La copossession du monde, vers la fin de l’ordre propriétaire – Pierre Crétois

« La copossession du monde, vers la fin de l’ordre propriétaire » – Pierre Crétois

« La propriété ne doit pas être considérée comme la base première de la vie en communauté, mais, au contraire, comme une modalité du commun. »

Pierre Crétois critique toute la tradition qui, depuis la Renaissance, a fait de la propriété privée l’élément fondateur de nos sociétés en l’érigeant comme le droit naturel le plus crucial. Cette vision est si hégémonique qu’elle semble relever de l’évidence. Mais elle méconnaît le fait qu’il n’a jamais existé de propriété absolument privée.

« La propriété ou le chaos ! » s’écrient en chœur les thuriféraires de l’ordre propriétaire. Parce que, disent-ils, la propriété sépare le tien et le mien, elle protège la liberté individuelle et assure l’harmonie sociale. Condition de l’échange, elle fonde l’activité économique et favorise l’enrichissement collectif. À les écouter, elle n’aurait que des vertus. C’est faire peu de cas de ses funestes conséquences – la pollution et l’épuisement des ressources naturelles, par exemple –, mais c’est aussi abandonner au marché des questions qui devraient relever de la délibération politique.

Or, Pierre Crétois le démontre, l’intérêt économique ne se confond pas avec le bien commun. Pour endiguer le creusement des inégalités sociales et la destruction de la planète, on ne peut s’en remettre aux chimères du tout-marché ou de la démocratie de consommateurs. Un radical changement de perspective s’impose : il faut défendre des principes autonomes de justice pour remettre la propriété à sa place et l’envisager non plus comme le socle de la vie en communauté mais, au contraire, comme une modalité du commun intégrant les droits d’autrui et ceux des générations futures.

Pierre Crétois est philosophe, maître de conférences à l’Université Bordeaux-Montaigne. Il est l’auteur du Renversement de l’individualisme possessif. De Hobbes à l’État social (Classiques Garnier, 2014), et de La part commune, critique de la propriété privée (Amsterdam 2020).

ÉMANCIPATION ENTRAVÉE et RÉEL DE L’UTOPIE, AUJOURD’HUI L’idéal au risque des idéologies du XXe siècle

ÉMANCIPATION ENTRAVÉE et RÉEL DE L’UTOPIE, AUJOURD’HUI

L’idéal au risque des idéologies du XXe siècle

Michèle Riot-Sarcey est une historienne qui a publié de nombreux ouvrages sur l’utopie, l’histoire politique et le féminisme, dont Le Réel de l’utopie en 1998 et Le Procès de la liberté en 2016. Dans la continuité de ce dernier ouvrage, elle publie en 2023 L’Émancipation entravée. L’idéal au risque des idéologies du XXe siècle. Elle a créé en 2005 avec Gérard Noiriel et Nicolas Offenstadt le Comité de Vigilance face aux Usages publics de l’Histoire (CVUH).

Un temps de désillusions, d’inquiétudes, de catastrophes, d’autoritarisme, de terreurs et de guerres s’annonce alors que s’achève le premier quart du XXIe siècle. Que sont devenus la liberté et les divers mouvements pour l’émancipation humaine qui éclairaient si fort l’entrée du XXe siècle ? Qu’en a fait ce siècle terrible des guerres mondiales et du fascisme, où la déshumanisation et l’inhumanité ont été portées à leur comble ? Que sont devenues les luttes d’indépendance et de libération ainsi que les révolutions ‒ politiques, sociales, intellectuelles, scientifiques, techniques  qui l’ont traversé ? Comment ont-elles pu nous conduire là où nous sommes arrivés aujourd’hui ? Avec la fin de l’illusion des doctrines libératrices, concomitante à la chute du mur de Berlin, l’idéologie libérale triomphe, au nom d’une liberté dont les apôtres du système ont inversé le sens. Pourtant, partout dans le monde, l’espoir d’une émancipation enfouie sous les discours idéologiques se réveille aujourd’hui. De quels possibles cet espoir est-il porteur ? Répondre à ces questions implique de revenir sur l’histoire longue afin de comprendre comment le sens actif du mot « liberté » s’est trouvé effacé par les idéologues. Dans son dernier livre, qui va nourrir ce débat, Michèle Riot-Sarcey démonte l’ensemble des dispositifs d’entrave au pouvoir d’agir des individus au XXe siècle. De l’affaire Dreyfus à mai 68, en passant par la confiscation des expériences ouvrières par les avant-gardes et la mise en ordre de la pensée structurale, l’historienne analyse les processus par lesquels le sujet libre, à chaque moment décisif, s’est trouvé effacé au profit de visions totalisantes. Mais l’idée authentique de liberté se ranime régulièrement et fait retour dans les lieux les plus inattendus. Près de nous : dans la France suburbaine avec les Gilets jaunes, dans l’Ouest avec la Zad de Notre-Dame-des Landes, dans les plaines du Poitou avec les Soulèvements de la Terre ou, plus près encore, sur la Montagne limousine avec les alternatives sociales et existentielles du Plateau… mais aussi dans d’innombrables endroits par le monde. L’émancipation, ses entraves au XXe siècle, d’une part, ses résurgences et son renouveau actuels, d’autre part : deux thèmes proposés au débat pour cette conférence sur « le réel de l’utopie », sur ses chances aujourd’hui.

Rencontre avec l’historienne Michèle Riot-Sarcey

Samedi 16 décembre 2023 à 14h30 à Faux la Montagne, salle du conseil (mairie)

Auteure de nombreux travaux sur l’histoire du féminisme et des luttes ouvrières et politiques du XIXe siècle, Michèle Riot-Sarcey s’est penchée dans son dernier ouvrage, L’Émancipation entravée, sur l’histoire du XXe siècle pour montrer comment de nombreuses raisons ont entravé le pouvoir d’agir des individus : que ce soit le poids de l’ordre libéral qui « s’est institué comme modèle de gouvernement par l’assimilation de la liberté au libéralisme, par l’identification de l’État républicain à la démocratie et par la substitution du progrès technique au progrès humain », ou bien que ce soit l’historiographie des dominants, les avant-gardes soi-disant éclairées, les partis uniques (ou pas), la domination des concepts, etc.

Pourtant elle perçoit aussi une vitalité qui ne rompt pas avec les premières organisations ouvrières du XIXe siècle. Il existe des initiatives de terrain, porteuses d’un avenir politique autre, ce que Michèle Riot-Sarcey nomme « le réel de l’utopie », et dont une partie des Gilets jaunes ou des alternatives et luttes actuelles peuvent témoigner.

Nous vous proposons un temps d’échange avec elle le samedi 16 décembre à Faux-la-Montagne. Un moment où nous pourrons librement discuter, confronter nos points de vue sur l’état du monde au regard de son analyse, discuter celle-ci, ou l’abonder. En nous référant bien sûr également à ce qui se vit sur le plateau de Millevaches et ailleurs.

Pour pouvoir participer à cet échange, il n’est pas indispensable d’avoir lu les ouvrages de Michèle Riot-Sarcey. Mais il est toujours utile de les lire, avant ou après la conférence-débat. Voici les deux derniers livres qu’elle a publiés :

Le Procès de la liberté (qui est centré sur le XIXe s.) : https://www.editionsladecouverte.fr/le_proces_de_la_liberte-9782707175854

LÉmancipation entravée (qui est centré sur le XXe s.) : https://www.editionsladecouverte.fr/l_emancipation_entravee-9782348037696

Si besoin, plus de renseignements auprès de Michel Lulek au 06 40 84 48 90.

La pensée décoloniale

La pensée décoloniale

Philippe Colin est Maître de conférences en civilisation de l’Amérique latine à l’université de Limoges. Spécialiste de la Colombie, ses travaux de recherche portent notamment sur la construction des imaginaires nationaux et l’émergence des mouvements indianistes. Il sera notre prochain intervenant.

La pensée décoloniale a fait une entrée remarquée dans le débat universitaire et militant global depuis une dizaine d’années. Elle s’est imposée, malgré les procès caricaturaux dont elle fait trop souvent l’objet, comme l’une des théories critiques incontournables de notre temps, renouvelant en profondeur l’analyse des asymétries qui traversent nos mondes dits « post-coloniaux ». Cette conférence sera l’occasion de proposer une étude cartographique et panoramique des différent·e·s auteur·e·s, courants de pensée, concepts et problématiques spécifiques qui caractérisent le mouvement décolonial, au demeurant éminemment pluriel, d’Amérique latine. Sur le plan épistémologique, mais aussi géographique et culturel, on effectuera un pas de côté franc et délibéré par rapport aux récentes appropriations, discussions et autres polémiques auxquelles ont donné lieu les acceptions françaises de la pensée décoloniale, en vue d’opérer un retour aux fondamentaux historiques, conceptuels et politiques qui constituent en propre la pensée décoloniale latino-américaine, dans toute sa puissance originelle et sa singularité. A cette fin, on s’attachera tout particulièrement à dégager les enjeux philosophiques et politiques de la notion de colonialité, véritable cœur conceptuel du mouvement décolonial.  Philippe Colin

« La théorie décoloniale constitue l’un des discours phares de notre temps. Loin des imprécisions dont elle fait souvent l’objet, cet ouvrage, première synthèse en français sur son origine latino-américaine, offre une généalogie et une cartographie d’un continent de pensée méconnu en Europe. Mêlant récits historiques, portraits de théoriciens (dont Gloria Anzaldúa, Arturo Escobar ou Aníbal Quijano), extraits d’œuvres non encore traduites, explications de concepts clés, ce livre offre une introduction claire, informée et stimulante des apports d’un des courants les plus féconds de la théorie critique contemporaine. La conquête de l’Amérique, scène inaugurale de la modernité capitaliste, fut aussi l’acte de naissance de nouveaux rapports coloniaux de domination qui ont modelé une hiérarchie planétaire des peuples selon des critères raciaux, sexuels, épistémiques, spirituels, linguistiques et esthétiques. Or cette colonialité du pouvoir n’a pas été enterrée par les décolonisations. Si l’on veut en sortir, il faut (re)connaître les expériences vécues par celles et ceux qui ont résisté à l’imposition de ces régimes, les savoirs produits par les sujets marqués par la blessure coloniale, et tenter de discerner, dans ces fragiles « nouveaux mondes », l’horizon d’un dépassement de la colonialité.»

Pensées décoloniales Une introduction aux théories critiques d’Amérique latine, Philippe Colin, Lissell Quiroz. Editions Zones https://www.editions-zones.fr/livres/pensees-decoloniales/

Pour une psychiatrie indisciplinée

Olivier Brisson, Pour une psychiatrie indisciplinée

Olivier Brisson est psychomotricien, formateur au sein des CEMEA et musicien expérimental.

Dans son ouvrage, paru aux éditions La Fabrique et intitulé Pour une psychiatrie indisciplinée, il part du postulat selon lequel toute tentative de soin en psychiatrie se retrouve, à un moment ou à un autre, entravée par de multiples injonctions néolibérales, ayant leurs effets problématiques : rendement, réclusion / isolement, dépersonnalisation, etc.

Mais ces impasses poussent dès lors à l’expérimentation, à bifurquer et à explorer d’autres formes de soin et de thérapie souvent marginalisée.

Au-delà de son expérience professionnelle, l’enjeu sera de comprendre comment Olivier Brisson compose avec l’héritage de la « psychothérapie institutionnelle » (Deligny, Tosquelles, Oury) que l’on peut rapidement définir comme la primauté du soin de l’institution plutôt que que la tentative institutionnelle de normer l’individu. Nous souhaitons également saisir le sens de son bricolage au quotidien, bricolage marqué par la conscience et l’influence d’une pratique révolutionnaire du soin, et qui compose avec les réalités du terrain.

À travers ce livre, nous voulons réactualiser les hypothèses et les expérimentations propres à la « psychothérapie institutionnelle ». Mais que faire, aujourd’hui, avec le mythe libertaire des cliniques telles que St-Alban ou de La Borde, fondées sur et par la praxis d’un égalitarisme radical, où soignants et soignés s’accompagnent mutuellement dans la vivance et où les gestes artistiques occupent une place centrale ?

Résolument, Olivier Brisson ne sépare jamais le geste esthétique d’une pratique de soin. Car il y a une fonction poétique de la psychothérapie. Quasiment toutes les avant-gardes artistiques et européennes ont d’ailleurs fondé leur politique sur cette ouverture à la création.

« Praxis bold as love », nous dit Olivier Brisson. Soigner réside et procède ici du domaine des musiques improvisées, bruitistes, dans les pratiques brutes de la musique, au sens où c’est le processus de création qui l’emporte sur l’œuvre aboutie.

Et c’est à partir de cette considération du sensible qu’une perspective de soin s’ouvre.

Le corps « autiste », « handicapé » est, coûte que coûte, aussi, du langage capable d’action, exprimant une réalité du monde. Et la musique sans cesse considérée comme moyen vitaliste ‒ spontanéisme ne s’inscrivant pas dans le champ du divertissement  permet la recherche d’une identité active, d’un poème et de son devenir en faveur d’une singularité existentielle trop souvent mise à mal.

Toutes ces frictions atonales n’en demeurent pas moins de l’ordre du partage. Cela fonctionne en réseau, avec ses sources, ses puits, ses passages, ses traces etc., dessinant une carte un peu mystérieuse, souvent ignorée, où des battements sensoriels résonnent avec larsens et cris des plus authentiques en matière d’amplification hic et nunc.

Jamais complètement idéologique ni pleinement artistique, perçues comme l’expression radicale d’un vécu corporel, les pratiques brutes de la musique en psychiatrie troublent toutes les définitions sclérosées en matière d’attente esthétique et de conduites humaines. L’improvisation en tant que telle invite à se laisser habiter par les sens, hors du sens, ce qui modifie le regard sur le handicap et rend caduque toute prétention à définir les normes.

À partir de là, que permettent les armes et les pistes laissées par la « psychothérapie institutionnelle » ? Plus pratiquement, quelles sont-elles ? Peut-on encore s’en servir, dans la mesure où la psychiatrie s’ouvre à mesure qu’elle isole ses usagers ? Grâce à la musique, soigner ne veut-il pas dire remettre du corps à l’heure où nous vivons une certaine crise de la présence ? De quel potentiel thérapeutique parlons-nous ? Que révèle notre condition d’auditeur passif face à des musiciens explorant la matière sonore au-delà ce qui est considéré comme écoutable ou admissible ?

Cette soirée se veut une invitation à la discussion et à la rencontre, car si nous avons l’intuition de la marche à suivre, il est parfois complexe de comprendre d’où partir.

Le corps des femmes et le capitalisme : retour sur des notions d’histoire

Le corps des femmes et le capitalisme :

retour sur des notions d’histoire

Un membre de la rédaction réagit à l’intervention de Laurence Biberfeld ­ Le corps

des femmes, objet marchand ?­ notamment sous un angle historique.

Je remercie Laurence Biberfeld pour ses remarques sur le corps, le contact, la responsabilité. Mais il y a beaucoup d’autres choses que je ne peux pas accepter.

Sparte est à la mode, surtout à l’extrême-droite, depuis la belle BD de Frank Miller  »300‘ et son adaptation en péplum par Zack Snyder. Mais Sparte n’était pas seulement un État « guerrier » comme dit Biberfeld. C’était, plus que les autres cités grecques, un État esclavagiste qui vivait dans la peur des révoltes d’hilotes et qui les terrorisait par des humiliations systématiques et par des raids meurtriers. Comme les hilotes étaient nombreux, il fallait maintenir sur eux une supériorité militaire, donc entraîner même les jeunes filles, les femmes étant des machines à produire des soldats. L’État spartiate, ça devait ressembler à ce que serait une immense caserne dirigée par le Ku Klux Klan… Parler du statut des femmes sans rien dire là-dessus, c’est comme applaudir sans critique l’armée israélienne, sous prétexte qu’elle enrôle à égalité les femmes. Ou faire l’éloge des fusils roses que les survivalistes offrent à leurs filles : « droit des femmes », vraiment ?

Les femmes et les citoyens spartiates, « les Égaux » (oï Homoïoï), payaient cette pseudo-égalité par l’esclavage d’autres femmes, et hommes.

Pour démentir quelques autres errements de Biberfeld : les Grecs et les Romains adorateurs d’Athéna-Minerve n’étaient pas horrifiés à l’idée d’une femme guerrière ;1 La guerre des Gaules est une œuvre de propagande, pas un livre d’histoire ; une société qui pratique l’esclavage (Égyptiens, Étrusques, Gaulois, Vikings…) pratique la prostitution, sauf que le maître n’a même plus besoin de payer ; la fin’amor (illustrée surtout par les troubadours limousins !) n’a pas mis l’Église en danger ; la légende selon laquelle l’Église médiévale aurait douté que les femmes aient une âme est un fake grossier ; etc. Ce sont des détails, mais il y en a tellement d’autres encore, que l’argumentation « historique » de Biberfeld est très faible. Son accumulation évoque la logique complotiste : citer tout ce qui semble aller dans le sens qu’on souhaite, ne pas regarder de trop près la validité des exemples, et ignorer le doute.2 C’est dommage.

Mais je veux revenir sur ce qui n’est pas un détail : le lien, que Biberfeld croit essentiel, entre patriarcat et capitalisme. Voir le blog « La Hutte des classes » de l’anthropologue social Christophe Darmangeat, sa brochure téléchargeable L’oppression des femmes, hier et aujourd’hui et le livre qu’il vient de codiriger avec la préhistorienne Anne Augereau.3

Si je résume bien la pensée de Darmangeat telle qu’il l’exprime là (et dans d’autres livres), il n’y a aucune trace certaine d’une égalité des statuts, dans aucune des sociétés que l’anthropologie, l’ethnologie, la sociologie et l’histoire étudient depuis cent trente ans. Ni chez les Iroquois, ni chez les Na, ni chez les !Kung, encore moins chez les Spartiates. La domination masculine a pu parfois être légère, et l’égalité de fait presque réalisée dans certaines sociétés, mais le genre était toujours là : le statut et les droits des femmes n’ont jamais été exactement les mêmes que ceux des hommes.4

Une société matrilinéaire n’est pas un « matriarcat », comme le croit Biberfeld. Ou alors, les mots n’ont pas de sens. Le matriarcat est un mythe patriarcal. Que ce mythe soit aujourd’hui revivifié par un certain féminisme, c’est une inconséquence regrettable.5

La seule société historiquement attestée qui tende vers une égalité entre les genres (du moins en droit, et dans l’idéal), c’est la nôtre : la société capitaliste occidentale. Voilà qui ne colle pas du tout avec l’idée d’un patriarcat qui serait une forme du capitalisme, ou l’inverse.

Mais ce n’est pas si paradoxal. Le capitalisme dissout la société en unités individuelles6 qui vendent leur force de travail. Peu importe, que ce soient des travailleuses ou des travailleurs. Novateur et destructeur à la fois, le capitalisme ronge les acquis sociaux, les relations traditionnelles, les solidarités, mais aussi les supériorités supposées garanties par le genre, la « race », la naissance. Il est indifférent à la noblesse, par exemple. La bourgeoisie a balayé l’Ancien Régime. Le capitalisme ne s’est pas accroché non plus à l’esclavage, qu’il avait pourtant lui-même déployé à une échelle monstrueuse : le vieux capital cotonnier du Sud a été vaincu en 1865 par le capital industriel yankee, qui avait une organisation plus efficace pour exploiter le travail.

Le capitalisme n’est pas tout d’une pièce. Il a la trogne réac de Trump, il a aussi le masque progressiste de Macron. Il peut très bien s’accommoder d’un idéal humanitaire, égalitaire, supra-national (quitte à encourager de la main gauche le racisme et les ségrégations, quand il a besoin d’un régime policier). Aujourd’hui en France, le gouvernement promeut (en paroles) l’égalité des salaires femmes / hommes, la parité, le partage des tâches domestiques, l’« ascenseur social », la laïcité… en quoi cela nuirait-il aux profits ? Selon ce discours libéral, l’égalité n’est pas encore réalisée car les forces de « l’ancien monde » font obstacle à la « fluidité » : ce sont des « rigidités » « populistes », « eurosceptiques », « corporatistes », « suprémacistes », « fondamentalistes », « islamo-gauchistes » (liste non limitative) qui entravent « l’agilité » de la « start-up nation ». Il n’y a pas plus féministe ou anti-raciste que Macron, en paroles. Peut-être même qu’il y croit ?

Le capitalisme peut très bien s’en foutre, qu’on soit noire ou blanc, blanche ou noir. Le racisme ou le sexisme lui sont utiles, mais pas indispensables. En ne reconnaissant pour seule valeur d’un individu que celle de producteur (et, en Occident, de consommateur) il a créé les conditions pour que se produise quelque chose qui n’était jamais arrivé : l’égalité des genres, c’est-à-dire en dernière instance la disparition du genre. J’insiste : les conditions de quelque chose, pas la chose elle-même. Ce n’est certes pas le capitalisme qui a émancipé les femmes, les LGBT, ni les personnes racisées ! Ce sont leurs luttes. Mais croire que le capitalisme est par nature patriarcal ou raciste, c’est une idée facile à penser, à la mode, qui épargne l’effort de comprendre ce qu’il est.

Marcelle G.

1Sans parler des Amazones, etc. Dans l’Iliade, même Aphrodite se mêle au combat sous les murs de Troie.

2Sur les Gaulois et surtout sur les Étrusques, on sait très peu de choses. Même le statut exact des hilotes à Sparte est discuté par les historiens, malgré des témoignages relativement nombreux.

3Anne AUGEREAU & Christophe DARMANGEAT dir., Aux origines du genre, PUF, 2022 (9,50 euros).

4Pourquoi une démarcation aussi systématique, universelle dans la mesure où on peut en avoir des indices ? Le genre est-il apparu avec l’hominisation ? À cette question, Darmangeat répond prudemment qu’on ne peut pas le savoir, du moins pour le moment. Voir, pour une réflexion matérialiste un peu provocatrice, Véra NIKOLSKI, Féminicène, Fayard, 2023. Interview : https://www.youtube.com/watch?v=USqZdqsl9m4

5Ce n’est pas parce qu’une situation (la domination masculine) a toujours existé, qu’elle doit perdurer. Inversement, ce n’est pas parce qu’autrefois il aurait existé une égalité ou même une domination féminine (mythiques), que notre avenir en serait plus serein. Le passé ne justifie pas le présent, ni le futur.

6 »[…] who is society? There is no such thing! There are individual men and women […] » Margaret Thatcher, 1988. (« Qui c’est,  »la société » ? Ça n’existe pas ! Il n’y a que des individus : des hommes, des femmes. »)

Tribune :

Le corps des femmes : suite du débat

Dans la Lettre n°226 un membre de la rédaction avait réagi à l’intervention de Laurence Biberfeld. Cette dernière, ainsi qu’une lectrice de la Lettre nous ont fait parvenir une réponse.

Le ton c’est pas bon

Comme je connais bien Marcelle G, je ne voudrais pas la fâcher, et je vais donc essayer, contrairement au St Esprit de Julos Beaucarne*, de mesurer mes effets ! On peut être en désaccord sur les propos d’un.e intervenant.e, mais il y a la manière de le lui dire, et le ton docte ne me paraît pas celui qui convient, surtout quand on se parle entre militant.e.s. Donc, sur la forme, c’est pas bon. Voyons le fond, où tout n’est pas bon non plus. Quelques exemples : je ne sais pas grand chose de Sparte, rien des Etrusques. De Platon, je connais juste le truc de la caverne, mais par contre, Marcelle, je crois que sur le Sud étasunien et le Klu Klux Klan, il serait bon de réviser tes classiques. Sans m’étendre, je dirai que tu as oublié la machine à carder le coton (qui rendait obsolète le système esclavagiste) et que ce serait une bonne idée de te renseigner sur le Klan (qui n’aurait eu aucune compétence pour diriger une caserne). Je ne peux pas non plus laisser passer l’amalgame avec l’armée israélienne, dont il n’est en outre par sûr du tout qu’elle « enrôle à égalité les femmes », car qui dit conscription d’une classe d’âge ne dit pas forcément qu’hommes et femmes se trouvent ensuite également traités. Pour finir, un mot sur ton approche du capitalisme. D’une part, qualifier de capitalistes les sociétés fondées sur l’esclavage me semble un néologisme. D’autre part, dire que le capitalisme « peut très bien s’accommoder d’un idéal égalitaire » est à mon avis un contresens, car tout au contraire: il a, non seulement besoin des hiérarchies, de race, de classe, de genre pour fonctionner, mais il les encourage (Gramsci parle d’idéologie ?). Donc, là aussi, revoir ta copie. Enfin, pour finir sur une note positive, j’ai été ravie d’apprendre que « notre » (c’est pas la mienne) société capitaliste occidentale a laissé derrière elle le patriarcat. Du moins dans l’idéal, précises-tu. Ouf, tu m’as fait peur, j’ai crains que tu te sois exposé au soleil sans ton chapeau ! Tout ça pour dire, ma chère Marcelle G. qu’un peu d’empathie n’aurait pas nui à la critique, et qu’il convient sans doute, quand on s’y livre, de ne pas oublier le possible retour de massue (préhistorique ! ). En toute amitié,

La petite MG, membre permanent de Casse-rôles.

*Disque « les communiqués colombophiles ».

Encore un peu d ‘Histoire . . .

Cher Marc,

Je suis bien marrie qu’il y ait des choses dans mon exposé que tu ne peux pas accepter. Cela ne m’empêchera pas de continuer à les dire. Me supposer une adoration pour la culture militaire et esclavagiste de Sparte, à la mode chez tous ceux d’extrême-droite (j’en déduis que je vote Zemmour), voire (que de légèreté) me dire que c’est comme soutenir l’État d’Israël, moi qui ne me reconnais que dans l’UJFP, ça commence bien, on sent l’antipathie plus que le désaccord. (Au passage parler pour l’État spartiate de « caserne dirigée par le Ku Klux Klan », c’est ne rien connaître ni à Sparte ni au KKK. Je ne me rappelle pas avoir versé dans l’approximation et la caricature à ce degré.) Le statut des hilotes, en effet massacrés régulièrement à des fins eugénistes (ne garder que les plus coulants, massacrer les autres), est plutôt comparable à celui des Tsiganes pendant cinq siècles, ou des serfs : ils sont propriété publique et ils sont attribués avec la terre, les citoyens n’en sont que les bénéficiaires, ils ne les ont pas achetés ni conquis et ne peuvent pas non plus les vendre. Toute la Grèce est esclavagiste et le statut des hilotes, s’il est différent de celui des autres, n’est ni pire ni meilleur. Mais je trouverais étrange de ne pas parler de la seule société grecque où on ne trouvait pas de prostitution. Cette attaque est aussi ridicule que de mauvaise foi. Dire par contre que la prostitution, dès le VIe siècle avec Solon, est servile, ça c’est un sujet, et c’est le mien. Oui, les Lacédémoniennes avaient beaucoup plus de droits et de libertés que les autres Grecques. En atteste le fait qu’elles pouvaient avoir des biens propres, hériter, divorcer, choisir leur époux et se déplacer sans chaperon. Les droits des femmes se lisent d’abord dans ces petits détails. Et elles étaient extrêmement respectées, au point qu’Aristote attribue à leur pouvoir excessif le déclin de Sparte. Ensuite, tu parles de mes « errements » (je ne suis qu’une pauvre femme) et de tous ces peuples qui pratiquaient l’esclavage. L’Égypte antique n’en fait pas partie, à ce que je sais. Tu devrais lire les travaux récents sur les ouvriers bien nourris et très organisés qui ont construit les pyramides. En revanche, l’Égypte ptolémaïque est esclavagiste : les Ptolémées sont une lignée de culture grecque (macédonienne) qui a conquis l’Égypte. Cléopâtre était une reine hellène d’Égypte. Nous ne parlons pas de la même chose. Tu as l’air de savoir que les Gaulois avaient des esclaves, tu te bases sur quoi ? Sur la Guerre des Gaules ? (qui bien sûr est une œuvre de vainqueur racontant sa victoire, mais aussi un document historique). Néanmoins sur l’esclavage en Gaule, à ma connaissance, on n’a aucune certitude. Quand l’esclavage ne laisse pas de traces ou si peu, il peut exister, mais on ne peut pas parler de société esclavagiste (dont l’équilibre économique et la prospérité sont fondés sur l’esclavage.) En tout cas, les femmes gauloises possédaient en propre, héritaient, léguaient, choisissaient leurs époux et pouvaient divorcer. La base. La fin amor place l’amour au sommet de tout, au-dessus de la loyauté au roi et la fidélité à l’église, sur la base d’un adultère inégal, la femme étant socialement supérieure. On doit en partie son expansion à Aliénor, encore une femme soumise, une femme répudiée car stérile (elle ne faisait que des filles à son premier époux, qui la répudia au bout de deux. Après quoi, elle fit des tas de garçons et quelques autres filles). Il y avait beaucoup de troubadours mais aussi des trobairitz pour chanter cet art de vivre et de ressentir, de s’engager. Tu peux penser qu’il n’était pas subversif par rapport au statut des femmes et aux règles sociales de l’époque. On est en démocratie. Tu peux penser aussi qu’il était surtout limousin, si ça te fait plaisir. Pour ce qui est de l’église catholique, mère de sa fille aînée la France, il est connu qu’elle tient les femmes en haute estime depuis Paul de Tarse. D’ailleurs tous ceux qui disent que l’église catholique est misogyne sont des producteurs complotistes de fake news. L’idée que le capitalisme serait une évolution du patriarcat n’est pas de moi et je le regrette, car je la trouve assez lumineuse. Mais je l’emprunte à Françoise d’Eaubonne (Le féminisme ou la mort). Et je précise : de ce patriarcat-là, d’origine gréco-latine, très dur, comparable à ce qui se passe dans les pays du Golfe : femmes socialement invalidées et dépourvues de droits, oui, c’est bien celui-là qui, revenant à ses sources antiques à partir de la renaissance, engendre le mercantilisme, puis le libéralisme et le capitalisme. Tu me proposes de lire Domangeat, je te propose de lire Patou-Mathis. L’une des choses qu’elle souligne est que l’anthropologie et les sciences de la préhistoire ont longtemps souffert des travers de l’époque où ils sont apparus. Ils en gardent les vestiges. Faudrait pas croire que l’égalité a pu exister… Pourquoi diable, en somme ? C’est si horriblement choquant d’émettre une hypothèse dans ce sens ? L’anthropologie ne devrait pas être imprégnée de l’idéologie de ce XXIe siècle ? Est-ce à dire qu’elle devrait rester victorienne, avec tous les clichés sexistes et racistes qu’elle nous a servis ? J’ai à ton service des publications illustres datant de la Société anthropologique lors d’une exposition coloniale, où il est question du cerveau des femmes et des races inférieures. Je crame le suspense : plus les races sont supérieures, plus la différence entre les cerveaux féminins et masculins est abyssale, si bien qu’une femelle de race inférieure ne se distingue qu’à peine de son mâle, tandis que la Parisienne a un cerveau comparable à celui d’une femelle gorille et que le Parisien, forme de perfection absolue, a le cerveau le plus énorme et le plus parfait de l’espèce humaine. À cette fameuse conférence, des crânes de gorilles mâles et femelles, d’indigènes de toutes sortes et de diverses races blanches étaient exposés, avec mention de leur contenance. C’est aussi ça, l’anthropologie à ses débuts. Il est bon de rappeler que si on pose la question de la place et du statut des femmes jusque dans la préhistoire, c’est parce qu’à partir des années 1960-70, les préhistoriennes rappliquent en nombre dans la discipline et commencent à la dépoussiérer de tous ses clichés racistes et sexistes. Je comprends que des scientifiques rappellent ce qu’est la démarche scientifique. Que ne le font-ils quand des études stupides continuent à paraître sur l’infériorité des Noirs ? Qu’il n’y ait aucune trace certaine de l’égalité n’induit pas qu’il y ait des traces certaines d’inégalité. Ce que montrent les dernières découvertes, ce sont des femmes extrêmement athlétiques, grandes et qui manifestement chassent, des tombeaux contenant des armes, des parures glorieuses associées à des squelettes féminins, parmi d’autres tombes masculines. Je ne suis pas sûre que tous ceux qui se précipitent sur le bouquin – qui pourrait, de la façon dont tu le présentes, s’intituler : « Du calme les féministes, rien ne prouve que l’égalité ait existé, même si on ne peut pas prouver l’inégalité non plus » – ont lu les écrits un peu iconoclastes des chercheuses féministes. Tu me le poses comme une bible, je te propose de te renseigner un peu sincèrement. La science est faite de débats, elle est sujette aux biais, il est bon de les poser tous. Rien, absolument rien n’indique que la domination masculine a toujours existé. On date l’apparition de la guerre d’après des traces de massacres collectifs à peine à 10 000 ou 15 000 ans, alors que notre espèce en a 300 000. Que disent tous les chercheurs ? Ils ne savent pas. L’universalité de la domination masculine n’est absolument pas prouvée. Pour les sociétés dites matriarcales, et elle précise que le mot ne désigne pas un patriarcat inversé mais se réfère au premier sens du suffixe arkè, qui veut simplement dire premier, à l’origine, avant de signifier pouvoir, je te conseille l’énorme somme de Heide Göttner-Abendroth sur ces sociétés assez horizontales, peu hiérarchiques, où les femmes gouvernent sans pour autant dominer les hommes. Question de distribution différente des rôles, et la filiation matrilinéaire décrispe totalement les affaires sexuelles et reproductives : quel que soit l’amant de ma sœur ou ma cousine, son enfant sera de mon sang. « La seule société historiquement attestée qui tende vers une égalité entre les genres, c’est la nôtre. » Alors là, on touche au sublime. J’en ai entendu des cantiques ethnocentrés et mégalomanes, mais en plus ceci n’est que le préambule à une leçon surréaliste sur le capitalisme et la société occidentale. Franchement, quel dommage que tu ne sois pas au temps des expositions coloniales, c’est exactement ce que pensaient ces doctes savants : l’Occident capitaliste est la plus haute forme d’évolution que puisse atteindre l’humain, c’est le chaudron divin où enfin l’humanité se fond en une forme potentiellement parfaite, quel dommage qu’il faille cramer une planète et exterminer quelques milliers de peuples aux sociétés différemment configurées pour arriver au point de fusion ! Mais peu importe, il faut ce qu’il faut et on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. Hosanna, parle-moi encore d’idées faciles ! Bref, il y a les réponses qui appellent au débat (je suis preneuse) et celles qui se conçoivent comme un coup de règle sur les doigts. Quand je conférence, je pose mes opinions, je m’explique sur des réflexions que j’ai en référence à un ensemble documentaire que d’ailleurs je cite. J’ai des idées. Je comprends parfaitement qu’on en ait d’autres. Je comprends moins le ton méprisant, les amalgames, l’intention d’humilier. Je ne suis pas certaine que tu aies lu plus de bouquins ou d’articles, écouté plus de conférences, lu davantage et plus cogité que moi. Je suis un peu conne, j’ai pris le crachoir, j’ose parler d’histoire et l’histoire avec une grande hache, c’est sacré ! L’HHHHHistoire, Madame, est sans débats contradictoires, elle est d’un bloc, il n’y a qu’une hypothèse qui est dans le vrai et c’est la mienne et je te l’explique car tu m’as l’air de pas avoir la lumière à tous les étages. C’est décevant. D’abord, si la conférence t’intéressait pourquoi n’y étais-tu pas ? J’ai pris beaucoup de plaisir à la faire et il me semble que le public était intéressé. Je balance des idées, je ne prêche pas et je n’enrôle personne. Apparemment le contenu t’a ulcéré, je n’ai toujours pas compris exactement pourquoi tu sembles l’avoir pris pour une offense personnelle. Dommage et tant pis. Et je dirais même basta.

Laurence Biberfeld

La science outragée

Conférence de Jean-Paul Bourdineaud à l’invitation du Cercle Gramsci

Limoges, le 22 juin 2023, 20 h 30, salle EAGR

La science outragée

Suite à une énième satire dans Charlie Hebdo à l’encontre des soignants suspendus, Jean-Paul Bourdineaud a décidé de prendre la plume pour dénoncer ce qu’il appelle l’amateurisme lourd de conséquences des autorités en matière de Covid. Dans son ouvrage La science outragée, il décrit aussi la complaisance affichée des médias dominants envers les autorités sanitaires et l’industrie. Des médias « transformés en nouveaux chiens de garde du grand Capital pharmaceutique ». Il dénonce ainsi une cascade systématique de supercheries de chiffres et de prédictions, par exemple le nombre de morts qui auraient été évitées grâce au vaccin. Un chiffre fantaisiste largement surestimé selon lui, qui considère l’épidémiologie prédictive comme une « fumisterie prétentieuse » .

Le réseau Cochrane, qui était pourtant symbole de la science pure, résistante, en prend également pour son grade : il a produit des études prises comme références alors que ses méthodes trop souvent douteuses semblent éloignées d’une science libre de tout conflit d’intérêt et biaisent les décisions en faveur des industriels pharmaceutiques.

Entre autres thèmes, Il aborde aussi le mauvais traitement infligé aux médicaments proposés par certains soignants : l’Ivermectine et l’Hydroxychloroquine par exemple, et par quelle astuce pseudo-scientifique ils ont été déclarés inefficaces.

Plus globalement, lors de cette conférence sera abordé l’état de la science de nos jours, ce qu’elle est ou devrait être, et les forces gigantesques (finance, industrie, politique…) qui la menacent.

Jean-Paul Bourdineaud est professeur à lUniversité de Bordeaux où il enseigne la biochimie, la microbiologie et la toxicologie. Ses recherches portent sur la toxicologie environnementale et la manière dont les organismes vivants réagissent face aux polluants environnementaux, aux niveaux moléculaires biochimiques et génétiques. Il n’est alourdi par aucun conflit d’intérêt.

« Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire ; c’est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe, et de ne pas faire écho, de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques ». Jean Jaurès

Jean-Paul BOURDINEAUD, La science outragée, éditions Marco Pitteur, 2022. (25 €).

Une intervention :

C’est plus une remarque. Je me dis qu’il y a peut-être un effet sidérant de toute cette malhonnêteté intellectuelle à différents niveaux, toutes ces supercheries, toutes ces fraudes. Ça me fait ressentir quelque chose dun peu sidérant intellectuellement. Je n’ai pas de questions directes, cest juste un ressenti.

R : Vous vous rappelez que je ne suis pas payé par les industriels, je nai aucun intérêt à dire ça parce quil y a les risques professionnels. Je ne suis mû que par les seuls intérêts de la vérité scientifique. Jappartenais au CRIIGEN (Comité de Recherche et dInformation Indépendantes sur le Génie Génétique), mais nous allons fonder avec Christian Velot et dautres copains une association, dont le but sera d’être une sorte d’université populaire, de transmettre de la connaissance scientifique sur des thèmes dactualité comme les OGM, la téléphonie mobile, les nanoparticules, etc. à nos concitoyens sur une base bien entendu intègre et non biaisée. En face, ils vont dire que cest biaisé puisque nous sommes tous très à gauche. La science en tant que telle est neutre, mais les scientifiques ne le sont pas puisque ce sont des individus. Dès lors quils sont payés par les industriels, il ny a plus de neutralité, forcément. Par exemple dans l’équipe avec laquelle je travaille, jai des collègues qui sont payés par Total et cest merveilleux : sur le site de Lacq, on apprend que les rejets dans l’Adour sont merveilleusement propres. Voilà ce que ça donne, la science financée par les industriels. En science environnementale, c’est catastrophique.

Une intervention :

Il est de plus en plus question que les vaccins qui existent déjà soient transformés en vaccins ARN. Je ne sais pas si cest exact ou pas, mais on le dit de plus en plus et linquiétude quon pourrait avoir, cest que si lOMS qui dicte les règles de santé à tous les pays impose ces vaccins, est-ce quon aura un moyen de refuser ? Déjà, on n’a pas nécessairement envie de se faire vacciner, mais avec un vaccin ARN que lOMS nous imposerait, quest-ce quon ferait ?


R : Vous avez entièrement raison, il y a une énorme tentation d’utiliser les ARN messagers pour tous les vaccins possibles. Pourquoi ? Parce quen fait, cest la vaccination industrielle la moins coûteuse. Il y a une nouvelle technologie qui est en cours dessai clinique de phase 2 sur les humains dont personne ne parle, mais moi qui lis de la littérature scientifique et médicale, je sais très bien que ces essais existent actuellement. Cela concerne des ARN très particuliers, des ARN messagers que lon dit « autoamplifiables », c’est-à-dire que lARN messager, une fois quil est dans vos cellules va y produire des centaines voire des milliers de copies, sachant qu’une copie d’ARN messager fait produire entre 1000 et 10.000 molécules de protéine S. Donc ça permettra aux industriels des gains faramineux parce qu’ils vont diminuer les doses, bien sûr. Même par un facteur 2, cest 100 % de plus de bénéfice : cest trop tentant, ils vont le faire. Mais si vous avez plus de protéines S dans le corps, ça veut dire plus de risques deffets secondaires. Je viens de rédiger un article publié dans Santé libre qui fait état de ça. Je crois bien que je suis le premier à alerter le public là-dessus. Vous parlez de lOMS et vous avez entièrement raison : jai entendu le directeur général, Tedros Adhanom Ghebreyesus, dire quil faudrait contraindre les populations. Lui il vient dune culture, lEthiopie, qui a connu la guerre et des décennies de régimes totalement antidémocratiques. La démocratie, la liberté individuelle, visiblement ne sont pas des traits culturels qui occupent son esprit. La contrainte, ça signifie lobligation. LOMS est en train de mettre au point un pass sanitaire international doublé de ce que les Chinois appellent le visa ou le permis citoyen. Il y aura toutes nos données biométriques et sanitaires, cest-à-dire quon aboutit à la fin du secret médical. C’est dramatique. Le secret médical nexistait quasiment plus durant ces dernières années. À tout bout de champ à l’université on exigeait de savoir si j’étais vacciné ou pas. Jenvoyais bouler les gens, mais comme je ne disais pas que j’étais vacciné, ils concluaient que je ne l’étais pas.
Donc vous avez raison, il faudra tout simplement résister comme certains dentre nous avons résisté. Nous connaîtrons à nouveau le statut de paria. Je me souviens que, la dernière semaine d’août 2021, je n’avais pas de pass. À Millau, il y a un site fantastique appelé le Chaos de Montpellier-le-vieux, qui domine les gorges du Tarn. Cest un chaos de rochers à formes tarabiscotées. On y devine des sortes de goules, dorques, d’elfes et cest en pleine pinède. Je n’ai pas eu le droit dy accéder. Il y avait peut-être dix personnes par hectare. Bien entendu ça n’avait aucune raison d’être sanitaire, c’était une pure punition. Traité comme ça, je me rebiffe encore plus.

Une intervention :

Vous avez évoqué des vaccins où il ny a quune seule injection. Mais quand le Covid sest abattu sur la France, il ne sagissait pas dune injection mais dune succession dinjections. Est-ce que les risques saccroissent au fur et à mesure de ces diverses injections ?

R : Vous avez raison de poser la question, parce les données scientifiques montrent que cest malheureusement le cas. Les effets secondaires graves sont beaucoup plus fréquents chez ceux qui ont reçu la deuxième injection et même la troisième. Des vaccins ont été proposés en une seule injection : Jansen, mais je crois bien que c’était le seul. Du point de vue toxicologique, ça se comprend : plus on produit de protéines S, plus grands sont les risques. Vous avez bien compris que la survenue d’effets secondaires graves (il faut raisonner en termes toxicologiques) ne va pas toucher tout le monde, heureusement. Mais certains individus dont l’équipement génétique est ce quil est, résisteront moins. La fréquence des effets secondaires est faible. Par exemple pour la myocardite, c’était de lordre de 1 pour 10.000 : ce sont les chiffres reconnus par la pharmacovigilance et très nettement sous-évalués, mais depuis des années on sait très bien que dans le meilleur des cas, il ny a quenviron 10 % deffets secondaires des médicaments qui sont rapportés. Bref, en prenant les chiffres de la pharmacovigilance, pour les myocardites, on est de lordre de 1 pour 10.000. Cest très faible, je laccorde, mais lorsque vous injectez ces produits génétiques à des milliards de personnes, des milliards divisés par 10.000, ça fait des centaines de milliers et cest dramatique. En ce qui concerne la myocardite, ce sont plutôt les moins de trente ans qui étaient affectés. Vous lavez tous entendu, cest un mensonge et cest dégoûtant doser dire ça aux gens frappés de myocardite. On leur a dit : « Vous allez en guérir en quinze jours, et après tout ira bien ». Cest faux. Jai été frappé de myocardite quand javais vingt-cinq ou vingt-sept ans, et plus tard j’ai été frappé de tachycardie ventriculaire. J’étais dans une piscine. On ma diagnostiqué une myocardite qui a provoqué une tachycardie et en janvier 2022, un arrêt cardiorespiratoire. J’étais dans mon lit. Plus besoin de mexciter en piscine pour risquer la mort. Lorsque le cœur subit une myocardite, certaines parties vont être transformées du point de vue cellulaire. C’est ce quon appelle les cardiomyocytes : les cellules qui sont douées de capacité contractile et qui reçoivent lordre de se contracter par un faisceau nerveux qui vient au niveau de la séparation entre l’oreillette droite et le ventricule droit et impose un rythme électrique régulier. Lorsqu’on a une myocardite, ces cardiomyocytes se transforment en cellules, des fibroblastes qui ne se contractent plus, jusqu’au jour où certaines se mettent à nouveau à se contracter lorsqu’elles reçoivent de grosses doses d’adrénaline, lorsqu’on fait des efforts très importants ou dans des conditions de stress.

Une intervention :

Une question toute bête. La plupart de gens, pour ne pas dire tous les gens qui ont été vaccinés, ont accepté de signer une décharge où était marqué qu’ils dégageaient de toute responsabilité le laboratoire. Ça m’a surpris. Deuxième chose : il y a un problème de don du sang en ce moment. Quel est le problème de la transfusion de sang de gens vaccinés ?

R : J’ai été le premier étonné que des gens signent ça. Pour moi, ce serait déjà un motif de refus. C’est aux fabricants de prendre la responsabilité de ce qu’ils « mettent sur le marché », comme ils disent.

Pour le second point, c’est un sujet très sensible et on m’a souvent posé la question dans les conférences. Il a été diffusé une information selon laquelle la protéine S chez les vaccinés se retrouverait dans les sérosités, les mucosités nasales, la salive, voire le lait maternel. Pour le lait maternel, ça a été observé chez les animaux et je crois aussi chez les femmes allaitantes pendant un jour après la vaccination. Les quantités de protéines S qu’il y avait dans le lait ne sont pas suffisantes pour être toxiques. En ce qui concerne la salive et les sérosités nasales, si c’était vrai, un bête test antigénique suffirait et serait alors positif parce que le test antigénique, ce qu’il détecte, ce n’est pas le virus mais la protéine S portée par le virus, ou même libre. Donc si les gens en avaient sécrété dans leurs mucosités nasales ou leur salive, le test antigénique serait positif. Et tous les vaccinés seraient positifs, ce qui n’est pas le cas.

Cette question est cruciale parce que j’entends des gens dire : « Une copine s’est séparée de son bonhomme parce qu’il s’est vacciné » ou « Untel fait chambre à part ». Il y a une dame à Paris qui me disait : « Le nouveau copain de ma fille est vacciné, est-ce que je dois conseiller à ma fille de rompre avec lui ? ». J’étais sidéré, et lui ai répondu qu’on ne peut pas jeter la discrimination sur des gens sur une base biologique. C’est une forme de racisme, parce qu’on pourrait imaginer aussi que le compagnon de sa fille n’est pas vacciné mais qu’il ait des mutations génétiques qui font que sa progéniture soit gravement touchée (diabète ou maladie invalidante). Alors que doit faire sa fille dans ce cas-là ? La vie, c’est avant tout les rencontres entre individus, qui sont motivées par des attractions mutuelles et par l’amour. C’est quand même l’amour qui nous réunit entre conjoints, et on ne peut pas y mêler les distinctions et les discriminations biologiques. Je suis myope comme une taupe. Mon épouse pourrait me quitter puisque je suis très gravement malade. C’est affreux de raisonner comme ça.

La protéine S est facile à tester. On prend quelques microlitres de sang ou de sérum et on fait un test antigénique à 5 euros l’unité, c’est facile à faire. Si c’est négatif c’est qu’il n’y a pas de protéine S détectable. Vous connaissez la charte hospitalière : on n’a pas le droit d’imposer un traitement à un patient, quand bien même il agirait contre son propre bien. À la fin, c’est le patient qui décide, et heureusement.

Une intervention :

Je suis une Béotienne, mais je me posais quand même la question parce que vous parlez de lait maternel. Je me suis toujours tracassée avec cette histoire, quand j’entendais Véran dire « Il faut vacciner les femmes enceintes ». Ça me faisait peur parce que je me disais que le vaccin va directement sur l’embryon. Ça me semblait assez inconséquent, d’autant plus que j’ai dans mes relations proches une jeune femme qui est médecin dans un service pédiatrique, et elle-même enceinte. Elle m’a dit clairement qu’elle se faisait vacciner, qu’il n’y avait aucun problème.

R : C’est la personne qui doit trancher et qui choisit. Mais il faudrait que les gens soient dûment informés, avant de choisir. Vacciner une femme enceinte, pour moi c’est une monstruosité. On ne vaccine pas des femmes enceintes, ça ne tient pas debout, d’autant plus que lorsque la campagne de vaccination a débuté il n’y avait en France aucune étude clinique sur les femmes enceintes. Pfizer débutait seulement. Les essais durent plusieurs mois bien entendu, et on a commencé à vacciner les femmes enceintes sans rien savoir. Enfin, si, il y avait des tests sur les animaux et c’était assez clair. L’ARN se trouve à peu près dans tous les tissus de l’organisme, y compris les ovaires, les testicules chez les mâles rats et souris, et chez les rates et souris gravides (« enceintes » si on peut dire comme ça) l’ARN vaccinal passait aussi et on retrouvait de la protéine S dans tous les tissus. Donc ça, on le savait. Pour moi (on dira que je suis complotiste), il s’agit bien entendu en dernier ressort des profits industriels. Il y a des actionnaires à contenter, ils veulent chaque année plus de croissance et il faut s’y tenir coûte que coûte. C’est simple : on fait signer une décharge de responsabilité aux gens. De toutes façons, quand bien même il y aurait des problèmes, on n’a pas le droit de toucher à la pharmacovigilance même quand on est universitaire et en dernier recours on va nier les effets secondaires.

Une intervention :

Je voudrais revenir à ce dont j’ai un peu parlé au début, c’est-à-dire que quand cette affaire est arrivée en 2020 on nous a parlé du « monde d’après ». On nous a parlé des facteurs de co-morbidité, du poids, toutes affaires dont la santé publique pourrait s’occuper. Ça a été totalement abandonné avec le miracle du vaccin. On peut le regretter : je pense par exemple à l’obésité. Je sais qu’à cette époque-là on parlait de personnes à risque, c’est complètement évacué.

R : En fait, je n’ai rien à ajouter à ce que tu viens de dire, je suis d’accord.

Une intervention :

J’avais quand même une question : il est devenu quoi, ce virus ?

R : Il existe toujours, il continue à tuer des gens. On a quand même accès aux chiffres de la DRESS (Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques). Les chiffres de mortalité de la DRESS ne sont pas déclinés en fonction de l’âge, ce qui est dommage, mais au moins on sait aujourd’hui que les gens ont continué à mourir du Covid. Je pense que la stratégie est de nous laisser un peu respirer avant d’asséner le prochain coup de bambou. Je ne sais pas si vous avez entendu, l’Union européenne a acheté il y a deux semaines 3,4 milliards de doses. Si vous divisez par le nombre de citoyens européens, ça fait en moyenne 8 doses par individu. Ça veut dire qu’appliqué tous les 4 mois, sur 32 mois, c’est pas loin de 3 ans. Or ces doses ne tiendront pas plus d’un an au congélateur, donc c’est un immense gâchis d’argent public européen. D’autre part ils vont vouloir nous les injecter. Ils vont recommencer le même cirque avec un croque-mort à la télé disant qu’aujourd’hui il y a eu dix morts, que demain il y en aura douze et après-demain quatorze. C’est exponentiel.

Les urgences sont saturées. Elles sont toujours saturées. Ils diminuent le nombre de lits, donc elles seront de plus en plus saturées alors que parallèlement dans le secteur privé le nombre de lits reste stable. Comparativement, le secteur privé est outrageusement avantagé de ce point de vue-là. On ne touche pas aux cliniques privées, mais on assomme l’hôpital public. On crée une pénurie de lits, une saturation des urgences. Quand une pandémie arrive, le prétexte est tout trouvé pour nous confiner, nous imposer un vaccin. Comme je l’expliquais, on déploie une quantité d’outrages à la science pour nous imposer ces bidules génétiques.

Une intervention :

Jouer les historiens, c’est difficile, parce que la pandémie est arrivée en 2020 et les historiens généralement travaillent avec un peu plus de recul. Mais on peut faire de l’histoire immédiate. Qu’est-ce qui s’est passé au début de 2020 dans le monde ? Parce qu’on a attaqué cette affaire par le biais du vaccin et des traitements, mais en fait sur un plan purement pathologique, pandémique, qu’est-ce que ce virus représentait comme danger pour l’humanité, à ce moment-là ? Aujourd’hui, puisqu’il existe toujours, il va y avoir une opération anti-pandémique probablement puisqu’il y a des commandes de vaccin par milliards, mais que s’est-il passé ? Comment se fait-il que le système économique mondial tout d’un coup ait mis le frein d’urgence et que toute une part essentielle de l’économie et du capitalisme se soit mise en veilleuse ? Tout un tas de travailleurs (pas ceux qui habitent dans les HLM de Seine-Saint-Denis) ont trouvé très bien de ne pas bosser en étant payés.

R : Les camarades travailleurs ont énormément souffert. En revanche, il y a eu un remodelage complet du capitalisme. On a basculé du capitalisme industriel productif classique à un capitalisme essentiellement pharmaceutique et basé sur les technologies informatiques avec la vente à distance qui a prospéré, et donc les industries pharmaceutiques, Amazon, Google, toutes les grandes entreprises informatiques.

Une intervention :

Il s’est passé un phénomène incroyable au niveau de l’économie, au niveau politique, au niveau de la scène internationale de la santé. On a eu vraiment ce qu’on peut appeler un collapse dans le système. Même la crise économique de 2008 n’a pas eu des effets pareils.

R : Il n’y a pas eu de crise économique. Les riches se sont enrichis et les pauvres se sont encore plus appauvris. Mais il y a eu une crise sociale. Pierre Chaillot par exemple pendant une conférence ne le dit pas clairement mais le suggère : il n’y aurait pas eu de crise virologique, de pandémie. À l’entendre, on se demande même s’il croit vraiment qu’il y a eu un virus. Je vois les chiffres de mortalité, et j’imagine qu’on n’invente pas les morts quand même. Il y a eu tout de même chez nous en un an autour de 150.000 morts, à cause du Covid ou accompagnés du Covid. Parce que je pense qu’on a déclaré comme décès par Covid bien d’autres décès. Mais il y quand même un nombre important de personnes qui en sont mortes, des gens qui sont morts par suffocation, ce qui est une mort atroce. Donc ce virus existe vraiment.

Là aussi Pierre Chaillot dit qu’on n’a pas sa séquence. Il y a des clichés de microscope. Si, il existe des clichés de microscopie électronique, on arrive presque au niveau atomique, ce virus existe vraiment.

Par rapport aux épidémies de grippe classiques en revanche, il n’y avait pas de quoi s’emballer. Disons que ça ressemblait à une bonne grippe du point de vue épidémiologique. Donc pas besoin de faire un tel cinéma. En revanche, nous sommes en train d’adopter le type de contrôle social du régime chinois en Europe. Quand, à Wuhan, ils ont confiné la ville, je déjeunais avec des gens du CNRS, des doctorants, des ingénieurs et je leur disais : « Vous vous rendez compte ce qu’ils sont capables de faire en Chine ! C’est un vrai régime dictatorial, ils enferment dix millions de personnes chez elles ! » Parce que là-bas ça a été un vrai confinement : on ne sort pas de chez soi et ce sont les militaires qui amènent la bouffe. C’était terrible, comme confinement. Chez nous ce n’était pas agréable, mais là-bas… Or nous sommes en train d’importer la façon des autorités chinoises de contrôler leur population. Nous avons justement adopté la 5G avec la technologie chinoise de Huawei et le pass sanitaire ; mais le pass citoyen va bientôt venir, puisque l’OMS et les Nations Unies l’ont invoqué. On sait bien que lorsqu’une technologie est possible, elle finit par advenir. On est en train de nous siniser.

Une intervention :

J’ai une hypothèse. Ce qui est étonnant au début, cet emballement par rapport à cette pandémie qui est grave (mais il y en a eu d’autres), je pense que ça vient de la cause de cette pandémie. Même dans les cercles très officiels on évoque le fait que ça viendrait des labos de Wuhan. Si cette hypothèse est vraie c’est qu’à mon avis, les chercheurs sachant la gravité de l’affaire, ont paniqué. Pour que le capitalisme soit capable d’arrêter son marché, il faut vraiment qu’il y ait une panique, pas simplement parce qu’un virus va se transmettre de la chauve-souris.

R : Vous avez entièrement raison. La meilleure des hypothèses quant à l’étiologie du virus, c’est effectivement une échappée du laboratoire de virologie de Wuhan. On le sait : il y a eu des expériences qui sont dites « de gain de fonction », c’est-à-dire des expériences de génie génétique sur les génomes du virus dans lesquels on modifie certaines parties. Par génie génétique, on apporte à un virus certaines séquences d’autres virus, pour le rendre plus virulent. Donc du point de vue scientifique, c’est concevable parce que ça permet précisément de savoir ce qui dans un virus donné (par exemple le virus A) peut rendre un virus B qui est peu virulent, tout d’un coup très virulent. Ça permet d’isoler la séquence génétique responsable de la virulence. Et on imagine qu’avec cette connaissance-là on pourrait concevoir des stratégies efficaces contre le virus A. Donc je ne dis pas que ça a été fait intentionnellement. Je pense que c’est accidentel. Mais c’est bien échappé de l’Institut chinois où ils ont fait des expériences de gain de fonction. D’ailleurs Anthony Fauci avait avoué avoir passé un contrat avec l’Institut de Wuhan, pour ce type d’expériences qui sont interdites en Europe et en Amérique du Nord. Interdites, parce que justement elles sont incroyablement dangereuses. Donc, ils ont sous-traité ce qui était interdit chez eux, à la Chine qui a accepté. Le gouvernement français a abondé à la conception et à la fabrication de ce centre de recherche, et lorsque l’argent a été donné, les chercheurs français ont été remerciés et on dû rentrer au pays.

Je pense qu’actuellement, c’est la meilleure hypothèse. En 2003, lors de la première épidémie avec la Sars-cov1, on a trouvé très rapidement autour de Chongqing quantité de chauves-souris et de pangolins contaminés. Mais avec le Sars-cov 2, aucun. Autour de Wuhan et même sur le marché, aucune trace de ce virus sur les animaux. Au début, j’ai eu du mal à l’admettre, mais il y a dans la séquence génétique des éléments qui proviennent bien d’autres virus. Donc il y a une signature génétique qui est irréfragable, on ne peut pas le nier.

Une intervention :

Pour compléter, il y a une autre hypothèse qui a été développée dans ce livre, La fabrique des pandémies. Au-delà de la fuite du laboratoire, c’est la question de l’attaque de la biodiversité, de la destruction du milieu naturel. Ce type de virus apparaît parce que des espèces ont disparu. On peut faire le rapprochement avec la maladie de Lyme : les tiques ont évolué. Il y avait des animaux qui les mangeaient et elles n’auraient pas muté de cette manière-là si l’équilibre naturel avait continué d’exister. C’est une hypothèse qui vient aussi compléter celle qui est donnée.

R : Je pense que les écologistes ont récupéré cette histoire à leurs fins. La destruction des habitats naturels ne crée pas de virus, elle facilite les contacts. Mais la population humaine augmente et il faut bien créer des logements, augmenter les surfaces agricoles, les récoltes, etc. On fait comment ? Il y a déjà un milliard de personnes qui connaissent la malnutrition. Que faut-il faire ? Tous les humains devraient avoir le droit de connaître au moins notre niveau de vie, d’avoir une vie décente. On sait bien que sur 7 milliards d’humains, il y en a 3 milliards qui ont un niveau de vie totalement indécent.

Une autre forme de capitalisme, c’est celui des élevages intensifs. L’équipe de l’IHU de Marseille a été la première à alerter sur l’apparition d’un variant et a dit qu’il était issu des visons. Ils ont incriminé un élevage du nord de la France. Bien entendu, tout ce que dit Raoult dans les médias dominants est tourné en ridicule, mais il avait raison et finalement les élevages de visons ont dû fermer. Les épidémies de grippe aviaire, les fameuses oies gavées en Périgord ou en Gascogne dans le sud-ouest de la France viennent toutes sans exception d’Asie, d’élevages concentrationnaires où la probabilité de concentrer ce type de virus est très importante.

Donc la destruction des habitats doit jouer, mais le capitalisme concentrationnaire animalier d’élevage est responsable de manière certaine de quantité d’épizooties : des maladies qui sont véhiculées par les animaux et qui peuvent provoquer des zoonoses, le passage des animaux aux humains. L’élevage intensif est responsable, bien plus que la destruction de l’environnement. Les écolos surfent là-dessus. Mais l’Amazonie a perdu le quart de sa surface, et aucun virus ni agent pathogène n’en est sorti. La dengue par exemple était pandémique dans certains coins d’Amazonie, bien avant la destruction de l’habitat.

[Compte-rendu : Michèle G.]

« Les manifestants souhaitent-ils tuer des policiers ? »

« TRIBUNE »

Les boules !

« Arme par destination » favorite des Gilets Jaunes, les terribles BOULES DE PÉTANQUE ont frappé aussi à Sainte-Soline ! On se souvient des photos (dont la mise en scène imitait celle des saisies dans le grand banditisme) montrant les « armes » saisies dans les coffres des voitures des Gilets Jaunes : des mères de famille sanguinaires avaient des couverts de pique-nique, leur voyou de beau-frère avait un tournevis, et leur collègue de rond-point, un vrai terroriste celui-là, avait des boules de pétanque ! Quelle horreur ! Tout cela peut faire des blessures effroyables, que Hanouna et Praud aimeraient bien montrer à la télé.

Eh bien, les mêmes saisies ont été faites à Sainte Soline : encore des boules de pétanque ! Montrez-nous vite un policier réellement blessé par une boule de pétanque, afin que Le Pen et Darmanin puissent s’indigner, la main sur leur cœur si profondément républicain.

– « Mais, Chef… Pourquoi des boules de pétanque ? Les cailloux sont gratuits, alors que la gamme OBUT® commence à 50 les trois boules (junior : 39,90 ). J’en ai vu sur Amazon à 29,99 , mais quand même, c’est pas donné… Pourquoi jeter des boules de pétanque, plutôt que des cailloux ? »

– « Mon gars, ces écoterroristes sont pétés de thunes. Tous des bobos, venus des beaux quartiers. Et les Gilets Jaunes aussi. Allez, discute pas tant, et cogne ! »

M.G.

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(ACTUALITé, ou « TRIBUNE »)

Lire l’excellente enquête de la revue en ligne LundiMatin (n°382 du 9 mai 2023) :

« Les manifestants souhaitent-ils tuer des policiers

comme l’affirme Gérald Darmanin ? »

https://lundi.am/Les-manifestants-contre-la-reforme-des-retraites-souhaitent-ils-tuer-des

L’article commence par ces citations :

– Gérald DARMANIN à propos du 1er mai : « Des casseurs extrêmement violents [sont] venus avec un objectif : tuer du flic ».
– Gérald DARMANIN à propos de Sainte-Soline : « Le déferlement inouï de la part d’individus armés et violents avait pour projet de blesser ou de tuer des gendarmes ».
– Olivier V
ÉRAN : « Certains viennent pour tuer ».
Éric DUPONT-MORETTI : « Je veux que l’on évite que des casseurs viennent tuer du flic ».
– Marine LE PEN : « Nous ne sommes plus face à des violences, mais face à des tentatives d’assassinats contre les forces de l’ordre ».

Dans cette enquête : une analyse de l’origine de ce discours délirant et dangereux ; un rappel des (très rares) morts violentes de policiers en manif, depuis 1968 ; une évocation des « mobiles » absurdes des prétendus assassins : a-t-on trouvé un seul tract appelant au meurtre, une seule arme à feu chez les manifestants ? Enfin, une mise en perspective politique.

HABITER LA TERRE AUTREMENT ! politiques et révolutions éco-sociales (terrestres) aujourd’hui

La précipitation de la crise climatique, son changement de régime, l’extinction accélérée des espèces, les pandémies…, tous ces bouleversements traduisent l’irruption des êtres de la Terre. Cette situation de catastrophes écologiques change la donne politique sur la planète.
La civilisation globalisée de l’exploitation systématique des ressources naturelles et de la mise au travail de tous les êtres terrestres, quels qu’ils soient, apparaît totalement invivable : la condition de l’homme moderne s’effondre.
Dans cette situation sans précédent(Anthropocène), Sophie Gosselin et David gé Bartoli sont allés à travers le monde à la découverte de nouveaux chemins empruntés aujourd’hui par la(le) politique. De leur vaste enquête résulte un livre de voyages, de recherches et d’études passionnant et important : La Condition Terrestre.  

Celui-ci nous donne rendez-vous avec :
- les Assemblées des usages et l’école des Tritons sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, 
- le Syndicat de la montagne limousine, 
- les Caracoles zapatistes et les universités de la Terre au Chiapas mexicain, 
- les reprises de savoirs scientifiques, vernaculaires, coutumiers, populaires qui se multiplient un peu partout dans le monde, 
- les reprises de gestes pour soigner le quotidien, la maisonnée, les communautés d’habitant·e·s, 
- la création de tribunaux populaires multispécifiques (les parties en sont des fleuves, des montagnes ou des animaux, aussi bien que des humains) 
- la mise en place de conseils de bassins versants pour nourrir les puissances d’émancipation et qui personnifient des mondes.
Il s’agit de la reconnaissance de droits et de coutumes portés notamment par les luttes des mouvements indigènes  amérindiens, maoris, kanaks...en lien avec le respect de la vie terrestre : ceux de la Terre-Pachamama,inscrits aujourd’hui dans les institutions Boliviennes, ceux du fleuve Elwhàa aux Etats unis, ainsi que la personnification de la rivière Whanganui dans celles de la Nouvelle-Zélande... Il s’agit aussi du « Nous sommes la Terre qui se défend », proclamé et mis en pratique par les zadistes... 
Toutes ces expériences et luttes politiques esquissent les contours de peuples et des institutions terrestres qui en accompagnent l’émergence.
Plutôt que de se projeter dans un futur utopique idéalisé, ces initiatives réactivent et réinventent des coutumes perdues, abandonnées, oubliées ou méprisées. Ce faisant, elles contribuent à soigner les relations abîmées par des siècles d’extractivisme, de colonialisme et de patriarcat, à faire surgir des révolutions terrestres qui tiennent compte des temps passés, présents et à venir.

Sophie Gosselin, agrégée et docteure en philosophie, et David gé Bartoli, philosophe et écrivain, ont co-écrit Le Toucher du monde, techniques du natàurer (éditions Dehors, 2019). Ils sont membres fondateurs de la revue en ligne Terrestres.org, Revue des livres, des idées et des écologies, et de l’Université Populaire pour la Terre (Tours)

Cette soirée sera suivie, sur la montagne limousine, le :

– Samedi 11 mars, de 10h-16h, à l’Espace PTT, Tarnac,
d’une lecture par arpentage du livre de David gé-Bartoli et Sophie Gosselin « La Condition terrestre » (Seuil, 2022, https://www.seuil.com/ouvrage/la-condition-terrestre-sophie-gosselin/9782021439335)
Arpentage accompagné par Sonia et Violaine
Sur réservation au 06 24 81 88 86 ou bekipouka@ilico.org
Prix libre
Apportez un plat à partager (possibilité de réchauffer vos plats sur place).

– Samedi 11 mars, à 17h, au Magasin Général Tarnac
Présentation par David gé-Bartoli et Sophie Gosselin de leur livre « La Condition terrestre », suivie d’échanges pour imaginer ensemble des gouvernances partagées avec les autres qu’humains à l’échelle de la montagne limousine.
Gratuit.

– Dimanche 12 mars, 10h, MGT, Tarnac
Échanges informels avec Ali, David et Sophie autour de Reprise de savoirs, exemples de chantiers 2022 et projets 2023 : https://www.reprisesdesavoirs.org/

Habiter la terre autrement Politiques et révolutions éco-sociales (terrestres) aujourd’hui

Avant d’introduire la soirée-débat avec Sophie Gosselin et David Gé Bartoli, Francis Juchereau rend un hommage particulier et poignant à Christophe Soulié, figure amicale, conviviale et militante, participant actif et de longue date à la vie du Cercle, disparu brutalement quelques jours auparavant.

Au sous-titre que nous avons donné à cette soirée, « Politiques et révolutions éco-sociales aujourd’hui », est ajouté entre parenthèses « terrestres », mot dont il sera particulièrement question ce soir étant donné le nouveau sens et l’importance politiques qu’il a pris avec les énormes enjeux écologiques actuels qui touchent à la vie planétaire même. Ainsi, nous avons tenu à rendre plus compréhensible le sujet de notre débat en utilisant comme synonyme le terme « éco-social», pas exactement équivalent mais mieux connu. L’histoire tourne court, la question sociale n’est plus seule désormais. En politique comme en droit se pose la question terrestre (ou du terrestre). Le changement à vue d’œil du régime climatique, l’extinction accélérée des espèces, les pandémies… tous ces bouleversements traduisent l’irruption des « êtres de la Terre » et leurs manifestations aveugles. Cette situation de catastrophe(s) écologique(s) change fondamentalement la donne politique sur la planète. La civilisation globalisée néocapitaliste de l’exploitation absolue des ressources naturelles et de la mise au travail de tous les êtres terrestres, quels qu’ils soient, apparaît totalement invivable (même repeinte en vert). La condition de l’homme moderne – progressiste – s’effondre. Dans cette situation sans précédent de l’Anthropocène (capitalocène…), Sophie Gosselin et David Gé Bartoli sont allés à la découverte de nouveaux chemins possibles empruntés aujourd’hui par la politique et le politique. De leur vaste enquête résulte un livre – que j’ose appeler de voyage – de recherche et d’étude passionnant et important, La condition terrestre. Le Limousin est d’ailleurs interpellé par ce livre qui évoque le Syndicat de la Montagne limousine. Mais bien sûr pas seulement. On y parle surtout des caracoles zapatistes, des universités de la Terre au Chiapas, des assemblées et de l’Ecole des Tritons à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, etc. Ces initiatives réactivent et réinventent des coutumes perdues, abandonnées, oubliées ou méprisées. Ce faisant, elles contribuent à soigner des relations abîmées par des siècles d’extractivisme, de colonialisme et de patriarcat, elles visent à faire surgir des révolutions terrestres qui tiennent compte des temps présents, passés, à venir, ceux des vivants, géologiques… Toutes ces expériences et luttes politiques esquissent les contours de peuples et d’institutions terrestres qui en accompagnent l’émergence. Sophie, tu es agrégée et docteur en philosophie, enseignante. Quand à David tu es philosophe et écrivain. En conceptions comme en pratiques, votre engagement existentiel, intellectuel et politique est l’écologie du terrestre, c’est-à-dire celui de s’efforcer d’« habiter la Terre en commun ». Vous êtes tous deux membres fondateurs de la revue en ligne Terrestres (revue des livres, des idées et des écologies), et de l’Université Populaire pour la Terre à Tours. Sophie Gosselin Merci beaucoup pour votre invitation. En venant, nous écoutions la radio (France Culture) qui parlait des indigènes colombiens et disait que, pour la religion catholique, les morts partaient au ciel, alors que pour les indigènes les morts étaient là tout auprès, bien présents dans la terre. Ces indigènes parlaient d’un compagnon de lutte qui était mort et continuait à vivre, près d’eux, avec eux. Cela nous a touché et rappelé le chapitre qu’on a écrit sur les Zapatistes qui eux parlent aussi depuis tous ces morts. Ils disent : « La montagne nous a parlé de prendre les armes pour avoir ainsi une voix ; elle nous a parlé de garder notre passé pour avoir ainsi un lendemain. Dans la montagne vivent les morts ». En effet, les morts sont avec nous, ces morts qui ont subi toutes les violences, toutes les injustices depuis des siècles. C’est donc aussi avec et depuis tous ces morts qu’on va essayer de parler ce soir. Donc bienvenue à Christo qui est là aussi, parmi nous. D’abord, on va aussi parler « depuis là où l’on habite », c’est-à-dire à Tours et partir de toutes ces réflexions, de toutes ces rencontres qu’on a faites et qui composent notre livre. Nous sommes donc partis de différentes situations, de différents contextes de luttes dans le monde : en France, en Europe, en Nouvelle Calédonie, en Nouvelle Zélande, en Amérique du sud (Bolivie, Mexique) et aux États-Unis. En partant de ces différentes situations, l’idée était de voir, de repérer des points de bascule politiques assez récents (dans les 15-20 dernières années) qui nous ont semblé absolument significatifs. Des situations en mesure d’ouvrir un autre horizon politique pour les processus et les luttes d’émancipation, des points de bascule pour faire face aussi à la recomposition du pouvoir à l’échelle globale : ce qu’on appelle dans le livre le « géo-pouvoir ». Ce dernier est en train de prendre acte de la crise climatique, de la catastrophe écologique, en vue de transformer ses techniques de pouvoir pour continuer à exploiter, à extraire, à dominer. Face à cette recomposition des formes du pouvoir, notre idée était de faire exactement la démarche inverse, c’est-à-dire de voir où ça résiste et où ça invente quelque chose qui propose un autre horizon politique que celui d’une espèce de technocratie mondialisée qui se déclinerait dans différents États ou de manière plus locale. Partant de ces différentes situations, dans chaque chapitre on a essayé de mettre en perspective un point de bascule, une manière de repenser politique. Ces situations s’appuient sur les leviers juridiques mais aussi sur les conceptions anthropologiques qui sous-tendent les questions politiques. Le but de notre recherche était de capter l’apparition d’« un nouvel horizon politique » à la convergence de ces différents processus, celui de la « condition terrestre ». C’est-à-dire, faire apparaître une politique, non pas depuis la seule condition humaine, mais dans un horizon élargi qui tienne compte des liens entre les êtres humains et les autres êtres (les autres qu’humains). David Gé Bartoli Une des ouvertures majeures de l’ouvrage a été de se dire : jusqu’alors l’espace du politique est gouverné par des hommes sur a place publique à l’intérieur de la cité, dans l’espace politique traditionnel. Ainsi, lorsqu’il fallait s’émanciper de la condition ouvrière, ça se passait sur les lieux de production ou/et dans les lieux de représentation du pouvoir. Mais dernièrement, une autre manière de faire politique a surgi de façon assez pérenne – elle se poursuit dans le temps. Cela s’est déroulé à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes où il ne s’agissait pas simplement d’une manière de décider d’un paysage politique, avec de nouvelles idées. C’était de se dire : en occupant un (vaste) lieu il va se passer autre chose que lors des occupations habituelles d’usines ou de fac par lesquelles on montre notre refus de se soumettre à une domination, à un pouvoir. L’occupation sort alors de l’espace politique traditionnel pour devenir un lieu d’habitation. Et là, il y a quelque chose qui chemine dans la manière de repenser le politique. C’est qu’au fond le politique ne se fait pas sur une décision de conscience, sur un contrat (ce qu’on peut faire ensemble), mais c’est le lieu, à force de l’habiter, qui va nous soumettre de nouvelles manières d’interpréter notre espace de vie. Les dominations que nous subissons enclenchent ce qu’on pourrait appeler une « nouvelle politique des corps ». Quand on disait tout à l’heure que les morts sont liés à la terre, cela signifiait aussi que l’on aimerait bien que la manière de penser l’espace politique s’effectue depuis les corps. A force d’occuper un lieu, les corps commencent à prendre en considération d’autres corps. D’abord des corps humains, mais pas que. À la ZAD, il n’y avait pas qu’une seule dominante idéologique ou politique, il y en avait plein. Il y avait plein de possibilités de se dire « on veut s’extraire de l’État et du capital », on veut s’extraire de ces conditions-là et on se refuse d’être simplement soumis à la condition citoyenne. Parce que là, au fond, c’est «l’homme» politique qui distribue les places : vous êtes citoyen, je suis représentant ! Et celui qui soumet toujours l’espace politique et l’espace public, c’est celui qui en dernier recours a la parole. C’est ce qui a fait pendant des siècles l’invisibilisé de la condition des femmes, des conditions de race, de genre et de ce qui a été mis cette fois en scène à la ZAD de Notre-Dame des Landes, les non-humains : l’eau que l’on boit, les forêts qui nous apportent l’air et des conditions d’existence vivables (ombre, hygrométrie…) etc.. Nos corps ne « tiennent » plus dans les villes d’aujourd’hui. Dans ces conditions, la manière de penser le politique s’effectue depuis l’habiter, depuis les corps. Et plus on prend le temps d’habiter, plus on habite, plus on va être affecté par des choses qui nous ont été confisquées dans les villes où on décide par en haut, depuis toujours, et avec la tête. Aujourd’hui on voit bien que c’est notre corps qui souffre, directement : d’un manque d’eau, d’un manque d’air, d’un manque d’espace, d’un manque de temps. On est tétanisé. Donc c’est à partir de lui que l’on part. Au fond, maintenant, la manière de faire la politique c’est habiter non seulement avec nos corps mais en plus avec des corps pas forcément qu’humains. C’est là l’ouverture à partir de laquelle quelque chose se passe dans le monde depuis 15-20 ans. On habite avec nos corps. C’est pour ça qu’on va parler de la coutume parce que là, c’est la question du corps qui est mise en cause. En tout cas c’est cela qu’on voulait commencer à initier avec vous : « l’habiter commun ». S.G. Si on prend la Loire : le fait de voir cet été (2022) le fleuve à sec a matérialisé quelque chose. C’est un signal qui devient tout à coup matériel. Dans quelques années, si cela continue, c’est la possibilité de boire qui va être mise en question. A un moment, il va falloir, par exemple, faire un choix entre le fait de boire et celui de refroidir les centrales nucléaires qui provoquent aussi l’évaporation. Là, on voit que ce sont des choix vitaux qui vont se jouer et qui réengagent autrement à faire politique parce qu’il va s’agir de repenser la politique et l’espace du politique à partir du « comment on va préserver les communs terrestres ». Des communs qui impliquent non pas seulement les humains mais aussi les autres formes de vie. Partir de la question de l’eau, notamment d’un fleuve, est intéressant parce qu’un fleuve n’est pas simplement un cours d’eau sur lequel va se poser une ville avec des êtres humains, c’est quelque chose qui permet à tout un ensemble de formes de vie d’exister, d’habiter ensemble. Quand on commence à déplacer l’espace du politique et à le penser depuis le milieu de vie, avec les autres formes de vie avec lesquelles on cohabite, on n’est plus, nous seuls, être humains, à décider collectivement comment on va gérer les « ressources » – constituées de tous les corps, non-humains et humains. L’État-capital, qui s’initie à l’époque moderne (depuis le 17-18è siècle#), est cette division de l’espace qui concentre d’un côté l’espace du politique dans lequel on a affaire aux opinions politiques, où on va débattre des questions idéologiques et s’impliquer sur un plan volontaire et conscient. C’est le modèle du contrat social. Quant aux corps, tous les corps, humains et non-humains, ils sont livrés à la mise au travail au sein de l’économie. Quand nous disons économie, il s’agit d’économie et capitalisme car pour nous c’est synonyme (par contre, il peut y avoir des formes de subsistances qui ne sont pas extraites et autonomisées sous la forme de l’économie). Alors, pourquoi parle-t-on d’État-capital ? Parce qu’il n’y a pas le capitalisme d’un côté, et l’État qui permettrait de contrer le capitalisme. C’est d’un même geste que les deux émergent et structurent l’espace politico-vital de la Modernité. L’État et le capital émergent en même temps et se conditionnent l’un-l’autre dans cette distribution qui correspond au final à la distribution entre d’un côté l’esprit et de l’autre le corps. D.G.B Nous disons que l’État-capital c’est une même bête, une Hydre à deux têtes. Je rappelle que dans l’histoire il y a non seulement la question de l’esclavage et celle de la soumission des corps ouvriers, mais depuis 1930 avec le « Plant Patent Act »#, on a mis le brevetage sur le vivant : d’abord avec les plantes, puis les bêtes et maintenant sur tout ce qui bouge. Tout ce qui bouge est le lieu d’une possibilité d’énergie, quel qu’il ou elle soit, donc d’une production. S.G. Du point de vue du capital, la restructuration du territoire se fait autour de la triple polarité : ressources, production et consommation. Pour nous, cette espèce de triptyque est précisément ce qui nous dépossède de notre condition d’habitant. Habiter, ce n’est pas simplement être résident quelque part, ce n’est pas seulement avoir un logement quelque part, c’est participer à tramer, à constituer, à faire vivre un milieu de vie qui est composé d’humains et d’autres qu’eux. Habiter, c’est : comment on s’inscrit dans une trame de vie qui n’est qu’en partie humaine. Alors, cela déplace la manière dont on va penser l’espace de vie qui fait communauté, qui fait commun. Dans le livre, on reprend notamment la lutte qui s’est passée sur le fleuve Elwha, au nord-ouest des États-Unis, où il y a eu le démantèlement d’un grand barrage. Ce qui nous a intéressés dans ce processus c’est que, au départ, la lutte a été plutôt portée par le peuple indigène, les Indiens Klallams qui vivaient ancestralement, notamment de la pêche du saumon, et avaient toujours vécu sur les berges du fleuve. Ces autochtones ont été dépossédés de leurs terres quand les colons sont arrivés. En les empêchant de pêcher, ces derniers les privaient de leur moyen de subsistance, détruisant par là même la possibilité d’habiter. Là dessus, un pionnier a construit un énorme barrage ; il a d’ailleurs écrit un livre, La Dernière Frontière, qui indique à quel point le barrage était une sorte d’apothéose de la fin de ce processus colonial aux USA. La construction du barrage a complètement appauvri tout l’écosystème du fleuve, vu que les poissons ne pouvaient plus remonter, cela détruisait toutes les chaînes – par exemple les liens entre les poissons qui nourrissaient la reproduction des arbres, des animaux, des ours etc. L’écosystème était en outre appauvri par la concentration des sédiments. Ainsi, les Klallams se battaient et, dans les années 1950-60, ils se sont alliés avec les mouvements écologistes. Ils ont réussi à obtenir le démantèlement du barrage. Les habitants locaux de la ville ne le voulaient pas. C’était leur économie qui était en cause : usines, alimentation électrique… Il y a donc eu là un processus populaire très consistant où pendant un an différents acteurs ont été invités à dire pourquoi ce serait nécessaire de démanteler le barrage. A la fin, les habitants on voté en ce sens. Cette expérience est particulièrement intéressante parce qu’aujourd’hui beaucoup disent, face à l’urgence de la catastrophe, qu’il va falloir faire appel à des pouvoirs forts qui vont imposer des limites drastiques et rapidement. Ce n’est pas le parti que nous prenons dans le livre. Au contraire, ce serait un danger. Parce que ce serait ne pas croire dans la possibilité qu’il y ait de véritables processus populaires, des processus de recomposition de peuples et de communautés. Si on veut quelque chose qui tienne vraiment dans le temps, qui permette de répondre à la catastrophe que l’on commence à subir ici et encore bien plus dans le monde, ce n’est pas en remettant le pouvoir à des technocrates, à des décideurs tout-puissants que cela permettra de répondre. Ce qu’il faut, c’est changer, transformer nos modes de vie et surtout reprendre la main sur les milieux dans lesquels on habite. Donc (re)mettre en œuvre des processus populaires où l’on se re-donne les moyens collectivement de ré-habiter nos milieux de vie. C’est pourquoi, dans notre livre, on n’en appelle pas à réinvestir les institutions politiques existante, ce qui à chaque fois aboutit à la même impasse. On a d’ailleurs consacré un chapitre sur la Bolivie pour ça. En Bolivie, le président Evo Moralès, avec son parti, le Mouvement pour le Socialisme (MAS), sont arrivés en 2006 au pouvoir avec un vraie politique écologique – lui même étant indigène avait une autre manière de penser le rapport à la Terre. D’ailleurs le début du mandat de Moralès a donné lieu à un processus de constituante passionnant. Beaucoup de peuples indigènes (la Bolivie est le pays où il y a le plus d’indigènes en Amérique du sud) qui avaient été complètement exclus de l’espace politique y sont entrés et ont commencé à débattre sur la manière de penser le rapport aux communs terrestres. Des conceptions radicalement différentes des rapports entre humains et autres qu’humains sont apparues à cette occasion.. Il y a eu énormément de débats. D’autres manières de penser politique ont commencé à émerger qui ont abouti à la reconnaissance de la Terre-mère, ce qui a été inscrit dans la constitution. Malgré ce processus qui a été véritablement révolutionnaire, quelques années plus tard, la politique extractiviste a repris le dessus. En fait, c’est structurel : le dispositif étatique et son lien avec le capital font qu’on a beau essayer de transformer ses institutions, ça ne marche pas. C’est dans la manière même dont ça s’est construit. Dès qu’on se situe à l’échelle de l’État, on se retrouve en concurrence avec d’autres États, donc avec l’obligation de faire des exports-imports, donc d’entrer dans toute une logique économique pour assumer une politique. Ce qui oblige petit à petit à renoncer à toutes les valeurs qui étaient portées au départ. Plutôt que de réinvestir ces institutions qui ont été construites sur la base de l’extractivisme et considèrent les milieux comme des ressources à échanger sur le marché mondialisé, on invite à inventer de nouveaux processus institutionnels qui repartent des milieux de vie. D.G.B. Avec l’exemple du fleuve Elwha (Nord-Ouest des États-Unis), une des questions posées dans les faits était que, si vous gardez, par exemple, votre statut de scientifique – écologue, hydrologue ou ingénieur du barrage -, au fond, l’autre sera toujours étranger à votre domaine. Le Klallam sera l’autochtone du coin, le saumon sera une prise de pêche ou une statistique de la vitalité de la rivière ou non. Les Klallams réclamaient les saumons comme faisant partie de leur culture matérielle et immatérielle (ce n’est pas simplement des poissons qu’on mange, c’est ceux avec lesquels on cohabite sur Terre). Et là, nous voyons apparaître des manières de se repositionner dans l’espace. Depuis le fleuve (milieu de vie), chacun a pu faire un pas de côté depuis son statut. Un ingénieur dit : si j’arrête d’être un expert, je vois que les poissons ne passent plus. Ce qui est intéressant dans ce cas, c’est qu’à un moment donné, si chacun dit, « je ne garde pas tout à fait ma place, ou le statut qu’on m’a octroyé », ça bouge sensiblement. Les Klallams, lors de leur processus de lutte, ont rencontré d’autres personnes qui savent revendiquer politiquement contre la politique capitaliste américaine. Ils vont donc à un moment donné, parce qu’ils travaillent aussi, se mettre en relation avec des luttes syndicales ouvrières. C’est le pêcheur qui va dire avec l’expert hydrologue, «  mon poisson – le saumon – c’est pour moi une manière de temps autre que celui de donner mon corps au capital » et là ils vont être tous deux d’accord. Donc, chacun va essayer de trouver une manière de ne plus rester dans sa place traditionnelle. S’ouvre alors une autre situation depuis sa condition d’habiter. Cette condition-là apporte une autre manière d’envisager les rapports de force. Jusqu’alors, l’État-capital a sans cesse créé un rapport de force frontal depuis sa propre réglette en distribuant les statuts ». Mais là, on se rend compte que, si on ne garde plus son statut de prolétaire, de Klallam, d’ingénieur, etc., et qu’on se dit, « je suis habitant de cette rivière », habitant corporel, psychique, mental, alors je peux créer des alliances qui auparavant n’étaient pas possibles. Et donc ça, c’est une manière de dire : « Au fond, si on n’était pas seulement citoyen, mais aussi habitant !». Si le saumon peuplait mes nuits, mes rêves, si ma condition me permettait d’avoir un temps favorable à autre chose que d’être producteur (de saumon), alors je laisse vivre quelque chose en moi qui n’appartient pas au « producteur-consommateur-citoyen ». Cet espace là n’est pas seulement un espace démocratique citoyen, c’est un nouvel espace qu’on appelle espace agonistique. Que veut dire « agonistique » ? Les Grecs avaient deux façons de penser le conflit et la lutte. La façon connue est la « polémique » qui vient du terme « polemos ». C’est la relation duelle conflictuelle : l’un doit absolument l’emporter sur l’autre. C’est ce qu’induit le mot « kratos », (demo)kratos. Si le peuple gagne, on s’évite de prendre l’État ou une tyrannie sur le dos, s’il perd, comme en ce moment où la souveraineté n’est plus aux peuples mais aux États et au capital, nous n’avons plus que nos yeux pour pleurer. Donc, dans cette conjonction-là, qui suppose un espace politique réglé non seulement par un rapport de force de classes mais par un rapport de guerre, il s’agit de dominer l’autre. Ce dispositif peut, et a pu conduire à commettre des massacres, voire des génocides contre les peuples premiers, les paysans, les femmes…, contre celles et ceux qui n’ont ou n’avaient pas le moyen d’être inclus dans l’espace politique. Au fond, l’État et le capital sont prêts, depuis la colonisation de l’Amérique jusqu’à aujourd’hui, à massacrer des peuples (génocide). Et l’écocide va avec, puisque pour arriver à mettre fin aux Indiens d’Amérique, il fallait en même temps bousiller leur appartenance aux forêts, aux bisons et à tous les êtres avec lesquels ils étaient en cohabitation : leur existence allait avec la subsistance. L’espace agonistique est encore un espace où on met en jeu des conflits, mais ceux-ci ne sont plus simplement duels, en confrontation. Ils sont dans l’espace du théâtre. On appelle ça le protagoniste (celui qui est sur le devant de la scène) et l’antagoniste (celui qui répond). Pour nous, le protagoniste n’est certainement pas celui qui détient la parole dans l’hôtel de la Préfecture où à l’hôtel de ville, mais c’est tout un chacun – et notamment les « sans voix ». Pour tous ceux et celles qui ne sont pas citoyens – les moins de 18 ans, les personnes sous tutelles, les femmes (il n’y a pas si longtemps), les migrants, tous les non-humains – , c’est la majeure partie d’un territoire de vie qui est en dehors de l’espace citoyen (sans compter l’accès à la parole que demande cet espace). Alors, l’espace agonistique c’est de se dire : si c’est la rivière qui devient l’enjeu du conflit, on n’aura plus une dualité entre deux parties, entre deux idéologies ; cet espace est le lien à partir duquel on peut vivre en commun. A ce moment-là, puisque c’est le fleuve qui devient le nouveau lieu commun, on peut renverser la donne et dire à ceux et celles qui sont les cohabitants du lieu de vie, que ceux et celles qui n’avaient pas la parole, qui étaient derrière en antagonistes : « vous êtes maintenant les protagonistes ! ». On peut changer les rapports, les rôles. Le conflit n’est pas simplement un conflit duel, celui d’un parti ou d’une idéologie contre un.e autre. Parce qu’il y a un tiers (ici le fleuve) qui change les rapports de statuts, les rapports d’habiter un lieu, alors on peut à tout moment, dans une situation, changer les statuts en fonction. À ce moment-là, la situation, la scène devient agonistique. Et le but n’est pas un but guerrier mais celui de dire : on déplace les rapports de force et le champ dans lesquels ils s’inscrivent. S.G. L’autre aspect de l’agonistique, c’est de dire, ce qui compte, ce n’est plus simplement les groupes et leur identités, mais c’est aussi toutes les chaînes de relations qui font que, en tant qu’habitant.es, on est pris dans plusieurs niveaux relationnels. L’espace politique doit faire apparaître les différents niveaux relationnels qui font qu’on appartient à telles ou telles communautés terrestres. C’est à dire qu’on appartient à un milieu de vie. Ceci conduit à délégitimer ceux qui ne viennent là que pour extraire. Parce que, eux, sont pris dans des chaînes relationnelles qui mettent en péril les milieux de vie. La question est : qu’est ce qui doit faire autorité dans l’espace politique ? Ouvrir un espace politique agonistique c’est, depuis le milieu, depuis les communs terrestres refaire émerger les différentes lignes de conflictualités, les rendre visibles depuis toutes les relations qui trament l’habiter, qui conditionnent l’habiter. Aujourd’hui, c’est un peu ce que l’on voit sur les batailles qui se dessinent autour de l’eau, notamment ce qui se passe autour des bassines. Cela signifie : quels liens à la Terre-mère avons nous depuis la perspective de l’eau ? Qu’est ce que ça indique, les bassines ? Ce n’est pas qu’une question technique de retenue de l’eau. Est-ce que ça peut mettre en péril l’écosystème ? En fait, c’est quoi le monde qui va avec les bassines : quel type d’agriculture, quel type de relations, quelles manières d’habiter le lieu ça indique ? Du coup, on rend visible tout un ensemble de relations qui sont incompatibles avec la possibilité même pour ce lieu, ce milieu humain et non humain, de pouvoir continuer à se renouveler. Il y a d’autres types de relations, d’autres manières d’habiter qui peuvent préserver. À partir de là, il s’agit de faire émerger d’autres sources, d’autres espaces de légitimation qui justement s’ancrent depuis les milieux. D’où cette idée de créer des institutions terrestres, c’est-à-dire de faire émerger des institutions depuis ces espaces agonistiques. En gros l’idée c’est : comment on ouvre des espaces agonistiques autour des communs, des communs terrestres. D.G.B. Pour les bassines, une question se pose : est-ce qu’on laisse l’eau à tous ? Auparavant, l’eau souterraine était commune. C’est récemment que l’État français considère que ça ne participe pas de l’eau commune (à la terre, aux vivants et aux humains). Si on la prend dans une régie publique, elle devient publique, mais si Évian ou autre l’extrait directement, c’est du pompage pour du privé. Les fonds sous-marins océaniques sont un des communs principaux qui va aussi être renié en « raison » de ses ressources. On sent bien qu’aujourd’hui les bassines ne posent pas seulement la question du type de production agricole mais pour qui cette eau se distribue ? On sait très bien qu’il faut conserver cette eau en réserve souterraine pour qu’il y ait un renouvellement d’eau pour les humains mais pas seulement ; c’est aussi un ensemble de strates non humaines qui faut prendre en compte. A l’occasion de cette lutte, des rapports de force ont aussi basculé comme celui, habituellement frontal, entre chasseurs-pêcheurs et écolos. Parce qu’il s’agit là de reposer les problèmes autrement, les pêcheurs locaux ont joué avec les écolos et d’autres participants un rôle majeur de compréhension, en signifiant qu’il y avait une autre manière d’interpréter l’espace. Et là on peut trouver de nouvelles alliances. En reprenant quelque chose de délaissé, et vendue par l’État, on trouve moyen de faire des alliances, auparavant « imperméables » parce qu’idéologisées, c’est à dire qui ne se construisent pas depuis ce qu’on appelle la condition terrestre. S.G. Ça fait pas mal d’années que nous circulons du côté du Plateau de Millevaches et on a vu émerger la Fête de la montagne limousine. Au départ, une des questions centrales était de réunir les différents habitants : il y avait plusieurs générations d’habitants, les néo-ruraux, etc., tous n’étaient pas exactement en phase. L’idée était de créer un espace de rassemblement, de convergence. Je me souviens aussi que parmi les premières thématiques il y avait la question des forêts. Le commun qui apparaissait était : comment on prend en charge les forêts et comment, nous, humains on se sent concernés par les forêts. Et à partir de là va émerger ce qui aujourd’hui s’appelle le Syndicat de la montagne limousine. Ce qui est intéressant, c’est que ce syndicat redessine le territoire. Le Plateau est divisé entre trois département alors que les gens de ce territoire travaillent quotidiennement ensemble. Il suffit qu’une association déménage pas très loin et change de département pour se trouver pris dans des enjeux politiciens et administratifs qui ne sont plus du tout les mêmes et n’ont rien à voir avec ce qui se vit au quotidien. Faire émerger ce syndicat était affirmer un territoire de vie, un territoire habité et non plus un territoire administratif géré d’en haut. Pour nous, l’emploi du terme «… la montagne limousine » était déjà très intéressant car c’est la montagne, c’est le territoire qui va faire politique. Comment, en habitant ce territoire, on va re-politiser celui-ci depuis la question de l’habiter. Ça redessine un espace politique. Il ne s’agit plus simplement d’entrer dans les institutions existantes pour essayer de les changer, mais plutôt de faire émerger ces institutions agonistiques terrestres pour créer des rapports de forces, faire valoir d’autres valeurs, d’autres manières de poser les problèmes, créer d’autres sources de légitimation. D.G.B. C’est entre autres une lutte actuelle pour les forêts, en rapport avec les grandes forêts de conifères traitées au moyen de coupes rases qui dévastent complètement les terrains. On assiste à une espèce de remplacement : la forêt n’est plus vivante, ne possède plus ses propres temporalités (ce qu’on essaie en revanche de respecter en agroforesterie, par exemple). On trouve différents niveaux de temporalité dans une forêt. Certaines peuvent avoir 300 ans parce qu’on laisse pousser ses chênes, ses hêtres, ses châtaigniers… et il y a à côté des arbustes et des prairies. On a donc un étagement de temps, d’espaces. C’est ce qui fait la vitalité d’un lieu. Mais là, d’un coup, tous les 30 ans, on rase ; on revient à zéro et ça part chez Ikea ou ailleurs. C’est le modèle dominant. La question est alors d’agir comme habitant ce milieu de vie (comme chasseur, propriétaire forestier, promeneur, écolo…) en rapports et en alliances possibles, à partir de la forêt, pour le renouvellement de ce commun, pour sa vie. Le Syndicat agit aussi par rapport aux migrants. L’État « balance » les migrants dans des CADA# « paumés au milieu de nulle part ». La question est : est-ce qu’on les accueille ou pas ? La réponse va de soi pour le Syndicat. Et là, on déborde la politique citoyenne. Dernièrement le Syndicat a initié une enquête-arpentage de terrain avec les habitants du Plateau sur le « chevelu de la Vienne ». Cette remontée à pied, en canoë pendant une semaine de la partie haute de la rivière et de son réseau de cours d’eau (le « chevelu ») a montré notamment que la rivière avait perdu ces dernières décennies une part importante de son débit (le quart environ). En plus, « on » a fait ce pari fou d‘implanter une centrale nucléaire (Civaux) abreuvée par cette seule rivière. D’où la canalisation de l’ensemble du bassin-versant pour jeter tout le stock d’eau s’il en manque pour la centrale. J’ai fait le parcours du Rhône, cette « fierté humaine », cette « force de la nation ». Tous les 20 km un barrage a été installé, soit pour la production hydroélectrique, soit pour des retenues de différentes sortes. La nation a cette « fierté » de dompter totalement un fleuve qui n’est plus qu’un fleuve de production, un canal entre Marseille et Lyon pour tout ce qui est énergétique, pétrochimique et autres. Avec le Rhône, on assiste à la production de l’État-capital à l’état pur : un canal et un ensemble de productions. L’idée c’est que sur le territoire du Plateau, aux confins des trois départements on n’en arrive pas là, mais que les communautés d’habitants deviennent des communautés terrestres. D’où le Syndicat de la Montagne. S.G. Et que le politique puisse se faire depuis l’habiter. Habiter, c’est habiter des relations, à la fois dans le temps présent mais aussi dans le temps profond. Pour nous, habiter dans l’horizon de la condition terrestre, c’est aussi s’inscrire dans une autre temporalité. C’est permettre de se penser non plus seulement à l’échelle de l’histoire humaine, mais à l’échelle de plusieurs temps : temps de la forêt, temps d’une rivière, le temps qu’elles puissent se reconstituer. Le temps de la montagne et les différents temps terrestres. D.G.B Juste avant le débat, je veux bien faire un petite aparté. Il s’avère que je suis corse d’origine. Donc le FLNC (Front de Libération Nationale Corse) on connaît ! En Nouvelle Calédonie il y a aussi le FLNKS (Front de Libération Nationale Kanak et Socialiste). Pendant les années 60-70, en Amérique du sud aussi, avec les mouvements guévaristes notamment, des fronts de libération nationale se sont constitués et ont lutté contre les souverainetés d’État et du Capital afin que les peuples recouvrent leur souveraineté propre. On s’est rendu compte que ces luttes étaient, au fond, petit à petit court-circuitées, parce que le Front de libération nationale, comme son nom l’indique, revenait à placer les forces populaires dans le giron de la nation. La plupart sont restées encastrées dans des formes de luttes sociales et politiques avec comme horizon l’État-nation. En revanche, ce qui s’est passé avec les Zapatistes est quelque chose d’un peu inouï. Leurs luttes sociales et politiques qui se déroulaient dans le maquis, dans les forêts, dans les territoires du Chiapas en périphérie du Mexique n’étaient pas focalisées par l’État. Les révolutionnaires ont simplement rencontré les gens qui habitaient déjà là, des peuples dont ils n’avaient pas connaissance. Ces peuples n’étaient pas (des) modernes et la lutte des Zapatistes se greffa sur leur mode de vie, leur culture, leurs coutumes. On n’avait plus affaire à une lutte avant-gardiste, révolutionnaire progressiste. Les habitants du Chiapas parlent de coutumes, parlent de temps long, parlent de Terre-mère. Il s’inscrivent dans un autre temps que celui de l’espace social-historique. Ça a été une rencontre capitale. Ces guérilleros marxistes de luttes d’émancipation sociale venus dans les montagnes du Chiapas ont rencontré des émancipations terrestres et coutumières. Là, dans l’espace social intra-humain circonscrit à des États, quelque chose s’est noué à des temps longs, ceux de la Terre. Dorénavant les Zapatistes parlent « depuis la Terre » : Nous, planète Terre, 1er janvier 202… Ça veut dire que, après les luttes de front de libération nationale, il faut passer à des fronts… de libération territoriale… et terrestres, avec des temps très longs. Ce qui fait qu’on n’est pas obligé de rester aligné sur les temps du Capital, qui passe son temps à le manger, et celui de l’État. On voit bien que l’État républicain aujourd’hui nous laisse aucun horizon de temps. Donc, c’est cette capacité de re-nourrir du temps long, appuyée sur une vraie autonomie – et à côté des institutions d’État – qui nous permettrait d’avoir une émancipation importante. S.G. Je voudrais juste terminer sur la citation du sous-commandant Marcos qui ouvre notre livre et qui, indique un peu l’horizon de ce livre. Pour nous, la puissance, la force du mouvement zapatiste c’est qu’il a été capable d’affirmer ne pas être prisonnier de l’État-capital mexicain et d’affirmer son propre temps, c’est à dire, un autre horizon temporel que celui de l’histoire humaine : le temps terrestre. C’est cette capacité de s’inscrire dans un autre temps qui, pour nous, explique leur force politique et leur force d’inventivité institutionnelle.

Notes :

1/ On appelle généralement Modernité la période de l’histoire humaine toujours en cours qui débute en Occident vers le 17è siècle avec l’explosion, l’essor et le mélange des sciences et techniques, du rationalisme, de l’industrialisation, du capitalisme, de l’État-nation. 2/ Le Plant Patent Act de 1930 est une loi fédérale américaine relative au droit de brevetage des plantes. Cette loi autorise le dépôt de brevet pour les « variétés de plantes distinctes » et « nouvelles », autres que celles trouvées à l’état sauvage, qui ont été « découvertes » ou « inventées » et reproduites de manière asexuée

3/ centre d’accueil pour demandeur d’asile

Le Débat

Une intervention : Vous parliez de ne pas participer au système démocratique ; votre politique est de faire quelque chose à côté. Mais au niveau local, je dirais dans un petit village, une mairie?Localement, pensez-vous que c’est la même chose ? Qu’il ne faut pas s’impliquer dans le système local dans ces conditions-là ?

S.G : Il ne s’agit pas de ne pas du tout s’impliquer. Il s’agit de dire que ce n’est pas par là que l’on va forcément transformer les choses. On peut parfois s’appuyer dessus. Nous, notre horizon stratégique serait : investissons par exemple les mairies, les collectivités locales, mais pour que celles-ci soutiennent l’émergence d’institutions qui, elles, se pensent depuis les milieux de vie. Il ne s’agit pas de complètement abandonner ce qui est là, à côté, parce qu’il faut bien partir de ce qui existe et faire aussi avec ce qui existe. Mais c’est l’idée de dire qu’à un moment, on déplace le lieu à partir duquel les choses doivent se penser. C’est pour ça que le premier chapitre du livre est sur le fleuve Whanganui en Nouvelle Zélande, où une lutte portée par les peuples maoris, dépossédés de leurs terres (qu’ils ne possédaient pas sur le mode propriétaire), durait depuis plus d’un siècle. Ils habitaient ces terres sur lesquelles s’appliquait un contrat fallacieux, contrat qui avait été intentionnellement mal traduit pour les déposséder. La Couronne britannique a pris ces terres, mais les Maoris sont des peuples combattants et sur le fleuve Whanganui ceux-ci ont réussi à obtenir la signature avec la Couronne d’un traité politique en 2017, qui a abouti à la reconnaissance du fleuve comme personne morale juridique ainsi qu’à la création d’institutions qui s’envisagent depuis ce fleuve. Ce ne sont plus simplement des institutions humaines qui gèrent les ressources naturelles du milieu. Il s’agit de penser, de porter la parole de Te Awa Tupua, cette entité collective qui est le fleuve, faite d’humains et de non-humains. Les Maoris disent : « Je suis la rivière et la rivière est moi ». Ce n’est pas, « j’habite sur la rivière » mais « la rivière est une partie de moi ». Ce qu’il s’agit de porter, c’est la relation entre Maoris/ rivière/ poissons/ arbres/ etc., donc de penser des institutions politiques depuis et au nom du Te Awa Tupua (du fleuve). Et là, rien qu’en termes de temporalité, les problématiques sont reposées tout autrement. Cela veut dire : comment prendre soin du fleuve dans les temps longs.

D.G.B : Le dispositif qui a été pensé, c’est de dire : si on inscrit le politique dans des temps longs, alors, il ne faut pas confondre les différents niveaux. Ils ont donc établi trois niveaux concentriques. Le premier niveau est celui d’une démocratie traditionnelle (par exemple, pour nous, un quinquennat). Dans ce temps court, les questions seront : sur le fleuve, est-ce qu’il va y avoir trop de passages de touristes, est-ce qu’il va y avoir l’eau nécessaire pour boire ? Dans ce premier cercle il sera question des choses quotidiennes. Des garants (habitants, personnel politique, Maoris) se situent à ce niveau-là. Au deuxième niveau, il s’agit d’imaginer dans cent ans les conséquences des actes que l’on porte aujourd’hui vis-à-vis du milieu de vie. Enfin la dernière couronne est constituée par deux représentants : d’un côté, celui de d’État, et de l’autre le représentant maori (un sage). Eux portent des temps très longs, voire mythiques. Ainsi le temps de la montagne et celui de l’eau, qui peuvent correspondre à des millions d’années. Ce recadrage fait concrètement apparaître l’idée de condition terrestre ainsi que le rapport singulier que la condition humaine entretient avec elle, sachant que les vivants-humains ont à reconsidérer leurs politiques d’intérêts dans le respect des multiples temporalités (âges) de la vie et du monde. Par exemple, des forêts pouvant vivre 300 ans, des forêts primaires 1000 ans et plus.

C’est intéressant, de dire comment ré-imaginer notre rapport au politique qui ne se soumet pas simplement à des dispositifs d’intérêts court-termistes, ni surtout à des intérêts productifs et de rentabilité.

S.G. : Sur le fleuve Whanganui, les Maoris se sont appuyés sur un droit émergent, le droit de la nature, pour faire reconnaître et donner une personnalité morale à des entités collectives qui ne sont pas qu’humaines. Le droit reconnaît déjà des entités morales comme l’entreprise, mais celle-ci est essentiellement humaine. Là, il s’agit d’une entité autre qu’humaine : le fleuve, incluant humains et non-humains. Celui-ci peut exister comme personne morale avec les institutions qui en découlent. C’est intéressant parce que ça fait émerger un autre espace politique qui se pose depuis l’habiter (ici, dans le cas de la Nouvelle-Zélande). Le dispositif du droit de la nature a aussi été utilisé dans d’autres pays, mais quand il n’y a pas un peuple derrière lui pour le porter, quand il n’y a pas des gens qui habitent un territoire, il suffit que les politiques changent pour que ce droit soit remis en cause. C’est ce qui s’est passé avec le Gange : en Inde, il y avait une jurisprudence qui reconnaissait le Gange comme personne morale pour son caractère sacré, mais cela a été mis de côté.

D.G.B : La Vienne, c’est un bras d’eau, de l’eau dans une vallée : c’est comme ça que l’État le pense. Le Whanganui, lui, c’est une entité matérielle et immatérielle qui peut avoir un caractère spirituel et psychique, avec ses fonds, avec son ciel. C’est un territoire vivant, de vie, qui est pris en charge. Ça change la façon d’interpréter l’espace, qui n’est plus géographique et administré.

Une intervention : Je voulais rebondir sur votre dernier exemple, parce que je m’intéresse beaucoup à ce qui se fait sur le « Parlement de Loire » et le « Peuple de Loire ». J’ai été surpris que vous ne le citiez pas dans vos exemples, parce que je crois savoir que vous y avez contribué et parce que c’est un exemple assez proche. Est-ce que c’est parce qu’il n’y a pas un « peuple Maori » ?

S.G. : On a participé au processus du Parlement de Loire. C’est complexe. En fait le parlement n’existe pas, c’est une hypothèse qui a été mise au travail pendant deux ans. Cette expérience a été très intéressante, elle a ouvert plein de perspectives, plein d’horizons, et ça nous a beaucoup nourris dans l’écriture du livre – il y a des problèmes qu’on a pu voir à travers les discussions. Mais pour l’instant ça a été essentiellement porté dans un espace culturel et, du coup, ce n’est pas ancré sur un plan populaire. Il n’y a pas encore de prise sur le territoire de vie. Ce qui est étrange, c’est qu’un processus de réflexion passionnant s’est amorcé, mais lorsqu’il s’est agi de passer aux actes, là, on s’est rendu compte que ce n’était peut-être pas parti du bon endroit. Plutôt que de partir de ce qu’on appelle des situations agonistiques – avec des enjeux de lutte, pour défendre véritablement quelque chose du milieu qui fait qu’on se sent appartenir à celui-ci  c’est devenu une espèce de vision culturelle un peu hors sol. Aujourd’hui le problème, c’est : comment on fait pour ré-ancrer cette initiative dans le milieu avec les gens qui habitent ce milieu ? C’est pour ça qu’on n’en a pas trop parlé, car pour l’instant la situation est un peu complexe. Avec toutes les problématiques qui surgissent autour de l’eau, on espère à Tours pouvoir commencer à remobiliser un peu toutes les réflexions qui ont été amenées dans ce cadre d’espace culturel, pour qu’elles soient véritablement un peu en prise avec des enjeux de vie, d’habiter.

On trouve, de cette manière, que le Syndicat de la Montagne limousine a plus de prise avec le territoire, qu’il émerge de toute une histoire, de luttes, etc.

D.G.B : Les situations agonistiques ne manquent pourtant pas. A la centrale de Saint-Laurent des Eaux, près de Blois, dont je suis originaire, il y a eu une situation très particulière avec les deux accidents les plus graves en France dans une centrale nucléaire, survenus en 1969 et 1980. Ceux-ci ont été cachés. À une centaine de kilomètres en aval, près de Tours, il y a aussi Chinon et sa centrale.

La Mission Val de Loire de l’UNESCO a pour objet la protection du site de la Loire, sauf que ces deux centrales font a priori obstacle à cette protection. Il a été convenu que malgré tout, entre ces deux verrues, il y aurait néanmoins protection. Mission Val de Loire est aussi dans le Parlement de Loire. Il y a donc là une réflexion particulière et un travail sur culture et patrimoine dans le secteur. Si on s’attachait plus en profondeur à des zones émancipatrices, il faudrait poser le problème du patrimoine en tant que support du patriarcat depuis quelques millénaires, ce dont le droit est aussi porteur. Pour nous la question de l’usage du droit n’est pas une finalité, s’il n’y a pas une souveraineté populaire que vient accompagner cet usage. Un norme nouvelle peut être une catastrophe. C’est ce qui commence à arriver. Certains font usage, notamment en Afrique, d’un éco-colonialisme, c’est-à-dire que sous prétexte de protéger des lieux, on confisque à une population son territoire de vie en disant : on va sauvegarder telle ou telle chose. Donc cette norme qui supplante le peuple peut être aussi un catastrophe. C’est plein de questions qui se posent. On suit le Parlement de Loire, mais c’est vrai que son développement est plutôt lié à l’émergence de forces populaires.

Une intervention : Bruno Latour disait à propos du Parlement de la Loire : « Mais il est où, le peuple ? ». Je suis né à Chargé, un petit village d’Indre et Loire. Dans ce que vous avez dit, ce que j’entends c’est qu’il s’agit de mener d’abord une révolution culturelle, au sens de : Qu’est-ce qui nous met au monde, et qu’est-ce qui nous fait comprendre le monde ? Ce qui est en jeu dans le Parlement de la Loire, c’est : comment on fait notre révolution culturelle pour renverser les choses, pour nous décoloniser, dé-réifier. Le sujet n’est pas tout seul, avec son corps et les autres corps. Mais maintenant, comment on augmente ?

Pour vous, qui êtes profs, comment est-ce possible d’y aller (au Parlement de Loire), hormis la magie du lieu ? Et il y a cette question de la désindustrialisation. Pour revenir à la première remarque, dans mon boulot (projets en ruralité, développement local, autonomie…) ce qu’on a appelé le municipalisme m’interpelle beaucoup. Cette capacité à faire d’un local + un local + un local… le monde. Et non pas le processus inverse. Là-dessus, comment arrive-t-on à se rééduquer ? Est-ce que vous avez des exemples dans vos voyages ? Comment évite-t-on l’aspect esthétisant de ces affaires ?

S.G. : Énorme question ! Je répondrai peut-être avec deux choses sur lesquelles on réfléchit. C’est, d’abord, de faire émerger, de participer à l’émergence de ces scènes agosnistiques. Ce qui nous a intéressés sur la ZAD, c’est l’idée d’assemblée des usages. À ce niveau, on n’est plus en train de gérer un territoire, on est dans la situation de voir comment des usages peuvent cohabiter. C’est-à-dire comment différents types de relations, différentes chaînes relationnelles peuvent s’imbriquer, s’enchevêtrer sur un territoire partagé. C’est ça, l’idée d’une agonistique. À Tours, cela peut se traduire par l’ouverture de scènes agonistiques sur les questions de l’eau. Mais on pourrait en ouvrir un peu partout. Sur la question des communs terrestres qui sont en danger, comment ouvre-t-on une scène agonistique ? Ça part des personnes qui habitent le lieu et qui en font différents usages. On permet la confrontation depuis l’habiter en essayant de vraiment tenir compte des différents usages. Par exemple, il va y avoir une journée de l’eau à Tours le 18 mars. L’idée est d’organiser un débat entre les pêcheurs, différents usagers de l’eau, dont un agriculteur irrigant. Et pourquoi pas inviter quelqu’un qui travaille à la centrale nucléaire ? Pour l’instant cette invitation a toujours été déclinée. Ce seraient vraiment des scènes agonistiques où l’on mettrait en confrontation les différents usages depuis le milieu. Ça, c’est un aspect. Et puis il y a un enjeu hyper-important, c’est celui de la subjectivation, c’est-à-dire des questions plus tournées vers l’éducation : celles de la vie, de notre rapport au monde. Là on voit bien que les politiques éducatives menées par Blanquer et par les différents gouvernements partent d’une idée très claire sur le type de sujet qu’ils veulent produire à travers une école néolibérale. Ils veulent produire des sujets productifs, des sujets pour le capital. Il savent exactement à quel type de subjectivation doit œuvrer l’éducation. Alors, la question c’est : comment, nous, on crée des lieux, des espaces, comment on fait émerger des écoles qui réinvestissent les savoirs et permettent de mettre en œuvre des processus de subjectivation terrestre. C’est une question sur laquelle on a commencé à travailler. Je fais partie d’un réseau, d’un collectif qui s’appelle « Reprises de Savoirs » et qui s’inscrit dans la continuité de la revue Terrestres. Autour de cette revue plusieurs dynamiques se sont engagées, dont « Reprises de terres ».

D.G.B. : « Reprises de Terres », c’est essayer de repenser collectivement les terres sur l’ensemble de la scène nationale, sachant que l’État ne veut surtout pas repenser le remembrement et une politique de la terre. On sait que la plupart des paysans vont lâcher leur exploitation (départs massifs à la retraite) et qu’on risque de récolter des politiques d’industrie agronomique, voire agro-énergétiques. Il nous faut un contre-feu important.

S.G. : « Reprises de terres », c’est d’abord un processus d’enquête qui a amené à une rencontre sur la ZAD de Notre-Dame des Landes, il y a deux ans, pour essayer de permettre à différents acteurs des reprises de terres de les envisager dans différentes perspectives : en ville, dans le milieu agricole, mais aussi de penser des déprises de terres (bitumées, cimentées, stérilisées, polluées…)

Dans la continuité de ça, on est plusieurs dans le milieu de l’enseignement-recherche a avoir amorcé un autre processus, face à une perte de sens radical dans les dispositifs de l’enseignement universitaire et secondaire. Et face même à la perte de ce que veut dire enseigner. Il y a une contradiction de plus en plus aiguë entre ce pourquoi on enseigne, ce qu’on a envie d’enseigner, et ce à quoi cela contribue réellement. D’ailleurs, au moment où on a lancé « Reprises de savoir », des étudiants, notamment à AgroParisTech, ont commencé la désertion (« bifurcation »). L’idée était dans l’air. On a donc lancé ce processus collectif de « Reprises de savoirs » avec un appel à créer des chantiers à l’adresse de différents groupes dans différents lieux en France, et même au-delà. Il s’agit de mettre l’école en chantiers depuis des territoires de vie, depuis des problématiques portées par les collectifs. L’année dernière en 2022 les chantiers se sont déroulés en juin et novembre. Ils duraient de quelques jours à deux ou trois semaines, en fonction des chantiers et des lieux.

D.G.B. : Il y en a eu plus d’une vingtaine. L’idée était de créer un réseau alternatif où on prendrait, depuis les lieux de vie, le relais d’une école républicaine soumise au capital. Ce seront les lieux de vie qui vont poser les questions à résoudre. À chaque chantier, une vingtaine ou une trentaine de personnes questionnent et se questionnent en fonction du territoire de vie.

S.G. : Il s’agit de créer un réseau de ces chantiers et de permettre que chacun, là où il est, puisse en ouvrir un. Nous avons participé à deux chantiers. D’abord sur l’École des tritons à la ZAD de Notre-Dame des Landes, une école qui avait du mal à émerger. Ce chantier « pluriversité-reprises de savoirs » a permis d’initier l’École des tritons. De la réflexion pendant une semaine sur les pratiques naturalistes et comment les repenser, a émergé un collectif qui s’appelle « Naturalistes des terres ». Un chantier fait donc aussi émerger des choses sur les territoires. Nous avons aussi été sur un moulin à côté de Dijon. C’était une toute autre problématique. Il s’agissait ici de repenser l’autonomie énergétique et en même temps comment cette recherche peut entrer en contradiction avec la continuité écologique : si on repense le moulin depuis le cours d’eau, qu’est-ce que cela implique ?

D.G.B. : Ce moulin se constitue en lieu alternatif commun. Les gens viennent librement pêcher, nager, toute une communauté vit autour. C’est aussi un lieu alternatif de musique. La question posée est de réinscrire la parcelle du moulin dans un territoire avec un amont et un aval, c’est-à-dire dans un milieu de vie plus large qu’un simple lieu de repli communautaire et entre humains.

S.G. : Ce qui est intéressant, c’est que ça a permis de faire lien avec d’autres personnes qui ont aussi repris un moulin. Donc ça trame, ça permet de tisser plein de choses.

L’appel à chantier qui va être lancé pour l’été 2023 prévoit d’autres lieux. Justement, un prochain chantier est en prévision sur l’autonomie alimentaire à Tarnac.

Pour moi, dans une prochaine étape, ces chantiers devraient ouvrir un horizon pour créer des écoles terrestres, véritablement. De la même manière qu’on a pu penser des institutions alternatives, on fait aussi émerger des écoles ‒ terrestres  qui permettent de travailler des territoires et de faire émerger des processus nouveaux de subjectivation. C’est un gros chantier.

Une intervention : Qu’est ce que vous pensez des occupations en ville ? Vous parlez de la ZAD comme étant une occupation rurale, un squat. Du coup, est-ce qu’on peut « habiter terrestre » en ville ?

S.G. : Je te répondrai en donnant un exemple. Il y a quelques années, à Tours, on a participé au rachat collectif d’un bar. C’était un bar qui avait vraiment nourri la vie de son quartier.

D.G.B : C’est un bar punk, haut lieu des années 1970, qui correspond à un territoire en bord de Loire où se créent des « zones non conformes » depuis les années 1920. L’idée était de retrouver ça au moment où Sarkozy et Cie imposaient un État sécuritaire, c’est-à-dire d’ouvrir un peu les zones en ville. La caractéristique aussi de ce lieu c’est qu’il est exactement au bord de la Loire, et lors du Covid ça a été essentiel. Comme les bars étaient fermés, ils ont dressé un bar sur le coteau qui plonge dans la Loire. Ils ont délocalisé le bar pour en faire un lieu de vie en extérieur. Pendant le Covid, cette zone a été bizarrement tolérée. Une zone intermédiaire un peu ambiguë a été instaurée. Aujourd’hui c’est peut être dans ces bordures, dans ces lisières un peu informelles où le quadrillage de l’urbanisme peut s’écarter que des choses peuvent se faire, et se font.

S.G. : Avec l’acquisition de ce bar, l’idée était de travailler avec des permaculteurs qui y vendaient leurs paniers d’AMAP1, donc de retrouver ou de créer des liens.

Nous sommes aussi impliqués dans l’Université Populaire de la Terre à Tours où il va y avoir une tentative d’expérimentation de Sécurité Sociale pour l’Alimentation (SSA) sur un quartier. À travers la question de l’alimentation, on retrouve toute la chaîne qui va de la terre, en dehors de la ville, jusque dans les quartiers populaires en plein centre-ville. Là, on a réuni autour de cette question de l’alimentation ceux qui d’habitude sont séparés par le système de production : ceux qui produisent et ceux qui consomment. Des processus institutionnels comme la SSA sont pour nous complètement terrestres.

D.G.B : Dans nos luttes, les militant.es sont souvent « blanc.hes » et « cultivé.es », mais grâce à la SSA qui s’effectue dans un centre social d’un quartier HLM au centre de Tours, c’est différent. Nous considérons ce centre social comme « territorialisant », c’est-à-dire un lieu où l’on peut inventer. D’autant qu’ici la mairie prend position favorablement à ce genre d’initiative où interviennent des permaculteurs, la monnaie locale, etc. À cet endroit, 16 associations de différentes natures, dont certaines d’éducation populaire, se sont inscrites dans ce réseau qui comprend des fermes situées à une quinzaine de kilomètres. La Loire n’est pas loin, ainsi que de nombreux étudiants dont la pauvreté matérielle s’accroît rapidement. Quelque chose peut émerger dans ces zones et trouer le caractère trop fermé de nos villes métropolitaines.

À Limoges, est-ce que vous voyez des zones, comme ça, de réouverture ?

Une intervention : On peut témoigner à quelques un.es qu’on a failli basculer dans quelque chose d’assez extraordinaire à l’occasion d’une friche militaire de l’État : la caserne Marceau, quatre hectares au centre de Limoges, avec un encéphalogramme plat au niveau des élus, et un quartier populaire mixte. On s’est dit avec un certain nombre de personnes que c’était une belle occasion de réfléchir et de faire des trouées ou des trames dans la ville, mais aussi avec des territoires de la campagne : de récréer du lien, tout simplement. On s’est proposé d’inviter ceux, celles qui voulaient venir, à réfléchir à une autre manière, à repenser l’urbanisme en évitant de retomber dans ces questions d’aménagement, d’allotissement, de fourniture de mètres carrés. A la première réunion on était à peu près 120, mais lorsqu’on a expliqué une certaine manière de penser et de faire projet, à la seconde réunion on était moins nombreux. Et on a fini en petit nombre. Finalement, on se prend dans la tronche à la fois la vision des élus locaux et une peur terrible des citoyens qui sont dans des associations culturelles revendiquant une forme d’émancipation, mais terrorisés par le chantage à la subvention d’une mairie qui nous trouve trop sécants. Marginaux. On affaire à cette soumission et à cette courtisanerie insupportables. La mairie n’a même pas daigné répondre au boulot documenté que nous avons effectué. En même temps, elle lance un ersatz de consultation nommé pompeusement « démocratie participative ».

Autre intervention, sur le même sujet : Dans cette caserne vide (construite en 1880), le premier réflexe du maire a été d’y implanter la police municipale. À partir de là on comprend la qualité du raisonnement qui a été celui de la mise en cause de l’espace. La Ville souhaite occuper l’autre corps de bâtiment avec un « tiers lieu collaboratif ». On est dans une économie sociale et solidaire détournée, récupérée. Cela ne devrait pas aller très loin, parce que les travaux de cette opération de « commerce social » ne commenceront pas avant quelques années, étant donné qu’il n’y a pas de demande.

S.G. : On se pose tou.tes cette question-là : Comment créer des étincelles pour faire émerger des processus populaires là où l’on est ? On essaye de réfléchir en parlant de scène agonistique. Pour ça, les chantiers de Reprises de savoirs sont hyper-bien, ça permet en fait de créer des liens. On invite autour d’une question plein d’acteurs, et ça amorce des processus que souvent on n’avait pas prévus. Ce qui est intéressant, c’est qu’on ne sait pas exactement ce qu’on attend et on se dit : on va se mettre en chantier collectivement pour remettre en question les modes de transmission et de partage. Du coup, on va nouer des liens avec des personnes avec lesquelles on n’est pas habitué à travailler. C’est ce qui s’est passé à Dijon dans le quartier des Lentillères, une ancienne terre maraîchère occupée par des habitants de Dijon qui ont eu l’idée de faire une mare à grenouilles. Comme la grenouille est une espèce protégée, c’est une autre manière de protéger cette terre si des grenouilles arrivent avec la mare. Cela a amené à chercher des spécialistes des grenouilles, des gens qui connaissent les questions de circulation des eaux. Il fallait que cette mare « prenne » avec l’installation de plantes. Cela a initié un ensemble de liens de collaboration inattendus. Cela peut être aussi ça, un chantier de reprise de savoirs.

Une intervention : Sur Limoges il y a eu, a deux pas d’ici au bas de l’avenue de la Révolution, pendant deux ans une expérience de squat sur une friche industrielle (Enedis). Ce vaste lieu a été ouvert par des personnes qui souhaitaient vivre là, auxquelles se sont jointes des personnes migrantes chassées d’un autre squat. Cela a été un lieu dans lequel pendant deux ans il y a eu des activités culturelles, de jardinage, des rencontres, de la cuisine collective etc. Il y a eu de la création. Cela n’a pas tenu, les capitalistes ont repris de force les lieux, mais ça a été quand même un moment important d’échanges et de volonté de créer autre chose.

Une intervention : Je voudrais rebondir à propos de la police municipale qui est arrivée à la caserne Marceau. Ce qui est intéressant, c’est de faire avec les habitants des lieux. Cette caserne a servi de lieu éphémère d’accueil du festival des Francophonies, et la police était là malgré tout. Ce qui se passait pendant quelques soirs, pendant quelques jours était dans le champ culturel, mais ce qui serait intéressant, c’est de voir comment on pourrait (encore) fabriquer quelque chose en laissant la police là.

S.G. : Cela me fait penser à un émission, « Les pieds sur terre » sur France Culture, que j’ai entendue récemment. Ça se passait dans les quartiers nord de Marseille, avec l’histoire d’un militant syndicaliste du quartier qui avait monté un syndicat dans un Mac Do qui avait fermé. Pendant le Covid, les employés ont occupé le Mac Do et ont initié au niveau des quartiers nord un processus absolument incroyable, à tel point que des policiers venaient y faire la bouffe pour les habitants du quartier pendant le confinement. Cela a complètement renversé les choses. Le maire local a préempté le lieu qui devenait un « commun » (sic) !

Une intervention : À Marceau, pour le moment, c’est la police qui squatte le lieu. J’habite dans le quartier, je suis allé aux réunions. Il y a eu des ateliers à un moment. On savait qu’une opération immobilière était envisagée, mais il ne s’agissait pas de faire des jardins ouverts, des espaces à partager en commun, des communs à gérer. On en est au troisième projet depuis trois ou quatre ans. En fait, il n’y a pas de projet. Les gens du quartier disent : C’est un peu à nous ce lieu, mais où c’est qu’on va ?

1Une Association pour le Maintien de l’Agriculture Paysanne (AMAP) est un partenariat entre un groupe de consommateurs et une ferme, basé sur un système de distribution de « paniers » composés des produits de la ferme.

 

 

La résilience, une technologie du consentement ?

Vendredi 20 janvier 20h30 salle du Temps libre Limoges (derrière la mairie)

La résilience, une technologie du consentement ? avec Thierry Ribault, chercheur en sciences sociales au CNRS

La prochaine soirée-débat du cercle Gramsci sera animée par Thierry Ribault, chercheur en sciences sociales au CNRS, auteur du livre : Contre la résilience, à Fukushima et ailleurs (éditions L’échappée, 2021).

Funeste chimère promue au rang de technique thérapeutique face aux désastres en cours et à venir, la résilience érige leurs victimes en cogestionnaires de la dévastation. Ses prescripteurs en appellent même à une catastrophe dont les dégâts nourrissent notre aptitude à les dépasser. C’est pourquoi, désormais, dernier obstacle à l’accommodation intégrale, l’« élément humain » encombre. Tout concourt à le transformer en une matière malléable, capable de « rebondir » à chaque embûche, de faire de sa destruction une source de reconstruction et de son malheur l’origine de son bonheur, l’assujettissant ainsi à sa condition de survivant. À la fois idéologie de l’adaptation et technologie du consentement à la réalité existante, aussi désastreuse soit-elle, la résilience constitue l’une des nombreuses impostures solutionnistes de notre époque. Cet essai, fruit d’un travail théorique et d’une enquête approfondie menés durant les dix années qui ont suivi l’accident nucléaire de Fukushima, entend prendre part à sa critique. La résilience est despotique car elle contribue à la falsification du monde en se nourrissant d’une ignorance organisée. Elle prétend faire de la perte une voie vers de nouvelles formes de vie insufflées par la raison catastrophique. Elle relève d’un mode de gouvernement par la peur de la peur, exhortant à faire du malheur un mérite. Autant d’impasses et de dangers appelant à être, partout et toujours, intraitablement contre elle. Thierry Ribault est chercheur en sciences sociales au CNRS. Il est coauteur, avec Nadine Ribault, des Sanctuaires de l’abîme. Chronique du désastre de Fukushima (Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2012).

On peut l’entendre ici : https://actualitedesluttes.info/emission/contre-la-resilience-par-thierry-ribault-mobilisation-pour-vincenzo-viecchi Invité par la coordination Stop Golfech, T. Ribault viendra à la mi-janvier, du 12 au 14, à Agen, à Montauban, à Toulouse. Il est beaucoup intervenu sur le refus de la résilience face aux catastrophes, notamment nucléaires. Il propose la résistance. Il a également co-réalisé un documentaire sur les réfugiés à Fukushima. Ce film de 52mn réalisé en 2014 lorsqu’il menait des recherches au Japon (où il a vécu 14 ans) sur la catastrophe nucléaire et sa gestion politique, s’intitule « Gambaro – Courage ! » Le lien vers le film est : https://www.dailymotion.com/video/x7yxy9p


Hervé Faure présente notre invité et le thème de la soirée-débat :

Thierry Ribault est chercheur au Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques. Il est également responsable scientifique du Laboratoire international associé « Protection humaine et réponses aux désastres » de l’Institut des sciences humaines et sociales du CNRS. Très intéressés par son dernier livre intitulé Contre la Résilience, à Fukushima et ailleurs, nous l’avons invité pour plusieurs raisons.

Les analyses critiques de la résilience ne sont pas si nombreuses, et elles sont peu diffusées. Il faut dire que le terme « résilience » a le vent en poupe. Il est dans l’air du temps. Deux exemples parmi d’autres : la « résilience alimentaire » ; la loi « climat et résilience ».

Thierry Ribault s’est intéressé à la résilience à partir de la catastrophe nucléaire de Fukushima, au Japon, en 2011. Il questionne la résilience comme processus d’adhésion de la population et de cogestion du malheur. Ce qui caractérise l’intention de Thierry Ribault est une critique radicale de la résilience, au sens propre du mot « radical » : c’est-à-dire qu’il va au plus près des racines de la question. Il nous propose le résultat de ses recherches sur ce que signifie la résilience en termes de conditionnement et d’encadrement des populations, et ce qu’elle implique socialement et politiquement.

La réflexion et l’analyse de Thierry Ribault devraient nous interroger sur plusieurs points :

– La résilience sous-convoque les causes des catastrophes, des désastres et des traumatismes, pour rapidement entrer dans un processus d’acceptation de l’inacceptable. L’exemple japonais confirme ce processus. La résilience maintient, voire accentue la pression de conformité. Ses prescripteurs le disent : « Incitons les différents acteurs à participer et à cogérer l’implacable désastre ».

– Avec la résilience, ne veut-on pas faire croire que chacun serait résistant à toute épreuve ? Mais à quelles conditions ? Celle de s’adapter ; mais de s’adapter à quoi ? A la radioactivité, dans l’exemple de Fukushima ? S’adapter à quel système de pouvoir ? D’accepter ; mais d’accepter quoi ? Le désastre ? L’accepter, voire le transcender ? Ne plus dénoncer les causes et accepter sournoisement le renforcement de la domination, des rapports sociaux de classes ? Car faut-il donc répondre aux précaires, aux personnes marquées par des échecs et des peines profondes : «  Ca va aller si vous acceptez, si vous rebondissez, si vous vous dépassez » ?

– Ce processus est accompagné d’injonctions sur la responsabilité de chacun dans ce qui arrive, sur la culpabilité de ne pas s’en sortir. Il faut mériter son malheur. Le désastre devient donc un remède.

– La résilience n’est-elle pas (c’est le thème de notre soirée) une technologie du consentement ? Une technique comportementale normative, une thérapie par la soumission… dont le but essentiel serait l’effacement des causes pour étouffer l’alternative, la rébellion, la rage et la fureur, et en fin de compte bâillonner les possibilités de liberté et d’émancipation ?

Je laisse la parole à Thierry Ribault qui va nous en parler plus précisément.

Thierry Ribault :

Merci pour cette présentation, qui pourrait presque nous dispenser de mon intervention, parce que beaucoup de choses ont été expliquées de manière assez précise. Je vais simplement donner quelques illustrations.

Mais d’abord, quelques précisions. La biographie que vous avez faite est un peu fausse, puisque malheureusement je ne suis plus responsable du laboratoire franco-japonais que j’avais créé en 2012 au Japon, et qui travaillait sur les questions de gestion publique de la catastrophe de Fukushima. Ce laboratoire a vécu entre 2012 et 2017, pendant cinq ans. Il n’avait pas beaucoup de budget, mais suffisamment pour pouvoir faire des choses ; et on a organisé beaucoup de choses au Japon notamment, et quelques événements en France, des colloques… Normalement ces laboratoires, dans le cadre du CNRS, font l’objet de plusieurs mandats, en général au moins trois mandats de cinq ans. Celui-ci n’en a eu qu’un seul. Il a été fermé en 2017 ; pourtant j’avais demandé bien sûr la prolongation de son existence. Il a été remplacé trois mois après sa fermeture par un autre laboratoire, qui en fait est dirigé maintenant par un jeune chercheur très brillant du Commissariat à l’Énergie Atomique !

Pour entrer dans le sujet directement : ce dont je vais vous parler, ce n’est pas de la fiction. Ce n’est pas de la projection philosophique (je n’ai rien contre la philosophie, mais je ne suis pas philosophe). Ce n’est pas « Qu’est-ce qu’on ferait en cas de catastrophe, qu’est-ce qu’il arriverait ? » Je voudrais essayer de vous parler de choses concrètes, réelles, qui ont existé, qui existent encore, même si bien sûr j’ai essayé dans mon travail de partir de la gestion publique de la catastrophe. Le mot « gestion » n’est pas de moi ; j’utilise plutôt la notion d’administration du désastre.

J’ai essayé de regarder, depuis la survenue de cet accident nucléaire en 2011, comment les pouvoirs publics avaient pris en main cet accident. Comment ils avaient contribué à transformer complètement le statut de la catastrophe (un moment objectif de l’histoire d’une société technologique, techno-industrielle, qui a ses défaillances) en un moment subjectif et psychologique. C’est-à-dire : comment on a fait sortir la catastrophe de Fukushima de l’Histoire pour en faire une petite histoire. Je dirais même de multiples petites histoires qui sont les histoires que chaque victime est censée construire en relation avec cette catastrophe. C’est ce que j’appelle la subjectivisation du désastre.

Ma parole n’est pas plus légitime que celle de quiconque, même si j’ai travaillé au Japon pendant quatorze ans et notamment dans les sept dernières années, entre 2007 et 2016, ponctuées par cet accident du 11 mars 2011. Je ne vais pas focaliser sur cet accident. Je veux dire trois mots dessus, mais après je vais parler de la France, parce que ce que je veux montrer, c’est qu’en fait la manière dont les pouvoirs publics se sont emparés de l’accident de Fukushima est une heuristique, c’est-à-dire une lunette qui nous permet de comprendre comment toutes les catastrophes désormais sont et seront gérées (c’est ma thèse : elle est contestable, mais c’est ce que j’essaie de démontrer) en mobilisant cette notion de « résilience », même si bien sûr je ne prétends pas que la notion de résilience est née avec la catastrophe de Fukushima.

Il y a eu un accident nucléaire en 2011. Sa caractéristique (comme souvent avec les accidents nucléaires) c’est qu’il a eu lieu à un moment ; mais en réalité il dure, il dure toujours, il dure encore. Ce n’est pas du tout pour faire des jolies phrases : c’est vrai. En fait il y a sur ce site six réacteurs nucléaires, un peu comme les six réacteurs de Gravelines, à 80 km de là où j’habite. Trois ont explosé et sont entrés en fusion. Ces réacteurs introduits par les Américains avaient une architecture particulière : les piscines des combustibles se trouvaient sur les toits des réacteurs. Donc vous imaginez que si vous enlevez ce qui est en-dessous du toit, le toit peut tomber. Ce n’est pas arrivé, mais c’est ce qui pourrait encore arriver. On a réussi à vider une des piscines des combustibles usés et non-usés qu’il y avait dedans, car des humains ont réussi à l’approcher. Malheureusement les deux autres piscines ne sont pas approchables et le chantier pour pouvoir extirper les 1500 barres de combustible usé est sans cesse repoussé depuis l’accident. On parle de la date de 2030 pour éventuellement commencer, mais rien n’est certain. Il est pratiquement sûr qu’on ne pourra pas commencer. Des piscines qui s’effondreraient si un tremblement de terre de magnitude 9, égal à celui qui est survenu en 2011, survenait à nouveau. Ces piscines s’effondreraient et l’explosion des trois réacteurs serait presque comme une blague par rapport à ce qui surviendrait alors. Ce sont les physiciens qui le disent. Trois cœurs en fusion dont on a essayé d’extirper le magma qui s’est créé, ce qu’on appelle le corium : un mélange de matière fissible, de béton et de ferraille. Tout ça forme 900 tonnes de corium pour les trois réacteurs, qu’on ne sait pas comment approcher. On essaie avec des robots. Les Japonais sont devenus d’ailleurs à cette occasion les plus grands experts en matière de robotique, ce qui leur permet (ça fait partie de la « résiliomanie » ambiante) de vendre leur expertise robotique à d’autres pays nucléarisés, en cas d’accident. La capitalisation sur le malheur est à l’œuvre dans le contexte de Fukushima, sans aucun doute. On a trois cœurs de réacteurs en fusion, avec des déchets qu’on ne peut approcher. On pense qu’on pourra commencer peut-être à les approcher dans une cinquantaine d’années. Les Japonais ont pris l’option de ne pas faire de sarcophage, contrairement à Tchernobyl, en prétendant qu’ils pourront développer les technologies qui permettront d’extraire les cœurs en fusion. C’est aussi une manière de montrer qu’en fait, l’accident n’avait pas vraiment eu lieu, parce que quand on met un sarcophage, on reconnaît qu’il y a un « mort » qu’on a mis sous le sarcophage.

La catastrophe dure toujours sur le plan de l’eau accumulée sur le site, et dont on ne sait plus quoi faire. Vous connaissez les images des mille cuves, eau qui vient de l’arrosage que l’on est obligé de faire. Les eaux souterraines sont également contaminées. On a essayé de mettre en place un congélateur géant de 4 km de long pour arrêter l’écoulement des eaux, mais ça ne fonctionne pas, alors on accumule l’eau qui coule. Puis on a filtré cette eau avec une technologie française fournie par Veolia. Ça fonctionne un peu, mais le problème est que les matières les plus nocives qui sont bien sûr en très petites quantités comme le strontium, on ne peut pas les filtrer ; et donc on rejette maintenant tout ça dans l’océan, tout simplement.

Du côté humain, il y a ces 60 000 liquidateurs qui sont intervenus depuis le début sur le site de la centrale. Soixante pour cent d’entre eux probablement n’avaient aucun dosimètre au moment où ils ont été envoyés sur le chantier de décontamination de la centrale puisque cette main d’œuvre est issue du marché du travail au noir des grandes villes que sont Osaka et Tokyo. On y trouve beaucoup d’étrangers bien sûr, beaucoup de laissés-pour-compte, les castes les plus défavorisées de la société japonaise qui ont toujours été maltraitées, et qu’on mobilise beaucoup dans la construction, dans le secteur du bâtiment. Là, ils ont été embarqués dans la décontamination sur le site de la centrale alors qu’eux-mêmes ne savaient pas ce qu’ils allaient faire. Ces gens-là n’ont jamais eu de dosimètre. Mais à partir de ça, on ne peut donc pas donner tort à ceux qui disent que le bilan de Fukushima en terme de victime (vous le connaissez), c’est zéro. Il suffit de ne pas mesurer. Parce que tous ces gens sont dans la nature, ils vont avoir des maladies, cancéreuses ou pas d’ailleurs, pas forcément ; et mourir. Ils auront des maladies comme vous et moi on aura des maladies ; peut-être un peu plus ; et puis on ne saura jamais d’où viennent leurs maladies puisqu’on n’a aucun historique.

On est face à un impossible lorsqu’un événement comme celui-là survient. Toute la frauduleuse ambition de la résilience, ça va être de prétendre qu’en fait il est possible de clore l’impossible. Et au Japon la prétention à clore l’impossible, cette prétention à apporter une réponse à l’impossible va prendre une forme très concrète à partir de 2012 lorsque les autorités japonaises vont créer ce qu’elles ont appelé un « Ministère de la résilience nationale ». Quand il y a un Ministère de la résilience nationale, ça veut dire qu’en fait il y a un ministre de la résilience nationale : ça vous paraît bête, mais je préfère le dire quand même, pour qu’on prenne bien la mesure de ce que tout cela signifie, mais aussi pour dire qu’en rien, il ne faut considérer la mobilisation de la notion de résilience dans tous les champs de la vie sociale, économique, psychologique etc., comme ce qu’on dit souvent : comme une mode. La mobilisation de cette notion à un sens réel, un sens politique, d’où la mobilisation de cette notion dans la « Loi climat et résilience » en France. Dans ce projet de loi, le mot qui revient le plus, ce n’est pas le mot résilience, c’est le mot préparation. Quarante occurrences de ce mot montrent bien qu’en fait, il s’agit d’après les législateurs de préparer les corps et les esprits, les mentalités, d’éduquer. Mais je parlerai de la France plus tard.

Deux grandes branches dans cette politique japonaise de résilience nationale. D’abord le programme de décontamination, la décontamination étant un mot impropre puisque concernant la radioactivité : on délocalise. On prend et on met ailleurs, mais jamais on ne décontamine. Bref, on parle quand même de programme de « décontamination » : 30 000 décontaminateurs envoyés dans le département de Fukushima pour gratter le sol, mettre ça dans des sacs… Mais en fait ce n’est pas ça, le cœur du programme de décontamination. Le cœur, c’est ce qui est inscrit dans les directives du Ministère de la résilience, à savoir que ce sont les gens eux-mêmes qui doivent apprendre à décontaminer. C’est fondamental, parce que si l’on reprend les propos des psychiatres mobilisés (ce sont les professionnels, les experts les plus mobilisés dans le contexte de la catastrophe) « les gens doivent prendre part à la décontamination pour pouvoir évacuer leurs peurs » ; « il est important pour calmer sa peur d’être exposé à la radioactivité ». On est vraiment dans la logique que la catastrophe ce n’est pas ce qui survient, mais c’est l’impréparation notamment psychologique à ce qui survient. Le président de l’enquête sanitaire sur la catastrophe de Fukushima, un grand ponte, un grand expert également président de l’AERF, organisme nippo-américain qui depuis l’après-guerre gère le gros laboratoire qui prend en compte et fait de l’expérimentation sur les victimes d’Hiroshima (je ne vais pas vous décrire toute la toile d’araignée japonaise des relations science-industrie), ce monsieur

Yamashita dit des choses qui sont très intéressantes et importantes. Il dit d’abord qu’à Fukushima il y a eu une épidémie de peurs et non une épidémie de cancers. A Fukushima, c’est la peur qui tue. Il dit encore que les effets des radiations n’atteignent pas les gens heureux et rieurs. Elles touchent les gens à l’esprit mesquin, qui ruminent et se font du mauvais sang. Tant pis pour vous ! Le stress, dit-il encore, n’est pas bon du tout pour ceux qui sont soumis aux radiations. Le stress met à bas le système immunitaire et peut donc provoquer des cancers et des pathologies non cancéreuses, c’est pourquoi il recommande aux gens de se relaxer. C’est une sommité scientifique japonaise qui s’exprime. Donc un programme de décontamination qui consiste à faire passer la catastrophe du côté subjectif et psychologique.

La politique de résilience nationale dans le contexte japonais a une autre composante : la politique du « retour ». Mais il faut que je dise d’abord deux mots de la politique de l’aller. Il y a eu 80 000 personnes qui ont été déplacées de force par les pouvoirs publics. Entre 100 000 et 120 000 ont bougé de leur propre gré : on les appelle des « évacués volontaires », ce qui est un terme impropre encore une fois, puisque l’évacuation volontaire lorsque l’on est poursuivi par un tigre, ce n’est pas vraiment volontaire. Mais bon, passons sur la terminologie. Ce qui est certain c’est qu’il y a à peu près 80 000 + 120 000, soient 200 000 personnes qui ont été déplacées, sachant que dans le département de Fukushima concerné, il y a 2 millions d’habitants. Un million sur ces 2 millions sont répartis dans trois grandes villes, de 300 000 habitants chacune : Fukushima, Kuryama et Iwaki, toutes à peu près à 80 ou 70 kilomètres de la centrale. Aucune évacuation obligatoire dans ces trois grandes villes. 200 000 évacués, 2 millions de personnes et en fait les physiciens nucléaires ont mesuré des retombées dans dix départements adjacents à celui de Fukushima, y compris jusqu’au nord-ouest de Tokyo. Ce qui veut dire que 10 millions de personnes seraient en réalité concernées. Pas de manière hystérique, apocalyptique, mais au sens où en fait 10 millions de personnes sont soumises à l’exposition à du rayonnement à plus ou moins faible intensité. Je donnerai la définition de ce qu’on appelle faible un peu plus tard, sachant que la science officielle produite par les nucléaristes (y compris par les nucléaristes français) explicite bien que dès que vous quittez le seuil de zéro millisievert et que vous montez en exposition, vous augmentez les risques de pathologies cancéreuses. Il n’y a pas de seuil en deçà duquel il n’y aurait pas de risque : c’est ce qu’on appelle une courbe linéaire sans seuil. Ce qui me fait dire qu’à Fukushima le gros problème n’est pas qu’il y ait eu des déplacés, mais plutôt qu’il n’y en ait pas eu assez. Ceux qui sont restés pour des raisons diverses dans des zones contaminées sont aussi « déplacés » parce qu’ils se retrouvent dans un monde faux, un monde dont ils ne peuvent plus maîtriser les tenants et les aboutissants car ils sont journellement exposés, en lutte, en train de mesurer leur alimentation, leur environnement. Donc des gens qui sont placés involontairement sous une menace face à laquelle ils n’ont pas d’armes.

Bien qu’il y ait eu finalement très peu de déplacés, à peine étaient-ils déplacés qu’il fallait les faire revenir. Les pouvoirs publics ont mis en place une politique d’encouragement au retour à travers la suppression des logements provisoires et des subventions (les subventions versées dans le contexte de la catastrophe, 800 € par personne et par mois pour celles qui les ont reçues, n’ont jamais été des subventions liées à la radioactivité mais des subventions dites « psychologiques »), la reconstruction d’écoles dans les villages. Le problème des pouvoirs publics (que les petits vieux restent sur place n’intéressait pas les pouvoirs publics) était d’avoir des femmes et des enfants pour pouvoir faire fonctionner ce qu’ils appellent (c’est comme ça que sont qualifiées les femmes par certains ministres japonais à l’époque) des machines à reproduire. Il faut des machines à reproduire pour que les zones soient repeuplées. Il ne faut pas de rupture dans le fonctionnement économique et il faut absolument montrer qu’en cas d’accident, il n’y a pas besoin de déplacer les gens, ou seulement de manière minimale. Ça, c’est fondamental, parce que sinon le nucléaire n’est plus crédible (comme s’il l’était, même sans ça !).

Le seuil de sécurité a été fixé par les pouvoirs publics japonais à 20 millisieverts par personne et par an d’exposition tolérable. Au-delà donc, on a décidé d’évacuer. Eh bien, ce seuil correspond déjà à quatre fois le seuil de 5 millisieverts mis en œuvre à Tchernobyl en 1986, seuil qui lui-même était déjà cinq fois supérieur à celui d’un millisievert par personne et par an édicté par les autorités nucléaristes internationales avant tout cela. On est donc passé de 1 à 5, puis à 20. Pourquoi 20 ? En fait, il y a eu inversion du logiciel. Les pouvoirs publics japonais ont d’abord décidé du nombre de personnes qu’elles voulaient évacuer, et en fonction de ce nombre de personnes, elles ont remonté l’algorithme et ont défini le seuil au-delà duquel elles allaient évacuer. Elles ont décidé qu’il était socialement acceptable d’évacuer à peu près 80 000 ou 90 000 personnes, et donc en fonction de ça, ont défini le seuil à 20 millisieverts par personne et par an. C’est très important, parce que évidemment ce sera la même méthode qui sera appliquée en France en cas d’accident. La politique de résilience nationale au Japon a fonctionné à merveille car elle a permis de culpabiliser les victimes, de déresponsabiliser les responsables, de fabriquer de l’ignorance avec une science sans cesse contestée, alors qu’en fait on a une science sur les méfaits des nuisances radioactives. Mais c’est un peu comme l’industrie du tabac. A un moment donné, quand elle est confrontée à la mise en accusation, l’industrie produit une fausse science. De plus, des enquêtes auraient dû être menées et n’ont pas été menées. Mais je dirais que le cœur du réacteur de la résilience à Fukushima (« réacteur » au sens de producteur de réaction, c’est-à-dire d’anti-révolution), c’est la cogestion des désastres : c’est amener chacun à prendre part à la cogestion, à la décontamination, à devenir géomètre de sa vie quotidienne, à devenir un acteur alors qu’en fait, on a affaire à des victimes. Tout ça en prétendant que finalement à travers cette expérience, les gens allaient se renforcer dans l’épreuve.

J’ai essayé de démontrer que la catastrophe de Fukushima était une heuristique, un moment-clé, un changement, un nouvel esprit des catastrophes, parce qu’il y a une mise en doctrine de la résilience comme outil de gestion des populations, contrairement à Tchernobyl. Il y avait l’idée d’accommoder les gens à la vie radioactive après Tchernobyl ; mais à Fukushima il y a véritablement la mobilisation de la notion de résilience et une mise en politique de ce monde. Les choses deviennent claires : il y a vraiment un tournant. La manière de gérer la catastrophe, grâce à l’outil de cette technologie du consentement qu’est la résilience, va imprégner toutes les gestions des catastrophes dans le monde à partir de ce moment-là.

Je ne vous parlerai pas en détail de l’opération résilience COVID-19 en 2020, lancée par le président Macron. Elle s’appelle comme ça : « Opération résilience ». Le Parlement français a créé une Commission nationale de la résilience en juin 2021, qui a travaillé quelques mois. Elle a rendu son rapport en février 2022, trois jours avant l’entrée de la Russie en Ukraine. Ce rapport de 256 pages produit par les parlementaires a trois points de convergence majeurs avec ce dont je viens de parler concernant la politique de gestion de la catastrophe à Fukushima. Il montre combien les pouvoirs publics français s’alignent sur la politique japonaise.

Premier de ces points, ce que j’appelle la « fatalisation des désastres », c’est-à-dire surtout ne pas s’attaquer aux causes, rendre les désastres inéluctables comme une nécessité avec laquelle il faut vivre. Pourquoi fatalisation des désastres ? Dans ce rapport, les parlementaires nous disent qu’on entre dans un monde qui est « en guerre totale » : la guerre des satellites, la menace cyber, la crise climatique, les épidémies, les pannes de service internet, la désinformation, les agressions directes, etc., bref ce monde est devenu un monde en feu. Pour eux, il y a nécessité de devenir tous solidaires pour pouvoir contrer ce monde agressif dans lequel on vit. Quant il s’agit, lors de la crise sanitaire, de parler de solidarité, les parlementaires nous parlent de la « nécessité d’être solidaires pour renforcer significativement notre autonomie en matière de production industrielle et d’approvisionnement ». Le problème n’est donc pas les hôpitaux et le manque de lits, mais l’avenir de l’industrie pharmaceutique. Effectivement on se demande à quoi pourraient servir des lits supplémentaires, dans un contexte ou finalement « la crise sanitaire a montré l’aptitude de notre pays à résister aux conséquences de la catastrophe notamment grâce au dynamisme de la société civile et à des services publics développés et performants ». Voilà la représentation que se font les gouvernants concernant la réalité de cette catastrophe sanitaire et comment elle a été gérée. Le plus délicieux reste à venir. On voit en effet dans ce rapport que les parlementaires soulignent avec force (et on en est presque heureux) le rôle des activités humaines dans « l’accélération de la fréquence des épidémies ». Pour eux, il y a bien un problème avec les fermes industrielles, avec l’élevage intensif, l’urbanisation échevelée … Enfin ils pointent les causes ; mais toute l’entourloupe est de pointer les causes pour ne s’attaquer qu’aux effets, notamment en utilisant cette fameuse résilience comme solution, comme arme d’adaptation massive.

Deux exemples : concernant les virus, le modèle de la ferme industrielle, considéré comme le coupable, n’est pas questionné au sens où l’on n’envisage pas de le démanteler mais de mener des actions biosécuritaires (confinement, vaccination des hommes et des bêtes, destruction de cheptel). Or on sait très bien que ces actions sont parfaites pour conforter le modèle de la ferme industrielle, qui n’existerait pas sans ces outils technologiques ; il s’effondrerait. Et justement ce sont ces outils que les pouvoirs publics veulent développer. Ils identifient la ferme industrielle comme cause et ils y répondent en accroissant la capacité de cette même ferme grâce à la protection biosécuritaire… C’est une folie !

Deuxième exemple : le dérèglement climatique. Nos parlementaires ne sont pas trumpistes, ils admettent que le dérèglement climatique existe. Nos résilients en marche nous proposent la résilience, concrètement l’énergie nucléaire « qui comporte inéluctablement des risques industriels, sanitaires et environnementaux. Elle s’accompagne d’exigences supplémentaires de prévention des accidents et de résilience en cas de survenue de ces derniers ». Je résume : on a une crise climatique, on y répond par la résilience avec le nucléaire et en cas d’accident, il faudra être résilient. C’est la résilience dans la résilience, ce qu’on appelle « l’effet Vache qui rit ». Il y a une substitution de la fatalité des risques liés au réchauffement par la fatalité des risques liés à l’atome. On n’est pas dans un processus de remise en cause, d’abolition des causes. Résilier signifie toujours gouverner dans la fatalité sans se demander si tout bêtement, nous sommes véritablement adaptés. C’est une question bête que je voudrais poser : Est-ce que l’adaptation est adaptée ?

Deuxième point de convergence avec Fukushima, de ce rapport français : rendre le désastre subjectif. On explique aux gens qu’on peut vivre avec la radioactivité, le problème n’étant pas la radioactivité mais la peur. Cette subjectivisation du désastre va, dans le rapport parlementaire en question, jusqu’à faire un éloge du sacrifice. Voici ce que disent les auteurs du rapport : « Des centaines d’exemples d’héroïsme civil et militaire montrent la résistance collective des peuples face aux épreuves, famines, invasions, exils, épreuves qu’ils traversent illustrant que les membres d’une société humaine peuvent être habités par un sentiment ou des idéaux qui leurs paraissent plus élevés que leur propre vie ».

Donc, on est rassuré. D’autant plus qu’un peu plus loin, on nous dit : « La crise du Covid a prouvé que des milliers de citoyens étaient prêts à s’engager, y compris en prenant des risques ». Les rapporteurs nous disent également, et on ne s’en étonne pas :« Il va falloir mener une évaluation des effectifs directement mobilisables pour contribuer à la résilience nationale, c’est-à-dire les hommes et les femmes susceptibles d’intervenir en première ligne en cas de crise grave ». Et pour cela, ils préconisent parmi 51 mesures, une généralisation du Service National Universel et une généralisation du port de l’uniforme dans les écoles.

Je ne peux manquer de vous citer encore ce que nous disent ces gens concernant la jeunesse : « Chez de nombreux jeunes et moins jeunes, l’abondance inhérente à la société de consommation a fait oublier la possibilité du manque matériel. L’habitude du confort a fait perdre l’aptitude à la rusticité, aboutissant à une société qui assimile moins le risque et le danger et perd en résilience face à l’adversité ». On voit bien qu’on est un peu comme des sous-hommes, des sous-femmes à qui on enjoint de se tenir prêts à se faire crucifier dans l’espace canonique de la résilience, qui lui-même est sans cesse être en expansion. On voit bien aussi que décidément, dans ce monde en guerre dont on nous parle, dans lequel nous sommes projetés et duquel il faut nous accommoder à tout prix, on voit bien que cette quête effrénée de résilience nationale a de très forts accents de national-résilience !

Troisième et dernier élément de convergence de la gestion des catastrophes : c’est ce que j’appelle gouverner par la peur de la peur. Ou encore ce que j’appelle le racisme des émotions. Voilà ce que disent les rapporteurs : « Nous avons tous le devoir de faire prendre conscience à nos concitoyens que le monde qui nous entoure est un monde violent et qu’ils vont être rattrapés par cette violence très rapidement quoiqu’il arrive ». Donc là, c’est le contraire de ce que j’ai dit, c’est gouverner par la peur. Il y a donc bien un axe de gouvernement par la peur, mais un peu plus loin, les rapporteurs prescrivent « d’éviter que s’immiscent au sein de la population des jeunes une peur du futur, car si ce futur est perçu comme hostile, comme menaçant, cela devient très problématique. La propension à l’anxiété et à la frustration des générations actuelles tend à réduire notre capacité de résilience collective dans des situations de crise grave ». Donc, on a gouvernement par la peur d’un côté, gouvernement par la peur de la peur de l’autre, ce qui n’est absolument pas incompatible et fait partie effectivement de ce dispositif de double pensée auquel nous soumettent les dirigeants (ils tentent de nous y soumettre en tout cas), où il faut à la fois avoir peur et cesser d’avoir peur. Il s’agit donc d’évacuer notre anxiété, anxiété que les dirigeants semblent craindre, pour mieux se préparer au pire sans jamais se révolter contre les raisons du pire. C’est bien ça, l’objet de cette double pensée. L’objectif est effectivement de nous faire intérioriser la menace et de transformer la réalité physique et sociale du désastre (quelque chose qui arrive à un moment T) en quelque chose à quoi on ne pourrait pas se soustraire. Ce qui nous amènerait chacun à faire l’impasse sur ce à quoi on est contraint de se soumettre pour tenter de répondre à ce désastre. On a vu qu’à Fukushima, on a demandé aux gens de participer à la gestion du désastre afin de ne plus avoir peur de la radioactivité. On se souvient de la déclaration, en mars 2021, du Numéro Deux de l’OMS, disant : « On n’en finira pas avec le Covid-19, mais il faut éradiquer la peur du Covid-19 ». Il avait raison sur la première partie de la phrase, mais la deuxième partie est prescriptive. Tout ça pour demander aux Français de cogérer les catastrophes avec des bouts de ficelle, afin qu’ils se calment. « Nous estimons qu’il est indispensable qu’en France les populations soient mises dans la position d’acteurs plutôt que de consommateurs » comme lorsque nous avons été incités à fabriquer des masques sanitaires. « Cette implication pourra en retour réduire le sentiment d’anxiété, voire d’angoisse éprouvée ». Il s’agit de prétendre mettre les populations à l’abri de leur anxiété, et c’est bien l’objectif de cette résilience dont les apôtres visent à une réduction au silence, à l’abolition de la liberté d’avoir peur. Si on reprend l’analyse de Gunther Anders, philosophe allemand qui a travaillé beaucoup après Hiroshima, la liberté d’avoir peur est cette liberté qui renvoie à la capacité d’une population donnée d’éprouver un sentiment, une peur à la mesure du danger qui pèse sur elle, de ressentir la quantité d’angoisse qu’il faut que nous ressentions si nous voulons vraiment nous libérer du droit d’être libérés de la peur et avoir peur afin d’être libres.

La peur contribue à la prise de conscience que nous menons une existence dans un monde faux. Et c’est bien pourquoi il a fallu expliquer aux gens à Fukushima qu’il faut qu’ils cessent d’avoir peur, parce qu’ils sont dans un monde faux. S’il leur prenait envie d’avoir peur, il est évident qu’ils se mettraient en colère et qu’ils se révolteraient et fuiraient. La principale raison pour laquelle ils ne fuient pas, c’est qu’ils ont appris à ne plus avoir peur et à être l’objet d’un ajustement indéfini dans le nouvel environnement dans lequel ils sont plongés.

Je vais conclure avec une citation infâme de Sébastien Lecornu, le ministre des armées, invité du forum Normandie pour la paix : « La leçon de l’Ukraine, c’est que c’est un peuple résilient, c’est autre chose qu’une facture de chauffage, le don qu’ils font c’est celui de leurs fils ».

Voici la partie débat de la soirée avec Thierry Ribault, auteur de Contre la résilience. A Fukushima et ailleurs.

Le débat

Une intervention :

La peur, chez tout être humain « normal », fait partie de la base du cerveau reptilien : c’est ce qui le fait fuir, par exemple quand il y a un incendie. Le feu se voit, la radioactivité ne se voit pas. Ici on le sait bien, avec l’exploitation d’uranium pas très loin de Limoges. Ici ce n’est pas un sujet inconnu, mais c’est quelque chose de difficile à doser, même en milieu hospitalier. Ce qui est très choquant dans ce que vous avez dit depuis le départ, c’est l’absence de connaissance. À savoir : Qu’est-ce que c’est que la radioactivité, pour les Japonais ? Comment ils acceptent cela ? Moi, je pensais qu’ils avaient un niveau intellectuel assez élevé sur l’ensemble de la population, et c’est un peu comme s’ils n’avaient pas appris leur leçon sur la géologie, sur le nucléaire, dans quoi ils vivent. J’ai plein de questions sur ces savoirs de base qu’on apprend normalement au collège ou au lycée. Depuis 2020, on a un président qui utilise le mot « guerre » trois fois à la téloche, et on sait bien que faire la guerre contre un virus c’est complètement absurde. Je suis toujours étonné quand il n’y a pas de questionnement de la population. Depuis 2011, est-ce que les Japonais se sont interrogés sur ce qui se passe ? Sur la réalité du nucléaire ? Ont-ils accès à la connaissance ? Heureusement, en France, les médias ont dit beaucoup de choses, notamment depuis 2020. Ça a fait évoluer les connaissances des gens.

Thierry Ribault (T.R) :

Ça m’inquiète, votre manière de présenter les choses – j’ai peut-être mal compris – car il est évident que dans toute catastrophe nucléaire, où qu’elle arrive, il n’y a pas de manière française, japonaise ou autre de la gérer. Les peuples sont à peu près partout les mêmes. Bien sûr que les Japonais sont comme tout le monde, ils ont même plus de moyens, ils sont au courant des effets.

En fait, il y a un truc qui s’appelle « la politique de résilience nationale » qui fait que dans ce contexte de catastrophe japonaise, toute opposition et toute capitalisation sur la connaissance existante a été remise en question et bafouée. C’est à ça que sert la politique de résilience, partout. Il est évident qu’en France, au Japon ou ailleurs, on sait tout, on a accès à la connaissance. La connaissance sur le nucléaire est produite par les nucléaristes. Ils produisent des études où ils prouvent, sur la base de grandes études internationales, que la radioactivité devient nocive à partir de zéro millisievert. La connaissance, elle est là. Mais le problème, c’est que ce n’est pas parce qu’il y a de la connaissance qu’il y a une mise en action à partir de cette connaissance. A Fukushima, le problème c’est que la ligne entre connaissance et action est rompue : elle sert aussi à ça, la politique de résilience. Cette politique nous dit : le danger de la radioactivité par rapport aux populations, ce n’est pas la radioactivité, c’est la peur qu’en ont ces populations.

Le grand tournant de la politique de Fukushima, c’est le suivant : la gestion administrative publique du désastre n’est plus un problème technique (où on va parler de doses, d’exposition, etc.), non : c’est essentiellement sur les dimensions psychiques que va se faire la gestion du désastre. C’est-à-dire gérer les émotions que les gens ressentent à l’égard de ces désastres.

Évidemment que la peur est un réflexe humain vital, mais on est là dans une tautologisation de la peur. Peur de la peur. Elle est devenue en soi une maladie. A Fukushima, les pouvoirs publics ont injecté dans les réseaux sociaux des espèces de slogans, et il y en a un de particulièrement choquant : les pouvoirs publics ont stigmatisé les mères et les enfants qui sont partis, en les accusant d’être « des mamans irradiées de la cervelle ». On est vraiment dans quelque chose de lourd, où il s’agit de marteler que la peur est une maladie. D’ailleurs, c’est tellement une maladie qu’il y a des gens très sérieux qui, en neurosciences, avec l’observation des circuits neuronaux, travaillent à l’extinction de la peur : ils parlent d’éteindre la peur. Ils séduisent beaucoup de gens avec cette idée d’éteindre la peur : « switch off », comme un commutateur. Il faut trouver le commutateur dans le cerveau, pour qu’en cas de catastrophe les humains arrêtent de nous embêter avec leurs peurs. Tout converge, en termes scientifiques et politiques. Les scientifiques japonais qui travaillent sur l’extinction de la peur le disent clairement : nous travaillons là-dessus parce qu’il y aura de plus en plus de catastrophes et il faut apprendre à canaliser la peur, à la supprimer. Éteindre la peur pour mieux éteindre son malheur : c’est le fond de commerce de la résilience.

Sur la connaissance qu’ont les Japonais, il est évident que leur niveau de connaissance est au moins aussi élevé que celui que nous avons tous. Le problème, c’est qu’il y a cette fameuse politique de résilience qui vise à adapter et non pas à travailler sur les causes ni à préparer aux effets. Donc, à partir de là, tout le savoir possible ne sert à rien. Il y a eu des résistances au Japon, bien sûr, avec des millions de gens dans la rue. Mais la politique de résilience a permis de rendre non crédibles toutes ces paroles sur la radioactivité, parce que les pouvoirs publics avec leur politique de résilience ont introduit des fractures, ils ont semé le doute, en disant « on peut vivre avec ». Au point qu’il y a eu beaucoup de fractures dans les familles.

Une intervention :

Pour moi, il y a résilience et résilience. Ce terme a été utilisé par le mouvement écologiste, notamment par les gens de la décroissance et la revue Silence, à une période antérieure à Fukushima. Il y a des gens taxés de collapsologues qui ont employé ce terme. J’aurais tendance à ne pas mettre ces gens-là dans le camp de l’ennemi. Quant aux peuples indigènes qui ont subi des politiques de colonisation génocidaire, est-ce qu’on ne peut pas utiliser de manière phénoménologique ce terme de « résilience », pour dire qu’ils ne se sont pas fait exterminer ? Quand on voit ce qui se passe au Chiapas par exemple, où avec leur rapport à la terre ils n’ont pas été transformés par 500 ans d’histoire coloniale qui voulait les anéantir.

T.R :

Votre question est importante parce qu’elle me permet de parler de ce dont je n’ai pas parlé. J’ai oublié de dire que la résilience, c’est une anti-résistance. Et vous, ce dont vous parlez, c’est de résistance.

On voit bien là qu’il y a de la confusion, pas de votre part mais dans la manière dont la notion de « résilience » est mobilisée. Elle l’est pour laminer tout ce qu’on pouvait utiliser pour donner une belle définition de la résistance. C’est le président Macron, encore une fois, qui a dit lors des commémorations de la guerre, il y a deux ans : « La Résistance en France nous prouve qu’en fait la France est un pays résilient. » Vous voyez le problème. Il faut savoir. On ne peut pas être résistant et résilient. Si ça veut dire la même chose, moi je n’y comprends plus rien et franchement je vais me coucher ! Pour moi, durant la guerre, les résilients ce sont les collaborateurs. En face d’eux, il y avait les résistants. Excusez-moi : j’ai une vision très simpliste.

Il faut au minimum définir les choses. Il est possible qu’un certain nombre d’écologistes, de gens qui se prétendent résistants, mobilisent la notion de « résilience » mais ils font une grave erreur. Je vous rappelle que la notion de « résilience » est née dans la science des matériaux au XIXème siècle, quand dans les chemins de fer on cherchait à rendre les traverses en bois plus solides. Puis on a travaillé sur la résilience des métaux pour faire des rails de chemins de fer. Là on est dans la physique des matériaux : la résilience renvoie à la capacité de résistance des métaux ou du bois à un choc, à la capacité de ces matériaux à retrouver une forme après avoir subi un choc. Là je dis : parfait ! pas de problème.

Le problème, c’est quand la résilience, notion née dans la science des matériaux, de l’inerte passe aux choses vivantes. Appliquer cette notion qui vient des matériaux au vivant, c’est pour moi le début de la fin. Et c’est dès les années 1950 qu’on voit émerger la mobilisation de la notion de « résilience » dans le discours des psychosociologues, qui vont l’utiliser pour qualifier l’incapacité de certaines populations à ne pas tomber dans la délinquance. Bien sûr, ça va viser les populations noires : les personnes résilientes ne vont pas tomber dans la délinquance, et les autres tant pis pour elles. Ce qui est intéressant, c’est que la délinquance est vue comme un phénomène individuel. On est dans la culpabilisation des victimes. Les psychosociologues dans les années 1950 dans les pays anglo-saxons veulent mettre en place une liste de critères-types de ce qu’est la résilience, et parmi ces critères on trouve la foi, facteur de résilience qui évite aux gens de devenir délinquants. Cette vision réactionnaire de la représentation des phénomènes sociaux, on la retrouve dans les paroles du pape ou du gourou français de la résilience, ce fameux Boris Cyrulnik qui dit la chose suivante – il met ça au goût du jour : « La neuro-imagerie confirme l’effet thérapeutique de Jésus ». Je n’invente rien. Soixante-dix ans après, on a les mêmes conneries qui sont ressorties comme le nec plus ultra des avancées scientifiques de la connaissance de la psyché humaine. C’est grave. Au fond, la résilience, c’est un peu comme les bordels : ça se construit avec les briques de la religion. C’est à peu près les mêmes racines.

Une intervention :

Je n’ai pas préparé et je ne suis pas allé voir les textes de Silence ou de Servigne, ni réfléchi sur cette différence entre résistance et résilience. On peut remarquer aussi que les sciences se servent, comme d’autres domaines, de mots : on a la « puissance », la « résistance », en électricité. Après il y a des dérivés et des usages dans le temps et des sens qui se modifient.

T.R :

Tout à fait. Mais ce que je vous explique, c’est qu’il n’y a pas d’usage hasardeux d’une notion. Elle est bien utilisée dans notre époque pour des objectifs précis. Et je coupe court à une objection : « Oui mais la résilience, c’est une notion qui a été détournée, instrumentalisée ! » Non. En fait c’est un instrument de détournement ! J’ai essayé de l’expliquer en montrant qu’elle servait à déplacer notre attention des causes des catastrophes vers les effets. Ça défocalise de l’objectivité du désastre vers la subjectivité de sa gestion, et ça cherche aussi à nous détourner de la peur, donc de la révolte. C’est-à-dire à nous détourner de notre capacité de transformer la connaissance en action pour aller vers la joie agissante de l’action dans le désastre et la survie. J’appelle ça une technologie du consentement : l’idéologie utilise une technique qui nous amène à consentir à la survie, et non pas à nous dire : Qu’est-ce qu’on pourrait faire pour vivre (et non survivre) ?

La résilience est une technologie du consentement, c’est-à-dire que c’est une technique et une idéologie. Consentir à quoi ? Consentir à la technologie, par la technologie. Dans le contexte de Fukushima, il s’agit de consentir au nucléaire. Il a bien fallu tenir compte de ces millions de gens qui sont sortis dans la rue après l’accident pour dire « Il faut arrêter le nucléaire ! » et même le premier ministre a dit : « On arrête ». Eh bien non. Six mois plus tard, un nouveau gouvernement a dit : « Non, on reprend, on continue et on développe ». Je n’entre pas dans les déterminants géostratégiques avec la place des Américains et leur pression sur les décisions, pour les faire avaler, à savoir que les Américains avaient besoin de bases de fabrication de l’arme nucléaire pour pouvoir faire face aux ennemis de toujours que sont les Russes et les Chinois, parce que le nucléaire civil sert toujours à faire du nucléaire militaire, et les Américains sont les gendarmes de cette zone et les Japonais leurs complices. Même s’ils sont frères ennemis, ils sont alliés avec les Américains du fait de leur deux ennemis communs.

Donc il s’agit bien de faire consentir à la technologie. Il s’agit aussi de nous faire consentir à la technologie vaccinale dans le cadre du Covid 19, et surtout de nous faire consentir aux technologies de surveillance. On n’a jamais plus consenti que dans cette époque et je pense que ce n’est qu’un début. La résilience est une technologie du consentement qui nous amène à consentir aux nuisances, qui vise à rendre incontournables – voire nécessaires – le désastre et ses suites. Consentir à la participation, aussi : amener chacun à devenir acteur par la cogestion des dégâts qui, bien sûr, permettent de déresponsabiliser les responsables et de culpabiliser les victimes. Consentir aussi à l’ignorance, en désapprenant à être touché au plus profond de soi (la santé) par la privation de nos libertés ; consentir à aller à l’entraînement, l’apprentissage et l’expérimentation des nouvelles conditions de vie induites par le désastre.

Parmi les 51 mesures du rapport parlementaire que j’ai cité, il y en a une qui définit le 13 octobre comme la « Journée nationale de la résilience ». Personne n’en a parlé. Ça veut dire que ça ne préoccupe personne. On est censé, lors de cette journée, apprendre à faire face à toutes les menaces qui nous assaillent et ce qui est intéressant, c’est que l’inauguration de cette première journée s’est faite à Rouen pour célébrer la catastrophe Lubrizol : catastrophe où, le jour où ça s’est passé, devant un nuage noir le ministre a dit à la foule : « Il va falloir que les populations cessent d’être anxieuses ». Donc on est bien dans une peur de la peur, à Fukushima et ailleurs.

Une intervention :

Quand j’étais en licence de géographie à Créteil, j’ai entendu parler pour la première fois du terme « résilience », mais plus d’un point de vue collectif, sociétal, pour dire que les sociétés non industrialisées étaient beaucoup plus résilientes en cas de catastrophes naturelles, par rapport à nous qui avons des centrales nucléaires qui peuvent exploser, ou construites dans des endroits inondables ou menacés d’avalanches, ou autres… J’avais beaucoup aimé cette approche, et pour moi c’est le terme « résilience » qui résumait cette découverte. Pour l’instant, j’adhère encore à cette version positive du terme. Qu’est-ce que vous en pensez ?

T.R :

Je vais essayer d’être délicat. Il est évident que la résilience, quel que soit le contexte, société traditionnelle ou pas, individuel ou collectif c’est toujours la même chose : c’est la capacité à faire face à un choc, voire à grandir dans l’épreuve. Alors, je ne sais pas si c’est de la résilience ou pas. C’est peut-être tout simplement de l’intelligence. Est-ce que ces gens-là, vous les avez interviewés ? Je vous dis ça, parce qu’aux victimes du Bataclan on n’arrête pas de dire : « Vous êtes résilients, vous avez une forte capacité à traverser les épreuves… » Et elles, quand on les interviewe, elles disent : « Mais moi j’en ai ras le bol qu’on me dise que je suis résilient ! Je vais porter ça sur mes épaules toute ma vie ! » Est-ce que les paysans, suite à un tremblement de terre, gardent leur malheur sur leurs épaules toute leur vie, ou pas ? Ce que je veux dire, c’est que la résilience est un outil d’interprétation utilisé a posteriori.

Le même intervenant :

S’il y a un tremblement de terre et qu’il y a des constructions en béton, il y a des morts. S’il n’y a pas de construction en béton, il n’y a pas forcément des morts, et les champs continuent à produire. C’était comme ça qu’on nous la présentait, en cours, la résilience.

T.R :

Les gens qui vous ont présenté cette histoire, ils ont vécu des tremblements de terre ? J’ai vécu à la campagne au Japon, et lors d’un tremblement de terre vous avez intérêt à vous planquer, même s’il n’y a pas de béton. Le danger c’est le danger, et après on s’organise face au danger. Je n’ai pas dit qu’il n’y avait pas de réaction, de façon de s’organiser, mais pourquoi appeler ça de la résilience ?

Une autre intervention :

Les paysans dont tu parles, qui vont chercher une alternative à des moments de catastrophe qu’ils ont connus, ils ne sont pas dans un processus d’acceptation, au contraire. Je le vois plus comme ça.

T.R :

Je rappelle que les Japonais sont le peuple le plus préparé aux catastrophes, au niveau mondial. Ils ont des sessions de préparation aux tremblements de terre, aux raz-de-marée. Il y a des systèmes d’alarme. C’est très sophistiqué, c’est inscrit dans les pratiques sociales. Mais ils ont quand même eu 21000 disparus du fait du raz-de-marée. Et pourtant, vous disiez que les Japonais sont les plus résilients du monde… Donc la notion de « résilience », celle qu’on vous a inculquée, elle vient a posteriori lire une réalité qui en fait n’a rien à voir avec la résilience.

Cette notion est aussi utilisée pour parler des gens rescapés des camps de concentration. On entend souvent les cyrulnikiens dire : « Les gens qui en ont réchappé étaient résilients ». J’ai même trouvé des cyrulnikiens pour dire que la résilience inscrite dans « l’expérience du camp de la mort est un chemin initiatique qui procure une force de vie » ! Mais demandez plutôt aux gens qui en ont réchappé, ou lisez ce qu’ils ont écrit, comme Primo Levi : « Moi j’ai réchappé des camps par hasard. » Donc il y a un problème à utiliser une notion qu’on mobilise pour lire une réalité, alors que cette réalité n’a rien à voir avec la notion qu’on mobilise pour l’expliquer. En fait, ça s’appelle une fraude.

Bien sûr qu’il y a des situations où les humains arrivent à faire face à ce qui leur arrive. Heureusement. Mais ce n’est pas de la résilience.

Une intervention :

Est-ce que nous sommes prévenus de ce qui nous attend ? On parle de « loi climat et résilience ».

T.R :

Oui, mais bien sûr il s’agit de ne pas remettre en cause les raisons du dérèglement climatique. Il s’agit de continuer comme avant avec des mesurettes et de culpabiliser les gens, comme s’ils ne baissaient pas le chauffage, comme s’ils adoraient payer des grosses factures ! On est dans une individualisation du désastre, donc dans tout sauf s’attaquer aux causes.

Une intervention :

Je vous conseille de lire cet ouvrage qui me sert un peu d’antidote. En bac pro, il y a cet ouvrage : Vers le Bac. Le Japon, une gestion difficile des risques dans lequel on nous dit que de nombreuses maisons japonaises sont en bois, ce qui facilite la résilience ; et là il y a une petite note pour nous dire ce qu’est la résilience : c’est la « capacité d’un individu ou d’une société de s’adapter à une catastrophe » ; et un peu plus loin on nous dit : « Au cours des derniers jours les autorités japonaises ont remis des instructions d’évacuation à 5 millions de personnes, mais elles ne sont pas obligatoires et beaucoup ne les ont pas suivies par ignorance ou parce que c’était dangereux de partir ». Est-ce que la résilience, ce n’est pas une nouvelle forme de la servitude volontaire dont parlait La Boétie ? Il y a une version de droite autoritaire, manipulatrice, et une version de gauche beaucoup plus naïve. Comment faire participer les gens à leur propre aliénation ? Je suis bien d’accord qu’en ce qui concerne le vocabulaire, la différence c’est que la « résistance » a un ancrage historique et la « résilience » est une manipulation rhétorique. C’est quand même une différence fondamentale, c’est une condition de la pensée.

Une autre intervention :

J’ajouterais quelque chose : avec les neurosciences, on peut démontrer que le cerveau est résilient. Les techniques de MDR veulent évacuer toute notion de trauma.

L’intervenant précédent rajoute :

Tu cites Etienne Klein à la fin de ton intervention : l’observation du cerveau montre qu’il y a de l’électricité qui passe dans une partie du cerveau, oui, mais rien n’en dit la signification. C’est vraiment une manipulation rhétorique.

T.R :

Concernant la manière dont les nouvelles psychothérapies intègrent la résilience comme outil thérapeutique, je ne connais pas trop ; mais les témoignages que j’en ai eu en faisant des conférences dans toute la France me montrent que pour les professionnels de la psychiatrie, de la psychologie aussi, la résilience n’est absolument pas une notion pertinente pour travailler. C’est un faux outil pour eux et qui cherche à rendre responsable la personne qui est victime.

On est dans une métaphysique étatique du malheur, une espèce de religion du malheur gérée par l’État, et la résilience est au cœur de cette religion. Les gens dont j’ai lu le rapport tout à l’heure sont persuadés que le monde va s’effondrer et qu’il faut se préparer individuellement à ce qui va arriver. Comme si on était responsable individuellement de l’effondrement à venir, alors que c’est à cause d’eux ! Mais eux, ils admettent l’effondrement comme fatal, c’est pourquoi ils nous donnent comme réponse et antidote la résilience. Ils sont effondristes, comme ceux que l’on retrouve du côté des libertariens avec leur fusils, vivant en micro-communautés et se préparant pour faire face à l’ennemi potentiel. Voilà les deux écueils de notre époque, que nous révèle la mobilisation de la notion de « résilience » : d’un côté on nous entraîne à un survivalisme d’État, c’est-à-dire une situation où l’État va nous donner les voies de la survie collective ; de l’autre le survivalisme libertarien pur jus, en treillis, qui réinvente le feu et surtout réinvente l’arme à feu comme outil de protection face aux ennemis qui vont venir, en cas d’effondrement, nous voler le peu qui nous reste. Les deux écueils sont là.

C’est pourquoi il faut qu’on se ressaisisse. Il faut démanteler la résilience pour éviter ces deux impasses. Dans un cas comme dans l’autre, il ne s’agit pas de mettre en place une résistance, il s’agit d’amener chacun à s’adapter. On n’est que dans l’adaptation, et non pas dans la remise en cause de ce qui nous amène à cette crise profonde. Et si j’ai un message à donner, c’est qu’il faut travailler à ne tomber dans aucun de ces survivalismes, d’État ou libertarien (néofasciste en fait). Il y a plein d’éléments en France qui convergent vers ça.

Une intervention :

Est-ce que vous avez suivi les échanges entre Houellebecq et Michel Onfray, dont on a parlé dernièrement ?

T.R :

Non, non je ne connais pas ces personnes ! [rires].

Le même intervenant :

Quand on est au CNRS, on devrait écouter un peu ce qui se dit ailleurs !

T.R :

Excusez-moi de répartir mon temps de la manière la plus utile. Moi je n’ai rien à dire à ce sujet, mais allez-y.

Une intervention :

On parle de l’actualité, ce débat à son intérêt. Le Français moyen, y compris le jeune bachelier, est-ce qu’il connaît et comprend le mot « résilience » ? C’est important, de lui donner une définition à peu près correcte.

T.R :

Je ne comprends pas bien votre question… Mais c’est un mot qui est partout, donc les jeunes doivent en avoir une vague idée. C’est l’art de s’adapter, en fait.

Une intervention :

Je voulais juste revenir sur un mot employé qui m’a choqué : c’est le mot « larve », employé à propos d’une sommité qui est Ministre des Armées. C’est le premier qu’on ait : d’habitude ce sont des Ministres de la Défense. Pour qu’on ait un Ministre des Armées, c’est qu’on est vraiment très menacé ! Les larves c’est très précieux, ce sont des êtres très résistants, peut-être plus que l’humain. Un peu de respect !

T.R :

J’en profite pour donner une autre citation de la larve en question, en septembre : « Il faut qu’on réfléchisse à une dimension mondiale du Service National Universel. Comment prendre une classe d’âge et la préparer à tous ces risques ? Les risques c’est la pandémie, l’attentat terroriste, la guerre aux portes de l’Europe. Je pense qu’il y a un chemin autour de la vérité et du partage des contraintes. C’est ça, la résilience. » Voilà encore une autre manière d’en parler.

Une intervention :

Qu’est-ce que vous préconisez, comme action ?

T.R :

Il faut arrêter de dire que le malheur a quelque chose de bon à nous apporter. Ça paraît bête, mais c’est important. Ça ne veut pas dire le mettre sous le tapis : ça, c’est en quelque sorte ce que nous apprend à faire la résilience. Je n’ai pas d’actions à vous proposer, je ne suis pas votre gourou ! Demandez à Cyrulnik ! Par contre, il faut sortir de l’exaltation de la souffrance et du sacrifice : elle est inversement proportionnelle aux effets déployés pour en être épargné. Il faut trouver toutes les manières de vivifier le désir de prendre distance vis-à-vis de la condition de survivant dans laquelle on veut nous enfermer.

Il faut arrêter de penser que le désastre est une source de progrès. C’est cette machinerie qui fait que nous allons avoir des désastres. Si on prétend empêcher, freiner les catastrophes, il faut arrêter d’en faire des sources de progrès. Le malheur n’est pas vertueux. Voilà. Je ne me présente pas aux élections, donc je n’ai pas de programme.

Ce que j’attaque, c’est la résilience en tant que fausse solution. Je ne vais pas dire qu’il faut s’unir, lutter tous ensemble – peut-être que c’est bien, mais il faut d’abord lutter dans sa propre tête, faire une révolution intérieure avant de la faire à l’extérieur. Je crois qu’il faut qu’on soit conscient que le bonheur palliatif qu’on nous propose n’est pas admissible. C’est quoi ? C’est un bonheur où on nous demande sans arrêt de faire appel à du « trop peu » : trop peu de santé (je l’ai déjà évoqué), trop peu de vie, de liberté, de fureur, trop peu de refus comme si cette situation de trop peu était éternelle. À l’échelle individuelle, il faut remettre en question cette idée que nous sommes une machine à encaisser les coups. Il faut cesser de nous dévaloriser et cesser de faire de la résilience une réponse à tout, une forme de solutionnisme. Je suis sincèrement affligé de voir que c’est un rouleau compresseur qui avance vite. Et c’est à chacun de refuser de se rouler dans le malheur comme si c’était un mérite.

Une intervention :

Ça concerne la gestion des émotions par l’administration de la résilience, et c’est un mot que moi j’ai utilisé il y a six ou sept ans quand il y a eu les attentats contre Charlie Hebdo. Je fais de la chanson. Dans une chanson je parlais d’« émotionalisme » et je l’ai vu dans ton livre. Je te donne ma version : c’est les bas-fonds de l’émotion – dans la chanson je dis : « T’embrasses un flic, t’es fier d’être Français »… L’émotionalisme est réactionnaire et donne le fascisme.

T.R :

Ce n’est pas incompatible avec ce que je dis. Ma définition de l’émotionalisme, c’est : le racisme des émotions. Il y aurait des émotions positives et négatives. Peur, colère, anxiété : on devrait les mettre sous le tapis. On devrait n’avoir que des émotions dites positives : le sens de la solidarité, être tourné vers l’avenir, avoir de l’espoir, positiver, etc. L’administration des sentiments dont je parle, qui est devenu la sœur jumelle de l’administration du désastre, c’est d’amener chacun à mettre sous le tapis les émotions négatives pour ne se concentrer que sur les émotions positives et pour éviter toute forme de révolte. Ta question est importante parce que c’est vraiment ça, la chose la plus menaçante qu’on est en train de vivre : la prétention des neurosciences à vouloir gérer ces émotions qui nous sont propres. C’est dramatique, de vouloir faire le tri entre les bonnes et les mauvaises émotions. D’ailleurs, il n’est pas certain que les neurosciences soient capables de le faire, mais elles essaient.

Je voudrais faire une citation pour montrer que ces gens sont dangereux. Encore une fois, de Boris Cyrulnik, dans son interview du 25 octobre 2022 dans We Demain, une revue épaisse, luxueuse, genre bobo-fasciste. C’est un numéro spécial paru à l’occasion de l’organisation du troisième « Forum sécurité et résilience » coorganisé notamment par la revue et par la Direction générale de la gendarmerie nationale. Cyrulnik est la vedette de ce colloque. Depuis 2007 il a fait beaucoup de formations pour l’armée. Il dit : « On assiste a une démocratisation de la violence. [Au sujet des Gilets jaunes :] Chacun estime que cette violence est légitime et délégitime ainsi la violence de l’État. » Ça veut dire que l’État ne peut même plus taper sur les gens sans se faire accuser, parce qu’il y a des Gilets jaunes qui attaquent les gendarmes ! Plus loin : « Les neurosciences actuelles permettent d’identifier de nouvelles sources de violence avec des familles instables, des fins de mois difficiles, une absence de contrôle des émotions, une mauvaise maîtrise du langage, un accès distant à la culture et à l’école, des catégories entières de gens défavorisés sont privés de lieux de parole. C’est ça qu’on a vu avec les Gilets jaunes, Gilets jaunes qui légitiment la violence parce qu’ils ne peuvent pas prendre part à la société. » Voilà la lecture que fait Cyrulnik de ce mouvement social ! Il dit plus loin : « Cela s’objective en neurosciences, neurosciences qui photographient comment un cerveau non éduqué acquiert une dysfonctionnement cérébral et ne peut plus gouverner et maîtriser cette violence. » Voilà ce qu’il nous dit ! Sa lecture du mouvement social est la suivante : en gros ce sont des tarés à qui il manque une case, qui sont incapables de contrôler leurs émotions, et il va falloir faire quelque chose pour qu’ils arrêtent de taper les CRS qui, si on les tape trop, vont être délégitimés dans leur violence d’État… Et ça passe comme une lettre à la poste ! Dans toutes les discussions sur la résilience il faut la démanteler, parce qu’elle mène à ça, à cette vision machinique des humains.

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Coupures d’électricité : comment ça va se passer et en quoi c’est inadapté

ACTUALITE

Coupures d’électricité : comment ça va se passer et en quoi c’est inadapté

Un membre du bureau du Cercle estime utile de partager ce texte avec les lecteurs de La Lettre, pour alimenter les débats cet hiver :

Le gouvernement le confirme : l’hiver sera rude pour les usagers, qui pourraient connaître des coupures par tranches de deux heures, aux heures de pointe entre 8h et 13h et de 18h à 20h, par zones « en taches de léopard » (zones géographiques limitées : quartiers ou groupes de communes rurales). Tout cela est cadré par une circulaire « tenue secrète », même par les médias qui se font le relais de « la voix de son maître » ! Comme nul n’est censé ignorer la loi, ce site publie la Circulaire délestage électrique programmé du 30/11/2022. Détail de la mise en œuvre de ces coupures : – 1ère étape : EcoWatt émet un signal rouge à J-3 : chaque jeudi, RTE identifie, selon les données météorologiques, le niveau de production d’électricité et les interconnexions avec les pays voisins, un possible recours au délestage entre le samedi minuit et le vendredi de la semaine suivante. A J-3, il émet, via l’application EcoWatt, un signal rouge annonçant les coupures sans préciser les zones géographiques. – 2ème étape : appel à réduire la consommation. On l’a déjà bien connu avec le Covid : un matraquage médiatique est lancé : écogestes, dont baisse du chauffage à 19 degrés, extinction des appareils en veille, décalage de l’utilisation de certains appareils ménagers, etc. – 3ème étape : l’alerte est levée si la consommation semble gérable en fonction de la météo, de la quantité d’électricité disponible. – 3ème étape bis : le signal rouge est confirmé à J-1. Mais si… RTE confirme, à 17 heures, les zones géographiques concernées par les coupures sont communiquées (avec des mises à jour possibles jusqu’à 21h30, visibles par les usagers qu’à 6 heures du matin). – 4ème étape : dispositifs d’urgence pendant la coupure : les maires des communes concernées devront activer une « cellule de crise » pour relayer l’alerte aux services de secours, de santé et de sécurité, pendant la coupure des réseaux téléphoniques (mobile et fixe, puisqu’ils seront, eux aussi, affectés par les coupures). Pour les urgences, il faudra se rabattre sur le 112, les autres numéros d’appel 15, 17, 18, 115 et 196 (sauvetage maritime) pouvant être perturbés. Une « garde postée » devra être assurée devant les centres d’incendie et de secours, les brigades de gendarmerie et les commissariats de police, afin de réceptionner physiquement une demande de secours. Les réseaux radio des forces de sécurité, du Samu et des sapeurs-pompiers sont exclus du délestage. Plus d’ascenseurs, plus d’éclairage public, plus de feux de circulation. Suppression des trains, tramways, métros… Ecoles, collèges, lycées, universités (?) : chaque jour à 17h, les parents, étudiant·es (et les enseignant·es) devraient vérifier par eux-mêmes sur le site monécowatt pour connaître les coupures du lendemain ! Celles-ci dureraient deux heures sur des plages prédéterminées : 8h-10h, 10h-12h ou 18h-20h. Si la coupure a lieu le matin, les écoles seront fermées toute la demi-journée. Un même établissement pourra subir jusqu’à trois coupures cet hiver. Le gouvernement prétend que la restauration le midi pourrait être maintenue (en fait c’est à la charge des maires pour les écoles, des conseils départementaux pour les collèges, et régionaux pour les lycées). Ces conditions, dérogatoires aux règles générales (nombre de coupures, conditions de prévenance), font bien de l’école une victime collatérale de la gestion chaotique du pouvoir. C’est bien un climat « de guerre » qui en résulte, et on peut être sûr que ce sera exploité médiatiquement pour nous installer dans la peur, la même que lors du covid (une peur chasse l’autre). Pour ceux qui veulent s’inscrire dans ce stress organisé : ils peuvent consulter le site coupures-temporaires d’Enedis ou monécowatt de RTE (lequel fournit une appli et un dispositif d’alerte par SMS, mais dans les deux cas, gare au pistage !). Par ailleurs certain·es habitant·es, classé·es prioritaires, pourraient n’avoir pas de coupures (patients à haut risque dépendants d’un équipement médical à domicile, hôpitaux, caserne de pompiers, sites « stratégiques »…), ou parce qu’ils sont raccordés à une ligne prioritaire (40% des gens d’après le gouvernement). Et le « délestage » ne devrait jamais porter deux fois sur les mêmes personnes… En quoi c’est inadapté ? Nous nous retrouvons dans cette situation largement par l’imprévoyance de nos gouvernants qui ont privilégié, depuis des années, des achats à un fournisseur unique (la Russie) et des contrats au coup par coup, moins coûteux à court terme, mais qui nous placent en totale insécurité énergétique quand le marché se retourne. Ce sont les mêmes qui n’ont absolument rien fait pour engager le passage vers les énergies renouvelables. Le pari français (car c’en est un !) du tout-nucléaire est aussi responsable de cette situation : le réchauffement climatique (qui impose d’interrompre le fonctionnement de centrales le long du Rhône pendant l’été) et le vieillissement des centrales (qui entraîne des problèmes techniques très lourds : fissures…) font que moins de la moitié de ces centrales fonctionnent, durablement. Or Macron nous annonce 6 EPR supplémentaires : technologie pas au point (aucun ne fonctionne actuellement dans le monde, même en Chine…) ; coût démentiel qui endetterait le pays pour des années alors que le coût unitaire d’un nouveau kilowattheure nucléaire coûterait désormais cinq à treize fois plus cher qu’un nouveau kilowattheure solaire ou éolien ; démantèlement jamais pris en compte dans le coût et dans la durée (pour des centaines d’années) ; … et risque considérable avéré depuis Hinkley Point, Tchernobyl et Fukushima. Au delà, l’interview de Fanny Lopez1, autrice du livre À bout de flux2, permet de s’interroger sur la gestion centralisée du réseau électrique telle que pratiquée en France. Elle avance la nécessité de la redéfinir autour de la notion de « biens communs », en la repensant de bas en haut (à l’opposé de la définition actuelle, de haut en bas), sans ignorer la mutualisation entre régions, entre pays. Elle montre bien l’inutilité des « smart grids », ces Linky qu’on veut nous imposer. Par ailleurs, Maxime Combes, économiste travaillant sur les politiques climatiques, souligne fort justement3 que les coupures d’électricité, non ciblées, vont aggraver les inégalités : « annulation de trains et fermeture d’écoles pendant que les remontées mécaniques de Megève ou Courchevel continueront à fonctionner ? Ou ne pas avoir de courant pour réchauffer la soupe à 19 ou 20 heures pendant que des panneaux publicitaires lumineux continueront à fonctionner dans les gares et nos centre-villes ? ». Une ironie pas du tout gratuite, vu notre vécu des confinements (moins durs pour celles et ceux qui se gobergeaient dans l’arrière-salle des restaurants de luxe ou allongés dans leurs transats sur la Côte ou dans des paradis exotiques !). Le même souligne aussi que « si les objectifs du Grenelle de l’Environnement (en 2008) en matière d’isolation des bâtiments avaient été tenus, nous économiserions l’équivalent du gaz que nous importions de Russie avant le début de la guerre en Ukraine. Quand on constate que le gouvernement vient de rejeter les propositions visant à augmenter les crédits dévolus à la rénovation énergétique des bâtiments, avec pour conséquence le fait qu’on va moins isoler de logements en 2023 qu’en 2022, on comprend qu’aucune leçon n’en a été manifestement tirée. » Il mentionne que « puisque ces mesures de rationnement imposé semblent inéluctables, leur mise en œuvre devrait s’appuyer sur un débat public démocratique de qualité pour savoir où, quand et comment les appliquer. À la place, nous avons l’alliance d’une technocratie d’État et d’un gouvernement enfermé dans sa tour d’ivoire en charge de prendre des décisions qui ont des répercussions sur l’ensemble d’entre nous, et pour lesquelles ils n’ont reçu aucun mandat ». Il énonce les règles suivantes (que nous reprenons à notre compte ! ) : 1) La sobriété sans égalité, c’est l’austérité pour les plus pauvres ; 2) La sobriété sans interdiction des activités nocives, c’est une politique de classe qui s’affirme ; 3) La sobriété sans services publics, c’est l’austérité pour la majorité ; 4) La sobriété sans isolation généralisée, c’est la précarité énergétique prolongée.

Texte rédigé par Denis, 5 décembre 2022. Paru sur le site halteaucontrôlenumérique.friv4

Notes : 1/ https://www.mediapart.fr/journal/economie-et-social/011222/coupures-d-electricite-pourquoi-il-faut-repenser-les-reseaux 2/ Voir la présentation sur le site de son éditeur : https://www.editionsdivergences.com/livre/a-bout-de-flux 3/ Dans un blog sur Médiapart : https://blogs.mediapart.fr/maxime-combes/blog/011222/les-coupures-delectricite-non-ciblees-ce-sont-les-inegalites-aggravees 4/ Site du collectif stéphanois de critique du tout-numérique : https://halteaucontrolenumerique.fr/?p=2005