaires, de mauvaise qualité » (YD). Ces deux canaux concourent à l’hégémonie, mais de deux façons différentes.

La presse d’opinion traite explicitement des questions politiques et permet aux classes dominantes de confronter des points de vue, de parvenir à une relative unité entre différentes fractions bourgeoises. Gramsci a surtout étudié le Corriere della serra, libre-échangiste et lié (à son époque) à l’industrie textile du nord de l’Italie. Ce journal, qui combattait parfois les options gouvernementales ou celles d’autres intérêts bourgeois, a joué le rôle d’un « état-major du parti organique » (AG) et permis que s’établissent des échanges, un consensus, et dans une certaine mesure une politique commune de la bourgeoisie. C’est le rôle qui revient à la presse d’opinion, quand il n’existe pas de parti bourgeois important doté d’un programme.

YD ne partage pas l’avis de Tosel, qui cite dans le même sens Le Monde d’aujourd’hui. On ne peut pas assimiler Le Monde d’aujourd’hui au Corriere della serra de jadis. En effet, des partis bourgeois existent en France aujourd’hui, « allant au moins du PS au FN » (YD) et si Le Monde suscite certes un consensus dans les milieux dominants, les projets néo-libéraux aujourd’hui sortent plutôt des cabinets ministériels et des think tanks3.

YD ne souscrit pas non plus au jugement de Jean-Luc Mélenchon, qui parle d’un « parti des médias ». Pourtant, le comportement des éditorialistes semble donner raison à Mélenchon : par exemple leur quasi-unanimité en faveur du « oui » au referendum de 2005. Mais d’un point de vue gramscien, il s’agit moins d’un parti des médias de façon indistincte, que de la frange dominante des « éditorialistes, chroniqueurs, experts, présentateurs, etc. » qui promeuvent une « expression médiatique (éditorialiste) de la bourgeoisie néolibérale » (YD). Il ne s’agit pas d’une force politique autonome, qui serait celle des médias en tant que tels. Selon YD, il faut « critiquer les idéologies diffusées par les médias dominants, ainsi que les biais induits par la manière dont l’information ou les débats sont traités ». Il faut donc transformer le monde médiatique, « voire le révolutionner » (YD), mais non pas considérer globalement les médias comme une force politique ennemie.

Mais c’est l’analyse que fait Gramsci des médias du second type, la presse populaire d’information, qui est la plus utile aujourd’hui selon YD. Presse de mauvaise qualité, qui étale des faits divers, des chroniques locales, etc., sans défendre ouvertement des positions politiques. Elle « offre quotidiennement à ses lecteurs les jugements sur les événements en cours en les ordonnant et les rangeant sous diverses rubriques » (AG), c’est-à-dire qu’elle cadre l’information d’une manière biaisée, assortie de clichés et de préjugés. Elle a un effet de diversion ; en outre, elle distord la réalité sociale, empêchant d’identifier et de combattre les exploiteurs et les dominants ; enfin, elle diffuse le nationalisme, le racisme, etc., et surtout le fatalisme. Ici, l’analyse de Gramsci s’applique parfaitement aux chaînes d’information télévisées d’aujourd’hui !

Cette « presse dominante destinée aux subalternes » (YD) et qui sert à les maintenir dans ce rôle subalterne, n’est cependant pas toute-puissante. Ces derniers, comme l’ont montré les « Cultural studies« , ne sont pas toujours dupes. Ils peuvent recevoir les informations avec un certain recul critique. Une crise d’hégémonie se manifeste par la défiance envers les médias, ou par le détachement envers les institutions politiques.

Très attentif à cette défiance envers les médias écrits et envers le système parlementaire dans les années 1920-1930, Gramsci notait qu’un nouveau média qui jouait davantage sur l’émotion (la radio, utilisée par les fascistes) avait un effet incomparablement plus fort et plus rapide que l’écrit – « mais en surface, non en profondeur » (AG). Le rôle de la presse écrite reste important dans l’argumentation, la réflexion, la construction d’une opinion.

YD établit une comparaison avec notre époque : défiance des masses populaires envers les médias dominants et apparition des réseaux sociaux, qui diffusent vite et efficacement des discours parfois complotistes, délirants, antisémites ou racistes. Mais la radio fasciste était au service d’un État centralisé, alors que la crise d’hégémonie d’aujourd’hui se traduit par la prolifération des réseaux. Les militants progressistes peuvent plus facilement les pénétrer.

Beaucoup de politiques, y compris à l’extrême-droite, se revendiquent aujourd’hui de la « bataille des idées » de Gramsci. C’est évidemment pour créer de la confusion. Gramsci était communiste et sa « bataille des idées » n’était pas séparée de la lutte des classes. La lutte d’hégémonie doit permettre « d’accroître l’autonomie et la capacité d’agir collective des classes subalternes » (YD) en coordonnant les luttes, en créant des organisations jusqu’à la prise de pouvoir. C’est dans cette perspective qu’il faut créer des médias autonomes, en débordant le terrain des médias dominants. De même les militants ne peuvent se contenter du terrain électoral, bien balisé par la bourgeoisie : les deux sont liés.

Car « le terrain et la forme médiatiques ne sont pas neutres » (YD). Il faut analyser et mettre en lumière, comme le fait Acrimed4, les mécanismes de la domination dans les médias. Mais doit-on, comme le fait l’extrême-droite, parler de « gramscisme technologique » et se précipiter dans Internet pour y animer des trolls, et espérer donner un contenu de gauche à des méthodes d’extrême-droite ? Non. En revanche selon YD, les podcasts ou certaines chaînes Youtube sont plus adaptées à un discours progressiste et construit. Des réseaux sociaux ont pu jouer un rôle positif, avec MeToo, avec les Gilets jaunes, ou lors du « Printemps arabe ».

Si l’on veut s’inspirer de Gramsci, il faut développer, en lien avec les organisations, des médias qui servent l’autonomie du prolétariat. Le but est d’établir une nouvelle hégémonie, pour renverser le capitalisme. Ces médias doivent porter des témoignages sur la réalité de l’exploitation, proposer des analyses marxistes et des perspectives d’action. Gramsci était avant tout un journaliste, et ce fut son travail pendant sa vie militante5. Pour lui, le « journalisme intégral » (AG) ne répond pas à une demande du public, mais cherche à « créer » son public, à transformer ses lecteurs, à élever leur niveau politique et culturel pour favoriser l’apparition d’intellectuels organiques. Le média doit être un organisme de formation ; mais la rédaction elle-même se forme au contact du public, comme les rédacteurs de l’Ordine nuovo de Gramsci apprenaient auprès des ouvriers des conseils d’usine. Le but ultime est d’effacer l’écart culturel entre rédacteurs et lecteurs, comme sera effacé, dans la société, l’écart entre dirigeants et dirigés.

De nos jours, il est plus facile qu’à l’époque de Gramsci d’intervenir dans la presse bourgeoise, et nous ne devons pas nous en priver. Ni de revendiquer des mesures pour rendre moins nocifs les médias dominants, ou même pour les exproprier. Une autre différence positive entre l’époque de Gramsci et la nôtre, c’est qu’on sait aujourd’hui combien peut être dangereuse la dépendance étroite des médias, « courroies de transmission » du Parti. Gramsci n’a pas pu, en son temps, mesurer tout le danger du stalinisme ; mais il défendait une certaine autonomie des médias progressistes. Ce qui manque aujourd’hui, c’est un « parti révolutionnaire de masse, dynamique et démocratique » (YD) capable, comme a pu l’être le Parti Communiste d’Italie, d’impulser de tels médias.

M. G.

1Yohann DOUET, « Antonio Gramsci, critique des médias ? » in Médiacritiques (revue trimestrielle d’Acrimed) n°38, avril juin 2021, pp. 37-43.

2 André TOSEL, Étudier Gramsci.Pour une critique continue de la révolution passive capitaliste, Kimé, 2016.

3Think tank, mot à mot « réservoir d’idées » : « groupe de réflexion privé qui produit des études sur des thèmes de société au service des décideurs » (déf. Wikipédia) ; outilleur idéologique de la bourgeoisie (déf. M.G.).

4Acrimed (« Action Critique Médias ») : association loi 1901, créée en 1996 en réaction contre le traitement partial du mouvement de décembre 1995 par les « grands » médias. Elle a pour but la lutte contre « la marchandisation de l’information, de la culture et du divertissement […] » et la vérification des faits, et elle publie une revue, Médiacritique(s).

5 Jean-Yves FRÉTIGNÉ, Antonio Gramsci. Vivre, c’est résister, Armand Colin, « Nouvelles biographies historiques », 2017.



Appel à rejoindre le Comité de soutien de l’affaire du 15 juin

La Lettre du cercle Gramsci n’a pas pour vocation d’être un organe d’action politique. Nous ferons cependant exception avec le texte ci-après. En effet, trois abonné(es) à la Lettre , dont une animatrice de l’association, figurent parmi les six personnes interpellées ayant subi une garde à vue dans le cadre d’un ahurissant déploiement policier relatif à l’affaire relatée ci-après.

Nous appelons à les soutenir

Le bureau du cercle Antonio Gramsci

Appel à rejoindre le Comité de soutien de l’affaire du 15 juin

Nous, premiers témoins et soutiens des personnes mises en cause par les arrestations du mardi 15 juin en Creuse et Haute-Vienne, avons vu des policiers armés et cagoulés arrêter sept personnes mardi 15 juin à 6h, une scène brutale et choquante pour les voisins et amis présents sur place à cause de la débauche de moyens parfaitement disproportionnés qui a été déployée : la Sous-Direction Anti Terroriste(qui s’est déjà tristement illustrée en Limousin lors de l’affaire de Tarnac), le Peloton Spécial d’Intervention de la Gendarmerie, la police judiciaire et la gendarmerie du secteur, rien que cela : une dizaine de voitures pour interpeller une institutrice chez elle, avant sa journée de travail. Une rafle matinale, accompagnée de perquisitions, qui s’est déroulée au même moment à différents endroits du Limousin avant de conduire ses sept victimes dans les commissariats de Limoges, Saint Junien, Bellac, et d’autres encore, pour une garde à vue pouvant durer jusqu’à 96h.

Ils ont entre 45 et 70 ans : une directrice d’école, une potière, un plombier, une menuisière, un chargé de cours à l’université et une

infirmière, à avoir fait les frais de cette opération ; ce sont surtout

des citoyens, parmi les (trop) rares engagés professionnellement et

bénévolement au service des gens et de la collectivité.

On les soupçonne de « destructions matérielles en bande organisée

portant atteinte aux intérêts de la Nation » et d’« association de

malfaiteurs » suite à deux événements : l’incendie, en début d’année,

d’antennes TDF de diffusion de la TNT et de la téléphonie mobile (relai des Cars en Haute-Vienne), et celui un an auparavant de véhicules Enedis (à Limoges). Rien en tout cas qui ressemble de près ou de loin à des actes de terrorisme, alors que ce sont bien les moyens de l’antiterrorisme (SDAT, garde-à-vue prolongée)qui sont employés : la seule répercussion de l’événement en question a été une coupure de télévision de quelques jours. Absolument rien qui justifie qu’on déploie un dispositif aussi démesuré ; n’aurait-on pas pu les convoquer simplement dans le cadre de l’enquête ? C’était compter sans la montée de la violence d’État qui s’est opérée ces derniers temps à l’égard de tout citoyen par les moyens de plus en plus étendus donnés aux forces de police et l’élargissement des mesures d’exception de plus en plus intégrées au droit commun.

L’opération ressemble à un coup de filet assez large et mal ajusté pour faire du renseignement sur des gens dont les engagements humanistes

déplaisent au pouvoir. Au moins trois perquisitions ont même été menées

chez des personnes convoquées finalement en tant que témoins ! Il ne

manquait plus que le spectre de l’utra-gauche pour les amalgamer dans un

discours grossier qui justifie la mise en scène policière, à quelques

jours à peine des élections régionales et départementales qui verra

surtout s’affronter l’ultra-droite et un ultra-centre de plus en plus

extrémiste.

Nous constituons aujourd’hui un comité de soutien pour que ces

personnes, prises malgré elles dans la trame de cette sordide pièce de

théâtre politique ne soient pas isolées et puissent se défendre contre

la violence qui leur est faite sans se retrouver broyées par cette

grande machine à fabriquer des ennemis intérieurs que nous avons déjà

trop vue à l’œuvre.

Nous constituons également ce comité pour dénoncer ensemble la

radicalisation sans frein d’un pouvoir aux abois, qui use de terreur et

de surveillance pour masquer sa peur d’avoir un jour des comptes à

rendre à tous ceux qu’il maltraite au quotidien.

Nous appelons tous les soutiens à rejoindre ce comité,

Rejoignez-nous, contactez-nous, soutenez le comité par des dons et des

interventions publiques. Notre numéro : 06.23.44.31.52

https://www.facebook.com/SoutienArrestations15juin

Le 18 juin 2021