L’art à l’épreuve du  capitalisme tardif

P r o c h a i n d é b a t 

L’art à l’épreuve du 

capitalisme tardif 

Philippe Cyroulnik, critique d’art (AICA) est né en 1949. Il vit et travaille à Paris. Après avoir été directeur du CREDAC à Ivry-sur-Seine et chargé des expositions à l’ENSBA à Paris, il a ouvert en 1996 le 19, CRAC à Montbéliard qu’il a dirigé jusqu’à la fin de l’année 2015. Direction qu’il a conclue avec l’exposition Retour sur l’abîme – L’art à l’épreuve du génocide dont il est le commissaire avec Nicolas Surlapierre. Il a été professeur associé à l’Université Paris VIII Saint-Denis, membre du Comité technique du FRAC Franche-Comté et est intervenu en temps que membre de jury ou comme critique dans de nombreuses écoles d’art (Besançon, Bordeaux, Cergy-Pontoise, Le Havre, Marseille, Mulhouse, ENSBA Paris, Rouen, Saint Etienne et Strasbourg).

 

 

1/ En introduction, Philippe évoquera rapidement les transformations que le milieu de l’art a connues pendant ces soixante dernières années, avec la massification (y compris scolaire) et l’accentuation des tensions en son sein. La marchandisation de l’art et son insertion dans le capitalisme spéculatif se sont accrues avec l’internationalisation de ce marché, la multiplication des foires et des fondations. La France s’aligne sur ces tendances internationales lourdes, tandis que diminue l’importance du secteur public. Se dessine donc une forme de retour à l’ordre académique, une fin des avant-garde : esthétique des sentiments, réduction de la peinture à la figure, développement du narratif, dépolitisation des pratiques artistiques, etc.

C’est particulièrement cette situation actuelle, celle de la normalisation et de l’inflexion autoritaire, que Philippe décrira : l’art est réduit à un aménagement esthétique, les pratiques et problématiques critiques sont intégrées, les questions de domination (genrée, entre autres) sont dépolitisées, absorbées par le pouvoir, tandis que l’État se désengage et laisse le champ libre à un interventionnisme idéologique. Philippe montrera comment l’exemple des politiques artistiques régionales illustre tout cela. En outre, la crise politique et sociale a un impact sur les manifestations

artistiques.

2/ 

Enfin, Philippe énoncera quelques  règles de conduite et critères de  positionnement souhaitables : Quel art,  quelles pratiques artistiques  aujourd’hui ? Il ne s’agit pas de  promouvoir un nouveau « réalisme

socialiste », ni de se poser en gardien  du tombeau surréaliste. Il ne s’agit pas  de pratiquer l’hagiographie ni l’art  d’illustration, mais de multiplier les approches critiques et les réflexions plurielles. En voici quelques-unes, en  désordre, mais liées entre elles : le  milieu de l’art doit mener la bataille  pour l’égalité des genres ; en art la

forme importe autant que le sujet ; l’art  se déploie entre le désir de changer le  monde et celui de changer la  perception. Il est à la fois avertisseur  d’incendie et memento mori, à la fois  plaque sensible et transformateur de la  vision.

 

Démocratie, carte blanche

Démocratie, carte blanche

La prochaine soirée du Cercle avec Barbara Stiegler (professeure de philosophie à l’université Bordeaux-Montaigne) et Christophe Pebarthe (maître de conférences en histoire grecque à l’université Bordeaux Montaigne) se veut plus un moment d’échange et de débat avec nos deux invités qu’un cours magistral.

« Aujourd’hui, la réflexion académique autour du commun porte essentiellement, dans le sillage de l’histoire du communisme, sur la question de la juste répartition des biens, et surtout sur la désignation de « biens communs » jugés inappropriables. L’adversaire à abattre est ici le capitalisme, dont la logique est de transformer toute réalité en une propriété exploitable sur le marché. Je partage évidemment sans réserve ce combat. Mais je crois qu’il faut absolument le doubler d’un autre front : celui qui consisterait à poser en principe la compétence de tous dans l’activité épistémique permettant de déterminer le bien commun, fondement de la croyance en la nécessité d’une délibération. Et ici, l’autre adversaire à abattre, c’est l’aristocratie élective, celle qui ne passe plus par la naissance mais par la compétence, et donc le niveau d’éducation. Or, en France comme dans beaucoup d’autres sociétés, tout le monde est désormais obligé de constater la faillite de ce modèle. Les classes les plus diplômées ont conduit notre société dans un état de crise systémique, ce qui remet évidemment en cause la légitimité des savoirs disciplinaires, considérés comme les seuls légitimes. […] les savoirs académiques se sont trouvés fragilisés et incapables de résister à l’assaut de la ploutocratie, qui s’est mis à les transformer en un ensemble de données, de connaissances et de compétences toutes convertibles en parts de marché. Le capitalisme triomphant et la décomposition de l’aristocratie républicaine en sont venus finalement à s’alimenter l’un l’autre. C’est la situation que nous vivons aujourd’hui, et qui conduit à une forme de stasis permanente, dans laquelle plus personne n’a l’impression de partager le même monde. Notre livre Démocratie ! Manifeste (co-écrit avec Christophe Pébarthe, Le Bord de l’eau, 2023) ne se contente pas de dresser ce diagnostic accablant. Il propose aussi une hypothèse pour sortir de cette crise. Et si nous reprenions au sérieux les pratiques d’assemblée et de délibération ? Et si la révolution démocratique commençait par-là : par une société qui renoue avec l’expérimentation des Athéniens sur la Pnyx, et plus près de nous et dans notre propre pays, avec les pratiques révolutionnaires de la fin du 18ème siècle, multipliant les cercles, les sociétés et les assemblées populaires, dans lesquelles les vérités ne pouvaient s’établir qu’en commun ? » Extraits d’une interview pour Diacritik – octobre 2023.

Barbara Stiegler a pris part au mouvement des Gilets jaunes et au mouvement contre la réforme des retraites de 2019-2020, un engagement qu’elle relate et analyse dans Du cap aux grèves (2020). Elle a aussi critiqué la gestion de la crise sanitaire du Covid-19 par le gouvernement français dans De la démocratie en pandémie, 2021.

La copossession du monde, vers la fin de l’ordre propriétaire – Pierre Crétois

« La copossession du monde, vers la fin de l’ordre propriétaire » – Pierre Crétois

« La propriété ne doit pas être considérée comme la base première de la vie en communauté, mais, au contraire, comme une modalité du commun. »

Pierre Crétois critique toute la tradition qui, depuis la Renaissance, a fait de la propriété privée l’élément fondateur de nos sociétés en l’érigeant comme le droit naturel le plus crucial. Cette vision est si hégémonique qu’elle semble relever de l’évidence. Mais elle méconnaît le fait qu’il n’a jamais existé de propriété absolument privée.

« La propriété ou le chaos ! » s’écrient en chœur les thuriféraires de l’ordre propriétaire. Parce que, disent-ils, la propriété sépare le tien et le mien, elle protège la liberté individuelle et assure l’harmonie sociale. Condition de l’échange, elle fonde l’activité économique et favorise l’enrichissement collectif. À les écouter, elle n’aurait que des vertus. C’est faire peu de cas de ses funestes conséquences – la pollution et l’épuisement des ressources naturelles, par exemple –, mais c’est aussi abandonner au marché des questions qui devraient relever de la délibération politique.

Or, Pierre Crétois le démontre, l’intérêt économique ne se confond pas avec le bien commun. Pour endiguer le creusement des inégalités sociales et la destruction de la planète, on ne peut s’en remettre aux chimères du tout-marché ou de la démocratie de consommateurs. Un radical changement de perspective s’impose : il faut défendre des principes autonomes de justice pour remettre la propriété à sa place et l’envisager non plus comme le socle de la vie en communauté mais, au contraire, comme une modalité du commun intégrant les droits d’autrui et ceux des générations futures.

Pierre Crétois est philosophe, maître de conférences à l’Université Bordeaux-Montaigne. Il est l’auteur du Renversement de l’individualisme possessif. De Hobbes à l’État social (Classiques Garnier, 2014), et de La part commune, critique de la propriété privée (Amsterdam 2020).

ÉMANCIPATION ENTRAVÉE et RÉEL DE L’UTOPIE, AUJOURD’HUI L’idéal au risque des idéologies du XXe siècle

ÉMANCIPATION ENTRAVÉE et RÉEL DE L’UTOPIE, AUJOURD’HUI

L’idéal au risque des idéologies du XXe siècle

Michèle Riot-Sarcey est une historienne qui a publié de nombreux ouvrages sur l’utopie, l’histoire politique et le féminisme, dont Le Réel de l’utopie en 1998 et Le Procès de la liberté en 2016. Dans la continuité de ce dernier ouvrage, elle publie en 2023 L’Émancipation entravée. L’idéal au risque des idéologies du XXe siècle. Elle a créé en 2005 avec Gérard Noiriel et Nicolas Offenstadt le Comité de Vigilance face aux Usages publics de l’Histoire (CVUH).

Un temps de désillusions, d’inquiétudes, de catastrophes, d’autoritarisme, de terreurs et de guerres s’annonce alors que s’achève le premier quart du XXIe siècle. Que sont devenus la liberté et les divers mouvements pour l’émancipation humaine qui éclairaient si fort l’entrée du XXe siècle ? Qu’en a fait ce siècle terrible des guerres mondiales et du fascisme, où la déshumanisation et l’inhumanité ont été portées à leur comble ? Que sont devenues les luttes d’indépendance et de libération ainsi que les révolutions ‒ politiques, sociales, intellectuelles, scientifiques, techniques  qui l’ont traversé ? Comment ont-elles pu nous conduire là où nous sommes arrivés aujourd’hui ? Avec la fin de l’illusion des doctrines libératrices, concomitante à la chute du mur de Berlin, l’idéologie libérale triomphe, au nom d’une liberté dont les apôtres du système ont inversé le sens. Pourtant, partout dans le monde, l’espoir d’une émancipation enfouie sous les discours idéologiques se réveille aujourd’hui. De quels possibles cet espoir est-il porteur ? Répondre à ces questions implique de revenir sur l’histoire longue afin de comprendre comment le sens actif du mot « liberté » s’est trouvé effacé par les idéologues. Dans son dernier livre, qui va nourrir ce débat, Michèle Riot-Sarcey démonte l’ensemble des dispositifs d’entrave au pouvoir d’agir des individus au XXe siècle. De l’affaire Dreyfus à mai 68, en passant par la confiscation des expériences ouvrières par les avant-gardes et la mise en ordre de la pensée structurale, l’historienne analyse les processus par lesquels le sujet libre, à chaque moment décisif, s’est trouvé effacé au profit de visions totalisantes. Mais l’idée authentique de liberté se ranime régulièrement et fait retour dans les lieux les plus inattendus. Près de nous : dans la France suburbaine avec les Gilets jaunes, dans l’Ouest avec la Zad de Notre-Dame-des Landes, dans les plaines du Poitou avec les Soulèvements de la Terre ou, plus près encore, sur la Montagne limousine avec les alternatives sociales et existentielles du Plateau… mais aussi dans d’innombrables endroits par le monde. L’émancipation, ses entraves au XXe siècle, d’une part, ses résurgences et son renouveau actuels, d’autre part : deux thèmes proposés au débat pour cette conférence sur « le réel de l’utopie », sur ses chances aujourd’hui.

Rencontre avec l’historienne Michèle Riot-Sarcey

Samedi 16 décembre 2023 à 14h30 à Faux la Montagne, salle du conseil (mairie)

Auteure de nombreux travaux sur l’histoire du féminisme et des luttes ouvrières et politiques du XIXe siècle, Michèle Riot-Sarcey s’est penchée dans son dernier ouvrage, L’Émancipation entravée, sur l’histoire du XXe siècle pour montrer comment de nombreuses raisons ont entravé le pouvoir d’agir des individus : que ce soit le poids de l’ordre libéral qui « s’est institué comme modèle de gouvernement par l’assimilation de la liberté au libéralisme, par l’identification de l’État républicain à la démocratie et par la substitution du progrès technique au progrès humain », ou bien que ce soit l’historiographie des dominants, les avant-gardes soi-disant éclairées, les partis uniques (ou pas), la domination des concepts, etc.

Pourtant elle perçoit aussi une vitalité qui ne rompt pas avec les premières organisations ouvrières du XIXe siècle. Il existe des initiatives de terrain, porteuses d’un avenir politique autre, ce que Michèle Riot-Sarcey nomme « le réel de l’utopie », et dont une partie des Gilets jaunes ou des alternatives et luttes actuelles peuvent témoigner.

Nous vous proposons un temps d’échange avec elle le samedi 16 décembre à Faux-la-Montagne. Un moment où nous pourrons librement discuter, confronter nos points de vue sur l’état du monde au regard de son analyse, discuter celle-ci, ou l’abonder. En nous référant bien sûr également à ce qui se vit sur le plateau de Millevaches et ailleurs.

Pour pouvoir participer à cet échange, il n’est pas indispensable d’avoir lu les ouvrages de Michèle Riot-Sarcey. Mais il est toujours utile de les lire, avant ou après la conférence-débat. Voici les deux derniers livres qu’elle a publiés :

Le Procès de la liberté (qui est centré sur le XIXe s.) : https://www.editionsladecouverte.fr/le_proces_de_la_liberte-9782707175854

LÉmancipation entravée (qui est centré sur le XXe s.) : https://www.editionsladecouverte.fr/l_emancipation_entravee-9782348037696

Si besoin, plus de renseignements auprès de Michel Lulek au 06 40 84 48 90.

 

Débat :

Michèle RIOT-SARCEY L’ÉMANCIPATION ENTRAVÉE

Francis Juchereau, pour le cercle Gramsci : Il y a deux ans, Michèle, tu avais animé ici même une conférence à propos de ton avant-dernier livre, Le Procès de la liberté, dans lequel tu faisais « revivre les idées de liberté surgies au cours des expériences ouvrières et des révolutions sociales en France au XIXe siècle ». Tu as proposé une vision, une manière d’ausculter et d’envisager l’Histoire – ses acteurs et ses événements  qui t’est propre, donnant toute leur place aux « vaincus » et à leur action émancipatrice. Une histoire1 à laquelle on n’a pas habituellement affaire.

Dans cette logique, tu es chez toi ici, sachant que dans l’histoire ouvrière et sociale de ce XIXe siècle, Limoges a été aux avant-postes de la révolution démocratique et sociale de 1848. Plus de vingt ans après ces événements, la brève insurrection communarde d’avril 1871 à Limoges a été la queue de comète de ce mouvement insurrectionnel de mars à juin 1848.

Aujourd’hui, nous allons nous rapprocher dans le temps avec la suite de tes travaux qui constatent les dégâts causés aux mouvements d’émancipation par les idéologies au cours du XXe siècle, mettant à mal ce « réel de l’utopie » que le mouvement ouvrier et populaire avait fortement fait émerger au siècle précédent. Je te laisse à présent la parole. Une précision, cependant, me semble utile : dans les années 1960, tu es entrée dans le vie active non pas comme historienne mais par la porte du monde du travail, comme employée. Il importe aussi de savoir d’où chacun et chacune parle.

L’EXPOSÉ

Michèle Riot-Sarcey : Merci. J’ai simplement travaillé avant de reprendre mes études. Mes parents ne pouvaient pas me les payer, chose classique à mon époque. Mais cette expérience m’a donné à penser l’Histoire de manière peut-être différente. J’ai vécu le travail au moment des événements extrêmement importants qui marquèrent la fin de la guerre d’Algérie, puis ceux de 1968. Cela donne quelque chose d’un peu différent du chemin suivi par l’étudiant classique. Et du même coup, je me suis rendu compte pour la première fois en écrivant la fin de cet ouvrage (j’écris depuis longtemps des livres sur le XIXe siècle – ses questions féministes, révolutionnaires, de l’utopie) que c’était mon expérience qui m’avait conduite à écrire ce deuxième volume, L’Émancipation entravée (après Le Procès de la liberté) qui s’arrête en 1968 – je prépare une suite avec un troisième volume.

Je me suis posé une question extrêmement simple : comment écrire l’Histoire, celle qui nous concerne maintenant ? Qu’est ce qu’elle montre, qu’est ce qu’elle efface ? Nous ne sommes pas simplement au bord de la catastrophe, nous sommes dans la catastrophe. Et on a l’impression que la totalité des événements est ignorée des populations. Or, nous subissons les illusions passées, les erreurs passées, les exactions passées. Nous vivons aujourd’hui une épreuve de vérité en nous rendant compte à quel point les livres d’histoire ne répondent pas aux questions qui sont posées, ou pas posées. On le voit bien avec le conflit Israélo-Hamas. Les historiens ont une responsabilité extrêmement importante par rapport à cela.

Mais je n’aime pas brûler les étapes. Étant « dix-neuvièmiste » et ayant vécu pendant des années avec toutes sortes de « héros » au sens de Baudelaire et de Walter Benjamin – l’ homme de la vie quotidienne qui affronte le quotidien  il n’est pas simple de traiter de la situation actuelle. J’ai vécu avec ces héros et héroïnes du XIXe siècle pendant des dizaines d’années, dans les archives de la Bibliothèque de l’Arsenal. Et, à force de me confronter à ce monde totalement oublié (j’ai fait un livre avec un collègue : 1848, la révolution oubliée), je me suis mise à écrire Le Réel de l’utopie et tout ce qu’il était possible de dire sur les femmes d’alors en m’arrêtant notamment sur une période inouïe, très courte, entre 1831 et 1834 où l’émancipation du peuple et des femmes étaient à la mode au sens où on entend la mode aujourd’hui. Donc, à l’issue de ce Procès de la liberté, je me suis posé la question : Qu’est devenue l’émancipation du peuple et des femmes ? Qu’est-elle devenue au XXe siècle, cette émancipation tant à la mode ? J’ai donc voulu interroger le XXe siècle depuis l’histoire du siècle précédent. Non pas d’un siècle à l’autre, mais simplement à partir des espérances, des promesses du XIXe siècle.

Les promesses enterrées

Vous avez peut être en tête le tableau de Courbet, L’Enterrement à Ornans. On a dit que Courbet était un peintre réaliste. Pourtant L’Enterrement à Ornans est tout sauf réaliste. Ses personnages occupent presque tout l’espace par rapport aux collines qui forment le fond du tableau. On se demande ce que ces gens enterrent. Il y a deux personnages qui sont peints de manière extrêmement réaliste, mais habillés comme l’étaient les révolutionnaires de 1789. En fait, on sait que Courbet a vécu cet enterrement comme un drame, de la même manière que George Sand. On enterre quoi, ici ? Les promesses de la Révolution. Ce sont ces promesses qu’on enterre en 1848, avec la répression. Les quarante-huitards étaient persuadés que c’était la dernière des révolutions, celle qui allait mettre en oeuvre la République démocratique et sociale. C’est la raison pour laquelle la première mesure prise immédiatement par le gouvernement provisoire de la IIe République a été relative au droit au travail. Mais ça n’a pas du tout duré. La République, non pas sociale, mais à la sauce Tocqueville2, l’a emporté. En juin 1848, la répression a été terrible. Je m’interroge donc : Que sont devenues ces promesses de 1848, enterrées juste après leur naissance ? D’autant que celles-ci renaissent en 1871 pendant la Commune. Elle renaissent de manière extrêmement importante. En quelques semaines seulement, le peuple parisien ultra-républicain (mais pas à la Tocqueville) résiste à l’adversité, aux armées prussiennes. La République démocratique et sociale défend la vraie république. Les mots retrouvent leur vérité. Si je fais un retour vers ce passé, c’est pour retrouver ce à quoi les gens du peuple adhéraient vraiment de manière palpable, perceptible.

Avec ce nouveau bouquin, L’Émancipation entravée, j’ai donc interrogé le XXe siècle. J’ai commencé par une petite synthèse sur le XIXe pour rappeler les promesses et les fabuleuses croyances qui existaient depuis 1789. Mon introduction commence avec l’émancipation telle qu’elle était imaginée par des gens comme Condorcet pendant la Révolution. Condorcet s’est à la fois opposé aux Jacobins et aux Girondins et, pour éviter la guillotine, il a préféré se suicider. Mais auparavant, il a écrit un hymne au progrès de l’esprit humain : un poème digne de Baudelaire. Je me suis mis dans la peau du Condorcet de la Révolution française d’où est venue l’idée d’émancipation, et dans celles des femmes de 1830 qui ont pris sa suite. J’ai mis six ans pour réaliser ce livre, l’écrivant tout en faisant mon enquête. C’est un travail dantesque, fabuleux. Je suis partie de l’affaire Dreyfus pour aller jusqu’à mai 1968, en passant par les États-Unis, l’Espagne, et les mouvements de décolonisation. Donc en passant par des populations qui s’interrogeaient sur le devenir du monde tout en étant assujetties à toutes sortes de contraintes. La première étant, comme vous le savez, le libéralisme. Nous y sommes encore.

L’émancipation

J’ai donc interrogé de manière précise le devenir de l’émancipation en ce qui concerne la XXe siècle, question régulièrement posée au cours de l’Histoire : par les femmes de 1830 et bien après, dans les années 1940, par les théoriciens qui critiquent le marxisme orthodoxe, ceux de l’école de Francfort, Adorno et Horkheimer3 notamment.

Je constate donc qu’on s’interroge ponctuellement sur ce qu’est devenue l’émancipation, au sens où l’entendaient les gens du XIXe. C’est Pierre Leroux (1797-1871) qui l’a le mieux définie en ces termes : « Être libre au sens émancipé, c’est être dégagé de toutes les tutelles et être en pouvoir d’agir dans tous les domaines ». C’est donc pouvoir agir intellectuellement, politiquement, socialement et au sens privé de la personne, c’est-à-dire être en capacité d’être soi-même. Mais être soi-même, cela veut dire livrer une bataille perpétuelle, parce que la liberté doit se conquérir dans un monde qui non seulement ne la donne pas, mais se l’approprie pour les élites. C’est un monde qui déploie un tel système mensonger, qu’être libre aujourd’hui signifie s’exploiter soi-même. Non seulement nous avons perdu l’idée d’émancipation, mais l’idée de liberté a fait de tels détours que ce sont actuellement les influenceurs qui sont censés donner le « la » de la liberté !

Je me suis attelée à cette idée de l’émancipation développée au XIXe siècle. Les gens du peuple, qui n’avaient aucun droit, ont construit dans les faits l’expérience émancipatrice à travers les associations : d’abord les sociétés de secours mutuel, les sociétés de résistance, puis les sociétés d’organisations. En 1848, profitant d’une situation de catastrophe et d’incuries multiples, les gens du peuple se sont associés jusqu’à constituer une Association des associations, qui avait pour tâche d’organiser la production, la vente, etc. Organiser en quelque sorte la société dans son ensemble. Ainsi, une des initiatrices de cette Association des associations, Jeanne Deroin, explique en 1849 : « Désormais nous n’aurons plus besoin d’Assemblée nationale, nous n’aurons plus besoin de représentation, parce que, tous associés, nous sommes en capacité de nous gérer nous-mêmes. »  Elle n’avait pas lu Marx. Elle était ouvrière comme Proudhon – auquel elle s’est d’ailleurs opposée sur les questions d’émancipation de la femme.

Je reprends donc au XXe siècle le fil de ma démonstration et on s’aperçoit de deux choses. Premièrement, l’émancipation a disparu car elle a été appropriée par des leaders, toutes idéologies confondues (libéralisme, fascisme, socialisme, communisme), ces guides politiques censés libérer le peuple. D’autre part, on se rend compte, au fur et à mesure de l’évolution de la société et de ses progrès matériels (la fée électricité, etc.), que le progrès humain tel qu’il était pensé par Condorcet, c’est-à-dire d’abord celui de l’esprit humain, s’est progressivement réduit au progrès de la technique. Le progrès technique s’est substitué de fait à l’idée d’émancipation telle qu’on l’avait envisagée : le bien-être pour la totalité de la population ne signifiait plus son mieux-être.

J’ai commencé mon livre avec l’affaire Dreyfus, en montrant que l’antisémitisme continuait d’avancer masqué, car certains dreyfusards continuaient en fait d’être antisémites. Après l’affaire Dreyfus, la République s’installe, triomphante. Elle oublie non seulement l’expérience émancipatrice, par laquelle les individus s’émancipent eux-mêmes, mais dans la foulée la question fondamentale de l’auto-organisation. Il n’y a pas de liberté si c’est l’autre qui vous l’accorde. Pour s’émanciper, il faut que soi-même on se libère. Mais des autorités se mettent en place, autorités politiques en principe libératrices. On passe alors de l’idéal à l’idéologie, et à force de progrès technique c’est l’aliénation qui l’emporte : l’assujettissement des individus à la machine l’emporte. On va alors aussi considérer que le peuple ne peut pas s’émanciper simplement par l’association.

Au départ, à la fin du XIXe siècle, un pas en avant avait été fait avec la création des organisations syndicales, politiques, et de l’Internationale. On a alors l’impression qu’on marche vers la liberté. En principe et du point de vue du discours : oui, incontestablement. Mais à partir du moment où se met en place la hiérarchie entre ceux qui savent et ceux qui subissent, l’écart se creuse. On commence par éliminer ceux qui ne veulent pas de cette organisation hiérarchique. La première élimination sera celle des anarchistes, dès la Deuxième Internationale (1889).

Je poursuis, au début du XXe siècle avec la Deuxième Internationale : ces dirigeants politiques (les socialistes d’avant la création des partis communistes) très bien intentionnés peuvent susciter, par exemple, de la part d’un délégué d’un congrès l’interrogation suivante : « Vous vous rendez compte, il n’y a pas un seul prolétaire dans la salle ! » Ce qui n’était pas du tout le cas avec la Première Internationale (1864-1876) où un proudhonien pouvait féliciter Marx, à Genève, de ne pas avoir pris part à une réunion parce qu’il n’était pas prolétaire. Dans la manière dont la Première Internationale avait été organisée, c’étaient bien les travailleurs qui se libéraient eux-mêmes. Dès la Deuxième, la situation s’est particulièrement complexifiée et il n’en a plus été question. La domination et l’aliénation se sont accentuées. Il est vrai qu’il est particulièrement difficile de s’auto-organiser dans ce nouveau contexte industriel, économique et social, où les syndicats comme les organisations politiques étaient devenus absolument nécessaires.Voilà comment peu à peu s’est mis en place un processus d’élimination de l’émancipation. Aujourd’hui, on découvre l’étendue de la catastrophe.

Étudiant la Révolution russe de 1917, j’essaye de démontrer cette réalité avec des témoins de l’époque. Mon premier grand témoin est Alexandre Berkman, juif lituanien émigré à la fin du XIXe siècle aux États-Unis à 17 ans. Il est d’abord ouvrier anarchiste, puis intellectuel. Victime de la répression anti-ouvrière du début du XXe siècle aux États-Unis, il est expulsé en 1919 vers la jeune Union soviétique. Nous sommes dans les années 1920, au début de la Révolution russe. Il voit ce qui se passe : l’élimination des opposants et la mise en place immédiate de la bureaucratie. C’est avec Berkman que je mets en quelque sorte en pièces le mythe bolchevique. Je me sers également de l’extraordinaire puissance inventive de l’abstraction artistique qui naît à ce moment-là. J’observe de près l’école de Vitebsk4 en faisant un travail sur Malevitch5 pour comprendre comment le mythe (bolchevik) ajouté au cinéma (d’agit-prop) se constitue et s’impose de manière logique. C’est-à-dire qu’on ne peut imputer à Lénine, à Trotski ou à tel ou tel la responsabilité de la situation. C’est bien plus compliqué, car il s’agit d’un processus dans une situation de guerre civile, d’isolement international de l’Union soviétique et de difficultés matérielles innombrables et inouïes. La situation est telle que cette logique s’enclenche, et quand Staline à la fin des années 1920 prend le pouvoir, on assiste à l’élimination systématique des opposants au cours de procès retentissants (les grands procès de 1938).

J’avance, au fur et à mesure, de manière chronologique. Dans ma mise en perspective – j’allais dire dans ma mise en pièces – des idéologies, je cite ces témoins qui explicitent ce qui se passe vraiment là où ils sont. Je prends alors un deuxième témoin fondamental, Boris Souvarine6, pour faire la critique sociale des années 1930.

Je précise que je parle de l’émancipation en tant que processus et expérience ouvrière-populaire mise en cause par les idéologies, et non d’idéal. La démarche de Marx, reconnaissant en 1865 dans une lettre à l’Internationale l’erreur qu’il avait faite en 1848 en qualifiant de « socialiste utopique » le mouvement auto-organisé des coopératives en Angleterre, est exemplaire à cet égard. Marx en tant que théoricien, mais aussi comme militant politique, reconnaît et convient de l’importance de cette expérience ouvrière en Angleterre. Au siècle suivant, dans l’Entre-deux-guerres, on n’en est plus là. L’expérience ouvrière se réduit à l’application des mots d’ordre les plus largement répandus par les appareils politiques.

Les idéologies

Je continue donc avec la critique des idéologies, d’abord l’idéologie libérale, ensuite l’idéologie marxiste orthodoxe que je prends soin de bien séparer du marxisme critique en tant que pensée (cf. l’École de Francfort). Et on arrive précisément à cette période catastrophique de la montée du fascisme, et du nazisme ensuite. Je ne développe pas sur l’idéologie fasciste. Dans mon ouvrage je parle notamment de la signification de sa prégnance de plus en plus grande. Le stalinisme est en place, mais à ce moment il n’est pas possible de le mettre en cause de manière systématique, car l’URSS et l’Internationale Ouvrière, le Komintern, apparaissent comme le rempart contre le fascisme. D’où les énormités d’Aragon, écrivant son poème en faveur de Staline. Mais on l’a vu à l’oeuvre, ce rempart au fascisme ! Donc je fais un détour par la guerre d’Espagne et je montre que cette lucidité apparente est en fait une illusion gravissime, qui aboutit justement à la mise à l’écart de l’émancipation.

Mais pendant ce temps, il existe quand même des brèches. L’utopie est toujours là. La brèche, en 1936, n’est pas tellement en France avec le Front populaire, mais en Espagne. Son intérêt réside dans la manière formidable avec laquelle elle se défend et essaie de percer, mais la répression est trop forte. Tout au long de mon travail je me suis intéressée au livre de l’historien britannique Eric Hobsbawm (1907-2012), L’Âge des extrêmes, qui est une traversée du XXe siècle. Pourtant même chez lui, l’URSS s’en tire bien en Espagne. Il écrit que l’URSS a quand même été le rempart face au fascisme.

Je passe sur l’extraordinaire catastrophe que constitue la Deuxième Guerre mondiale. Pendant ce temps, le progrès technique fait des pas de géant. En 1945, vous imaginez la catastrophe qui vient de se dérouler ! Il y a des gens lucides, notamment Günther Anders7 que j’utilise. On redécouvre maintenant ce penseur dont je connais depuis très longtemps les travaux grâce à un grand chercheur, Philippe Evernel8, qui m’avait conseillé dès 1968 de le lire absolument. Ainsi, dès les années 1950, Günther Anders montre la fuite en avant du monde contemporain vers la technique et l’oubli : on ne veut pas voir, ni entendre, ni savoir ce qui s’est passé. Et c’est à cette étape de mes recherches que j’effectue alors le gros travail qui est au centre de mon livre : le traitement critique d’une troisième idéologie, le structuralisme.

Le structuralisme se développe à l’issue de la Deuxième Guerre mondiale, avec notamment Claude Lévi-Strauss9. Je rends d’abord hommage à Lévi-Strauss, dans la mesure où celui-ci a permis une ouverture extraordinaire sur les peuples premiers avec tout ce que cela implique comme reconnaissance. Il va même faire une critique radicale de la civilisation occidentale et mettre en cause le progrès technique. Mais au fur et à mesure que la puissance intellectuelle du structuralisme se lève, ses théories entraînent la méconnaissance de traits fondamentaux des personnes et des sociétés humaines. Lévi-Strauss partage avec un des linguistes les plus prestigieux, Roman Jacobson, les mêmes conceptions structuralistes. J’ai étudié à cet effet minutieusement leur correspondance, qui montre que peu à peu l’intellectualisme structural se met en place et de manière suffisamment élaborée et complexe pour permettre à Lévi-Strauss, qui a une ambition fabuleuse, de comprendre les sociétés quelle que soit l’histoire, quelle que soit la géographie, quelle que soit la temporalité. Il veut montrer que les sociétés sont en fait guidées par des structures contre lesquelles les hommes ne peuvent absolument pas aller. Il appuie sa théorie notamment sur l’interdit de l’inceste. Ainsi, l’histoire a tendance à être largement contenue, voire éliminée à travers cette idéologie par des permanences, des raideurs, des obligations… Et tout cela s’explique par des mythes. C’est un retour aux mythes. Dans un chapitre précédent, je procède d’ailleurs à une critique de la pensée de Georges Sorel (1847-1922) et de sa théorie du mythe qui, appliquée à la politique, sera tristement illustrée par le mythe bolchevik. Mon livre a aussi comme objectif de répondre à Walter Benjamin qui demande de libérer incessamment l’histoire des mythes. Je me suis donc efforcée de démonter le mythe qui tend à enlever toute capacité d’intervention des individus sur leur histoire : il n’est plus alors question d’émancipation. Même le philosophe Michel Foucault (1926-1984), qui est un structuraliste critique, n’a pas un mot dans son oeuvre sur l’émancipation, malgré sa thèse extrêmement intéressante qui montre le lien entre pouvoir et résistance. Le processus du structuralisme aboutit en 1968 à cette aberration invraisemblable qu’est l’althussérisme. Le philosophe Louis Althusser (1918-1990) expliquait que le complexité de la société, de ses structures, est telle que celui qui vit la domination en continu ne peut accéder à la connaissance de sa propre expérience. Elle lui échapperait. Althusser, qui avait l’ambition de remplacer Marx, considérait qu’il fallait être en mesure de comprendre les mécanismes des structures de l’exploitation dans toute leur complexité. Bref, selon lui, les philosophes seraient maîtres après Dieu ! Résultat : aucune expérience n’aurait de sens sans l’explication des spécialistes de la connaissance. On aboutit à cette aberration fabuleuse où, dans les années 1960, alors qu’une partie de la population chinoise est assassinée au nom de la Révolution culturelle, on vante partout, en France en particulier, les bienfaits du Petit Livre rouge et des thèses de Mao Zedong. Est-ce que cela est terminé ? Aucunement. Le cadre structuraliste subsiste. Voir à ce propos Lacan (1901-1981), psychanalyste et théoricien pour qui « l’inconscient est structuré comme un langage ».

Je termine mon livre par la décolonisation. J’ai traité cette question en mettant surtout l’accent sur deux colonies : le Vietnam et l’Algérie, mais pas seulement. J’en évoque d’autres, comme le Kenya ou le Cameroun, qui ne sont pas françaises. Là encore, c’est le même processus. Ho Chi Minh, qui a été le grand héros de la libération vietnamienne, a éliminé dès le début tous ceux qui ne suivaient pas une ligne conforme à la politique du Komintern. C’était difficile à l’époque, pour qui luttait contre le colonialisme, d’aller à l’encontre de tout cela. Mais grâce à des historiens américains notamment, j’ai réussi à mettre en scène cette difficulté.

Avec l’Algérie, j’ai voulu y regarder de plus près. Je m’y suis d’ailleurs rendue au moment du Hirak et j’ai participé à un certain nombre de manifestations. J’ai voulu voir vraiment comment ça se passait, de façon à comprendre comment la population, tout d’un coup, a voulu se réapproprier sa libération confisquée de 1962. Je vous assure qu’aller sur place en Algérie, c’est un peu comme suivre les Gilets jaunes ici, en France. Ce que j’ai fait également. Rien ne vaut l’expérience pour voir ce qui se passe et surtout écouter. Donc j’ai voulu comprendre cette réappropriation de la libération qui leur avait été confisquée en remontant dans le passé et savoir comment ça s’était déroulé.

Je vous épargnerai mai 1968, certains d’entre vous l’ont connu. On pourra revenir sur cet épisode dans la discussion. Voilà donc mon livre sur le XXe siècle et l’émancipation que je viens de parcourir très, très rapidement.

Francis Juchereau (FJ) : Pour résumer très brièvement : le XIXe siècle était un temps révolutionnaire, lourd de promesses, que le XXe siècle a complètement recouvertes.

Michèle Riot-Sarcey (MRS) : Oui, mais pas au départ, c’est-à-dire jusque dans les années 1910. Adorno a raison de parler des « fausses années 1920 » qui ont suivi. Nous discutions en aparté du mouvement Dada. Il y avait là un vrai pôle de créativité. Ce n’est plus le cas dans les années 1920, avec le surréalisme. En même temps que naissait le dadaïsme, c’était aussi l’invention fabuleuse de l’art abstrait. J’ai beaucoup travaillé ces questions grâce à Walter Benjamin10. Lui a pensé l’Histoire, moi je l’écris, pour voir si ça tient toujours.

Vous imaginez la naissance de l’art abstrait ! Je pense en l’occurrence à Paul Klee11 qui disait que cet art « rend visible ce qui est invisible ». Ce début de XXe siècle est absolument extraordinaire. Ce n’est pas simplement la révolution russe en 1905, mais partout ça s’enflamme. On croit à nouveau à l’émancipation, une émancipation davantage pleine de promesses parce que l’éducation s’est répandue, parce qu’il y a eu des révoltes et parce qu’on a l’impression d’être moins abruti par l’exploitation. Il apparaît aussi quelques lois sociales. C’est un élan extraordinaire. Je l’ai vraiment imaginé en voyant à Paris l’exposition sur l’art abstrait en Russie, à Vitebsk. Cette ville était entièrement peinte : les rails, les wagons… On imagine la population. C’était un moment fabuleux, même s’il y avait des tensions entre les uns et les autres. Même si le peintre Malevitch est comme Proudhon : un personnage extrêmement autoritaire. Il n’empêche qu’on y croit. On y croit, vraiment. Et c’est un peu partout que ça se passe. L’anarchisme est alors arrivé en Chine… Surgissent alors des éléments de croyance invraisemblables et l’ouverture de tas de possibles. J’ai mis en exergue de mon livre ce que disait Edgar Quinet : « La Révolution française a ouvert la voie à l’impossible ». Je revois cet impossible ressurgir ponctuellement, plus tard, dans les années 1930. Mais le fascisme est tellement présent que les choses ne peuvent pas s’épanouir.

LE DÉBAT

Une intervention : Justement, par rapport à l’émancipation et à sa perte, je constate en ce moment un appel à la liberté qui s’exprime fortement. Dans nos milieux, les gens osent effectivement aujourd’hui faire des choses qu’ils n’osaient pas faire il y a dix ou vingt ans pour s’opposer au système, frontalement. Mais quand ça résiste trop, le pouvoir est plus fort que nous.

MRS : On vit à présent une épreuve de vérité. Les idéologies ont failli et toutes sortes de choses se font. Demain je serai sur le Plateau limousin, où ce genre d’expériences se déroulent. J’ai suivi les Gilets jaunes et, de très près, quelques-uns de leurs collectifs. D’ailleurs, mon livre se conclut par les témoignages d’un Gilet jaune de Commercy et d’un habitant de Faux-la-Montagne, qui montrent que nous sommes aujourd’hui dans une situation où nous pouvons affronter la réalité. Les Gilets jaunes de Commercy, comme ceux de Saint-Nazaire, avec leur Assemblée des assemblées, ont réinventé la démocratie. J’étais présente, j’en suis témoin.

C’était extrêmement difficile de faire en sorte que qui que ce soit dans l’Assemblée puisse prendre la parole, que tous participent. Il est également difficile d’organiser de petites commissions avec très peu de gens pour que chacun puisse s’exprimer, ainsi que de tirer des conclusions et faire la synthèse. Mais les traces de cet apprentissage, de cette expérience très difficile, sont là. J’ai tous les documents. Mais j’attends que les acteurs écrivent. Et l’historien doit maintenant être acteur de l’histoire contemporaine.

Une intervention : Ton discours est très brillant, il faut le reconnaître. Mais qu’en est-il de la classe ouvrière ? Parce je demeure un marxiste. Tu veux dénoncer le mythe bolchevique ; mais le mythe bolchevique, il est partagé : d’un côté il y a les staliniens, de l’autre côté les trotskistes. Ce n’est pas si simple. La classe ouvrière a-t-elle un rôle ? Les classes sociales ont-elles un rôle ? Je suis marxiste, donc je pense toujours que les classes sociales sont le moteur de l’Histoire. Toi, tu sembles effacer ce moteur.

MRS : C’est l’inverse. Je n’ai pas développé ici la totalité de ce que j’ai écrit dans mon livre, mais je démontre pied à pied, point par point, à quel moment on perçoit, justement, le surgissement du véritable moteur de l’Histoire que sont les classes sociales, et en particulier les classes ouvrières. Je prends des témoins. Ça te touchera directement au c?ur car je prends, par exemple, comme témoin un acteur de la grève de 1947 en France. Je fais la même chose aux États-Unis où la classe ouvrière a été écrasée. On parle toujours des syndicats, mais les premiers syndicats n’avait rien à voir avec le syndicalisme actuel. Je leur donne à chaque fois la parole. Ils sont moteurs d’Histoire. Mais les idéologies surplombantes sont suffisamment organisées pour empêcher, en quelque sorte, leur émergence. Mon livre est ponctué de ces émergences. C’est maintenant d’autant plus vrai que les idéologies ont failli et mettent du même coup ces acteurs au premier plan. Mais on a une tellement longue histoire de délégation de pouvoir, qu’il est très difficile aux uns et aux autres de reprendre en charge leur propre liberté.

Le même intervenant : Les idéologies n’ont pas tant failli ; c’est la classe sociale oppressive qui s’est montrée souple et puissante. Elle s’est montrée capable d’acheter, de capter une partie de la classe ouvrière au fur et à mesure que telle ou telle théorie se présentait, comme le réformisme, apparu en France avec Millerand – le presque synonyme de Mitterrand  y a 120 ans au sein des gouvernements. Toute une série de personnages vont être attirés par les mirages de la bourgeoisie. Mais au fur et à mesure de ce processus, une idéologie, à mon sens, n’a pas fait faillite, et je m’y réfère toujours : le marxisme. Mais j’ai vu, au fur et à mesure, que les idéologues chargés de représenter ce marxisme sont tombés et nous ont trahis.

MRS : Mais je ne dis pas autre chose.

Une intervention : Juste une question sur ce que représente la classe ouvrière. Est-ce que c’est une catégorie historique, ou peut-elle être résumée en une catégorie sociologique, comme semble le suggérer l’intervenant précédent ? Je crois que c’est une catégorie historique, comme Marx l’indique dans le Manifeste communiste de 1844. Sinon, on ne comprend pas ce que veut dire l’idéologie, c’est-à-dire le mensonge par rapport au réel.

MRS : Bien sûr que c’est une catégorie historique, ça paraît évident, mais je ne pense pas que le camarade disait l’inverse.

Une intervention : Vous avez mentionné le fait qu’aujourd’hui, il y avait un enjeu au niveau de l’émancipation. J’ai bien compris l’émergence de mouvements sociaux porteurs de l’émancipation. Mais comment passe-t-on de ces germes à la réalité de l’émancipation ? Ma question est peut-être aussi pour faire le lien avec 1968, où j’ai l’impression qu’il y avait de fortes forces sociales allant vers l’émancipation. Et il y avait aussi à côté de fortes forces politiques pouvant potentiellement sublimer ces forces en force de pouvoir vers l’émancipation des gens. Aujourd’hui, dans l’émergence que l’on observe, on a une situation où il n’y a pas de groupe politique ayant la capacité de sublimer cette émancipation en germe, pour la faire passer à des situations de pouvoir ou de révolution.

MRS : C’est étonnant : je ne cesse de présenter un peu partout mon livre, et c’est toujours la même question qui revient. Cela veut dire qu’on atteint un degré de lucidité et de pensée critique largement partagé par les uns et les autres. Cette question, je me la suis posée et cela va être l’objet de mon troisième volume, après Le Procès de la liberté et L’Émancipation entravée.

Donc je partirai de 1968 pour aller jusqu’à maintenant et tenter de répondre à cette question qui est la plus difficile. Je disais en aparté qu’à l’heure actuelle il est très difficile de prendre en charge sa propre émancipation ; il faut sortir des tutelles qui nous enferment. Et cette remarque ne date pas d’aujourd’hui : Sénèque avançait cette idée il y a 2000 ans.

Le système libéral et néolibéral atteint un degré de perfection dans sa capacité de se recycler constamment. Le système publicitaire, notamment, est capable de détourner complètement les idées libératrices pour, au contraire, enfermer. Le libéralisme a réussi la chose inouïe de fragmenter les individus. Les gens sont isolés et essayent de s’en sortir, soit dans la famille, soit tout seuls, soit à travers le yoga. Déjà Benjamin expliquait cela avec l’expérience du spiritisme, car il est impossible de vivre dans cette société quand on est lucide. Il faut donc en sortir ; il faut bien vivre. On n’est pas féministe 24h sur 24, parce qu’on deviendrait cinglée. On n’est pas marxiste 24h sur 24, parce que ce n’est pas possible. Il n’empêche que pour être libre, il faut constamment s’interroger. On a dit pis que pendre sur le « woke ». Mais qu’est-ce que c’est ? Comme l’écrivait Jacques Derrida à propos de la déconstruction : c’est être en capacité d’éveil. C’est-à-dire, chaque fois, se poser la question : Ce qu’il dit ou ce qu’elle dit, d’où ça vient ? Comment ? Quel sens ça a ? Et on ne peut pas faire ça tout seul. Donc, la première chose, c’est constamment être en capacité de dialoguer. D’ailleurs, on n’est pas libre seul. On n’est libre que si l’autre est libre. C’est la définition de Condorcet. C’est un travail immense. Et cela fait deux siècles que le système vit par la délégation de pouvoir : deux siècles d’apprentissage et de tradition de la délégation de pouvoir. Et en face il n’existe pas de tradition d’auto-organisation. On a l’impression à chaque fois de réinventer quelque chose. C’est un travail absolument dantesque. Mais (il y a un « mais » !) la catastrophe est tellement imminente, ne serait-ce que la catastrophe écologique. Il fait 50°C au Brésil et les copains au Chili me disent que ça brûle en ce moment à Valparaiso à cause de la chaleur. Tout le monde est conscient de cela. Si on n’a pas le réflexe spontané et immédiat de s’auto-organiser, eh bien, on meurt tout simplement.

Cela paraît être un discours extrêmement radical et extrêmement pessimiste, mais on n’a pas le choix. Le mur est suffisamment difficile à franchir et ceux à qui on délègue le pouvoir, sont dans l’incapacité de prendre la moindre mesure, même avec la meilleure volonté du monde. Face à cette situation, je pense qu’il va y avoir des réactions absolument inattendues. Regardez l’entraide dans les villages, avec les inondations ! Je pense qu’il y a là quelque chose qui va permettre une accélération de l’auto-organisation, parce qu’on n’a pas le choix.

Une intervention : Est-ce qu’on n’est pas à la fois dans l’espérance, dans le sens que vous mentionnez, et sur une ligne de crête où on peut basculer aussi ? Le chaos peut amener le fascisme. Voyez ce qui se passe en Argentine, où les plus pauvres votent pour un président qui va leur supprimer des aides, libéraliser l’éducation, etc. C’est pareil pour l’éventuelle arrivée prochaine de Trump. On risque de basculer, pas dans l’auto-organisation, mais dans la délégation de pouvoirs aux fascistes.

MRS : Je suis complètement d’accord avec vous. Et c’est face à ce risque immédiat qu’en ce moment un certain nombre de gens sont en train de s’auto-organiser en Argentine, voyant l’horreur absolue arriver. Il va y avoir des réactions beaucoup plus rapides qu’on n’imagine.

Le même intervenant : Dans cette perspective, l’auto-organisation est certes incontournable, mais à un moment donné se pose le problème du rapport entre auto-organisation et délégation pour affronter des problématiques qui sont planétaires. On ne pourra pas affronter ces problématiques en s’auto-organisant au niveau local. À un moment donné, il faut que cette auto-organisation trouve des relais articulés.

MRS : Bien sûr. Mais ça se fera, c’est obligatoire. Même les Gilets jaunes y ont réussi, même s’ils n’ont pas perduré.

Une intervention : Dans ce match qui a duré 250 ans (puisqu’on part de Condorcet), où s’affrontent d’une part l’utopie-émancipation-auto-organisation et, d’autre part, le capital allié à tout ce qui opprime, tu fais le constat que les formes de l’auto-émancipation ont été battues.

MRS : Elles ont été confisquées par une avant-garde.

Le même intervenant : Elles ont quand même été battues. De manière répétitive, elles n’ont pas réussi…

MRS : Non, elles n’ont pas été battues.

Le même intervenant : Les coopératives ont été récupérées. Les mutuelles…

MRS : Elles n’ont pas été battues. Elles ont été récupérées. Le camarade de Lutte ouvrière dit aussi cela et d’un certain point de vue, il n’a pas tort. Elles ont été récupérées. Le système a fait de telle manière qu’il y a eu substitution. Par exemple : c’est quoi, l’État social ? Je le démontre dans mon livre.

En 1945, il y a eu un vrai compromis historique, entre les forces de résistance, les forces qu’on disait progressistes, et le libéralisme capitaliste. Donc, pour avoir la paix, il y a eu cet État social. Et de fait, on a transformé la liberté en protection. Du même coup, tous les partis politiques ont parfaitement marché, tellement bien marché que tous les socialistes, toute la sociale-démocratie s’est mise au ban de l’histoire, même si des gens comme Mitterrand ont été très largement protégés par les historiens. Regardez ce que la IVe République a fait pendant la colonisation et la guerre d’Algérie : une collaboration avec les forces de domination.

Les forces progressistes n’ont pas été battues. Elles se sont laissé guider par des compromis invraisemblables. J’ai découvert qu’il n’y a pas eu une seule grève en France décrétée par les syndicats en faveur de la libération de l’Algérie ou du Vietnam ! On a fait en sorte d’enrober la totalité de ces avant-gardes progressistes dans un processus suffisamment subtil, suffisamment pervers pour qu’on aboutisse à des aberrations.

Le même intervenant : On peut perdre une bataille sans perdre la guerre dans le temps long. Les formes de l’émancipation ne se sont pas affirmées, n’ont pas pris une puissance telle que, même partiellement, elles aient vraiment gagné des positions.

MRS : Il faut déjà savoir comment ça s’est passé. J’essaye d’expliquer avec mon bouquin comment on est arrivé là.

Une autre intervention : Et malgré ton constat, l’émancipation est une revendication permanente. Elle traverse les 200 ans et les modes d’auto-organisation, même s’ils ne sont pas majoritaires, ont toujours existé. On vient de parler des Gilets jaunes. On a parlé de la guerre d’Espagne aussi. Mais ça existe aujourd’hui sous des formes différentes dans des collectifs. Elle existait sur les ZAD et ainsi de suite.

Le même intervenant que ci-dessus : Mais le problème est : pour quel résultat ? Compte tenu des enjeux, des rapports de force, on aurait besoin aujourd’hui de trouver des points d’accroche qui nous permettraient de dire qu’on a effectivement des expériences, des formes, des maquettes nouvelles dans tous les domaines de la vie, qu’on appelle ça de l’auto-organisation ou tout au moins des formes émancipatrices.

MRS : Mais il y en a plein, sauf que, comme les idéologies n’ont plus cours, il n’y a pas la mise en ?uvre de cette centralité qui transforme l’idéal en quelque chose de l’ordre de la doctrine. Mais petit à petit, on va découvrir, on va apprendre de tout ça. C’est difficile à suivre, il faudrait une nouvelle internationale, comme la Première du terme, pour qu’on puisse se coordonner. Mais on est quand même un certain nombre à l’écoute de ce qui se passe en Argentine, de ce qui se passe en Chine où il y a une grève tous les quarts d’heure, etc. Il faut pouvoir être informé de tout ce qui se passe pour essayer de faire sortir ces expériences à la fois multiples et de plus en plus élaborées. Et ce n’est pas simplement le Chiapas. Je pense qu’il faut être optimiste. Tu es pessimiste.

Le même intervenant : La question n’est pas d’être optimiste ou non. Quand tu lis Walter Benjamin, il ne ressort ni optimisme ni pessimisme, c’est me semble-t-il autre chose.

MRS : C’est une lucidité. C’est ça, la pensée critique. Avant d’avoir un guide, il faut savoir d’où on vient, comment ça s’est passé. Il faut renouer entre passé, présent et avenir. Il faut apprendre.

Une intervention : Je ne suis pas sûr qu’on ait besoin tout le temps de guide Michelin, ni de Mollah, ni de choses comme ça. Je voudrais revenir sur l’impuissance du pouvoir, parce que pour moi c’est un n?ud de la question. On croit et on se soumet à l’autorité, alors qu’on n’a absolument rien à faire, ni à gagner à ce jeu-là. Les valeurs morales ne sont peut-être pas cotées en bourse, comme le rappelait mon ami Mouna, mais quand même ! Les idéologies n’existent pas pour moi. Il n’existe que des faits. Et les faits (les fées), c’est aussi les magiciens qui sont à côté.

Une autre intervention : On parle de magiciens, et ça me fait penser à Louis Althusser par rapport à l’idéologie. Il y a quand même une formule, il me semble d’Althusser, qui peut être intéressante. Dans Idéologie, appareils idéologiques d’État, il dit : l’idéologie c’est le rapport imaginaire que les personnes entretiennent avec leurs conditions matérielles d’existence. Or, est-ce que ce n’est pas justement au niveau de cette sphère de l’imaginaire même, que la colonisation des structures capitalistes (on les appelle comme on veut) a agi ? Ce qui fait que, finalement, dès lors que nous voulons entretenir un rapport avec nos conditions matérielles d’existence dans une visée émancipatrice, nous en passons par un imaginaire qui, lui, d’entrée de jeu, est déjà colonisé par quelque chose qui va nous détourner précisément d’un processus émancipateur et va plutôt nous faire aller vers des postures réactionnaires, régressives : la peste émotionnelle, comme disait Reich. Donc l’imaginaire, c’est quoi, dans cette médiation-là ? Qu’est-ce que c’est que cet imaginaire ? Comment vous le définissez ? Quelle est son économie ? Quelles sont ses structures ? Et quels sont les effets de pouvoir qui y agissent aussi ? Parce que je crois que dans le domaine de l’imaginaire, et plus généralement de ce qu’on appelle la culture, les effets de pouvoir fonctionnent à plein. Mais comme ils sont diffus, on ne les voit pas parfois.

MRS : Vous avez parfaitement raison. C’est ce que je disais à propos de la publicité. Je pense que le système « libéral » dans lequel nous sommes depuis 200 ans est incontestablement lié à cette reproduction continue d’un processus de captation. Il ne s’agit pas simplement de domination et d’aliénation, mais de captation de la pensée, au point que ce n’est pas simplement la pensée critique qui n’existe plus, mais la capacité de penser par soi-même, tout seul. Du même coup, il faudrait pouvoir travailler sur cette appropriation de la pensée, de l’imaginaire. J’ai relu justement récemment à ce sujet le Malaise dans la culture de Freud. Il faudrait pouvoir saisir ce processus de captation, par exemple de la pulsion de mort chez les gens qui éprouvent la nécessité d’accéder à quelque chose d’inaccessible. L’invention de la profusion des besoins, c’est capturer l’imaginaire, l’orienter de telle manière qu’on ne puisse pas se passer du monde virtuel auquel les technologies actuelles font accéder. La connaissance, par exemple, ne passe pas maintenant par la lecture ou la prise de notes, mais par une pré-construction : il suffit d’appuyer sur un bouton et on a la réponse. Et cela va beaucoup plus loin que ChatGPT on l’intelligence artificielle. La pré-construction de la vie ne capte pas simplement l’imaginaire, mais fait en sorte de pressentir le devenir des besoins de l’individu. L’auto-organisation est captée par le système. C’est flagrant avec la manière dont fonctionne la publicité.

Au moment des phases finales du championnat du monde de foot, j’enseignais à la fac juste à côté du Stade de France. Il était impossible de parler d’autre chose, même avec les collègues. Donc, au moment de la finale, je suis partie à Vézelay. Eh bien à Vézelay, sur la place devant la basilique, il y avait un grand écran ! Là, je me suis dit : Ils sont tous aliénés, ou c’est moi qui ne comprends rien ? J’ai eu à ce moment une discussion avec un jeune et brillant mathématicien fan de foot. Il m’a dit : Tu ne te rends pas compte, les gens ont besoin de souffler, ce sont des moments de respiration exceptionnels. Alors je suis devenue tolérante, mais je m’en irai de Paris au moment des Jeux olympiques ! Le système sait se placer en offrant ces « moments de respiration ». « Du pain et des jeux » : c’est une très une vieille histoire.

Une intervention : Pourtant le chaos arrive, même dans les matchs de foot. Il n’est plus possible de gouverner ces matchs, des incidents surviennent sans arrêt, il y a même des morts. C’est le symptôme d’une maladie sociale. À un moment donné, le faux a tout dominé. Alors comment lutter contre le faux, notamment quand des psychanalystes comme les successeurs de Lacan disent : « On ne peut pas bouger puisque les structures sont là pour nous en empêcher. Il y aura toujours un maître » ?

Une intervention : Avez-vous cherché pourquoi l’humain a cette tendance à accepter l’emprise ? Soit avoir une emprise sur les autres, soit qu’un autre ait une emprise sur soi.

Par ailleurs, l’allusion au foot me faisait penser à un journal où j’ai lu que lors des récentes émeutes, des garçons de douze ou treize ans étaient heureux d’être ensemble car cela faisait longtemps qu’ils ne s’étaient pas retrouvés. Cela me rappelle un peu les matchs de foot à la grande époque de l’OM. J’y assistais, on ne faisait qu’un dans le stade, quelles que soient nos origines sociales ou notre rang de spectateur.

MRS : Dans le militantisme, il y a aussi cette forme de communion : on est tous ensemble. Les réseaux sociaux, c’est aussi ça. On a besoin d’être d’accord avec l’autre, d’être en correspondance. On n’est pas toujours en train de débattre. Quand vous êtes dans des manifs où quelque chose se déroule vraiment – ce qui n’est plus beaucoup le cas maintenant  quelque chose se passe, on a besoin d’être ensemble. C’est une bonne chose, à condition de ne pas se laisser aller à une fausse unanimité car c’est à ce moment là que les idéologies se surimposent à l’idée commune. Il s’agit de « redescendre sur terre », si je puis dire, à chaque fois. Il s’agit aussi de débattre, comme on le fait maintenant, d’écouter l’autre.

L’emprise ce n’est pas tout à fait ça, c’est autre chose. Par exemple, par définition, un môme est dépendant de ses parents. Si l’enfance s’est mal passée, les traumatismes passent ou ne passent pas. C’est compliqué. On peut parler d’emprise dans ce cadre-là.

Le même intervenant : À l’opposé, de l’autre côté de l’ensemble et de la dualité, il y a la solitude. Et ça, ce n’est pas évident à traverser.

MRS : Personne ne peut vivre seul complètement. On n’est pas libre seul et on ne vit pas non plus seul.

Une intervention : J’ai apprécié que tu nous dises que la situation était grave, parce que peu de gens le disent. J’aimerais signaler un exemple, Haïti, où aujourd’hui des bandes de bandits assassinent les gens en pleine rue et font la loi. Je vais paraphraser un peu Victor Serge, qui nous disait au siècle dernier « Il est minuit dans le siècle ». Il le disait en 1940. Aujourd’hui « il est déjà minuit dans ce nouveau siècle » et nous ne sommes qu’en 2023.

MRS : [presque en aparté] … minuit et demi.

Le même intervenant que ci-dessus : Il y a la catastrophe sanitaire, la catastrophe écologique et la catastrophe d’État. Les États s’effondrent et je pense à Haïti, mais on pourrait aussi penser à cette immense ville de Kinshasa, de quinze millions d’habitants, où il ne reste plus aux habitants que la musique pour vivre. C’est heureux qu’une conférencière pointe le doigt sur l’extrême dangerosité du volcan sur lequel nous dansons. Ne seraient-ce que les deux conflits en cours (Ukraine, Israël-Palestine) : quelque chose d’innommable ! Peu de penseurs, d’intellectuels ont cette analyse. C’est une aberration due au capitalisme et à la société dans laquelle nous vivons.

Une intervention : D’abord une petite parenthèse, puis ma question. À Kiev, il y a une célèbre avenue qui s’appelle l’avenue Chevtchenko (prénom Taras, considéré comme le plus grand poète romantique ukrainien, peintre, ethnographe et humaniste). La plupart des gens aujourd’hui sont persuadés que c’est un hommage au footballeur Chevtchenko (prénom Andreï, footballeur international devenu homme politique). Cette anecdote illustre les dérives des cultures modernes par lesquelles l’imaginaire et les récits se reconstruisent. Comme vous le signaliez, le foot tend à prendre une place de référentiel culturel principal.

Ma question : pour avoir eu la chance d’avoir été dans des zones de conflits ou d’effondrements de sociétés, je suis curieux de connaître votre futur ouvrage, le troisième de la série. Nous avons de nombreux cas contemporains comme par exemple le siège de Sarajevo où les habitants ont tenu la ville pendant 1300 jours face à six armées nationales. On a la libération de Oaxaca en 2005 où une ville d’un million d’habitants s’est autogérée. Il existe de nombreux cas comme ça. On a mentionné les zapatistes. Actuellement, au Mexique, il y a une tentative de proposer une réforme constitutionnelle qui abolirait la forme du gouvernement pour revenir à un système multi-communautaire. Ainsi, je suis très curieux de voir vers où vous orientez votre travail. Qu’est-ce que vous allez explorer ? Et est-ce que ces zones qui génèrent un savoir fou, qui sont d’autres références sémantiques, cognitives, etc., vont faire partie de ce travail ?

MRS : Je n’ai pas fait seule le livre que je présente ce soir. J’ai fait seule un maximum de choses. C’est impossible d’appréhender seule une telle réalité. Je suis spécialiste de l’utopie, je travaille sur l’utopie depuis très longtemps avec d’autres chercheurs et sociologues. Il y en a un d’ailleurs qui faisait le tour du monde en moto pour essayer de noter toutes les expériences utopiques qui sont à la fois critiques du système, ou des pouvoirs établis, et qui projettent un devenir meilleur. Mais ces expériences sont fragiles, jamais totalement pérennes ; c’est un combat permanent.

On a donc une double difficulté : il faut repérer ce qui est toujours transitoire, et être en capacité de lucidité suffisante pour discuter avec les uns et les autres. C’est une chose que je ne peux absolument pas faire seule, surtout quand on a l’internationalisme chevillé au corps. Il y a aussi la rigueur de l’historien. Il faut toujours être très attentif aux réalités, aux expériences. J’ai polémiqué avec des historiens américains qui considèrent que les utopies réelles n’existent pas. Pour moi, il s’agit du « réel de l’utopie », c’est à dire d’un processus constamment en guerre contre le système. Vous connaissez la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Ils ont une fragilité permanente en ce qui concerne la propriété collective, car le système ne veut absolument pas céder à ce sujet. Donc cette fragilité est là tout le temps et pour tous. Il faut savoir ce qui résiste, sur quoi, et quel collectif cela concerne. Il ne suffit pas de lire les textes et les comptes-rendus. Donc je ne sais pas comment je vais faire le nouveau livre. Je n’en sais rien.

FJ : [s’adressant à l’intervenant précédent] Est-ce que tu peux donner des précisions sur la tentative de réforme constitutionnelle au Mexique dont tu parles ? Cette information paraît d’autant plus surprenante que les nouvelles venant du Chiapas ne sont pas forcément bonnes. Les zapatistes se sont réorganisés dans un contexte plus difficile face aux offensives criminelles armées des narco-trafiquants, et celles du gouvernement, d’une autre nature.

L’intervenant précédent : Les zapatistes sont effectivement en perte de vitesse, ils sont remis en cause et ont perdu de leur aura. Mais il ne se passe pas que cela, au Mexique, où la situation est très contrastée. L’héritage de l’action des zapatistes au sud du Mexique a permis de soutenir pas mal d’autres mouvements dans le pays entier. Les zapatistes ne sont pas les seuls, même si en France on parle principalement d’eux comme mouvement libérateur.

Il y a eu malheureusement des formes de corruption des populations indigènes paysannes par les forces gouvernementales (forces fédérales et forces des différents États du Mexique), notamment par le biais d’« aides » en matériaux de construction, en engrais, etc. À cela s’ajoutent les exactions récentes des narco-trafiquants sur le territoire du Chiapas. Tout cela a amené à une redirection du mouvement zapatiste. Les caracoles12 se sont beaucoup déstructurés. Certaines communautés ne se réclament plus du zapatisme. Le succès du zapatisme, c’est qu’il disparaît pour laisser aussi derrière lui des communautés émancipées. Mais son influence est en recul. Il perd même la main sur les modes de culture. Dans certains États, les zapatistes sont critiqués pour le recours à la violence, mais quel choix ont-ils ? Dans certains États il y a une énorme spéculation immobilière qui se fait en collusion avec le gouvernement. Là, les narcotrafiquants ont moins de pouvoir. Dans d’autres États on leur laisse la main sur des zones entières : ils viennent dans les communautés kidnapper des familles, abattre des gens, etc. À ce niveau-là, les zapatistes ont encore la force armée nécessaire pour garantir la liberté des paysans et le rétablissement des communautés dans leurs droits sur leurs terres. C’est une vraie lutte physique, absolument pas soutenue par le gouvernement qui fait même des pression militaires sur les communautés. Dans certaines zones, entièrement zapatistes, l’autonomie est complète, l’administration n’enregistre même plus les naissances.

Dans une ville d’un million d’habitants comme Oaxaca, c’est complètement différent. En 2005, ils se sont libérés. Ils ont autogéré la ville pendant plusieurs années. Ils ont démontré un certain nombre de choses, qui constituent un patrimoine politique énorme. Mais après avoir accepté une trêve avec le gouvernement, le mouvement et ses dirigeants ont été liquidés. Des réseaux en portent cependant la mémoire. Il existe aujourd’hui un mouvement « des communautés de base » (entre 500 et 600 communautés dans le pays) où la « théologie de la libération » est très active. Cette mouvance s’étend aussi au Guatemala, en Amérique centrale, etc. Le réseau des communautés de base a pris un certain leadership dans le mouvement de libération indigène et il propose une réforme de la Constitution. Leur plate-forme de réforme constitutionnelle, qui fait l’objet d’un processus démocratique continu depuis plusieurs années, sera notamment présenté en 2024 lors des prochaines élections fédérales. En promouvant une réforme radicale et complète du pays, ce mouvement porté par la théologie de la libération tend à occuper un place que les zapatistes ne sont plus en mesure de prendre actuellement.

1Nous nous efforçons dans ce compte-rendu de distinguer « l’histoire » (science humaine) de « l’Histoire » au sens large. [NDLR].

2Alexis, comte de Tocqueville (1805-1859) est un magistrat, écrivain, historien, philosophe, politiste et homme politique français. Tocqueville défend la démocratie libérale dont il est un des principaux théoriciens. Il souligne l’évolution possible de la démocratie vers une dictature de la majorité au nom de l’égalité et rejette nettement à ce titre toute orientation socialiste.

3Théodore Adorno (1903-1969) et Marc Horkheimer (1895-1973) sont deux des principaux membres de cette école de pensée critique au sein du marxisme, apparue en Allemagne au cours des années 1920. Walter Benjamin (1892-1940) s’inscrit également dans ce courant, encore important aujourd’hui.

4 L’école artistique de Vitebsk (Biélorussie, ex-empire de Russie) ouverte en 1897 a vu passer jusqu’en 1923 à sa direction Marc Chagall et Kasimir Malevitch, comme élève Zadkine et comme mouvement le suprématisme. Cette école a apporté un contribution significative à l’avant-garde russe, à l’art juif et à l’art mondial (source : Wikipédia).

5 Kasimir Malevitch (1879 -1935) est un des premiers artistes abstraits du xxe siècle. Peintre, dessinateur, sculpteur et théoricien, Malevitch est le créateur d’un courant artistique qu’il dénomma « suprématisme » (source : Wikipédia).

6 Boris Souvarine (1895-1984) militant politique, journaliste, historien et essayiste russe et français. Militant communiste, exclu du Parti communiste français en 1924, il est dès les années 1920 un des grands critiques du stalinisme, auteur en 1935 d’une biographie pionnière de Staline (source : Wikipédia).

7 Günther Anders (1902 1992) est un philosophe, journaliste et essayiste austro-allemand. Ancien élève de Husserl et de Heidegger, il est un auteur critique de la technologie, pionnier du mouvement antinucléaire. Le principal sujet de ses écrits est la destruction de l’humanité (source : Wikipédia).

8 Philippe Ivernel (1933-2016), germaniste, a été enseignant-chercheur en théâtre, en littérature et en philosophie allemande à l’Université Paris-8. Remarqué pour son opposition à la guerre d’Algérie, il consacre à cette époque une thèse non achevée à Walter Benjamin, éditée après sa mort.

9 Claude Lévi-Strauss (1908-2009), anthropologue et ethnologue français, a exercé une influence majeure à l’échelle internationale sur les sciences humaines. Figure fondatrice du structuralisme à partir des années 1950, il développe l’anthropologie structurale, par laquelle il a renouvelé l’ethnologie et l’anthropologie en leur appliquant les principes holistes issus de la linguistique, des mathématiques et des sciences naturelles (source : Wikipédia).

10Walter Benjamin (1892-1940) philosophe, historien, critique littéraire, traducteur allemand rattaché à l’école de Francfort. Penseur redécouvert dans les années 1950, il a acquis une notoriété qui le place parmi les théoriciens majeurs du XXe siècle.

11Paul Klee (1879-1940) peintre allemand, auteur d’une oeuvre énigmatique dégageant une spiritualité séculière, considéré comme un des créateurs artistiques majeurs de la première moitié du XXe siècle.

12Un caracol (mot qui signifie « escargot, coquillage ») est le chef-lieu du gouvernement régional zapatiste, composé de délégués élus des municipalités autonomes de la région. Les 6 caracoles zapatistes dirigent et administrent les territoires zapatistes qui comptent en tout 31 municipios, communes autonomes regroupant des communautés villageoises sur une étendue comparable à un canton français.

 

La pensée décoloniale

La pensée décoloniale

Philippe Colin est Maître de conférences en civilisation de l’Amérique latine à l’université de Limoges. Spécialiste de la Colombie, ses travaux de recherche portent notamment sur la construction des imaginaires nationaux et l’émergence des mouvements indianistes. Il sera notre prochain intervenant.

La pensée décoloniale a fait une entrée remarquée dans le débat universitaire et militant global depuis une dizaine d’années. Elle s’est imposée, malgré les procès caricaturaux dont elle fait trop souvent l’objet, comme l’une des théories critiques incontournables de notre temps, renouvelant en profondeur l’analyse des asymétries qui traversent nos mondes dits « post-coloniaux ». Cette conférence sera l’occasion de proposer une étude cartographique et panoramique des différent·e·s auteur·e·s, courants de pensée, concepts et problématiques spécifiques qui caractérisent le mouvement décolonial, au demeurant éminemment pluriel, d’Amérique latine. Sur le plan épistémologique, mais aussi géographique et culturel, on effectuera un pas de côté franc et délibéré par rapport aux récentes appropriations, discussions et autres polémiques auxquelles ont donné lieu les acceptions françaises de la pensée décoloniale, en vue d’opérer un retour aux fondamentaux historiques, conceptuels et politiques qui constituent en propre la pensée décoloniale latino-américaine, dans toute sa puissance originelle et sa singularité. A cette fin, on s’attachera tout particulièrement à dégager les enjeux philosophiques et politiques de la notion de colonialité, véritable cœur conceptuel du mouvement décolonial.  Philippe Colin

« La théorie décoloniale constitue l’un des discours phares de notre temps. Loin des imprécisions dont elle fait souvent l’objet, cet ouvrage, première synthèse en français sur son origine latino-américaine, offre une généalogie et une cartographie d’un continent de pensée méconnu en Europe. Mêlant récits historiques, portraits de théoriciens (dont Gloria Anzaldúa, Arturo Escobar ou Aníbal Quijano), extraits d’œuvres non encore traduites, explications de concepts clés, ce livre offre une introduction claire, informée et stimulante des apports d’un des courants les plus féconds de la théorie critique contemporaine. La conquête de l’Amérique, scène inaugurale de la modernité capitaliste, fut aussi l’acte de naissance de nouveaux rapports coloniaux de domination qui ont modelé une hiérarchie planétaire des peuples selon des critères raciaux, sexuels, épistémiques, spirituels, linguistiques et esthétiques. Or cette colonialité du pouvoir n’a pas été enterrée par les décolonisations. Si l’on veut en sortir, il faut (re)connaître les expériences vécues par celles et ceux qui ont résisté à l’imposition de ces régimes, les savoirs produits par les sujets marqués par la blessure coloniale, et tenter de discerner, dans ces fragiles « nouveaux mondes », l’horizon d’un dépassement de la colonialité.»

Pensées décoloniales Une introduction aux théories critiques d’Amérique latine, Philippe Colin, Lissell Quiroz. Editions Zones https://www.editions-zones.fr/livres/pensees-decoloniales/

Compte rendu

La pensée décoloniale

Les questions décoloniales refont surface ; en fait elles n’ont jamais disparu. L’ordre colonial mondial qui perpétue les écocides, les génocides, les ethnocides, les féminicides, etc., est toujours autant présent. On pourrait évoquer Gaza, Mayotte, le racisme de l’État français envers les personnes racisées, mais la liste est longue et on n’aurait pas assez de temps en une soirée pour les aborder avec justesse, parce que ce n’est pas une question qu’on peut aborder comme ça par une simple accumulation de chiffres et de problèmes. Nous avons invité Philippe Colin, parce que son livre est important. Il fait la synthèse des auteurs de la pensée décoloniale, il les recontextualise, ainsi que les luttes de l’heure actuelle. Pour ma part, Philippe, je voudrais savoir : au-delà de ton statut d’universitaire, c’est quoi ton lieu, d’où tu parles, d’où tu as rencontré la pensée décoloniale ? Toi, qu’est-ce qui t’amène dans ton parcours universitaire, ou militant, ou ton parcours de vie, à cela ?

Philippe Colin : Peut-être d’avoir trop regardé Les Cités d’or quand j’étais jeune, mais… Non. J’ai un rapport avec l’Amérique latine depuis quelques décennies, d’abord sous la forme de voyages en sac à dos. Et par la suite des rapports familiaux aussi, après ces voyages. Et donc, voilà : avec ma compagne, on fait une famille franco-colombienne ou colombo-française. On va régulièrement en Amérique latine. Moi, je viens des Lettres, de la littérature comparée. J’ai habité quelques années en Colombie et au retour, j’ai commencé une thèse en histoire de l’Amérique latine, et plus précisément sur la Colombie1. Je travaillais sur des questions en rapport avec la construction de l’État-nation en Colombie au XIXe siècle. Et très rapidement, j’ai rencontré la question du néocolonialisme, du colonialisme interne, toutes ces questions-là qui sont au centre de la réflexion latino-américaine depuis des décennies. Et c’est vrai qu’en France il y a un vide, il y a très peu de choses traduites. Une très bonne nouvelle, c’est la traduction qui vient de sortir au mois d’octobre d’un livre qui est un texte fondateur des pensées décoloniales au sens très large, intitulé Philosophie de la libération, traduit par Emmanuel Lévine. Il y a eu une coïncidence triste, c’est qu’Enrique Dussel, un des fondateurs de cette pensée-là, est décédé il y a trois semaines, à un âge avancé. Son décès a coïncidé avec la publication de ce livre en français, qui avait été écrit en fait en 1977. Cela pour que vous puissiez mesurer le retard qu’on a dans la publication, sur ces questions-là. On a beaucoup plus traduit en France (avec du retard aussi, mais moins) ce qu’on a appelé les pensées post-coloniales. J’y reviendrai un petit peu, pour faire la distinction. Mais ces textes latino-américains ont été très peu traduits et il y a un énorme travail à faire. L’adjectif « décolonial », vous l’avez probablement souvent entendu dernièrement. J’imagine pas toujours de la meilleure manière, parce que la notion de « décolonial » n’a pas très bonne presse. C’est précisément dans la presse d’ailleurs, en tout cas dans une certaine presse, qu’on l’associe souvent à ce terme devenu infamant aujourd’hui : le « wokisme ». Et selon certaines tribunes qui étaient sorties il y a deux ou trois ans (ça s’est un peu calmé, dernièrement), avec ce qu’on appelait le « décolonialisme », un néologisme ; l’université française était sur le point d’être emportée par un tsunami théorique anglo-saxon. Il y avait une espèce de peur. On disait que ce mouvement qui avait déjà pris d’assaut l’université française était en train d’armer idéologiquement les mouvements militants, communautaristes, voire séparatistes, etc. Bon, évidemment, ce sont des peurs complètement irrationnelles, je ne vais pas revenir là-dessus. Mais comme toujours, dans le fait d’agiter ces peurs, eh bien, il y a une stratégie qui a sa propre rationalité. Cette rationalité est, vous vous en doutez, extra-académique en réalité. Elle vise à la constitution de ce que j’appellerais un bloc néo-républicain transversal, dont on a pu voir d’ailleurs à quoi il pouvait ressembler il y a deux semaines, lors d’une marche organisée par l’État français. [Philippe Colin fait référence à « la marche contre l’antisémitisme » du 12 novembre 2023]. La confusion, ou plutôt le refus de la précision, ça fait partie des stratégies rhétoriques qui sont mises en œuvre par ce bloc aujourd’hui : « post-colonial », « anticolonial », « décolonial », « décolonialisme »… On a l’impression d’avoir affaire à une espèce de nébuleuse aux contours un peu flous, et dont les notions seraient interchangeables. On rassemble dans ce qu’on appelle cette « mouvance décoloniale » (j’ai déjà entendu cette expression) plusieurs mouvements intellectuels issus de traditions et d’histoires académiques distinctes, parfois extra-académiques aussi, et dont les objets en fait ne coïncident pas totalement. Alors je vais tenter de clarifier un peu toutes ces catégories. Qu’est-ce que le monde actuel doit au colonialisme ? Il faut commencer par dire quelque chose qui peut être une évidence, mais je crois que c’est important de le souligner : ni ce qu’on a appelé la théorie post-coloniale, ni aujourd’hui ce qu’on appelle la pensée décoloniale ou le tournant décolonial, ne cherchent à faire le procès de l’Occident. Il ne s’agit pas de fustiger l’Europe, il ne s’agit pas non plus de nous plonger dans la passion triste de la repentance. Ce n’est pas ça ! Parce que ça, on nous le sort régulièrement ! En fait, c’est une réflexion qui répond à une question relativement simple : Qu’est-ce que le monde actuel doit au colonialisme ? Qu’est-ce qui, dans nos formes de vie, dans les structures sociales, dans les structures politiques, dans les structures culturelles, technologiques, dans les asymétries abyssales de ce monde (que la guerre actuelle vient nous rappeler) ; qu’est-ce qui aussi, dans une certaine manière que nous avons de traiter l’altérité, c’est-à-dire les formes de vie différentes des nôtres, qu’est-ce qui puise ses racines dans cette histoire coloniale ? Je vais lancer un gros mot : l’Occident. Mais je précise ici que l’Occident, évidemment, ça ne doit pas être pris dans son acception strictement géographique. C’est un système de domination particulier, aujourd’hui disséminé dans le monde entier. Je vais commencer d’abord par la question post-coloniale pour tenter de la différencier de cette réflexion décoloniale latino-américaine qui est, vous allez le voir, sensiblement différente. Ce qu’on appelle la théorie postcoloniale, c’est une théorie qui émerge à la fin des années 1970 dans les départements de littérature anglo-américaine, dans les départements d’études régionales aussi, ce qu’on appelle les regional studies aux États-Unis, dans les universités nord-américaines, notamment autour des travaux fondateurs d’une série d’intellectuels, tous (ou dans leur immense majorité) issus de ce qu’on appelait le Tiers-Monde, qui était à cette époque-là récemment décolonisé. Le plus connu est peut-être l’un des pères fondateurs, Edward Saïd, qui est palestinien. Mais il y a aussi énormément de chercheurs indiens, comme Homi Bhabha, Gayatri Spivak, et toute une série aussi d’historiens qui ont formé un groupe qui s’appelle les subaltern studies, les études subalternes qu’on associe souvent à cette constellation postcoloniale. Donc c’est un mouvement universitaire, on pourrait même dire intra-universitaire parce qu’en réalité, il n’a pas généré énormément de débouchés en termes de militance politique. Et cela, à la différence d’intellectuels contemporains des luttes anticoloniales : Aimé Césaire, Albert Memmi, Amílcar Cabral, Frantz Fanon, etc. qui, eux, étaient tous très largement impliqués dans les mouvements anticoloniaux. Donc, ces auteurs dits postcoloniaux ont fait, comment dire ? de la politique du savoir (en tous cas c’est comme ça qu’ils en parlent) leur champ de lutte. Je le disais, la figure de proue la plus connue de ce mouvement c’est peut-être Edward Saïd, un spécialiste de littérature comparée palestinien exilé aux États-Unis. Il a écrit un ouvrage fondamental qui sert encore aujourd’hui de référence pour tous ceux qui cherchent à penser la manière dont les représentations eurocentrées coloniales informent encore notre manière de voir le monde, de le catégoriser. Cet ouvrage, vous le connaissez sans doute, c’est L’Orientalisme, qui a été publié en 1978 aux États-Unis. Donc on peut dire que le travail de Saïd est absolument exemplaire de cette démarche post-coloniale. Il analyse l’implication des discours savants, des discours littéraires, des discours artistiques, des représentations que façonnent ces discours, dans les rapports de pouvoir entre l’Europe et sa périphérie coloniale. Et son postulat est radical, à la fin des années 1970 : pour le résumer, l’Orient, en réalité, c’est le produit d’une longue fabrication par l’Occident. Et vice-versa, on pourrait dire. L’Occident émerge en fait de cette fabrication en miroir de l’Orient. Finalement, l’orientalisme, pris au sens large, qui est l’ensemble de ces discours, a produit l’Orient. Il l’a produit essentiellement comme tout ce qui n’est pas l’Occident. C’est le miroir inversé. Alors, au-delà de l’analyse de ces discours, de la discipline orientaliste à laquelle il s’intéresse, la réflexion de Saïd a ouvert la question de la production de la connaissance, en fait, dans une perspective globale. Il nous dit que la « volonté de savoir » (pour reprendre ce terme foucaldien) occidentale est inséparable d’une géopolitique coloniale. En somme, ce que prétend déconstruire cette démarche décoloniale, qu’on retrouve chez Saïd et chez d’autres auteurs, c’est cette dissociation spatio-temporelle qui permet de penser l’histoire de l’Europe comme l’histoire du monde, et surtout d’appréhender cette histoire comme étant absolument détachée de la colonisation, de l’invasion, du pillage d’autres peuples et d’autres continents. Alors, qu’en est-il du terme : « décolonial » ? Souvent on l’ignore en France : le type d’approches que recouvre cette notion, qui sont très hétérogènes en réalité, provient d’Amérique latine. Le champ des études décoloniales s’est développé autour de travaux, de corpus théoriques, produits par des chercheurs, qui ne formaient même pas vraiment un groupe en réalité, de chercheuses aussi – latino-américaines, ou des Caraïbes, qui venaient de disciplines très hétérogènes, contrairement aux études postcoloniales, qui étaient plutôt dans des départements de littérature. Et ces travaux ont commencé à émerger depuis la fin des années 1990 ou un petit peu avant. Alors, tu le disais, ces travaux sont encore peu connus en France parce que peu traduits. On pourrait mentionner sans être exhaustif plusieurs intellectuels, comme le sociologue péruvien Anibal Quijano, le philosophe argentin dont je parlais tout à l’heure, Enrique Dussel, qui est décédé il y a quelques semaines, le philosophe argentin Walter Mignolo, la philosophe argentine Maria Lugones. Ce sont les quelques figures qui sont les plus connues. Ces gens ont commencé à travailler en réseau au tout début des années 2000 et ils ont forgé un certain nombre de concepts que je vais aborder, dont celui peut-être le plus connu, de « colonialité », un mot que vous avez probablement entendu et qui a connu un certain succès dans le champ académique, mais aussi militant. Je vais ouvrir une petite parenthèse ici. En France, le terme « décolonial » est apparu dans le débat public dans les années 2010. Je pense que les premiers à utiliser ce terme, ce sont « les indigènes de la République ». Alors, il ne soulève pas exactement les mêmes enjeux qu’en Amérique latine. En France, il renvoie davantage aux luttes des descendants des colonisés sur le territoire national. Donc la notion possède une dimension d’emblée militante. Elle est d’ailleurs portée par des organisations, des groupes militants liés à l’antiracisme politique et à la défense des intérêts des descendantes et des descendants de l’immigration postcoloniale. Je dirais qu’aujourd’hui le décolonialisme français (et évidemment il ne s’agit pas de dire que cette compréhension-là de la question décoloniale est illégitime : les concepts voyagent, se transforment en fonction des lieux où ils opèrent) c’est le nom de l’anti-racisme politique, alors qu’en Amérique latine, la question décoloniale naît dans un contexte complètement différent. Elle naît d’ailleurs à un moment très spécifique, très particulier : celui du 500e anniversaire de ce qu’on a appelé « la découverte de l’Amérique ». Et de ce qu’on a appelé aussi, parfois injustement, la renaissance au niveau continental d’un mouvement de résistance autochtone, d’afro-descendants aussi, qui à ce moment-là émergent dans le débat public parce qu’ils vont critiquer radicalement la notion de « découverte », la notion absurde en réalité de « découverte de l’Amérique ». On parle de renaissance ; en réalité c’est factuellement faux puisque cette chronologie ne prend pas en compte tout ce travail souterrain qui avait été mené depuis des décennies. Quoi qu’il en soit, il y a quelque chose comme un moment 1992. Il se passe quelque chose, c’est une séquence historique très importante en Amérique latine. Et ce moment va permettre à toutes ces luttes qui existaient déjà d’apparaître au grand jour et d’exister dans le débat public. Je vous rappelle un petit peu la séquence historique. C’est le milieu des années 1980. L’Espagne, qui vient de rejoindre l’Union Européenne, l’UNESCO, des pays latino-américains aussi, annoncent qu’ils vont organiser en grande pompe la célébration du 500e anniversaire de « la découverte de l’Amérique ». Mais le terme va changer. Ils se rendent compte quand même que, bon, la découverte de l’Amérique ça va être difficile à faire passer, et ils vont rebaptiser au dernier moment l’ensemble des commémorations « la rencontre de deux mondes »… C’est génial du point de vue de l’euphémisme : la rencontre de deux mondes ! Il s’agit évidemment de proposer une version édifiante, pacifiée, horizontale de la conquête. Quelle conquête d’ailleurs ? C’est la rencontre de deux mondes. Les secteurs autochtones mobilisés vont alors évidemment proposer une toute autre version de l’événement 1492. Déjà, ils vont commencer par dire, ce qui peut paraître extrêmement logique, qu’il n’y a jamais eu de « découverte de l’Amérique ». Ou en tout cas, si elle avait eu lieu, c’était quelques millénaires auparavant. D’une part, évidemment, parce que Christophe Colomb n’a jamais compris qu’il était arrivé sur un continent qui n’était pas l’Asie ; on pourrait dire que ce sont plutôt les Amérindiens qui ont découvert Christophe Colomb et les Européens, alors qu’ils s’étaient perdus dans leur périple vers les Indes. Et d’autre part, il n’y a pas eu de découverte pour une raison encore plus évidente : comment peut-on découvrir une terre déjà habitée ? Bref, les organisations indigènes vont rappeler publiquement, en organisant beaucoup d’événements politiques, qui sont d’ailleurs très médiatisés à l’époque, que cette « rencontre de deux mondes », en réalité, c’était une invasion, l’invasion européenne de l’Amérique. Amérique que d’ailleurs ils vont débaptiser et appeler « Abya Yala » (« terre dans sa pleine maturité »). Et que cette invasion avait surtout signifié, pour une partie assez importante de l’humanité à l’époque (probablement entre 60 et 80 millions de personnes), le début d’une dévastation humaine, matérielle, symbolique, écologique, absolument sans précédent dans l’Histoire. Donc il y aura toute une lutte symbolique qui va s’organiser, notamment autour de la nomination de l’événement : rencontre de deux mondes, choc de deux mondes, célébration ou deuil, etc. L’ensemble des mouvements autochtones à ce moment-là va se ranger sous la bannière de 500 ans de résistance indigène et populaire. Et les marches, les contre-manifestations, les actions symboliques vont se multiplier dans une bonne partie de l’Amérique, en particulier dans les pays andins, au Mexique, en Amérique centrale. Évidemment, l’événement devait culminer le 12 octobre 1992, jour de célébration du cinquième centenaire. Et là, en réalité, ces groupes autochtones vont parvenir à éclipser les commémorations officielles. Ils vont littéralement leur voler la vedette. Ils vont, d’une certaine manière, réussir à imposer un contre-récit non euro-centré de l’histoire de la modernité. Alors, d’une certaine manière, on pourrait dire que ce qu’on appelle la théorie décoloniale, c’est, en quelque sorte, la réplique dans le champ universitaire latino-américain, mais aussi dans la diaspora latino-américaine qui travaille aux États-Unis. Parce qu’en Amérique latine, de longues dictatures sont passées par là, et beaucoup de collègues universitaires, dont Enriquel Dussel, ont dû s’exiler. Pour beaucoup de ces auteurs qui sont des marxistes, des marxistes hétérodoxes souvent, ou des théologiens de la libération comme Enrique Dussel, ce qui apparaît subitement en 1992 ce sont de nouveaux sujets politiques. Des sujets qu’on avait longtemps perçus comme des restes, des reliquats d’un monde disparu, ou en tout cas appelés à disparaître, et qui se mettent à contester le grand récit triomphal de l’Europe, de l’Occident, et qui proposent de décoloniser nos catégories de pensée. Ces revendications vont énormément marquer les intellectuels latino-américains de la gauche critique, en particulier ces marxistes hétérodoxes. Qui, en plus, se retrouvent dans une posture un peu compliquée, comme tous les marxistes, au début des années 1990. En Amérique latine, c’est la fin de la dernière grande expérience révolutionnaire nationale populaire, l’expérience sandiniste au Nicaragua. Mais aussi, ils se retrouvent face à la dévaluation des outils marxistes d’analyse. Ils se retrouvent quelque part condamnés à réévaluer un petit peu leurs catégories de pensée. Donc, une question commence à surgir de ces conceptions issues de la modernité politique (émancipation, révolution, nation, État, citoyenneté universelle…) : est-ce qu’elles ne constituent pas en réalité une sorte de prison de la pensée, qui nous a empêché de percevoir la puissance politique des pratiques, des pensées populaires et autochtones ? Voilà, il y a quelque chose de cette réflexion-là. Ici il faudrait peut-être ajouter (car je vous disais que ces auteurs viennent pour beaucoup du marxisme) que les chercheurs qui vont animer ce groupe de réflexion au début des années 1990-2000 sont aussi les héritiers directs d’une tradition de pensée latino-américaine qui, en réalité, existe depuis la fin du XIXe siècle. C’est ce que je tente de montrer dans le livre, la profondeur historique de cette pensée-là, qui a cherché à rendre compte de la continuité des structures coloniales après ce qu’on appelle officiellement les « indépendances » de l’Amérique latine, qui ont lieu dans le premier tiers du XIXe siècle, au moment où les ex-colonies espagnoles et portugaises se séparent des grandes métropoles européennes. Parmi ces influences majeures, il y a peut-être des noms qui vont résonner en vous. Par exemple, on parle de plus en plus aujourd’hui d’un marxiste hétérodoxe quoique fondateur du parti communiste péruvien, José Carlos Mariategui ; ou d’un historien argentin qui s’appelle Sergio Bagu. On a un vaste mouvement qu’on a appelé aussi « la théorie de la dépendance » en Amérique latine, qui était extrêmement important dans les années 1960-1970, et qui a essaimé d’ailleurs bien au-delà de l’Amérique latine. Et la « théologie de la libération » : Enrique Dussel vient directement de cette filiation politique et théorique. Alors, en réalité, cette constellation marxiste latino-américaine est traversée, dès les années 1930 et jusque dans les années 1970, par une question qui peut paraître aujourd’hui un peu extraterrestre, mais qui avait des implications politiques très importantes : l’Amérique coloniale est-elle le produit d’un féodalisme tardif, qui aurait trouvé à se réinventer quelque part, hors de l’Europe, ou bien le point principiel de l’accumulation primitive qui va rendre possible le déploiement du capitalisme ? La réponse à cette question a des conséquences analytiques profondes. La thèse féodaliste rejette le colonialisme ibérique du côté de l’archaïsme, loin de la modernité capitaliste. En revanche, la thèse du capitalisme dès le début, ab initio comme on dit, lie étroitement l’émergence du capitalisme au colonialisme, au fait colonial, et donc évidemment aux lignes de fracture globales créées par le système colonial. Il y a un livre dont j’imagine que beaucoup d’entre vous l’ont lu, c’est celui d’Eduardo Galeano, Les Veines ouvertes de l’Amérique latine. La longue histoire violente de l’Amérique latine, l’histoire du sous-développement du continent comme on disait à l’époque. Ce n’est pas l’histoire d’une modernisation ratée, inachevée ; c’est l’histoire du capitalisme, dès lors évidemment qu’on le pense depuis la périphérie, et à l’échelle planétaire. Le concept de « colonialité » Ça y est, j’entre maintenant directement dans les concepts. Le concept de « colonialité » est forgé par Anibal Quijano, sociologue péruvien décédé en 2014. En fait il est à la base de tous les développements ultérieurs et il reprend cette idée fondamentale que les asymétries, les hiérarchies globales créés par le colonialisme européen dès le XVIe siècle ont survécu à la décolonisation. Dit autrement : le colonialisme historique, qui est né au XVIe siècle (et qui évidemment quand on regarde l’actualité, ne marche plus), qui est mort dans une grande partie du monde au cours de la seconde moitié du XXe siècle, a débouché sur un colonialisme structurel qui persiste à innerver les rapports sociaux, non seulement à l’intérieur des pays latino-américains, mais à l’échelle du globe. L’une des prémices que partagent tous les tenants de cette perspective décoloniale, c’est cette idée fondamentale que la modernité est rigoureusement inséparable de la colonialité. D’ailleurs c’est pour ça qu’ils ont forgé le terme de colonialité. Il y a une espèce de jeu sémantique avec le concept de modernité. Ça signifie que la violence coloniale sous toutes ses formes n’est pas un dommage collatéral, ce n’est pas une forme pathologique d’une modernité qui serait par ailleurs émancipatrice, mais l’une de ses dimensions intrinsèques. Il y a une expression qui est connue ; souvent on résume à ça la pensée décoloniale, c’est extrêmement réducteur mais cette phrase existe, elle est de Walter Mignolo. Il dit : il n’y a pas de modernité sans colonialité.La modernité n’aurait pas été possible sans colonialité2. Il faut peut-être ici un petit travail d’explication. Il ne dit pas que les valeurs de la modernité, par exemple celle de liberté, doivent être abandonnées. Il ne s’agit pas de ça. Il dit qu’on ne peut séparer, comme l’a toujours fait le discours occidental, la modernité de son côté obscur. L’avènement des Lumières, par exemple, se fait sur fond du commerce triangulaire des Africains. On pourrait même dire que c’est le travail des esclaves, c’est-à-dire le travail humain transformé en marchandise, qui libère le temps que les maîtres européens ont, le loisir, ce temps qui va permettre aux maîtres européens de se consacrer à la réflexion philosophique sur la liberté humaine. Enrique Dussel, dont je parlais tout à l’heure, le philosophe argentin, le premier va s’attaquer à ce qu’il appelle le mythe intra-européen de la modernité. Ou encore, si vous voulez, le fétiche de la modernité. Et il le fait très tôt, au début des années 1990, précisément à l’occasion de la fameuse commémoration de la rencontre des deux mondes. Il publie un petit ouvrage qui a été traduit en français à l’époque aux Éditions ouvrières. Son titre français est 1492 : l’occultation de l’autre. La traduction n’est pas géniale, parce qu’en espagnol le titre est El encubrimiento del otro et littéralement el descubrimiento c’est la découverte, el encubrimiento c’est le recouvrement. Dans ce livre, le philosophe argentin se propose de déconstruire ce qu’il appelle le mythe de la modernité. Il dit que la modernité, c’est-à-dire l’ensemble des modes d’organisation de la vie sociale qu’on connaît aujourd’hui, n’a pas été sécrétée (ça, c’est très important) par des processus internes au développement de l’Europe. Elle n’a pas été sécrétée, générée par les qualités propres, en fait, d’un certain éthos européen. C’est la thèse weberienne, qui situe la naissance de la modernité capitaliste au moment de la réforme protestante. Mais selon Dussel elle surgit de la rencontre entre l’Europe et l’Amérique. Enfin, ce qui ne s’appelle pas encore l’Amérique, en 1492. Dussel dit que la modernité occidentale ne peut pas être pensée séparément de cet autre événement qui est la conquête, la colonisation, la spoliation de l’Amérique. Et donc, en réaffirmant ce lien entre modernité et colonisation de l’Amérique, il défait ce qui, à mon avis, constitue l’une des opérations fondamentales de la pensée moderne : celle de la dissociation. L’émergence de l’idéal d’émancipation, la critique de l’autorité, la fin du théocentrisme et la dévastation coloniale, l’esclavage transatlantique, le génocide américain ne sont pas seulement simultanés dans le temps, ils constituent des développements apparemment contradictoires mais structurellement interdépendants. Pour penser cette interdépendance, Dussel va faire un déplacement chronologique. Il commence par dire que la modernité n’est pas née au moment des Lumières. Ce qu’il appelle la première modernité naît après 1492, au XVIe siècle, après la conquête de l’Amérique. Et, selon lui, cette modernité est avant tout une structure, une modalité de pouvoir qui, dès le XVIe siècle, a son épicentre en Europe du Sud, sa périphérie en Amérique, et qui prend sa source, se fonde sur un rapport très particulier à l’autre, à celui qui n’est pas l’Occidental, au non-européen, si vous préférez. Ce déplacement géographique, temporel, de la modernité est fondamental. Et ça, ça lui permet de dire que cette modernité est d’emblée marquée par une logique qui est dite « sacrificielle ». Autrement dit, Dussel affirme qu’au cœur même de la modernité européocentriste réside une conception du monde violente et exterminatrice. Évidemment, vous comprenez que si on re-situe la naissance de la modernité en Amérique à la fin du Moyen-Âge, l’histoire de la modernité n’apparaît plus comme l’histoire un peu édifiante du dépassement des formes sociales archaïques, l’établissement du règne de la raison, ou la conquête de l’autonomie humaine ; mais avant tout comme une pratique irrationnelle de la violence associée à ce qui se met en place, c’est-à-dire l’accumulation primitive, c’est-à-dire un gigantesque projet de dépossession et d’accaparement. Dans le même ouvrage, Dussel pose une deuxième hypothèse qui est très importante qui lui permet de dire que c’est la modernité qui émerge à ce moment-là. Il dit que la découverte de l’Amérique est le moment aussi où apparaît un nouveau sujet, une nouvelle subjectivité. Il dit que c’est l’Europe comme subjectivité, qui naît à ce moment-là, et qui va ensuite ne jamais cesser de se déployer, de se renforcer. Et cette subjectivité, il l’appelle le ego conquiro, le « je conquiers » littéralement. « Je conquiers donc je suis ». L’exemple le plus parfait de cette subjectivité, c’est le conquistador. Le conquistador, lorsqu’il arrive en Amérique, fonde son pouvoir et sa liberté dans son rapport à l’autre. C’est-à-dire que cette autonomie, cette liberté par rapport au pouvoir établi, qui est au fondement de la modernité, en fait, c’est avant tout une liberté qui se construit par rapport à l’autre, au sujet colonisé, à ce sujet dont l’humanité est sujette à caution immédiatement. Il y a une célèbre devise des conquistadores espagnols qui dit : « Dieu est dans le ciel, le roi est loin, et ici c’est moi qui commande ». On l’a souvent analysée comme l’expression de cette autonomie de fait qui existait au sein de l’Empire espagnol, qui était le plus grand empire du monde, un empire en réalité ingouvernable ; mais ce que cela dit, c’est surtout l’expression de cette nouvelle subjectivité qui s’autonomise et qui va fonder cette liberté et son pouvoir sur l’écrasement de l’autre. Dussel va plus loin, il dit : l’ego conquiro de cette première modernité, c’est la préfiguration pratique, concrète, la base matérielle on pourrait dire, du sujet moderne autonome, individualiste, isolé, délié. L’émergence de ce « moi colonisateur » implique, je l’ai dit, l’émergence aussi du sujet colonisé en même temps, qui lui, pour le coup est nié dans son altérité, c’est-à-dire supprimé dans son être propre. Voilà ce que dit Dussel, d’où le titre : L’encubrimiento del otro. Dussel dit que l’Indien n’a jamais été découvert comme autre, mais comme le même déjà connu, et ensuite recouvert ou occulté. J’ai parlé de modernité-colonialité. Maintenant je vais parler de la deuxième partie du binôme : c’est la question de la colonialité. Le concept de colonialité a été forgé par le sociologue péruvien Anibal Quijano, qui lui aussi a une très longue histoire militante et académique. Ça a été un des grands penseurs de ce qu’on appelait « la théorie de la dépendance » dans les années 1960-1970. Militant aussi parce qu’il a travaillé longtemps dans une communauté, dans un quartier qui avait déclaré son autonomie ; un quartier composé essentiellement de migrants indiens des Andes, dans Lima, qui avaient monté une espèce d’utopie communautaire. Il a été exilé aussi, etc. Enfin, le parcours assez classique de l’intellectuel latino-américain marxiste des années 1960-1970. « Colonialité » : ce mot apparaît dans un texte dès 1992. C’est un texte d’ailleurs que Quijano co-signe avec Immanuel Wallerstein, sociologue étasunien. Pourquoi ne pas avoir conservé des mots qui existaient ? « Colonialisme », « néocolonialisme », ces mots étaient disponibles. Il y avait le mot « colonialisme interne » en Amérique latine. Eh bien, pour une raison simple : c’est que pour Quijano, le colonialisme n’est que l’une des manifestations historiques de quelque chose de plus vaste. Le colonialisme, c’est-à-dire l’usurpation d’un territoire, d’une souveraineté par une puissance étrangère, existe encore, bien entendu : on le voit en ce moment, mais sous des formes résiduelles, si on compare aux années 1940-1950. En revanche, les frontières, les lignes de partage symboliques, cognitives, économiques, spatiales, spirituelles, linguistiques, sexuelles, sur lesquelles reposait l’administration coloniale, continuent à irriguer et à travailler notre monde. Donc la colonialité, ce n’est pas une séquelle du colonialisme. Ce n’est pas simplement le résidu d’une décolonisation qui serait incomplète. C’est une structure profonde, en fait, de la modernité. Et là, j’en arrive au mot qui fâche en France, et qui est au centre de cette colonialité, c’est la question de « la race ». C’est au cœur, en fait, de la colonialité du pouvoir telle que l’a définie Anibal Quijano. Il dit que le projet colonial qui s’amorce avec la conquête de l’Amérique ne se réduit pas simplement à l’appropriation des terres. Il est inséparable, dès le début, d’une technologie coloniale du pouvoir fondée sur (ça rejoint ce que disait Dussel) la production de sujets racialisés. Et immédiatement aussi sur une classification hiérarchique de la population mondiale. Et là, on a l’un des grands apports de la perspective décoloniale. La race et le racisme constituent le principe qui structure le système-monde capitaliste. Enfin, il en est la condition de possibilité. Et voici une idée peut-être un peu contre-intuitive, mais qui est parfaitement discutable : dans l’anti-capitalisme classique, il y a cette idée que le capitalisme aurait entraîné, au gré des besoins d’accumulation, des processus de racialisation. Mais Quirano dit l’inverse. Il dit que la condition de possibilité du capitalisme, c’est la colonialité. Il y a une sorte de scène primordiale pour les américanistes ; on aime bien parler de ça à nos étudiants (pas toujours à bon escient d’ailleurs) vous savez : c’est la controverse de Valladolid. Tout le monde a vu des versions télévisuelles, et il faut bien le dire, quelles que soient par ailleurs les qualités de ces adaptations, elles ont une fonction plutôt apologétique. C’est un peu cette idée : Certes, l’Occident a commis des erreurs, des horreurs, on aime bien dire ça, mais à la fin, la couronne espagnole finit par épouser les vues de Bartolomé de las Casas contre celles génocidaires de Juan Ginés de Sepulveda. Les Indiens ont bien une âme, etc. Si on cherche à comprendre le dispositif de production de vérité qu’elle propose, eh bien, son interprétation change un petit peu. La controverse de Valladolid, en fait (c’est ce que dit Dussel mais aussi d’autres auteurs) c’est quelque part la scène raciste primordiale. Le lieu où va se jouer, sur un mode théâtral, l’essence même de la geste raciste de la modernité. L’autre, ce qu’on appelle l’Indien, est celui qui est soumis à la question sur la nature de son être. D’emblée, pour qu’on puisse statuer sur la nature de son être, il est frappé d’un soupçon d’inhumanité. On lui demande en fait de se débarrasser de son humanité, le temps que le tribunal statue sur son humanité. Et un autre philosophe, Nelson Maldonado Torres, dit que finalement ce débat rend explicite ce qui constitue le fondement de la modernité occidentale. Il dit le doute radical jeté sur l’humanité de l’autre. Et finalement, même ceux qui s’opposent entre eux dans ce débat, en fait partagent les mêmes termes du débat : « Nous pensons, donc ils ne sont pas ». L’autre est problématisé, évalué, soupesé, évidemment par ceux qui se considèrent comme légitimes pour le faire. Le temps de l’évaluation, on demande à l’Indien de se dessaisir de son humanité, qui lui sera éventuellement rendue à la fin, si le tribunal statue en sa faveur. Et on voit bien que, contrairement à ce qu’on a toujours pu entendre, ce qui se joue ici, c’est finalement non pas l’affrontement entre une main gauche et une main droite de l’Occident, mais avant tout la mise en place d’un dispositif, et c’est un dispositif qui nie tout simplement l’autre, qui nie à l’autre, à cet autre qu’on ausculte, le droit à la parole. Alors, il manque évidemment encore un élément pour comprendre l’émergence du système-monde capitaliste colonial à partir du XVIe siècle : c’est le fait que ces identités forgées par la conquête (Indien, Espagnol… il y en aura bien d’autres : Noir…) vont en réalité être articulées à une économie extractiviste, tout entière tournée vers les métropoles coloniales. Dès le début de la conquête, le travail coercitif a pour objet les populations indigènes, puis rapidement les populations mises en esclavage, arrachées au continent africain. Et cette association entre race et travail, enfin entre l’axe européen / non-européen et capital / travail, finalement elle a des conséquences durables. Elle a débouché sur l’universalisation d’une distribution ou d’une division racialisée des rapports de production à l’échelle globale. On la voit bien encore aujourd’hui dans les rapports qui régissent les relations Nord-Sud, cette association race-travail, qui est propre au système-monde capitaliste-colonial moderne, s’est réalisée sur une grande division qui est toujours tendanciellement opérante dans le monde. Les formes de travail non salarié aux non-blancs de la non-Europe, et le salariat à la race des seigneurs européens. Autrement dit, la surexploitation des populations racialisées dans la périphérie coloniale constitue la condition de possibilité de notre simple exploitation, de l’exploitation de ceux qui jouissent du privilège de la blancheur dans les pays du centre. Pour appréhender cette logique de hiérarchisation raciale à l’échelle globale, le sociologue portoricain Ramón Grosfoguel reprend l’idée de « zone du non-être » qui avait été formulée par Frantz Fanon3. Selon lui, un vaste secteur de la population des pays du Sud global, mais aussi dans notre Sud, à l’intérieur même du Nord global, vit dans une zone où la pleine appartenance à l’humanité (c’est le paradigme de Valladolid) et par conséquent aussi l’accès aux droits qui sont attachés à cette reconnaissance ne vont pas de soi. Alors évidemment, « la zone du non-être », ce ne sont pas des lieux géographiques spécifiques. Ce sont des positions au sein des rapports de pouvoir dans le monde, qui se jouent à l’échelle globale, à l’échelle nationale, à l’échelle locale, etc. Dans « la zone du non-être », là où les populations sont déshumanisées, les méthodes utilisées par le système institutionnel pour gérer et administrer les conflits sont fondées sur une violence absolument brutale, jamais euphémisée. Les conflits dans « la zone du non-être » sont tendanciellement gérés par une violence perpétuelle. À l’inverse, les conflits dans « la zone de l’être », sont gérés à travers ce qu’il appelle des mécanismes de régulation ou d’émancipation. C’est-à-dire qu’il existe une codification des droits civils, humains, du travail (de plus en plus réduits, c’est certain), des relations de civilité, des espaces de négociation, malgré tout, des pratiques politiques qui régulent les conflits. Ça ne veut pas dire, bien entendu, qu’il ne puisse pas exister des moments de violence intense dans cette zone de l’être dans le Nord global ; mais malgré tout, ces moments constituent des exceptions à la règle. Très concrètement, comment s’actualise cette colonialité du pouvoir dans les pays du Sud, dans « la zone du non-être » ? On peut trouver beaucoup d’exemples, malheureusement l’actualité en est riche. Mais puisque je parle de l’Amérique latine, je vais parler de la logique extractiviste, qu’on voit aujourd’hui se propager dans les derniers recoins des pays du Sud. En Amérique latine, c’est quelque chose d’affolant, et qui est à l’origine aujourd’hui d’une grande part de la violence qui s’y déploie. On retrouve à peu près toujours les mêmes ingrédients : occupation des territoires, extraction minière à ciel ouvert, monoculture, expulsion, désintégration des communautés paysannes qui y vivent, mise en place d’une économie d’enclaves, où les multinationales bénéficient d’un régime juridique d’exception, et systématiquement, application de formes de discipline des populations qui ne relèvent pas de la biopolitique, c’est-à-dire d’une médecine sociale, d’un faire-vivre, mais d’une nécropolitique, c’est-à-dire essentiellement de la logique du massacre, ou tout au moins de la menace du massacre. Et je crois que la Colombie, malheureusement, est un exemple parfait où on voit toutes ces logiques s’enchaîner les unes aux autres, être articulées. Dans ces zones du non-être, finalement, c’est « la logique d’accumulation par dépossession ». Je reprends ce terme du géographe marxiste David Harvey. Dans ces territoires, ce n’est pas la privatisation, c’est l’expropriation violente des territoires, c’est la destruction des lieux de vie, c’est la destruction des conditions de possibilité même de la vie, en fait, qui se déploie. Marx l’avait dit : l’expansion de la logique capitaliste se fait en lettres de sang et de feu4. Une géopolitique de la connaissance En fait, c’est une réflexion qui renvoie aussi à la question de la production des connaissances. Ce sera mon dernier point. C’est un terme que vous rencontrerez probablement, la notion de « colonialité du savoir ». Cela renvoie à une idée fondamentale : il existe une géopolitique de la connaissance. Autrement dit, une répartition mondiale hiérarchisée, non pas tellement de l’accès au savoir, ce qui serait la perspective classique, mais des savoirs eux-mêmes. Cette colonialité du savoir repose sur l’eurocentrisme. L’eurocentrisme, ce n’est pas un ethnocentrisme parmi d’autres (parce que souvent c’est une critique qui est faite : Enfin, tous les peuples sont ethnocentriques, c’est normal!). L’eurocentrisme, c’est un dispositif de pouvoir / savoir qui est très spécifique, parce qu’il efface sa particularité. Il prétend n’être pas situé. Et donc il se pose comme le seul vrai rapport au réel. Et ce qui est intéressant, c’est que cette prétention à l’universalité, pour pouvoir précisément se présenter comme objective, universelle, doit occulter ce que j’appelais la dissociation, toute l’histoire coloniale, enfin, sa colonialité profonde. La science, la rationalité, doivent apparaître non pas comme le résultat d’un processus de destruction des autres formes de rapport au monde, mais plutôt comme le résultat du génie propre de l’Occident. On retrouve ici, sur la question du savoir, la critique qui est faite par Doucet à la modernité : c’est-à-dire que si la modernité est pour lui coloniale, c’est parce qu’elle a un problème radical avec l’altérité. Elle ne peut s’envisager, pour des raisons qui sont au début essentiellement théologiques, que sous le régime de l’un, de l’universel. La totalité ne peut être que subordonnée à l’unité. D’ailleurs, l’étymologie latine de « universel » ne trompe pas : versus unum / vers un seul. Or – c’est ce que disent ces auteurs – la réalisation de ce projet universel passe par l’anéantissement de la multiplicité des traditions culturelles, philosophiques, religieuses, politiques, etc. Bref, des formes de vie et des manières de faire monde. Autrement dit, la modernité-colonialité n’est pas seulement une théorie du monde. Elle produit un monde, en fait. C’est une théorie qui produit un monde. Et ce monde se propage en éliminant d’autres mondes. C’est un travail littéralement de dépluralisation des mondes. Alors évidemment, heureusement, c’est un projet jamais achevé, en réalité, même si sont marginalisées, méprisées, discréditées d’autres manières de penser, d’autres manières de se rapporter au monde, d’autres manières d’habiter le monde. En Amérique latine c’est assez évident. Là, les autres mondes sont parvenus, peut-être pas tant à résister (parce que cette idée qu’il y aurait des pensées autochtones qui auraient traversé indemnes la colonisation, je pense qu’il faut s’en écarter) mais à ré-exister en permanence. Là, je crois qu’on touche la ligne de front du combat décolonial. C’est la question du comment construire ce qu’eux vont appeler un pluriversalisme. Vous avez déjà entendu ce terme : « pluriversel ». C’est à la mode en ce moment, on le voit un petit peu dans toutes sortes de séries américaines, les plurivers, etc. Pour être juste, c’est un concept qu’on doit à un philosophe étasunien, William James, qui était le frère du romancier Henry James d’ailleurs, et qui disait que la philosophie c’est une illusion. Le monde est multiple, comme nous l’enseigne l’expérience. Il existe une multiplicité de mondes et donc un plurivers. Ce terme refait surface presque quatre-vingts ans plus tard, en Amérique latine, dans le contexte que je mentionnais tout à l’heure, celui de 1992 et la commémoration de la conquête de l’Amérique. Et des intellectuels, des groupes militants vont commencer à utiliser ce terme de plurivers pour critiquer, déconstruire les prétentions hégémoniques de ce fameux grand récit occidental de la découverte, et pour rendre compte aussi de la persistance des formes de vie hétérogènes en Amérique latine. Alors, la notion apparaît chez des théologiens de la libération : Enrique Dussel l’utilise et les zapatistes aussi l’utilisent. Ils ont cette formule poétique qui est d’ailleurs souvent reprise par les penseurs et penseuses décoloniaux : Nous devons construire un monde où il y ait de la place pour beaucoup de monde. On dit « beaucoup de monde », mais il faut comprendre de multiples mondes ou des mondes multiples. Là, il y a quelque chose de très important. Il y a une rupture fondamentale avec la logique de la totalité, en fait. Vous voyez, c’est cette logique de totalité qui tend à faire du champ historique et social un champ unique, un champ continu, comme par exemple cette idée qu’on pourrait passer du capitalisme comme totalité à autre chose, le socialisme comme totalité. Ce que disent les zapatistes, c’est que la lutte contre le monde unique du capitalisme libéral, qu’ils appellent la quatrième guerre mondiale, elle ne passe pas (ou pas seulement) par le dépassement de ce monde-là, mais par la construction latérale d’autres mondes, d’autres manières de faire monde. On retrouve ça chez Dussel aussi, pour qui la notion de pluriversel permet d’ouvrir un horizon utopique. Il appelle ça la transmodernité, il dit que c’est l’avènement d’un monde pluriversel où différents savoirs, différentes cosmologies (y compris l’occidentale d’ailleurs) pourraient dialoguer de manière horizontale. Alors, voici qui est important : ce n’est pas du relativisme culturel. Le relativisme culturel pense la pluralité comme juxtaposition. Non, chez les penseurs décoloniaux comme Dussel, ces mots doivent prendre langue en fait, ils doivent s’engager dans un dialogue. L’autre penseur qui a beaucoup travaillé sur la question du pluriversel, c’est un anthropologue colombien dont vous avez peut-être entendu parler, parce qu’il y a eu une traduction qui est sortie en 2017 (que j’avais faite avec des amis) d’un livre intitulé Sentir penser avec la terre, sorti au Seuil, je crois. Cet anthropologue, militant par ailleurs, s’appelle Arturo Escobar (rien à voir avec Pablo ! C’est comme Colin en France : des Escobar, en Colombie il y en a beaucoup) et il s’est fait connaître dans les années 1990 pour toute une série de travaux sur la question du développement. Dans son livre-phare intitulé L’Invention du développement, il montre que ce qu’on appelle les échecs du développement dans les pays du Sud n’étaient pas liés à des dysfonctionnements institutionnels ou des dysfonctionnements des aides au développement, mais que le problème c’était le développement lui-même. C’est-à-dire que le développement, exactement comme le colonialisme, est une machine d’occidentalisation du monde et surtout de destruction des formes de vie non occidentales. Et donc le pluriversel, comme le pense Arturo Escobar, est une question de justice cognitive. Un monde pluriel où cohabitent et dialoguent différentes manières de vivre, d’interpréter les réalités. On parle aujourd’hui d’ontologies différentes, vous savez, c’est le terme un peu à la mode. Pour Escobar, c’est un monde qui est désirable en soi. C’est aussi un monde qui est plus à même probablement de trouver des solutions face à la crise massive que génère ce qu’il appelle « l’unimonde », la modernité occidentale. Les dialogues entre différentes manières de faire monde, entre différents mondes aussi, permettent de multiplier les points de vue possibles, de construire une polyphonie, on pourrait dire, où les perspectives se complètent, s’enrichissent. Escobar a beaucoup travaillé, il a fait de la recherche militante, une recherche-action au sein de communautés autochtones, de communautés aussi afro-colombiennes sur la côte pacifique de Colombie, dans la région qu’on appelle le Chocó. Et il dit que dans ces sociétés, le monde est perçu comme pluriversel. Le monde est pris dans un mouvement incessant, il est une sorte de réseau mouvant de relations qui lient les humains, les non-humains, les plus qu’humains aussi. Il est radicalement relationnel, il est à tout moment la mise en relation d’une multitude de points de vue ou de perspectives. Cela signifie, en tout cas pour Escobar, qu’il existe des exemples concrets de conceptions non pas universelles mais pluriverselles du monde. Et il dit que dans la mesure où ces conceptions sont moins fondées que la nôtre sur l’occupation du monde, nous pourrions nous en inspirer pour sortir du labyrinthe de cette modernité. Reconstruire une écologie du savoir Ma conclusion sera que la problématique décoloniale c’est prendre aussi au sérieux ces pensées, ces expériences, ces modes d’existence autres, qui possèdent une historicité profonde, parfois d’ailleurs bien plus profonde que celle de la modernité occidentale. Les prendre au sérieux, c’est considérer qu’elles nous concernent, qu’elles existent aussi au sein de nos propres rapports au monde. Quelque part, bien enfouies, mais elles y sont encore. Voilà, pour finir cette présentation à la fois trop longue et trop synthétique de ce qu’implique la notion de colonialité. Alors évidemment, on l’a vu, elle re-manifeste cette dynamique épistémicidaire qui rythme l’histoire de la modernité. Mais il ne s’agit pas de faire de la repentance, ce n’est pas la question. Elle doit nous permettre d’envisager la possibilité d’alternatives cognitives, philosophiques, épistémiques, etc., pour sortir de notre présent qui est de moins en moins présentable. Voilà, je crois que c’est cela, la dimension propositionnelle du courant décolonial. Quelqu’un qui est sociologue au Portugal, à Coimbra je crois, Boaventura de Sousa Santos, a une belle expression. Il dit : Il faut reconstruire une écologie du savoir. Le débat Une intervention : Merci pour cet exposé. C’était vraiment passionnant et compréhensible, alors que les concepts n’étaient pas toujours faciles. Mais j’ai été surpris de la quasi-absence du mouvement indigéniste, andain en particulier (c’est dans les Andes qu’il est le plus fort), parce que tu évoques la résurgence pour l’anniversaire de 1992, mais avant cette date il y a eu, en particulier en Bolivie, un mouvement indigéniste très fort. J’en parle parce que j’ai bossé très longuement dans une imprimerie avec un camarade exilé de Bolivie, et il me parlait toutes les nuits de l’Empire inca. Il racontait que le Parti Ouvrier Révolutionnaire (P.O.R., qui était un très gros parti trotskiste en Bolivie à l’époque) avait explosé sur la question indigène. Lui-même était indien, et disait que le parti avait explosé parce que la direction politique était menée par des Espagnols fils de grands bourgeois, qui refusaient d’entendre les revendications indigènes. Cela avait amené à une vraie fracture dans ce qui était un gros parti de masse, très inscrit avec la Centrale Ouvrière Bolivienne (C.O.B.) dans l’extractivisme et chez les mineurs en particulier. Le courant indigéniste qui s’était détaché du P.O.R. avait donné naissance à trois courants : un courant qu’il qualifiait de « socialiste »’, en disant : « Bon, comment vivre bien avec les Espagnols qui nous colonisent encore aujourd’hui ? » ? Et c’est ça que tu n’évoques pas du tout dans ton introduction et qui m’amène à te poser la question. Donc un premier courant, vivre avec, à égalité avec nos exploiteurs espagnols, parce que ce sont toujours nos exploiteurs quand même sur le fond, même s’ils produisent beaucoup d’intellectuels décoloniaux. Un deuxième courant pour une restauration de l’Empire inca, et un troisième courant qu’il qualifiait de fasciste, et qui disait qu’il faut remettre tous les Espagnols à la mer. Et ça se discute, politiquement. Après tout, il y a d’autres endroits où on a accepté l’idée que les colonisés remettent les colons à la mer, donc pourquoi pas dans les Andes ? Comme le sujet n’était pas du tout abordé dans ton exposé, je voulais poser cette question. Philippe Colin (PC) : Oui, tu as complètement raison. Dans cet ouvrage avec Lissell Quiroz, co-autrice du livre, qui est péruvienne, andine, on a voulu reconstruire la généalogie d’une pensée décoloniale. En tout cas, d’une théorisation décoloniale qui a émergé, en fait, dans un certain marxisme orthodoxe, dans les années 1930 à peu près. Parce qu’elle a dans sa mémoire profonde encore ce lien, à la fois avec le territoire, et aussi avec une sorte de communalisme. De ce communalisme peut naître (on retrouve des débats qu’aura Marx à la fin de sa vie) finalement une société communiste qui ne passe pas par les étapes obligatoires, qui ne suit pas le modèle européen. Donc vous voyez, la pensée andine est fondamentale dans la pensée décoloniale. C’est vrai que je n’ai pas eu le temps… Tu fais référence en Bolivie à ces mouvements qui sont plutôt aymara que quechua. On a fait une espèce d’histoire exotérique, je dirais, de la question décoloniale. Il y aurait une histoire ésotérique à faire, c’est-à-dire celle de ces pensées souterraines qui ont réfléchi à la question de la continuité coloniale depuis l’arrivée des Espagnols. Et ça, c’est quelque chose qui circule au sein des communautés indiennes, cette idée-là, qui est fondamentalement l’idée de colonialité. Un personnage très important en Bolivie est Fausto Reinaga. Fausto Reinaga, (peut-être que ton ami t’en a parlé, est une figure fondamentale mais qui fait partie de ceux… je ne sais pas s’il faut le qualifier de fasciste, parce qu’il est surtout inspiré par Frantz Fanon et par ce qu’il a vu : la manière dont s’est résolue la question coloniale algérienne) dit effectivement : « C’est un colonialisme de peuplement que nous avons vécu ici, il va falloir foutre les Espagnols dehors ». Donc il y a des textes comme ça, extrêmement violents, où il est dit : Voilà, il faut en finir avec les Blancs au Bolivie. Mais c’est vrai, tu as raison. J’ai pu repérer aussi (c’est une espèce de généalogie profonde de la colonialité) un livre que j’ai vu sur la table et qu’on avait traduit avec une camarade, intitulé Les Pensées de l’Indien qui s’est éduqué dans les forêts colombiennes, qui est le testament politique d’un leader indigène du sud de la Colombie. Aujourd’hui c’est la grande figure tutélaire des luttes indigènes en Colombie autochtone. Dans le texte il le dit : les Espagnols n’ont jamais quitté ce territoire et ils continuent de nous dominer, la colonisation ne s’est jamais arrêtée. Cette idée-là, fondamentale, elle existe en réalité au sein des communautés indiennes. Parce qu’ils ne les connaissent pas souvent, en plus. C’est-à-dire que l’émergence de figures d’intellectuels publics autochtones est assez tardive. Elle arrive à la fin des années 1970, ou des années 1980. Le texte, par exemple, qu’on a traduit avec la collègue et camarade, a été occulté pour les Blancs jusqu’aux années 1970. Et ce sont finalement des théologiens de la Libération, au début des années 1970, qui vont, en faisant un travail de recherche-action avec les communautés, apprendre l’existence du texte et, avec l’autorisation des communautés autochtones, le publier comme un outil de lutte. Mais bien souvent ces pensées-là ne dialoguent pas entre elles. Quand je disais qu’elles sont ésotériques, elles le sont aussi au sens propre, c’est-à-dire que souvent, par exemple, le leader sur lequel on a travaillé, il est perçu dans les communautés comme un prophète, comme un leader messianique qui va renverser le pouvoir des Blancs. Donc évidemment on n’en parle pas aux Blancs, ça reste au sein des communautés. Mais c’est vrai, je pense qu’on aurait pu faire une autre histoire que celle qui apparaît dans le bouquin, de l’émergence d’une pensée décoloniale. Là on s’est concentré malgré tout sur des auteurs métis, blancs, etc., qui, en Amérique latine, pendant très longtemps, ont occupé la vie intellectuelle, académique. C’est en train de changer, doucement, mais ce n’était pas le cas dans les années 1970-1980. Une intervention : Y a-t-il un rapport entre la pensée décoloniale et la fin des « grands récits » telle que Jean-François Lyotard l’a théorisée ? PC : Oui. Ça s’inscrit un petit peu là-dedans, évidemment. Je le disais tout à l’heure : ces intellectuels, après la fin de la révolution sandiniste en 1988, prennent quand même une claque énorme dans la figure. C’est la dégradation aussi de la révolution cubaine. Il y a quelque chose comme ça. Il y a cette idée, évidemment, que nos grandes catégories de la modernité (émancipation, etc.), qui auparavant étaient capables de changer le cours de l’histoire, eh bien, elles doivent être critiquées. Et puis il y a cette idée-là, que c’est peut-être au sein des pensées populaires, autochtones, qu’on peut trouver de nouvelles manières de penser la libération, qui se détachent, en tout cas en partie, de ces grands récits émancipateurs de la modernité. C’est ce que je disais des zapatistes, quand ils proposent de créer un monde où il y ait de la place pour beaucoup de mondes. Cette idée-là aussi est fondamentale. C’est-à-dire, non plus changer la totalité du monde à travers une grande révolution qui ferait tabula rasa, mais construire sur des mondes latéraux. Ça peut paraître peut-être dommage, critiquable. Peut-être qu’il y a un enfermement dans des micro-utopies, des choses comme ça. Mais ça peut s’inscrire effectivement dans une volonté de dépasser l’épuisement de certains grands récits de l’émancipation, en renouant avec des formes de lutte de libération, d’émancipation populaire qui étaient invisibles jusque-là. Une intervention : Comment peut-on faire le lien, ou est-ce qu’il ne manque pas un lien à faire pour expliquer la modernité, entre la colonialité et le patriarcat, dans le sens où l’exploitation coloniale, j’imagine, est accompagnée aussi d’une exploitation des femmes pour produire ce monde moderne occidental ? Car c’est parce qu’on exploite les femmes aux tâches quotidiennes, qu’on donne le temps aux hommes d’acquérir une pensée, un savoir, etc. Et donc de créer ce monde, ce système-monde occidental. Enfin, je m’interroge sur le manque de la pensée du patriarcat dans l’explication de cette modernité et du lien, en fait, entre ces systèmes de domination. PC : Oui, je dois faire un mea culpa, je le reconnais. Je n’ai pas d’excuse. Ou bien l’excuse, c’est que la vraie spécialiste de cette question-là (ça a été théorisé, la question du patriarcat, ce qu’on appelle « la colonialité du genre ») est, notamment, une philosophe argentine qui s’appelle María Lugones. Et dans le livre, il y a tout un chapitre qui est consacré à cela. Mais comme c’est ma collègue qui était spécialiste de ça, je ne me suis pas aventuré là. Mais je peux le faire malgré tout rapidement, sans être le grand spécialiste… j’ai quand même lu mon livre ! Maria Lugones dit que la manière dont Quijano lui-même, dont elle était amie a pensé la colonialité, était complètement aveugle à la question du patriarcat, du patriarcat occidental en particulier ; parce qu’elle n’est pas adepte d’une théorie qui consiste à dire que le patriarcat est une forme transhistorique qui existe partout, de tout temps, etc. Pour elle, ce qui s’impose en Amérique, au moment de la colonisation, après 1492, c’est un certain type de patriarcat qui est fondé sur le binarisme sexuel, qui n’existait pas forcément dans les communautés… [ici PC ne veut pas employer les mots « indiennes », « pré-colombiennes », etc. NDLR] c’est difficile à dire… les habitants de ce continent qui ne s’appelait pas encore l’Amérique. Elle dit qu’en fait c’est le principe de non-contradiction qui a été imposé à travers le binarisme sexuel à ces sociétés… je n’aime pas le mot « pré-colombien » mais comment l’éviter ? Dans énormément de sociétés américaines on peut être homme et femme en même temps, mais aussi un animal ou autre chose, etc. , sans que cela implique des contradictions insurmontables. Elle dit que c’est ce patriarcat-là très spécifique, occidental, qui s’est imposé au moment de la colonisation de 1492 et c’est pour ça qu’elle parle de « colonialité du genre ». Alors après cela, ce qu’on appelle le féminisme décolonial aujourd’hui, c’est un champ de recherche, mais aussi un champ d’action politique extrêmement divers, extrêmement riche, et qui est probablement aujourd’hui le plus productif, même du point de vue conceptuel. On a aujourd’hui des féminismes décoloniaux, des féminismes communautaires, des féminismes autochtones, etc. Tous ces groupes ne se parlent pas forcément, ont des positions parfois assez radicalement différentes sur certaines choses, mais en tout cas ça a donné lieu à à une véritable explosion de créativité conceptuelle, politique, etc., dans les milieux féministes. Avec cette idée fondamentale, qui n’est pas propre aux Latino-américaines, et qu’on retrouve dans l’ensemble des féminismes du Sud : le féminisme des Blanches n’est pas notre féminisme, et le patriarcat qu’elles subissent n’est pas le patriarcat que nous subissons. Donc nous devons forger nos propres instruments de lutte. Une intervention : Merci pour votre intervention, que j’ai trouvée très précise. Je ne suis pas un grand connaisseur de l’Amérique du Sud, mais sur la pensée décoloniale, je peux faire un petit rappel historique. Aimé Césaire avait donné sa démission au Parti communiste et à Maurice Thorez en 1956, en lui reprochant d’avoir un universalisme de surplomb et « décharné ». Et je me suis interrogé. Ce qui pourrait me poser problème, c’est : est-ce qu’on ne va pas vers un ethno-différentialisme ? On parle de pluriversel, mais est-ce que ce n’est pas un ethno-différentialisme et finalement un enfermement ? Parce que ce qui est visé, quand même, c’est l’homme de tout temps, de tout pays qui est le même. Les races n’existent pas, mais l’éthos existe. Je suis un homme de mon temps, qui a trempé dans une culture marxiste universaliste, et j’en ai encore de bons restes. Bien que je sois plutôt du côté libertaire aujourd’hui, je suis quand même imprégné par cette façon de penser qui a défini ma sensibilité. C’est ce qui me fait peur : est-ce qu’il pourra y avoir une communication entre différentes ethnies qui n’ont pas grand chose à voir ensemble et quels vont être les vecteurs de communication entre elles ? J’ai bien peur que ça reste un paralogisme, et que la critique du « décharné » tombe dans l’inverse, tombe dans une incarnation où personne n’aurait plus rien à dire aux autres et resterait dans sa tribu. PC : Il y a peut-être des réactions dans la salle. Je ne sais pas si quelqu’un veut intervenir ? Une intervention : Oui. Moi, l’impression que ça m’a fait, c’est qu’on avait affaire à un face-à-face, un face-à-face colonial latino-américain. Tu as parlé de Wallerstein. Derrière lui il y a beaucoup de gens, même Saïd aussi, d’une certaine manière. Un face-à-face de l’Europe coloniale, et spécifiquement l’Europe coloniale espagnole, et du reste du monde, qu’il soit colonial ou qu’il vive sa vie dans ces périodes où la modernité se forme. On a l’impression qu’elle se trouve un peu hors-jeu dans la formation de cette pensée systémique, parce que là on arrive à une conception de l’Histoire, une conception de l’évolution de la civilisation humaine à la période de la modernité et de la création du capitalisme. Il y a cette pensée systémique dont, quelque part, les penseurs décoloniaux sont aussi les enfants, parce qu’ils ont adopté finalement la science, le logos, et ils ont été formés à la pensée, au mode de pensée occidentale. Ils s’en sont servis comme d’une arme pour critiquer, pour déconstruire, ou reformuler d’une manière systémique d’ailleurs cette construction, cette vision et ce mouvement de la modernité. Mais j’ai l’impression que c’est un moment fort dans la pensée du monde actuel. Ces mouvements de pensée comme celui de la décolonisation existent, mais j’ai l’impression qu’il y a quelque chose qui est inachevé dans une pensée qui se veut achevée systémiquement. PC : Je vais essayer de répondre aux deux en même temps, parce que je sens qu’au fond la critique est un peu la même. Je pense que c’est probablement aussi l’effet de vous avoir exposé ça en 45 minutes ou une heure. Ce n’est même pas un mouvement, en réalité. Ce sont des travaux d’une multitude de chercheurs, chercheuses, militants, militantes, qui partagent quelques catégories, quelques notions, et en particulier cette notion analytique de colonialité, mais qui ne l’utilisent pas toujours de la même manière. Donc en fait, c’est un champ extrêmement hétérogène. Ne croyez pas qu’on a quelque chose aujourd’hui comme une espèce de théorie figée, qu’on pourrait présenter comme décoloniale. En fait, c’est une pensée en ce moment qui est en chantier, littéralement. Je crois que tous ces auteurs qui ont travaillé sur ces concepts de colonialité, de pluriversel, qui ont travaillé sur les questions de transmodernité, comme Dussel etc., le disent eux-mêmes : « Nous ne voulons surtout pas fonder une école. On ne va pas être l’école de Francfort, ni quelque chose comme ça. On propose des conseils qui permettent de déconstruire ce que Dussel appelle le  »mythe intramoderne de la modernité » ». Mais ces concepts doivent se transformer, doivent être réutilisés, doivent être resémantisés, doivent servir à autre chose. C’est ce qui est en train de se passer, et dans ce qu’on pourrait appeler cette immense constellation décoloniale aujourd’hui, il y a vraiment de tout. Quelqu’un comme Enrique Dussel serait assez proche finalement de ta conception de l’universel. En tout cas, s’il refuserait l’univers, il défendrait l’universalisation. C’est-à-dire que pour lui, ce dialogue transmoderne doit malgré tout aboutir à une universalisation, mais qui emmène un processus jamais achevé, en fait, et donc qui respecte la pluralité. D’autres, et c’est ce qui m’intéresse peut-être moins, ou dont je me sens le moins proche, effectivement pourraient se rapprocher de formes de célébration de l’autochtonie, avec parfois des formes très idéalisées de l’autochtonie, comme des formes de pensée qui auraient traversé les siècles et qui seraient à même de nous permettre d’opérer une espèce de conversion ontologique ou métaphysique. Ça c’est la version, à mon avis, qui est la plus proche du New Age et qui m’intéresse le moins. Les auteurs dont j’ai parlé pour l’essentiel (peut-être pas Arturo Escobar, anthropologue qui se rapproche de gens comme Descola aujourd’hui ou Viveiros de Castro, mais Dussel, par exemple, ou Quijano) sont restés des marxistes toute leur vie, en réalité. Mais ils ont introduit au sein de leur analyse marxiste, en la situant, en lui donnant un ancrage, une véritable incarnation puisque tu parlais d’incarnation. La question que pose Dussel, c’est ce que devient l’émancipation et toutes les grandes questions portées par la gauche, lorsqu’elles sont pensées depuis la périphérie, lorsqu’elles sont pensées depuis le Sud. Et c’est ce travail qu’ils vont opérer sur les concepts, en fait. Une intervention : Pensez-vous que l’enquête sur l’islamo-gauchisme à l’Université, réclamée par la ministre de l’Enseignement supérieur, est une tentative pour faire taire les spécialistes des études post-coloniales dans une France prisonnière de ses fantômes et de ses dénis ? PC : Oui. Une intervention : Merci. Effectivement, ça fa

t réfléchir et toute ta présentation est très intéressante. Je pense qu’effectivement, en tant que Blancs nés dans un pays qui a fait subir le colonialisme, nous avons aussi un questionnement à nous poser. Qui on est et de quelle société on est issu ? On ne peut pas faire l’impasse sur ça. C’est l’universalité que portent les sociétés européennes et la France, entre autres. Pour moi, elle est puante, elle me pose vraiment problème. Alors évidemment, ce n’est pas celle que tu expliquais. En tant que marxiste, on défend autre chose, mais on défend autre chose aussi dans le cadre de notre société présente, issue de cette histoire-là. Je crois que c’est important de l’avoir en tête quand on pense à notre rapport aux autres sociétés en général. Pendant ton exposé, j’ai eu une réminiscence du film Tambien la lluvia. C’est l’histoire de réalisateurs espagnols je crois, qui tournent un film sur 1492, en Bolivie il me semble. Et l’acteur principal, finalement, il ne veut plus jouer l’Indien. Il fait grève parce qu’on lui pique son eau, ce sont les effets du capitalisme généralisé mondial, il ne peut plus avoir accès à l’eau dans son village. Voilà : on aime bien l’Autochtone, mais quand il entre bien dans notre film et dans notre case aussi. PC : C’est un film très intéressant et qui réfléchit sur la question des continuités coloniales à plusieurs niveaux. Certes, sur le gouvernement bolivien qui veut imposer à ce moment-là la privatisation de l’eau à Cochabamba en 1999 ; mais aussi, sur le tournage des Espagnols qui prétendent faire un film pour dénoncer la colonisation espagnole et qui se comportent comme des colons à tout moment en sous-payant les acteurs. Enfin bref… Oui, oui, il est chouette ce film. Une intervention : Je voulais vous poser trois questions. – Quels sont les rapports réciproques entre l’expérience zapatiste et les courants ou certaines figures du mouvement décolonial latino-américain ? – Quelle est la perception mutuelle que ces deux secteurs ont les uns des autres ? Est-ce que, selon vous, il y a ou il y a eu ces dernières années des États, des gouvernements en Amérique latine qui ont favorisé voire mis en œuvre une politique décoloniale ? – Et la troisième partie de cette unique question, c’est : est-ce qu’il y a aujourd’hui en Amérique latine, enfin, dite Amérique latine, le développement d’une critique non réactionnaire de la pensée décoloniale ? PC : Les liens entre le mouvement néo-zapatiste et la théorie décoloniale sont très profonds. Le mouvement zapatiste fait partie de ce moment de 1992. En réalité, pour des questions logistiques, les zapatistes décident de lancer le soulèvement armé le 1er janvier 1994. Mais à l’origine, il devait avoir lieu le 12 octobre 1992. Donc ça fait partie de ces mouvements qui ont profondément inspiré dans le champ académique ce qu’on appelle les auteurs décoloniaux. Ils sont aussi des enfants de cela, pour certains. D’autres plus anciens, comme Enrique Dussel, qui vient de la théologie de la libération, s’est exilé au Mexique à partir de 1977, et vit au Mexique (il est prof à l’UNAM). Il a des relations avec tout ce monde qui, à l’époque, tourne beaucoup autour de théologiens de la libération, qui prêchent la révolution dans le Chiapas et d’où va surgir le zapatisme. Donc, tout de suite après le soulèvement, Enrique Dussel va soutenir les zapatistes, il va s’y rendre régulièrement. Voilà : il y a des liens qui sont consanguins. Pour répondre à la deuxième question : il y a eu quelque chose comme des tentatives, effectivement, pendant ce qu’on a appelé « la décennie rose » en Amérique latine (en gros, les années 1999-2010) où vous vous souvenez, la carte politique de l’Amérique latine était rose avec des variations du rouge au rose clair. En particulier dans les pays andins, en Équateur et en Bolivie, il y a eu à l’intérieur de ces mouvements de résurgence de la gauche des mouvements constitutionnalistes avec la convocation de constituantes qui ont profondément refondé les constitutions. C’est le cas notamment de la Bolivie, qui a l’une des rares constitutions plurinationales, du moins qui s’affirme comme une constitution plurinationale de l’État de Bolivie, et qui reconnaît donc l’existence à l’intérieur d’un État de plusieurs nations, ce qui érode l’ancien schéma État-Nation, et qui donne une personnalité juridique à la nature, par exemple, en citant explicitement la Pachamama dans le texte. La constitution bolivienne affirme aussi la nécessité d’atteindre le bien vivre (et le terme est cité aussi en quechua : le sumak kawsay) en opposition d’ailleurs au vivre mieux. Ça apparaît tel quel dans la constitution. Donc ça a existé. Malheureusement, les politiques, y compris les gouvernements de gauche de cette période, ont poursuivi la politique extractiviste. Cela a financé en grande partie les programmes sociaux qui ont été d’une grande efficacité. Il faut reconnaître qu’au Brésil, on a sorti des millions de gens de la pauvreté. Ce fut le cas aussi en Bolivie, etc. Mais, évidemment, avec une politique extractiviste. Et donc ils sont entrés assez vite en conflit avec les communautés autochtones qui étaient affectées par ces politiques. Mais c’est toute la difficulté de sortir d’un modèle. C’est la question de la dépendance qui est posée. C’est-à-dire : comment sortir d’un modèle extractiviste lorsque depuis cinq cents ans, au sein de la division internationale du travail, vous êtes assigné à la production de matières premières ? C’est une question éternelle en Amérique latine et qui jusqu’à maintenant a toujours été une impasse. Et la troisième question : est-ce qu’il existe une critique non réactionnaire ? La critique réactionnaire existe, elle est abondante même, et le héros de cette critique c’est Mario Vargas Llosa, prix Nobel de littérature, qui est devenu un personnage assez peu recommandable, même s’il a pu écrire quelques bons romans, on peut le concéder. Oui, il existe une critique non réactionnaire, et elle vient plutôt d’un marxisme plus orthodoxe qui critique (un peu comme en France, et elle n’a parfois pas complètement tort) une espèce de dérive de la politique des identités. Face à cette idée que l’exploitation en Amérique latine reste massive, l’abandon de la question de la classe sociale au profit d’une multitude d’identités diffractées, finalement nuit à l’efficacité de la lutte. C’est plutôt ce type de critiques qui sont portées.

 

Pour une psychiatrie indisciplinée

Olivier Brisson, Pour une psychiatrie indisciplinée

Olivier Brisson est psychomotricien, formateur au sein des CEMEA et musicien expérimental.

Dans son ouvrage, paru aux éditions La Fabrique et intitulé Pour une psychiatrie indisciplinée, il part du postulat selon lequel toute tentative de soin en psychiatrie se retrouve, à un moment ou à un autre, entravée par de multiples injonctions néolibérales, ayant leurs effets problématiques : rendement, réclusion / isolement, dépersonnalisation, etc.

Mais ces impasses poussent dès lors à l’expérimentation, à bifurquer et à explorer d’autres formes de soin et de thérapie souvent marginalisée.

Au-delà de son expérience professionnelle, l’enjeu sera de comprendre comment Olivier Brisson compose avec l’héritage de la « psychothérapie institutionnelle » (Deligny, Tosquelles, Oury) que l’on peut rapidement définir comme la primauté du soin de l’institution plutôt que que la tentative institutionnelle de normer l’individu. Nous souhaitons également saisir le sens de son bricolage au quotidien, bricolage marqué par la conscience et l’influence d’une pratique révolutionnaire du soin, et qui compose avec les réalités du terrain.

À travers ce livre, nous voulons réactualiser les hypothèses et les expérimentations propres à la « psychothérapie institutionnelle ». Mais que faire, aujourd’hui, avec le mythe libertaire des cliniques telles que St-Alban ou de La Borde, fondées sur et par la praxis d’un égalitarisme radical, où soignants et soignés s’accompagnent mutuellement dans la vivance et où les gestes artistiques occupent une place centrale ?

Résolument, Olivier Brisson ne sépare jamais le geste esthétique d’une pratique de soin. Car il y a une fonction poétique de la psychothérapie. Quasiment toutes les avant-gardes artistiques et européennes ont d’ailleurs fondé leur politique sur cette ouverture à la création.

« Praxis bold as love », nous dit Olivier Brisson. Soigner réside et procède ici du domaine des musiques improvisées, bruitistes, dans les pratiques brutes de la musique, au sens où c’est le processus de création qui l’emporte sur l’œuvre aboutie.

Et c’est à partir de cette considération du sensible qu’une perspective de soin s’ouvre.

Le corps « autiste », « handicapé » est, coûte que coûte, aussi, du langage capable d’action, exprimant une réalité du monde. Et la musique sans cesse considérée comme moyen vitaliste ‒ spontanéisme ne s’inscrivant pas dans le champ du divertissement  permet la recherche d’une identité active, d’un poème et de son devenir en faveur d’une singularité existentielle trop souvent mise à mal.

Toutes ces frictions atonales n’en demeurent pas moins de l’ordre du partage. Cela fonctionne en réseau, avec ses sources, ses puits, ses passages, ses traces etc., dessinant une carte un peu mystérieuse, souvent ignorée, où des battements sensoriels résonnent avec larsens et cris des plus authentiques en matière d’amplification hic et nunc.

Jamais complètement idéologique ni pleinement artistique, perçues comme l’expression radicale d’un vécu corporel, les pratiques brutes de la musique en psychiatrie troublent toutes les définitions sclérosées en matière d’attente esthétique et de conduites humaines. L’improvisation en tant que telle invite à se laisser habiter par les sens, hors du sens, ce qui modifie le regard sur le handicap et rend caduque toute prétention à définir les normes.

À partir de là, que permettent les armes et les pistes laissées par la « psychothérapie institutionnelle » ? Plus pratiquement, quelles sont-elles ? Peut-on encore s’en servir, dans la mesure où la psychiatrie s’ouvre à mesure qu’elle isole ses usagers ? Grâce à la musique, soigner ne veut-il pas dire remettre du corps à l’heure où nous vivons une certaine crise de la présence ? De quel potentiel thérapeutique parlons-nous ? Que révèle notre condition d’auditeur passif face à des musiciens explorant la matière sonore au-delà ce qui est considéré comme écoutable ou admissible ?

Cette soirée se veut une invitation à la discussion et à la rencontre, car si nous avons l’intuition de la marche à suivre, il est parfois complexe de comprendre d’où partir.

Compte- rendu

Pour une psychiatrie indisciplinée

Hervé : Bienvenue à cette soirée-débat. Je rappelle que le cercle Gramsci est une association qui organise des débats sur des questions de société, souvent avec un aspect critique, et aussi avec des propositions alternatives. Le cercle Gramsci ne vit que des contributions individuelles volontaires à l’association : les abonnements à La Lettre. Nous avons accepté une proposition de débat qui nous a été faite à partir du livre d’Olivier Brisson, Pour une psychiatrie indisciplinée, et nous sommes contents de l’accueillir ce soir. Le livre nous a intéressés pour plusieurs raisons :

– parce qu’on connaît l’état actuel de la psychiatrie (et des services publics et de la santé en général) et qu’on peut parler de naufrage ;

– parce qu’on peut aussi parler du développement de l’aspect sécuritaire.

Je ne sais pas si ce sont des questions qu’Olivier Brisson va aborder à partir de son expérience de psychomotricien, de la praxis qu’il développe et aussi des formes créatives qu’il propose, des lieux, des liens qu’il envisage.

Olivier Brisson (OB) : Je suis psychomotricien diplômé. Je voulais travailler en psychiatrie publique parce que j’avais comme idée que la psychiatrie était, en tout cas dans le public, un espace où on accueillait la folie. Et aussi parce que chez moi, en famille, on entendait parler notamment de l’expérience de La Borde. Je me disais que c’était un milieu où j’allais rencontrer des gens actifs, motivés et cherchant à rencontrer la différence, la folie.

Ce n’est pas ce qui s’est passé. J’ai d’abord rencontré des portes fermées et un premier outil qui était le trousseau de clés. Voilà. En fait, pour être très honnête, ça fait vingt ans que je travaille en psychiatrie, vingt ans que je suis très critique d’un certain nombre de choses qui s’y passent, et pourtant, je m’y plais encore beaucoup. Parce que j’arrive à y trouver une place un petit peu particulière : c’est sûrement lié au fait que je sois psychomotricien. La psychomotricité, je ne sais pas si tout le monde est au courant de ce que c’est ? Mais si parmi vous, il y en a qui ne savent pas, c’est normal. Parce qu’en fait, on ne sait pas vraiment ce que c’est !

C’est ce qui est une force pour nous, les psychomotriciens : personne ne sait ce que c’est. Quand on travaille dans un service en psychiatrie en tant que psychomotricien, même nos médecins ne savent pas ce qu’on y fait. C’est plutôt pratique. C’est une espèce de pratique paramédicale qui s’appuie sur un certain nombre de choses, à la fois la question du développement, et la question du jeu, la question du corps, de ses représentations et de la façon de l’investir, la façon de le vivre dans le temps, dans l’espace. Mais très concrètement, je crois qu’il y a autant de pratiques en psychomotricité qu’il y a de psychomotriciens et qu’on a encore cette chance-là de pouvoir construire notre propre pratique.

J’ai commencé d’abord en psychiatrie adulte pendant trois ans dans un service dit de « chroniques ». J’ai pris en pleine gueule vraiment ce qu’était la psychiatrie la plus sordide. C’est le début de mon bouquin parce que ça fait quinze ans que je me dis qu’il va falloir un jour écrire sur ce sur cet épisode-là de mon expérience, sur ces personnes que j’ai rencontrées à ce moment-là. Un enfermé 24h sur 24, à poil, avec juste un drap et une couverture ; une enfermée à qui on avait arraché les dents parce qu’elle se mordait la langue ; et ainsi de suite… Et pourtant, même là, on essayait à quelques-uns de créer des moments où on partageait des choses un peu joyeuses, où on sortait une piscine dehors : celui qui était enfermé pouvait avoir pendant une heure et demie l’occasion de se jeter dans la piscine, de s’accrocher à nous, de monter sur notre dos. Des petits espaces comme ça, où il se passait des choses joyeuses dans un univers qui était quand même assez sordide.

J’ai travaillé à partir de 2006 en hôpital de jour en région parisienne en pédopsychiatrie avec des enfants en très grande majorité autistes. Et depuis 2013, je suis dans le Nord, attaché à l’EPSM (Établissement Public de Santé Mentale) d’Armentières. Je fais de la consultation avec des petits entre deux et douze ans. J’ai également un mi-temps sur l’hôpital de jour, toujours en pédopsychiatrie.

Pour finir ma présentation, et parce que cela marque ma pratique : j’ai monté en parallèle en 1997 une association qui s’appelle maintenant «  La Belle Brute »1, une association qui défend les musiques expérimentales et les pratiques brutes. Je suis musicien, piètre musicien, mauvais batteur2. Donc, quand on est mauvais batteur, on rajoute des objets, on met des micros, on tire des câbles et on essaie de faire d’autres types de sons que ceux qu’un bon batteur sait faire… J’ai depuis longtemps une pratique musicale en parallèle de mon métier. Un jour, je me suis dit qu’il y avait des résonances entre ce que je partageais avec des copains en musique expérimentale, et ce qui pouvait se passer au niveau des manifestations avec les jeunes que je recevais. Je suis aussi formateur au CEMEA (Centre d’Éducation aux Méthodes d’Éducation Active) depuis quelques années à Lille. Ça, c’est plus récent, mais c’est très intéressant aussi.

Hadrien : Tu es venu avec un objet que tu as fait. Est-ce que tu aimerais nous en parler ? D’où ça vient, cette chose-là ? Peut-être que c’est ça qui te permet aussi de pouvoir travailler en hôpital psychiatrique depuis plusieurs années, pour pouvoir trouver des portes de sortie… ou des portes d’entrée, je ne sais pas ? Peux-tu nous parler de ton rapport avec la psychothérapie institutionnelle ? Rapidement, pour rappel historique, sans tous les concepts : comment tu la pratiques et comment tu l’envisages dans une pratique professionnelle ?

OB : Je ne vais pas forcément en parler comme tu l’attends. L’envie d’aller bosser en psychiatrie, c’était justement (avec le peu d’éléments que j’avais de la psychothérapie institutionnelle) l’idée que ça pouvait être un espace horizontal, aussi bien entre professionnels qu’entre professionnels et concernés. Pendant le premier entretien que j’ai passé, j’ai parlé de Lucien Bonnafé, parce que j’étais en train de le découvrir sur la question de la psychiatrie de secteur. Je parle de cela avec le médecin du service. Il me dit : « Pour moi la psychothérapie institutionnelle c’est tout mon univers, c’est toute ma culture ». C’est dans son service que le jeune dont je parlais est enfermé 24h sur 24 avec un drap et une couverture.

J’ai déchanté sur ce que ça voulait dire que d’être dans la psychothérapie institutionnelle. C’est une histoire que j’ai essayé de creuser, sans m’inscrire complètement dans tous les réseaux de la psychothérapie institutionnelle. C’est un héritage qu’il me semblait nécessaire de garder, une filiation qu’on pouvait essayer de défendre : tous les colloques auxquels j’assistais, toutes les rencontres, tous les moments de travail d’équipe avec des collègues qui justement se revendiquent de cette orientation-là, qui disent qu’il faut la faire vivre. Je me disais : On se retrouve tous ensemble, ça va nous faire du bien… Mais on en ressortait encore plus triste qu’en arrivant. C’est aussi parce qu’on est arrivé dans une période où on déverse nos plaintes : à quel point ça ne va pas, à quel point on est empêché. C’est légitime de se plaindre de la façon dont tout cela évolue ; et en même temps, derrière cette plainte, moi, je sentais un « c’était mieux avant » qui n’arrivait pas à me convaincre.

Je pense qu’il y a eu des expériences absolument majeures, mais ce sont des expériences très localisées. Ce qui s’est passé à Saint-Alban3 n’a pas été diffusé sur l’entièreté du territoire ; ce qui s’est passé à la Borde encore moins, parce que là, pour le coup, on n’est même plus dans la psychiatrie publique, on est dans l’associatif, ce qui permet d’avoir une autogestion beaucoup plus large par rapport à la psychiatrie publique, qui est quand même toujours sous tutelle des stratégies étatiques de santé publique. Pour moi, ce n’était pas un mythe, c’étaient des réalités, mais c’étaient des réalités localisées.

J’avais ce sentiment (peut-être que ça va faire grincer des dents) qu’il est peut-être préférable d’être usager aujourd’hui qu’il y a trente ans. Il est peut-être préférable d’être autiste aujourd’hui qu’il y a trente ans, il est peut-être préférable d’être aujourd’hui diagnostiqué schizophrène ou bipolaire, par rapport au type d’accompagnement qu’il y a. Aujourd’hui les choses sont en train de bouger du côté des collectifs et surtout des collectifs d’usagers. Je voyais que tout le milieu dans lequel je me sentais bien peinait à dépasser la question de la plainte. J’avais envie de dire : Mais en fait il y a aussi des endroits, il y a aussi des pratiques, il y a aussi des collectifs qui permettent que cet accueil et cet accompagnement soient vivifiants ! Et peut-être que c’est ça qu’il faut qu’on vise, plutôt que de restreindre notre discours à la critique de ce qui nous fait peur.

Hadrien : Ce que tu dis, c’est que la psychiatrie a changé de visage ? Qu’elle est sortie de son aspect asilaire où on enfermait à tout va, et où on mettait des chaînes aux pieds aux malades ? Et ce visage qui change, il cache aussi d’autres réalités qui sont d’autres enfermements, qui ne sont pas l’enfermement physique, mais des enfermements plus subtils. Et toi, dans ta pratique, est-ce que tu as trouvé des moyens théoriques et pratiques pour te prémunir contre le néolibéralisme qui impose de nouveaux protocoles en psychiatrie ? Tu peux peut-être nous faire un petit point sur les protocoles, les formations, ce dont tu parles dans le bouquin, et comment tu arrives à travailler là-dessus.

OB : En fait, il faut lire le livre. Pourquoi je dis ça ? Parce que j’ai peur d’être très flou dans mes moments de prise de parole. En fait, si on écrit un bouquin, c’est aussi parce qu’on n’est pas très fort pour faire du stand-up. Je vous donne juste un exemple : le passeport bipolaire, pour parler de comment aujourd’hui la psychiatrie se lance à corps perdu dans les pratiques néolibérales, sous couvert de neurosciences. Le passeport bipolaire, c’est un programme qui est actuellement en essai de façon tout à fait concrète au Vinatier, sur un ou deux hôpitaux de l’APHP, à Grenoble ou à Lyon, dans des hôpitaux publics. C’est un projet qui est lancé par la Fondation Fondamental dirigée par Marion Leboyer, Pierre-Michel Llorca ; c’est la tête de proue des pratiques s’appuyant sur les neurosciences pour transformer complètement la psychiatrie en ce qu’ils appellent aujourd’hui « la psychiatrie de précision ».

L’idée de la psychiatrie de précision (c’est assez nouveau mais il y a de plus en plus de textes proposés par eux, ou écrits un peu partout) c’est de ramener complètement la psychiatrie dans les pratiques médicales classiques avec, en appui de leur méthode, l’utilisation des datas4. Notre nouvel outil, ce n’est plus la parole : c’est les datas. L’idée, c’est que tous les patients bipolaires qui s’engagent dans ce protocole-là acceptent de porter un bracelet, une montre connectée. Et la montre connectée va récupérer tout un ensemble de données sur ton état de santé, sur ta température, sur tes cycles veille-sommeil… Sur le site de l’APHP (Assistance Publique – Hôpitaux de Paris)5 le passeport bipolaire est présenté comme absolument magnifique parce que grâce à toutes ces données et grâce au partenariat avec trois startups privées qui ont monté les programmes spéciaux pour étudier tout cela, on arrive à pouvoir évaluer complètement l’évolution de la santé du patient. Avec comme visée de grands progrès pour la pratique psychiatrique : c’est d’abord sortir les patients chroniques du champ de la pratique sanitaire pour les amener justement sur l’ambulatoire. En tout cas, on les sort de l’hospitalisation, parce que tout est maintenant piloté à distance et tout est fait grâce à l’informatique et par l’informatique. C’est-à-dire que c’est en fonction de ce que ton bracelet connecté va envoyer comme info, que l’infirmier va savoir s’il faut prendre rendez-vous ou pas, s’il faut aller voir le médecin.

Et le deuxième point qui est vraiment explicité tel quel et présenté comme quelque chose de formidable, c’est la prédictibilité. Le fait de pouvoir prévoir les crises. Les crises sont maintenant prévisibles : c’est-à-dire que toi, tu as ta vie quotidienne et puis à un moment, tu reçois le message «  Hop, hop, hop, venez tout de suite dans le service » parce qu’on sait que la crise va arriver. C’est présenté comme un progrès énorme… Sauf que c’est complètement Minority Report 6! Il ne s’est rien passé, mais on sait que ça va arriver. Nous sommes face à ce mouvement-là, relayé par Marion Leboyer, qui parle à l’oreille du Ministre de la santé et du Président. Il ne s’agit pas de quelques petits lobbyistes. C’est une politique de santé et de santé mentale qui gagne du terrain. On est pris entre essayer de ne pas le voir, et s’en rendre compte et dire : Attention !

Cela a commencé avec les pratiques d’évaluation, les pratiques standardisées. Aujourd’hui, toutes nos pratiques sont standardisées, jusqu’aux pratiques de jeu avec l’enfant. Le modèle de Denver qui est un protocole de jeu avec les enfants autistes (je sais que des psychomotriciens sont dans la salle, je vais me faire engueuler) est présenté comme un truc formidable parce que justement, on n’est plus en train de les contraindre. Ce n’est plus la vieille méthode ABA7 où on les force à faire un truc. Non, au contraire, on fait du jeu. On joue avec l’enfant et le jeu va pouvoir permettre à l’enfant autiste à travers ses séances de progresser.

De quel type de jeu s’agit-il ? On n’est pas dans le jeu libre, on n’est pas dans le jeu gratuit, on n’est pas dans l’improvisation, on n’est pas dans l’espèce de surprise de ce qui peut arriver dans la relation. On est sur un jeu où, avant même que l’enfant soit là, on a prévu de travailler telle compétence, on a telle grille d’évaluation pour savoir comment cocher tel progrès dans ce champ de compétences. Même la pratique du jeu aujourd’hui est rabattue à l’échelle d’une pratique pré-évaluée et qui met dans une situation où soi-même, on n’est plus joueur, on est évaluateur de la situation. Est-ce que je réponds à ta question, ou pas ?

Hadrien : [aux personnes présentes, qui ne sont pas moins légitimes que lui pour intervenir à tout moment] : Si vous avez envie de poser des questions, de réagir à ce qui est dit, que vous ne comprenez pas, n’hésitez pas à lever la main, quelqu’un apportera le micro. Ce n’est pas une présentation classique de livre ; il s’agit de se rencontrer sur la question de la psychiatrie. Tout le monde est traversé par cette question et à quelque chose à en dire. Si des personnes ont envie de parler ou d’intervenir sur le thème de l’autisme, de l’accompagnement des gens qui sont concernés, la parole est ouverte.

Olivier est un praticien, il est psychomotricien, ce n’est pas un théoricien. A partir de sa clinique, il indique comment il déploie, il récupère autour de lui tout ce qu’il y a pu saisir sur l’histoire de la psychiatrie, de l’antipsychiatrie, de la psychothérapie institutionnelle. Tout le monde n’a pas forcément ce bagage, ce qui suscite peut-être des questions que vous avez envie d’aborder.

Une intervention : Oui, juste sur le passeport bipolaire. C’est la première fois que j’entends parler de cela (c’est très intéressant) et de la psychiatrie de précision. Est-ce que c’est une psychiatrie qui vient se substituer à la psychiatrie traditionnelle ? Une psychiatrie de précision avec la pose du bracelet pour sortir les patients chroniques, ceux qui sont dans la répétition et que les psychiatres ne veulent plus voir ? C’est un échec, ou quelque chose qui y ressemble. Est-ce que cette pratique remplace celle qui existe déjà, fondée sur les relations humaines ? Ou bien les deux vont-elles cohabiter ?

OB : Je me doutais qu’il fallait que je sois plus clair et votre question m’amène là ou je voulais aller. Le bouquin est construit en trois parties : la psychiatrie, l’autisme, et les pratiques du sensible. Toute la première partie questionne ce pseudo-combat entre psychiatrie humaniste et psychiatrie neuro-scientifique. C’est ainsi que les termes du débat sont posés. Sauf que dans la réalité ce n’est pas cela qui se passe : d’une part la psychiatrie humaniste n’a d’humaniste que dans son désir d’histoire, une dichotomie entre la psychiatrie publique habituelle avec une pratique de la parole, et d’autre part une psychiatrie qui s’appuie sur l’Evidence-Based Medicine (EBM) basée sur la preuve, où tout doit être protocolarisé.

Depuis vingt ans la question de l’évaluation a été attaquée par certains professionnels par rapport à la mise en danger du patient : ne plus prendre de notes papier et devoir tout rentrer dans le logiciel. Il fallait coter nos actes, ce qui préparait la tarification à l’acte, qui existait déjà dans la médecine obstétrique et qui vient d’entrer dans la psychiatrie, non pas en tarification à l’activité, mais en tarification par compartiment. Mathieu Bellahsen8 le décrit très bien et nous montre comment cela chemine doucement. Il n’y a plus vraiment de bras de fer, la psychiatrie publique est déjà complètement contaminée par l’arrivée d’une psychiatrie qui se dit scientifique. La psychanalyse disparaît complètement des endroits de formation. Si tu emploies dans les services des mots qui sont un tout petit peu lacaniens, tout le monde te regarde comme un cinglé.

Toutes ces pratiques standardisées s’installent de plus en plus. Aujourd’hui, même avec un chef de service un peu vieille école (ce n’est pas négatif), tu ne peux plus monter une activité sans avoir à présenter un projet d’activité et indiquer les moyens et les modes d’évaluation. Si tu proposes un projet jardinage, faire pousser des tomates avec les enfants, tu dois faire un projet d’activité avec critères d’évaluation. Et à la fin, tu ne pourras pas manger les tomates car il n’y a pas de traçabilité possible. Tu peux en acheter en supermarché mais tu ne peux pas manger celles que tu as fait pousser.

Tout cela a pris doucement, ce n’est plus un combat et quand je parle de passeport bipolaire, il se passe où ? Ce type d’expérimentation se fait dans l’hôpital public comme test. Quand on aura prouvé que cela marche, cela se fera dans le privé. Sur la question « Est-ce qu’on va vers cela ? » Oui, j’en suis persuadé. Est-ce que cela m’attriste ? C’est un autre problème. Je suis persuadé que la médecine psychiatrique va entrer dans le champ de la médecine classique. C’est le cas sur plusieurs points : l’internat psychiatrique n’existe plus, la formation spécifique initiale des infirmiers psychiatriques n’existe plus depuis 1992. Les services psychiatriques sont rattachés aux services généraux.

Le regard médical sur les problématiques psychiatriques va se centrer sur le cerveau. Bellahsen parle de « cérébrologie »9 et ce n’est pas faux, on y va ! La médecine se cantonnera à cela et la question est : Qui va s’occuper des affects, de l’accueil, des temps partagés ? Ce n’est plus la psychiatrie, parce qu’on réduit tout à des consultations de cinq minutes et des dosages de médicaments. Cela laisse un espace à la question : Qu’est-ce que l’on fait de la vie des personnes qui ont besoin de rapports de contact, d’accueil et d’accompagnement ? Cela laisse un champ très ouvert pour des décennies à venir sur la question : « Est-ce qu’on ne rate pas le coche si on n’investit pas ce champ, en pensant à tout un ensemble de possibilités d’inventions du côté du médico-social, du social, du culturel, du socioculturel ?.. » Comment va-t-on pouvoir investir ce qui a été longtemps majeur en psychiatrie : il y a les médicaments, mais il y a également le temps des rencontres ? Si on sort cela de la psychiatrie, qui va s’en charger ?

Soit on essaie d’inventer, soit on sait que le néolibéralisme saura s’en emparer en faisant des structures réservées aux jeunes, des structures d’accueil pour les bipolaires, etc. Une structure de ce type vient d’ouvrir à Paris grâce à d’importants moyens financiers. Pour moi il existe un champ d’imagination intéressant.

Une intervention : Je voulais dire qu’il existe des SAMSAH (Services d’accompagnement médico-social pour adultes handicapés) qui sont en place pour des personnes en situation de handicap, où on peut retrouver des autistes. Dans ces structures un travail est fait pour l’inclusion sociale et professionnelle. Des personnes qui travaillent dans des usines, en milieu ordinaire mais qui sont accompagnées. C’est important de dire que petit à petit des choses se font et s’ouvrent sur l’extérieur.

OB : Je ne dis pas du tout qu’il ne se passe rien. Au contraire : je vais être critique quelques instants, et je reste optimiste sur ce qui est en train de bouger, sur les inventions. Cela dit, sur la question que vous soulevez (l’accompagnement vers l’insertion, l’intégration) pour moi le point le plus important quelles que soient les initiatives, les expériences d’aujourd’hui, celles de l’époque de la psychothérapie institutionnelle, de la psychiatrie de secteur dans sa première écriture, ses premiers projets, etc., le plus important c’est la question de l’accueil inconditionnel.

L’accueil inconditionnel n’existe plus aujourd’hui en psychiatrie. En pédopsychiatrie, lorsqu’il faut neuf mois d’attente pour un premier rendez-vous, l’enfant a le temps d’avoir changé, entre trois ans et trois ans et neuf mois ! Quand pour rencontrer un psychiatre pendant dix-sept minutes il faut attendre un an parce qu’il n’a pas le temps, ce n’est pas la faute des psychiatres, le système est fait comme cela. Tu ne peux plus aller au CMP (Centre Médico-Psychologique) en disant « Je ne vais pas bien » – « Ah d’accord, revenez mardi à 13h40 ».

Une anecdote : il y a quelques semaines, dans mon service une maman amène son enfant et elle est accueillie par les collègues. L’enfant entre dans une salle d l’hôpital de jour, va poser son cartable, son manteau. La maman dit à une des professionnelle « Ça va pas du tout, j’ai fait une fausse couche ce week-end, il y avait du sang partout… » C’est le moment de l’accueil des enfants, d’autres mamans arrivent, la réponse est : « Écoutez, on ne peut pas en parler là et maintenant, prenez un rendez-vous, on en reparle plus tard ». Cela nous est rapporté le soir au moment des transmissions et cette réponse est acceptée par tout le monde. Il n’est pas suggéré que l’on aurait pu dire : « Je vois avec mes autres collègues, venez, on va s’installer dans un bureau et racontez-moi cela. » Cela ne choque personne, de ne plus être dans l’accueil. Il y a de moins en moins de lieux en psy (enfants ou adultes) qui ont la capacité de dire « Tu peux venir ». Il y a des lieux à réinventer qui ne sont pas des lieux de travail, d’insertion, mais des lieux ou on puisse se poser, rencontrer quelqu’un qui soit à l’écoute sans injonction. Ce qui n’empêcherait pas dans ces lieux d’avoir des stratégies avec des assistants sociaux, des éducateurs, d’aller vers des accompagnements un peu plus concrets, avoir des lieux où on accueille.

Julien : Tu consacres une grande partie de ton livre à la question du sensible et j’aimerais bien que tu y reviennes. Tu as une pratique musicale que tu branches en quelque sorte sur ta pratique professionnelle afin de créer des espaces d’expression pour les usagers et tu emploies un terme qui peut être intriguant, ou étrange pour plein de gens : les pratiques brutes de la musique. Ce n’est pas de l’art brut, apparemment. Est-ce que tu pourrais nous donner des précisions, en tout cas tenter une définition qui éclairerait ceux qui sont novices avec cela ?

O.B : Qu’est-ce qui a amené à ce qu’on ait envie de se poser ces questions-là et qu’on ait envie de montrer nos pratiques ? On était quelques-uns à travailler en psychiatrie ou dans le médico-social, à être musiciens en parallèle, et à nous retrouver tout le temps dans les milieux de musique expérimentale. En l’occurrence, notre point névralgique à nous, c’était les « Instants Chavirés » à Paris, qui est un haut lieu des pratiques expérimentales internationales. Je vous donne des exemples, juste pour que ça vous parle : est-ce que vous connaissez un chanteur qui s’appelle Phil Minton ? Il a 85 ans maintenant, et ça fait 45 ans que son instrument, c’est la voix ; mais la voix dans tout ce qu’elle a de plus large et divers. [Olivier produit des sons, onomatopées pour qu’on se rende compte]

On allait le voir en concert en payant très cher, juste pour entendre des… [Mêmes onomatopées produites par Olivier] et on trouvait cela formidable. On allait voir aussi une chanteuse qui s’appelle Junko. C’est une Japonaise. Quand elle se produit avec Michel Henritzi guitariste, à côté de lui on a une Junko hurleuse. Je ne saurais pas le faire parce qu’elle a quand même une technique à elle. Elle hurle des suraigus absolument incroyables, et des espèces de tapis de suraigus qui font que si tu bouges la tête, tu sais plus ce qu’il se passe, ça t’appuie sur le tympan, tu le sens de partout. Des groupes comme SensorBand qui jouent sur des musiques électroniques mais avec des infrabasses hyper-fortes, tu les sens dans le ventre, c’est quelque chose de très physique. On allait chercher quelque chose de la physicalité du son dans ces concerts. Puis on retournait chacun dans nos services.

Depuis, j’ai rencontré (je n’en parle pas dans le bouquin) une petite fille que j’accompagne depuis dix ans maintenant. On s’est rencontré autour de ces cris suraigus et pour moi c’est ma petite Junko. Je lui ai fait écouter Junko, ça ne l’a pas du tout intéressée. Mais il y avait cette espèce de parallèle entre une scène qui expérimente, du corps et puis du son comme matière. Quand on parle de physicalité du son, pour moi c’est vraiment comment le son et le corps viennent en percussion. Donc, on allait chercher cela, et puis on croisait nos patients qui avaient peut-être un usage aussi du son et du corps.

On prend ce [onomatopées d’Olivier] comme un battement, comme on peut aller voir un mec faire la même chose sur les musiques répétitives, si on l’accompagne d’un petit battement, enfin si on joue un petit peu sur les [onomatopées d’Olivier] en même temps qu’il fait son battement, peut-être qu’il peut se passer des trucs. En fait, moi je faisais un petit peu comme cela, j’essayais d’accompagner ce qu’on appelle des stéréotypies. Mais plus j’essayais d’accompagner cela comme une proposition, plus j’y répondais en écho par une proposition, plus j’avais quand même l’impression que je commençais à exister pour la personne avec qui j’étais. [Bruitages d’Olivier Brisson]Si un patient fait ça, on lui dit : « Arrête, s’il te plaît ! »

On en parlait avec les copains et puis au fur et à mesure, on s’est rendu compte qu’on commençait très directement à accompagner les jeunes ou les moins jeunes. J’étais chez les adultes à cette époque-là. Nous percevions une espèce de joie que nous procuraient ces pratiques, soit quand on faisait de la musique improvisée, soit quand on allait la voir. Ça a vraiment eu des effets, parce que tout simplement tu ne prends plus ça comme un problème, tu n’es plus dans le symptôme, tu es dans la production. Une proposition de production qui peut devenir un endroit de jeu. Et donc c’est parti comme ça.

Je travaillais beaucoup avec Julien Bancilhon, que peut-être certains d’entre vous ont vu parce que c’est l’animateur du Papotin10, émission qui passe à la télé cette année. Ça fait des années qu’il s’occupe du Papotin et ça fait dix ans qu’il a monté un groupe de musique expérimentale qui s’appelle Les Harry’s11. L’idée, c’est : ces jeunes ont des pratiques répétitives et sont à fond préoccupés par la question. Je reviens sur le battement parce que c’est vraiment un truc qui est très important d’un point de vue presque clinique, tu vois : la question des séries, la question des alignements, du corps dans l’espace, de la répétition et de la variation. Il a commencé à monter ce groupe-là en apportant les instruments à des jeunes qui n’étaient pas musiciens mais qui s’en sont emparés avec leur propre pratique de leur corps. Une basse avec juste deux cordes, mais accordées de manière à ce qu’ils puissent jouer les deux cordes en même temps avec une baguette. Une batterie précaire avec trois fûts, mais c’est suffisant pour taper. Un clavier numérique qui permet juste d’appuyer à pleine main et ça a un effet. Et puis surtout des micros avec du Delay, des effets, des pitchs et des machins, ce qui fait que des jeunes qui sont globalement non-verbaux vont pouvoir utiliser leur voix vraiment avec plaisir. C’est la voix comme objet sonore, ce n’est plus la voix comme support de l’oralité. Le micro, le Delay, tout cela permet à tous les gamins qui sont dans une espèce de rétention de la voix de prendre un plaisir de dingue à crier, à jouer avec cela.

A partir de là on s’est dit qu’il y avait peut-être moyen de faire se rencontrer les musiciens des musiques expérimentales et les jeunes ou les moins jeunes avec lesquels on travaille. On avait comme idée que ça allait quand même avoir un effet dans les deux sens. Que faire venir des musiciens dans les institutions, c’est bien, il se passe des trucs ; mais faire venir les jeunes avec lesquels on bosse dans les milieux considérés comme les milieux officiels de la noise, de l’expérimental, ça pouvait aussi avoir un effet sur le petit train-train des musiques improvisées où tout le monde dit « On improvise, on improvise » mais en fait, c’est hyper-réglé. Tout le monde improvise de la même manière. Quand un jeune qui arrive là-dedans, prend le micro, se le met dans la bouche et pitche, là on est quand même dans quelque chose d’un peu plus spontané que les trois quarts des trucs qui se font. Il y a une espèce de joie et une spontanéité qui n’est pas du tout bloquée par le fait d’être dans un spectacle avec des codes esthétiques, d’être dans une forme d’’improvisation appartenant à telle ou telle chapelle. Cela a opéré très vite. Nous ne sommes pas du tout les premiers, il y a plein d’expériences comme cela un peu partout et surtout dans plein de styles musicaux.

A l’Eurovision, je crois en 2017 ou 2016, la Finlande était représentée par un groupe de punk qui s’appelle PKN. C’est un groupe de punk avec des résidents de foyers de vie entre 25 et 40 ans et qui font du punk hyper-brutal mais hyper-bon. Les morceaux durent au maximum une minute trente, ça joue super bien et le chanteur a une énergie du corps, qui fait que ça vient complètement enlever le fait qu’on est spectateur d’une proposition d’handicapé. Mais on est vraiment sur un truc où la contagion des affects est tout de suite là. La première fois que j’ai vu un groupe de ce registre-là, c’était un groupe qui s’appelle Wild Classical Music Ensemble. Ils sont de Belgique. C’était au parc de la Villette, en plein après-midi, sur le festival Villette Sonic, il y avait peut-être 2000 ou 3000 personnes qui étaient là, c’était énorme. Cinq adultes qui vivent en foyer de vie arrivent sur scène avec des corps particulièrement abîmés, par leur pathologie d’une part, mais surtout par la vie institutionnelle. On sent une espèce de gêne dans le public, avec quelque chose qui fait dire « Est-ce qu’on ne tombe pas dans le freak show ? » Au bout de trois minutes, ça sautait dans tous les sens et la question du handicap était devenue indifférente. Il y a une espèce d’indifférence qui arrive quand, justement, il y a quelque chose qui est tellement investi, qui est tellement corporellement habité que ce n’est plus la question du handicap qu’on voit, mais juste l’énergie qui est là.

Et donc, c’est ça qu’on appelle les pratiques brutes de la musique. On ne veut pas appeler cela musique brute pour se décaler de la question de l’art brut parce que dans l’art brut, c’est l’œuvre qui compte. C’est-à-dire que lors des expositions d’art brut, on est beaucoup sur l’œuvre terminée. Pour nous, l’idée c’est de travailler sur la façon de faire plutôt que sur le résultat. Dans cette démarche on bosse beaucoup avec le musée le LaM12, on est collègues. C’est quelque chose auquel on tient parce qu’Il nous semble que depuis quelques années existe une espèce de nouvelle ère de l’art brut, pas que dans la musique. Il y a eu le premier temps post-Dubuffet13 correspondant à un acte fort de montrer la qualité des œuvres au public. Les producteurs des œuvres n’étaient pas forcement présents, ce qui indiquait une séparation entre l’artiste et l’œuvre présentée.

Aujourd’hui on est dans une période où ce sont les corps qui se présentent. On le voit sur la question du théâtre, sur la question de la danse, sur la question de la musique : un espace où ils sont là physiquement. C’est une nouvelle étape que nous avons appelé les pratiques brutes pour ne pas tomber juste sur la question de l’objet.

Une intervention : Vous plaidez pour une psychiatrie indisciplinée. De quel courant philosophique s’inspire-t-elle ? Qu’est-ce qu’elle propose comme projet ? Comme arrière-pensée ?

OB : La question que je redoutais ! Toute la première partie du livre essaie de montrer que justement les pratiques actuelles manquent de boussole. Et donc, moi, j’essaie de proposer la mienne qui n’est pas hyper-compliquée. Mais ça s’appuie sur l’égalité des intelligences, sur Rancière et sur tout le travail qu’il a fait autour du maître ignorant14. Dans son livre Le Maître ignorant, Rancière repart des archives qu’il a trouvées sur le boulot de Joseph Jacotot, qui s’est trouvé en 1818 en exil aux Pays-Bas. Là-bas, on lui propose d’apprendre le français à des Hollandais qui n’en ont aucune notion, lui-même n’ayant aucune notion de néerlandais. Donc il est bien en peine.

Au marché, il trouve une version bilingue du Télémaque de Fenelon. Il ramène ça à ses élèves, des adultes, et il se fait traduire pour leur dire : « La semaine prochaine, il faut que vous me fassiez une phrase en français. » Chacun repart avec sa version bilingue et va bricoler tout seul une stratégie pour arriver à faire une phrase. Et Jacotot est étonné, parce que ça marche ! La semaine d’après, ils ont tous plus ou moins produit quelque chose. Et à partir de là, tout un processus se met en place et il commence à construire toute une idée du rapport éducatif sur cette idée qu’un maître doit rester un maître ignorant, c’est-à-dire qu’un maître peut apprendre à un élève quelque chose qu’il ne connaît pas lui-même. La question de l’éducation, ce n’est pas : « J’ai un savoir, tu as un cerveau vide et je vais te le remplir avec mon savoir », c’est : « Je suis là, moi, pour vérifier le savoir que tu te construis, le savoir que tu bricoles ».

Rancière va jusqu’à parler de « l’égalité des intelligences », qui est un présupposé, qui n’est pas un point de visée. On ne doit pas viser l’égalité des intelligences, on doit partir de l’égalité des intelligences. Ce qui n’empêche pas que tout un ensemble de choses dans l’existence font qu’on va avoir des difficultés, des freins, tout ce qu’on veut, mais quoi qu’il en soit on postule l’idée d’une égalité des intelligences.

Quand j’ai lu ce bouquin-là, il y a quatre, cinq, six ans, ça a éclairé, mais de façon très franche, ce que j’essayais de comprendre du travail que j’avais, moi, avec des enfants autistes non-verbaux, parfois très isolés, parfois très dans leur monde. Parce que fondamentalement, ces enfants-là, je ne leur suppose pas, je leur fais une intelligence et une intelligence forte. Simplement, effectivement, elle n’est pas forcément branchée de la même manière que celle qu’on a l’habitude de croiser dans le développement des enfants un peu plus classiques. Mais elle est là et déjà de l’affirmer et d’en être persuadé est le point de départ qui permettra justement de pouvoir en avoir une petite idée, des petits points, et puis permettra de trouver des points de rencontre et puis permettra peut-être que justement il m’en montre un peu plus et qu’il y ait quelque chose qui se partage au fur et à mesure. Parce que depuis toujours (enfin depuis très longtemps en tout cas) la figure de l’autiste comme pas mal des figures psychiatriques, est une figure qui est décrite par le déficit, le manque. C’est le développement classique et normal, en moins bien.

Donc, premier point : la question de l’égalité des intelligences et une posture de soignant ignorant. L’égalité des intelligences ne veut pas dire bêtement l’égalité des places : « On est tous pareils, on est copains ! » Ce n’est pas le problème. Jacotot, le premier, et Rancière aussi, expliquent bien que la position du maître est celle de vérificateur. C’est-à-dire qu’il y a une exigence vis-à-vis de celui que tu accompagnes, une exigence de travail, de te mettre au boulot ; mais ce n’est pas sur un registre d’abrutissement et de hiérarchie.

Il y a un bouquin d’Antonia Birnbaum qui s’appelle Égalité radicale 15et le sous-titre c’est Diviser Rancière qui reprend justement Le Maître ignorant et qui décrit toute cette relation du maître à l’élève telle que Rancière et Jacotot la développent comme une relation de transfert, comme une relation de partenaire justement, d’accompagnant à accompagné. C’est-à-dire qu’on a une exigence, on ne va pas juste être là et rien foutre. J’ai quand même une petite attente vis-à-vis de toi. Mais toi seul, c’est comment tu vas réussir à me montrer comment t’accompagner. C’est aussi une posture de comment est-ce qu’on s’enseigne un petit peu de ce que la personne nous montre, et pas l’inverse. Ça, c’est le premier point.

Et le deuxième point, sur ma boussole, qui n’est pas forcément un point philosophique, c’est l’appui sur les passions. C’est-à-dire que pour moi, on ne peut pas accompagner quelqu’un sans chercher à soutenir, y compris de façon hyper-ténue, les petits points qui rendent vivantes les personnes qu’on accompagne. Dans l’autisme, c’est flagrant. C’est ce qu’on appelle les « intérêts répétitifs et restreints » dans la littérature classique. C’est ce que d’autres appellent des « intérêts spécifiques », ce qui n’est pas du tout pareil ; parler d’intérêt répétitif et restreint, c’est forcément voir de façon négative et ça signifie : il faut que ça s’arrête. Parler d’intérêt spécifique, ça signifie : ça a quand même une fonction.

Un gamin qui fait tourner des roues pendant des heures et des heures… Eh bien ça, l’intensité dans laquelle ça le met de faire tourner ses roues, ça a une fonction pour lui. Donc comment est-ce qu’on accompagne ça ? Qu’est-ce qui peut se passer autour de ce petit tournicotage de roues ? Et où ça va nous amener ? Et de cette roue, ça va peut-être amener au véhicule et du véhicule, ça va peut-être nous amener à la série des marques de voitures. Et des marques de voitures, ça va peut-être le pousser à dessiner les logos. Et de dessiner les logos, ça va le faire entrer dans la trace et ça va peut-être le faire écrire… et ainsi de suite. Et tous les gamins qu’on accompagne, si on essaye de repérer le petit point qui les rend plus vivants et qu’on essaye un petit peu d’accompagner ça, de nourrir ça, on a quand même beaucoup plus de chances de voir quelque chose s’animer et quelque chose se partager que quand on arrive d’emblée avec un programme de travail. Et ça, c’est valable avec les enfants. Là, c’est flagrant, mais c’est valable, je pense, avec n’importe quel moment d’accompagnement.

Julien : J’aimerais qu’on continue un petit peu sur les pratiques du sensible. Tu fais une articulation que j’aime bien, c’est à la toute fin de la page 193 : tu parles de pratiques de la musique expérimentale et de pratiques de l’accompagnement comme expérimentation. Je voudrais que tu nous précises ta pensée par rapport à ça. Et aussi sur ce que tu dis dans le fait de laisser de la place à l’aléatoire, antithèse en soi de la colonisation managériale dans la psy.

OB : C’est hyper-basique : c’est laisser la possibilité à la surprise d’arriver. Et c’est vrai que je fais le lien entre la musique expérimentale et surtout la musique improvisée et ces pratiques-là, c’est-à-dire qu’en fait, en musique improvisée, on va se retrouver à quatre ou cinq, chacun à son petit dispositif, son instrument ou autre. On ne sait pas ce qu’on va faire. Et puis, tu en as un qui fait un : « PFFFF » et moi, avec ma cymbale je vais faire un… On va répondre, on ne va pas répondre, et puis ça va nous amener vers un truc qui va accélérer le tempo et donc on va… Qu’est-ce qu’on fait ? Lui se barre dans un truc et accélère, est-ce qu’on accompagne ? Est-ce qu’on tire dans l’autre sens ? Comment on joue avec la matière et quel paysage sonore ça va créer ? Chaque acte qu’on va poser va avoir une influence sur ce qui se passe. Mais on est dans un contexte qui fait que chaque proposition est possible et que chaque proposition faite, on fait avec. Et donc ça module le truc, ça amène. Du coup, on peut se retrouver avec des concerts hyper-dynamiques, des concerts hyper-lents, des concerts parfois très lents avec un moment hyper-dynamique, des moments où certains jouent, d’autres ne jouent pas, des moments où tu te retrouves seul et puis tu te demandes : Qu’est-ce que vous foutez ? Mais cette fragilité-là, elle n’est pas grave parce que tu es quand même en sécurité, parce que tu fais confiance à ce qui est en train de se passer et que si les gens te laissent à ce moment-là c’est que peut-être il fallait que ça se passe comme ça et que tu sais que tu seras repêché, si à un moment c’est trop insécure pour toi.

Et moi, mes séances en psychomot’, je les travaille comme ça. Je connais les enfants que je suis, parce que je les suis parfois depuis très longtemps, donc j’ai quand même une petite idée des choses qui peuvent les intéresser. En tout cas, des pratiques autour desquelles on revient de façon répétitive, semaine après semaine, mais des fois pas. Sauf que si je me dis « Tiens, avec lui, on va encore faire dessiner les spirales, ou avec lui, on va encore aller recracher dans le micro » je vais y aller tout de suite et ça va empêcher toute possibilité pour lui peut-être ce jour-là d’avoir envie de faire autre chose. Donc l’idée c’est vraiment : on entre dans la salle, et puis on va voir ce qui va se passer. Et puis il propose un truc, et puis il sort quelque chose, et puis moi je vois comment je peux déjà juste être avec lui… Est-ce que je peux proposer quelque chose ? Est-ce que je peux proposer un truc qui n’a rien à voir ? Voir si ça l’intéresse ou pas, d’être justement : être ensemble, à côté, contre, loin, d’être sur… c’est jouer sur ces rapports-là, avec ce truc.

Quand je parle de sensible, c’est vraiment en termes de rapports de matière, de forme. Et donc, on peut être complètement dans cette pratique-là. Et puis, c’est pratique d’avoir une petite boussole. Comment dire ? On n’y va pas totalement sans filet, quoi. On a aussi une petite connaissance de ce qui travaille ces enfants-là. On sait aussi repérer des petits signes de malaise, des signes de gêne. Et comment est ce que justement, on prend ça en compte ? Et comment est ce qu’on essaye de temporiser des moments d’excitation qui risqueraient de les mettre en difficulté. Ce n’est pas juste du fun sans savoir. Mais c’est partir du principe que même quand on est sur un atelier cuisine, on va laisser la possibilité d’être surpris. « Tiens, étonnamment, la pomme, il l’a explosée ! » Du coup, on va en faire autre chose. Ainsi de suite, ainsi de suite.

Julien : Tu consacres un chapitre entier à une personne qui s’appelle Jean-Marie Massou. Est-ce que, en quelques mots, tu peux le présenter ? En quoi il cristallise tes préoccupations au niveau du soin et de la création.

Olivier Brisson : Jean-Marie Massou, c’est un personnage que j’ai découvert d’abord dans un documentaire intitulé Le Plein Pays réalisé par Antoine Boutet, et qui était sorti en 2009 avec un passage sur Arte et une sortie en salle à l’époque. Moi je l’ai découvert bien plus tard, en 2015, ce film. Il montre un homme qui vit seul dans une ancienne maison au milieu d’une forêt du Lot, la forêt Bouriane, près de Cazals. Il vit seul et il a comme occupation et préoccupation le fait de creuser, creuser, creuser le sol, creuser des galeries souterraines, creuser des gouffres. Mais c’est pas des galeries souterraines, c’est des centaines de mètres de galeries souterraines ! Le gouffre, c’est un gouffre de plus de 25 mètres de profondeur et 30 mètres de diamètre. Pendant toutes les scènes du film, il se balade toujours avec un magnéto à cassettes, il enregistre des complaintes, il enregistre des messages à l’humanité où il explique qu’il faut cesser immédiatement de procréer, que la terre est surpeuplée, que de toute manière il faut que l’humanité crève et qu’il ne resterait qu’un petit groupe de gens qui seraient d’accord avec l’idée d’arrêter la procréation et que peut-être les extraterrestres viendraient et nous aideraient à partir sur Sodorome16, sa planète idéale. Tout ça avec un mélange entre une force herculéenne (parce qu’on le voit à des moments avec ces pierres se battre) et des trucs assez incroyables, des gravures magnifiques, des complaintes sublimes. Voilà, donc moi, je découvre ce film-là et puis les copains aussi. On se dit : «  Putain, c’est quand même assez impressionnant ! » Et le travail sonore sur les magnétos nous intéresse beaucoup. Donc moi, je vais le rencontrer en 2015 et à partir de là, en fait, on se rend compte que des cassettes, il en a des tonnes, qu’il enregistre énormément et qu’il a une pratique de l’enregistrement qui est hyper-sérieuse. Entre autres, il utilise les petits magnétos cassettes plats, qui sont portables. On pensait qu’il en avait quelques-uns. En fait, il en avait 70 chez lui. Et donc, avec un magnéto, son premier geste, c’est d’aller près de la radio et d’enregistrer un petit passage d’un truc qu’il écoute, une petite séquence ; et après avec l’autre magnéto, il le met en lecture, il enregistre la petite séquence, il revient en arrière, il enregistre la petite séquence, il revient en arrière, et donc à la fin, il a une phase de cassette avec la même petite séquence mise bout à bout pendant 30 minutes. Très concrètement, pour ceux qui bidouillent un peu, c’est un travail de sample. Il fait des samples comme ça, il fait des boucles de samples, sauf qu’il le fait de façon analogique avec ces vieilles cassettes. Et donc il a cette petite bande-là et par là-dessus, il la lance en lecture et il raconte ses rêves. Il fait ses messages à l’humanité, il fait des conférences scientifiques, il fait des trucs par-dessus les bandes comme ça. Parfois, il change les fonds sonores selon l’évolution de son discours. C’est une espèce de pratique de musique concrète, mais hyper-cheap, faite à la maison tout seul.

Et voilà, nous, on l’avait rencontré pour ça. Puis on a édité un certain nombre de ces pièces comme ça, sonores en vinyle. Et c’est devenu une espèce de collaboration avec lui. C’est-à-dire qu’on a fait un premier double vinyle avec lui. Donc on passe plusieurs mois à aller le voir, sur des séquences de quatre jours à une semaine, régulièrement dans le Lot. Il y a un compagnonnage qui se fait : le disque sort, on lui ramène du matériel, plein de trucs quoi. Et puis ça aurait pu s’arrêter là. Mais il arrive et nous dit : « Écoutez, écoutez quelque chose ! » et il nous ramène une cassette qu’il ne nous avait jamais fait écouter ; et là c’est un enregistrement de la fin de l’année 1970, où il est, c’est juste : voix et citerne, c’est-à-dire qu’il est au milieu d’une citerne géante, avec des pierres, et il cogne les bords de la citerne pour faire les rythmiques, et il chante par-dessus, et il chante… Il y a de la musique pop de l’époque, il y a même la musique de Thierry La Fronde, il y a des chansons un peu connues, mais il y a aussi des espèces de chants dont tu ne sais pas si c’est de la musique trad’ d’on ne sait où, ça pourrait être de la musique du Moyen-Âge. Il y a une espèce de chant, en tout cas, qui est complètement intemporel. Et qui est juste sublime.

Et ce que nous, on a trouvé hyper-beau, c’est qu’entre les morceaux où il chante, il y a des morceaux où on entend sa voix parler. Et donc, c’est avant 1974. On ne sait pas quand, mais c’est avant 1974 qu’il revient à Marmignac. Quand t’entends ça, il parle comme ça. C’est les enregistrements d’Artaud, quoi ! C’est vraiment cet effet-là que ça donne, avec une tension incroyable, et d’un coup il chante avec ses… Putain ! Je ne suis pas capable de le faire, moi… mais tu sens l’espèce de corps que quand la voix est chantée il y a, une espèce d’apaisement général, enfin une espèce de présence et de force qui est hyper-belle et donc du coup on sort le deuxième puis on le lui ramène, et puis au moment de se dire au revoir ça pourrait s’arrêter là… il nous sort un énième enregistrement qu’on ne connaissait pas ! Là il nous dit : « Ouais, c’est le roman de Massou, et ça s’appelle Le Repenti des prostituées », et c’est une cassette où il raconte, là vraiment il fait une pièce radiophonique avec plein de fonds sonores différents, avec une histoire où il récupère une prostituée à Paris le jour de Noël, enfin le jour du 31 décembre, qui est seule dans la neige, et il l’emmène sur la planète Sodorome, et ça dure vingt minutes.

Bon, ça c’est le prochain qu’on va sortir. On devait le faire avec lui, l’été 2020, on avait prévu de faire tout le livret du disque avec ses dessins, ses collages et tout ça. Et il est décédé en mai 2020.

Pourquoi est-ce que ce personnage, je parle de ses cassettes ? Parce que pour moi, c’est hyper-important, mais ce qui me semble hyper-intéressant avec ce bonhomme, c’est qu’il est né dans des châteaux d’une maman qui était jardinière, mais qui était la bonne à tout faire dans les châteaux parisiens, éjecté de château en château, père inconnu, avec quand même une très grosse suspicion que le papa était un châtelain, parce qu’il est né en février, et ils sont partis au mois de septembre avec une petite lettre tout à fait « C’était formidable, elle travaillait très très bien, mais il faudrait qu’elle travaillait ailleurs, quoi ».

Et voilà une vie d’errance comme ça de château en château jusqu’à ses dix-sept ans. A partir de dix-sept ans, c’est psychiatrie, c’est enfermement sur enfermement. Là toutes les lettres qu’on a récupérées, toutes les lettres que la mère écrivait justement pour faire sortir son fils, enfin tous les brouillons, ça avait l’air d’être hyper-violent. En tous cas, elle écrit les phrases que lui dit, enfin ce que lui disait Massou à cette époque-là de comment les infirmiers le traitaient, il était battu… Donc à partir de vingt ans, elle sait que si elle reste en région parisienne, c’est une vie d’asile. Et donc elle décide de repartir dans le Lot, là où elle a grandi, qui est le territoire de sa grand-mère. Et à partir de là, de 1974 à 1997, quand elle est décédée. Elle a soutenu quelque chose qui lui permettait à lui de pouvoir faire sa vie avec sa folie sur un territoire qui l’accueillait. Et c’est là où il a creusé, il a creusé, il a creusé.

Alors oui, c’était le fou du village, mais en même temps, les spéléos du coin trouvaient que son boulot était incroyable. En 1984, donc bien avant le décès de sa mère, et puis dix ans après son arrivée, il y a Walter Lewino qui écrit un article d’une page entière sur lui dans le Nouvel Obs. Parce que Lewino, qui était journaliste au Nouvel Obs, a une maison à côté. Il entendait parler de ce bonhomme. Il est allé le rencontrer. Et puis effectivement, c’était tellement sidérant tout ce truc que du coup, il en fait un article, mais du coup, il devient aussi ami. Et il y a quelque chose qui se passe. Jean Carmet est allé boire du vin blanc dans les grottes avec Lewino et Jean-Marie Massou. Jean-Marie Massou disait que Jean Carmet était absolument adorable, mais qu’il buvait trop, parce que Jean-Marie n’avait jamais bu d’alcool.

Et donc voilà, il avait une espèce de présence un peu… il faisait un peu peur aux gens. Mais voilà, il avait sa place sur le territoire. La mère meurt en 1997, elle demande au maire du village de s’occuper de lui. Sur son lit de mort, elle lui demande de promettre de s’occuper de lui. Lui dit oui, et il le fait. C’est-à-dire qu’il s’en est occupé pendant vingt ans sans cesse. C’est-à-dire que c’étaient vingt-sept appels par jour. C’étaient des soirées jusqu’à une heure du mat’ dans les locaux de la mairie pour faire des agrandissements, des photos pour qu’il puisse faire ses collages. C’étaient des achats permanents de cassettes, de magnétos, de tout ça. Enfin, un compagnonnage comme ça. Et voilà. Bon, ensuite, ils se sont fâchés. Ils ont arrêté de se voir. Mais André, le maire, a toujours maintenu… Enfin, s’est toujours assuré que Massou soit accompagné. Nous, on a pris le relais à ce moment-là. Il savait qu’il n’était pas complètement lâché non plus. Pour moi, c’est un travail.

André, je le dis souvent, mais pour moi, c’est le meilleur infirmier psy que j’ai rencontré. Alors qu’il est juste maire du village. Accessoirement, son métier dans la vie, c’est d’être accordéoniste de bal. Le fait qu’il soit musicien, pour moi, n’est pas complètement pour rien dans sa sensibilité. Mais il lui a permis de tenir, de vivre et de continuer comme ça, être dans une nécessité hyper-frénétique de produire. On a retrouvé sept cents cassettes, on a les pierres gravées, de toutes façons le territoire entier, il y a des gravures sur toutes les pierres partout. Le territoire à l’époque, quand tu revois les photos des années 1980, c’est plat. Maintenant c’est une montagne comme ça, parce qu’en fait tout ce qu’il a sorti de sous terre a transformé complètement le territoire. Il y a des champs de galets, sauf qu’il n’y a pas de galets là-bas. Donc il avait cherché des galets à la carrière de galets à cinquante bornes. Il a complètement réécrit tout, il a tout transformé. Et jusqu’à ses dernières années, quand il ne descendait plus sous terre, à couper du bois pour faire quelque chose de l’énergie dans le corps qui le débordait.

Ça lui a quand même permis de ne jamais être violent envers les gens. La seule fois où il a été un peu violent, c’était contre la voiture du postier, qui ne lui apportait plus rien. Mais il n’a jamais eu d’agressivité envers personne, en tout cas physique. Et voilà, il a passé sa vie autrement qu’en psychiatrie. Et pour moi, c’est de l’accompagnement. C’est totalement une pratique d’accompagnement qui mérite d’être reconnue comme un accompagnement clinique.

Une intervention : Moi, je voulais vous remercier, puisque finalement, vous nous dites : il faut accueillir l’inouï, accueillir leur sens, accueillir, partir de la langue, de leur langue à eux, voilà. Et finalement, je trouve qu’il y a presque une portée poétique au sens de l’accompagnement tel que vous le décrivez et qui va vraiment à l’encontre de l’accompagnement qui est généré par le discours de la science aujourd’hui. Voilà, donc merci.

Une intervention : Je voulais juste préciser quelque chose. C’était très intéressant, le maître ignorant, c’est très équivoque, enfin c’est presque ironique, parce que généralement le maître sait. Mais je me disais qu’il y a une figure philosophique qui est un peu dans ce discours-là, c’est Socrate. Socrate est quelqu’un de ce côté-là. Donc, dans la philosophie, on a déjà un maître ignorant qui est au fondement, finalement, de la philosophie. Il me semble qu’aujourd’hui Socrate a moins le vent en poupe, on va dire. C’est un autre discours qui vient. Et je voulais aussi vous poser une question par rapport à ça. C’était l’idée que, au fond, plus on réduit les hommes et les patients à leur corps, ne serait-ce qu’à leur cerveau, plus ce qui vient, c’est l’angoisse. Donc, l’angoisse va être décuplée forcément. Qui est-ce qui prendra en charge l’angoisse ? Déjà que ces patients sont très angoissés… Réduire ces sujets à leur corps, c’est un problème, je pense.

OB : Je mettrais un bémol et je dirais « juste réduire ces personnes à leur organisme ». Ce n’est pas exactement pour moi la même chose. Justement, la question du corps n’est jamais prise en compte. Le corps en tant que corps habité, le corps en tant que l’endroit de l’angoisse, l’endroit de la manifestation de l’angoisse. Tu vois par là… juste c’est du tonus, enfin pour moi c’est là où je me suis rendu compte en écrivant le bouquin que j’étais quand même un peu psychomot’ mais il y a vraiment un truc pour moi d’avant même d’aller sur la question de la langue, la question du langage, la question des interactions langagières, pour moi déjà d’accueillir la question de ce qui se passe au niveau du tonus. C’est-à-dire que quand tu es dans un service adulte et que ça monte, d’abord tu accueilles ce qui se passe dans le corps. Et ça justement, c’est la nuance pour moi.

Une intervention : Vous avez prononcé tout à l’heure un mot, c’était « exigence », et tout de suite (j’ai été formatrice) j’ai pensé : positionnement, élan, etc. Donc, comment l’institution perçoit-elle votre travail, cette communication verbale, parfois sonore, ce corps qui parle, qui s’exprime, ses gestes, ses postures, comment arrivez-vous à retranscrire cela si vous devez faire des bilans ? Est-ce que vous êtes aussi soutenu par l’équipe ?

OB : Alors, honnêtement, j’ai quand même un peu de chance. Je ne vais pas faire semblant. J’ai quand même la possibilité de faire un peu ce que je veux. Je mettrais une nuance entre ma hiérarchie et mon équipe. En fait, j’ai des médecins qui sont chouettes, avec qui je m’entends bien, qui sont plutôt orientés et politiquement et cliniquement de façon tout à fait comme ça me va, par la psychanalyse, mais pas avec une accroche trop forte aux écoles. Et on s’entend vraiment bien. Je suis soutenu par la médecin-chef. Enfin, je suis soutenu… je veux dire qu’on s’entend bien. C’est-à-dire que quand moi, je parle de ma pratique, c’est tout à fait entendu et bien accueilli. C’est beaucoup plus difficile à l’échelle d’une équipe et de mes collègues. Il y a vraiment les collègues avec qui ça passe bien et on est quelques-uns à travailler bien ensemble ; et d’autres avec lesquels ça ne passe pas du tout parce qu’ils le vivent avec beaucoup d’agressivité et on ne doit pas y être pour rien. Le fait qu’on puisse s’autoriser la joie dans nos pratiques, c’est quelque chose qui est parfois hyper-violent pour ceux pour lesquels c’est quelque chose d’impossible. Mais vraiment, je le dis comme ça parce que l’agressivité, on la prend dans la tronche, nous. Mais je la prends aussi comme un symptôme.

Par exemple, on essaie de faire des moments d’échange. On a monté des rencontres inter-hôpitaux de jour. On a montré un film qui a été fait par des équipes belges, intitulé Quelque chose à dire« 17, sur l’inclusion des enfants autistes, l’inclusion raisonnée des enfants autistes à l’école. C’est un truc qu’une équipe du Courtil a essayé de faire, et qui est vraiment très chouette, en allant dans plein de pays et en essayant de montrer que l’inclusion ne fonctionnera qu’à partir des points d’intérêt de ces enfants-là. C’est-à-dire que tu pourras les brancher au savoir, tu pourras les brancher aux apprentissages ; prends d’abord en compte le fait qu’ils ont besoin de passer par leur intérêt spécifique au départ, et après ça se pluralisera. Le film est orienté par la psychanalyse, c’est vrai, mais ce n’est pas dit une seule fois, ce n’est pas le problème, ce ne sont que des présentations, que des dialogues avec des parents, des dialogues avec des instits, des dialogues avec des enfants… Il est hyper-clair, et il montre des gens qui sont contents de travailler. On montre le film aux équipes, c’était… putain ! on entendait des mouches voler. Le réalisateur était là.  » Est-ce que vous avez des questions ?  » Personne ne parlait, jusqu’au moment où quelqu’un prend le micro et dit : « Bon, votre truc, ça va. De toute manière, ça ne se passe pas comme ça chez nous. Ce n’est pas possible de faire ça. Les enfants qui progressent comme ça… Nous, les nôtres, ils sont beaucoup plus durs. » Alors que les jeunes qu’on voit [dans le film NDLR], effectivement, ils étaient plus vieux. Mais ayant fait des progrès en communication et tout ça, mais qui étaient des enfants exactement comme ceux qu’on reçoit aujourd’hui, nous. Et ça fait violence, quoi.

Hervé : D’autres questions ?

[Intervention d’une banturla : onomotopées à la Jean-Marie-Massou].

Une intervention : Du coup, le titre de votre livre ? « Indisciplinée », pourquoi ?

OB : Ce n’est pas moi qui l’ai choisi. Mais c’est le titre que j’ai accepté parmi les différentes propositions, parce que très bêtement, pour moi, il y a la question des disciplines professionnelles. Il y a de plus en plus un retour de la blouse, un attachement à la blouse. L’infirmier fait l’infirmier, l’aide soignante fait de l’aide soignante. Le psychomot’ doit rester dans ses clous. Il y a un truc comme ça. Et donc forcément que le patient fait de plus en plus le patient. Il y a un truc qui devient… On est quand même très attaché chacun à son rôle. On n’est surtout pas là pour être soi-même dans l’affaire, quoi. Ni pour y aller un petit peu avec notre mise personnelle. C’est que maintenant… De toutes façons, on est interchangeable, c’est quand même plus pratique. Donc il y a la question comme ça des disciplines professionnelles qui me semble être un petit peu… C’est toujours pratique de les rendre un peu floues.

Et il y a la question du retour disciplinaire sous couvert d’un discours poli, éducatif. Maintenant on fait de l’éducation à la santé, on fait de l’éducation à ci, de l’éducation à ça. C’est ce que tu disais : on n’est plus vraiment dans les chaînes et dans les machins asilaires, mais on a d’autres manières d’être tout aussi coercitif. Il y a la question des disciplines, des logiques disciplinaires. On reste dans l’institution, donc elle n’est pas complètement indisciplinée, mais c’était bon. C’était moins bien que les autres titres.

Hervé : D’autres questions ? Je vais t’en poser une, moi. Dans ce que tu as dit jusqu’à maintenant, j’ai l’impression de retrouver cette démarche des CEMEA, que je connais bien aussi puisque j’ai pratiqué avec eux pendant des années. Ce sont des méthodes d’éducation active, qui sont très anciennes, qui sont celles du libre choix, qui sont celles de ce que tu as dites. C’est-à-dire : ne pas coloniser les esprits avec un savoir qui serait attendu et une prescription du savoir. Comme tu as parlé des CEMEA, je me dis peut-être que ça a une raison. Est-ce que tu peux en dire quelque chose par rapport à ta pratique du cours ? Je sais que moi, par exemple, elle m’a servi énormément dans le socio-éducatif.

Et je témoigne aussi : j’ai fait une formation d’infirmier psychiatrique exactement vingt ans avant toi. Et ce que tu as décrit au début, c’est exactement ce que j’ai connu. C’est-à-dire qu’à l’époque, nous, on attendait beaucoup de la psychothérapie institutionnelle, on attendait beaucoup de la psychanalyse, on attendait beaucoup de la sectorisation. Moi, j’ai quitté au bout d’un an pour aller vers l’éducation active. En me disant que je ne pourrais pas dans l’institution faire ce que tu fais. Alors je vois bien que les psychomotriciens ont une certaine indépendance et autonomie que n’ont pas les infirmiers psychiatriques. Je m’en aperçois quand tu en parle. Mais le fait par exemple d’attacher les malades (à l’époque où les électrochocs se pratiquaient), tout ça, bon, toutes ces questions-là et l’enfermement… Moi, j’étais venu en psychiatrie avec un espoir un peu… j’avais une… j’avais fait beaucoup de lectures sur l’antipsychiatrie, les murs de l’asile, Basaglia et tout ça, bien sûr. Et bien sûr aussi une expérience de Laborde, des frères Oury.

Mais concrètement, je vais te donner un exemple qui corrobore ce que tu as dit au début. C’est vingt ans avant, en 1980. C’est d’avoir sorti des malades chroniques d’un pavillon dont ils n’étaient pas sortis depuis trente ans. Avec un autre collègue qui était dans la même formation que moi, on était considérés (à trois ou quatre sur les douze qui étaient en formation) comme des chieurs. Je ne te dis pas qu’on était très malins dans la rue avec eux, parce qu’ils ramassaient tout ce qu’ils trouvaient, comme ça ils bouffaient pas du soir, Pour te dire que cette question de la psychiatrie : est-ce qu’on peut y faire quelque chose dans l’institution ? Tu poses la question. Tu as quelques arrangements possibles. Moi je n’ai pas pu continuer, je l’ai fait autrement. J’ai trouvé un… J’ai fait comme toi. Est-ce qu’on peut aussi contourner ? Je vais te dire, même dans mon travail socioculturel, je n’ai fait que contourner. Et qu’est-ce que j’ai fait ? J’ai développé avec à l’époque le rock, ce qui s’appelait le « Collectif des associations rock et chansons », avec la Rocktech : infodiffusion rock. J’en ai fait même un mémoire pour le diplôme d’état d’animateur.

OB : C’est super, parce que ça me permet de parler de ce que justement je n’avais pas dit jusque là. Tu dis : c’était en 1980, c’était déjà ça. Eh bien en 2003, c’était encore ça. Suite à la sortie du bouquin, j’ai reçu un message il n’y a pas très longtemps de quelqu’un qui me dit : « Bon, j’ai lu ton bouquin, ça m’a hyper touché. Mais tu sais, ton Victor, C’est mon ‘’…’’ » et elle donne son vrai prénom. Elle me dit: « Je l’ai reconnu. J’ai travaillé avec lui. J’ai fait un an dans le service en 2016. Il est encore en chambre d’isolement. Il a droit à une heure de sortie par jour. » Donc, en 2016, il y a des choses qui bougent lentement quand même. Est ce qu’on peut encore faire des choses en psychiatrie ? Pas seul, et pas que en psychiatrie. Et sur la question de la psychothérapie institutionnelle, qu’est ce qui est beau dans cette affaire-là ? C’est le collectif. La question du fait que justement on ne soit pas seul dans nos pratiques. Mon idée aujourd’hui, c’est qu’une des pistes (peut-être pas la seule et peut-être pas forcément celle qui bouleversera la chose) qui me permet à moi de travailler, et elle permet à d’autres qui sont dans ce même genre de pratique de travailler, c’est d’aller chercher des alliances ailleurs. Tu parles de rock et compagnie, c’est vraiment par ça qu’on l’a fait, mais le but n’est pas pour moi de faire venir un musicien dans le service, le but c’est avec les jeunes qu’on a, d’aller sur la salle de concert du coin, d’aller répéter là-bas, de bosser avec le groupe au centre culturel libertaire du coin, et puis de faire un concert dans la salle, enfin voilà, de bosser avec la cantine d’à côté pour faire le catering. Pour le catering, on a besoin de légumes, donc on va avoir la copine qui est maraîchère, et de fil en aiguille… Pour le concert, en fait, les gens… de notre service vont savoir qu’il y a un concert. Au premier concert, il va falloir que l’infirmier qui va nous accompagner soit nommé par le cadre. Mais la fois d’après, ils sont trois à vouloir venir. Et puis la fois d’après, il y en a même qui viennent sur leurs congés. Parce que quand même, ça les intéresse, cette affaire : « Qu’est ce que c’est que ce truc ? Putain, il paraît que ça marche ! » et ainsi de suite. Et ça, c’est parce qu’à un moment, il y a de l’extérieur qui vient donner un regard sur l’intérieur. En tout cas, c’est comme ça que moi, les endroits qui me semblent être encore très vivants, c’est par ces pratiques-là qu’il y a quelque chose qui se passe. Ce n’est pas simplement aller chercher de l’ailleurs, c’est aller chercher une reconnaissance de nos pratiques dans des espaces extérieurs, qui sont des espaces en général esthétiques, mais aussi des espaces militants. Et là, il y a quelque chose qui, du coup, commence à nous permettre à nous aussi de faire réseau. Et sur la question des pratiques brutes de la musique, ça a permis à un infirmier qui bossait tout seul, qui organisait des concerts de noise, Vivian Grezzini18 , à Bourg-en-Bresse, qui était complètement seul et qui organisait des concerts, de créer un réseau. Mais il s’est fait défoncer par son institution, et ça lui a permis de tenir parce qu’on était plein à trouver que ce qu’il avait fait était absolument fabuleux, et ça a soutenu quelque chose qui fait qu’il a tenu bon. Il est devenu chef de service dans un autre endroit où il continue. Mais je sais que ce qu’on fait à l’extérieur et la visibilité que cet extérieur-là donne à nos pratiques, sécurise pour nous le fait que ce soit pérenne.

Quant aux CEMEA, ça ne fait pas très longtemps que j’y suis : moi, c’est depuis 2017. Je connaissais l’histoire, je lisais VST19. Les CEMEA, à l’origine, c’était la formation des animateurs de colos, à partir du Front populaire, au moment où les congés se mettent en place, donc comment créer des colos. Donc c’est la formation des animateurs. Très vite (je ne sais plus), à la Libération, ou avant, il y a eu la formation des infirmiers psy, enfin des éducateurs et des infirmiers psy. Donc, il y a une grosse activité animation de formation (aujourd’hui le BAFA) et professionnalisation des métiers de l’animation et une activité santé mentale, sociale et psychiatrie avec beaucoup, beaucoup de formation, beaucoup d’action, beaucoup de trucs. Moi, je m’y retrouve bien. Je me suis retrouvé avec une équipe très chouette à proposer des formations sur l’autisme, des formations avec une espèce d’accueil des pratiques. C’est un peu gnangnan mais ce sont des pratiques joyeuses, très fortes, avec ce truc : l’agir. C’est très collectif, les formations sont des formations pour adultes, professionnelles, avec pas mal de petites techniques d’éducation. L’éducation populaire, c’est chouette, moi j’apprends énormément de choses, et en général on repart de là hyper-armé. On se redonne des armes. Pour moi, c’est très intéressant.

Je fais une formation au CEMEA sur l’autisme. Pour dire à quel point c’est intéressant, ces histoires de formation : l’association Autisme France (je crois) a décidé de faire une liste noire des formations à défoncer parce c’est des trucs un peu liés à la psychanalyse ou à tout ça… Et ils ont aussi une liste des formations soutenues… Eh bien, ma formation, elle est dans les deux listes ! Et ça me va très bien, en fait.

1

? «’’La Belle Brute’’ est un label fondé en 2016, centré sur l’art brut et la musique « outsider », qui s’attache à faire entendre des enregistrements singuliers et partager des objets-disques atypiques à destination de toutes les oreilles curieuses. » https://labellebrute.bandcamp.com/

2

? Disques d’Olivier Brisson : https://olivierbrisson.bandcamp.com/

3

? En 1940, l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban (Lozère) fut un lieu d’expérimentation et de création de la psychothérapie institutionnelle, notamment avec François Tosquelles, psychiatre catalan réfugié qui avait participé à la création du P.O.U.M.

4

? Les données [NDLR].

5

? https://www.aphp.fr/contenu/passport-bp-un-parcours-de-soins-innovant-dedie-aux-personnes-avec-troubles-bipolaires

6

? Film de Steven Spielberg (2002), adaptation de la nouvelle « Rapport minoritaire » de Philip K. Dick (1956).

7

? Méthode Applied Behavior Analysis ou analyse du comportement appliquée, qui a été l’objet de nombreuses controverses.

9

? A lire, ce billet sur le blog Médiapart de M. Bellahsen : « Montaigne, la cérébrologie et le passeport bipolaire. Episode 2 » , https://blogs.mediapart.fr/mathieu-bellahsen/blog/010521/montaigne-la-cerebrologie-et-le-passeport-bipolaire-episode-2

10

? https://www.papotin.site/ : Le Papotin est un journal, né il y a 33 ans à l’hôpital de jour d’Antony, un centre qui accueille des adolescents autistes âgés de 15 à 25 ans.

11

? Album Ggot’s du groupe de musique Les Harry’s : https://sonicprotest.bandcamp.com/album/les-harrys-ggots

12

? Lille Métropole Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut.

13

? Jean Dubuffet, peintre à qui l’on doit le concept d’« art brut ».

14

? Jacques Rancière, Le Maître ignorant, Fayard, 1987.

15

? Antonion Birnbaum, Égalité radicale, Diviser Rancière, Editions Amsterdam, 2018

17

? Film accessible ici : Alain Clément et Christophe Le Poëc, Quelque chose à dire, https://ireams.eu/fr/production/documentaire-quelque-chose-dire

18

? Entretien avec Vivian Grezzini, « Laissez la pitié sous le paillasson en entrant dans l’unité ! », Article11, 2014. https://www.article11.info/?Laissez-la-pitie-sous-le

19

? Vie Sociale et Traitement, revue des CEMEA.

Le corps des femmes et le capitalisme : retour sur des notions d’histoire

Le corps des femmes et le capitalisme :

retour sur des notions d’histoire

Un membre de la rédaction réagit à l’intervention de Laurence Biberfeld ­ Le corps

des femmes, objet marchand ?­ notamment sous un angle historique.

Je remercie Laurence Biberfeld pour ses remarques sur le corps, le contact, la responsabilité. Mais il y a beaucoup d’autres choses que je ne peux pas accepter.

Sparte est à la mode, surtout à l’extrême-droite, depuis la belle BD de Frank Miller  »300‘ et son adaptation en péplum par Zack Snyder. Mais Sparte n’était pas seulement un État « guerrier » comme dit Biberfeld. C’était, plus que les autres cités grecques, un État esclavagiste qui vivait dans la peur des révoltes d’hilotes et qui les terrorisait par des humiliations systématiques et par des raids meurtriers. Comme les hilotes étaient nombreux, il fallait maintenir sur eux une supériorité militaire, donc entraîner même les jeunes filles, les femmes étant des machines à produire des soldats. L’État spartiate, ça devait ressembler à ce que serait une immense caserne dirigée par le Ku Klux Klan… Parler du statut des femmes sans rien dire là-dessus, c’est comme applaudir sans critique l’armée israélienne, sous prétexte qu’elle enrôle à égalité les femmes. Ou faire l’éloge des fusils roses que les survivalistes offrent à leurs filles : « droit des femmes », vraiment ?

Les femmes et les citoyens spartiates, « les Égaux » (oï Homoïoï), payaient cette pseudo-égalité par l’esclavage d’autres femmes, et hommes.

Pour démentir quelques autres errements de Biberfeld : les Grecs et les Romains adorateurs d’Athéna-Minerve n’étaient pas horrifiés à l’idée d’une femme guerrière ;1 La guerre des Gaules est une œuvre de propagande, pas un livre d’histoire ; une société qui pratique l’esclavage (Égyptiens, Étrusques, Gaulois, Vikings…) pratique la prostitution, sauf que le maître n’a même plus besoin de payer ; la fin’amor (illustrée surtout par les troubadours limousins !) n’a pas mis l’Église en danger ; la légende selon laquelle l’Église médiévale aurait douté que les femmes aient une âme est un fake grossier ; etc. Ce sont des détails, mais il y en a tellement d’autres encore, que l’argumentation « historique » de Biberfeld est très faible. Son accumulation évoque la logique complotiste : citer tout ce qui semble aller dans le sens qu’on souhaite, ne pas regarder de trop près la validité des exemples, et ignorer le doute.2 C’est dommage.

Mais je veux revenir sur ce qui n’est pas un détail : le lien, que Biberfeld croit essentiel, entre patriarcat et capitalisme. Voir le blog « La Hutte des classes » de l’anthropologue social Christophe Darmangeat, sa brochure téléchargeable L’oppression des femmes, hier et aujourd’hui et le livre qu’il vient de codiriger avec la préhistorienne Anne Augereau.3

Si je résume bien la pensée de Darmangeat telle qu’il l’exprime là (et dans d’autres livres), il n’y a aucune trace certaine d’une égalité des statuts, dans aucune des sociétés que l’anthropologie, l’ethnologie, la sociologie et l’histoire étudient depuis cent trente ans. Ni chez les Iroquois, ni chez les Na, ni chez les !Kung, encore moins chez les Spartiates. La domination masculine a pu parfois être légère, et l’égalité de fait presque réalisée dans certaines sociétés, mais le genre était toujours là : le statut et les droits des femmes n’ont jamais été exactement les mêmes que ceux des hommes.4

Une société matrilinéaire n’est pas un « matriarcat », comme le croit Biberfeld. Ou alors, les mots n’ont pas de sens. Le matriarcat est un mythe patriarcal. Que ce mythe soit aujourd’hui revivifié par un certain féminisme, c’est une inconséquence regrettable.5

La seule société historiquement attestée qui tende vers une égalité entre les genres (du moins en droit, et dans l’idéal), c’est la nôtre : la société capitaliste occidentale. Voilà qui ne colle pas du tout avec l’idée d’un patriarcat qui serait une forme du capitalisme, ou l’inverse.

Mais ce n’est pas si paradoxal. Le capitalisme dissout la société en unités individuelles6 qui vendent leur force de travail. Peu importe, que ce soient des travailleuses ou des travailleurs. Novateur et destructeur à la fois, le capitalisme ronge les acquis sociaux, les relations traditionnelles, les solidarités, mais aussi les supériorités supposées garanties par le genre, la « race », la naissance. Il est indifférent à la noblesse, par exemple. La bourgeoisie a balayé l’Ancien Régime. Le capitalisme ne s’est pas accroché non plus à l’esclavage, qu’il avait pourtant lui-même déployé à une échelle monstrueuse : le vieux capital cotonnier du Sud a été vaincu en 1865 par le capital industriel yankee, qui avait une organisation plus efficace pour exploiter le travail.

Le capitalisme n’est pas tout d’une pièce. Il a la trogne réac de Trump, il a aussi le masque progressiste de Macron. Il peut très bien s’accommoder d’un idéal humanitaire, égalitaire, supra-national (quitte à encourager de la main gauche le racisme et les ségrégations, quand il a besoin d’un régime policier). Aujourd’hui en France, le gouvernement promeut (en paroles) l’égalité des salaires femmes / hommes, la parité, le partage des tâches domestiques, l’« ascenseur social », la laïcité… en quoi cela nuirait-il aux profits ? Selon ce discours libéral, l’égalité n’est pas encore réalisée car les forces de « l’ancien monde » font obstacle à la « fluidité » : ce sont des « rigidités » « populistes », « eurosceptiques », « corporatistes », « suprémacistes », « fondamentalistes », « islamo-gauchistes » (liste non limitative) qui entravent « l’agilité » de la « start-up nation ». Il n’y a pas plus féministe ou anti-raciste que Macron, en paroles. Peut-être même qu’il y croit ?

Le capitalisme peut très bien s’en foutre, qu’on soit noire ou blanc, blanche ou noir. Le racisme ou le sexisme lui sont utiles, mais pas indispensables. En ne reconnaissant pour seule valeur d’un individu que celle de producteur (et, en Occident, de consommateur) il a créé les conditions pour que se produise quelque chose qui n’était jamais arrivé : l’égalité des genres, c’est-à-dire en dernière instance la disparition du genre. J’insiste : les conditions de quelque chose, pas la chose elle-même. Ce n’est certes pas le capitalisme qui a émancipé les femmes, les LGBT, ni les personnes racisées ! Ce sont leurs luttes. Mais croire que le capitalisme est par nature patriarcal ou raciste, c’est une idée facile à penser, à la mode, qui épargne l’effort de comprendre ce qu’il est.

Marcelle G.

1Sans parler des Amazones, etc. Dans l’Iliade, même Aphrodite se mêle au combat sous les murs de Troie.

2Sur les Gaulois et surtout sur les Étrusques, on sait très peu de choses. Même le statut exact des hilotes à Sparte est discuté par les historiens, malgré des témoignages relativement nombreux.

3Anne AUGEREAU & Christophe DARMANGEAT dir., Aux origines du genre, PUF, 2022 (9,50 euros).

4Pourquoi une démarcation aussi systématique, universelle dans la mesure où on peut en avoir des indices ? Le genre est-il apparu avec l’hominisation ? À cette question, Darmangeat répond prudemment qu’on ne peut pas le savoir, du moins pour le moment. Voir, pour une réflexion matérialiste un peu provocatrice, Véra NIKOLSKI, Féminicène, Fayard, 2023. Interview : https://www.youtube.com/watch?v=USqZdqsl9m4

5Ce n’est pas parce qu’une situation (la domination masculine) a toujours existé, qu’elle doit perdurer. Inversement, ce n’est pas parce qu’autrefois il aurait existé une égalité ou même une domination féminine (mythiques), que notre avenir en serait plus serein. Le passé ne justifie pas le présent, ni le futur.

6 »[…] who is society? There is no such thing! There are individual men and women […] » Margaret Thatcher, 1988. (« Qui c’est,  »la société » ? Ça n’existe pas ! Il n’y a que des individus : des hommes, des femmes. »)

Tribune :

Le corps des femmes : suite du débat

Dans la Lettre n°226 un membre de la rédaction avait réagi à l’intervention de Laurence Biberfeld. Cette dernière, ainsi qu’une lectrice de la Lettre nous ont fait parvenir une réponse.

Le ton c’est pas bon

Comme je connais bien Marcelle G, je ne voudrais pas la fâcher, et je vais donc essayer, contrairement au St Esprit de Julos Beaucarne*, de mesurer mes effets ! On peut être en désaccord sur les propos d’un.e intervenant.e, mais il y a la manière de le lui dire, et le ton docte ne me paraît pas celui qui convient, surtout quand on se parle entre militant.e.s. Donc, sur la forme, c’est pas bon. Voyons le fond, où tout n’est pas bon non plus. Quelques exemples : je ne sais pas grand chose de Sparte, rien des Etrusques. De Platon, je connais juste le truc de la caverne, mais par contre, Marcelle, je crois que sur le Sud étasunien et le Klu Klux Klan, il serait bon de réviser tes classiques. Sans m’étendre, je dirai que tu as oublié la machine à carder le coton (qui rendait obsolète le système esclavagiste) et que ce serait une bonne idée de te renseigner sur le Klan (qui n’aurait eu aucune compétence pour diriger une caserne). Je ne peux pas non plus laisser passer l’amalgame avec l’armée israélienne, dont il n’est en outre par sûr du tout qu’elle « enrôle à égalité les femmes », car qui dit conscription d’une classe d’âge ne dit pas forcément qu’hommes et femmes se trouvent ensuite également traités. Pour finir, un mot sur ton approche du capitalisme. D’une part, qualifier de capitalistes les sociétés fondées sur l’esclavage me semble un néologisme. D’autre part, dire que le capitalisme « peut très bien s’accommoder d’un idéal égalitaire » est à mon avis un contresens, car tout au contraire: il a, non seulement besoin des hiérarchies, de race, de classe, de genre pour fonctionner, mais il les encourage (Gramsci parle d’idéologie ?). Donc, là aussi, revoir ta copie. Enfin, pour finir sur une note positive, j’ai été ravie d’apprendre que « notre » (c’est pas la mienne) société capitaliste occidentale a laissé derrière elle le patriarcat. Du moins dans l’idéal, précises-tu. Ouf, tu m’as fait peur, j’ai crains que tu te sois exposé au soleil sans ton chapeau ! Tout ça pour dire, ma chère Marcelle G. qu’un peu d’empathie n’aurait pas nui à la critique, et qu’il convient sans doute, quand on s’y livre, de ne pas oublier le possible retour de massue (préhistorique ! ). En toute amitié,

La petite MG, membre permanent de Casse-rôles.

*Disque « les communiqués colombophiles ».

Encore un peu d ‘Histoire . . .

Cher Marc,

Je suis bien marrie qu’il y ait des choses dans mon exposé que tu ne peux pas accepter. Cela ne m’empêchera pas de continuer à les dire. Me supposer une adoration pour la culture militaire et esclavagiste de Sparte, à la mode chez tous ceux d’extrême-droite (j’en déduis que je vote Zemmour), voire (que de légèreté) me dire que c’est comme soutenir l’État d’Israël, moi qui ne me reconnais que dans l’UJFP, ça commence bien, on sent l’antipathie plus que le désaccord. (Au passage parler pour l’État spartiate de « caserne dirigée par le Ku Klux Klan », c’est ne rien connaître ni à Sparte ni au KKK. Je ne me rappelle pas avoir versé dans l’approximation et la caricature à ce degré.) Le statut des hilotes, en effet massacrés régulièrement à des fins eugénistes (ne garder que les plus coulants, massacrer les autres), est plutôt comparable à celui des Tsiganes pendant cinq siècles, ou des serfs : ils sont propriété publique et ils sont attribués avec la terre, les citoyens n’en sont que les bénéficiaires, ils ne les ont pas achetés ni conquis et ne peuvent pas non plus les vendre. Toute la Grèce est esclavagiste et le statut des hilotes, s’il est différent de celui des autres, n’est ni pire ni meilleur. Mais je trouverais étrange de ne pas parler de la seule société grecque où on ne trouvait pas de prostitution. Cette attaque est aussi ridicule que de mauvaise foi. Dire par contre que la prostitution, dès le VIe siècle avec Solon, est servile, ça c’est un sujet, et c’est le mien. Oui, les Lacédémoniennes avaient beaucoup plus de droits et de libertés que les autres Grecques. En atteste le fait qu’elles pouvaient avoir des biens propres, hériter, divorcer, choisir leur époux et se déplacer sans chaperon. Les droits des femmes se lisent d’abord dans ces petits détails. Et elles étaient extrêmement respectées, au point qu’Aristote attribue à leur pouvoir excessif le déclin de Sparte. Ensuite, tu parles de mes « errements » (je ne suis qu’une pauvre femme) et de tous ces peuples qui pratiquaient l’esclavage. L’Égypte antique n’en fait pas partie, à ce que je sais. Tu devrais lire les travaux récents sur les ouvriers bien nourris et très organisés qui ont construit les pyramides. En revanche, l’Égypte ptolémaïque est esclavagiste : les Ptolémées sont une lignée de culture grecque (macédonienne) qui a conquis l’Égypte. Cléopâtre était une reine hellène d’Égypte. Nous ne parlons pas de la même chose. Tu as l’air de savoir que les Gaulois avaient des esclaves, tu te bases sur quoi ? Sur la Guerre des Gaules ? (qui bien sûr est une œuvre de vainqueur racontant sa victoire, mais aussi un document historique). Néanmoins sur l’esclavage en Gaule, à ma connaissance, on n’a aucune certitude. Quand l’esclavage ne laisse pas de traces ou si peu, il peut exister, mais on ne peut pas parler de société esclavagiste (dont l’équilibre économique et la prospérité sont fondés sur l’esclavage.) En tout cas, les femmes gauloises possédaient en propre, héritaient, léguaient, choisissaient leurs époux et pouvaient divorcer. La base. La fin amor place l’amour au sommet de tout, au-dessus de la loyauté au roi et la fidélité à l’église, sur la base d’un adultère inégal, la femme étant socialement supérieure. On doit en partie son expansion à Aliénor, encore une femme soumise, une femme répudiée car stérile (elle ne faisait que des filles à son premier époux, qui la répudia au bout de deux. Après quoi, elle fit des tas de garçons et quelques autres filles). Il y avait beaucoup de troubadours mais aussi des trobairitz pour chanter cet art de vivre et de ressentir, de s’engager. Tu peux penser qu’il n’était pas subversif par rapport au statut des femmes et aux règles sociales de l’époque. On est en démocratie. Tu peux penser aussi qu’il était surtout limousin, si ça te fait plaisir. Pour ce qui est de l’église catholique, mère de sa fille aînée la France, il est connu qu’elle tient les femmes en haute estime depuis Paul de Tarse. D’ailleurs tous ceux qui disent que l’église catholique est misogyne sont des producteurs complotistes de fake news. L’idée que le capitalisme serait une évolution du patriarcat n’est pas de moi et je le regrette, car je la trouve assez lumineuse. Mais je l’emprunte à Françoise d’Eaubonne (Le féminisme ou la mort). Et je précise : de ce patriarcat-là, d’origine gréco-latine, très dur, comparable à ce qui se passe dans les pays du Golfe : femmes socialement invalidées et dépourvues de droits, oui, c’est bien celui-là qui, revenant à ses sources antiques à partir de la renaissance, engendre le mercantilisme, puis le libéralisme et le capitalisme. Tu me proposes de lire Domangeat, je te propose de lire Patou-Mathis. L’une des choses qu’elle souligne est que l’anthropologie et les sciences de la préhistoire ont longtemps souffert des travers de l’époque où ils sont apparus. Ils en gardent les vestiges. Faudrait pas croire que l’égalité a pu exister… Pourquoi diable, en somme ? C’est si horriblement choquant d’émettre une hypothèse dans ce sens ? L’anthropologie ne devrait pas être imprégnée de l’idéologie de ce XXIe siècle ? Est-ce à dire qu’elle devrait rester victorienne, avec tous les clichés sexistes et racistes qu’elle nous a servis ? J’ai à ton service des publications illustres datant de la Société anthropologique lors d’une exposition coloniale, où il est question du cerveau des femmes et des races inférieures. Je crame le suspense : plus les races sont supérieures, plus la différence entre les cerveaux féminins et masculins est abyssale, si bien qu’une femelle de race inférieure ne se distingue qu’à peine de son mâle, tandis que la Parisienne a un cerveau comparable à celui d’une femelle gorille et que le Parisien, forme de perfection absolue, a le cerveau le plus énorme et le plus parfait de l’espèce humaine. À cette fameuse conférence, des crânes de gorilles mâles et femelles, d’indigènes de toutes sortes et de diverses races blanches étaient exposés, avec mention de leur contenance. C’est aussi ça, l’anthropologie à ses débuts. Il est bon de rappeler que si on pose la question de la place et du statut des femmes jusque dans la préhistoire, c’est parce qu’à partir des années 1960-70, les préhistoriennes rappliquent en nombre dans la discipline et commencent à la dépoussiérer de tous ses clichés racistes et sexistes. Je comprends que des scientifiques rappellent ce qu’est la démarche scientifique. Que ne le font-ils quand des études stupides continuent à paraître sur l’infériorité des Noirs ? Qu’il n’y ait aucune trace certaine de l’égalité n’induit pas qu’il y ait des traces certaines d’inégalité. Ce que montrent les dernières découvertes, ce sont des femmes extrêmement athlétiques, grandes et qui manifestement chassent, des tombeaux contenant des armes, des parures glorieuses associées à des squelettes féminins, parmi d’autres tombes masculines. Je ne suis pas sûre que tous ceux qui se précipitent sur le bouquin – qui pourrait, de la façon dont tu le présentes, s’intituler : « Du calme les féministes, rien ne prouve que l’égalité ait existé, même si on ne peut pas prouver l’inégalité non plus » – ont lu les écrits un peu iconoclastes des chercheuses féministes. Tu me le poses comme une bible, je te propose de te renseigner un peu sincèrement. La science est faite de débats, elle est sujette aux biais, il est bon de les poser tous. Rien, absolument rien n’indique que la domination masculine a toujours existé. On date l’apparition de la guerre d’après des traces de massacres collectifs à peine à 10 000 ou 15 000 ans, alors que notre espèce en a 300 000. Que disent tous les chercheurs ? Ils ne savent pas. L’universalité de la domination masculine n’est absolument pas prouvée. Pour les sociétés dites matriarcales, et elle précise que le mot ne désigne pas un patriarcat inversé mais se réfère au premier sens du suffixe arkè, qui veut simplement dire premier, à l’origine, avant de signifier pouvoir, je te conseille l’énorme somme de Heide Göttner-Abendroth sur ces sociétés assez horizontales, peu hiérarchiques, où les femmes gouvernent sans pour autant dominer les hommes. Question de distribution différente des rôles, et la filiation matrilinéaire décrispe totalement les affaires sexuelles et reproductives : quel que soit l’amant de ma sœur ou ma cousine, son enfant sera de mon sang. « La seule société historiquement attestée qui tende vers une égalité entre les genres, c’est la nôtre. » Alors là, on touche au sublime. J’en ai entendu des cantiques ethnocentrés et mégalomanes, mais en plus ceci n’est que le préambule à une leçon surréaliste sur le capitalisme et la société occidentale. Franchement, quel dommage que tu ne sois pas au temps des expositions coloniales, c’est exactement ce que pensaient ces doctes savants : l’Occident capitaliste est la plus haute forme d’évolution que puisse atteindre l’humain, c’est le chaudron divin où enfin l’humanité se fond en une forme potentiellement parfaite, quel dommage qu’il faille cramer une planète et exterminer quelques milliers de peuples aux sociétés différemment configurées pour arriver au point de fusion ! Mais peu importe, il faut ce qu’il faut et on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. Hosanna, parle-moi encore d’idées faciles ! Bref, il y a les réponses qui appellent au débat (je suis preneuse) et celles qui se conçoivent comme un coup de règle sur les doigts. Quand je conférence, je pose mes opinions, je m’explique sur des réflexions que j’ai en référence à un ensemble documentaire que d’ailleurs je cite. J’ai des idées. Je comprends parfaitement qu’on en ait d’autres. Je comprends moins le ton méprisant, les amalgames, l’intention d’humilier. Je ne suis pas certaine que tu aies lu plus de bouquins ou d’articles, écouté plus de conférences, lu davantage et plus cogité que moi. Je suis un peu conne, j’ai pris le crachoir, j’ose parler d’histoire et l’histoire avec une grande hache, c’est sacré ! L’HHHHHistoire, Madame, est sans débats contradictoires, elle est d’un bloc, il n’y a qu’une hypothèse qui est dans le vrai et c’est la mienne et je te l’explique car tu m’as l’air de pas avoir la lumière à tous les étages. C’est décevant. D’abord, si la conférence t’intéressait pourquoi n’y étais-tu pas ? J’ai pris beaucoup de plaisir à la faire et il me semble que le public était intéressé. Je balance des idées, je ne prêche pas et je n’enrôle personne. Apparemment le contenu t’a ulcéré, je n’ai toujours pas compris exactement pourquoi tu sembles l’avoir pris pour une offense personnelle. Dommage et tant pis. Et je dirais même basta.

Laurence Biberfeld

La science outragée

Conférence de Jean-Paul Bourdineaud à l’invitation du Cercle Gramsci

Limoges, le 22 juin 2023, 20 h 30, salle EAGR

La science outragée

Suite à une énième satire dans Charlie Hebdo à l’encontre des soignants suspendus, Jean-Paul Bourdineaud a décidé de prendre la plume pour dénoncer ce qu’il appelle l’amateurisme lourd de conséquences des autorités en matière de Covid. Dans son ouvrage La science outragée, il décrit aussi la complaisance affichée des médias dominants envers les autorités sanitaires et l’industrie. Des médias « transformés en nouveaux chiens de garde du grand Capital pharmaceutique ». Il dénonce ainsi une cascade systématique de supercheries de chiffres et de prédictions, par exemple le nombre de morts qui auraient été évitées grâce au vaccin. Un chiffre fantaisiste largement surestimé selon lui, qui considère l’épidémiologie prédictive comme une « fumisterie prétentieuse » .

Le réseau Cochrane, qui était pourtant symbole de la science pure, résistante, en prend également pour son grade : il a produit des études prises comme références alors que ses méthodes trop souvent douteuses semblent éloignées d’une science libre de tout conflit d’intérêt et biaisent les décisions en faveur des industriels pharmaceutiques.

Entre autres thèmes, Il aborde aussi le mauvais traitement infligé aux médicaments proposés par certains soignants : l’Ivermectine et l’Hydroxychloroquine par exemple, et par quelle astuce pseudo-scientifique ils ont été déclarés inefficaces.

Plus globalement, lors de cette conférence sera abordé l’état de la science de nos jours, ce qu’elle est ou devrait être, et les forces gigantesques (finance, industrie, politique…) qui la menacent.

Jean-Paul Bourdineaud est professeur à lUniversité de Bordeaux où il enseigne la biochimie, la microbiologie et la toxicologie. Ses recherches portent sur la toxicologie environnementale et la manière dont les organismes vivants réagissent face aux polluants environnementaux, aux niveaux moléculaires biochimiques et génétiques. Il n’est alourdi par aucun conflit d’intérêt.

« Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire ; c’est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe, et de ne pas faire écho, de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques ». Jean Jaurès

Jean-Paul BOURDINEAUD, La science outragée, éditions Marco Pitteur, 2022. (25 €).

Une intervention :

C’est plus une remarque. Je me dis qu’il y a peut-être un effet sidérant de toute cette malhonnêteté intellectuelle à différents niveaux, toutes ces supercheries, toutes ces fraudes. Ça me fait ressentir quelque chose dun peu sidérant intellectuellement. Je n’ai pas de questions directes, cest juste un ressenti.

R : Vous vous rappelez que je ne suis pas payé par les industriels, je nai aucun intérêt à dire ça parce quil y a les risques professionnels. Je ne suis mû que par les seuls intérêts de la vérité scientifique. Jappartenais au CRIIGEN (Comité de Recherche et dInformation Indépendantes sur le Génie Génétique), mais nous allons fonder avec Christian Velot et dautres copains une association, dont le but sera d’être une sorte d’université populaire, de transmettre de la connaissance scientifique sur des thèmes dactualité comme les OGM, la téléphonie mobile, les nanoparticules, etc. à nos concitoyens sur une base bien entendu intègre et non biaisée. En face, ils vont dire que cest biaisé puisque nous sommes tous très à gauche. La science en tant que telle est neutre, mais les scientifiques ne le sont pas puisque ce sont des individus. Dès lors quils sont payés par les industriels, il ny a plus de neutralité, forcément. Par exemple dans l’équipe avec laquelle je travaille, jai des collègues qui sont payés par Total et cest merveilleux : sur le site de Lacq, on apprend que les rejets dans l’Adour sont merveilleusement propres. Voilà ce que ça donne, la science financée par les industriels. En science environnementale, c’est catastrophique.

Une intervention :

Il est de plus en plus question que les vaccins qui existent déjà soient transformés en vaccins ARN. Je ne sais pas si cest exact ou pas, mais on le dit de plus en plus et linquiétude quon pourrait avoir, cest que si lOMS qui dicte les règles de santé à tous les pays impose ces vaccins, est-ce quon aura un moyen de refuser ? Déjà, on n’a pas nécessairement envie de se faire vacciner, mais avec un vaccin ARN que lOMS nous imposerait, quest-ce quon ferait ?


R : Vous avez entièrement raison, il y a une énorme tentation d’utiliser les ARN messagers pour tous les vaccins possibles. Pourquoi ? Parce quen fait, cest la vaccination industrielle la moins coûteuse. Il y a une nouvelle technologie qui est en cours dessai clinique de phase 2 sur les humains dont personne ne parle, mais moi qui lis de la littérature scientifique et médicale, je sais très bien que ces essais existent actuellement. Cela concerne des ARN très particuliers, des ARN messagers que lon dit « autoamplifiables », c’est-à-dire que lARN messager, une fois quil est dans vos cellules va y produire des centaines voire des milliers de copies, sachant qu’une copie d’ARN messager fait produire entre 1000 et 10.000 molécules de protéine S. Donc ça permettra aux industriels des gains faramineux parce qu’ils vont diminuer les doses, bien sûr. Même par un facteur 2, cest 100 % de plus de bénéfice : cest trop tentant, ils vont le faire. Mais si vous avez plus de protéines S dans le corps, ça veut dire plus de risques deffets secondaires. Je viens de rédiger un article publié dans Santé libre qui fait état de ça. Je crois bien que je suis le premier à alerter le public là-dessus. Vous parlez de lOMS et vous avez entièrement raison : jai entendu le directeur général, Tedros Adhanom Ghebreyesus, dire quil faudrait contraindre les populations. Lui il vient dune culture, lEthiopie, qui a connu la guerre et des décennies de régimes totalement antidémocratiques. La démocratie, la liberté individuelle, visiblement ne sont pas des traits culturels qui occupent son esprit. La contrainte, ça signifie lobligation. LOMS est en train de mettre au point un pass sanitaire international doublé de ce que les Chinois appellent le visa ou le permis citoyen. Il y aura toutes nos données biométriques et sanitaires, cest-à-dire quon aboutit à la fin du secret médical. C’est dramatique. Le secret médical nexistait quasiment plus durant ces dernières années. À tout bout de champ à l’université on exigeait de savoir si j’étais vacciné ou pas. Jenvoyais bouler les gens, mais comme je ne disais pas que j’étais vacciné, ils concluaient que je ne l’étais pas.
Donc vous avez raison, il faudra tout simplement résister comme certains dentre nous avons résisté. Nous connaîtrons à nouveau le statut de paria. Je me souviens que, la dernière semaine d’août 2021, je n’avais pas de pass. À Millau, il y a un site fantastique appelé le Chaos de Montpellier-le-vieux, qui domine les gorges du Tarn. Cest un chaos de rochers à formes tarabiscotées. On y devine des sortes de goules, dorques, d’elfes et cest en pleine pinède. Je n’ai pas eu le droit dy accéder. Il y avait peut-être dix personnes par hectare. Bien entendu ça n’avait aucune raison d’être sanitaire, c’était une pure punition. Traité comme ça, je me rebiffe encore plus.

Une intervention :

Vous avez évoqué des vaccins où il ny a quune seule injection. Mais quand le Covid sest abattu sur la France, il ne sagissait pas dune injection mais dune succession dinjections. Est-ce que les risques saccroissent au fur et à mesure de ces diverses injections ?

R : Vous avez raison de poser la question, parce les données scientifiques montrent que cest malheureusement le cas. Les effets secondaires graves sont beaucoup plus fréquents chez ceux qui ont reçu la deuxième injection et même la troisième. Des vaccins ont été proposés en une seule injection : Jansen, mais je crois bien que c’était le seul. Du point de vue toxicologique, ça se comprend : plus on produit de protéines S, plus grands sont les risques. Vous avez bien compris que la survenue d’effets secondaires graves (il faut raisonner en termes toxicologiques) ne va pas toucher tout le monde, heureusement. Mais certains individus dont l’équipement génétique est ce quil est, résisteront moins. La fréquence des effets secondaires est faible. Par exemple pour la myocardite, c’était de lordre de 1 pour 10.000 : ce sont les chiffres reconnus par la pharmacovigilance et très nettement sous-évalués, mais depuis des années on sait très bien que dans le meilleur des cas, il ny a quenviron 10 % deffets secondaires des médicaments qui sont rapportés. Bref, en prenant les chiffres de la pharmacovigilance, pour les myocardites, on est de lordre de 1 pour 10.000. Cest très faible, je laccorde, mais lorsque vous injectez ces produits génétiques à des milliards de personnes, des milliards divisés par 10.000, ça fait des centaines de milliers et cest dramatique. En ce qui concerne la myocardite, ce sont plutôt les moins de trente ans qui étaient affectés. Vous lavez tous entendu, cest un mensonge et cest dégoûtant doser dire ça aux gens frappés de myocardite. On leur a dit : « Vous allez en guérir en quinze jours, et après tout ira bien ». Cest faux. Jai été frappé de myocardite quand javais vingt-cinq ou vingt-sept ans, et plus tard j’ai été frappé de tachycardie ventriculaire. J’étais dans une piscine. On ma diagnostiqué une myocardite qui a provoqué une tachycardie et en janvier 2022, un arrêt cardiorespiratoire. J’étais dans mon lit. Plus besoin de mexciter en piscine pour risquer la mort. Lorsque le cœur subit une myocardite, certaines parties vont être transformées du point de vue cellulaire. C’est ce quon appelle les cardiomyocytes : les cellules qui sont douées de capacité contractile et qui reçoivent lordre de se contracter par un faisceau nerveux qui vient au niveau de la séparation entre l’oreillette droite et le ventricule droit et impose un rythme électrique régulier. Lorsqu’on a une myocardite, ces cardiomyocytes se transforment en cellules, des fibroblastes qui ne se contractent plus, jusqu’au jour où certaines se mettent à nouveau à se contracter lorsqu’elles reçoivent de grosses doses d’adrénaline, lorsqu’on fait des efforts très importants ou dans des conditions de stress.

Une intervention :

Une question toute bête. La plupart de gens, pour ne pas dire tous les gens qui ont été vaccinés, ont accepté de signer une décharge où était marqué qu’ils dégageaient de toute responsabilité le laboratoire. Ça m’a surpris. Deuxième chose : il y a un problème de don du sang en ce moment. Quel est le problème de la transfusion de sang de gens vaccinés ?

R : J’ai été le premier étonné que des gens signent ça. Pour moi, ce serait déjà un motif de refus. C’est aux fabricants de prendre la responsabilité de ce qu’ils « mettent sur le marché », comme ils disent.

Pour le second point, c’est un sujet très sensible et on m’a souvent posé la question dans les conférences. Il a été diffusé une information selon laquelle la protéine S chez les vaccinés se retrouverait dans les sérosités, les mucosités nasales, la salive, voire le lait maternel. Pour le lait maternel, ça a été observé chez les animaux et je crois aussi chez les femmes allaitantes pendant un jour après la vaccination. Les quantités de protéines S qu’il y avait dans le lait ne sont pas suffisantes pour être toxiques. En ce qui concerne la salive et les sérosités nasales, si c’était vrai, un bête test antigénique suffirait et serait alors positif parce que le test antigénique, ce qu’il détecte, ce n’est pas le virus mais la protéine S portée par le virus, ou même libre. Donc si les gens en avaient sécrété dans leurs mucosités nasales ou leur salive, le test antigénique serait positif. Et tous les vaccinés seraient positifs, ce qui n’est pas le cas.

Cette question est cruciale parce que j’entends des gens dire : « Une copine s’est séparée de son bonhomme parce qu’il s’est vacciné » ou « Untel fait chambre à part ». Il y a une dame à Paris qui me disait : « Le nouveau copain de ma fille est vacciné, est-ce que je dois conseiller à ma fille de rompre avec lui ? ». J’étais sidéré, et lui ai répondu qu’on ne peut pas jeter la discrimination sur des gens sur une base biologique. C’est une forme de racisme, parce qu’on pourrait imaginer aussi que le compagnon de sa fille n’est pas vacciné mais qu’il ait des mutations génétiques qui font que sa progéniture soit gravement touchée (diabète ou maladie invalidante). Alors que doit faire sa fille dans ce cas-là ? La vie, c’est avant tout les rencontres entre individus, qui sont motivées par des attractions mutuelles et par l’amour. C’est quand même l’amour qui nous réunit entre conjoints, et on ne peut pas y mêler les distinctions et les discriminations biologiques. Je suis myope comme une taupe. Mon épouse pourrait me quitter puisque je suis très gravement malade. C’est affreux de raisonner comme ça.

La protéine S est facile à tester. On prend quelques microlitres de sang ou de sérum et on fait un test antigénique à 5 euros l’unité, c’est facile à faire. Si c’est négatif c’est qu’il n’y a pas de protéine S détectable. Vous connaissez la charte hospitalière : on n’a pas le droit d’imposer un traitement à un patient, quand bien même il agirait contre son propre bien. À la fin, c’est le patient qui décide, et heureusement.

Une intervention :

Je suis une Béotienne, mais je me posais quand même la question parce que vous parlez de lait maternel. Je me suis toujours tracassée avec cette histoire, quand j’entendais Véran dire « Il faut vacciner les femmes enceintes ». Ça me faisait peur parce que je me disais que le vaccin va directement sur l’embryon. Ça me semblait assez inconséquent, d’autant plus que j’ai dans mes relations proches une jeune femme qui est médecin dans un service pédiatrique, et elle-même enceinte. Elle m’a dit clairement qu’elle se faisait vacciner, qu’il n’y avait aucun problème.

R : C’est la personne qui doit trancher et qui choisit. Mais il faudrait que les gens soient dûment informés, avant de choisir. Vacciner une femme enceinte, pour moi c’est une monstruosité. On ne vaccine pas des femmes enceintes, ça ne tient pas debout, d’autant plus que lorsque la campagne de vaccination a débuté il n’y avait en France aucune étude clinique sur les femmes enceintes. Pfizer débutait seulement. Les essais durent plusieurs mois bien entendu, et on a commencé à vacciner les femmes enceintes sans rien savoir. Enfin, si, il y avait des tests sur les animaux et c’était assez clair. L’ARN se trouve à peu près dans tous les tissus de l’organisme, y compris les ovaires, les testicules chez les mâles rats et souris, et chez les rates et souris gravides (« enceintes » si on peut dire comme ça) l’ARN vaccinal passait aussi et on retrouvait de la protéine S dans tous les tissus. Donc ça, on le savait. Pour moi (on dira que je suis complotiste), il s’agit bien entendu en dernier ressort des profits industriels. Il y a des actionnaires à contenter, ils veulent chaque année plus de croissance et il faut s’y tenir coûte que coûte. C’est simple : on fait signer une décharge de responsabilité aux gens. De toutes façons, quand bien même il y aurait des problèmes, on n’a pas le droit de toucher à la pharmacovigilance même quand on est universitaire et en dernier recours on va nier les effets secondaires.

Une intervention :

Je voudrais revenir à ce dont j’ai un peu parlé au début, c’est-à-dire que quand cette affaire est arrivée en 2020 on nous a parlé du « monde d’après ». On nous a parlé des facteurs de co-morbidité, du poids, toutes affaires dont la santé publique pourrait s’occuper. Ça a été totalement abandonné avec le miracle du vaccin. On peut le regretter : je pense par exemple à l’obésité. Je sais qu’à cette époque-là on parlait de personnes à risque, c’est complètement évacué.

R : En fait, je n’ai rien à ajouter à ce que tu viens de dire, je suis d’accord.

Une intervention :

J’avais quand même une question : il est devenu quoi, ce virus ?

R : Il existe toujours, il continue à tuer des gens. On a quand même accès aux chiffres de la DRESS (Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques). Les chiffres de mortalité de la DRESS ne sont pas déclinés en fonction de l’âge, ce qui est dommage, mais au moins on sait aujourd’hui que les gens ont continué à mourir du Covid. Je pense que la stratégie est de nous laisser un peu respirer avant d’asséner le prochain coup de bambou. Je ne sais pas si vous avez entendu, l’Union européenne a acheté il y a deux semaines 3,4 milliards de doses. Si vous divisez par le nombre de citoyens européens, ça fait en moyenne 8 doses par individu. Ça veut dire qu’appliqué tous les 4 mois, sur 32 mois, c’est pas loin de 3 ans. Or ces doses ne tiendront pas plus d’un an au congélateur, donc c’est un immense gâchis d’argent public européen. D’autre part ils vont vouloir nous les injecter. Ils vont recommencer le même cirque avec un croque-mort à la télé disant qu’aujourd’hui il y a eu dix morts, que demain il y en aura douze et après-demain quatorze. C’est exponentiel.

Les urgences sont saturées. Elles sont toujours saturées. Ils diminuent le nombre de lits, donc elles seront de plus en plus saturées alors que parallèlement dans le secteur privé le nombre de lits reste stable. Comparativement, le secteur privé est outrageusement avantagé de ce point de vue-là. On ne touche pas aux cliniques privées, mais on assomme l’hôpital public. On crée une pénurie de lits, une saturation des urgences. Quand une pandémie arrive, le prétexte est tout trouvé pour nous confiner, nous imposer un vaccin. Comme je l’expliquais, on déploie une quantité d’outrages à la science pour nous imposer ces bidules génétiques.

Une intervention :

Jouer les historiens, c’est difficile, parce que la pandémie est arrivée en 2020 et les historiens généralement travaillent avec un peu plus de recul. Mais on peut faire de l’histoire immédiate. Qu’est-ce qui s’est passé au début de 2020 dans le monde ? Parce qu’on a attaqué cette affaire par le biais du vaccin et des traitements, mais en fait sur un plan purement pathologique, pandémique, qu’est-ce que ce virus représentait comme danger pour l’humanité, à ce moment-là ? Aujourd’hui, puisqu’il existe toujours, il va y avoir une opération anti-pandémique probablement puisqu’il y a des commandes de vaccin par milliards, mais que s’est-il passé ? Comment se fait-il que le système économique mondial tout d’un coup ait mis le frein d’urgence et que toute une part essentielle de l’économie et du capitalisme se soit mise en veilleuse ? Tout un tas de travailleurs (pas ceux qui habitent dans les HLM de Seine-Saint-Denis) ont trouvé très bien de ne pas bosser en étant payés.

R : Les camarades travailleurs ont énormément souffert. En revanche, il y a eu un remodelage complet du capitalisme. On a basculé du capitalisme industriel productif classique à un capitalisme essentiellement pharmaceutique et basé sur les technologies informatiques avec la vente à distance qui a prospéré, et donc les industries pharmaceutiques, Amazon, Google, toutes les grandes entreprises informatiques.

Une intervention :

Il s’est passé un phénomène incroyable au niveau de l’économie, au niveau politique, au niveau de la scène internationale de la santé. On a eu vraiment ce qu’on peut appeler un collapse dans le système. Même la crise économique de 2008 n’a pas eu des effets pareils.

R : Il n’y a pas eu de crise économique. Les riches se sont enrichis et les pauvres se sont encore plus appauvris. Mais il y a eu une crise sociale. Pierre Chaillot par exemple pendant une conférence ne le dit pas clairement mais le suggère : il n’y aurait pas eu de crise virologique, de pandémie. À l’entendre, on se demande même s’il croit vraiment qu’il y a eu un virus. Je vois les chiffres de mortalité, et j’imagine qu’on n’invente pas les morts quand même. Il y a eu tout de même chez nous en un an autour de 150.000 morts, à cause du Covid ou accompagnés du Covid. Parce que je pense qu’on a déclaré comme décès par Covid bien d’autres décès. Mais il y quand même un nombre important de personnes qui en sont mortes, des gens qui sont morts par suffocation, ce qui est une mort atroce. Donc ce virus existe vraiment.

Là aussi Pierre Chaillot dit qu’on n’a pas sa séquence. Il y a des clichés de microscope. Si, il existe des clichés de microscopie électronique, on arrive presque au niveau atomique, ce virus existe vraiment.

Par rapport aux épidémies de grippe classiques en revanche, il n’y avait pas de quoi s’emballer. Disons que ça ressemblait à une bonne grippe du point de vue épidémiologique. Donc pas besoin de faire un tel cinéma. En revanche, nous sommes en train d’adopter le type de contrôle social du régime chinois en Europe. Quand, à Wuhan, ils ont confiné la ville, je déjeunais avec des gens du CNRS, des doctorants, des ingénieurs et je leur disais : « Vous vous rendez compte ce qu’ils sont capables de faire en Chine ! C’est un vrai régime dictatorial, ils enferment dix millions de personnes chez elles ! » Parce que là-bas ça a été un vrai confinement : on ne sort pas de chez soi et ce sont les militaires qui amènent la bouffe. C’était terrible, comme confinement. Chez nous ce n’était pas agréable, mais là-bas… Or nous sommes en train d’importer la façon des autorités chinoises de contrôler leur population. Nous avons justement adopté la 5G avec la technologie chinoise de Huawei et le pass sanitaire ; mais le pass citoyen va bientôt venir, puisque l’OMS et les Nations Unies l’ont invoqué. On sait bien que lorsqu’une technologie est possible, elle finit par advenir. On est en train de nous siniser.

Une intervention :

J’ai une hypothèse. Ce qui est étonnant au début, cet emballement par rapport à cette pandémie qui est grave (mais il y en a eu d’autres), je pense que ça vient de la cause de cette pandémie. Même dans les cercles très officiels on évoque le fait que ça viendrait des labos de Wuhan. Si cette hypothèse est vraie c’est qu’à mon avis, les chercheurs sachant la gravité de l’affaire, ont paniqué. Pour que le capitalisme soit capable d’arrêter son marché, il faut vraiment qu’il y ait une panique, pas simplement parce qu’un virus va se transmettre de la chauve-souris.

R : Vous avez entièrement raison. La meilleure des hypothèses quant à l’étiologie du virus, c’est effectivement une échappée du laboratoire de virologie de Wuhan. On le sait : il y a eu des expériences qui sont dites « de gain de fonction », c’est-à-dire des expériences de génie génétique sur les génomes du virus dans lesquels on modifie certaines parties. Par génie génétique, on apporte à un virus certaines séquences d’autres virus, pour le rendre plus virulent. Donc du point de vue scientifique, c’est concevable parce que ça permet précisément de savoir ce qui dans un virus donné (par exemple le virus A) peut rendre un virus B qui est peu virulent, tout d’un coup très virulent. Ça permet d’isoler la séquence génétique responsable de la virulence. Et on imagine qu’avec cette connaissance-là on pourrait concevoir des stratégies efficaces contre le virus A. Donc je ne dis pas que ça a été fait intentionnellement. Je pense que c’est accidentel. Mais c’est bien échappé de l’Institut chinois où ils ont fait des expériences de gain de fonction. D’ailleurs Anthony Fauci avait avoué avoir passé un contrat avec l’Institut de Wuhan, pour ce type d’expériences qui sont interdites en Europe et en Amérique du Nord. Interdites, parce que justement elles sont incroyablement dangereuses. Donc, ils ont sous-traité ce qui était interdit chez eux, à la Chine qui a accepté. Le gouvernement français a abondé à la conception et à la fabrication de ce centre de recherche, et lorsque l’argent a été donné, les chercheurs français ont été remerciés et on dû rentrer au pays.

Je pense qu’actuellement, c’est la meilleure hypothèse. En 2003, lors de la première épidémie avec la Sars-cov1, on a trouvé très rapidement autour de Chongqing quantité de chauves-souris et de pangolins contaminés. Mais avec le Sars-cov 2, aucun. Autour de Wuhan et même sur le marché, aucune trace de ce virus sur les animaux. Au début, j’ai eu du mal à l’admettre, mais il y a dans la séquence génétique des éléments qui proviennent bien d’autres virus. Donc il y a une signature génétique qui est irréfragable, on ne peut pas le nier.

Une intervention :

Pour compléter, il y a une autre hypothèse qui a été développée dans ce livre, La fabrique des pandémies. Au-delà de la fuite du laboratoire, c’est la question de l’attaque de la biodiversité, de la destruction du milieu naturel. Ce type de virus apparaît parce que des espèces ont disparu. On peut faire le rapprochement avec la maladie de Lyme : les tiques ont évolué. Il y avait des animaux qui les mangeaient et elles n’auraient pas muté de cette manière-là si l’équilibre naturel avait continué d’exister. C’est une hypothèse qui vient aussi compléter celle qui est donnée.

R : Je pense que les écologistes ont récupéré cette histoire à leurs fins. La destruction des habitats naturels ne crée pas de virus, elle facilite les contacts. Mais la population humaine augmente et il faut bien créer des logements, augmenter les surfaces agricoles, les récoltes, etc. On fait comment ? Il y a déjà un milliard de personnes qui connaissent la malnutrition. Que faut-il faire ? Tous les humains devraient avoir le droit de connaître au moins notre niveau de vie, d’avoir une vie décente. On sait bien que sur 7 milliards d’humains, il y en a 3 milliards qui ont un niveau de vie totalement indécent.

Une autre forme de capitalisme, c’est celui des élevages intensifs. L’équipe de l’IHU de Marseille a été la première à alerter sur l’apparition d’un variant et a dit qu’il était issu des visons. Ils ont incriminé un élevage du nord de la France. Bien entendu, tout ce que dit Raoult dans les médias dominants est tourné en ridicule, mais il avait raison et finalement les élevages de visons ont dû fermer. Les épidémies de grippe aviaire, les fameuses oies gavées en Périgord ou en Gascogne dans le sud-ouest de la France viennent toutes sans exception d’Asie, d’élevages concentrationnaires où la probabilité de concentrer ce type de virus est très importante.

Donc la destruction des habitats doit jouer, mais le capitalisme concentrationnaire animalier d’élevage est responsable de manière certaine de quantité d’épizooties : des maladies qui sont véhiculées par les animaux et qui peuvent provoquer des zoonoses, le passage des animaux aux humains. L’élevage intensif est responsable, bien plus que la destruction de l’environnement. Les écolos surfent là-dessus. Mais l’Amazonie a perdu le quart de sa surface, et aucun virus ni agent pathogène n’en est sorti. La dengue par exemple était pandémique dans certains coins d’Amazonie, bien avant la destruction de l’habitat.

[Compte-rendu : Michèle G.]

« Les manifestants souhaitent-ils tuer des policiers ? »

« TRIBUNE »

Les boules !

« Arme par destination » favorite des Gilets Jaunes, les terribles BOULES DE PÉTANQUE ont frappé aussi à Sainte-Soline ! On se souvient des photos (dont la mise en scène imitait celle des saisies dans le grand banditisme) montrant les « armes » saisies dans les coffres des voitures des Gilets Jaunes : des mères de famille sanguinaires avaient des couverts de pique-nique, leur voyou de beau-frère avait un tournevis, et leur collègue de rond-point, un vrai terroriste celui-là, avait des boules de pétanque ! Quelle horreur ! Tout cela peut faire des blessures effroyables, que Hanouna et Praud aimeraient bien montrer à la télé.

Eh bien, les mêmes saisies ont été faites à Sainte Soline : encore des boules de pétanque ! Montrez-nous vite un policier réellement blessé par une boule de pétanque, afin que Le Pen et Darmanin puissent s’indigner, la main sur leur cœur si profondément républicain.

– « Mais, Chef… Pourquoi des boules de pétanque ? Les cailloux sont gratuits, alors que la gamme OBUT® commence à 50 les trois boules (junior : 39,90 ). J’en ai vu sur Amazon à 29,99 , mais quand même, c’est pas donné… Pourquoi jeter des boules de pétanque, plutôt que des cailloux ? »

– « Mon gars, ces écoterroristes sont pétés de thunes. Tous des bobos, venus des beaux quartiers. Et les Gilets Jaunes aussi. Allez, discute pas tant, et cogne ! »

M.G.

—————————————-

(ACTUALITé, ou « TRIBUNE »)

Lire l’excellente enquête de la revue en ligne LundiMatin (n°382 du 9 mai 2023) :

« Les manifestants souhaitent-ils tuer des policiers

comme l’affirme Gérald Darmanin ? »

https://lundi.am/Les-manifestants-contre-la-reforme-des-retraites-souhaitent-ils-tuer-des

L’article commence par ces citations :

– Gérald DARMANIN à propos du 1er mai : « Des casseurs extrêmement violents [sont] venus avec un objectif : tuer du flic ».
– Gérald DARMANIN à propos de Sainte-Soline : « Le déferlement inouï de la part d’individus armés et violents avait pour projet de blesser ou de tuer des gendarmes ».
– Olivier V
ÉRAN : « Certains viennent pour tuer ».
Éric DUPONT-MORETTI : « Je veux que l’on évite que des casseurs viennent tuer du flic ».
– Marine LE PEN : « Nous ne sommes plus face à des violences, mais face à des tentatives d’assassinats contre les forces de l’ordre ».

Dans cette enquête : une analyse de l’origine de ce discours délirant et dangereux ; un rappel des (très rares) morts violentes de policiers en manif, depuis 1968 ; une évocation des « mobiles » absurdes des prétendus assassins : a-t-on trouvé un seul tract appelant au meurtre, une seule arme à feu chez les manifestants ? Enfin, une mise en perspective politique.

HABITER LA TERRE AUTREMENT ! politiques et révolutions éco-sociales (terrestres) aujourd’hui

La précipitation de la crise climatique, son changement de régime, l’extinction accélérée des espèces, les pandémies…, tous ces bouleversements traduisent l’irruption des êtres de la Terre. Cette situation de catastrophes écologiques change la donne politique sur la planète.
La civilisation globalisée de l’exploitation systématique des ressources naturelles et de la mise au travail de tous les êtres terrestres, quels qu’ils soient, apparaît totalement invivable : la condition de l’homme moderne s’effondre.
Dans cette situation sans précédent(Anthropocène), Sophie Gosselin et David gé Bartoli sont allés à travers le monde à la découverte de nouveaux chemins empruntés aujourd’hui par la(le) politique. De leur vaste enquête résulte un livre de voyages, de recherches et d’études passionnant et important : La Condition Terrestre.  

Celui-ci nous donne rendez-vous avec :
- les Assemblées des usages et l’école des Tritons sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, 
- le Syndicat de la montagne limousine, 
- les Caracoles zapatistes et les universités de la Terre au Chiapas mexicain, 
- les reprises de savoirs scientifiques, vernaculaires, coutumiers, populaires qui se multiplient un peu partout dans le monde, 
- les reprises de gestes pour soigner le quotidien, la maisonnée, les communautés d’habitant·e·s, 
- la création de tribunaux populaires multispécifiques (les parties en sont des fleuves, des montagnes ou des animaux, aussi bien que des humains) 
- la mise en place de conseils de bassins versants pour nourrir les puissances d’émancipation et qui personnifient des mondes.
Il s’agit de la reconnaissance de droits et de coutumes portés notamment par les luttes des mouvements indigènes  amérindiens, maoris, kanaks...en lien avec le respect de la vie terrestre : ceux de la Terre-Pachamama,inscrits aujourd’hui dans les institutions Boliviennes, ceux du fleuve Elwhàa aux Etats unis, ainsi que la personnification de la rivière Whanganui dans celles de la Nouvelle-Zélande... Il s’agit aussi du « Nous sommes la Terre qui se défend », proclamé et mis en pratique par les zadistes... 
Toutes ces expériences et luttes politiques esquissent les contours de peuples et des institutions terrestres qui en accompagnent l’émergence.
Plutôt que de se projeter dans un futur utopique idéalisé, ces initiatives réactivent et réinventent des coutumes perdues, abandonnées, oubliées ou méprisées. Ce faisant, elles contribuent à soigner les relations abîmées par des siècles d’extractivisme, de colonialisme et de patriarcat, à faire surgir des révolutions terrestres qui tiennent compte des temps passés, présents et à venir.

Sophie Gosselin, agrégée et docteure en philosophie, et David gé Bartoli, philosophe et écrivain, ont co-écrit Le Toucher du monde, techniques du natàurer (éditions Dehors, 2019). Ils sont membres fondateurs de la revue en ligne Terrestres.org, Revue des livres, des idées et des écologies, et de l’Université Populaire pour la Terre (Tours)

Cette soirée sera suivie, sur la montagne limousine, le :

– Samedi 11 mars, de 10h-16h, à l’Espace PTT, Tarnac,
d’une lecture par arpentage du livre de David gé-Bartoli et Sophie Gosselin « La Condition terrestre » (Seuil, 2022, https://www.seuil.com/ouvrage/la-condition-terrestre-sophie-gosselin/9782021439335)
Arpentage accompagné par Sonia et Violaine
Sur réservation au 06 24 81 88 86 ou bekipouka@ilico.org
Prix libre
Apportez un plat à partager (possibilité de réchauffer vos plats sur place).

– Samedi 11 mars, à 17h, au Magasin Général Tarnac
Présentation par David gé-Bartoli et Sophie Gosselin de leur livre « La Condition terrestre », suivie d’échanges pour imaginer ensemble des gouvernances partagées avec les autres qu’humains à l’échelle de la montagne limousine.
Gratuit.

– Dimanche 12 mars, 10h, MGT, Tarnac
Échanges informels avec Ali, David et Sophie autour de Reprise de savoirs, exemples de chantiers 2022 et projets 2023 : https://www.reprisesdesavoirs.org/

Habiter la terre autrement Politiques et révolutions éco-sociales (terrestres) aujourd’hui

Avant d’introduire la soirée-débat avec Sophie Gosselin et David Gé Bartoli, Francis Juchereau rend un hommage particulier et poignant à Christophe Soulié, figure amicale, conviviale et militante, participant actif et de longue date à la vie du Cercle, disparu brutalement quelques jours auparavant.

Au sous-titre que nous avons donné à cette soirée, « Politiques et révolutions éco-sociales aujourd’hui », est ajouté entre parenthèses « terrestres », mot dont il sera particulièrement question ce soir étant donné le nouveau sens et l’importance politiques qu’il a pris avec les énormes enjeux écologiques actuels qui touchent à la vie planétaire même. Ainsi, nous avons tenu à rendre plus compréhensible le sujet de notre débat en utilisant comme synonyme le terme « éco-social», pas exactement équivalent mais mieux connu. L’histoire tourne court, la question sociale n’est plus seule désormais. En politique comme en droit se pose la question terrestre (ou du terrestre). Le changement à vue d’œil du régime climatique, l’extinction accélérée des espèces, les pandémies… tous ces bouleversements traduisent l’irruption des « êtres de la Terre » et leurs manifestations aveugles. Cette situation de catastrophe(s) écologique(s) change fondamentalement la donne politique sur la planète. La civilisation globalisée néocapitaliste de l’exploitation absolue des ressources naturelles et de la mise au travail de tous les êtres terrestres, quels qu’ils soient, apparaît totalement invivable (même repeinte en vert). La condition de l’homme moderne – progressiste – s’effondre. Dans cette situation sans précédent de l’Anthropocène (capitalocène…), Sophie Gosselin et David Gé Bartoli sont allés à la découverte de nouveaux chemins possibles empruntés aujourd’hui par la politique et le politique. De leur vaste enquête résulte un livre – que j’ose appeler de voyage – de recherche et d’étude passionnant et important, La condition terrestre. Le Limousin est d’ailleurs interpellé par ce livre qui évoque le Syndicat de la Montagne limousine. Mais bien sûr pas seulement. On y parle surtout des caracoles zapatistes, des universités de la Terre au Chiapas, des assemblées et de l’Ecole des Tritons à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, etc. Ces initiatives réactivent et réinventent des coutumes perdues, abandonnées, oubliées ou méprisées. Ce faisant, elles contribuent à soigner des relations abîmées par des siècles d’extractivisme, de colonialisme et de patriarcat, elles visent à faire surgir des révolutions terrestres qui tiennent compte des temps présents, passés, à venir, ceux des vivants, géologiques… Toutes ces expériences et luttes politiques esquissent les contours de peuples et d’institutions terrestres qui en accompagnent l’émergence. Sophie, tu es agrégée et docteur en philosophie, enseignante. Quand à David tu es philosophe et écrivain. En conceptions comme en pratiques, votre engagement existentiel, intellectuel et politique est l’écologie du terrestre, c’est-à-dire celui de s’efforcer d’« habiter la Terre en commun ». Vous êtes tous deux membres fondateurs de la revue en ligne Terrestres (revue des livres, des idées et des écologies), et de l’Université Populaire pour la Terre à Tours. Sophie Gosselin Merci beaucoup pour votre invitation. En venant, nous écoutions la radio (France Culture) qui parlait des indigènes colombiens et disait que, pour la religion catholique, les morts partaient au ciel, alors que pour les indigènes les morts étaient là tout auprès, bien présents dans la terre. Ces indigènes parlaient d’un compagnon de lutte qui était mort et continuait à vivre, près d’eux, avec eux. Cela nous a touché et rappelé le chapitre qu’on a écrit sur les Zapatistes qui eux parlent aussi depuis tous ces morts. Ils disent : « La montagne nous a parlé de prendre les armes pour avoir ainsi une voix ; elle nous a parlé de garder notre passé pour avoir ainsi un lendemain. Dans la montagne vivent les morts ». En effet, les morts sont avec nous, ces morts qui ont subi toutes les violences, toutes les injustices depuis des siècles. C’est donc aussi avec et depuis tous ces morts qu’on va essayer de parler ce soir. Donc bienvenue à Christo qui est là aussi, parmi nous. D’abord, on va aussi parler « depuis là où l’on habite », c’est-à-dire à Tours et partir de toutes ces réflexions, de toutes ces rencontres qu’on a faites et qui composent notre livre. Nous sommes donc partis de différentes situations, de différents contextes de luttes dans le monde : en France, en Europe, en Nouvelle Calédonie, en Nouvelle Zélande, en Amérique du sud (Bolivie, Mexique) et aux États-Unis. En partant de ces différentes situations, l’idée était de voir, de repérer des points de bascule politiques assez récents (dans les 15-20 dernières années) qui nous ont semblé absolument significatifs. Des situations en mesure d’ouvrir un autre horizon politique pour les processus et les luttes d’émancipation, des points de bascule pour faire face aussi à la recomposition du pouvoir à l’échelle globale : ce qu’on appelle dans le livre le « géo-pouvoir ». Ce dernier est en train de prendre acte de la crise climatique, de la catastrophe écologique, en vue de transformer ses techniques de pouvoir pour continuer à exploiter, à extraire, à dominer. Face à cette recomposition des formes du pouvoir, notre idée était de faire exactement la démarche inverse, c’est-à-dire de voir où ça résiste et où ça invente quelque chose qui propose un autre horizon politique que celui d’une espèce de technocratie mondialisée qui se déclinerait dans différents États ou de manière plus locale. Partant de ces différentes situations, dans chaque chapitre on a essayé de mettre en perspective un point de bascule, une manière de repenser politique. Ces situations s’appuient sur les leviers juridiques mais aussi sur les conceptions anthropologiques qui sous-tendent les questions politiques. Le but de notre recherche était de capter l’apparition d’« un nouvel horizon politique » à la convergence de ces différents processus, celui de la « condition terrestre ». C’est-à-dire, faire apparaître une politique, non pas depuis la seule condition humaine, mais dans un horizon élargi qui tienne compte des liens entre les êtres humains et les autres êtres (les autres qu’humains). David Gé Bartoli Une des ouvertures majeures de l’ouvrage a été de se dire : jusqu’alors l’espace du politique est gouverné par des hommes sur a place publique à l’intérieur de la cité, dans l’espace politique traditionnel. Ainsi, lorsqu’il fallait s’émanciper de la condition ouvrière, ça se passait sur les lieux de production ou/et dans les lieux de représentation du pouvoir. Mais dernièrement, une autre manière de faire politique a surgi de façon assez pérenne – elle se poursuit dans le temps. Cela s’est déroulé à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes où il ne s’agissait pas simplement d’une manière de décider d’un paysage politique, avec de nouvelles idées. C’était de se dire : en occupant un (vaste) lieu il va se passer autre chose que lors des occupations habituelles d’usines ou de fac par lesquelles on montre notre refus de se soumettre à une domination, à un pouvoir. L’occupation sort alors de l’espace politique traditionnel pour devenir un lieu d’habitation. Et là, il y a quelque chose qui chemine dans la manière de repenser le politique. C’est qu’au fond le politique ne se fait pas sur une décision de conscience, sur un contrat (ce qu’on peut faire ensemble), mais c’est le lieu, à force de l’habiter, qui va nous soumettre de nouvelles manières d’interpréter notre espace de vie. Les dominations que nous subissons enclenchent ce qu’on pourrait appeler une « nouvelle politique des corps ». Quand on disait tout à l’heure que les morts sont liés à la terre, cela signifiait aussi que l’on aimerait bien que la manière de penser l’espace politique s’effectue depuis les corps. A force d’occuper un lieu, les corps commencent à prendre en considération d’autres corps. D’abord des corps humains, mais pas que. À la ZAD, il n’y avait pas qu’une seule dominante idéologique ou politique, il y en avait plein. Il y avait plein de possibilités de se dire « on veut s’extraire de l’État et du capital », on veut s’extraire de ces conditions-là et on se refuse d’être simplement soumis à la condition citoyenne. Parce que là, au fond, c’est «l’homme» politique qui distribue les places : vous êtes citoyen, je suis représentant ! Et celui qui soumet toujours l’espace politique et l’espace public, c’est celui qui en dernier recours a la parole. C’est ce qui a fait pendant des siècles l’invisibilisé de la condition des femmes, des conditions de race, de genre et de ce qui a été mis cette fois en scène à la ZAD de Notre-Dame des Landes, les non-humains : l’eau que l’on boit, les forêts qui nous apportent l’air et des conditions d’existence vivables (ombre, hygrométrie…) etc.. Nos corps ne « tiennent » plus dans les villes d’aujourd’hui. Dans ces conditions, la manière de penser le politique s’effectue depuis l’habiter, depuis les corps. Et plus on prend le temps d’habiter, plus on habite, plus on va être affecté par des choses qui nous ont été confisquées dans les villes où on décide par en haut, depuis toujours, et avec la tête. Aujourd’hui on voit bien que c’est notre corps qui souffre, directement : d’un manque d’eau, d’un manque d’air, d’un manque d’espace, d’un manque de temps. On est tétanisé. Donc c’est à partir de lui que l’on part. Au fond, maintenant, la manière de faire la politique c’est habiter non seulement avec nos corps mais en plus avec des corps pas forcément qu’humains. C’est là l’ouverture à partir de laquelle quelque chose se passe dans le monde depuis 15-20 ans. On habite avec nos corps. C’est pour ça qu’on va parler de la coutume parce que là, c’est la question du corps qui est mise en cause. En tout cas c’est cela qu’on voulait commencer à initier avec vous : « l’habiter commun ». S.G. Si on prend la Loire : le fait de voir cet été (2022) le fleuve à sec a matérialisé quelque chose. C’est un signal qui devient tout à coup matériel. Dans quelques années, si cela continue, c’est la possibilité de boire qui va être mise en question. A un moment, il va falloir, par exemple, faire un choix entre le fait de boire et celui de refroidir les centrales nucléaires qui provoquent aussi l’évaporation. Là, on voit que ce sont des choix vitaux qui vont se jouer et qui réengagent autrement à faire politique parce qu’il va s’agir de repenser la politique et l’espace du politique à partir du « comment on va préserver les communs terrestres ». Des communs qui impliquent non pas seulement les humains mais aussi les autres formes de vie. Partir de la question de l’eau, notamment d’un fleuve, est intéressant parce qu’un fleuve n’est pas simplement un cours d’eau sur lequel va se poser une ville avec des êtres humains, c’est quelque chose qui permet à tout un ensemble de formes de vie d’exister, d’habiter ensemble. Quand on commence à déplacer l’espace du politique et à le penser depuis le milieu de vie, avec les autres formes de vie avec lesquelles on cohabite, on n’est plus, nous seuls, être humains, à décider collectivement comment on va gérer les « ressources » – constituées de tous les corps, non-humains et humains. L’État-capital, qui s’initie à l’époque moderne (depuis le 17-18è siècle#), est cette division de l’espace qui concentre d’un côté l’espace du politique dans lequel on a affaire aux opinions politiques, où on va débattre des questions idéologiques et s’impliquer sur un plan volontaire et conscient. C’est le modèle du contrat social. Quant aux corps, tous les corps, humains et non-humains, ils sont livrés à la mise au travail au sein de l’économie. Quand nous disons économie, il s’agit d’économie et capitalisme car pour nous c’est synonyme (par contre, il peut y avoir des formes de subsistances qui ne sont pas extraites et autonomisées sous la forme de l’économie). Alors, pourquoi parle-t-on d’État-capital ? Parce qu’il n’y a pas le capitalisme d’un côté, et l’État qui permettrait de contrer le capitalisme. C’est d’un même geste que les deux émergent et structurent l’espace politico-vital de la Modernité. L’État et le capital émergent en même temps et se conditionnent l’un-l’autre dans cette distribution qui correspond au final à la distribution entre d’un côté l’esprit et de l’autre le corps. D.G.B Nous disons que l’État-capital c’est une même bête, une Hydre à deux têtes. Je rappelle que dans l’histoire il y a non seulement la question de l’esclavage et celle de la soumission des corps ouvriers, mais depuis 1930 avec le « Plant Patent Act »#, on a mis le brevetage sur le vivant : d’abord avec les plantes, puis les bêtes et maintenant sur tout ce qui bouge. Tout ce qui bouge est le lieu d’une possibilité d’énergie, quel qu’il ou elle soit, donc d’une production. S.G. Du point de vue du capital, la restructuration du territoire se fait autour de la triple polarité : ressources, production et consommation. Pour nous, cette espèce de triptyque est précisément ce qui nous dépossède de notre condition d’habitant. Habiter, ce n’est pas simplement être résident quelque part, ce n’est pas seulement avoir un logement quelque part, c’est participer à tramer, à constituer, à faire vivre un milieu de vie qui est composé d’humains et d’autres qu’eux. Habiter, c’est : comment on s’inscrit dans une trame de vie qui n’est qu’en partie humaine. Alors, cela déplace la manière dont on va penser l’espace de vie qui fait communauté, qui fait commun. Dans le livre, on reprend notamment la lutte qui s’est passée sur le fleuve Elwha, au nord-ouest des États-Unis, où il y a eu le démantèlement d’un grand barrage. Ce qui nous a intéressés dans ce processus c’est que, au départ, la lutte a été plutôt portée par le peuple indigène, les Indiens Klallams qui vivaient ancestralement, notamment de la pêche du saumon, et avaient toujours vécu sur les berges du fleuve. Ces autochtones ont été dépossédés de leurs terres quand les colons sont arrivés. En les empêchant de pêcher, ces derniers les privaient de leur moyen de subsistance, détruisant par là même la possibilité d’habiter. Là dessus, un pionnier a construit un énorme barrage ; il a d’ailleurs écrit un livre, La Dernière Frontière, qui indique à quel point le barrage était une sorte d’apothéose de la fin de ce processus colonial aux USA. La construction du barrage a complètement appauvri tout l’écosystème du fleuve, vu que les poissons ne pouvaient plus remonter, cela détruisait toutes les chaînes – par exemple les liens entre les poissons qui nourrissaient la reproduction des arbres, des animaux, des ours etc. L’écosystème était en outre appauvri par la concentration des sédiments. Ainsi, les Klallams se battaient et, dans les années 1950-60, ils se sont alliés avec les mouvements écologistes. Ils ont réussi à obtenir le démantèlement du barrage. Les habitants locaux de la ville ne le voulaient pas. C’était leur économie qui était en cause : usines, alimentation électrique… Il y a donc eu là un processus populaire très consistant où pendant un an différents acteurs ont été invités à dire pourquoi ce serait nécessaire de démanteler le barrage. A la fin, les habitants on voté en ce sens. Cette expérience est particulièrement intéressante parce qu’aujourd’hui beaucoup disent, face à l’urgence de la catastrophe, qu’il va falloir faire appel à des pouvoirs forts qui vont imposer des limites drastiques et rapidement. Ce n’est pas le parti que nous prenons dans le livre. Au contraire, ce serait un danger. Parce que ce serait ne pas croire dans la possibilité qu’il y ait de véritables processus populaires, des processus de recomposition de peuples et de communautés. Si on veut quelque chose qui tienne vraiment dans le temps, qui permette de répondre à la catastrophe que l’on commence à subir ici et encore bien plus dans le monde, ce n’est pas en remettant le pouvoir à des technocrates, à des décideurs tout-puissants que cela permettra de répondre. Ce qu’il faut, c’est changer, transformer nos modes de vie et surtout reprendre la main sur les milieux dans lesquels on habite. Donc (re)mettre en œuvre des processus populaires où l’on se re-donne les moyens collectivement de ré-habiter nos milieux de vie. C’est pourquoi, dans notre livre, on n’en appelle pas à réinvestir les institutions politiques existante, ce qui à chaque fois aboutit à la même impasse. On a d’ailleurs consacré un chapitre sur la Bolivie pour ça. En Bolivie, le président Evo Moralès, avec son parti, le Mouvement pour le Socialisme (MAS), sont arrivés en 2006 au pouvoir avec un vraie politique écologique – lui même étant indigène avait une autre manière de penser le rapport à la Terre. D’ailleurs le début du mandat de Moralès a donné lieu à un processus de constituante passionnant. Beaucoup de peuples indigènes (la Bolivie est le pays où il y a le plus d’indigènes en Amérique du sud) qui avaient été complètement exclus de l’espace politique y sont entrés et ont commencé à débattre sur la manière de penser le rapport aux communs terrestres. Des conceptions radicalement différentes des rapports entre humains et autres qu’humains sont apparues à cette occasion.. Il y a eu énormément de débats. D’autres manières de penser politique ont commencé à émerger qui ont abouti à la reconnaissance de la Terre-mère, ce qui a été inscrit dans la constitution. Malgré ce processus qui a été véritablement révolutionnaire, quelques années plus tard, la politique extractiviste a repris le dessus. En fait, c’est structurel : le dispositif étatique et son lien avec le capital font qu’on a beau essayer de transformer ses institutions, ça ne marche pas. C’est dans la manière même dont ça s’est construit. Dès qu’on se situe à l’échelle de l’État, on se retrouve en concurrence avec d’autres États, donc avec l’obligation de faire des exports-imports, donc d’entrer dans toute une logique économique pour assumer une politique. Ce qui oblige petit à petit à renoncer à toutes les valeurs qui étaient portées au départ. Plutôt que de réinvestir ces institutions qui ont été construites sur la base de l’extractivisme et considèrent les milieux comme des ressources à échanger sur le marché mondialisé, on invite à inventer de nouveaux processus institutionnels qui repartent des milieux de vie. D.G.B. Avec l’exemple du fleuve Elwha (Nord-Ouest des États-Unis), une des questions posées dans les faits était que, si vous gardez, par exemple, votre statut de scientifique – écologue, hydrologue ou ingénieur du barrage -, au fond, l’autre sera toujours étranger à votre domaine. Le Klallam sera l’autochtone du coin, le saumon sera une prise de pêche ou une statistique de la vitalité de la rivière ou non. Les Klallams réclamaient les saumons comme faisant partie de leur culture matérielle et immatérielle (ce n’est pas simplement des poissons qu’on mange, c’est ceux avec lesquels on cohabite sur Terre). Et là, nous voyons apparaître des manières de se repositionner dans l’espace. Depuis le fleuve (milieu de vie), chacun a pu faire un pas de côté depuis son statut. Un ingénieur dit : si j’arrête d’être un expert, je vois que les poissons ne passent plus. Ce qui est intéressant dans ce cas, c’est qu’à un moment donné, si chacun dit, « je ne garde pas tout à fait ma place, ou le statut qu’on m’a octroyé », ça bouge sensiblement. Les Klallams, lors de leur processus de lutte, ont rencontré d’autres personnes qui savent revendiquer politiquement contre la politique capitaliste américaine. Ils vont donc à un moment donné, parce qu’ils travaillent aussi, se mettre en relation avec des luttes syndicales ouvrières. C’est le pêcheur qui va dire avec l’expert hydrologue, «  mon poisson – le saumon – c’est pour moi une manière de temps autre que celui de donner mon corps au capital » et là ils vont être tous deux d’accord. Donc, chacun va essayer de trouver une manière de ne plus rester dans sa place traditionnelle. S’ouvre alors une autre situation depuis sa condition d’habiter. Cette condition-là apporte une autre manière d’envisager les rapports de force. Jusqu’alors, l’État-capital a sans cesse créé un rapport de force frontal depuis sa propre réglette en distribuant les statuts ». Mais là, on se rend compte que, si on ne garde plus son statut de prolétaire, de Klallam, d’ingénieur, etc., et qu’on se dit, « je suis habitant de cette rivière », habitant corporel, psychique, mental, alors je peux créer des alliances qui auparavant n’étaient pas possibles. Et donc ça, c’est une manière de dire : « Au fond, si on n’était pas seulement citoyen, mais aussi habitant !». Si le saumon peuplait mes nuits, mes rêves, si ma condition me permettait d’avoir un temps favorable à autre chose que d’être producteur (de saumon), alors je laisse vivre quelque chose en moi qui n’appartient pas au « producteur-consommateur-citoyen ». Cet espace là n’est pas seulement un espace démocratique citoyen, c’est un nouvel espace qu’on appelle espace agonistique. Que veut dire « agonistique » ? Les Grecs avaient deux façons de penser le conflit et la lutte. La façon connue est la « polémique » qui vient du terme « polemos ». C’est la relation duelle conflictuelle : l’un doit absolument l’emporter sur l’autre. C’est ce qu’induit le mot « kratos », (demo)kratos. Si le peuple gagne, on s’évite de prendre l’État ou une tyrannie sur le dos, s’il perd, comme en ce moment où la souveraineté n’est plus aux peuples mais aux États et au capital, nous n’avons plus que nos yeux pour pleurer. Donc, dans cette conjonction-là, qui suppose un espace politique réglé non seulement par un rapport de force de classes mais par un rapport de guerre, il s’agit de dominer l’autre. Ce dispositif peut, et a pu conduire à commettre des massacres, voire des génocides contre les peuples premiers, les paysans, les femmes…, contre celles et ceux qui n’ont ou n’avaient pas le moyen d’être inclus dans l’espace politique. Au fond, l’État et le capital sont prêts, depuis la colonisation de l’Amérique jusqu’à aujourd’hui, à massacrer des peuples (génocide). Et l’écocide va avec, puisque pour arriver à mettre fin aux Indiens d’Amérique, il fallait en même temps bousiller leur appartenance aux forêts, aux bisons et à tous les êtres avec lesquels ils étaient en cohabitation : leur existence allait avec la subsistance. L’espace agonistique est encore un espace où on met en jeu des conflits, mais ceux-ci ne sont plus simplement duels, en confrontation. Ils sont dans l’espace du théâtre. On appelle ça le protagoniste (celui qui est sur le devant de la scène) et l’antagoniste (celui qui répond). Pour nous, le protagoniste n’est certainement pas celui qui détient la parole dans l’hôtel de la Préfecture où à l’hôtel de ville, mais c’est tout un chacun – et notamment les « sans voix ». Pour tous ceux et celles qui ne sont pas citoyens – les moins de 18 ans, les personnes sous tutelles, les femmes (il n’y a pas si longtemps), les migrants, tous les non-humains – , c’est la majeure partie d’un territoire de vie qui est en dehors de l’espace citoyen (sans compter l’accès à la parole que demande cet espace). Alors, l’espace agonistique c’est de se dire : si c’est la rivière qui devient l’enjeu du conflit, on n’aura plus une dualité entre deux parties, entre deux idéologies ; cet espace est le lien à partir duquel on peut vivre en commun. A ce moment-là, puisque c’est le fleuve qui devient le nouveau lieu commun, on peut renverser la donne et dire à ceux et celles qui sont les cohabitants du lieu de vie, que ceux et celles qui n’avaient pas la parole, qui étaient derrière en antagonistes : « vous êtes maintenant les protagonistes ! ». On peut changer les rapports, les rôles. Le conflit n’est pas simplement un conflit duel, celui d’un parti ou d’une idéologie contre un.e autre. Parce qu’il y a un tiers (ici le fleuve) qui change les rapports de statuts, les rapports d’habiter un lieu, alors on peut à tout moment, dans une situation, changer les statuts en fonction. À ce moment-là, la situation, la scène devient agonistique. Et le but n’est pas un but guerrier mais celui de dire : on déplace les rapports de force et le champ dans lesquels ils s’inscrivent. S.G. L’autre aspect de l’agonistique, c’est de dire, ce qui compte, ce n’est plus simplement les groupes et leur identités, mais c’est aussi toutes les chaînes de relations qui font que, en tant qu’habitant.es, on est pris dans plusieurs niveaux relationnels. L’espace politique doit faire apparaître les différents niveaux relationnels qui font qu’on appartient à telles ou telles communautés terrestres. C’est à dire qu’on appartient à un milieu de vie. Ceci conduit à délégitimer ceux qui ne viennent là que pour extraire. Parce que, eux, sont pris dans des chaînes relationnelles qui mettent en péril les milieux de vie. La question est : qu’est ce qui doit faire autorité dans l’espace politique ? Ouvrir un espace politique agonistique c’est, depuis le milieu, depuis les communs terrestres refaire émerger les différentes lignes de conflictualités, les rendre visibles depuis toutes les relations qui trament l’habiter, qui conditionnent l’habiter. Aujourd’hui, c’est un peu ce que l’on voit sur les batailles qui se dessinent autour de l’eau, notamment ce qui se passe autour des bassines. Cela signifie : quels liens à la Terre-mère avons nous depuis la perspective de l’eau ? Qu’est ce que ça indique, les bassines ? Ce n’est pas qu’une question technique de retenue de l’eau. Est-ce que ça peut mettre en péril l’écosystème ? En fait, c’est quoi le monde qui va avec les bassines : quel type d’agriculture, quel type de relations, quelles manières d’habiter le lieu ça indique ? Du coup, on rend visible tout un ensemble de relations qui sont incompatibles avec la possibilité même pour ce lieu, ce milieu humain et non humain, de pouvoir continuer à se renouveler. Il y a d’autres types de relations, d’autres manières d’habiter qui peuvent préserver. À partir de là, il s’agit de faire émerger d’autres sources, d’autres espaces de légitimation qui justement s’ancrent depuis les milieux. D’où cette idée de créer des institutions terrestres, c’est-à-dire de faire émerger des institutions depuis ces espaces agonistiques. En gros l’idée c’est : comment on ouvre des espaces agonistiques autour des communs, des communs terrestres. D.G.B. Pour les bassines, une question se pose : est-ce qu’on laisse l’eau à tous ? Auparavant, l’eau souterraine était commune. C’est récemment que l’État français considère que ça ne participe pas de l’eau commune (à la terre, aux vivants et aux humains). Si on la prend dans une régie publique, elle devient publique, mais si Évian ou autre l’extrait directement, c’est du pompage pour du privé. Les fonds sous-marins océaniques sont un des communs principaux qui va aussi être renié en « raison » de ses ressources. On sent bien qu’aujourd’hui les bassines ne posent pas seulement la question du type de production agricole mais pour qui cette eau se distribue ? On sait très bien qu’il faut conserver cette eau en réserve souterraine pour qu’il y ait un renouvellement d’eau pour les humains mais pas seulement ; c’est aussi un ensemble de strates non humaines qui faut prendre en compte. A l’occasion de cette lutte, des rapports de force ont aussi basculé comme celui, habituellement frontal, entre chasseurs-pêcheurs et écolos. Parce qu’il s’agit là de reposer les problèmes autrement, les pêcheurs locaux ont joué avec les écolos et d’autres participants un rôle majeur de compréhension, en signifiant qu’il y avait une autre manière d’interpréter l’espace. Et là on peut trouver de nouvelles alliances. En reprenant quelque chose de délaissé, et vendue par l’État, on trouve moyen de faire des alliances, auparavant « imperméables » parce qu’idéologisées, c’est à dire qui ne se construisent pas depuis ce qu’on appelle la condition terrestre. S.G. Ça fait pas mal d’années que nous circulons du côté du Plateau de Millevaches et on a vu émerger la Fête de la montagne limousine. Au départ, une des questions centrales était de réunir les différents habitants : il y avait plusieurs générations d’habitants, les néo-ruraux, etc., tous n’étaient pas exactement en phase. L’idée était de créer un espace de rassemblement, de convergence. Je me souviens aussi que parmi les premières thématiques il y avait la question des forêts. Le commun qui apparaissait était : comment on prend en charge les forêts et comment, nous, humains on se sent concernés par les forêts. Et à partir de là va émerger ce qui aujourd’hui s’appelle le Syndicat de la montagne limousine. Ce qui est intéressant, c’est que ce syndicat redessine le territoire. Le Plateau est divisé entre trois département alors que les gens de ce territoire travaillent quotidiennement ensemble. Il suffit qu’une association déménage pas très loin et change de département pour se trouver pris dans des enjeux politiciens et administratifs qui ne sont plus du tout les mêmes et n’ont rien à voir avec ce qui se vit au quotidien. Faire émerger ce syndicat était affirmer un territoire de vie, un territoire habité et non plus un territoire administratif géré d’en haut. Pour nous, l’emploi du terme «… la montagne limousine » était déjà très intéressant car c’est la montagne, c’est le territoire qui va faire politique. Comment, en habitant ce territoire, on va re-politiser celui-ci depuis la question de l’habiter. Ça redessine un espace politique. Il ne s’agit plus simplement d’entrer dans les institutions existantes pour essayer de les changer, mais plutôt de faire émerger ces institutions agonistiques terrestres pour créer des rapports de forces, faire valoir d’autres valeurs, d’autres manières de poser les problèmes, créer d’autres sources de légitimation. D.G.B. C’est entre autres une lutte actuelle pour les forêts, en rapport avec les grandes forêts de conifères traitées au moyen de coupes rases qui dévastent complètement les terrains. On assiste à une espèce de remplacement : la forêt n’est plus vivante, ne possède plus ses propres temporalités (ce qu’on essaie en revanche de respecter en agroforesterie, par exemple). On trouve différents niveaux de temporalité dans une forêt. Certaines peuvent avoir 300 ans parce qu’on laisse pousser ses chênes, ses hêtres, ses châtaigniers… et il y a à côté des arbustes et des prairies. On a donc un étagement de temps, d’espaces. C’est ce qui fait la vitalité d’un lieu. Mais là, d’un coup, tous les 30 ans, on rase ; on revient à zéro et ça part chez Ikea ou ailleurs. C’est le modèle dominant. La question est alors d’agir comme habitant ce milieu de vie (comme chasseur, propriétaire forestier, promeneur, écolo…) en rapports et en alliances possibles, à partir de la forêt, pour le renouvellement de ce commun, pour sa vie. Le Syndicat agit aussi par rapport aux migrants. L’État « balance » les migrants dans des CADA# « paumés au milieu de nulle part ». La question est : est-ce qu’on les accueille ou pas ? La réponse va de soi pour le Syndicat. Et là, on déborde la politique citoyenne. Dernièrement le Syndicat a initié une enquête-arpentage de terrain avec les habitants du Plateau sur le « chevelu de la Vienne ». Cette remontée à pied, en canoë pendant une semaine de la partie haute de la rivière et de son réseau de cours d’eau (le « chevelu ») a montré notamment que la rivière avait perdu ces dernières décennies une part importante de son débit (le quart environ). En plus, « on » a fait ce pari fou d‘implanter une centrale nucléaire (Civaux) abreuvée par cette seule rivière. D’où la canalisation de l’ensemble du bassin-versant pour jeter tout le stock d’eau s’il en manque pour la centrale. J’ai fait le parcours du Rhône, cette « fierté humaine », cette « force de la nation ». Tous les 20 km un barrage a été installé, soit pour la production hydroélectrique, soit pour des retenues de différentes sortes. La nation a cette « fierté » de dompter totalement un fleuve qui n’est plus qu’un fleuve de production, un canal entre Marseille et Lyon pour tout ce qui est énergétique, pétrochimique et autres. Avec le Rhône, on assiste à la production de l’État-capital à l’état pur : un canal et un ensemble de productions. L’idée c’est que sur le territoire du Plateau, aux confins des trois départements on n’en arrive pas là, mais que les communautés d’habitants deviennent des communautés terrestres. D’où le Syndicat de la Montagne. S.G. Et que le politique puisse se faire depuis l’habiter. Habiter, c’est habiter des relations, à la fois dans le temps présent mais aussi dans le temps profond. Pour nous, habiter dans l’horizon de la condition terrestre, c’est aussi s’inscrire dans une autre temporalité. C’est permettre de se penser non plus seulement à l’échelle de l’histoire humaine, mais à l’échelle de plusieurs temps : temps de la forêt, temps d’une rivière, le temps qu’elles puissent se reconstituer. Le temps de la montagne et les différents temps terrestres. D.G.B Juste avant le débat, je veux bien faire un petite aparté. Il s’avère que je suis corse d’origine. Donc le FLNC (Front de Libération Nationale Corse) on connaît ! En Nouvelle Calédonie il y a aussi le FLNKS (Front de Libération Nationale Kanak et Socialiste). Pendant les années 60-70, en Amérique du sud aussi, avec les mouvements guévaristes notamment, des fronts de libération nationale se sont constitués et ont lutté contre les souverainetés d’État et du Capital afin que les peuples recouvrent leur souveraineté propre. On s’est rendu compte que ces luttes étaient, au fond, petit à petit court-circuitées, parce que le Front de libération nationale, comme son nom l’indique, revenait à placer les forces populaires dans le giron de la nation. La plupart sont restées encastrées dans des formes de luttes sociales et politiques avec comme horizon l’État-nation. En revanche, ce qui s’est passé avec les Zapatistes est quelque chose d’un peu inouï. Leurs luttes sociales et politiques qui se déroulaient dans le maquis, dans les forêts, dans les territoires du Chiapas en périphérie du Mexique n’étaient pas focalisées par l’État. Les révolutionnaires ont simplement rencontré les gens qui habitaient déjà là, des peuples dont ils n’avaient pas connaissance. Ces peuples n’étaient pas (des) modernes et la lutte des Zapatistes se greffa sur leur mode de vie, leur culture, leurs coutumes. On n’avait plus affaire à une lutte avant-gardiste, révolutionnaire progressiste. Les habitants du Chiapas parlent de coutumes, parlent de temps long, parlent de Terre-mère. Il s’inscrivent dans un autre temps que celui de l’espace social-historique. Ça a été une rencontre capitale. Ces guérilleros marxistes de luttes d’émancipation sociale venus dans les montagnes du Chiapas ont rencontré des émancipations terrestres et coutumières. Là, dans l’espace social intra-humain circonscrit à des États, quelque chose s’est noué à des temps longs, ceux de la Terre. Dorénavant les Zapatistes parlent « depuis la Terre » : Nous, planète Terre, 1er janvier 202… Ça veut dire que, après les luttes de front de libération nationale, il faut passer à des fronts… de libération territoriale… et terrestres, avec des temps très longs. Ce qui fait qu’on n’est pas obligé de rester aligné sur les temps du Capital, qui passe son temps à le manger, et celui de l’État. On voit bien que l’État républicain aujourd’hui nous laisse aucun horizon de temps. Donc, c’est cette capacité de re-nourrir du temps long, appuyée sur une vraie autonomie – et à côté des institutions d’État – qui nous permettrait d’avoir une émancipation importante. S.G. Je voudrais juste terminer sur la citation du sous-commandant Marcos qui ouvre notre livre et qui, indique un peu l’horizon de ce livre. Pour nous, la puissance, la force du mouvement zapatiste c’est qu’il a été capable d’affirmer ne pas être prisonnier de l’État-capital mexicain et d’affirmer son propre temps, c’est à dire, un autre horizon temporel que celui de l’histoire humaine : le temps terrestre. C’est cette capacité de s’inscrire dans un autre temps qui, pour nous, explique leur force politique et leur force d’inventivité institutionnelle.

Notes :

1/ On appelle généralement Modernité la période de l’histoire humaine toujours en cours qui débute en Occident vers le 17è siècle avec l’explosion, l’essor et le mélange des sciences et techniques, du rationalisme, de l’industrialisation, du capitalisme, de l’État-nation. 2/ Le Plant Patent Act de 1930 est une loi fédérale américaine relative au droit de brevetage des plantes. Cette loi autorise le dépôt de brevet pour les « variétés de plantes distinctes » et « nouvelles », autres que celles trouvées à l’état sauvage, qui ont été « découvertes » ou « inventées » et reproduites de manière asexuée

3/ centre d’accueil pour demandeur d’asile

Le Débat

Une intervention : Vous parliez de ne pas participer au système démocratique ; votre politique est de faire quelque chose à côté. Mais au niveau local, je dirais dans un petit village, une mairie?Localement, pensez-vous que c’est la même chose ? Qu’il ne faut pas s’impliquer dans le système local dans ces conditions-là ?

S.G : Il ne s’agit pas de ne pas du tout s’impliquer. Il s’agit de dire que ce n’est pas par là que l’on va forcément transformer les choses. On peut parfois s’appuyer dessus. Nous, notre horizon stratégique serait : investissons par exemple les mairies, les collectivités locales, mais pour que celles-ci soutiennent l’émergence d’institutions qui, elles, se pensent depuis les milieux de vie. Il ne s’agit pas de complètement abandonner ce qui est là, à côté, parce qu’il faut bien partir de ce qui existe et faire aussi avec ce qui existe. Mais c’est l’idée de dire qu’à un moment, on déplace le lieu à partir duquel les choses doivent se penser. C’est pour ça que le premier chapitre du livre est sur le fleuve Whanganui en Nouvelle Zélande, où une lutte portée par les peuples maoris, dépossédés de leurs terres (qu’ils ne possédaient pas sur le mode propriétaire), durait depuis plus d’un siècle. Ils habitaient ces terres sur lesquelles s’appliquait un contrat fallacieux, contrat qui avait été intentionnellement mal traduit pour les déposséder. La Couronne britannique a pris ces terres, mais les Maoris sont des peuples combattants et sur le fleuve Whanganui ceux-ci ont réussi à obtenir la signature avec la Couronne d’un traité politique en 2017, qui a abouti à la reconnaissance du fleuve comme personne morale juridique ainsi qu’à la création d’institutions qui s’envisagent depuis ce fleuve. Ce ne sont plus simplement des institutions humaines qui gèrent les ressources naturelles du milieu. Il s’agit de penser, de porter la parole de Te Awa Tupua, cette entité collective qui est le fleuve, faite d’humains et de non-humains. Les Maoris disent : « Je suis la rivière et la rivière est moi ». Ce n’est pas, « j’habite sur la rivière » mais « la rivière est une partie de moi ». Ce qu’il s’agit de porter, c’est la relation entre Maoris/ rivière/ poissons/ arbres/ etc., donc de penser des institutions politiques depuis et au nom du Te Awa Tupua (du fleuve). Et là, rien qu’en termes de temporalité, les problématiques sont reposées tout autrement. Cela veut dire : comment prendre soin du fleuve dans les temps longs.

D.G.B : Le dispositif qui a été pensé, c’est de dire : si on inscrit le politique dans des temps longs, alors, il ne faut pas confondre les différents niveaux. Ils ont donc établi trois niveaux concentriques. Le premier niveau est celui d’une démocratie traditionnelle (par exemple, pour nous, un quinquennat). Dans ce temps court, les questions seront : sur le fleuve, est-ce qu’il va y avoir trop de passages de touristes, est-ce qu’il va y avoir l’eau nécessaire pour boire ? Dans ce premier cercle il sera question des choses quotidiennes. Des garants (habitants, personnel politique, Maoris) se situent à ce niveau-là. Au deuxième niveau, il s’agit d’imaginer dans cent ans les conséquences des actes que l’on porte aujourd’hui vis-à-vis du milieu de vie. Enfin la dernière couronne est constituée par deux représentants : d’un côté, celui de d’État, et de l’autre le représentant maori (un sage). Eux portent des temps très longs, voire mythiques. Ainsi le temps de la montagne et celui de l’eau, qui peuvent correspondre à des millions d’années. Ce recadrage fait concrètement apparaître l’idée de condition terrestre ainsi que le rapport singulier que la condition humaine entretient avec elle, sachant que les vivants-humains ont à reconsidérer leurs politiques d’intérêts dans le respect des multiples temporalités (âges) de la vie et du monde. Par exemple, des forêts pouvant vivre 300 ans, des forêts primaires 1000 ans et plus.

C’est intéressant, de dire comment ré-imaginer notre rapport au politique qui ne se soumet pas simplement à des dispositifs d’intérêts court-termistes, ni surtout à des intérêts productifs et de rentabilité.

S.G. : Sur le fleuve Whanganui, les Maoris se sont appuyés sur un droit émergent, le droit de la nature, pour faire reconnaître et donner une personnalité morale à des entités collectives qui ne sont pas qu’humaines. Le droit reconnaît déjà des entités morales comme l’entreprise, mais celle-ci est essentiellement humaine. Là, il s’agit d’une entité autre qu’humaine : le fleuve, incluant humains et non-humains. Celui-ci peut exister comme personne morale avec les institutions qui en découlent. C’est intéressant parce que ça fait émerger un autre espace politique qui se pose depuis l’habiter (ici, dans le cas de la Nouvelle-Zélande). Le dispositif du droit de la nature a aussi été utilisé dans d’autres pays, mais quand il n’y a pas un peuple derrière lui pour le porter, quand il n’y a pas des gens qui habitent un territoire, il suffit que les politiques changent pour que ce droit soit remis en cause. C’est ce qui s’est passé avec le Gange : en Inde, il y avait une jurisprudence qui reconnaissait le Gange comme personne morale pour son caractère sacré, mais cela a été mis de côté.

D.G.B : La Vienne, c’est un bras d’eau, de l’eau dans une vallée : c’est comme ça que l’État le pense. Le Whanganui, lui, c’est une entité matérielle et immatérielle qui peut avoir un caractère spirituel et psychique, avec ses fonds, avec son ciel. C’est un territoire vivant, de vie, qui est pris en charge. Ça change la façon d’interpréter l’espace, qui n’est plus géographique et administré.

Une intervention : Je voulais rebondir sur votre dernier exemple, parce que je m’intéresse beaucoup à ce qui se fait sur le « Parlement de Loire » et le « Peuple de Loire ». J’ai été surpris que vous ne le citiez pas dans vos exemples, parce que je crois savoir que vous y avez contribué et parce que c’est un exemple assez proche. Est-ce que c’est parce qu’il n’y a pas un « peuple Maori » ?

S.G. : On a participé au processus du Parlement de Loire. C’est complexe. En fait le parlement n’existe pas, c’est une hypothèse qui a été mise au travail pendant deux ans. Cette expérience a été très intéressante, elle a ouvert plein de perspectives, plein d’horizons, et ça nous a beaucoup nourris dans l’écriture du livre – il y a des problèmes qu’on a pu voir à travers les discussions. Mais pour l’instant ça a été essentiellement porté dans un espace culturel et, du coup, ce n’est pas ancré sur un plan populaire. Il n’y a pas encore de prise sur le territoire de vie. Ce qui est étrange, c’est qu’un processus de réflexion passionnant s’est amorcé, mais lorsqu’il s’est agi de passer aux actes, là, on s’est rendu compte que ce n’était peut-être pas parti du bon endroit. Plutôt que de partir de ce qu’on appelle des situations agonistiques – avec des enjeux de lutte, pour défendre véritablement quelque chose du milieu qui fait qu’on se sent appartenir à celui-ci  c’est devenu une espèce de vision culturelle un peu hors sol. Aujourd’hui le problème, c’est : comment on fait pour ré-ancrer cette initiative dans le milieu avec les gens qui habitent ce milieu ? C’est pour ça qu’on n’en a pas trop parlé, car pour l’instant la situation est un peu complexe. Avec toutes les problématiques qui surgissent autour de l’eau, on espère à Tours pouvoir commencer à remobiliser un peu toutes les réflexions qui ont été amenées dans ce cadre d’espace culturel, pour qu’elles soient véritablement un peu en prise avec des enjeux de vie, d’habiter.

On trouve, de cette manière, que le Syndicat de la Montagne limousine a plus de prise avec le territoire, qu’il émerge de toute une histoire, de luttes, etc.

D.G.B : Les situations agonistiques ne manquent pourtant pas. A la centrale de Saint-Laurent des Eaux, près de Blois, dont je suis originaire, il y a eu une situation très particulière avec les deux accidents les plus graves en France dans une centrale nucléaire, survenus en 1969 et 1980. Ceux-ci ont été cachés. À une centaine de kilomètres en aval, près de Tours, il y a aussi Chinon et sa centrale.

La Mission Val de Loire de l’UNESCO a pour objet la protection du site de la Loire, sauf que ces deux centrales font a priori obstacle à cette protection. Il a été convenu que malgré tout, entre ces deux verrues, il y aurait néanmoins protection. Mission Val de Loire est aussi dans le Parlement de Loire. Il y a donc là une réflexion particulière et un travail sur culture et patrimoine dans le secteur. Si on s’attachait plus en profondeur à des zones émancipatrices, il faudrait poser le problème du patrimoine en tant que support du patriarcat depuis quelques millénaires, ce dont le droit est aussi porteur. Pour nous la question de l’usage du droit n’est pas une finalité, s’il n’y a pas une souveraineté populaire que vient accompagner cet usage. Un norme nouvelle peut être une catastrophe. C’est ce qui commence à arriver. Certains font usage, notamment en Afrique, d’un éco-colonialisme, c’est-à-dire que sous prétexte de protéger des lieux, on confisque à une population son territoire de vie en disant : on va sauvegarder telle ou telle chose. Donc cette norme qui supplante le peuple peut être aussi un catastrophe. C’est plein de questions qui se posent. On suit le Parlement de Loire, mais c’est vrai que son développement est plutôt lié à l’émergence de forces populaires.

Une intervention : Bruno Latour disait à propos du Parlement de la Loire : « Mais il est où, le peuple ? ». Je suis né à Chargé, un petit village d’Indre et Loire. Dans ce que vous avez dit, ce que j’entends c’est qu’il s’agit de mener d’abord une révolution culturelle, au sens de : Qu’est-ce qui nous met au monde, et qu’est-ce qui nous fait comprendre le monde ? Ce qui est en jeu dans le Parlement de la Loire, c’est : comment on fait notre révolution culturelle pour renverser les choses, pour nous décoloniser, dé-réifier. Le sujet n’est pas tout seul, avec son corps et les autres corps. Mais maintenant, comment on augmente ?

Pour vous, qui êtes profs, comment est-ce possible d’y aller (au Parlement de Loire), hormis la magie du lieu ? Et il y a cette question de la désindustrialisation. Pour revenir à la première remarque, dans mon boulot (projets en ruralité, développement local, autonomie…) ce qu’on a appelé le municipalisme m’interpelle beaucoup. Cette capacité à faire d’un local + un local + un local… le monde. Et non pas le processus inverse. Là-dessus, comment arrive-t-on à se rééduquer ? Est-ce que vous avez des exemples dans vos voyages ? Comment évite-t-on l’aspect esthétisant de ces affaires ?

S.G. : Énorme question ! Je répondrai peut-être avec deux choses sur lesquelles on réfléchit. C’est, d’abord, de faire émerger, de participer à l’émergence de ces scènes agosnistiques. Ce qui nous a intéressés sur la ZAD, c’est l’idée d’assemblée des usages. À ce niveau, on n’est plus en train de gérer un territoire, on est dans la situation de voir comment des usages peuvent cohabiter. C’est-à-dire comment différents types de relations, différentes chaînes relationnelles peuvent s’imbriquer, s’enchevêtrer sur un territoire partagé. C’est ça, l’idée d’une agonistique. À Tours, cela peut se traduire par l’ouverture de scènes agonistiques sur les questions de l’eau. Mais on pourrait en ouvrir un peu partout. Sur la question des communs terrestres qui sont en danger, comment ouvre-t-on une scène agonistique ? Ça part des personnes qui habitent le lieu et qui en font différents usages. On permet la confrontation depuis l’habiter en essayant de vraiment tenir compte des différents usages. Par exemple, il va y avoir une journée de l’eau à Tours le 18 mars. L’idée est d’organiser un débat entre les pêcheurs, différents usagers de l’eau, dont un agriculteur irrigant. Et pourquoi pas inviter quelqu’un qui travaille à la centrale nucléaire ? Pour l’instant cette invitation a toujours été déclinée. Ce seraient vraiment des scènes agonistiques où l’on mettrait en confrontation les différents usages depuis le milieu. Ça, c’est un aspect. Et puis il y a un enjeu hyper-important, c’est celui de la subjectivation, c’est-à-dire des questions plus tournées vers l’éducation : celles de la vie, de notre rapport au monde. Là on voit bien que les politiques éducatives menées par Blanquer et par les différents gouvernements partent d’une idée très claire sur le type de sujet qu’ils veulent produire à travers une école néolibérale. Ils veulent produire des sujets productifs, des sujets pour le capital. Il savent exactement à quel type de subjectivation doit œuvrer l’éducation. Alors, la question c’est : comment, nous, on crée des lieux, des espaces, comment on fait émerger des écoles qui réinvestissent les savoirs et permettent de mettre en œuvre des processus de subjectivation terrestre. C’est une question sur laquelle on a commencé à travailler. Je fais partie d’un réseau, d’un collectif qui s’appelle « Reprises de Savoirs » et qui s’inscrit dans la continuité de la revue Terrestres. Autour de cette revue plusieurs dynamiques se sont engagées, dont « Reprises de terres ».

D.G.B. : « Reprises de Terres », c’est essayer de repenser collectivement les terres sur l’ensemble de la scène nationale, sachant que l’État ne veut surtout pas repenser le remembrement et une politique de la terre. On sait que la plupart des paysans vont lâcher leur exploitation (départs massifs à la retraite) et qu’on risque de récolter des politiques d’industrie agronomique, voire agro-énergétiques. Il nous faut un contre-feu important.

S.G. : « Reprises de terres », c’est d’abord un processus d’enquête qui a amené à une rencontre sur la ZAD de Notre-Dame des Landes, il y a deux ans, pour essayer de permettre à différents acteurs des reprises de terres de les envisager dans différentes perspectives : en ville, dans le milieu agricole, mais aussi de penser des déprises de terres (bitumées, cimentées, stérilisées, polluées…)

Dans la continuité de ça, on est plusieurs dans le milieu de l’enseignement-recherche a avoir amorcé un autre processus, face à une perte de sens radical dans les dispositifs de l’enseignement universitaire et secondaire. Et face même à la perte de ce que veut dire enseigner. Il y a une contradiction de plus en plus aiguë entre ce pourquoi on enseigne, ce qu’on a envie d’enseigner, et ce à quoi cela contribue réellement. D’ailleurs, au moment où on a lancé « Reprises de savoir », des étudiants, notamment à AgroParisTech, ont commencé la désertion (« bifurcation »). L’idée était dans l’air. On a donc lancé ce processus collectif de « Reprises de savoirs » avec un appel à créer des chantiers à l’adresse de différents groupes dans différents lieux en France, et même au-delà. Il s’agit de mettre l’école en chantiers depuis des territoires de vie, depuis des problématiques portées par les collectifs. L’année dernière en 2022 les chantiers se sont déroulés en juin et novembre. Ils duraient de quelques jours à deux ou trois semaines, en fonction des chantiers et des lieux.

D.G.B. : Il y en a eu plus d’une vingtaine. L’idée était de créer un réseau alternatif où on prendrait, depuis les lieux de vie, le relais d’une école républicaine soumise au capital. Ce seront les lieux de vie qui vont poser les questions à résoudre. À chaque chantier, une vingtaine ou une trentaine de personnes questionnent et se questionnent en fonction du territoire de vie.

S.G. : Il s’agit de créer un réseau de ces chantiers et de permettre que chacun, là où il est, puisse en ouvrir un. Nous avons participé à deux chantiers. D’abord sur l’École des tritons à la ZAD de Notre-Dame des Landes, une école qui avait du mal à émerger. Ce chantier « pluriversité-reprises de savoirs » a permis d’initier l’École des tritons. De la réflexion pendant une semaine sur les pratiques naturalistes et comment les repenser, a émergé un collectif qui s’appelle « Naturalistes des terres ». Un chantier fait donc aussi émerger des choses sur les territoires. Nous avons aussi été sur un moulin à côté de Dijon. C’était une toute autre problématique. Il s’agissait ici de repenser l’autonomie énergétique et en même temps comment cette recherche peut entrer en contradiction avec la continuité écologique : si on repense le moulin depuis le cours d’eau, qu’est-ce que cela implique ?

D.G.B. : Ce moulin se constitue en lieu alternatif commun. Les gens viennent librement pêcher, nager, toute une communauté vit autour. C’est aussi un lieu alternatif de musique. La question posée est de réinscrire la parcelle du moulin dans un territoire avec un amont et un aval, c’est-à-dire dans un milieu de vie plus large qu’un simple lieu de repli communautaire et entre humains.

S.G. : Ce qui est intéressant, c’est que ça a permis de faire lien avec d’autres personnes qui ont aussi repris un moulin. Donc ça trame, ça permet de tisser plein de choses.

L’appel à chantier qui va être lancé pour l’été 2023 prévoit d’autres lieux. Justement, un prochain chantier est en prévision sur l’autonomie alimentaire à Tarnac.

Pour moi, dans une prochaine étape, ces chantiers devraient ouvrir un horizon pour créer des écoles terrestres, véritablement. De la même manière qu’on a pu penser des institutions alternatives, on fait aussi émerger des écoles ‒ terrestres  qui permettent de travailler des territoires et de faire émerger des processus nouveaux de subjectivation. C’est un gros chantier.

Une intervention : Qu’est ce que vous pensez des occupations en ville ? Vous parlez de la ZAD comme étant une occupation rurale, un squat. Du coup, est-ce qu’on peut « habiter terrestre » en ville ?

S.G. : Je te répondrai en donnant un exemple. Il y a quelques années, à Tours, on a participé au rachat collectif d’un bar. C’était un bar qui avait vraiment nourri la vie de son quartier.

D.G.B : C’est un bar punk, haut lieu des années 1970, qui correspond à un territoire en bord de Loire où se créent des « zones non conformes » depuis les années 1920. L’idée était de retrouver ça au moment où Sarkozy et Cie imposaient un État sécuritaire, c’est-à-dire d’ouvrir un peu les zones en ville. La caractéristique aussi de ce lieu c’est qu’il est exactement au bord de la Loire, et lors du Covid ça a été essentiel. Comme les bars étaient fermés, ils ont dressé un bar sur le coteau qui plonge dans la Loire. Ils ont délocalisé le bar pour en faire un lieu de vie en extérieur. Pendant le Covid, cette zone a été bizarrement tolérée. Une zone intermédiaire un peu ambiguë a été instaurée. Aujourd’hui c’est peut être dans ces bordures, dans ces lisières un peu informelles où le quadrillage de l’urbanisme peut s’écarter que des choses peuvent se faire, et se font.

S.G. : Avec l’acquisition de ce bar, l’idée était de travailler avec des permaculteurs qui y vendaient leurs paniers d’AMAP1, donc de retrouver ou de créer des liens.

Nous sommes aussi impliqués dans l’Université Populaire de la Terre à Tours où il va y avoir une tentative d’expérimentation de Sécurité Sociale pour l’Alimentation (SSA) sur un quartier. À travers la question de l’alimentation, on retrouve toute la chaîne qui va de la terre, en dehors de la ville, jusque dans les quartiers populaires en plein centre-ville. Là, on a réuni autour de cette question de l’alimentation ceux qui d’habitude sont séparés par le système de production : ceux qui produisent et ceux qui consomment. Des processus institutionnels comme la SSA sont pour nous complètement terrestres.

D.G.B : Dans nos luttes, les militant.es sont souvent « blanc.hes » et « cultivé.es », mais grâce à la SSA qui s’effectue dans un centre social d’un quartier HLM au centre de Tours, c’est différent. Nous considérons ce centre social comme « territorialisant », c’est-à-dire un lieu où l’on peut inventer. D’autant qu’ici la mairie prend position favorablement à ce genre d’initiative où interviennent des permaculteurs, la monnaie locale, etc. À cet endroit, 16 associations de différentes natures, dont certaines d’éducation populaire, se sont inscrites dans ce réseau qui comprend des fermes situées à une quinzaine de kilomètres. La Loire n’est pas loin, ainsi que de nombreux étudiants dont la pauvreté matérielle s’accroît rapidement. Quelque chose peut émerger dans ces zones et trouer le caractère trop fermé de nos villes métropolitaines.

À Limoges, est-ce que vous voyez des zones, comme ça, de réouverture ?

Une intervention : On peut témoigner à quelques un.es qu’on a failli basculer dans quelque chose d’assez extraordinaire à l’occasion d’une friche militaire de l’État : la caserne Marceau, quatre hectares au centre de Limoges, avec un encéphalogramme plat au niveau des élus, et un quartier populaire mixte. On s’est dit avec un certain nombre de personnes que c’était une belle occasion de réfléchir et de faire des trouées ou des trames dans la ville, mais aussi avec des territoires de la campagne : de récréer du lien, tout simplement. On s’est proposé d’inviter ceux, celles qui voulaient venir, à réfléchir à une autre manière, à repenser l’urbanisme en évitant de retomber dans ces questions d’aménagement, d’allotissement, de fourniture de mètres carrés. A la première réunion on était à peu près 120, mais lorsqu’on a expliqué une certaine manière de penser et de faire projet, à la seconde réunion on était moins nombreux. Et on a fini en petit nombre. Finalement, on se prend dans la tronche à la fois la vision des élus locaux et une peur terrible des citoyens qui sont dans des associations culturelles revendiquant une forme d’émancipation, mais terrorisés par le chantage à la subvention d’une mairie qui nous trouve trop sécants. Marginaux. On affaire à cette soumission et à cette courtisanerie insupportables. La mairie n’a même pas daigné répondre au boulot documenté que nous avons effectué. En même temps, elle lance un ersatz de consultation nommé pompeusement « démocratie participative ».

Autre intervention, sur le même sujet : Dans cette caserne vide (construite en 1880), le premier réflexe du maire a été d’y implanter la police municipale. À partir de là on comprend la qualité du raisonnement qui a été celui de la mise en cause de l’espace. La Ville souhaite occuper l’autre corps de bâtiment avec un « tiers lieu collaboratif ». On est dans une économie sociale et solidaire détournée, récupérée. Cela ne devrait pas aller très loin, parce que les travaux de cette opération de « commerce social » ne commenceront pas avant quelques années, étant donné qu’il n’y a pas de demande.

S.G. : On se pose tou.tes cette question-là : Comment créer des étincelles pour faire émerger des processus populaires là où l’on est ? On essaye de réfléchir en parlant de scène agonistique. Pour ça, les chantiers de Reprises de savoirs sont hyper-bien, ça permet en fait de créer des liens. On invite autour d’une question plein d’acteurs, et ça amorce des processus que souvent on n’avait pas prévus. Ce qui est intéressant, c’est qu’on ne sait pas exactement ce qu’on attend et on se dit : on va se mettre en chantier collectivement pour remettre en question les modes de transmission et de partage. Du coup, on va nouer des liens avec des personnes avec lesquelles on n’est pas habitué à travailler. C’est ce qui s’est passé à Dijon dans le quartier des Lentillères, une ancienne terre maraîchère occupée par des habitants de Dijon qui ont eu l’idée de faire une mare à grenouilles. Comme la grenouille est une espèce protégée, c’est une autre manière de protéger cette terre si des grenouilles arrivent avec la mare. Cela a amené à chercher des spécialistes des grenouilles, des gens qui connaissent les questions de circulation des eaux. Il fallait que cette mare « prenne » avec l’installation de plantes. Cela a initié un ensemble de liens de collaboration inattendus. Cela peut être aussi ça, un chantier de reprise de savoirs.

Une intervention : Sur Limoges il y a eu, a deux pas d’ici au bas de l’avenue de la Révolution, pendant deux ans une expérience de squat sur une friche industrielle (Enedis). Ce vaste lieu a été ouvert par des personnes qui souhaitaient vivre là, auxquelles se sont jointes des personnes migrantes chassées d’un autre squat. Cela a été un lieu dans lequel pendant deux ans il y a eu des activités culturelles, de jardinage, des rencontres, de la cuisine collective etc. Il y a eu de la création. Cela n’a pas tenu, les capitalistes ont repris de force les lieux, mais ça a été quand même un moment important d’échanges et de volonté de créer autre chose.

Une intervention : Je voudrais rebondir à propos de la police municipale qui est arrivée à la caserne Marceau. Ce qui est intéressant, c’est de faire avec les habitants des lieux. Cette caserne a servi de lieu éphémère d’accueil du festival des Francophonies, et la police était là malgré tout. Ce qui se passait pendant quelques soirs, pendant quelques jours était dans le champ culturel, mais ce qui serait intéressant, c’est de voir comment on pourrait (encore) fabriquer quelque chose en laissant la police là.

S.G. : Cela me fait penser à un émission, « Les pieds sur terre » sur France Culture, que j’ai entendue récemment. Ça se passait dans les quartiers nord de Marseille, avec l’histoire d’un militant syndicaliste du quartier qui avait monté un syndicat dans un Mac Do qui avait fermé. Pendant le Covid, les employés ont occupé le Mac Do et ont initié au niveau des quartiers nord un processus absolument incroyable, à tel point que des policiers venaient y faire la bouffe pour les habitants du quartier pendant le confinement. Cela a complètement renversé les choses. Le maire local a préempté le lieu qui devenait un « commun » (sic) !

Une intervention : À Marceau, pour le moment, c’est la police qui squatte le lieu. J’habite dans le quartier, je suis allé aux réunions. Il y a eu des ateliers à un moment. On savait qu’une opération immobilière était envisagée, mais il ne s’agissait pas de faire des jardins ouverts, des espaces à partager en commun, des communs à gérer. On en est au troisième projet depuis trois ou quatre ans. En fait, il n’y a pas de projet. Les gens du quartier disent : C’est un peu à nous ce lieu, mais où c’est qu’on va ?

1Une Association pour le Maintien de l’Agriculture Paysanne (AMAP) est un partenariat entre un groupe de consommateurs et une ferme, basé sur un système de distribution de « paniers » composés des produits de la ferme.