Pour une psychiatrie indisciplinée

Olivier Brisson, Pour une psychiatrie indisciplinée

Olivier Brisson est psychomotricien, formateur au sein des CEMEA et musicien expérimental.

Dans son ouvrage, paru aux éditions La Fabrique et intitulé Pour une psychiatrie indisciplinée, il part du postulat selon lequel toute tentative de soin en psychiatrie se retrouve, à un moment ou à un autre, entravée par de multiples injonctions néolibérales, ayant leurs effets problématiques : rendement, réclusion / isolement, dépersonnalisation, etc.

Mais ces impasses poussent dès lors à l’expérimentation, à bifurquer et à explorer d’autres formes de soin et de thérapie souvent marginalisée.

Au-delà de son expérience professionnelle, l’enjeu sera de comprendre comment Olivier Brisson compose avec l’héritage de la « psychothérapie institutionnelle » (Deligny, Tosquelles, Oury) que l’on peut rapidement définir comme la primauté du soin de l’institution plutôt que que la tentative institutionnelle de normer l’individu. Nous souhaitons également saisir le sens de son bricolage au quotidien, bricolage marqué par la conscience et l’influence d’une pratique révolutionnaire du soin, et qui compose avec les réalités du terrain.

À travers ce livre, nous voulons réactualiser les hypothèses et les expérimentations propres à la « psychothérapie institutionnelle ». Mais que faire, aujourd’hui, avec le mythe libertaire des cliniques telles que St-Alban ou de La Borde, fondées sur et par la praxis d’un égalitarisme radical, où soignants et soignés s’accompagnent mutuellement dans la vivance et où les gestes artistiques occupent une place centrale ?

Résolument, Olivier Brisson ne sépare jamais le geste esthétique d’une pratique de soin. Car il y a une fonction poétique de la psychothérapie. Quasiment toutes les avant-gardes artistiques et européennes ont d’ailleurs fondé leur politique sur cette ouverture à la création.

« Praxis bold as love », nous dit Olivier Brisson. Soigner réside et procède ici du domaine des musiques improvisées, bruitistes, dans les pratiques brutes de la musique, au sens où c’est le processus de création qui l’emporte sur l’œuvre aboutie.

Et c’est à partir de cette considération du sensible qu’une perspective de soin s’ouvre.

Le corps « autiste », « handicapé » est, coûte que coûte, aussi, du langage capable d’action, exprimant une réalité du monde. Et la musique sans cesse considérée comme moyen vitaliste ‒ spontanéisme ne s’inscrivant pas dans le champ du divertissement  permet la recherche d’une identité active, d’un poème et de son devenir en faveur d’une singularité existentielle trop souvent mise à mal.

Toutes ces frictions atonales n’en demeurent pas moins de l’ordre du partage. Cela fonctionne en réseau, avec ses sources, ses puits, ses passages, ses traces etc., dessinant une carte un peu mystérieuse, souvent ignorée, où des battements sensoriels résonnent avec larsens et cris des plus authentiques en matière d’amplification hic et nunc.

Jamais complètement idéologique ni pleinement artistique, perçues comme l’expression radicale d’un vécu corporel, les pratiques brutes de la musique en psychiatrie troublent toutes les définitions sclérosées en matière d’attente esthétique et de conduites humaines. L’improvisation en tant que telle invite à se laisser habiter par les sens, hors du sens, ce qui modifie le regard sur le handicap et rend caduque toute prétention à définir les normes.

À partir de là, que permettent les armes et les pistes laissées par la « psychothérapie institutionnelle » ? Plus pratiquement, quelles sont-elles ? Peut-on encore s’en servir, dans la mesure où la psychiatrie s’ouvre à mesure qu’elle isole ses usagers ? Grâce à la musique, soigner ne veut-il pas dire remettre du corps à l’heure où nous vivons une certaine crise de la présence ? De quel potentiel thérapeutique parlons-nous ? Que révèle notre condition d’auditeur passif face à des musiciens explorant la matière sonore au-delà ce qui est considéré comme écoutable ou admissible ?

Cette soirée se veut une invitation à la discussion et à la rencontre, car si nous avons l’intuition de la marche à suivre, il est parfois complexe de comprendre d’où partir.

Le corps des femmes et le capitalisme : retour sur des notions d’histoire

Le corps des femmes et le capitalisme :

retour sur des notions d’histoire

Un membre de la rédaction réagit à l’intervention de Laurence Biberfeld ­ Le corps

des femmes, objet marchand ?­ notamment sous un angle historique.

Je remercie Laurence Biberfeld pour ses remarques sur le corps, le contact, la responsabilité. Mais il y a beaucoup d’autres choses que je ne peux pas accepter.

Sparte est à la mode, surtout à l’extrême-droite, depuis la belle BD de Frank Miller  »300‘ et son adaptation en péplum par Zack Snyder. Mais Sparte n’était pas seulement un État « guerrier » comme dit Biberfeld. C’était, plus que les autres cités grecques, un État esclavagiste qui vivait dans la peur des révoltes d’hilotes et qui les terrorisait par des humiliations systématiques et par des raids meurtriers. Comme les hilotes étaient nombreux, il fallait maintenir sur eux une supériorité militaire, donc entraîner même les jeunes filles, les femmes étant des machines à produire des soldats. L’État spartiate, ça devait ressembler à ce que serait une immense caserne dirigée par le Ku Klux Klan… Parler du statut des femmes sans rien dire là-dessus, c’est comme applaudir sans critique l’armée israélienne, sous prétexte qu’elle enrôle à égalité les femmes. Ou faire l’éloge des fusils roses que les survivalistes offrent à leurs filles : « droit des femmes », vraiment ?

Les femmes et les citoyens spartiates, « les Égaux » (oï Homoïoï), payaient cette pseudo-égalité par l’esclavage d’autres femmes, et hommes.

Pour démentir quelques autres errements de Biberfeld : les Grecs et les Romains adorateurs d’Athéna-Minerve n’étaient pas horrifiés à l’idée d’une femme guerrière ;1 La guerre des Gaules est une œuvre de propagande, pas un livre d’histoire ; une société qui pratique l’esclavage (Égyptiens, Étrusques, Gaulois, Vikings…) pratique la prostitution, sauf que le maître n’a même plus besoin de payer ; la fin’amor (illustrée surtout par les troubadours limousins !) n’a pas mis l’Église en danger ; la légende selon laquelle l’Église médiévale aurait douté que les femmes aient une âme est un fake grossier ; etc. Ce sont des détails, mais il y en a tellement d’autres encore, que l’argumentation « historique » de Biberfeld est très faible. Son accumulation évoque la logique complotiste : citer tout ce qui semble aller dans le sens qu’on souhaite, ne pas regarder de trop près la validité des exemples, et ignorer le doute.2 C’est dommage.

Mais je veux revenir sur ce qui n’est pas un détail : le lien, que Biberfeld croit essentiel, entre patriarcat et capitalisme. Voir le blog « La Hutte des classes » de l’anthropologue social Christophe Darmangeat, sa brochure téléchargeable L’oppression des femmes, hier et aujourd’hui et le livre qu’il vient de codiriger avec la préhistorienne Anne Augereau.3

Si je résume bien la pensée de Darmangeat telle qu’il l’exprime là (et dans d’autres livres), il n’y a aucune trace certaine d’une égalité des statuts, dans aucune des sociétés que l’anthropologie, l’ethnologie, la sociologie et l’histoire étudient depuis cent trente ans. Ni chez les Iroquois, ni chez les Na, ni chez les !Kung, encore moins chez les Spartiates. La domination masculine a pu parfois être légère, et l’égalité de fait presque réalisée dans certaines sociétés, mais le genre était toujours là : le statut et les droits des femmes n’ont jamais été exactement les mêmes que ceux des hommes.4

Une société matrilinéaire n’est pas un « matriarcat », comme le croit Biberfeld. Ou alors, les mots n’ont pas de sens. Le matriarcat est un mythe patriarcal. Que ce mythe soit aujourd’hui revivifié par un certain féminisme, c’est une inconséquence regrettable.5

La seule société historiquement attestée qui tende vers une égalité entre les genres (du moins en droit, et dans l’idéal), c’est la nôtre : la société capitaliste occidentale. Voilà qui ne colle pas du tout avec l’idée d’un patriarcat qui serait une forme du capitalisme, ou l’inverse.

Mais ce n’est pas si paradoxal. Le capitalisme dissout la société en unités individuelles6 qui vendent leur force de travail. Peu importe, que ce soient des travailleuses ou des travailleurs. Novateur et destructeur à la fois, le capitalisme ronge les acquis sociaux, les relations traditionnelles, les solidarités, mais aussi les supériorités supposées garanties par le genre, la « race », la naissance. Il est indifférent à la noblesse, par exemple. La bourgeoisie a balayé l’Ancien Régime. Le capitalisme ne s’est pas accroché non plus à l’esclavage, qu’il avait pourtant lui-même déployé à une échelle monstrueuse : le vieux capital cotonnier du Sud a été vaincu en 1865 par le capital industriel yankee, qui avait une organisation plus efficace pour exploiter le travail.

Le capitalisme n’est pas tout d’une pièce. Il a la trogne réac de Trump, il a aussi le masque progressiste de Macron. Il peut très bien s’accommoder d’un idéal humanitaire, égalitaire, supra-national (quitte à encourager de la main gauche le racisme et les ségrégations, quand il a besoin d’un régime policier). Aujourd’hui en France, le gouvernement promeut (en paroles) l’égalité des salaires femmes / hommes, la parité, le partage des tâches domestiques, l’« ascenseur social », la laïcité… en quoi cela nuirait-il aux profits ? Selon ce discours libéral, l’égalité n’est pas encore réalisée car les forces de « l’ancien monde » font obstacle à la « fluidité » : ce sont des « rigidités » « populistes », « eurosceptiques », « corporatistes », « suprémacistes », « fondamentalistes », « islamo-gauchistes » (liste non limitative) qui entravent « l’agilité » de la « start-up nation ». Il n’y a pas plus féministe ou anti-raciste que Macron, en paroles. Peut-être même qu’il y croit ?

Le capitalisme peut très bien s’en foutre, qu’on soit noire ou blanc, blanche ou noir. Le racisme ou le sexisme lui sont utiles, mais pas indispensables. En ne reconnaissant pour seule valeur d’un individu que celle de producteur (et, en Occident, de consommateur) il a créé les conditions pour que se produise quelque chose qui n’était jamais arrivé : l’égalité des genres, c’est-à-dire en dernière instance la disparition du genre. J’insiste : les conditions de quelque chose, pas la chose elle-même. Ce n’est certes pas le capitalisme qui a émancipé les femmes, les LGBT, ni les personnes racisées ! Ce sont leurs luttes. Mais croire que le capitalisme est par nature patriarcal ou raciste, c’est une idée facile à penser, à la mode, qui épargne l’effort de comprendre ce qu’il est.

Marcelle G.

1Sans parler des Amazones, etc. Dans l’Iliade, même Aphrodite se mêle au combat sous les murs de Troie.

2Sur les Gaulois et surtout sur les Étrusques, on sait très peu de choses. Même le statut exact des hilotes à Sparte est discuté par les historiens, malgré des témoignages relativement nombreux.

3Anne AUGEREAU & Christophe DARMANGEAT dir., Aux origines du genre, PUF, 2022 (9,50 euros).

4Pourquoi une démarcation aussi systématique, universelle dans la mesure où on peut en avoir des indices ? Le genre est-il apparu avec l’hominisation ? À cette question, Darmangeat répond prudemment qu’on ne peut pas le savoir, du moins pour le moment. Voir, pour une réflexion matérialiste un peu provocatrice, Véra NIKOLSKI, Féminicène, Fayard, 2023. Interview : https://www.youtube.com/watch?v=USqZdqsl9m4

5Ce n’est pas parce qu’une situation (la domination masculine) a toujours existé, qu’elle doit perdurer. Inversement, ce n’est pas parce qu’autrefois il aurait existé une égalité ou même une domination féminine (mythiques), que notre avenir en serait plus serein. Le passé ne justifie pas le présent, ni le futur.

6 »[…] who is society? There is no such thing! There are individual men and women […] » Margaret Thatcher, 1988. (« Qui c’est,  »la société » ? Ça n’existe pas ! Il n’y a que des individus : des hommes, des femmes. »)

La science outragée

Conférence de Jean-Paul Bourdineaud à l’invitation du Cercle Gramsci

Limoges, le 22 juin 2023, 20 h 30, salle EAGR

La science outragée

Suite à une énième satire dans Charlie Hebdo à l’encontre des soignants suspendus, Jean-Paul Bourdineaud a décidé de prendre la plume pour dénoncer ce qu’il appelle l’amateurisme lourd de conséquences des autorités en matière de Covid. Dans son ouvrage La science outragée, il décrit aussi la complaisance affichée des médias dominants envers les autorités sanitaires et l’industrie. Des médias « transformés en nouveaux chiens de garde du grand Capital pharmaceutique ». Il dénonce ainsi une cascade systématique de supercheries de chiffres et de prédictions, par exemple le nombre de morts qui auraient été évitées grâce au vaccin. Un chiffre fantaisiste largement surestimé selon lui, qui considère l’épidémiologie prédictive comme une « fumisterie prétentieuse » .

Le réseau Cochrane, qui était pourtant symbole de la science pure, résistante, en prend également pour son grade : il a produit des études prises comme références alors que ses méthodes trop souvent douteuses semblent éloignées d’une science libre de tout conflit d’intérêt et biaisent les décisions en faveur des industriels pharmaceutiques.

Entre autres thèmes, Il aborde aussi le mauvais traitement infligé aux médicaments proposés par certains soignants : l’Ivermectine et l’Hydroxychloroquine par exemple, et par quelle astuce pseudo-scientifique ils ont été déclarés inefficaces.

Plus globalement, lors de cette conférence sera abordé l’état de la science de nos jours, ce qu’elle est ou devrait être, et les forces gigantesques (finance, industrie, politique…) qui la menacent.

Jean-Paul Bourdineaud est professeur à lUniversité de Bordeaux où il enseigne la biochimie, la microbiologie et la toxicologie. Ses recherches portent sur la toxicologie environnementale et la manière dont les organismes vivants réagissent face aux polluants environnementaux, aux niveaux moléculaires biochimiques et génétiques. Il n’est alourdi par aucun conflit d’intérêt.

« Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire ; c’est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe, et de ne pas faire écho, de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques ». Jean Jaurès

Jean-Paul BOURDINEAUD, La science outragée, éditions Marco Pitteur, 2022. (25 €).

« Les manifestants souhaitent-ils tuer des policiers ? »

« TRIBUNE »

Les boules !

« Arme par destination » favorite des Gilets Jaunes, les terribles BOULES DE PÉTANQUE ont frappé aussi à Sainte-Soline ! On se souvient des photos (dont la mise en scène imitait celle des saisies dans le grand banditisme) montrant les « armes » saisies dans les coffres des voitures des Gilets Jaunes : des mères de famille sanguinaires avaient des couverts de pique-nique, leur voyou de beau-frère avait un tournevis, et leur collègue de rond-point, un vrai terroriste celui-là, avait des boules de pétanque ! Quelle horreur ! Tout cela peut faire des blessures effroyables, que Hanouna et Praud aimeraient bien montrer à la télé.

Eh bien, les mêmes saisies ont été faites à Sainte Soline : encore des boules de pétanque ! Montrez-nous vite un policier réellement blessé par une boule de pétanque, afin que Le Pen et Darmanin puissent s’indigner, la main sur leur cœur si profondément républicain.

– « Mais, Chef… Pourquoi des boules de pétanque ? Les cailloux sont gratuits, alors que la gamme OBUT® commence à 50 les trois boules (junior : 39,90 ). J’en ai vu sur Amazon à 29,99 , mais quand même, c’est pas donné… Pourquoi jeter des boules de pétanque, plutôt que des cailloux ? »

– « Mon gars, ces écoterroristes sont pétés de thunes. Tous des bobos, venus des beaux quartiers. Et les Gilets Jaunes aussi. Allez, discute pas tant, et cogne ! »

M.G.

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(ACTUALITé, ou « TRIBUNE »)

Lire l’excellente enquête de la revue en ligne LundiMatin (n°382 du 9 mai 2023) :

« Les manifestants souhaitent-ils tuer des policiers

comme l’affirme Gérald Darmanin ? »

https://lundi.am/Les-manifestants-contre-la-reforme-des-retraites-souhaitent-ils-tuer-des

L’article commence par ces citations :

– Gérald DARMANIN à propos du 1er mai : « Des casseurs extrêmement violents [sont] venus avec un objectif : tuer du flic ».
– Gérald DARMANIN à propos de Sainte-Soline : « Le déferlement inouï de la part d’individus armés et violents avait pour projet de blesser ou de tuer des gendarmes ».
– Olivier V
ÉRAN : « Certains viennent pour tuer ».
Éric DUPONT-MORETTI : « Je veux que l’on évite que des casseurs viennent tuer du flic ».
– Marine LE PEN : « Nous ne sommes plus face à des violences, mais face à des tentatives d’assassinats contre les forces de l’ordre ».

Dans cette enquête : une analyse de l’origine de ce discours délirant et dangereux ; un rappel des (très rares) morts violentes de policiers en manif, depuis 1968 ; une évocation des « mobiles » absurdes des prétendus assassins : a-t-on trouvé un seul tract appelant au meurtre, une seule arme à feu chez les manifestants ? Enfin, une mise en perspective politique.

HABITER LA TERRE AUTREMENT ! politiques et révolutions éco-sociales (terrestres) aujourd’hui

La précipitation de la crise climatique, son changement de régime, l’extinction accélérée des espèces, les pandémies…, tous ces bouleversements traduisent l’irruption des êtres de la Terre. Cette situation de catastrophes écologiques change la donne politique sur la planète.
La civilisation globalisée de l’exploitation systématique des ressources naturelles et de la mise au travail de tous les êtres terrestres, quels qu’ils soient, apparaît totalement invivable : la condition de l’homme moderne s’effondre.
Dans cette situation sans précédent(Anthropocène), Sophie Gosselin et David gé Bartoli sont allés à travers le monde à la découverte de nouveaux chemins empruntés aujourd’hui par la(le) politique. De leur vaste enquête résulte un livre de voyages, de recherches et d’études passionnant et important : La Condition Terrestre.  

Celui-ci nous donne rendez-vous avec :
- les Assemblées des usages et l’école des Tritons sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, 
- le Syndicat de la montagne limousine, 
- les Caracoles zapatistes et les universités de la Terre au Chiapas mexicain, 
- les reprises de savoirs scientifiques, vernaculaires, coutumiers, populaires qui se multiplient un peu partout dans le monde, 
- les reprises de gestes pour soigner le quotidien, la maisonnée, les communautés d’habitant·e·s, 
- la création de tribunaux populaires multispécifiques (les parties en sont des fleuves, des montagnes ou des animaux, aussi bien que des humains) 
- la mise en place de conseils de bassins versants pour nourrir les puissances d’émancipation et qui personnifient des mondes.
Il s’agit de la reconnaissance de droits et de coutumes portés notamment par les luttes des mouvements indigènes  amérindiens, maoris, kanaks...en lien avec le respect de la vie terrestre : ceux de la Terre-Pachamama,inscrits aujourd’hui dans les institutions Boliviennes, ceux du fleuve Elwhàa aux Etats unis, ainsi que la personnification de la rivière Whanganui dans celles de la Nouvelle-Zélande... Il s’agit aussi du « Nous sommes la Terre qui se défend », proclamé et mis en pratique par les zadistes... 
Toutes ces expériences et luttes politiques esquissent les contours de peuples et des institutions terrestres qui en accompagnent l’émergence.
Plutôt que de se projeter dans un futur utopique idéalisé, ces initiatives réactivent et réinventent des coutumes perdues, abandonnées, oubliées ou méprisées. Ce faisant, elles contribuent à soigner les relations abîmées par des siècles d’extractivisme, de colonialisme et de patriarcat, à faire surgir des révolutions terrestres qui tiennent compte des temps passés, présents et à venir.

Sophie Gosselin, agrégée et docteure en philosophie, et David gé Bartoli, philosophe et écrivain, ont co-écrit Le Toucher du monde, techniques du natàurer (éditions Dehors, 2019). Ils sont membres fondateurs de la revue en ligne Terrestres.org, Revue des livres, des idées et des écologies, et de l’Université Populaire pour la Terre (Tours)

Cette soirée sera suivie, sur la montagne limousine, le :

– Samedi 11 mars, de 10h-16h, à l’Espace PTT, Tarnac,
d’une lecture par arpentage du livre de David gé-Bartoli et Sophie Gosselin « La Condition terrestre » (Seuil, 2022, https://www.seuil.com/ouvrage/la-condition-terrestre-sophie-gosselin/9782021439335)
Arpentage accompagné par Sonia et Violaine
Sur réservation au 06 24 81 88 86 ou bekipouka@ilico.org
Prix libre
Apportez un plat à partager (possibilité de réchauffer vos plats sur place).

– Samedi 11 mars, à 17h, au Magasin Général Tarnac
Présentation par David gé-Bartoli et Sophie Gosselin de leur livre « La Condition terrestre », suivie d’échanges pour imaginer ensemble des gouvernances partagées avec les autres qu’humains à l’échelle de la montagne limousine.
Gratuit.

– Dimanche 12 mars, 10h, MGT, Tarnac
Échanges informels avec Ali, David et Sophie autour de Reprise de savoirs, exemples de chantiers 2022 et projets 2023 : https://www.reprisesdesavoirs.org/

La résilience, une technologie du consentement ?

Vendredi 20 janvier 20h30 salle du Temps libre Limoges (derrière la mairie)

La résilience, une technologie du consentement ? avec Thierry Ribault, chercheur en sciences sociales au CNRS

La prochaine soirée-débat du cercle Gramsci sera animée par Thierry Ribault, chercheur en sciences sociales au CNRS, auteur du livre : Contre la résilience, à Fukushima et ailleurs (éditions L’échappée, 2021).

Funeste chimère promue au rang de technique thérapeutique face aux désastres en cours et à venir, la résilience érige leurs victimes en cogestionnaires de la dévastation. Ses prescripteurs en appellent même à une catastrophe dont les dégâts nourrissent notre aptitude à les dépasser. C’est pourquoi, désormais, dernier obstacle à l’accommodation intégrale, l’« élément humain » encombre. Tout concourt à le transformer en une matière malléable, capable de « rebondir » à chaque embûche, de faire de sa destruction une source de reconstruction et de son malheur l’origine de son bonheur, l’assujettissant ainsi à sa condition de survivant. À la fois idéologie de l’adaptation et technologie du consentement à la réalité existante, aussi désastreuse soit-elle, la résilience constitue l’une des nombreuses impostures solutionnistes de notre époque. Cet essai, fruit d’un travail théorique et d’une enquête approfondie menés durant les dix années qui ont suivi l’accident nucléaire de Fukushima, entend prendre part à sa critique. La résilience est despotique car elle contribue à la falsification du monde en se nourrissant d’une ignorance organisée. Elle prétend faire de la perte une voie vers de nouvelles formes de vie insufflées par la raison catastrophique. Elle relève d’un mode de gouvernement par la peur de la peur, exhortant à faire du malheur un mérite. Autant d’impasses et de dangers appelant à être, partout et toujours, intraitablement contre elle. Thierry Ribault est chercheur en sciences sociales au CNRS. Il est coauteur, avec Nadine Ribault, des Sanctuaires de l’abîme. Chronique du désastre de Fukushima (Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2012).

On peut l’entendre ici : https://actualitedesluttes.info/emission/contre-la-resilience-par-thierry-ribault-mobilisation-pour-vincenzo-viecchi Invité par la coordination Stop Golfech, T. Ribault viendra à la mi-janvier, du 12 au 14, à Agen, à Montauban, à Toulouse. Il est beaucoup intervenu sur le refus de la résilience face aux catastrophes, notamment nucléaires. Il propose la résistance. Il a également co-réalisé un documentaire sur les réfugiés à Fukushima. Ce film de 52mn réalisé en 2014 lorsqu’il menait des recherches au Japon (où il a vécu 14 ans) sur la catastrophe nucléaire et sa gestion politique, s’intitule « Gambaro – Courage ! » Le lien vers le film est : https://www.dailymotion.com/video/x7yxy9p


Hervé Faure présente notre invité et le thème de la soirée-débat :

Thierry Ribault est chercheur au Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques. Il est également responsable scientifique du Laboratoire international associé « Protection humaine et réponses aux désastres » de l’Institut des sciences humaines et sociales du CNRS. Très intéressés par son dernier livre intitulé Contre la Résilience, à Fukushima et ailleurs, nous l’avons invité pour plusieurs raisons.

Les analyses critiques de la résilience ne sont pas si nombreuses, et elles sont peu diffusées. Il faut dire que le terme « résilience » a le vent en poupe. Il est dans l’air du temps. Deux exemples parmi d’autres : la « résilience alimentaire » ; la loi « climat et résilience ».

Thierry Ribault s’est intéressé à la résilience à partir de la catastrophe nucléaire de Fukushima, au Japon, en 2011. Il questionne la résilience comme processus d’adhésion de la population et de cogestion du malheur. Ce qui caractérise l’intention de Thierry Ribault est une critique radicale de la résilience, au sens propre du mot « radical » : c’est-à-dire qu’il va au plus près des racines de la question. Il nous propose le résultat de ses recherches sur ce que signifie la résilience en termes de conditionnement et d’encadrement des populations, et ce qu’elle implique socialement et politiquement.

La réflexion et l’analyse de Thierry Ribault devraient nous interroger sur plusieurs points :

– La résilience sous-convoque les causes des catastrophes, des désastres et des traumatismes, pour rapidement entrer dans un processus d’acceptation de l’inacceptable. L’exemple japonais confirme ce processus. La résilience maintient, voire accentue la pression de conformité. Ses prescripteurs le disent : « Incitons les différents acteurs à participer et à cogérer l’implacable désastre ».

– Avec la résilience, ne veut-on pas faire croire que chacun serait résistant à toute épreuve ? Mais à quelles conditions ? Celle de s’adapter ; mais de s’adapter à quoi ? A la radioactivité, dans l’exemple de Fukushima ? S’adapter à quel système de pouvoir ? D’accepter ; mais d’accepter quoi ? Le désastre ? L’accepter, voire le transcender ? Ne plus dénoncer les causes et accepter sournoisement le renforcement de la domination, des rapports sociaux de classes ? Car faut-il donc répondre aux précaires, aux personnes marquées par des échecs et des peines profondes : «  Ca va aller si vous acceptez, si vous rebondissez, si vous vous dépassez » ?

– Ce processus est accompagné d’injonctions sur la responsabilité de chacun dans ce qui arrive, sur la culpabilité de ne pas s’en sortir. Il faut mériter son malheur. Le désastre devient donc un remède.

– La résilience n’est-elle pas (c’est le thème de notre soirée) une technologie du consentement ? Une technique comportementale normative, une thérapie par la soumission… dont le but essentiel serait l’effacement des causes pour étouffer l’alternative, la rébellion, la rage et la fureur, et en fin de compte bâillonner les possibilités de liberté et d’émancipation ?

Je laisse la parole à Thierry Ribault qui va nous en parler plus précisément.

Thierry Ribault :

Merci pour cette présentation, qui pourrait presque nous dispenser de mon intervention, parce que beaucoup de choses ont été expliquées de manière assez précise. Je vais simplement donner quelques illustrations.

Mais d’abord, quelques précisions. La biographie que vous avez faite est un peu fausse, puisque malheureusement je ne suis plus responsable du laboratoire franco-japonais que j’avais créé en 2012 au Japon, et qui travaillait sur les questions de gestion publique de la catastrophe de Fukushima. Ce laboratoire a vécu entre 2012 et 2017, pendant cinq ans. Il n’avait pas beaucoup de budget, mais suffisamment pour pouvoir faire des choses ; et on a organisé beaucoup de choses au Japon notamment, et quelques événements en France, des colloques… Normalement ces laboratoires, dans le cadre du CNRS, font l’objet de plusieurs mandats, en général au moins trois mandats de cinq ans. Celui-ci n’en a eu qu’un seul. Il a été fermé en 2017 ; pourtant j’avais demandé bien sûr la prolongation de son existence. Il a été remplacé trois mois après sa fermeture par un autre laboratoire, qui en fait est dirigé maintenant par un jeune chercheur très brillant du Commissariat à l’Énergie Atomique !

Pour entrer dans le sujet directement : ce dont je vais vous parler, ce n’est pas de la fiction. Ce n’est pas de la projection philosophique (je n’ai rien contre la philosophie, mais je ne suis pas philosophe). Ce n’est pas « Qu’est-ce qu’on ferait en cas de catastrophe, qu’est-ce qu’il arriverait ? » Je voudrais essayer de vous parler de choses concrètes, réelles, qui ont existé, qui existent encore, même si bien sûr j’ai essayé dans mon travail de partir de la gestion publique de la catastrophe. Le mot « gestion » n’est pas de moi ; j’utilise plutôt la notion d’administration du désastre.

J’ai essayé de regarder, depuis la survenue de cet accident nucléaire en 2011, comment les pouvoirs publics avaient pris en main cet accident. Comment ils avaient contribué à transformer complètement le statut de la catastrophe (un moment objectif de l’histoire d’une société technologique, techno-industrielle, qui a ses défaillances) en un moment subjectif et psychologique. C’est-à-dire : comment on a fait sortir la catastrophe de Fukushima de l’Histoire pour en faire une petite histoire. Je dirais même de multiples petites histoires qui sont les histoires que chaque victime est censée construire en relation avec cette catastrophe. C’est ce que j’appelle la subjectivisation du désastre.

Ma parole n’est pas plus légitime que celle de quiconque, même si j’ai travaillé au Japon pendant quatorze ans et notamment dans les sept dernières années, entre 2007 et 2016, ponctuées par cet accident du 11 mars 2011. Je ne vais pas focaliser sur cet accident. Je veux dire trois mots dessus, mais après je vais parler de la France, parce que ce que je veux montrer, c’est qu’en fait la manière dont les pouvoirs publics se sont emparés de l’accident de Fukushima est une heuristique, c’est-à-dire une lunette qui nous permet de comprendre comment toutes les catastrophes désormais sont et seront gérées (c’est ma thèse : elle est contestable, mais c’est ce que j’essaie de démontrer) en mobilisant cette notion de « résilience », même si bien sûr je ne prétends pas que la notion de résilience est née avec la catastrophe de Fukushima.

Il y a eu un accident nucléaire en 2011. Sa caractéristique (comme souvent avec les accidents nucléaires) c’est qu’il a eu lieu à un moment ; mais en réalité il dure, il dure toujours, il dure encore. Ce n’est pas du tout pour faire des jolies phrases : c’est vrai. En fait il y a sur ce site six réacteurs nucléaires, un peu comme les six réacteurs de Gravelines, à 80 km de là où j’habite. Trois ont explosé et sont entrés en fusion. Ces réacteurs introduits par les Américains avaient une architecture particulière : les piscines des combustibles se trouvaient sur les toits des réacteurs. Donc vous imaginez que si vous enlevez ce qui est en-dessous du toit, le toit peut tomber. Ce n’est pas arrivé, mais c’est ce qui pourrait encore arriver. On a réussi à vider une des piscines des combustibles usés et non-usés qu’il y avait dedans, car des humains ont réussi à l’approcher. Malheureusement les deux autres piscines ne sont pas approchables et le chantier pour pouvoir extirper les 1500 barres de combustible usé est sans cesse repoussé depuis l’accident. On parle de la date de 2030 pour éventuellement commencer, mais rien n’est certain. Il est pratiquement sûr qu’on ne pourra pas commencer. Des piscines qui s’effondreraient si un tremblement de terre de magnitude 9, égal à celui qui est survenu en 2011, survenait à nouveau. Ces piscines s’effondreraient et l’explosion des trois réacteurs serait presque comme une blague par rapport à ce qui surviendrait alors. Ce sont les physiciens qui le disent. Trois cœurs en fusion dont on a essayé d’extirper le magma qui s’est créé, ce qu’on appelle le corium : un mélange de matière fissible, de béton et de ferraille. Tout ça forme 900 tonnes de corium pour les trois réacteurs, qu’on ne sait pas comment approcher. On essaie avec des robots. Les Japonais sont devenus d’ailleurs à cette occasion les plus grands experts en matière de robotique, ce qui leur permet (ça fait partie de la « résiliomanie » ambiante) de vendre leur expertise robotique à d’autres pays nucléarisés, en cas d’accident. La capitalisation sur le malheur est à l’œuvre dans le contexte de Fukushima, sans aucun doute. On a trois cœurs de réacteurs en fusion, avec des déchets qu’on ne peut approcher. On pense qu’on pourra commencer peut-être à les approcher dans une cinquantaine d’années. Les Japonais ont pris l’option de ne pas faire de sarcophage, contrairement à Tchernobyl, en prétendant qu’ils pourront développer les technologies qui permettront d’extraire les cœurs en fusion. C’est aussi une manière de montrer qu’en fait, l’accident n’avait pas vraiment eu lieu, parce que quand on met un sarcophage, on reconnaît qu’il y a un « mort » qu’on a mis sous le sarcophage.

La catastrophe dure toujours sur le plan de l’eau accumulée sur le site, et dont on ne sait plus quoi faire. Vous connaissez les images des mille cuves, eau qui vient de l’arrosage que l’on est obligé de faire. Les eaux souterraines sont également contaminées. On a essayé de mettre en place un congélateur géant de 4 km de long pour arrêter l’écoulement des eaux, mais ça ne fonctionne pas, alors on accumule l’eau qui coule. Puis on a filtré cette eau avec une technologie française fournie par Veolia. Ça fonctionne un peu, mais le problème est que les matières les plus nocives qui sont bien sûr en très petites quantités comme le strontium, on ne peut pas les filtrer ; et donc on rejette maintenant tout ça dans l’océan, tout simplement.

Du côté humain, il y a ces 60 000 liquidateurs qui sont intervenus depuis le début sur le site de la centrale. Soixante pour cent d’entre eux probablement n’avaient aucun dosimètre au moment où ils ont été envoyés sur le chantier de décontamination de la centrale puisque cette main d’œuvre est issue du marché du travail au noir des grandes villes que sont Osaka et Tokyo. On y trouve beaucoup d’étrangers bien sûr, beaucoup de laissés-pour-compte, les castes les plus défavorisées de la société japonaise qui ont toujours été maltraitées, et qu’on mobilise beaucoup dans la construction, dans le secteur du bâtiment. Là, ils ont été embarqués dans la décontamination sur le site de la centrale alors qu’eux-mêmes ne savaient pas ce qu’ils allaient faire. Ces gens-là n’ont jamais eu de dosimètre. Mais à partir de ça, on ne peut donc pas donner tort à ceux qui disent que le bilan de Fukushima en terme de victime (vous le connaissez), c’est zéro. Il suffit de ne pas mesurer. Parce que tous ces gens sont dans la nature, ils vont avoir des maladies, cancéreuses ou pas d’ailleurs, pas forcément ; et mourir. Ils auront des maladies comme vous et moi on aura des maladies ; peut-être un peu plus ; et puis on ne saura jamais d’où viennent leurs maladies puisqu’on n’a aucun historique.

On est face à un impossible lorsqu’un événement comme celui-là survient. Toute la frauduleuse ambition de la résilience, ça va être de prétendre qu’en fait il est possible de clore l’impossible. Et au Japon la prétention à clore l’impossible, cette prétention à apporter une réponse à l’impossible va prendre une forme très concrète à partir de 2012 lorsque les autorités japonaises vont créer ce qu’elles ont appelé un « Ministère de la résilience nationale ». Quand il y a un Ministère de la résilience nationale, ça veut dire qu’en fait il y a un ministre de la résilience nationale : ça vous paraît bête, mais je préfère le dire quand même, pour qu’on prenne bien la mesure de ce que tout cela signifie, mais aussi pour dire qu’en rien, il ne faut considérer la mobilisation de la notion de résilience dans tous les champs de la vie sociale, économique, psychologique etc., comme ce qu’on dit souvent : comme une mode. La mobilisation de cette notion à un sens réel, un sens politique, d’où la mobilisation de cette notion dans la « Loi climat et résilience » en France. Dans ce projet de loi, le mot qui revient le plus, ce n’est pas le mot résilience, c’est le mot préparation. Quarante occurrences de ce mot montrent bien qu’en fait, il s’agit d’après les législateurs de préparer les corps et les esprits, les mentalités, d’éduquer. Mais je parlerai de la France plus tard.

Deux grandes branches dans cette politique japonaise de résilience nationale. D’abord le programme de décontamination, la décontamination étant un mot impropre puisque concernant la radioactivité : on délocalise. On prend et on met ailleurs, mais jamais on ne décontamine. Bref, on parle quand même de programme de « décontamination » : 30 000 décontaminateurs envoyés dans le département de Fukushima pour gratter le sol, mettre ça dans des sacs… Mais en fait ce n’est pas ça, le cœur du programme de décontamination. Le cœur, c’est ce qui est inscrit dans les directives du Ministère de la résilience, à savoir que ce sont les gens eux-mêmes qui doivent apprendre à décontaminer. C’est fondamental, parce que si l’on reprend les propos des psychiatres mobilisés (ce sont les professionnels, les experts les plus mobilisés dans le contexte de la catastrophe) « les gens doivent prendre part à la décontamination pour pouvoir évacuer leurs peurs » ; « il est important pour calmer sa peur d’être exposé à la radioactivité ». On est vraiment dans la logique que la catastrophe ce n’est pas ce qui survient, mais c’est l’impréparation notamment psychologique à ce qui survient. Le président de l’enquête sanitaire sur la catastrophe de Fukushima, un grand ponte, un grand expert également président de l’AERF, organisme nippo-américain qui depuis l’après-guerre gère le gros laboratoire qui prend en compte et fait de l’expérimentation sur les victimes d’Hiroshima (je ne vais pas vous décrire toute la toile d’araignée japonaise des relations science-industrie), ce monsieur

Yamashita dit des choses qui sont très intéressantes et importantes. Il dit d’abord qu’à Fukushima il y a eu une épidémie de peurs et non une épidémie de cancers. A Fukushima, c’est la peur qui tue. Il dit encore que les effets des radiations n’atteignent pas les gens heureux et rieurs. Elles touchent les gens à l’esprit mesquin, qui ruminent et se font du mauvais sang. Tant pis pour vous ! Le stress, dit-il encore, n’est pas bon du tout pour ceux qui sont soumis aux radiations. Le stress met à bas le système immunitaire et peut donc provoquer des cancers et des pathologies non cancéreuses, c’est pourquoi il recommande aux gens de se relaxer. C’est une sommité scientifique japonaise qui s’exprime. Donc un programme de décontamination qui consiste à faire passer la catastrophe du côté subjectif et psychologique.

La politique de résilience nationale dans le contexte japonais a une autre composante : la politique du « retour ». Mais il faut que je dise d’abord deux mots de la politique de l’aller. Il y a eu 80 000 personnes qui ont été déplacées de force par les pouvoirs publics. Entre 100 000 et 120 000 ont bougé de leur propre gré : on les appelle des « évacués volontaires », ce qui est un terme impropre encore une fois, puisque l’évacuation volontaire lorsque l’on est poursuivi par un tigre, ce n’est pas vraiment volontaire. Mais bon, passons sur la terminologie. Ce qui est certain c’est qu’il y a à peu près 80 000 + 120 000, soient 200 000 personnes qui ont été déplacées, sachant que dans le département de Fukushima concerné, il y a 2 millions d’habitants. Un million sur ces 2 millions sont répartis dans trois grandes villes, de 300 000 habitants chacune : Fukushima, Kuryama et Iwaki, toutes à peu près à 80 ou 70 kilomètres de la centrale. Aucune évacuation obligatoire dans ces trois grandes villes. 200 000 évacués, 2 millions de personnes et en fait les physiciens nucléaires ont mesuré des retombées dans dix départements adjacents à celui de Fukushima, y compris jusqu’au nord-ouest de Tokyo. Ce qui veut dire que 10 millions de personnes seraient en réalité concernées. Pas de manière hystérique, apocalyptique, mais au sens où en fait 10 millions de personnes sont soumises à l’exposition à du rayonnement à plus ou moins faible intensité. Je donnerai la définition de ce qu’on appelle faible un peu plus tard, sachant que la science officielle produite par les nucléaristes (y compris par les nucléaristes français) explicite bien que dès que vous quittez le seuil de zéro millisievert et que vous montez en exposition, vous augmentez les risques de pathologies cancéreuses. Il n’y a pas de seuil en deçà duquel il n’y aurait pas de risque : c’est ce qu’on appelle une courbe linéaire sans seuil. Ce qui me fait dire qu’à Fukushima le gros problème n’est pas qu’il y ait eu des déplacés, mais plutôt qu’il n’y en ait pas eu assez. Ceux qui sont restés pour des raisons diverses dans des zones contaminées sont aussi « déplacés » parce qu’ils se retrouvent dans un monde faux, un monde dont ils ne peuvent plus maîtriser les tenants et les aboutissants car ils sont journellement exposés, en lutte, en train de mesurer leur alimentation, leur environnement. Donc des gens qui sont placés involontairement sous une menace face à laquelle ils n’ont pas d’armes.

Bien qu’il y ait eu finalement très peu de déplacés, à peine étaient-ils déplacés qu’il fallait les faire revenir. Les pouvoirs publics ont mis en place une politique d’encouragement au retour à travers la suppression des logements provisoires et des subventions (les subventions versées dans le contexte de la catastrophe, 800 € par personne et par mois pour celles qui les ont reçues, n’ont jamais été des subventions liées à la radioactivité mais des subventions dites « psychologiques »), la reconstruction d’écoles dans les villages. Le problème des pouvoirs publics (que les petits vieux restent sur place n’intéressait pas les pouvoirs publics) était d’avoir des femmes et des enfants pour pouvoir faire fonctionner ce qu’ils appellent (c’est comme ça que sont qualifiées les femmes par certains ministres japonais à l’époque) des machines à reproduire. Il faut des machines à reproduire pour que les zones soient repeuplées. Il ne faut pas de rupture dans le fonctionnement économique et il faut absolument montrer qu’en cas d’accident, il n’y a pas besoin de déplacer les gens, ou seulement de manière minimale. Ça, c’est fondamental, parce que sinon le nucléaire n’est plus crédible (comme s’il l’était, même sans ça !).

Le seuil de sécurité a été fixé par les pouvoirs publics japonais à 20 millisieverts par personne et par an d’exposition tolérable. Au-delà donc, on a décidé d’évacuer. Eh bien, ce seuil correspond déjà à quatre fois le seuil de 5 millisieverts mis en œuvre à Tchernobyl en 1986, seuil qui lui-même était déjà cinq fois supérieur à celui d’un millisievert par personne et par an édicté par les autorités nucléaristes internationales avant tout cela. On est donc passé de 1 à 5, puis à 20. Pourquoi 20 ? En fait, il y a eu inversion du logiciel. Les pouvoirs publics japonais ont d’abord décidé du nombre de personnes qu’elles voulaient évacuer, et en fonction de ce nombre de personnes, elles ont remonté l’algorithme et ont défini le seuil au-delà duquel elles allaient évacuer. Elles ont décidé qu’il était socialement acceptable d’évacuer à peu près 80 000 ou 90 000 personnes, et donc en fonction de ça, ont défini le seuil à 20 millisieverts par personne et par an. C’est très important, parce que évidemment ce sera la même méthode qui sera appliquée en France en cas d’accident. La politique de résilience nationale au Japon a fonctionné à merveille car elle a permis de culpabiliser les victimes, de déresponsabiliser les responsables, de fabriquer de l’ignorance avec une science sans cesse contestée, alors qu’en fait on a une science sur les méfaits des nuisances radioactives. Mais c’est un peu comme l’industrie du tabac. A un moment donné, quand elle est confrontée à la mise en accusation, l’industrie produit une fausse science. De plus, des enquêtes auraient dû être menées et n’ont pas été menées. Mais je dirais que le cœur du réacteur de la résilience à Fukushima (« réacteur » au sens de producteur de réaction, c’est-à-dire d’anti-révolution), c’est la cogestion des désastres : c’est amener chacun à prendre part à la cogestion, à la décontamination, à devenir géomètre de sa vie quotidienne, à devenir un acteur alors qu’en fait, on a affaire à des victimes. Tout ça en prétendant que finalement à travers cette expérience, les gens allaient se renforcer dans l’épreuve.

J’ai essayé de démontrer que la catastrophe de Fukushima était une heuristique, un moment-clé, un changement, un nouvel esprit des catastrophes, parce qu’il y a une mise en doctrine de la résilience comme outil de gestion des populations, contrairement à Tchernobyl. Il y avait l’idée d’accommoder les gens à la vie radioactive après Tchernobyl ; mais à Fukushima il y a véritablement la mobilisation de la notion de résilience et une mise en politique de ce monde. Les choses deviennent claires : il y a vraiment un tournant. La manière de gérer la catastrophe, grâce à l’outil de cette technologie du consentement qu’est la résilience, va imprégner toutes les gestions des catastrophes dans le monde à partir de ce moment-là.

Je ne vous parlerai pas en détail de l’opération résilience COVID-19 en 2020, lancée par le président Macron. Elle s’appelle comme ça : « Opération résilience ». Le Parlement français a créé une Commission nationale de la résilience en juin 2021, qui a travaillé quelques mois. Elle a rendu son rapport en février 2022, trois jours avant l’entrée de la Russie en Ukraine. Ce rapport de 256 pages produit par les parlementaires a trois points de convergence majeurs avec ce dont je viens de parler concernant la politique de gestion de la catastrophe à Fukushima. Il montre combien les pouvoirs publics français s’alignent sur la politique japonaise.

Premier de ces points, ce que j’appelle la « fatalisation des désastres », c’est-à-dire surtout ne pas s’attaquer aux causes, rendre les désastres inéluctables comme une nécessité avec laquelle il faut vivre. Pourquoi fatalisation des désastres ? Dans ce rapport, les parlementaires nous disent qu’on entre dans un monde qui est « en guerre totale » : la guerre des satellites, la menace cyber, la crise climatique, les épidémies, les pannes de service internet, la désinformation, les agressions directes, etc., bref ce monde est devenu un monde en feu. Pour eux, il y a nécessité de devenir tous solidaires pour pouvoir contrer ce monde agressif dans lequel on vit. Quant il s’agit, lors de la crise sanitaire, de parler de solidarité, les parlementaires nous parlent de la « nécessité d’être solidaires pour renforcer significativement notre autonomie en matière de production industrielle et d’approvisionnement ». Le problème n’est donc pas les hôpitaux et le manque de lits, mais l’avenir de l’industrie pharmaceutique. Effectivement on se demande à quoi pourraient servir des lits supplémentaires, dans un contexte ou finalement « la crise sanitaire a montré l’aptitude de notre pays à résister aux conséquences de la catastrophe notamment grâce au dynamisme de la société civile et à des services publics développés et performants ». Voilà la représentation que se font les gouvernants concernant la réalité de cette catastrophe sanitaire et comment elle a été gérée. Le plus délicieux reste à venir. On voit en effet dans ce rapport que les parlementaires soulignent avec force (et on en est presque heureux) le rôle des activités humaines dans « l’accélération de la fréquence des épidémies ». Pour eux, il y a bien un problème avec les fermes industrielles, avec l’élevage intensif, l’urbanisation échevelée … Enfin ils pointent les causes ; mais toute l’entourloupe est de pointer les causes pour ne s’attaquer qu’aux effets, notamment en utilisant cette fameuse résilience comme solution, comme arme d’adaptation massive.

Deux exemples : concernant les virus, le modèle de la ferme industrielle, considéré comme le coupable, n’est pas questionné au sens où l’on n’envisage pas de le démanteler mais de mener des actions biosécuritaires (confinement, vaccination des hommes et des bêtes, destruction de cheptel). Or on sait très bien que ces actions sont parfaites pour conforter le modèle de la ferme industrielle, qui n’existerait pas sans ces outils technologiques ; il s’effondrerait. Et justement ce sont ces outils que les pouvoirs publics veulent développer. Ils identifient la ferme industrielle comme cause et ils y répondent en accroissant la capacité de cette même ferme grâce à la protection biosécuritaire… C’est une folie !

Deuxième exemple : le dérèglement climatique. Nos parlementaires ne sont pas trumpistes, ils admettent que le dérèglement climatique existe. Nos résilients en marche nous proposent la résilience, concrètement l’énergie nucléaire « qui comporte inéluctablement des risques industriels, sanitaires et environnementaux. Elle s’accompagne d’exigences supplémentaires de prévention des accidents et de résilience en cas de survenue de ces derniers ». Je résume : on a une crise climatique, on y répond par la résilience avec le nucléaire et en cas d’accident, il faudra être résilient. C’est la résilience dans la résilience, ce qu’on appelle « l’effet Vache qui rit ». Il y a une substitution de la fatalité des risques liés au réchauffement par la fatalité des risques liés à l’atome. On n’est pas dans un processus de remise en cause, d’abolition des causes. Résilier signifie toujours gouverner dans la fatalité sans se demander si tout bêtement, nous sommes véritablement adaptés. C’est une question bête que je voudrais poser : Est-ce que l’adaptation est adaptée ?

Deuxième point de convergence avec Fukushima, de ce rapport français : rendre le désastre subjectif. On explique aux gens qu’on peut vivre avec la radioactivité, le problème n’étant pas la radioactivité mais la peur. Cette subjectivisation du désastre va, dans le rapport parlementaire en question, jusqu’à faire un éloge du sacrifice. Voici ce que disent les auteurs du rapport : « Des centaines d’exemples d’héroïsme civil et militaire montrent la résistance collective des peuples face aux épreuves, famines, invasions, exils, épreuves qu’ils traversent illustrant que les membres d’une société humaine peuvent être habités par un sentiment ou des idéaux qui leurs paraissent plus élevés que leur propre vie ».

Donc, on est rassuré. D’autant plus qu’un peu plus loin, on nous dit : « La crise du Covid a prouvé que des milliers de citoyens étaient prêts à s’engager, y compris en prenant des risques ». Les rapporteurs nous disent également, et on ne s’en étonne pas :« Il va falloir mener une évaluation des effectifs directement mobilisables pour contribuer à la résilience nationale, c’est-à-dire les hommes et les femmes susceptibles d’intervenir en première ligne en cas de crise grave ». Et pour cela, ils préconisent parmi 51 mesures, une généralisation du Service National Universel et une généralisation du port de l’uniforme dans les écoles.

Je ne peux manquer de vous citer encore ce que nous disent ces gens concernant la jeunesse : « Chez de nombreux jeunes et moins jeunes, l’abondance inhérente à la société de consommation a fait oublier la possibilité du manque matériel. L’habitude du confort a fait perdre l’aptitude à la rusticité, aboutissant à une société qui assimile moins le risque et le danger et perd en résilience face à l’adversité ». On voit bien qu’on est un peu comme des sous-hommes, des sous-femmes à qui on enjoint de se tenir prêts à se faire crucifier dans l’espace canonique de la résilience, qui lui-même est sans cesse être en expansion. On voit bien aussi que décidément, dans ce monde en guerre dont on nous parle, dans lequel nous sommes projetés et duquel il faut nous accommoder à tout prix, on voit bien que cette quête effrénée de résilience nationale a de très forts accents de national-résilience !

Troisième et dernier élément de convergence de la gestion des catastrophes : c’est ce que j’appelle gouverner par la peur de la peur. Ou encore ce que j’appelle le racisme des émotions. Voilà ce que disent les rapporteurs : « Nous avons tous le devoir de faire prendre conscience à nos concitoyens que le monde qui nous entoure est un monde violent et qu’ils vont être rattrapés par cette violence très rapidement quoiqu’il arrive ». Donc là, c’est le contraire de ce que j’ai dit, c’est gouverner par la peur. Il y a donc bien un axe de gouvernement par la peur, mais un peu plus loin, les rapporteurs prescrivent « d’éviter que s’immiscent au sein de la population des jeunes une peur du futur, car si ce futur est perçu comme hostile, comme menaçant, cela devient très problématique. La propension à l’anxiété et à la frustration des générations actuelles tend à réduire notre capacité de résilience collective dans des situations de crise grave ». Donc, on a gouvernement par la peur d’un côté, gouvernement par la peur de la peur de l’autre, ce qui n’est absolument pas incompatible et fait partie effectivement de ce dispositif de double pensée auquel nous soumettent les dirigeants (ils tentent de nous y soumettre en tout cas), où il faut à la fois avoir peur et cesser d’avoir peur. Il s’agit donc d’évacuer notre anxiété, anxiété que les dirigeants semblent craindre, pour mieux se préparer au pire sans jamais se révolter contre les raisons du pire. C’est bien ça, l’objet de cette double pensée. L’objectif est effectivement de nous faire intérioriser la menace et de transformer la réalité physique et sociale du désastre (quelque chose qui arrive à un moment T) en quelque chose à quoi on ne pourrait pas se soustraire. Ce qui nous amènerait chacun à faire l’impasse sur ce à quoi on est contraint de se soumettre pour tenter de répondre à ce désastre. On a vu qu’à Fukushima, on a demandé aux gens de participer à la gestion du désastre afin de ne plus avoir peur de la radioactivité. On se souvient de la déclaration, en mars 2021, du Numéro Deux de l’OMS, disant : « On n’en finira pas avec le Covid-19, mais il faut éradiquer la peur du Covid-19 ». Il avait raison sur la première partie de la phrase, mais la deuxième partie est prescriptive. Tout ça pour demander aux Français de cogérer les catastrophes avec des bouts de ficelle, afin qu’ils se calment. « Nous estimons qu’il est indispensable qu’en France les populations soient mises dans la position d’acteurs plutôt que de consommateurs » comme lorsque nous avons été incités à fabriquer des masques sanitaires. « Cette implication pourra en retour réduire le sentiment d’anxiété, voire d’angoisse éprouvée ». Il s’agit de prétendre mettre les populations à l’abri de leur anxiété, et c’est bien l’objectif de cette résilience dont les apôtres visent à une réduction au silence, à l’abolition de la liberté d’avoir peur. Si on reprend l’analyse de Gunther Anders, philosophe allemand qui a travaillé beaucoup après Hiroshima, la liberté d’avoir peur est cette liberté qui renvoie à la capacité d’une population donnée d’éprouver un sentiment, une peur à la mesure du danger qui pèse sur elle, de ressentir la quantité d’angoisse qu’il faut que nous ressentions si nous voulons vraiment nous libérer du droit d’être libérés de la peur et avoir peur afin d’être libres.

La peur contribue à la prise de conscience que nous menons une existence dans un monde faux. Et c’est bien pourquoi il a fallu expliquer aux gens à Fukushima qu’il faut qu’ils cessent d’avoir peur, parce qu’ils sont dans un monde faux. S’il leur prenait envie d’avoir peur, il est évident qu’ils se mettraient en colère et qu’ils se révolteraient et fuiraient. La principale raison pour laquelle ils ne fuient pas, c’est qu’ils ont appris à ne plus avoir peur et à être l’objet d’un ajustement indéfini dans le nouvel environnement dans lequel ils sont plongés.

Je vais conclure avec une citation infâme de Sébastien Lecornu, le ministre des armées, invité du forum Normandie pour la paix : « La leçon de l’Ukraine, c’est que c’est un peuple résilient, c’est autre chose qu’une facture de chauffage, le don qu’ils font c’est celui de leurs fils ».

 

 

 

 

Coupures d’électricité : comment ça va se passer et en quoi c’est inadapté

ACTUALITE

Coupures d’électricité : comment ça va se passer et en quoi c’est inadapté

Un membre du bureau du Cercle estime utile de partager ce texte avec les lecteurs de La Lettre, pour alimenter les débats cet hiver :

Le gouvernement le confirme : l’hiver sera rude pour les usagers, qui pourraient connaître des coupures par tranches de deux heures, aux heures de pointe entre 8h et 13h et de 18h à 20h, par zones « en taches de léopard » (zones géographiques limitées : quartiers ou groupes de communes rurales). Tout cela est cadré par une circulaire « tenue secrète », même par les médias qui se font le relais de « la voix de son maître » ! Comme nul n’est censé ignorer la loi, ce site publie la Circulaire délestage électrique programmé du 30/11/2022. Détail de la mise en œuvre de ces coupures : – 1ère étape : EcoWatt émet un signal rouge à J-3 : chaque jeudi, RTE identifie, selon les données météorologiques, le niveau de production d’électricité et les interconnexions avec les pays voisins, un possible recours au délestage entre le samedi minuit et le vendredi de la semaine suivante. A J-3, il émet, via l’application EcoWatt, un signal rouge annonçant les coupures sans préciser les zones géographiques. – 2ème étape : appel à réduire la consommation. On l’a déjà bien connu avec le Covid : un matraquage médiatique est lancé : écogestes, dont baisse du chauffage à 19 degrés, extinction des appareils en veille, décalage de l’utilisation de certains appareils ménagers, etc. – 3ème étape : l’alerte est levée si la consommation semble gérable en fonction de la météo, de la quantité d’électricité disponible. – 3ème étape bis : le signal rouge est confirmé à J-1. Mais si… RTE confirme, à 17 heures, les zones géographiques concernées par les coupures sont communiquées (avec des mises à jour possibles jusqu’à 21h30, visibles par les usagers qu’à 6 heures du matin). – 4ème étape : dispositifs d’urgence pendant la coupure : les maires des communes concernées devront activer une « cellule de crise » pour relayer l’alerte aux services de secours, de santé et de sécurité, pendant la coupure des réseaux téléphoniques (mobile et fixe, puisqu’ils seront, eux aussi, affectés par les coupures). Pour les urgences, il faudra se rabattre sur le 112, les autres numéros d’appel 15, 17, 18, 115 et 196 (sauvetage maritime) pouvant être perturbés. Une « garde postée » devra être assurée devant les centres d’incendie et de secours, les brigades de gendarmerie et les commissariats de police, afin de réceptionner physiquement une demande de secours. Les réseaux radio des forces de sécurité, du Samu et des sapeurs-pompiers sont exclus du délestage. Plus d’ascenseurs, plus d’éclairage public, plus de feux de circulation. Suppression des trains, tramways, métros… Ecoles, collèges, lycées, universités (?) : chaque jour à 17h, les parents, étudiant·es (et les enseignant·es) devraient vérifier par eux-mêmes sur le site monécowatt pour connaître les coupures du lendemain ! Celles-ci dureraient deux heures sur des plages prédéterminées : 8h-10h, 10h-12h ou 18h-20h. Si la coupure a lieu le matin, les écoles seront fermées toute la demi-journée. Un même établissement pourra subir jusqu’à trois coupures cet hiver. Le gouvernement prétend que la restauration le midi pourrait être maintenue (en fait c’est à la charge des maires pour les écoles, des conseils départementaux pour les collèges, et régionaux pour les lycées). Ces conditions, dérogatoires aux règles générales (nombre de coupures, conditions de prévenance), font bien de l’école une victime collatérale de la gestion chaotique du pouvoir. C’est bien un climat « de guerre » qui en résulte, et on peut être sûr que ce sera exploité médiatiquement pour nous installer dans la peur, la même que lors du covid (une peur chasse l’autre). Pour ceux qui veulent s’inscrire dans ce stress organisé : ils peuvent consulter le site coupures-temporaires d’Enedis ou monécowatt de RTE (lequel fournit une appli et un dispositif d’alerte par SMS, mais dans les deux cas, gare au pistage !). Par ailleurs certain·es habitant·es, classé·es prioritaires, pourraient n’avoir pas de coupures (patients à haut risque dépendants d’un équipement médical à domicile, hôpitaux, caserne de pompiers, sites « stratégiques »…), ou parce qu’ils sont raccordés à une ligne prioritaire (40% des gens d’après le gouvernement). Et le « délestage » ne devrait jamais porter deux fois sur les mêmes personnes… En quoi c’est inadapté ? Nous nous retrouvons dans cette situation largement par l’imprévoyance de nos gouvernants qui ont privilégié, depuis des années, des achats à un fournisseur unique (la Russie) et des contrats au coup par coup, moins coûteux à court terme, mais qui nous placent en totale insécurité énergétique quand le marché se retourne. Ce sont les mêmes qui n’ont absolument rien fait pour engager le passage vers les énergies renouvelables. Le pari français (car c’en est un !) du tout-nucléaire est aussi responsable de cette situation : le réchauffement climatique (qui impose d’interrompre le fonctionnement de centrales le long du Rhône pendant l’été) et le vieillissement des centrales (qui entraîne des problèmes techniques très lourds : fissures…) font que moins de la moitié de ces centrales fonctionnent, durablement. Or Macron nous annonce 6 EPR supplémentaires : technologie pas au point (aucun ne fonctionne actuellement dans le monde, même en Chine…) ; coût démentiel qui endetterait le pays pour des années alors que le coût unitaire d’un nouveau kilowattheure nucléaire coûterait désormais cinq à treize fois plus cher qu’un nouveau kilowattheure solaire ou éolien ; démantèlement jamais pris en compte dans le coût et dans la durée (pour des centaines d’années) ; … et risque considérable avéré depuis Hinkley Point, Tchernobyl et Fukushima. Au delà, l’interview de Fanny Lopez1, autrice du livre À bout de flux2, permet de s’interroger sur la gestion centralisée du réseau électrique telle que pratiquée en France. Elle avance la nécessité de la redéfinir autour de la notion de « biens communs », en la repensant de bas en haut (à l’opposé de la définition actuelle, de haut en bas), sans ignorer la mutualisation entre régions, entre pays. Elle montre bien l’inutilité des « smart grids », ces Linky qu’on veut nous imposer. Par ailleurs, Maxime Combes, économiste travaillant sur les politiques climatiques, souligne fort justement3 que les coupures d’électricité, non ciblées, vont aggraver les inégalités : « annulation de trains et fermeture d’écoles pendant que les remontées mécaniques de Megève ou Courchevel continueront à fonctionner ? Ou ne pas avoir de courant pour réchauffer la soupe à 19 ou 20 heures pendant que des panneaux publicitaires lumineux continueront à fonctionner dans les gares et nos centre-villes ? ». Une ironie pas du tout gratuite, vu notre vécu des confinements (moins durs pour celles et ceux qui se gobergeaient dans l’arrière-salle des restaurants de luxe ou allongés dans leurs transats sur la Côte ou dans des paradis exotiques !). Le même souligne aussi que « si les objectifs du Grenelle de l’Environnement (en 2008) en matière d’isolation des bâtiments avaient été tenus, nous économiserions l’équivalent du gaz que nous importions de Russie avant le début de la guerre en Ukraine. Quand on constate que le gouvernement vient de rejeter les propositions visant à augmenter les crédits dévolus à la rénovation énergétique des bâtiments, avec pour conséquence le fait qu’on va moins isoler de logements en 2023 qu’en 2022, on comprend qu’aucune leçon n’en a été manifestement tirée. » Il mentionne que « puisque ces mesures de rationnement imposé semblent inéluctables, leur mise en œuvre devrait s’appuyer sur un débat public démocratique de qualité pour savoir où, quand et comment les appliquer. À la place, nous avons l’alliance d’une technocratie d’État et d’un gouvernement enfermé dans sa tour d’ivoire en charge de prendre des décisions qui ont des répercussions sur l’ensemble d’entre nous, et pour lesquelles ils n’ont reçu aucun mandat ». Il énonce les règles suivantes (que nous reprenons à notre compte ! ) : 1) La sobriété sans égalité, c’est l’austérité pour les plus pauvres ; 2) La sobriété sans interdiction des activités nocives, c’est une politique de classe qui s’affirme ; 3) La sobriété sans services publics, c’est l’austérité pour la majorité ; 4) La sobriété sans isolation généralisée, c’est la précarité énergétique prolongée.

Texte rédigé par Denis, 5 décembre 2022. Paru sur le site halteaucontrôlenumérique.friv4

Notes : 1/ https://www.mediapart.fr/journal/economie-et-social/011222/coupures-d-electricite-pourquoi-il-faut-repenser-les-reseaux 2/ Voir la présentation sur le site de son éditeur : https://www.editionsdivergences.com/livre/a-bout-de-flux 3/ Dans un blog sur Médiapart : https://blogs.mediapart.fr/maxime-combes/blog/011222/les-coupures-delectricite-non-ciblees-ce-sont-les-inegalites-aggravees 4/ Site du collectif stéphanois de critique du tout-numérique : https://halteaucontrolenumerique.fr/?p=2005

Casse-rôles

CASSE-RÔLES, la revue, interview d’une contributrice, Solange.

Déjà 22 numéros de Casse-rôles, “journal féministe et libertaire à prix libre”… Comment est née l’idée de cette publication ?

Le journal est né de l’envie de parler de la situation des femmes aujourd’hui dans le monde, et du sentiment que nous avons qu’il y a une impérieuse nécessité de faire progresser l’égalité et la justice dans les relations hommes/femmes, dans la société, ici et ailleurs. Le papier… ça permet de se retrouver autour de quelque chose de concret, d’échanger, de revenir sur ce qui est écrit ; c’est plus pérenne qu’Internet…

Et son nom ? Est-ce un emprunt ou bien une invention de votre part ?

Le nom de la revue est une invention, mais comme toutes les inventions nourries de lectures, de rencontres et de conversations diverses. Il existe déjà de très bonnes revues féministes universitaires, mais nous souhaitons que Casse-rôles soit accessible au plus grand nombre – femmes et hommes – et ouvert à différents courants du féminisme. L’idée de choisir un objet concret pour casser les rôles est une de nos idées-force. C’est une invention qui joue sur le sens.

Qu’est-ce que le « féminisme libertaire » ? En quoi est-il important que ce courant trouve une expression à travers un journal papier ?

Le féminisme libertaire vise non seulement à s’inscrire dans la critique féministe mais aussi à combattre tous les pouvoirs au-delà du pouvoir patriarcal : les pouvoirs capitaliste, religieux, étatique, afin que chacun·e puisse vivre librement sans exercer aucune domination ni se soumettre à un quelconque pouvoir.

Peux-tu nous donner quelques exemples de sujets traités et des intervenant·es ?

Les questions de violences, de liberté et de maîtrise de son corps, de clichés sexistes, de lutte contre la pauvreté et contre l’appropriation des moyens de subsistance sont traitées de manière genrée au travers d’articles et de notes de lecture ou de films. Il est en outre important d’apporter des portraits de femmes remarquables pour montrer que des femmes dominées peuvent renverser des oppressions : il n’y a pas que des « grands hommes » ! Nous faisons aussi appel à des intervenant·es extérieur·es au collectif : des enseignant·es (la journée de la jupe, par exemple), des juristes, des militant·es anarchistes ou d’associations (le Collectif des morts de la rue, syndicats, etc.), et aux lectrices et lecteurs dont nous souhaitons la participation.

Comment est construit le journal ? Dans le titre même de la publication, on trouve « à prix libre », comment ça fonctionne et est-ce que ça permet au journal de tenir financièrement ?

Le collectif est mixte et s’adresse aussi bien aux femmes qu’aux hommes. Les derniers numéros proposent des dossiers. Car les femmes ne se libéreront pas seules ! Les hommes sont tout autant concernés. Comme nous sommes dispersé·es géographiquement, nous travaillons beaucoup par mail, ce qui ne simplifie pas toujours les relations et le travail.

Nous avons présenté des dossiers sur la contraception masculine, la pornographie, la prostitution, les Femmes dans les pays dits « arabes » etc. Le dernier numéro a pour titre : Maudite doit la guerre !

Financièrement, nous avons une bonne centaine d’abonné·es, et nous diffusons dans divers lieux, à l’occasion aussi des manifestations, de rencontres à caractère militant et, bien sûr, dans de nombreux dépôts sympathisants, ce qui assure la pérennité financière. Le prix libre, ça n’est pas la gratuité, c’est à chacun selon ses moyens, en essayant quand même de couvrir les coûts d’impression et d’envoi postal !

Nous travaillons aujourd’hui pour un autre futur…

Le corps des femmes, objet marchand ?

Avec l ‘écrivaine Laurence Biberfeld

La prostitution est à la croisée de plusieurs oppressions liées aux inégalités de genre, de sexe, de classe, de race. C’est un sujet on ne peut plus intersectionnel et en traiter permet de traiter des champs beaucoup plus larges. Ce n’est pas qu’un régime sexuel qui traverse les siècles en société patriarcale en trouvant toujours le moyen de muer très souplement avec les formes de société. La prostitution pose aussi, à travers les âges, la question du rapport au corps. Le système prostitutionnel est un de ceux où il est le plus capital de séparer le corps de la personne, et c’est aussi le cas de la GPA. De la dissociation religieuse entre l’âme immortelle et le corps mortel au rationalisme qui fait du corps une simple machine au service de l’esprit, cette dissociation entre le corps et la personne permet, de fait, l’exploitation des corps pour lesquels on ne ressent pas d’empathie ni d’altérité. Des esclaves Aristote dit que ce sont des outils animés. Il en est de même des bêtes, des végétaux, mais aussi des femmes, versées dans la réserve générale des êtres dont on peut disposer. Elles sont réduites à leur corps, et leur corps est de ces outils animés dont on dispose. Le rapport que l’humanité patriarcale entretient avec le reste du vivant n’est pas différent. Le vivant, comme le corps qui représente le vivant en nous, est avant tout une ressource à disposition, qu’on jugera non sur la valeur absolue de son existence et donc de son expérience singulière, mais en fonction de l’usage qu’on peut en faire et des profits qu’on peut en tirer. A contrario, rendre une épaisseur existentielle tant au corps humain, au corps des femmes, qu’au reste du vivant serait peut-être un premier pas hors du patriarcat.

Laurence Biberfeld LE CORPS DES FEMMES, OBJET MARCHAND ?

(Exposé)

Alain Daubigny : introduction

Lorsque Solange, de l’excellente revue Casse-Rôles, a suggéré au cercle Gramsci de co-organiser un débat avec Laurence Biberfeld sur la marchandisation du corps des femmes, nous avons tout de suite dit oui. Au cercle Gramsci, nous nous efforçons depuis des années, à l’aide de multiples intervenants et intervenantes, de décortiquer les mécanismes de la domination économique et sociale. Le capitalisme, c’est évidemment la marchandisation des corps et des esprits de tous ceux et toutes celles qui n’ont que leur force physique et intellectuelle à échanger contre un revenu. C’est aussi le plus souvent un rapport de soumission à celui qui possède les outils de production et continue de s’enrichir sur le dos des travailleurs et travailleuses : le patron. Du patronat au patriarcat, il n’y a qu’un pas. La domination masculine dans la famille et dans les institutions est bien antérieure au capitalisme, mais elle est aussi un des piliers qui a servi à le construire. Le point crucial de la jonction entre le capitalisme et la domination masculine, c’est la marchandisation des corps sexués et évidemment en premier lieu du corps des femmes, que ce soit à travers la pornographie, la prostitution, ou maintenant la Gestation Pour Autrui (GPA). Pour en parler ce soir, nous avons le plaisir de recevoir Laurence Biberfeld, ancienne enseignante, écrivaine de romans noirs et dessinatrice. Elle collabore depuis plusieurs années à Creuse Citron et à Casse-Rôles. En 2016, elle a publié Le plus vieux métier du monde, qu’ils disent, aux Éditions Libertaires. Cette année, elle a été la principale rédactrice du numéro hors-série de Casse-Rôles sur la prostitution.

Laurence Biberfeld

Plus je réfléchis sur le lien entre le capitalisme et le patriarcat , plus je tombe d’accord avec Françoise d’Eaubonne1 : le mercantilisme, puis le capitalisme sont vraiment des stades du patriarcat, des évolutions du patriarcat.

Je vais partir de la prostitution, qui est intimement liée au patriarcat. C’est un régime sexuel qui est en vigueur dans les patriarcats grecs et romains, très dur à l’origine. À ce moment-là, ce n’est pas du tout un invariant pour les autres sociétés. La prostitution n’existe pas en Égypte ancienne. Si elle va exister de manière massive à l’époque de Cléopâtre (vers 50 av. J.C.), c’est parce que la Haute Égypte, à cette époque, était sous colonisation grecque (ptolémaïque2). La prostitution n’existe pas chez les Étrusques, ni chez les Celtes et les Vikings. Elle n’existe pas dans ces sociétés où les femmes sont dotées de droits. Dans toutes ces sociétés, il y a quand même un clivage très net entre les rôles, mais les femmes ont des droits, le mieux étudié étant le droit matrimonial. Là, on s’aperçoit que les femmes peuvent choisir leurs époux, s’en séparer, qu’elles ont des biens propres. Elles ont une autonomie très claire dans la société de ces cultures. Dans le monde grec, pendant l’époque archaïque et pendant l’époque classique, il y a une exception : Sparte, où il n’y pas de prostitution. Les femmes jouissent d’un statut qui n’a aucun équivalent dans le monde grec. Leurs droits, leur autonomie, sont très étendus. Par ailleurs, c’est une société très guerrière. On peut d’ailleurs y voir des femmes « à poil » s’entraîner à la lutte, à la course. Si on les entraîne militairement, elles n’ont cependant pas du tout le même rôle que les garçons. Les filles restent avec leur mère, alors que les petits garçons dès l’âge de sept ans vont dans le monde des hommes et sont entraînés à être des guerriers. Les femmes doivent être des mères, mais il n’y a pas d’inégalité aussi violente et de subordination aussi totale que dans le reste du monde grec et dans le monde latin.

En terre patriarcale, le régime sexuel va tout particulièrement exprimer la domination masculine et la perpétuer par le biais des relations sexuelles avec les femmes. Celles-ci n’ont aucun droit et sont totalement subordonnées, même lorsqu’elles sont « citoyennes » athéniennes ou romaines. Elles font à peine partie de l’espèce humaine, civilement. Cela se traduit par une prostitution massive. La plus ancienne mention de la prostitution est relative aux bordels institués par Solon à Athènes au VIe siècle av. J.C., les « dictérions », bordels très bon marché où l’on ne trouvait que des esclaves. Le prix y était très bas afin que tout homme puisse avoir accès au sexe. C’était un droit. Le premier droit des hommes était celui d’exprimer leur domination par la sexualité. Dans les sociétés patriarcales, la prostitution est massive, très bien tolérée, bienvenue.

En même temps, il existe un mariage confiscatoire extrêmement dur qui fait que chez les Grecs c’était compliqué de se marier avant trente ans. Il y avait ainsi des hordes de gens prêts à violer les esclaves des autres, à produire des bâtards partout, voire à provoquer l’adultère, etc. Dans les sociétés patriarcales, l’adultère est généralement puni avec un extrême férocité, particulièrement pour les femmes. Un homme qui trouve quelqu’un dans le lit de sa femme est à la limite autorisé à la tuer. Le régime sexuel en société patriarcale, c’est la domination réitérée, confirmée perpétuellement de façon physique, une domination qu’on ancre dans les corps par la pratique de la prostitution, du devoir conjugal, de la subordination de la femme. On l’ancre aussi par le harcèlement, par l’inceste, par le viol, par le contrôle extrêmement dur de la sexualité des femmes.

De façon un peu large, on peut définir le patriarcat comme une société de droit masculin. Ce n’est pas seulement le droit de la peur exercée sur les femmes, sur les enfants et sur les autres hommes ; c’est aussi le droit de tous les hommes sur les femmes, un droit qui s’exprime sexuellement et qui, dans les sociétés grecque et latine, va poser l’homme dominant comme homme pénétrant. L’homme qui pénètre est noble, quoi qu’il pénètre : enfant, femme, jeune homme, travesti. En revanche, la personne pénétrée est vile, méprisée. Cette domination va se traduire par un statut sexuel qui est celui de pouvoir disposer des corps et les pénétrer.

La prostitution comme institution, comme régime massif de sexualité va traverser des sociétés très différentes qui ont toutes en commun d’être patriarcales, viriarcales, d’être des sociétés masculinistes. On part de sociétés (grecque, romaine) qui, au départ, sont assez rationnelles, très ancrées sur l’observation scientifique, quand bien même on y rencontre le polythéisme. Mais très tôt on va avoir affaire en leur sein à un phénomène caractéristique du patriarcat : celui de dissociation entre le corps (la matière) considéré comme quelque chose d’assez grossier, d’assez menteur, d’assez impur, et l’esprit, qui est de l’ordre de la pureté, de l’essence, de la clarté, des chiffres, des lignes droites, de la perfection. Cette conception est illustrée par le mythe de la caverne de Platon, métaphore présentant la réalité qui nous parvient comme procédant de l’immersion de nos sens dans une caverne obscure d’où l’on ne reçoit que des messages brouillés. Cette dissociation entre le corps et l’esprit va perdurer.

Vient ensuite le christianisme, pendant lequel le patriarcat va se concrétiser par une idéologie qui présente, d’une part, le corps sale, mortel, promis à la pourriture et, d’autre part, l’âme pure, immortelle. On retrouve toujours cette dissociation à la Renaissance. Il y a cette idée que ce sont uniquement les hommes qui jouissent d’une âme, d’un esprit, de quelque chose de décroché du corps et qui doit le conduire, s’en rendre maître, le dominer. Pendant très longtemps, on va se demander si les femmes ont une âme, un esprit. La réponse de la société patriarcale, c’est : non, elles n’en ont pas. Les femmes sont finalement versées du côté du corps, uniquement. Cela entraîne beaucoup de choses. D’abord, le rapport au corps. En société patriarcale, le corps et l’esprit sont deux choses distinctes : le corps est sans esprit et l’esprit est désincarné. Cela veut dire qu’il ne faut pas écouter tout ce qui est de l’ordre de la sensation, des émotions, des sentiments : le corps ment.

Le sens des mots va changer au cours des siècles. Par exemple, le mot « sentiment », pendant très longtemps (jusqu’aux XVIIe-XVIIIe siècles), veut simplement dire « connaître par la perception », avoir une interface avec le reste du vivant et avec l’univers. On voit, on sent, tout ce qu’on perçoit donne une connaissance. Mais cette connaissance va être complètement niée car LA connaissance, elle, ne peut être qu’abstraite (la théorie, le concept). On trouve déjà cette conception chez les pères de l’Église. Avec saint Paul, avec saint Augustin, le corps est considéré comme quelque chose de vil : les femmes ne sont que des corps.

Pendant l’Antiquité et le Moyen-âge, la prostitution est massive. Cependant, au début du Moyen-âge, des luttes existent au sein de l’institution chrétienne pour l’obtention de droits par les femmes, droits qu’elles vont perdre au fil des conciles. Cela va finir notamment par l’interdiction du mariage des prêtres. Pour ce qui est de la prostitution, une doctrine du moindre mal va apparaître. La prostitution sera seulement tolérée, mais l’Église peut la prendre en charge. Il n’est pas rare qu’une abbaye ait, en plus d’une ferme et d’un moulin, un bordel et une maison de bains. Les bordels sont parfois municipaux, dépendent d’un archevêché ou d’une abbaye. Avec la Renaissance, on revient aux principes antiques et à la rationalité. Le même message est répété : il y a le corps bourbeux, la matière, et il y a l’esprit. La science va définir les lois de ce qu’on va appeler la nature pour bien la séparer de l’humain. On a l’esprit humain d’un côté, et la nature de l’autre.

La prostitution a traversé les siècles, elle a tenu dans nos sociétés une place massive depuis l’Antiquité. Il y a eu cependant une interruption pendant la Renaissance, en raison de l’irruption du « mal de Naples », la syphilis, arrivée vers le XVe siècle en Europe. Les gens, effrayés par ce fléau, mouraient comme les mouches. La prostitution connut alors (aux XVe et XVIe siècles) une grande répression. Par la suite, on est entré dans des formes de réglementarisme qui tentaient tant bien que mal de la réguler. Aujourd’hui, on en est toujours là, même si les choses sont présentées avec des arguments presque opposés, comme un droit, une liberté, une possibilité d’émancipation. C’est extraordinaire de voir comment cette institution coutumière, ce régime sexuel, va continuer à prospérer à travers les siècles, en disant tout et son contraire.

Pendant très longtemps, le patriarcat n’est pas universel. Il le deviendra à partir des « Grandes découvertes », celle des Amériques, qu’on pourrait appeler les « grands carnages » car tout un pan de l’espèce humaine y sera massacré. Ces peuples, d’ailleurs, ne fonctionnaient pas forcément sur les présupposés patriarcaux.

La colonisation du continent américain représente un pillage de richesses sans précédent de millions de tonnes d’or, d’argent…. Il servira historiquement à l’accumulation des capitaux nécessaires à l’instauration du capitalisme, ce que l’économie politique marxiste nomme « l’accumulation primitive ». Ce « transfert » de richesses d’un continent à l’autre va permettre en retour la colonisation de tout le continent africain. Les sociétés qui n’étaient pas sur ce principe d’accumulation vont être, une par une, massacrées, détruites.

Cette société marchande (patriarcale-mercantiliste) est soutenue pendant longtemps par les royautés. Les grandes compagnies marchandes, comme la Compagnie des Indes, vont faire des conquêtes pour le compte des rois. Mais, à un moment, la bourgeoisie va s’émanciper et ce sera l’entrée dans le capitalisme pur. Là, il ne s’agit pas de richesse des nations mais de celle des grands entrepreneurs. On assiste alors à une une mutation du patriarcat, qui reste cependant dans son modèle et ses principes. D’autres formes de sociétés subsistent, y compris à l’intérieur de l’Occident, mais le patriarcat capitaliste est devenu une forme hégémonique dans le monde entier.

À notre époque, pour la prostitution comme pour la gestation pour autrui (GPA), le corps n’est qu’une machine biologique – Descartes disait que l’animal est une machine. L’esprit, qui domine ce corps, peut en être totalement dissocié. Ainsi, quand on va voir une prostituée, on ne va pas acheter une personne, mais le corps de cette personne. Et son corps, ce n’est pas elle. Il en est de même quand on loue un utérus. Il s’agirait seulement d’un usage pour un temps donné.

Cette dissociation est arrivée à un tel point que nous avons affaire à un principe universel : dissociation de l’humain du reste du vivant, dissociation à l’intérieur de l’humanité, dissociation de l’humain entre hommes et femmes, ou par le tri racial, etc.

Mais, petit à petit, une autre appréhension du corps apparaît. Une expression, « mon corps est à moi » laisse tout de même rêveur, car on ne peut pas dire : mon corps est à moi, comme l’est ma voiture. Si celle-ci brûle, je ne pourrais plus me déplacer ou je devrai en prendre une autre, mais si mon corps brûle mon existence s’arrête. On ne peut pas considérer le corps simplement comme une propriété ou comme un ensemble de propriétés au sens d’un ensemble de capacités. Le corps, c’est vraiment le siège de notre existence. Alors, comment arriver à se le réapproprier ?

Les femmes, qui n’ont jamais été vraiment intégrées à cette fameuse « humanité », restent des ressources du côté de l‘animalité dans le vivant. Pour ne plus voir le corps, particulièrement le corps des femmes, comme un objet marchand, il va falloir poser sur lui un regard vraiment différent. Et surtout essayer, en tant qu’humain, de se réintégrer, d’une certaine façon, dans le tissu du vivant. On en est quand même arrivé à un stade d’évolution des sociétés humaines que le directeur de l’ONU a appelé le « risque d’existence » ! On s’est tellement dissocié de nous-mêmes, du tissu du vivant dans lequel on est inséré, qu’on ne cesse de l’empoisonner, de le détériorer, de le détruire, sans comprendre qu’en fait on en fait partie. Et, dans le façon dont on va se réinsérer dans le vivant, le rapport au corps est vraiment quelque chose de fondamental. On pourrait considérer la pensée, l’intelligence, l’analyse comme des fonctions du corps, comme le sont les émotions, comme le sont les sentiments, comme le sont tous les mécanismes automatiques qui font fonctionner notre corps. On pourrait se considérer comme des entités qui ont diverses fonctions, dont celles de penser, de réfléchir, d’analyser, etc. C’est très compliqué d’arriver à se « réinsérer » dans ce tissu. Mais c’est quelque chose qui, petit à petit, est en train de se faire.

Pour justement voir autrement ce corps, je vais faire une incursion dans ce qu’on appelle le « male gaze » et le « female gaze », c’est à dire la façon dont on peut s’approprier quelqu’un par le regard, notamment la façon dont on filme les femmes au cinéma. Celles-ci sont extrêmement érotisées, on les filme pour se les approprier par le regard, comme si on allait physiquement les prendre. C’est le « male gaze » , le regard masculin. Mais il y a le « female gaze », le regard féminin, qui n’est d’ailleurs pas forcément le fait de réalisatrices. Ce « regard » va essayer de filmer les personnes de telle façon qu’on arrive à entrer dans leur subjectivité. Qu’on cesse de les objectiver, qu’on arrive à ressentir ce qu’elles ressentent, à se mettre dans leur intériorité et qu’on les perçoivent comme des personnes vivantes, sensibles. C’est ce qu’on appelle le « female gaze ». Mais pour ça il faut non seulement s’intéresser aux sentiments, aux émotions, cesser de croire qu’elles sont mensongères, mais il faut aussi se pencher sur le corps.

Quand on cesse de regarder les femmes comme des objets érotiques animés, des jouets biologiques (les ouvriers sont des robots biologiques) – elles sont présentées comme des divertissements sexuels depuis la nuit des temps , on essaie de regarder ce qui se passe à l’intérieur. Cela se fait dans tous les domaines, notamment celui des sciences naturelles (la biologie). Et c’est très récent, de s’intéresser de cette manière au corps des femmes. Ainsi, on a découvert un petit organe, le clitoris…. en 1998 (date de l’entrée du Viagra sur le marché !). On connaissait exactement comment un phallus fonctionne ou dysfonctionne (le corps caverneux, etc.), mais c’est seulement à ce moment-là que pour la première fois une dissection d’un clitoris est faite par une équipe australienne3 qui va présenter dans son entièreté ce petit organe. Ce travail va être pris en considération par d’autres équipes scientifiques qui vont le valider. Le clitoris va littéralement sortir du néant. D’ailleurs, on ne lui a pas attribué de fonction exacte, à part celle de donner du plaisir. Il doit bien servir à quelque chose, mais on ne sait toujours pas exactement à quoi. Puis, en 2005, c’est la première exploration par IRM (imagerie par résonance magnétique) d’un clitoris sur une personne vivante. Par la suite, en 2008, une coupe échographique en trois dimensions (relief) du clitoris est effectuée. En 2009, Odile Buisson, gynécologue, et Pierre Foldès, urologue, font l’échographie d’un clitoris pendant le coït (hétérosexuel avec pénétration). On observe que cet organe s’enroule autour du vagin et s’applique environ à l’endroit qu’on appelle le point G (le vagin n’est pas spécialement innervé). C’est un manière d’entrer, en l’occurrence, dans le corps féminin qui est extrêmement sensible comme tous les corps vivants.

Pierre Foldès a mis au point un protocole chirurgical pour réparer les clitoris après excision (l’excision ne coupe en général qu’une petite partie du clitoris). Il faut saluer ces travaux en faveur des femmes, d’autant que de nombreux chirurgiens de par le monde ont été formés à ces techniques. Citons Denis Mukwege, en République Démocratique du Congo, qui répare remarquablement des mutilations extrêmement graves faites au sexe des femmes. Il s’agit là d’une des façons de prendre le corps autrement, de le vivre de l’intérieur, d’essayer de le connaître et de connaître tout ce qui peut être dispensé par le corps comme sensations, comme émotions. Cela passe par les sciences naturelles. Aujourd’hui le clitoris n’est plus ignoré, il est présenté publiquement (images en 3 D…), y compris à travers des gadgets (porte-clés…).

Peut-être faut-il considérer le corps autrement qu’il a été considéré si longtemps, c’est à dire comme une espèce de machine constituée d’organes qui « fonctionnent » – chaque organe ayant une fonction précise, etc. Depuis quelques années, on se rend compte que c’est plus compliqué. En fait, nous sommes des « symbiotes ». Au passage, je rends hommage à un grand anarchiste qui était également un grand biologiste et géographe, Pierre Kropotkine. Il a été le premier à penser très fort que le mutualisme, la coopération, bref que l’échange pouvait être un moteur d’évolution beaucoup plus important que la compétition. Il a pensé cela au XIXe siècle, ce qui n’était pas évident. En étudiant les lichens, il subodorait que leur organisme était symbiotique, même s’il n’a pas pu le démontrer expérimentalement. Tous les lichens sont la symbiose d’une algue et d’un champignon. Alors pourquoi sommes-nous des symbiotes ? On s’est rendu compte qu’il existe un tout petit élément dans nos cellules, la mitochondrie, qui a une importance fondamentale. C’est grâce à elle que la respiration, l’oxydation, la décharge d’énergie vont s’effectuer. Ces mitochondries qui se situent dans nos cellules eucaryotes4 ne sont pas de petits organismes ; elles ne font pas partie de notre corps car elles ont leur ADN propre. Ce sont des bactéries. Elles montrent que les entités du vivant comme le corps humain ont réussi à se complexifier d’une manière incroyable. Au plus profond de nos cellules, nous sommes des symbiotes. Les végétaux pratiquent la photosynthèse grâce à de petits éléments situés dans leurs cellules, les chloroplastes. Les chloroplastes sont aussi des bactéries (cyanobactéries), ces fameuses petites algues bleues, qui ont produit absolument tout l’oxygène que nous respirons. À un moment, une cellule a incorporé ces petits chloroplastes qui ont conservé leur propre ADN, ce qui permet à tous les végétaux sur terre de pratiquer la photosynthèse. La symbiose des mitochondries comme celle des chloroplastes est très ancienne. De ce fait, ces bactéries ont perdu une partie de leur ADN et sont devenues dépendantes pour certaines fonctions (nourriture notamment). De la même manière, nous avons dans nos viscères deux à trois kilos de bactéries, d’archées, d’éponges, de virus : nos microbiotes qui nous permettent de digérer. Sans ce microbiote, nous serions incapables par exemple d’assimiler les sucres. Ces « organismes », internes à nos corps, pourraient tout à fait y être extérieurs. Et il n’y a pas que le microbiote intestinal, il y a le microbiote pulmonaire, sur la peau, dans la bouche, dans le nez, le vagin etc. On est constitué d’un ensemble de microbiotes. On n’est pas un sac étanche avec des organes qui fonctionnent comme des machines. C’est plus compliqué. On parle beaucoup du staphylocoque doré : ils fait partie de notre flore. Nous ne cessons, à chaque fois que nous nous serrons la main, que nous nous embrassons, à chaque fois que nous nous parlons, de renouveler nos microbiotes. Nous sommes en interactions perpétuelles avec le milieu dans lequel nous vivons.

Cela donne une autre vision d’un corps qui est un ensemble de dynamiques, vivant en perpétuel ajustement. Nous ne sommes pas des machines, nous sommes des écosystèmes. C’est tout à fait différent. Nous sommes des écosystèmes à l’intérieur d’autres écosystèmes. Et si on arrive à le ressentir, à le considérer comme ça, il ne s’agit évidemment plus d’un objet marchand : le corps n’est pas une marchandise. La question de transformer quelque chose en objet pour pouvoir l’échanger sur un marché ne se pose pas avec le corps, nous ne sommes pas des objets. Le vivant est beaucoup plus étendu que ça. C’est ce qui se pose comme question au niveau de l’espèce humaine, en l’occurrence au niveau des femmes pour la prostitution, pour la GPA, mais aussi pour les personnes qui testent les médicaments, pour toutes les personnes dont on utilise le corps. Il y a beaucoup de gens qui n’ont pas beaucoup d’argent et à qui on va proposer 1000 ou 1500 euros pour rester trois jours à l’hôpital, bien nourris et bien surveillés, et pour prendre des doses en fait excessives de certains médicaments, pour voir les effets.

Si on peut avoir conscience de ce qu’est le corps, alors on va changer totalement le regard sur la sexualité. La sexualité peut être vue simplement comme un échange, pas comme une tractation, pas comme une négociation, pas comme l’affirmation d’une domination. Et cela peut conduire à se dire : « Si, nous, on fonctionne comme ça, si on est des écosystèmes à l’intérieur d’écosystèmes, que vaut ce rapport de séparation entre les hommes et les femmes ? Ou entre les hommes et toutes les personnes sexisées qui ne sont pas considérées comme des hommes ? ». Idem pour la classification des « races » qui est une séparation, une dissociation dans l’espèce humaine entre les supérieurs et tous les autres, inférieurs. C’est très ancien.

Mais c’est aussi le rapport de l’humain au reste du vivant, le rapport à ce que l’humain appelle « nature ». Un vocable qui n’est d’ailleurs apparu que récemment dans le sens de tout ce qui est extérieur aux humains5. La nature au sens de « tout ce qui n’est pas humain » apparaît très tardivement car auparavant, depuis les Latins, la nature était l’ensemble des phénomènes physiques, ce qui incorporait aussi les humains.

C’est sous cet angle que je voulais aborder la question du corps par la prostitution. Qu’en pensez-vous ? (fin de l’exposé)

Discussion

Une intervention : Est-ce que tu considères « l’assistance sexuelle » comme de la prostitution et quelle problématique cela peut-il poser par rapport aux personnes en situation de handicap ?

L. B. : oui bien sûr que c’est de la prostitution. Le simple fait de parler d’assistance sexuelle signifie que la sexualité est un vrai droit, ce n’est même pas une question de handicap. Pour le coup, la sexualité dans ce cas n’est pas un échange, pas quelque chose de dynamique. C’est quand même de l’assistance généralement masculine qui est faite principalement par des femmes avec un problème d’argent. On est vraiment dans l’économie de la beauté cristalline, de tout ce qui est luxe calme et volupté, qui ne peut pas être considéré comme chaotique, comme physique. Aujourd’hui à notre époque cet ordre-là, c’est les valeurs marchandes. Transportons-nous dans le domaine économique : est-ce que l’argent est un bien commun ? Je ne crois pas. Ça pourrait être un bien commun si on considère que la monnaie, c’est quelque chose de bien pratique qui sert d’échanges parce que échanger une paire de bottes contre un cours de yoga, c’est un peu compliqué quand même. Mais aujourd’hui, à ce stade du capitalisme : qui fait l’argent ? qui bat l’argent ? qui dispose de l’argent ? Toute forme de prostitution ou de mise sur le marché de services qui impliquent le corps met du vivant sur un marché privatisé. On pourrait imaginer que l’argent soit mutualisé, soit juste une commodité. Dans l’absolu je trouve plus prometteur, plus révolutionnaire de sortir de ce système marchand, ce qui se fait dans certaines Zad, dans le mouvement des squats.

En ce qui concerne l’assistance sexuelle, c’est exactement la même chose que pour le divertissement sexuel. Le sexe est-il un droit ? Parce qu’il y a les droits : le droit à la nourriture, le droit de se cultiver, ce sont des droits que l’on exerce. Le droit à la sexualité ne peut s’exercer que sur autrui et de façon assez mécanique ; ça va s’exercer par des personnes qui ont du fric sur des personnes qui manquent de fric, qui négocient l’usage de leur corps sur le marché.

Une intervention : Merci, madame, pour votre historique sur l’usage du corps des femmes à travers les siècles. Cela dit, ce qui est posé quand même avec une évidence forte, c’est sortir du fétichisme de la marchandise et du fétichisme de l’aliénation. On voit bien qu’essayer de se déprendre de la valeur d’échange, c’est courir après un fantôme. Effectivement il existe des initiatives contingentes, mais ce sont des épiphénomènes, cela reste très anecdotique et cela valide le système de la démocratie libérale. Et deuxième question, il y a aussi le mimétisme identificatoire du matriarcat, qui fait un peu mentir la parole d’Aragon disant que la femme est l’avenir de l’homme. Dans l’entreprise, quand elles ont le pouvoir, elles sont souvent pareilles aux hommes.

Une intervention : Tu nous dis que la prostitution n’existait pas chez les Vikings, puis après tu remontes à la nuit des temps, tu remontes à des millénaires. Pour moi, c’est pas clair. Je manque vraiment d’informations et quid de la Chine ? Quid des sociétés encore plus anciennes et de la prostitution ?

L. B. : la période d’extension des Vikings est assez tardive. C’est aux VIIIe, XIIe siècles qu’ils vont vraiment essaimer. Ce sont plutôt des commerçants, mais oui c’est beaucoup plus tardif, effectivement. Là je parle des Grecs, des sociétés patriarcales. Oui il y a des sociétés patriarcales, et même à Sparte. Plutarque niait la présence de prostitution à Sparte parce que la monnaie spartiate n’avait aucune valeur : une monnaie en fer, non convertible dans le reste du monde grec. Cela décourageait les proxénètes de s’y installer et donc pas de prostitution. Dans les sociétés étrusques, dans l’Égypte ancienne on trouve des femmes médecins, scribes. Les femmes ont un statut, elles sont extrêmement respectées. Et puis dans les sociétés patriarcales, les femmes ne sont vraiment rien, on dirait qu’elles ne font plus partie de l’espèce. Dans les sociétés celtes, c’est pareil. Dans La guerre des Gaules par exemple, César est extrêmement choqué de voir des femmes qui lui paraissent totalement hirsutes, monstrueuses, parce que ce sont des grandes femmes athlétiques qui font tournoyer les gourdins au-dessus d’elles. Quand les hommes tombent au combat, les femmes les remplacent. Pour lui, c’est une horreur totale. La prostitution est vraiment liée aux sociétés patriarcales. Après, les Romains vont appeler prostituées les Étrusques parce que les femmes étrusques ont une liberté de mœurs, elles font ce qu’elles veulent en fait, et eux vont les appeler prostituées. Sauf que la différence, c’est qu’elles multiplient les aventures parce qu’elles ont envie. Pour eux, c’est quelque chose de monstrueux. Une femme ne peut pas chercher le plaisir. Je montre que le patriarcat n’est pas systématique, ce n’est pas dans toutes les sociétés. Sur la Chine, je n’en sais rien.

Quand les femmes se trouvent en position de pouvoir, elles sont des êtres humains comme les autres, extrêmement classiques.

Le rapport à la colonisation. Elle se fait par le militaire, en général. Les militaires ne se déplacent pas sans toute un infrastructure qui est censée garantir du sexe au soldat.

Il y a les bordels de campagne, mais il y a aussi des réseaux extrêmement organisés qui vont recruter des femmes parmi les colonisé.e.s pour les mettre à la disposition des soldats. Cest une situation quon observe systématiquement et dans des conditions qui sont la plupart du temps absolument atroces. La prostitution existe parfois dans les sociétés colonisées, mais jamais sous cet aspect-là qui a quand même très souvent un aspect dabattage, que ça soit en Indochine, au Maghreb, ou en Amérique. Le bordel militaire, cest vraiment quelque chose dassez monstrueux. Et le pire, cest que cest une véritable institution et quune fois que cest installé, et que le pays acquiert son indépendance, les structures, les systèmes de recrutement restent.

La prostitution est indissociable de la colonisation. Il ny a pas de colonisation sans prostitution, cest systématique. Jai cherché partout, il ny en a pas. Il y a dexcellentes études sur le sujet.

Une intervention : Est-ce que vous définissez la prostitution à partir du moment où il y a un aspect financier, ou lorsque des femmes sont assujetties à du travail sexuel ? Et vous parliez de l’Église, des différents conciles : est-ce quil y a une corrélation entre le développement des grandes religions avec les normes et les codes moraux quelles promeuvent, le patriarcat, et le développement de la prostitution ? J’ai cru comprendre que des religions moins étendues géographiquement n’avaient peut-être pas autant de valeurs imposées, de morale. Alors est-ce quil y a une relation entre le développement des grandes religions et tout ce que ça amène dans le mode de vie et la prostitution, la sexualité, etc. ?

L. B. : Oui, bien sûr. La première chose que vont faire toutes les religions du Livre, cest sefforcer de contrôler la sexualité. Le plus grand danger couru par la religion chrétienne, catholique, ça plus été ce quon a appelé la « finamor », tout ce mouvement des troubadours où l’adultère était valorisé, en général dun homme « inférieur » face à une femme « supérieure ». Ça a vraiment ébranlé le pouvoir patriarcal de l’Église. Cest la raison pour laquelle ce qui était le plus fermement puni dans toutes ces religions, cétait l’adultère, la liberté sexuelle. Quon puisse baiser pour son plaisir, cétait hors de question !

La prostitution, elle, était tout à fait admise, et dailleurs, les prostituées au Moyen-âge, une fois quelles avaient fini leur « carrière », elles s’achetaient une conduite, elles navaient aucun problème d’intégration. Par contre, une femme adultère risquait la mort, taillée en pièces en place publique. Quelle puisse disposer de son corps et en plus, chercher le plaisir, non ! cétait insupportable !

Une intervention : On a parlé du rapport du patriarcat avec la soumission des femmes à travers certaines civilisations. Cest vrai que ça remonte à la nuit des temps, mais je voudrais savoir si vous vous êtes penchée sur la question du rapport entre le patriarcat et le tourisme sexuel qui vise en particulier les enfants, garçons et filles. Donc lhomme par rapport au petit garçon, est-ce que ça relève du même mécanisme, ou est-ce quil y a dautres choses à voir derrière ?

L. B. : Oui, ça relève des mêmes mécanismes. Quand on regarde le patriarcat originel, les enfants font partie de la manne sexuelle dont on peut disposer. Cest très clair dans les mondes grec, latin. En fait, les hommes disposent du corps d’autrui. C’est leur droit, leur premier droit pour les divertissements sexuels : le corps dautrui. Autrui, ce sont les femmes, les enfants, les jeunes garçons, les travestis, peu importe. Ce droit sexuel sexerce par la prostitution, par le mariage, par le harcèlement, par le viol, par linceste. Bien évidement, tout nest par réglementé ; mais pour le viol, cest parce quon sattaque à la propriété d’autrui. Si autrui nappartient à personne, ce nest plus un problème. Si vous violez un gosse des rues, personne ne va vous embêter ; mais si vous violez lenfant de quelquun dautre, ou la femme, ou lesclave de quelquun dautre, là ça ne va pas passer.

La pédophilie est massive dans l’Antiquité, c’est même impressionnant. Quand on regarde les bordels antiques, il y a plusieurs façons de se procurer des esclaves, et dailleurs on a un discours dun Romain qui disait : mais vous vous rendez compte que vous pouvez très bien coucher avec votre fils, votre fille ? Parce quun père qui ne voulait pas de ses enfants les exposait, pour que les prenne qui voudra. Les proxénètes en récupéraient, les formaient pendant quelques années. L’espérance de vie des gosses prostitués était très courte, peu atteignaient l’âge adulte.
Toutes les sociétés qui méprisent les femmes ont exactement le même rapport aux enfants. Cest lié, ça s’observe. En revanche, dans celles où les femmes ont de limportance, les enfants aussi. Ils sont respectés.

Une intervention : Je voudrais que tu abordes quelques points par rapport au corps marchand des femmes, et en particulier par rapport à certaines réflexions quon entend aujourdhui et les démarches militantes défendant certaines libertés dans la gestion du corps. Par rapport à la prostitution, on sait que certaines personnes, y compris dans nos milieux, défendent le droit de se prostituer. Par ailleurs, une autre forme de disposition du corps des femmes a été longtemps une fonction d’élevage (les nourrices), et aujourdhui on passe à une fonction encore plus interne dans leur corps avec la gestation pour autrui. Quen penses-tu ?

L. B. : Sur le droit de se prostituer, je dirais que cest le faux nez du droit dacheter des services sexuels. Parce que tant quil y aura nécessité, on va pas reprocher aux gens dessayer de bouffer. Largent étant chose privée, privative, qui nest pas distribuée de façon équitable entre hommes et femmes, tant quil y aura des gens qui manqueront de tout, il y aura de la prostitution. Largent nest pas un droit et donc il y aura toujours des gens qui nauront que leur personne à disposition pour en gagner, et dautres qui auront suffisamment dargent pour se payer du divertissement sexuel. Pour les uns, cest du luxe, se payer une prostituée, cest avoir le fric en plus pour le faire, et pour les autres qui auront des enfants à nourrir, on aura toujours de la prostitution.

Donc défendre le droit de se prostituer, cest quoi ces conneries ? On ne peut pas le présenter comme ça. Je comprends très bien que des prostituées puissent défendre le droit quelles ont car on ne leur a pas proposé d’alternative. Un boulot à 500 balles par mois, ce nest pas une alternative. Pareil, quand on regarde la loi de 2016 sur les parcours de sortie de la prostitution, on pleure. Dans un pays où il y a 6 millions de chômeurs, on propose en gros un RSA à des femmes qui parfois ont des gamins, qui sont dans des situations infernales, de faire cette démarche héroïque de sortir de la prostitution. La seule façon de remédier aux situations affreuses qui la plupart du temps amènent à la prostitution, cest de donner de largent aux gens, tout simplement, de dissocier le travail de la personne. Cest ce que propose Friot, de mettre en place les préconisations du DAL sur le droit au logement, de faire en sorte que cette nécessité n’ait pas lieu d’être, pour personne.

Mais il y a quelque chose de très gênant : une prostituée, cest environ 20, 40, 100 clients.

Ça profite à qui, finalement ? Cest du divertissement sexuel sur la peau des gens. Admettons que quelquun ait envie de se prostituer. Dans labsolu, est-ce quon a besoin de légiférer là dessus ? Une loi est édictée pour tout le monde, mais les femmes étant ce quelles sont, cest-à-dire plutôt plus pauvres que les hommes, dans tous les pays où la prostitution est réglementée, linstitution fait mécaniquement disparaître énormément demplois que les femmes étaient allé chercher avec les dents pour pouvoir les exercer, parce que tout le monde na pas envie, tant sen faut, d’être toujours au service de la personne de lhomme. Beaucoup de femmes ont envie de conduire des bus, denseigner lhistoire, de peindre, de faire des tas dautres boulots qui leur ont été interdits pendant des siècles pendant lesquels les femmes étaient réduites à leur ventre et à leur sexe, littéralement incarcérées dans leur ventre et leur sexe.

Le droit de se prostituer : entre un droit et un devoir, ça glisse. On a mis des siècles a essayer de ne plus être considérées sous cet angle, donc le droit de se prostituer, cest non. Ce nest pas du droit de se prostituer qu’il faut parler, mais du droit quil y ait des prostituées dans la société pour que les hommes puissent y aller.

La GPA. Je trouve très intéressant de partir sur les nourrices. Il y a un bouquin de Leïla Slimani qui sappelle Chanson douce. Il parle de ce qui est devenu un boulot mercenaire : celui de nourrice. Pendant des millénaires en terre patriarcale, la nourrice est très souvent une esclave ou quelquun de très basse extraction. Mais son rôle est suffisamment reconnu. Qui reconnaît Ulysse, quand il rentre à Ithaque ? Son chien et sa vieille nourrice aveugle qui va lui laver les pieds. Elle reconnaît une cicatrice quil a eu quand il était gamin, et cette nourrice est la seule à reconnaître Ulysse. Quand on a un personnage comme ça, cest étonnant : elle est extrêmement valorisée, elle n’est rien et tout en même temps. Pendant des siècles, on reconnaît les frères et les sœurs de lait, cest à dire que la femme qui allaite crée une fratrie. Elle reste dans les familles. Il y en a aussi dans les pièces de Molière où la petite amoureuse va voir sa nourrice en pleurant. La nourrice est la confidente de toute la famille, elle engueule le père, elle mène tout le monde par le bout du nez.

Ce rôle, qui est un rôle dallaitement très dur parce que ces femmes abandonnaient leur gosse, qui mouraient très souvent, était central, reconnu. C’était un personnage très très fort. Chez Slimani, lhistoire commence par le meurtre de deux enfants, mais ensuite il y a toute la façon dont cette femme est entrée dans cette famille. Les deux parents ont trouvé tout naturel quelle nait pas de vie, quelle soit obsédée par son boulot, disponible nuit et jour. Comment pourrait-elle être normale, en vivant comme ça ?

La GPA, cest quelque chose dassez épouvantable. Il faut savoir que cest pratiqué de tout un tas de façons différentes et quil y a des pays, lAngleterre par exemple, où ce n’est pas interdit mais où la mère gestante est considérée comme la mère, et elle a six semaines après laccouchement pour décider de donner ou non lenfant. Elle na pas le droit d’être rémunérée, cest ce quon appelle la GPA « altruiste ». Après évidemment, tous les arrangements sont possibles, mais elle a quand même un droit, elle existe.
Dans dautre pays, lUkraine, lInde, on a des femmes qui sont collées dans des pouponnières, nourries, bien surveillées, et elles signent un engagement à renoncer à toute filiation.

Je voudrais revenir sur cette histoire de filiation. Pourquoi naurait-on que deux parents ?Dans le cas de la GPA, pourquoi ne reconnaît-on pas le rôle biologique, car ce nest jamais un rôle seulement biologique ? Il va y avoir un être humain qui va former toute sa sensorialité, tout son bagage émotionnel dans un écosystème qui est celui de la mère gestante. Ce nest pas dérisoire.
Au moment de laccouchement, un gosse dans son placenta, il est stérile. Donc quand il sort il est ensemencé par la mère, par la flore vaginale, intestinale, par contact, par le souffle, lallaitement. La mère n’est pas quun incubateur, elle lui donne des billes concrètement pour exister, car sans ces microbiotes il ne pourrait pas fonctionner. Une femme nest pas seulement un incubateur.
Ce qui me dérange dans la GPA, cest la même chose que ce qui me dérange dans la prostitution, cest à dire le fait de nier quentrer en contact intime implique quelque chose comme une responsabilité. C’est-à-dire que pour moi, on na pas à se déresponsabiliser en sortant des billets.
R
écemment, il y a une femme dune cinquante d’années qui sest fait tabasser à mort par un de ses clients. Quelles sont les circonstances aggravantes ? Il ny en a pas, parce que baiser avec un putain, ça n’engage pas votre responsabilité, ce n’est pas la même chose que si vous tabassez à mort votre petite copine.

C’est donner de largent pour de désolidariser de la personne avec qui on entre en contact, et avec qui on est dans un rapport de pouvoir.

Donner de largent pour louer un utérus… On est quelques-unes ici à avoir accouché. On peut y rester, on peut avoir le corps durablement abîmé, on peut en mourir. Il y a quelque chose qui se passe chez les mammifères pendant la gestation. Il me semble quil devrait au moins y avoir un droit de continuité, de contact potentiel. On ne devrait pas pouvoir dire à une femme : « Tu renonces à tout contact avec lenfant que tu as porté ». Et même pour le gosse. Pourquoi on ne pourrait pas déterminer un droit, une forme de droit qui fasse quon puisse rester en contact ?

Ça me paraît horrible. LUkraine est un des lieux où la GPA est pratiquée à l’échelle industrielle. Il faut savoir que même avant la guerre actuelle, cétait un pays dévasté, du fait notamment de la catastrophe nucléaire. Et la GPA n’y est pas chère !

Il y a déjà un moment, on a reçu un enfant de Tchernobyl. Zara est venu installer une usine dans la zone de Tchernobyl et la mère de cet enfant était payée 20 centimes par pantalon plié et ensaché. Ils ont construit cette usine où il ny avait ni dispensaire, ni hôpital. Lusine est restée un mois et a fichu le camp avec toute la marchandise, et la mère de lenfant na jamais vu son argent !

Avec Zara, la GPA, les proxénètes, on est dans un monde ultra libéral, ultra capitaliste. Il y a de largent à faire, cest pas un problème. Dans un pays qui est dans une situation deffondrement comme a pu l’être lUnion soviétique, les chicago boys ont littéralement bradé tout le pays. On voit les vautours rappliquer pour faire argent de tout. Il y a des gens à exploiter, on peut sy ruer. Faire de largent avec la moindre cellule vivante.

Une intervention : Tu disais quun enfant nappartient pas forcément à deux personnes. Dans les sociétés polynésiennes, avant quelles ne soient colonisées par les Anglais et les Français, les Tahitiens disaient que lamour était libre, que lenfant appartenait à la tribu. C’était une expérience qui pourrait nous servir de guide, parce que cest peut-être ça le modèle auquel il faudrait se rapporter.

L. B. : il y a beaucoup de manières de vivre la parentalité. Il y a des sociétés où l’enfant nest pas élevé par ses parents mais par ses grands-parents. Dans les sociétés matrilinéaires quon appelle aussi matriarcales (au sens premier), le père génétique a un rôle, mais le père social cest le frère de la mère ou son oncle, un garçon apparenté à la mère et comme ça on ne se tracasse pas avec ladultère. Lenfant de ma sœur est mon enfant, donc je ne vais pas la pister partout. La virginité n’a aucune valeur. La liberté sexuelle ne bouscule rien. Cest lexemple typique dune triangulation. Et pourquoi rester sur la triangulation ? La famille peut être encore plus étendue. Je ne pense pas quil y ait de modèle. Par contre, on gagnerait à laisser sexprimer pleins de modèles différents, afin que l’enfant dispose de plusieurs référents adultes. La famille nucléaire, on ne devrait pas vivre comme ça. Je le dis, j’en suis issue et jai une famille nucléaire, mais en même temps cest compliqué de faire autrement.

Une intervention : Par rapport à la GPA, la filiation, le patriarcat, quest-ce que cest que de vouloir à tout prix un enfant, au prix de sacrifier quelquun dautre, mettre en jeu dautres personnes ?

L. B. : Le corps est dévalorisé, c’est un objet qui na aucune importance. On estime que la personne est ailleurs que dans le corps. Mais si la personne est le corps, ça pourrait tout changer. Aucune considération pour ce qui se passe dans un corps sensible.

Que des personnes puissent vouloir porter des enfants pour dautres, on passe notre vie à échanger. Pourquoi on paie pour avoir des choses ? Pourquoi des gens paient pour avoir des relations sexuelles ? La quasi totalité des gens qui vont voir des prostituées ont une vie sexuelle à côté, mais ils veulent payer pour pouvoir imposer des choses que librement on ne ferait pas, quon na pas envie de faire. Ils veulent payer pour commander et ne pas avoir à se soucier d’autrui, ne pas avoir la moindre responsabilité avec la personne avec laquelle ils couchent. Je couche avec elle, mais je nai aucun engagement avec elle. Mais si, mon pote. Je me dis que si les prostituées pouvaient obtenir un droit de rétorsion sur tout client qui rentre en contact avec elles… Mais à partir du moment où elles reçoivent largent, elles renoncent à tout droit. Ce ne sont pas des prestations sexuelles quon paie, ni une gestation, cest le fait dacheter la déresponsabilisation par rapport à un alter ego. C’est pour dire : « Cette personne est coupée de moi, je men fous. » Ça, non.

Une intervention : Ce que tu disais au début, le fait de sapproprier le corps de lautre par la pénétration. En ce moment, il y a une remise en question de ce code sexuel de passer par la pénétration ; on peut avoir des pratiques qui soient autres mais reconnues en tant que relations sexuelles. Il y a un lien entre pénétration, patriarcat, posséder lautre et l’idée que les femmes jouissent spécifiquement par la pénétration et pas autrement. Je trouve que cest drôlement important et intéressant ce mouvement.

L. B. : On est sur les questions quon peut se poser sur la sexualité, sur les modalités de plaisir que peuvent avoir les femmes. Mais on ne se pose pas ces questions : une femme, cest fait pour donner du plaisir aux hommes. Jai vu passer une enquête dans laquelle on demande aux femmes « Comment vous masturbez-vous, madame ? » Les femmes sont 2000 ou 3000 à répondre, et après on fait des statistiques. Combien utilisent la pénétration quand elles se masturbent ? Cest peut-être de lordre de 5 %. On peut jouir de la pénétration, mais ce nest pas indispensable, alors que pendant très longtemps on a estimé que sans pénétration il ny avait pas de relations sexuelles.

La pénétration est un mode de relations sexuelles, mais quil ny ait pas dautres moyens de jouir, ça pose un problème ! Et le problème est posé en plus parce quon commence à rentrer dans ce truc d’altérité et se dire comment les femmes fonctionnent, comment leur corps fonctionne. Cest une question quon ne peut pas poser dans la prostitution, ni la GPA : la façon dont les femmes désirent, dont elles ont du plaisir. Les femmes sont là comme ressource, pas pour avoir une subjectivité, un ressenti, des émotions, des sensations.

Et puis on nest pas obligé de baiser, cest aussi une sexualité. Ce qui est plaisant dans ce qui se passe en ce moment, cest quon voit des tas de modalités différentes d’être, des tas didentités différentes et cest réjouissant, cette diversité incroyable !

1 Françoise d’Eaubonne (19202005) est une femme de lettres, romancière, philosophe, essayiste et biographe, militante libertaire et écoféministe. Elle s’engage dans la Résistance, signe le Manifeste des 121 contre la Guerre d’Algérie (1960), anime, au sein du MLF, le groupe « Écologie et féminisme » (fin des années1960), cofonde en 1971 le Front homosexuel d’action révolutionnaire. Elle est à l’origine du mot « phallocrate » et du terme « écoféminisme » en 1974.

2Relatif aux pharaons de la dynastie des Ptolémée.

3 Le clitoris fait l’objet d’une deuxième redécouverte à la fin des années 1990 : l’urologue Helen O’Connell met au centre les parties non visibles du clitoris, révélant son importante taille (9 à 10 cm), son innervation dense, et ses liens avec les autres organes.

4 Les cellules eucaryotes se trouvent dans les organismes multicellulaires, tels que les plantes et les animaux, mais peuvent également exister sous forme d’organismes unicellulaires, comme les champignons et les protistes. En revanche, les cellules procaryotes, telles que les bactéries, ne possèdent pas de noyau ni d’organites.

5En Occident, le terme « nature » désigne depuis seulement le XVIIe siècle l’univers matériel régi par des lois et extérieur aux humains, ceux-ci étant les êtres de culture. D’où l’opposition nature/culture ; objet/sujet. C’est d’ailleurs selon cette définition que la célèbre revue scientifique « Nature » a été créée en 1869. D’où l’apparition à cette suite de la notion d’« environnement ».

Le fascisme qui vient…

Le fascisme qui vient…

L’immense écrivain qu’était Umberto ECO (1932 – 2016) s’est préoccupé de notre avenir politique, de nos institutions démocratiques. En avril 1995, il prononce à New York une conférence à l’occasion du cinquantième anniversaire de la libération de l’Europe. Son texte nous est arrivé en traduction (Grasset, 2017, 52 p., 3 Eu.) avec pour titre : Reconnaître le fascisme.

L’écrivain « flaire » ce qu’il nomme « l’Ur-fascisme », une forme « primitive » de culture politique extrémiste. Elle se perpétue en s’adaptant aux circonstances d’espaces et de temps. Il s’agit donc de le reconnaître. Et pour cela, il propose « 14 caractéristiques » : du culte des traditions et du rejet du modernisme à la novelangue, à consonances techniques, utilisée par des décideurs et gouvernants.

Umberto ECO définit « l’Ur-fascime comme irrationalisme ». Il note le prima de « l’action pour l’action », le rejet de l’attitude critique, tout ce qui rend la culture « suspecte ». Quant aux universités ? Ne sont-elles pas, (en son temps), un repère de communistes ? Aujourd’hui, il est question « d’islamo – gauchisme » à l’Université. La dénonciation hasardeuse de l’islamo – gauchisme ne serait-elle pas une variante de l’Ur-fascisme ? Il faut nous tenir en éveil en présence de ces caractéristiques du fascisme.

Voilà que, pour nous aider dans notre vigilance, parait une publication d’une centaine de pages rédigées par deux universitaires, l’historienne Ludivine BANTIGNY et le sociologue Ugo PALHETA : Face à la menace fasciste (éd textuel, petite encyclopédie critique, 2021, 124 p.).

En quatre chapitres très documentés, les deux auteurs proposent un panorama de l’actualité (chap. 2, p. 39) : « Le macronisme, un autoritarisme du capital ». Ainsi :

« On se rappellera longtemps comment à l’occasion d’une crise sanitaire, ce pouvoir s’est immiscé dans les existences au point de les ordonnancer, décidant sans concertation démocratique de réguler nos gestes, nos heures, nos sorties et au fond nos vies. » (p. 40)

On nous montre comment, pourquoi et avec quelles conséquences : « le macronisme vient de loin ». En fait du bonapartisme autoritaire et des « techniciens ». Ils étaient là, au pouvoir au début du régime de l’ « état français » de Pétain. Un étrange retour au désir d’une autorité garante de l’économie?

Voyez comment, l’action publique est ralentie dans sa mise en œuvre, nous dit le pouvoir en place ? Et de proposer de passer outre au débat parlementaire, au contrôle des élus qui ne servent qu’à retarder l’action. L’actuel président de la République a eu le projet de modifier la Constitution en commençant par son « Préambule », le texte sacré de la République ! Il faudrait ainsi nous débarrasser de ce qui gène les performances, l’action du pouvoir, voir celles d’entreprises du modèle start up ! Ce projet ne serait que provisoirement abandonné.

Que fait la police ? Ces forces ont réprimé des manifestations de gens qui, demandant, un peu d’attention et d’écoute sont tombés dans le piège des violences. Elle est utilisée pour faire disparaître des gens venus d’ailleurs, migrants installés aux portes des villes. Elle réclame plus de moyens qui lui sont accordés sans réelle contrepartie.

On a vu des fonctionnaires de police manifester – avec le soutien de leur ministre – contre la Constitution, le droit et les juges estimés laxistes. Et c’est là, à partir de cette contestation du droit et de la Constitution, une contestation des règles de langage qui permettent de vivre ensemble, qu’apparaît une possibilité du fascisme.

Quant aux médias électroniques, les plus consultés, écoutés, regardés… ils agissent sans contrôle ni respect du droit qu’ils défient. Ils diffusent des idéologies nationalistes recuites, des complots et des haines racistes. Diffuser la peur d’autrui assure des notoriétés de candidats aux élections.

Avec à la tête de l’État un personnage autoritaire, sans métier ni expériences du travail et de la vie quotidienne, qui ne sait ni ne veut dialoguer avec des « corps constitués », encore moins avec des oppositions critiques, des vannes sont grandes ouvertes pour des discours obscènes.

Déjà le fascisme n’est plus en sommeil, éveillé il prend ses aises dans les médias, ses quartiers dans l’espace public. Il est là lorsqu’est réclamée une autorité qui protégerait de la présence des autres.

Il dit : vous m’aimerez comme autrefois. Je suis beau, généreux et puisque vous me laisserez faire, je vous apporterai le bonheur, la félicitée et la sécurité.

Ne me craignez pas, j’agis avec vous, pour vous !

J. J. Fouché / 22-Nov-22