Brèves d’info

Brèves d’info

CRS 8 Deux cents Rambos en treillis noirs, chouchous du ministre de l’Intérieur, pour aller partout où il y aurait du grabuge. Cela relève d’une telle priorité qu’un arrêté du 9 décembre 2023 a crée quatre autres CRS similaires. Une centaine de camions seront nécessaires pour les convoyer (50 000 € / l’un) et huit 4×4 équipés pour la guérilla urbaine, qu’animent ces « urgentistes » de l’ordre public. Les matraqueurs seront harnachés d’un lourd matériel tout neuf et hors de prix (bonjour la scoliose !). Or, les casques NG ont une ergonomie intérieure qui provoque des inflammations et/ou des douleurs au crâne. Les masques à gaz ne sont pas compatibles avec ces casques. Les lunettes de protection n’assurent pas l’étanchéité aux effets des gaz lacrymogènes. Les 4×4 sont jugés de piètre qualité. Les estafettes Ducato ont des problèmes mécaniques et électriques, de plus elles ne possèdent même pas de GPS ! Dépassé, car chaque CRSS a son ssmartphone !

Plus c’est loin, plus c’est des sauvages ! Kiev est à 2 032 km de Paris, Tripoli à 1 977, Gaza à 3 211 km. L’argument du mort/kilomètre semble « civilisationnel ».

Vladimir Poutine voulait finlandiser l’Ukraine, il a réussi à otaniser la Finlande et la Suède.

Tout l’argent dépensé pour envoyer des armes afin que les Ukrainiens et Russes, les Israéliens et Palestiniens… se tuent mutuellement, ne serait-il pas plus utile pour aider à lutter contre la pauvreté ?

Incapables : L’armée française n’aurait pas la capacité de faire la guerre, c’est une « armée bonsaï », miniature et torturée. Ses possibilités se limitent à des échantillons technologiques, sans disposer de masses d’hommes ni de quantités de matériels. Elle manque de missiles sol-sol et sol-air, de drones, de transports, de distributeurs de rations… La dissuasion nucléaire l’isole en Europe (qui s’est placée sous parapluie US).

Le général Didier Castres, qui pantoufle dans un cabinet de conseil, entend s’extraire du contexte d’affolement et d’incertitudes permanentes. Il répète en boucle que la guerre est plausible, qu’il faut en finir avec l’angélisme et penser l’impensable. Pour lui, l’armée française a le goût des corps expéditionnaires, une capacité de vivre à la dure (rusticité), elle maîtrise sa force et serait agile pour se reconfigurer…

Construire la paix et abolir l’armée, inconcevable pour ce profiteur de guerre hors-sol !

PANG ! La politique serait l’art de faire des choix pour le bien commun. Le 7 avril 2024, Macron a lancé le chantier de la construction du porte-avions nouvelle génération (PANG). Un monstre à propulsion nucléaire de 75 000 tonnes, avec un équipage de 6 000 militaires. Cette machine mortelle n’est évaluée qu’à 10 milliards d’euros. Pour financer les grands chantiers inutiles, il faut raboter les petites activités vitales. Le Monde du 2 octobre 2024 indique que l’État va sucrer 50 millions sur le budget des agences postales en milieu rural. Parmi 17 000 lieux offrant des services postaux, 7 000 vont disparaître : vive le PANG !

À propos d’armements, selon le SIPRI, chaque mois 500 000 obus explosent sur l’Ukraine ou la Russie Macron avait raison, les minimas sociaux coûtent un pognon de dingue.

Albertine Louvrier

Palestine

Introduction à la conférence « Israël / Palestine, quels possibles ? »

avec Sonia FAYMAN et Béatrice ORES

de l’Union juive française pour la paix (UJFP),

le 26 janvier 2024.

Une situation au Proche-Orient inédite : Gaza, minuscule territoire de 300 km2, asphyxié, enfermé, sous le blocus inhumain d’Israël depuis 16 ans. Israël, État colonial surarmé, disposant d’une technologie militaire et sécuritaire très avancée. Le 7 octobre 2023, des combattants du Hamas parviennent à s’introduire en Israël, au nez et à la barbe du dispositif sécuritaire israélien, faisant de nombreuses victimes et des otages.

Dans Haaretz, Amira Hass, journaliste israélienne, a écrit : « En quelques jours, les Israélien-es ont vécu ce que les Palestinien-nes vivent depuis des années… »

Et depuis le 7 octobre, Gaza est bombardé sans relâche par l’armée israélienne sous les yeux du monde entier. Plus de 25 000 personnes tuées, dont de très nombreux enfants. C’est un carnage qui se déroule en toute impunité malgré les protestations des citoyen-nes du monde entier, des ONG et de l’ONU. Les pays du Sud, sous l’égide de l’Afrique du Sud, viennent de déposer plainte pour un possible génocide auprès de la Cour internationale de justice (CIJ). À situation inédite, des possibles et des perspectives inédites ? Avant de laisser la parole à Béatrice Orès et à Sonia Fayman, coordinatrices avec Michèle Sibony du livre Antisionisme, une histoire juive, j’aimerais faire part de deux énements qui se sont produits dans la région à quelques années d’intervalle :

Oradour-sur-Glane, commune située non loin de Limoges, est un haut lieu de la mémoire car le 10 juin 1942, 642 habitant-tes ont été massacré-es par une colonne nazie de la Wafen SS. Des photos prises lors de la commémoration des massacres ont montré la présence du drapeau israélien bien que cet énement ne présente aucun rapport avec l’État d’Israël, qui a été créé en 1948.

Le deuxième énement est la venue de Yakov Rabkin, historien canadien, spécialiste de l’histoire juive contemporaine et auteur du livre Au nom de la Torah, une histoire de l’opposition juive au sionisme. La perspective de sa conférence a mis les représentants de la communauté juive en émoi et ils ont aussitôt averti que la tenue d’une telle conférence pourrait engendrer une « guerre civile ».

Ces deux énements, bien qu’étant différents à première vue, relèvent tous deux d’une même appropriation des symboles et des victimes par le mouvement sioniste, qui vise à faire taire toute critique d’Israël et à fortiori la remise en question de l’existence de l’État sioniste.

Isabelle Jauberteau

L’introduction de J-L V., de Limousin-Palestine :

Ce qui se passe à Gaza est au-delà de l’imaginable et nous ne pouvions rester sans rien dire. Ce n’est pas possible de laisser faire.

C’est pourquoi Limousin-Palestine, l’Union juive française pour la paix (UJFP) et le cercle Antonio Gramsci ont décidé d’organiser cette soirée en espérant avec humilité qu’elle aura un petit effet sur le monopole de l’information, ou plutôt de la désinformation. Déjà le 4 mai 2019, nous avions invité Dominique Vidal pour une conférence-débat intitulée « Antisionisme, antisémitisme : les enjeux d’un amalgame ».

Contrairement à ce que le gouvernement israélien, avec la complicité de la plupart des médias et du gouvernement français, voudrait nous faire croire, le conflit israélo-palestinien n’a pas débuté le 7 octobre 2023. Il vient de bien plus loin que ça. Des persécutions de juifs au long des siècles, en passant par le vol des terres palestiniennes, on arrive au génocide d’aujourd’hui. Comme l’a écrit le poète palestinien Mourid al-Barghouti : si l’on veut déposséder un peuple, la façon la plus simple de le faire est de raconter son histoire en commençant par le « deuxièmement ». Commencez l’histoire par les flèches des Amérindiens et non par l’arrivée des Britanniques, et vous aurez une histoire totalement différente.

En oubliant l’histoire et en projetant sur ce conflit le paradigme de la guerre contre le terrorisme, on en arrive à une solidarité inconditionnelle immédiate avec Israël, en inversant les rôles de la victime et de l’agresseur sioniste. Car c’est bien de sionisme qu’il s’agit : un mouvement colonial de peuplement, qui se développe depuis de nombreuses années au détriment des Palestiniens et avec les moyens d’un gouvernement d’extrême droite ultra-libérale allié de l’Europe et des États-Unis.

Les enjeux économiques, stratégiques, politiques sont énormes. C’est pourquoi les soutiens de l’État sioniste d’Israël n’hésitent pas à tenter, par tous les moyens, de décrédibiliser les anti-sionistes en les assimilant à des antisémites.

Le livre qui nous est présenté ce soir, par deux membres de l’UJFP, recueille les voix de ceux qui, pour différentes raisons, dans le monde juif ou non, se sont élevés contre cet amalgame et contre cette doctrine mortifère, refusant d’être complices de l’annihilation d’un peuple.

LE DÉBAT

1ier-e intervenant-e :

Ma question va peut-être vous paraître naïve, mais lorsqu’il y a eu le processus d’Oslo1 avec les négociations, Il est apparu qu’il y avait une grande difficulté pour s’entendre entre négociateurs, israéliens d’une part et sionistes (mais c’était, je crois, le parti travailliste au gouvernement en Israël), et négociateurs arabes. Il y avait une défiance considérable et j’ai lu quil n’y avait pas beaucoup de compréhension de ce qu’était la vie des Palestiniens, de la part des travaillistes. Cette période-là a soulevé un grand espoir, je l’avais ressenti comme ça, et elle s’est terminée par l’assassinat d’Yitzhak Rabin2. Cet échec-là, comment l’interprétez-vous ?

Béatrice Orès :

Je crois que les Israéliens sont allés à reculons dans le processus d’Oslo. Le sionisme dans son essence, comme nous lavons répété, veut l’exclusion des Palestiniens. Donc, sauf le jour où un nouveau gouvernement israélien arrivera à se dé-sioniser pour effectivement participer à la création d’un État de tous ses citoyens, il est normal que tous les accords de paix qui sont proposés par les États-Unis ou l’Europe, par exemple, ne puissent aboutir. C’est inhérent au sionisme et à la politique sioniste actuelle. Tant que le régime ne changera pas, il ne sera pas possible d’avoir un accord de paix. À chaque fois, les Palestiniens ont fait un pas ; je pense qu’ils veulent vraiment la paix et vivre normalement, parce qu’ils sont dans la souffrance depuis 75 ans. Mais ce sont les Israéliens qui, sous des dehors « on a été très généreux », etc., ont mis en échec le processus.

2ième intervenant-e :

Je voudrais savoir s’il y a beaucoup d’accords économiques. Qu’est-ce qui nous relie à Israël économiquement (la France ou l’Europe : je ne sais pas) par des importations ou des exportations ?

Béatrice Orès :

Il y a des accords économiques et géopolitiques. J’ai évoqué tout à l’heure l’accord d’association entre Israël et l’Union européenne. Il y a des accords d’armement, des accords politiques divers sur l’intelligence artificielle, de multiples réseaux qui imbriquent l’Europe et Israël. Et puis Israël reste toujours, je pense, la tête de pont en Orient.

Et là, il y a un autre point qui est plus géopolitique qu’économique : c’est le fait quIsraël a été un des éléments moteurs de ce que les Américains appellent, depuis le 11 septembre 2001, « la lutte contre le terrorisme islamique ». Israël combat le Hamas3 main dans la main avec les Américains et l’Europe, si on peut dire. En France, je vous lai dit, il y a l’islamophobie d’État et aussi la lutte contre le terrorisme islamique. Ce soutien inconditionnel dIsraël a aussi larrière-plan géopolitique de la lutte contre le terrorisme. Avant, c’était contre le communisme. C’est la lutte commune des États qui se disent non barbares.

Sonia Fayman :

Je ne veux pas ajouter grand-chose, simplement peut-être sur les aspects économiques. J’ai évoqué tout à l’heure la campagne Boycott-Désinvestissements-Sanctions (BDS)4. Les sanctions seraient prises par les États ou par la Cour Internationale de justice. On n’en est pas encore vraiment là. Le boycott des individus porte un peu atteinte aux exportations alimentaires d’Israël, ou à des contrats passés entre des firmes internationales comme HP, AXA, etc., qui ont des liens économiques assez solides avec Israël. Le boycott de Carrefour s’est récemment redéveloppé, notamment parce que Carrefour a fourni des rations alimentaires aux soldats génocidaires qui interviennent à Gaza en ce moment.

Le désinvestissement, c’est assez important : des listes ont été proposées par l’ONU ; par exemple la liste d’une centaine de firmes internationales qui ont des coopérations avec Israël, que ce soient des banques ou des groupes alimentaires. Vous avez peut-être entendu parler de l’histoire de Ben & Jerry. C’était l’année dernière, ou cela remonte peut-être maintenant à deux ans : les patrons de cette firme ont déclaré qu’ils ne voulaient plus fabriquer et vendre des crèmes glacées en Cisjordanie occupée. Or, Unilever qui est la maison mère a contrecarré cela en prenant une autre filiale.

Il y a des luttes comme cela qui se développent dans le monde économique et Israël est un peu sur la brèche, très attentif à ce qui se fait dans ce domaine, au point que des sommes importantes ont été consacrées par Israël à un ministère ad hoc, créé pour lutter contre la campagne BDS à coups de dénigrements, de campagnes de dénonciation de personnes, enfin, un truc très sale

3ième intervenant-e :

Le sionisme a été imaginé, je crois à la fin du XIXième siècle par Théodore Herzl 5. Est-ce quil était aussi exclusif et radical au départ ?

Béatrice Orès :

Le livre de Herzl s’intitule LÉtat des juifs ou LÉtat juif, cela dépend de la traduction de lallemand. Oui, c’était son idée. Lorsque Herzl a couvert le procès Dreyfus, il sest dit que lon ne pouvait pas lutter contre lantisémitisme dans le pays où l’on vit. Il fallait donc que tous les juifs partent ailleurs et aient leur propre État. Avant ce livre, c’était un concept inconcevable. Même s’il n’a pas effectivement pensé à la radicalité dans la manière dont cela a évolué, son idée était effectivement un exclusivisme.

4ième intervenant-e :

Vous navez pas du tout évoqué les positions du Bund 6 dans leur lutte contre Herzl.

Béatrice Orès :

Si, je l’ai évoqué rapidement lorsque je vous ai parlé des internationalistes. Il y avait le Bund et aussi les partis communistes dans les pays arabes : la Ligue juive communiste irakienne, la Ligue juive communiste égyptienne, par exemple, et les grands noms comme Trotsky et Abraham Léon dont je vous ai parlé. Les militants du Bund voulaient vivre dans le pays où ils étaient et ils se battaient pour vivre. Ils considéraient que le sionisme était une diversion et ne permettait pas aux ouvriers de lutter, de participer à la lutte des classes. Ils s’opposaient donc de manière drastique au sionisme. Les juifs étaient une « nation » en Russie, sans territoire. C’est un peu le concept de nation diasporique qu’a repris Boyarin 7.

Malheureusement, le Bund est mort dans les camps de concentration. Il a été totalement détruit pendant la dernière Guerre mondiale, on ne sait donc pas ce qu’il aurait donné. J’ajouterai juste quil y a dans notre livre deux textes : un texte du Bund lui-même, traduit du yiddish, dans lequel en 1901, 1903 et 1905 les partisans donnent leur position vis-à-vis du nationalisme juif et du sionisme, et ils sont très clairs sur le sujet ; et un texte d’un grand bundiste, Ehrlich, qui donne également la position du Bund sur le sionisme.

Il faut rappeler que le Bund a été créé en 1897, la même année que le premier congrès sioniste.

5ième intervenant-e :

Vous avez parlé de lattribution initiale des territoires, qui a été violemment inégalitaire au vu de la population. Est-ce que vous pourriez préciser quelles sont les nations les plus puissantes qui ont pesé pour que cela se produise ainsi ?

Sonia Fayman :

Les pays comme les États-Unis, la France, le Canada (et peut-être d’autres) sont les principaux qui se sont unis pour que cette proposition soit faite à l’ONU et qui aujourd’hui ont essayé à plusieurs reprises d’avancer des solutions égalitaires. Mais elles ne sont pas du tout entendues, notamment à cause du droit de veto des États-Unis qui est constamment appliqué. De plus, juste avant 1947, l’émotion liée au génocide des juifs par les nazis a engendré une espèce de coalition mondiale reconnaissant qu’il fallait faire quelque chose pour tous les nombreux survivants juifs du génocide, qui devaient trouver un refuge. Comme les pays tels que la Grande-Bretagne ou les États-Unis limitaient le nombre d’immigrants juifs et même refusaient que les survivants s’installent dans leur pays, cela a abouti à la déclaration de lONU. L’inégalité vient du fait qu’il y avait un soutien massif à l’immigration juive en Palestine et à la possibilité qu’un État juif se crée. Toutes ces forces qui avaient soutenu la déclaration de l’ONU n’ont probablement pas envisagé toutes les conséquences aussi clairement que l’ont fait les antisionistes dont on a rapporté les écrits dans ce livre.

6ième intervenant-e :

J’ai deux questions : la première est en rapport avec la situation actuelle. Que pensez-vous de la solution à deux États, depuis l’opération « déluge d’Al-Aqsa » ? Est-ce que cette solution est définitivement enterrée depuis le 7 octobre ? Vous ne parlez pas du tout de la situation actuelle. Dans la dernière partie de votre intervention « sur le sionisme et après », j’ai remarqué que quand vous avez parlé de la solution à un État, les personnes que vous citiez semblaient partir de l’État d’Israël comme base pour réfléchir : un État qui se dé-sioniserait… Mais que pensez-vous d’un État qui s’appellerait la Palestine ?

Jean-Louis Favre (de l’UJFP-Limousin) :

Oui, on commence à vraiment entrer dans le sujet.

L’UJFP-Limousin s’est construite depuis le 7 octobre, à travers toutes les manifestations à Limoges et à Guéret, par des échanges avec les organisations appelantes et avec vous, tant sur le terrain qu’en réunion, à travers les communiqués de la coordination nationale de l’UJFP et la déclaration de Pierre Stambul 8 du 15 octobre, par le suivi de la guerre sionisme-Palestine et celui des réactions internationales et enfin par le petit opuscule Résistance et combat pour la libération nationale de la Palestine, présent sur la table de vente.

L’UJFP-Limousin a fait l’analyse suivante, déavancée dans les dernières manifestations : La Palestine est une néo-colonie américano-européenne de peuplement sioniste avec apartheid et épuration ethnique, comme le résume la deuxième contribution du petit opuscule. C’est cette imbrication de l’entité sioniste dans tous les domaines (militaires, commerciaux, productifs, culturels, idéologiques, sociétaux et politiques) qui fait d’Israël cette colonie qui doit protéger la soumission de tous les gouvernements arabes au grand marché libre américain et doit dissuader tous les mouvements populaires de libération arabe contre leur régime réactionnaire.

Le soutien absolu, inouï des États-Unis au massacre sioniste à Gaza et en Cisjordanie a révélé clairement que les États-Unis veulent garder la Palestine sous contrôle total, débarrassée de toute résistance, et pérenniser l’État sioniste sur la scène internationale en opposant systématiquement leur veto au conseil de sécurité de lONU. Le peuple de Palestine formé de musulmans, juifs, chrétiens, athées, résiste depuis 1882, contre les premiers colons de Petah-Tikva9, puis contre les Anglais, et toujours contre les nouveaux colons.

La troisième contribution de l’opuscule fait un point extrêmement détaillé sur cette résistance jusqu’au 7 octobre 2023, date à laquelle les organisations politiques palestiniennes (Hamas, Brigade Al-Qassam, Djihad islamique, Brigade Al-Qud, Front populaire de libération de la Palestine, Brigade Abu Ali Mustafa, Front démocratique de libération de la Palestine, Brigade de résistance nationale, ainsi que la Fosse aux lions du côté de Jénine) ont détaché des sections armées pour prendre le maximum d’otages, tuer et faire prisonniers soldats et policiers, et non, bien sûr, pour égorger des enfants et violer des femmes. Le 7 octobre est comme le 1er novembre 1954, jour du déclenchement de la lutte armée de libération nationale du peuple algérien par le FLN : le jour du déclenchement de la lutte armée de libération nationale du peuple palestinien par les organisations politiques sus-nommées.

Alors quels sont les possibles ? Pour nous, mouvement de soutien aux Palestiniens, il n’y a qu’un seul possible : celui qui a été inauguré le 7 octobre, cest-à-dire la lutte armée de libération nationale de la Palestine contre le colonialisme américano-européen et ses hommes de main qui sont les sionistes ; et il n’y a qu’un seul soutien, celui à la lutte armée pour la libération nationale de la Palestine. Cette lutte qui éradiquera le sionisme, malgré la faiblesse et la trahison du mouvement anti-impérialiste, en particulier en France, confère la cinquième contribution de l’opuscule. A la suite de cela, le peuple de Palestine (les natifs et ceux de la diaspora avec les Juifs antisionistes ou asionistes, les musulmans, les chrétiens, les athées) construira la société qu’il voudra, mais surtout sans ingérence impérialiste.

Béatrice Orès :

En ce qui concerne la solution à deux États, comme on peut le voir dans le livre, aucun antisioniste n’envisage une telle solution qui est absolument absurde. C’est pour cela que nous n’en avons pas parlé. En effet, dune part, les antisionistes de toutes les époques ont prôné l’égalité des droits, la démocratie, la liberté, toutes les valeurs humaines qui devraient être propagées dans le monde entier et dautre part, le colonialisme à outrance dIsraël a conduit à la création de bantoustans qui ne permettent plus, de fait, la création de deux États. Notre ami André Rosevègue 10 dit qu’on pourrait défendre la solution à deux États bien qu’elle soit non viable pour dans un deuxième temps arriver à un État unique viable de tous ses citoyens avec l’égalité des droits. De toute façon, ce sont effectivement les habitants qui décideront avec un gouvernement du côté d’Israël qui ne serait plus un faux jeton colonial.

Dans la solution à un État, lÉtat de référence nest ni Israël ni la Palestine. Nous n’avons aucun droit à intervenir sur le nom du nouveau pays. La dé-sionisation est la fin d’un régime. En effet, quand on parle du passage du régime monarchique à la république, il y a bien la fin d’un régime avec de nouvelles institutions, de nouvelles manières de gouverner, et cela aboutit au moins à un État de tous ses citoyens. Alors, qu’il soit sous la forme d’une fédération, de cantons… c’est aux parties présentes dinventer la solution qui leur permettra de vivre ensemble dans la paix. Le retour des réfugiés, la restitution des terres sont des éléments qui se négocient. Nous ne pouvons pas intervenir là-dessus. Mais ici le paradoxe est que n’importe quel juif dans le monde entier a droit de venir en Israël et est automatiquement un citoyen israélien avec une autre nationalité, alors qu’un Palestinien n’a pas le droit au retour pour Israël ! C’est difficile de dire comment va se faire ce futur après le 7 octobre, parce qu’il y a la reconstruction des subjectivités. Il faut se défaire du mur de la haine.

7ième intervenant-e :

Je voudrais obtenir quelques explications de l’Union juive française pour la paix. Quand j’entends appeler à la guerre par lUJFP, par mon ami Pierre Stambul, je suis quand même très surpris : la lutte armée, c’est la guerre, je suis désolé, et la guerre ne nous concerne pas en tant que mouvement pacifiste. Nous défendons les refuzniks, ceux qui refusent de porter des armes. Refuser de porter des armes est le premier geste d’opposition à la guerre. Les objecteurs de conscience sont quand même nombreux en Israël, même si en France le mouvement pacifiste est très réduit.

Ce que je voulais souligner, c’est qu’il y a une lutte contre l’apartheid qui a été lancée par l’Internationale des Résistants à la Guerre, dont je suis aussi un représentant, et nous avons gagné cette lutte contre lapartheid. Elle a été de longue haleine, mais nous avons été parmi les premières organisations à appeler à la lutte contre l’apartheid. Aujourd’hui, nous continuons ce même combat, parce que le droit de refuser de tuer est le premier de tous les droits de l’Homme. Si on ne l’avait pas, on ne pourrait pas continuer à exister.

8ième intervenant-e :

Je vais aller dans le même sens que la personne qui vient de s’exprimer. Ce qui me préoccupe est : comment rallier le plus grand nombre possible de nos concitoyens en France, à Limoges, à cette cause, si on appelle à la guerre ? Vous ne l’avez pas dit comme cela. Je trouve super qu’il y ait tant de monde ce soir, ici, mais je pense qu’on est encore (ce nest pas un reproche) entre personnes désensibilisées, déinitiées. Nous essayons de dire aux gens que contrairement à ce qui est raconté à la télévision le problème n’a pas commencé le 7 octobre, et je ne me vois pas parler de lutte armée.

9ième intervenant-e :

Je crois que la construction d’un autre possible en Israël-Palestine ou en Palestine-Israël a commencé de longue date avec des collectifs israéliens, palestiniens, juifs, musulmans, athées qui ont commencé à essayer de trouver une autre voie que la voie militaire comme une insurrection ou intifada, mais aussi par des collaborations pour lutter contre l’implantation de colonies. Bien quil y ait une autre voie, je pense qu’il y a une longue résistance y compris armée qui se comprend parfaitement, notamment à l’époque de l’OLP 11. Mais je crois que malheureusement, toutes ces voies en opposition à la lutte armée ont été liquidées à la fois par Israël et par le Hamas. Je pense aux anarchistes contre le mur, je pense à plein de mouvements pacifistes. Les autres voies possibles sont malheureusement, pour l’instant, complètement barrées de tous les côtés.

Béatrice Orès :

Les collectifs, ouiil y a un des auteurs que nous citons qui le dit clairement, mais pas dans ce livre : cest Boyarin, dans After Israël. Il dit que c’est effectivement la société civile qui permettra de sortir de cette situation. Il faut que la société civile israélienne soit la première à changer. Les subjectivités israéliennes doivent changer. Ce ne sera qu’à ce prix-là que les gouvernements seront obligés de changer leur manière d’être et de se dé-sioniser et les collectifs, effectivement, peuvent y aider.

Dans son essai, Boyarin dit que la propagande israélienne a mis une chape de plomb sur les esprits et les subjectivités de la société civile, et c’est la raison pour laquelle, y compris en ce moment, la grande majorité des Israéliens sont pour la destruction de Gaza et des Gazaouis. C’est incroyable de penser une chose pareille. C’est effectivement l’éducation qui devrait être modifiée, c’est la manière dont la famille envoie ses enfants à la mort, sans état d’âme… Envoyer ses enfants à l’armée, être en guerre depuis 75 ans, c’est quand même… Je ne vais pas m’étendre sur le sujet, mais effectivement, je crois que c’est la société civile qui doit se prendre à bras le corps et ici en France, c’est pareil. C’est ce qu’on a voulu faire modestement avec ce livre : donner un outil pour permettre de discuter, si c’est possible, plus sereinement.

Sonia Fayman :

À propos de cette question, je voudrais ajouter que, bien sûr, il ne faut pas considérer que c’est Israël qui se transformerait tout seul et qui admettrait les Palestiniens. Nous sommes bien dans une situation où nous soutenons la résistance palestinienne, la résistance palestinienne sous toutes ses formes. Nous avons parlé tout à l’heure de la lutte armée, mais ce n’est pas la seule. Il y a bien sûr toutes les formes pacifiques, les négociations. Il y a des philosophes et des politiques palestiniens, qui, à l’heure actuelle, réfléchissent à des stratégies. Ils ont été complètement échaudés par le soi-disant processus de paix, mais ils sont toujours prêts à faire valoir, au niveau international, leur stratégie politique pour la libération de la Palestine. L’UJFP soutient complètement toutes ces formes de résistance.

Béatrice Orès :

Les Palestiniens ont tout essayé : ils ont essayé la non-violence, à travers justement le mouvement BDS, ou les marches du retour, qui étaient également non-violentes, et ils ont été pris comme cibles comme des lapins. Cela n’a pas marché. C’est compliqué, donc nous ne pouvons pas, nous, ici, dire que la résistance armée est à proscrire. Cest dabord aux Palestiniens de décider et il faut se rappeler qu’il y a un oppresseur et des opprimés et que les opprimés ont le droit de se défendre, contrairement à ce que pensent les Israéliens. Ce n’est pas l’oppresseur qui a le droit de se défendre.

10ième intervenant-e :

Tout d’abord, je voudrais remercier les deux intervenantes pour la qualité de leur présentation et leurs réponses aux questions. Je tiens à saluer aussi le discours qui a été fait par le représentant de l’UJFP-Limousin tout à l’heure, et que j’appuie fortement. Je veux le répéter : la solution à deux États était une solution hypocrite présentée par les États impérialistes qui sont, eux-mêmes, à l’origine du problème et qui n’ont permis que le développement de la politique génocidaire et coloniale d’Israël. Il a été dit qu’il y avait la nécessité d’un nouvel État en Palestine qui ne serait qualitativement plus le même. Il est nécessaire quil y ait un changement fondamental de régime politique, économique et social dans cette région : quelle que soit l’analyse quon en fait, nous sommes d’accord là-dessus. Mais nous n’avons pas d’exemple d’un changement radical de régime, qui se soit fait dans la paix, dans la discussion et la négociation. C’est la violence qui fait avancer l’histoire, c’est la violence qui transforme les sociétés.

Quand je dis ça, je ne suis pas en train de vous dire daller tabasser votre voisin. Mais il y a une réalité : nos sociétés fonctionnent avec un système d’oppresseurs et d’opprimés, et comme l’a dit l’intervenante, les opprimés ont le droit de résister, de s’armer face à cela pour transformer cette société. Et pour finir : on a soutenu la lutte de libération nationale en Algérie, avec toutes ses contradictions et ses complexités, comme ce fut le cas aussi au Vietnam, avec ses contradictions et ses limites. Aujourd’hui il faut soutenir la lutte du peuple palestinien, lutte armée et non armée, car c’est ce chemin-là qui leur permettra à la fois de survivre et daller vers un État démocratique.

Béatrice Orès :

En fait, il faut reprendre l’exemple de l’Afrique du Sud qui est à l’honneur aujourd’hui. Bien quil ny ait pas eu de révolution sanglante, la population a réussi quand même à ne plus être dans un État d’apartheid. Même si les blancs sont encore économiquement aux commandes, il y a l’égalité des droits, malgré tout. On peut se pencher sur l’Afrique du Sud pour penser une solution en Israël-Palestine qui ne serait pas une solution qui détruirait la moitié de la population des deux côtés. Les solutions politiques peuvent intervenir si elles sont voulues. Il y aura forcément des phases transitoires. Ce n’est facile. Les régions sont différentes.

Isabelle Jauberteau, de Limousin-Palestine (AFPS)

Le contexte géopolitique est très différent, si on compare l’Afrique du Sud et la Palestine. De plus, la principale ressource en armements pour Israël est celle des États-Unis. La France vient bien après l’Allemagne. Ces deux pays sont en deuxième et troisième position, et loin derrière les États-Unis. Je ne pense pas qu’il y ait eu un transfert d’armes massif en direction de la population blanche d’Afrique du Sud. Cest cela qui est complètement fou, nous en parlions tout à l’heure et des experts en affaires militaires le disent aussi : si les États-Unis s’arrêtaient aujourd’hui de fournir des munitions à Israël, l’offensive israélienne s’arrêterait dans les 2 ou 3 jours.

Béatrice Orès :

L’exemple de lAfrique du Sud était pour montrer qu’on pouvait ne plus être dans un régime d’apartheid. Le reste ne se compare pas vraiment, mais c’était pour répondre aux interventions sur la violence et la non-violence. La fin dun régime doppression, dapartheid peut se faire de manière moins violente ou non-violente.

11ième intervenant-e :

J’apprécie beaucoup le dialogue franc qui existe en ce moment et qui suscite des différences de point de vue. Je ne vais pas les reprendre, elles sont assez nettes. Mais je pense aussi qu’un élément de contexte n’a pas été évoqué jusqu’à présent : la planète connaît actuellement une situation appelée dérèglement climatique ou réchauffement climatique dû aux activités humaines. Notre planète va devenir plus difficile à vivre. Des guerres de leau commencent à s’observer dans un certain nombre dendroits. Je doute que dans ce contexte-là, nous ayons intérêt à nous éloigner des positions de dialogue, avec ce que cela suppose d’essayer de trouver une modération de part et d’autre, parce quil y a des enjeux qui nous dépassent. La planète survivra, mais si l’humanité continue à se faire la guerre, je pense quil y aura une issue très désagréable.

12ième intervenant-e :

Ma question est en rapport avec l’idéologie sioniste, qui est très forte actuellement. On constate une radicalisation de cette idéologie qui s’appuie en partie sur des travaux de pseudo-historiens qui disent que la population (qui nest même pas qualifiée de palestinienne, mais darabe) serait arrivée en masse dans l’entre-deux-guerres pour coloniser ce territoire. Donc ce seraient eux, les colons qu’il faudrait expulser. La Palestine aurait été quasiment un désert où il y aurait eu quelques juifs et quelques Arabes, mais la plupart seraient venus de pays étrangers. Il y a donc des révisionnistes sionistes qui reconstruisent l’histoire. Quelles réponses sont données par les juifs anti-sionistes à ces révisionnismes historiques ?

Béatrice Orès :

Ce sont bien des pseudo-historiens qui disent que les Arabes sont venus coloniser entre les deux guerres. La majorité de ceux que nous appelons les Palestiniens, ne sont en fait pas des Arabes. Comme je le disais tout à l’heure, un historien peut choisir le sujet de sa recherche selon sa sensibilité, mais à partir du moment où il travaille, il a une méthode scientifique qu’il a apprise à l’université : il y a les faits et les archives que lon croise. À partir du moment où on fait un travail scientifique, ses propres pensées, ses propres états d’âme n’interviennent plus. Je pense donc que les nouveaux historiens israéliens sont la référence dans ce domaine, alors que les pseudo-historiens sionistes que vous évoquez n’ont aucune valeur. Il faut partir d’écrits reconnus par les pairs, publiés dans des revues scientifiques reconnues. On ne peut pas considérer les articles de personnes qui écrivent dans des feuilles de chou non reconnues par les pairs.

12ième intervenant-e, de nouveau :

Ce qui est dangereux, c’est le poids, la résonance que peuvent avoir certaines de ces idées sur les sionistes.

13ième intervenant-e :

Un propos rapporté dans les médias m’a interpellé : c’est celui de Josep Borrell 12, commissaire européen aux affaires étrangères, qui accuse Israël d’avoir financé le Hamas. Cela tourne un peu en boucle. Et aussi, il est vrai que Israël n’aurait jamais pu attaquer le territoire de Gaza de cette manière s’il n’y avait pas eu un acte fondateur de la répression, de cette action militaire.

Sonia Fayman :

Joseph Borrell a tendance à être, je ne dirais pas pro-palestinien, mais enfin en soutien, capable de comprendre le point de vue et les pratiques des Palestiniens. Mais il est pris dans l’étau de l’Union européenne où il n’a pas une parole libre, et finalement il reprend toujours avec le maximum de concessions qui sont faites par les quelques progressistes qu’il y a là-bas, les paroles les plus dures, cest-à-dire que Israël a créé et financé le Hamas. C’est vrai d’une certaine manière, enfin c’est ce qu’on sait par les différents travaux de politistes, d’analystes : Israël, à un moment donné, a voulu se défaire un peu de la puissance que prenait l’Autorité palestinienne13 parmi les Palestiniens, et a joué la carte de ce groupe qui n’était pas encore très important, de ce groupe affilié aux Frères musulmans 14 qui est le Hamas. Cela a été une fuite en avant, là aussi, avec des négociations secrètes, parfois. Mais le résultat est que cela n’a rien changé aux politiques de soutien à Israël, que ce soit des États-Unis ou de l’Europe, excepté qu’ils se sont quand même un peu trompés sur l’évolution de la résistance sous l’égide du Hamas et d’autres groupes aussi, et on en est arrivé . Mais Borrell ne peut pas faire autrement que de reprendre ce que disent les États-Unis et d’autres pays comme le Canada, la France, et aussi les soutiens d’Israël les plus virulents de l’Union européenne que sont la Pologne, la Hongrie et l’Ukraine.

14ième intervenant-e :

Par rapport à ce qui vient d’être dit sur la justification de l’intervention à Gaza, on peut s’étonner qu’Israël, qui a quand même un haut niveau de renseignements et des possibilités d’intervention et de surveillance, puisque les Israéliens peuvent aller assassiner des gens en Irak, en Syrie, etc., n’ait pas vu venir une opération aussi importante. On peut se demander s’il n’y avait pas une volonté de laisser faire cette opération en pensant que peut-être elle ne serait pas aussi importante qu’elle a été.

Béatrice Orès :

On ne sait rien de tout cela. Peut-être que dans 15 ans, dans 20 ans, dans 30 ans ou dans plus longtemps, il y aura une information là-dessus lorsque les archives seront ouvertes. On peut se poser la question, bien sûr, on peut se poser toutes les questions, mais on ne peut pas répondre.

Sonia Fayman :

Il a été dit qu’Israël avait dégarni la frontière avec Gaza parce qu’il se souciait de ce qui pouvait se passer au nord et aussi de ce qui se passe en ce moment depuis l’année dernière ou même depuis 2021, en Cisjordanie occupée, dans des villes comme Jenine, Naplouse, Jéricho, Hebron, où des jeunes se sont formés en brigades au prix de contre-attaques très brutales de l’armée israélienne. Et en raison de ces points de résistance, l’armée est déplacée d’un endroit à l’autre. C’est une hypothèse. L’autre hypothèse est celle dont vous parliez : les Israéliens ont peut-être laissé faire pour pouvoir après essayer de liquider Gaza.

15ième intervenant-e :

C’est juste pour réagir sur ce qui vient d’être dit. Nous avons pris l’exemple de l’Algérie et du Vietnam, où les combattants avaient des armes beaucoup moins efficaces que les oppresseurs, que les colons, et pourtant ils ont réussi à gagner. Les peuples sont les plus ingénieux, les plus forts. Mais ce qui est fait au peuple palestinien actuellement par Israël aurait été fait même sans la résistance armée. Cest l’essence du sionisme de viser à l’épuration du peuple palestinien. Du coup, je pense que cest un non-argument. En fait, la résistance armée n’est pas la cause, comme on le disait tout à l’heure. C’est la solution, au contraire, qui permettra d’arrêter à long terme, et on l’espère à plus court terme, cette entreprise génocidaire.

Béatrice Orès :

De toutes façons, les Israéliens ont reconnu que la lutte contre les tunnels est infaisable. En fait, ils ne le reconnaissent pas, mais d’une certaine manière ils ont perdu cette guerre. Cela se dit, plus ou moins. Je pense que cela se résoudra plutôt à la table des négociations avec des conditions strictes pour que les Palestiniens ne se fassent pas avoir de nouveau. Sinon, il y aura encore des pertes humaines. Il y a plus de 30.000 morts et 65.000 blessés, et parmi ces 65.000 blessés on ne sait pas combien vont mourir ou rester handicapés à vie. C’est dramatique. La communauté internationale est tout à fait complice de ce génocide parce que c’est là qu’elle devrait intervenir et obliger Israël à se mettre à la table des négociations en lui imposant des conditions qui ne lui ont jamais été imposées dans les prétendues négociations de paix antérieures.

16ième intervenant-e :

Une question sur la population israélienne. Il me semble que du côté de la Cisjordanie, ce sont des colons, c’est-à-dire plutôt une tendance d’extrême droite, alors que dans les kibboutz15 qui sont à côté de la bande de Gaza, cest plutôt une tendance un peu plus progressiste, ce qui pourrait peut-être justifier l’indulgence qui a été laissée au Hamas. En ce qui concerne les historiens et ce qui a été dit tout à l’heure, il faut savoir que Howard Zinn, historien américain, a dit : « tant que les lapins n’auront pas d’historien, l’histoire sera écrite par les chasseurs ».

Sonia Fayman :

Oui, on entend effectivement dire que dans les kibboutz proches de Gaza, il y avait des gens qui étaient plutôt sympathisants des Palestiniens. C’est vrai sans doute pour une partie des gens, mais pas tous. Il faut dire aussi que les kibboutz ont évolué dans le système israélien. Ils ne correspondent plus vraiment à l’idéal socialiste, collectiviste du début. Mais il est possible, effectivement qu’il y ait eu des gens qui étaient plus compréhensifs à l’égard des Palestiniens, par rapport à des Israéliens qui vivent dans des villes de l’intérieur ou même en bord de mer, éloignées de Gaza, et qui ne connaissent rien à la situation des Palestiniens ou sont seulement « brainwashed », c’est-à-dire éduqués dans l’idée que les Palestiniens sont des sous-hommes. On a entendu aussi des termes comme « animaux humains ». Oui, cest du lavage de cerveau, depuis l’éducation comme Béatrice l’a dit tout à l’heure. La majorité des Israéliens n’est pas du tout au courant de ce que veulent les Palestiniens. C’est compliqué.

Béatrice Orès :

J’ajouterais que les kibboutz qui sont autour de Gaza s’appellent « l’enveloppe de Gaza ». C’est une stratégie militaire, d’avoir mis ces kibboutz à ces endroits-là. Tout le long du mur qui sépare cette « enveloppe de Gaza », de Gaza proprement dit, il y a des puits et c’est l’eau de Gaza qui est puisée. Voilà, c’est une situation de guerre permanente où chaque élément est un pion de propagande et d’action militaire. Ces gens qui étaient progressistes et qui le sont restés pour la plupart (ils l’ont dit eux-mêmes) ont été manipulés par le gouvernement israélien. Oui, en Cisjordanie, cest des colons d’extrême droite, on ne peut donc pas faire cette différence. Les colons sont prêts à tuer une personne à un mètre deux. La société civile israélienne, dans sa majorité, est quand même d’extrême droite, pour avoir revoté Netanyahou et ce gouvernement d’extrême droite en 2022.

Nous navons pas parlé du petit espoir qui existe et qui viendra peut-être des familles des otages qui, elles, voient comment le gouvernement traite ses concitoyens israéliens et qui se révoltent en ce moment. Elles vont peut-être agréger d’autres personnes. Cela rejoint ce que nous disions tout à l’heure : la solution viendra peut-être de la société civile qui se réveillera. Est-ce que ça nous donne une lueur d’espoir ? Je ne sais pas.

1 ?Reconnaissance mutuelle de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et dIsraël en septembre 1993, qui marque le début de négociations bilatérales qui devaient aboutir à la création dun État palestinien indépendant.

2 ? Premier ministre israélien de 1974 à 1977, puis de 1992 à son assassinat par un juif israélien ultranationaliste en 1995, opposé au processus d’Oslo.

3 ?Mouvement de résistance islamique fondé en 1987 après la 1ière intifada. C’est la branche politique et militante des Frères musulmans palestiniens et il lutte contre loccupation israélienne.

4 Campagne lancée par la société civile palestinienne en direction des citoyen-nes du monde entier sur le modèle de celle qui a mis un terme à l’apartheid en Afrique du Sud.

5 ?Journaliste austro-hongrois, théoricien du sionisme, il propose en 1896 de créer un État juif en Palestine.

6 Le « Bund » ou Union des travailleurs juifs, mouvement universaliste fondé à Vilnius (Russie tsariste) en 1897, qui mène de front le combat pour l’émancipation sociale et culturelle.

7 ? Universitaire, né en 1946, philosophe, historien des religions. Grand critique de la politique israélienne et du sionisme, il se déclare juif antisioniste car lidentité juive soppose à un État juif.

8 ? Un des fondateurs et dirigeants de lUJFP, Union juive française pour la paix, organisation juive laïque, universaliste et antisioniste.

9 Située au nord-est de Tel-Aviv, devenue une colonie permanente en 1883 avec le soutien financier du baron E. de Rothshild.

10 Porte-parole de lUJFP en Nouvelle Aquitaine.

11 L’Organisation de libération de la Palestine regroupe plusieurs organisations politiques palestiniennes telles que le Fatah, le FPLP, le FDLP.

12 ? Chef de la diplomatie européenne : Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité (HRAEPS) depuis 2019.

13 ? Autorité créée par les accords d’Oslo signés en 1993 entre lOLP et Israël.

14 ? Mouvement politique et religieux fondé en 1928 en Égypte et qui a pour objectif de revitaliser lIslam mis en danger par la colonisation.

15 Village collectiviste créé pour la première fois en Palestine en 1909 et qui a pris un virage libéral dans les années 1990.

Palestine

Paroles : Jean-Paul HEBERT ; Arrangement : Solène DUPARC 2004 (Choralternative – Rouen)

Sur l’air de « Potemkine » Musique : Jean FERRAT

Jean-Paul HEBERT était enseignant-chercheur à l’EHESS, économiste spécialisé sur les questions d’armement. Militant alternatif, membre de la LDH et de l’association à l’origine de l’AFPS, il fut aussi fondateur de la Choralternative de Rouen et créateur de nombreuses goguettes militantes. Jean-Paul a écrit « Palestine » en 2004, vers la fin de la seconde intifada. Il a soumis les paroles de cette chanson à Jean Ferrat. Jean Tenenbaum – dit Jean Ferrat – dont le père, Mnacha Tenenbaum, a été assassiné à Auschwitz, a approuvé l’utilisation de sa musique pour ce chant. (L’auteur des paroles de « Potemkine », Georges Coulonges, était décédé en 2003).

La biographie de Jean-Paul Hébert peut être consultée sur le Maitron en ligne : https://maitron.fr/spip.php?article176670

M’en voudrez-vous beaucoup si je vous dis un monde

Qui chante au fond de moi sous les bombardements ?

M’en voudrez-vous beaucoup si la révolte gronde

Dans ce nom que je dis au vent des quatre vents ?

Ma mémoire chante en sourdine : Palestine.

Ils étaient des enfants durs à la discipline,

Ils étaient des enfants qui lançaient des galets,

Ils étaient des enfants face aux lourdes machines,

Qui lançaient des cailloux sur le toit des blindés.

Des cailloux, tu imagines !… Palestine.

M’en voudrez-vous beaucoup si je vous dis un monde

Où il y a des mitrailleuses face aux lanceurs de pierres ?

Le crime se répète, l’injustice est profonde,

Et face aux révoltés, c’est la loi militaire.

C’est mon frère qu’on assassine. Palestine.

Mon frère, mon ami, mon fils, mon camarade,

Tu ne tireras pas sur qui aime son pays.

Mon frère, mon ami, sur cette barricade

Ils jouent leur avenir. Ton avenir aussi.

Baisseront-ils leurs carabines ? Palestine.

M’en voudrez-vous beaucoup si je vous dis un monde

Où deux peuples vivraient malgré les mauvais sorts ?

M’en voudrez-vous beaucoup si je vous dis un monde

Qui n’serait pas réglé par la loi du plus fort ?

Mais par la vie qui s’obstine… Palestine.

Les indigènes contre l’anthropologie ? Le monde blanc vu par les colonisés

Dans le bassin de l’Amazone et dans celui du Congo, entre autres, des sociétés extra-modernes exposées depuis la fin du XVème siècle à l’entièreté des violences et des contradictions du capitalisme colonial mondial ont été contraintes de mettre en œuvre des stratégies inédites d’analyse critique du « monde blanc », de lutte contre son hégémonie et de représentation de sa possible fin. Elles l’ont fait en mobilisant les ressources épistémiques et politiques de ce qui a été nommé « tradition » ou « idéologie » par l’ethnographie coloniale.

Dans Ce sont d’autres gens (Wildproject, 2024) Jean-Christophe Goddard s’appuie sur les travaux d’anthropologues contemporains qui, comme Viveiros de Castro, ont introduit cette lutte des peuples dans la théorie, pour restituer la puissance critique de ces savoirs collectifs non-blancs, essentiellement oraux et performatifs, qui interrogent du point de vue de la qualité de la vie le modèle anthropologique incarné par les agents de la colonisation européenne. Il invite par ailleurs à la lecture de grands penseurs du commun, tels le leader yanomami Davi Kopenawa, l’écrivain congolais Sony Labou Tansi et le philosophe camerounais Fabien Eboussi Boulaga, qui, armés de ces mêmes savoirs collectifs, ont investi l’économie euro-occidentale du livre et des savoirs académiques qui lui sont associés pour en révéler les soubassements coloniaux et y faire entendre la critique indigène du système-monde issu de la colonisation.

Présentation de l’éditeur :

Les sociétés confrontées au choc permanent de la violence coloniale ont, depuis cinq siècles, développé un savoir critique du monde blanc. Inversant le sens de l’ethnologie européenne des mondes indigènes, ce savoir a pris la forme d’une anthropologie, orale et performative, portant sur ces étrangers singuliers, ces « autres gens » que sont, pour les colonisés, les Européens. En mobilisant notamment la pensée de l’anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro, du philosophe camerounais Fabien Eboussi Boulaga, du chaman yanomami Davi Kopenawa et de l’écrivain congolais Sony Labou Tansi, Jean-Christophe Goddard explore certaines des formes, anciennes et contemporaines, qu’ont prises en Amazonie et en Afrique centrale ces anthropologies inversées. Il en montre la puissance critique radicale pour penser au présent la possibilité d’un autre monde que celui dont le capitalisme colonial occidental nous impose l’héritage.

Armand Gatti : révolutions

    Armand Gatti a proposé une œuvre poétique et théâtrale résolument ancrée dans les luttes du XXème siècle : dans ses espérances autant que dans ses désastres.

Il a accompagné toutes les révolutions : celles des astres et celle des êtres, de la pensée et des découvertes. Il a permis à la page blanche ou à l’aire de jeu théâtrale d’en accueillir la grandeur et l’effroi.

Son œuvre considérable renouvelle complètement l’articulation de l’art et de la politique, de la poésie et de l’émancipation. Non pas à la façon d’un programme politique mais partant de l’énergie même d’une parole qui n’a jamais renoncé à intervenir dans le temps, à contester l’histoire et à désigner pour les vaincu.e.s l’horizon d’une « terre permise ».

Olivier NEVEUX est professeur d’histoire et d’esthétique du théâtre à l’École Normale supérieure de Lyon et rédacteur en chef de la revue Théâtre/Public. II est l’auteur, entre autres, de Contre le théâtre politique (Editions La Fabrique) et, en 2024, de Armand Gatti. Théâtre-utopie aux éditions Libertalia.

Armand Gatti et le Limousin

Résistance : Gatti – Guingouin – Gramsci

Le Limousin occupe une place toute particulière, essentielle même, dans la vie et l’œuvre d’Armand Gatti. Le poète parlait de cette région, et précisément de la montagne limousine, comme le lieu de sa « deuxième naissance ». Un endroit « juste » par excellence, comme il le rapportait publiquement1. Il n’avait en effet pas vingt ans, en 1943, lorsqu’il débarque sur la plateau de Millevaches venant de Beausoleil ! (entre Nice et Monaco) pour entrer dans la Résistance, planqué à Tarnac par des paysans communistes corréziens. Une destination-maquis et un passage à l’âge d’homme totalement inouïs pour ce jeune méditerranéen, fils de prolétaires italiens émigrés qui rêve de révolution et de littérature. D’autant que ces quelques mois cruciaux, de fin 1943 à 1944-45 en pleine catastrophe guerrière mondiale, seront passablement mouvementés pour le jeune monégasque. S’y conjuguent : maquis, prison, camp, évasion, re-maquis, parachutiste de la France Libre et Libération.

Plus récemment, ceux qu’il nommait « ses gramscistes » de Limoges ont caractérisé le sentiment venu de cette expérience fondatrice qui l’habitait, son moment limousin. « Un processus intime, une sorte de rengaine existentielle, qui resurgissait par intervalle dans sa vie, son discours, son œuvre, et parfois correspondait à des passages C1. Car la dernière partie de l’existence du « Toujours maquisard » (Gatti est décédé en 2017) fut notablement marquée par ce moment limousin. Ainsi, à la fin du siècle dernier, l’auteur commence un (dernier) retour sur ses terres de la Résistance : il est sollicité en 1994 par une classe du Lycée Marcel Pagnol de Limoges, et leur professeure Danièle Restoin, pour présenter son film l’Enclos (un des premiers films sur les camps nazis). Puis viendra une invitation en 1995 aux Francophonies où sa pièce L’Enfant rat est montée par Hélène Châtelain, également sa compagne, en 1996. Cette création est accompagnée par l’invention en 7 endroits de la région de Terrains de parachutages, notamment à Tulle en Corrèze, où l’association Peuple et Culture, et son « pilier » Manée Teyssandier, font pleuvoir une nuit sur toute la ville une avalanche de mots, notamment ceux du « poète surchauffé »2,

Puis survint entre 2005 et 2010 une conjoncture extraordinaire. Gatti rencontre en 2005 via Hélène Châtelain et Peuple et Culture, le cercle Gramsci. Une succession en cascade d’événements, de retrouvailles, de rencontres se mâtinent de création, d’interventions et de créations littéraires et artistiques. Le grand poème Les Cinq noms de Résistance de Georges Guingouin succède à un lecture à Gentioux, alors que le grand maquisard vient juste de mourir. La dernière grande création et mise en scène théâtrale du dramaturge a lieu pendant l’été 2010 à Neuvic en Corrèze, au cours d’une expérience intitulée « université européenne de création. Elle s’intitule Science et Résistance battant des ailes pour donner aux femmes en noir de Tarnac un destin d’oiseau des altitudes. Tout un programme qui fut préparé sur la montagne limousine au moment où « l’affaire de Tarnac » avec ses comités de soutien battait son plein. Une intervention culturelle majeure aux joyeux accents testamentaires que l’auteur a malicieusement qualifiée de Bataille d’Hernani (bis) qui avait pour symétrie3 les remuantes alternatives des jeunes s’installant en nombre sur le plateau.

La LECTURE d’un extrait de son premier écrit, 

Bas Relief pour un décapité

sera proposée par

Mehdi BENGUESMIA et Eve APFELDORFER

Cet ouvrage, écrit dans l’après guerre, a été publié pour la première fois pour ce centième anniversaire par les éditions Mars-A, Limoges. Une brève présentation du livre sera faite par l’éditrice en introduction à la lecture

Marathon de lecture du roman d'Armand Gatti Bas-Relief pour un décapité | Sortir à Montreuil | OpenAgenda

De 1949 à 1957, Armand Gatti est journaliste au Parisien libéré, aux chroniques judiciaires, et assiste aux procès de la Libération. Il écrit dans le même temps ce premier livre où Il essaye d’envisager si ce qu’il a vécu pendant les cinq ans de la guerre et l’écriture sont compatibles.

Ce qu’il a vécu… Fils d’émigrés piémontais, en 1943 il quitte Monaco pour entrer dans la Résistance, dans une ferme du maquis de Tarnac. Il est arrêté. Il est envoyé au camp de Linderman à Bordeaux contrôlé par les Italiens. Au bout de quatre mois, il s’évade et retourne à Tarnac en début d’été 1944. Là, il est recruté par les Anglais pour devenir parachutiste.

Pendant l’écriture de Bas-relief pour un décapité, Gatti a assisté, notamment aux procès de la collaboration, au procès des bourreaux d’Oradour-sur-Glane, au procès du camp du Struthof, Puis il fera une série d’articles sur les camps en Europe, « Malheur aux sans patrie ». Il recevra le Prix Albert-Londres en 1954.

De qui parle-t-il dans ce Bas-relief ? Il parle de cadavres anonymes, de cinq personnes fusillées qu’il a croisées au bord d’une route à la fin de la guerre, et qu’il regarde longuement comme s’il ne voulait rien oublier des détails de leurs martyres. Exécutés pour avoir tenté de fuir, disent les écriteaux. Ces cinq noms peuvent être à la fois hommes, femmes ou enfants, et participer aussi bien à la guerre de 14-18 qu’à celle de 40-45, tout en étant toujours reliés à un même lieu géographique : une ferme.

Le livre brûle, il est parcouru par le feu, par tous les feux de cette époque… De la tranchée aux bombardements, aux crématoires, tout est feu…

Quand il se lance dans ce qui deviendra Bas-relief pour un décapité, Gatti n’a aucune intention de raconter sa vie. Il a déjà clairement en tête ce qui sera un vœu permanent de son écriture : donner quelques instants de plus à vivre à ceux qui ont été tués, fusillés, massacrés… d’après Stéphane Gatti

 

1 Cf. Christophe Soulié, Le moment limousin d’A.Gatti, revue A Littérature-action n°4, janvier-avril 2019

2 Qualificatif donné à Armand Gatti par le général de Gaulle en décembre 1968 alors qu’il allait faire interdire dans les théâtres publics la création de sa pièce La Passion du général Franco, à la demande du gouvernement espagnol

3 « Symétrie », terme utilisé dans les mathématiques et la physique quantique, correspond à un concept dont Gatti reprend et prolonge par analogie le sens dans ses dernières pièces (série La Traversée des langages). En physique la notion de symétrie, intimement associée à la notion d’invariance, renvoie à la possibilité de considérer un même système physique selon plusieurs points de vue distincts en termes de description mais équivalents quant aux prédictions effectuées sur son évolution (d’après wikipedia)

1 Cf. les entretiens entre Armand Gatti et le journaliste Marc Kravetz publiés en 1987 (Editions Verdier-Patrice Thierry)

 

L’art à l’épreuve du  capitalisme tardif

P r o c h a i n d é b a t 

L’art à l’épreuve du 

capitalisme tardif 

Philippe Cyroulnik, critique d’art (AICA) est né en 1949. Il vit et travaille à Paris. Après avoir été directeur du CREDAC à Ivry-sur-Seine et chargé des expositions à l’ENSBA à Paris, il a ouvert en 1996 le 19, CRAC à Montbéliard qu’il a dirigé jusqu’à la fin de l’année 2015. Direction qu’il a conclue avec l’exposition Retour sur l’abîme – L’art à l’épreuve du génocide dont il est le commissaire avec Nicolas Surlapierre. Il a été professeur associé à l’Université Paris VIII Saint-Denis, membre du Comité technique du FRAC Franche-Comté et est intervenu en temps que membre de jury ou comme critique dans de nombreuses écoles d’art (Besançon, Bordeaux, Cergy-Pontoise, Le Havre, Marseille, Mulhouse, ENSBA Paris, Rouen, Saint Etienne et Strasbourg).

 

 

1/ En introduction, Philippe évoquera rapidement les transformations que le milieu de l’art a connues pendant ces soixante dernières années, avec la massification (y compris scolaire) et l’accentuation des tensions en son sein. La marchandisation de l’art et son insertion dans le capitalisme spéculatif se sont accrues avec l’internationalisation de ce marché, la multiplication des foires et des fondations. La France s’aligne sur ces tendances internationales lourdes, tandis que diminue l’importance du secteur public. Se dessine donc une forme de retour à l’ordre académique, une fin des avant-garde : esthétique des sentiments, réduction de la peinture à la figure, développement du narratif, dépolitisation des pratiques artistiques, etc.

C’est particulièrement cette situation actuelle, celle de la normalisation et de l’inflexion autoritaire, que Philippe décrira : l’art est réduit à un aménagement esthétique, les pratiques et problématiques critiques sont intégrées, les questions de domination (genrée, entre autres) sont dépolitisées, absorbées par le pouvoir, tandis que l’État se désengage et laisse le champ libre à un interventionnisme idéologique. Philippe montrera comment l’exemple des politiques artistiques régionales illustre tout cela. En outre, la crise politique et sociale a un impact sur les manifestations

artistiques.

2/ 

Enfin, Philippe énoncera quelques  règles de conduite et critères de  positionnement souhaitables : Quel art,  quelles pratiques artistiques  aujourd’hui ? Il ne s’agit pas de  promouvoir un nouveau « réalisme

socialiste », ni de se poser en gardien  du tombeau surréaliste. Il ne s’agit pas  de pratiquer l’hagiographie ni l’art  d’illustration, mais de multiplier les approches critiques et les réflexions plurielles. En voici quelques-unes, en  désordre, mais liées entre elles : le  milieu de l’art doit mener la bataille  pour l’égalité des genres ; en art la

forme importe autant que le sujet ; l’art  se déploie entre le désir de changer le  monde et celui de changer la  perception. Il est à la fois avertisseur  d’incendie et memento mori, à la fois  plaque sensible et transformateur de la  vision.

 

Démocratie, carte blanche

Démocratie, carte blanche

La prochaine soirée du Cercle avec Barbara Stiegler (professeure de philosophie à l’université Bordeaux-Montaigne) et Christophe Pebarthe (maître de conférences en histoire grecque à l’université Bordeaux Montaigne) se veut plus un moment d’échange et de débat avec nos deux invités qu’un cours magistral.

« Aujourd’hui, la réflexion académique autour du commun porte essentiellement, dans le sillage de l’histoire du communisme, sur la question de la juste répartition des biens, et surtout sur la désignation de « biens communs » jugés inappropriables. L’adversaire à abattre est ici le capitalisme, dont la logique est de transformer toute réalité en une propriété exploitable sur le marché. Je partage évidemment sans réserve ce combat. Mais je crois qu’il faut absolument le doubler d’un autre front : celui qui consisterait à poser en principe la compétence de tous dans l’activité épistémique permettant de déterminer le bien commun, fondement de la croyance en la nécessité d’une délibération. Et ici, l’autre adversaire à abattre, c’est l’aristocratie élective, celle qui ne passe plus par la naissance mais par la compétence, et donc le niveau d’éducation. Or, en France comme dans beaucoup d’autres sociétés, tout le monde est désormais obligé de constater la faillite de ce modèle. Les classes les plus diplômées ont conduit notre société dans un état de crise systémique, ce qui remet évidemment en cause la légitimité des savoirs disciplinaires, considérés comme les seuls légitimes. […] les savoirs académiques se sont trouvés fragilisés et incapables de résister à l’assaut de la ploutocratie, qui s’est mis à les transformer en un ensemble de données, de connaissances et de compétences toutes convertibles en parts de marché. Le capitalisme triomphant et la décomposition de l’aristocratie républicaine en sont venus finalement à s’alimenter l’un l’autre. C’est la situation que nous vivons aujourd’hui, et qui conduit à une forme de stasis permanente, dans laquelle plus personne n’a l’impression de partager le même monde. Notre livre Démocratie ! Manifeste (co-écrit avec Christophe Pébarthe, Le Bord de l’eau, 2023) ne se contente pas de dresser ce diagnostic accablant. Il propose aussi une hypothèse pour sortir de cette crise. Et si nous reprenions au sérieux les pratiques d’assemblée et de délibération ? Et si la révolution démocratique commençait par-là : par une société qui renoue avec l’expérimentation des Athéniens sur la Pnyx, et plus près de nous et dans notre propre pays, avec les pratiques révolutionnaires de la fin du 18ème siècle, multipliant les cercles, les sociétés et les assemblées populaires, dans lesquelles les vérités ne pouvaient s’établir qu’en commun ? » Extraits d’une interview pour Diacritik – octobre 2023.

Barbara Stiegler a pris part au mouvement des Gilets jaunes et au mouvement contre la réforme des retraites de 2019-2020, un engagement qu’elle relate et analyse dans Du cap aux grèves (2020). Elle a aussi critiqué la gestion de la crise sanitaire du Covid-19 par le gouvernement français dans De la démocratie en pandémie, 2021.

Jean Gilbert présente, pour le cercle Gramsci, le débat avec Barbara Stiegler et Christophe Pébarthe :

Le Cercle est très content de vous accueillir l’un et l’autre. Nous remercions aussi Thomas Desmaisons qui a rendu cette invitation possible. Une des raisons pour lesquelles nous sommes heureux de vous accueillir, c’est que vous faites partie de ces universitaires qui produisent des choses philosophiquement consistantes, et qui sont aussi directement engagés sur le terrain des luttes sociales, comme Barbara Stiegler le raconte en particulier dans son livre Du cap aux grèves. L’objet de notre invitation de ce soir est un autre livre, écrit à quatre mains, qui s’appelle Démocratie ! manifeste, avec tout le travail que vous faites à partir de celui-ci.

Vous inviter sur la question de la démocratie va de soi, et je ne vais pas résumer le livre, mais pointer deux choses qui m’ont paru importantes. D’abord la place que vous donnez à l’Université, parce qu’elle représente l’espace où les savoirs peuvent se construire collectivement, et contribuer de façon décisive aux débats publics, ce qui est fondamental dans les processus démocratiques tels que vous les concevez. Cela nous intéresse d’autant plus que la démarche du Cercle n’est pas institutionnelle, mais proche des mouvements d’éducation populaire.

La seconde chose concerne le chapitre dans lequel vous concevez votre processus d’écriture comme une écriture démocratique. Ce projet n’engage pas uniquement de la rédaction, de l’étude, de la lecture, mais toute une série de rencontres, de discussions comme celle que nous espérons avoir ce soir, et aussi cette pièce de théâtre, Démocratie, un spectacle dont vous pourriez être les héros, que vous jouerez au Théâtre du Cloître de Bellac le 21 septembre prochain. Vous êtes en résidence pour une semaine au théâtre, et c’est dans ce cadre que nous vous rencontrons.

On sent donc une très forte cohérence d’ensemble entre les idées que vous défendez, vos processus d’écriture, vos travaux d’universitaires, et vos diverses interventions dans l’espace public, jusqu’à cette représentation théâtrale sur la question de la démocratie, qui est aussi la question de notre puissance ou de notre impuissance politique.

Thomas Desmaison, directeur du Théâtre du Cloître de Bellac :

Bonsoir à toutes et à tous. Merci au Cercle Gramsci pour l’invitation et pour cette organisation à toute vitesse, parce qu’on a commencé à en parler très récemment et j’ai appelé rapidement Barbara et Christophe qui ont tout de suite accepté ! Donc merci à Barbara et Christophe pour cette réactivité. Effectivement, le Théâtre du Cloître est à l’initiative de cette proposition, mais avant tout l’initiative vient de Barbara et Christophe qui se sont lancés dans une aventure théâtrale il y a maintenant quelques années (ce n’est pas tout récent) et qui ont tout pu avoir un lien vers nos réseaux artistiques. On a pris connaissance de ce projet-là. Le théâtre de Cloître, sous ma représentation, a été tout de suite fondamentalement intéressé, parce que, comme tu viens de le dire, la cohérence est totale entre l’écrit et l’idée de passer à l’art, de passer au théâtre. On a discuté dans la voiture avec Christophe, tout est absolument convergent entre ce qu’ils défendent comme idées et comme critiques, et le fait d’utiliser le théâtre pour transmettre ça.

Celles et ceux qui sont curieux et qui veulent voir cette performance démocratico-artistique, auront la possibilité de la voir le samedi 21 septembre au Théâtre du Cloître, puis un peu partout en région, puisqu’on est un certain nombre de programmeurs et de programmeuses intéressés à cette démarche. Et aussi un débat va être organisé dans le cadre du 70e Festival de Bellac, le 5 juillet prochain. Christophe et Barbara reviennent avec Michèle Riot-Sarcey, que vous avez déjà accueillie au Cercle Gramsci, avec Joëlle Zask, et une artiste compagnonne de notre théâtre, la chorégraphe Sylvie Balestra qui travaille beaucoup sur ces questions aussi.

Donc voilà, plusieurs dates parce qu’on s’est dit que pour faire démocratie, faire dèmos, il faut à tout prix multiplier des temps d’échanges. Et ce n’est pas simplement une invitation artistique, c’est une invitation démocratique. Donc merci à vous pour l’invitation. Je transmets la parole à nos invités.

 

Barbara Stiegler :

Je vais ouvrir la soirée. Ensuite, Christophe prendra la parole. Et puis on aura surtout beaucoup d’échanges entre nous. On n’a pas préparé quelque chose de très long. On veut surtout échanger avec vous, que vous ayez lu l’ouvrage ou pas.

La question des biens communs, et de qui en décide

L’angle que j’ai choisi pour ce soir, c’est celui qui a été retenu par le cercle Antonio Gramsci dans sa lettre. Je vais approfondir les mots que j’avais échangés avec la revue Diacritik. Je partirai de la question des biens communs. C’est une question très forte aujourd’hui. Une des raisons, je pense, est qu’elle donne une voie pour à la fois faire une critique du capitalisme, et esquisser une voie de sortie du capitalisme. Or la question de la lutte contre le capitalisme est redevenue totalement à l’ordre du jour – je dis redevenue parce qu’elle s’était effondrée dans les années 1980 et 1990, et elle revient depuis la fin des années 1990 et le tournant des années 2000, en particulier depuis la crise financière. Le terme de « capitalisme » a repris une place centrale : la critique du capitalisme, la relecture de Marx, est redevenue parfaitement d’actualité partout, dans les universités, etc., ce qui n’était pas du tout le cas quand j’étais plus jeune. Et la voie des biens communs offre une possibilité à la fois de faire une critique, mais aussi de dessiner une alternative, d’avoir une voie pour véritablement lutter contre le capitalisme.

Alors, comment ? Eh bien, en désignant des biens inappropriables par le marché, des biens qui doivent s’excepter du marché. On peut prendre comme exemple l’eau, la terre, la culture, l’éducation, la santé. Tout le monde s’empare de cette question des biens communs, à juste titre. Très bien.

Mais il y a quelque chose qui me pose problème dans la manière dont on se jette, non pas sur cette question, mais sur les réponses que je viens de donner : l’eau, la terre, l’éducation, la culture. C’est qu’on oublie de se demander qui définit les biens communs. Donc l’intervention que je voudrais faire n’est pas du tout une intervention dirigée contre « eux » (j’ai employé un vocabulaire gramscien : « Eux » et « nous »), ça ne va pas du tout être dirigé contre « eux », les capitalistes. Ça va être dirigé contre « nous ». Contre la manière dont nous-mêmes, nous avons tendance à totalement oublier la question de la démocratie dans tout ça. Quand je dis « nous », ce sont les mouvances auxquelles nous appartenons, les mouvements de gauche. Et je crois qu’il faut vraiment que l’on fasse très attention à la manière dont on se comporte et à ce qu’on pense de la démocratie. C’est vraiment un appel à une vigilance sur nous-mêmes.

Quand je dis « nous-mêmes », je m’inclus. Tous les jours j’essaie d’avoir cette vigilance. Elle est nécessaire parce que tous les jours un naturel revient au galop, qui voudrait par exemple considérer que les biens communs, je les connais déjà. Je sais déjà ce que sont les biens communs et il me reste à les diffuser, à m’assurer qu’ils ne sont pas appropriés par « eux ». Mais si vous réfléchissez bien, c’est une question abyssale de savoir quels sont les biens communs. C’est quoi, le bien commun ? Si on pose comme sujet de dissertation de philosophie « Qu’est-ce que le bien commun ? » c’est une question immense. Quels sont les biens communs qu’il faudrait sortir de l’appropriation par le marché, et ceux qu’on pourrait laisser circuler dans le marché ? Si on veut spécifier la question, c’est terriblement difficile.

Et puis plus fondamentalement, qu’est-ce qui est bien ? Pour nous tous ? C’est une chose dont il faut parler. Or, très souvent, cette opération n’a pas lieu, sous prétexte qu’on a un programme, sous prétexte qu’on a un projet, sous prétexte qu’on a une hégémonie culturelle (encore un terme gramscien) à diffuser. Et donc, toutes ces étapes sont brûlées. C’est sur ce point-là que je voudrais donner quelques éléments.

La gauche oublie la démocratie

La réflexion académique aujourd’hui autour du bien commun s’inscrit dans le sillage de l’histoire du communisme, elle redonne ses lettres de noblesse et une actualité au communisme, et reprend la question de la juste répartition des biens, en désignant, comme je le disais, des biens communs jugés inappropriables. L’adversaire à abattre ici est clairement le capitalisme dont la logique est, comme chacun sait, de transformer toute réalité, jusqu’à nos conversations, jusqu’à nos idées, jusqu’à nos impulsions, toute réalité en une propriété exploitable sur le marché. Alors, j’insiste sur le fait que je partage sans réserve ce combat. Mais, deuxième point, Je crois qu’il faut absolument le doubler d’un autre front : celui qui consisterait à poser en principe la compétence de tous dans l’activité épistémique, l’activité de connaissance (épistémè en grec veut dire « connaissance »), l’activité épistémique permettant de déterminer ce qui est le bien commun. Et ça, c’est une opération qu’on oublie de faire, en considérant qu’il y aurait ceux qui sauraient beaucoup mieux parce qu’ils sont éduqués, parce qu’ils sont éclairés, parce qu’ils sont avancés, parce qu’ils sont de gauche, parce qu’ils sont du bon côté, parce qu’ils ont compris. « Eux » sauraient par avance quels sont les biens communs, qu’ils auraient ensuite à diffuser aux autres ou à protéger pour les autres.

Je pense au contraire qu’il faut poser en principe la compétence de tous, a priori, dans l’activité permettant de déterminer le bien commun. Personne ne peut être a priori privilégié pour déterminer ce qu’est le bien commun, ou ce que sont les biens communs. Et personne ne peut être a priori exclu. C’est précisément ça, le geste démocratique. La démocratie commence par la délibération collective sur ce que nous voulons, et elle est très souvent oubliée dans la démarche des biens communs. On la considère comme une évidence… On veut l’eau, par exemple, pour tous. Mais qu’est-ce que ça veut dire ? Quelle eau ? À quelles conditions ? Comment ? Pourquoi l’eau ? Pourquoi pas les vêtements ? Pourquoi pas aller au théâtre ? Pourquoi ce théâtre ? Pourquoi le théâtre ?

La voie démocratique : délibérer avec tous

Toutes ces questions sont, comme je disais tout à l’heure, vertigineuses.

Cela repose sur la croyance en la nécessité incontournable d’une délibération, et d’une délibération avec des gens avec lesquels on n’est pas d’accord, pour lesquels on n’a pas d’admiration, dont on n’estime pas a priori les avis, les goûts, les penchants. Une délibération avec tous, puisque si on prend l’étymologie de démocratie, c’est le pouvoir du dèmos de choisir, de décider pour lui-même, d’avoir du pouvoir sur le pouvoir de décider (« le pouvoir » en grec, c’est kratos). Vous ne pouvez exclure personne du dèmos. Vous ne pouvez pas dire à des gens qui sont là, vous sortez, vous n’en faites pas partie.

À Athènes, le peuple athénien, le dèmos, tous les Athéniens qui sont définis comme citoyens, font partie du dèmos, que cela vous plaise ou non, que vous soyez d’accord ou pas avec eux. Il n’y a pas de principe de sélection. Il n’y a pas les femmes, il n’y a pas les esclaves, d’accord ; mais il y a tous les autres. Il n’y a pas les femmes parce que c’est une société patriarcale, très bien ; donc c’est accidentel, ce n’est pas l’essence de la démocratie. Il n’y a pas les esclaves parce que c’est une société esclavagiste, et le fait qu’il y ait des esclaves n’est pas un fondement de la démocratie.

Mais tous les autres qui ne sont ni des enfants, ni des femmes qu’on considère comme n’étant pas autonomes, ni des esclaves qu’on considère également comme n’étant pas autonomes puisque achetés, tous ceux qui ne sont pas achetés, pas femmes, pas enfants, pas esclaves, tous sans exception, font partie du dèmos et aucun ne peut être exclu de cette délibération. C’est quand même très rude comme exigence. Ça n’a rien à voir avec la logique de partis ou de partisans ou de camarades, selon laquelle on se choisit. Or très souvent la voie des biens communs c’est beaucoup plus la voie des partisans, la voie de gens qui se sont choisis et qui considèrent qu’ils savent déjà ce que sont les biens communs, et cela va de soi pour tous.

Là, la démarche est inverse. On ne se choisit pas. On est obligé d’accepter tous les gens qui sont là sur la place publique et qui délibèrent : en l’occurrence la colline de la Pnyx, à Athènes. Tout le monde peut y aller. Et on ne peut pas dire vous ne faites pas partie du dèmos, vous n’en avez pas les aptitudes. Vous n’avez pas le niveau, vous n’êtes pas du bon parti.

Vous voyez, c’est quand même quelque chose de très différent de la voie qui est habituellement la nôtre. Ce que j’essaie de dire, c’est que la manière dont les mouvements de gauche fonctionnent n’est pas du tout la manière démocratique. Je ne dis pas du tout que c’est dictatorial, je ne dis pas du tout que c’est autoritaire, mais je pose la question de la voie autoritaire qu’on risque d’emprunter de manière très douce et en apparence très éclairée. Et c’est pour ça qu’il faut s’observer soi-même sur notre rapport à la démocratie.

La République des élus contre la démocratie

Pour considérer qu’a priori tous sont compétents pour déterminer les biens communs, il faut croire fondamentalement que l’étape de la délibération, qui est longue, qui est ardue, est incontournable. Et ici, l’autre adversaire à abattre, ce n’est pas seulement la manière dont on fonctionne dans nos partis, dans nos mouvements, dans nos groupuscules, mais c’est aussi autre chose qui vient d’une autre source : la démocratie, ce qui s’est appelé et qui s’appelle encore la démocratie, mais qui est l’aristocratie élective. Cette source a été confirmée par l’histoire de la République. République, res publica : « chose commune ». C’est une autre voie pour comprendre le commun : la chose commune qui est sur la place publique. Dans l’histoire de la République, c’est très clairement ça. Une autre voie aurait pu être prise, puisqu’il y avait dans la Révolution française la potentialité d’une république sociale et démocratique qui a été réactivée au XIXe siècle, qui a été repensée par Jean Jaurès, etc. Mais ce n’est pas ce visage-là de la République qui s’est imposé. C’est bien plutôt la République comme République des élus : les élus comme étant les plus compétents, ou plus exactement comme étant les seuls compétents pour déterminer la chose publique. Donc les élus, les seuls compétents et les seuls ayant suffisamment de vertu, à la fois la compétence épistémique et la compétence morale, la vertu qui permet d’avoir un rapport au bien commun.

Ces deux voies vont installer l’idée que le meilleur système, c’est le système du gouvernement représentatif dans lequel ce sont des professionnels spécialisés de la politique, les plus compétents, qui sont les mieux placés pour désigner le bien commun. Et ce système, c’est le nôtre. Ce système est exactement le système actuel qui, évidemment, ne marche pas, qui est dévoyé puisque les meilleurs sont nuls et que les plus compétents sont incompétents, bien sûr ; mais les fondements de notre système, c’est ça. Et ce système s’est construit contre la démocratie. L’idée étant que, surtout, le dèmos ne gouverne pas, parce que c’est une foule irrationnelle et incompétente. Et pour éviter cette catastrophe démocratique d’une masse irrationnelle et incompétente qui délibérerait et qui déciderait, on a imposé à la place le système représentatif, la République des élus. Et prenez le terme « élu » avec tout son sens, y compris biblique : on s’extrait du peuple, on est au-dessus du peuple par les deux voies, à la fois la compétence (donc le savoir, la connaissance) et la vertu.

Notre système est entièrement fondé là-dessus. Avec l’idée que dès qu’on parle d’éducation, il y a une hiérarchie entre ceux qui sont éduqués et ceux qui ne le sont pas. Ceux qui peuvent désigner les biens communs sont les plus éduqués et les plus diplômés. Cette idée d’une délibération de tous sur le bien commun est donc antithétique avec les fondements de notre système représentatif, qui est celui d’une aristocratie élective. Alors bien sûr, les gens qui sont actuellement à la place de ces élus ne sont pas des aristocrates. Très souvent, ils sont ineptes, ils sont ridicules, ils sont idiots, ils sont nuls, ils sont mal élevés, etc. Mais les principes sont bien ceux-là, et ce n’est pas la démocratie. Donc quand vous dites « notre démocratie », quand on dit dans les cortèges « notre démocratie », c’est un peu étrange parce que le système dans lequel nous sommes n’est pas démocratique, c’est un système contraire à la démocratie et qui s’est forgé contre elle.

Nous vivons un moment démocratique

Vous voyez que par le renouveau de la pensée communiste autour des communs, et par la voie élective, qui est celle que la République a massivement épousée, par ces deux voies, à la fois la voie républicaine et la voie néo-communiste, on rate doublement la voie démocratique. Or il est très difficile de sortir de ces deux voies-là, parce qu’elles sont majoritaires pour nous.

Alors, le moment que nous traversons est intéressant parce que la grande révolution du système représentatif, était que l’aristocratie n’était plus fondée sur la naissance mais sur la compétence. C’était une véritable révolution par rapport au système nobiliaire antérieur, qui aujourd’hui est remise en cause avec des fils de milliardaires qui récupèrent les fonctions, etc. Mais il y a quand même eu ce grand moment qui a duré deux siècles, où vraiment on a eu cette révolution du système représentatif. Mais ce n’était pas la révolution démocratique, c’était la réponse antidémocratique au risque démocratique. Alors, aujourd’hui le moment est intéressant puisque cette République fondée sur l’excellence des élus, sur la compétence et la vertu, est en train de s’effondrer sous nos yeux puisque, comme je le disais, plus personne ne croit sérieusement que les élus ont ces qualités. L’idée que les plus diplômés seraient les mieux placés pour définir le bien commun est en train de s’effondrer, à la fois par la crise du système républicain, mais aussi par le fait que les plus diplômés ont conduit globalement les systèmes vers une série de catastrophes, dont la catastrophe écologique, la science, les experts, etc. C’est donc un moment potentiellement démocratique puisqu’au bout d’un temps, si plus personne n’est naturellement et de manière évidente désigné pour déterminer le bien commun, alors après tout pourquoi ne pas se dire que n’importe qui est désigné pour en parler ? C’est un moment de très grande tension, avec des poussées démocratiques très fortes. C’est comme ça que j’ai très rapidement analysé le mouvement des Gilets jaunes.

Les Gilets jaunes

Au départ, j’ai mis un gilet jaune pour des raisons de voiture. J’ai mis un gilet jaune parce que ma voiture ne passait pas au contrôle technique, et parce que j’étais contre les 80 km/h parce que j’avais des problèmes de voiture. Apparemment c’est exactement comme ça qu’est né le mouvement des Gilets jaunes. J’avais des problèmes de voiture et j’ai mis ce gilet jaune très spontanément et sans réfléchir. Et j’ai compris assez vite après ce qu’était ce mouvement : un mouvement profondément révolutionnaire qui posait la question de la démocratie. Derrière cette histoire de voiture était posée la question de la démocratie dans le contexte de la crise écologique. Les Gilets jaunes ont posé la question de savoir quel est le bien commun, comment y accéder, etc. Question qui ne peut plus être confiée à des experts qui vont nous expliquer que la meilleure voie c’est une taxe carbone. Puisque ça ne tient absolument pas compte de la totalité du dèmos, alors qu’il faut envisager ces problèmes écologiques comme des problèmes extrêmement difficiles qui doivent être appréhendés par la totalité du peuple. Peuple qui est le seul souverain, ont-ils rappelé au monarque ou pseudo-monarque Emmanuel Macron, parce que le seul souverain dans la Constitution française, c’est le peuple !

Donc ils ont récupéré ce qui était resté de démocratique de la Révolution : à savoir que le souverain, l’unique souverain, c’est le peuple, c’est le dèmos. Et ils ont dit : « Il faut continuer la Révolution française, l’accomplir, et l’accomplir c’est accomplir la démocratie, qui n’a jamais été mise en place en France. » C’est pour ça qu’ils ont mis en place ce qu’on a appelé ces agora, tous ces systèmes de délibération, tous ces systèmes d’assemblée, et ils ont redécouvert toutes les questions athéniennes autour de la prise de parole, de la rotation, de la constitution, de la délibération, de la participation des assemblées, etc. Derrière cette histoire de voiture, vous voyez, c’est cette révolution démocratique qui s’est mise en route avec les Gilets jaunes.

On a beaucoup de pays où c’est le cas aujourd’hui, avec des poussées démocratiques très fortes. Et il y a en face un parti de l’ordre extrêmement violent qui ne veut surtout pas de ces poussées démocratiques et qui devient de plus en plus réactif et réactionnaire, de plus en plus autoritaire, jusqu’à recourir à la force armée pour mater ces poussées démocratiques. Mais voyez, avec les Gilets jaunes, il est très difficile d’arriver en disant : « Bon ben le bien commun c’est ça, et voilà. » Non, ça ne marche pas. C’est hors de question. Ça ne peut pas se passer comme ça. Il faut passer par tout un système de délibération, d’assemblées, et pour eux c’est un impératif catégorique. Je pense que c’est extrêmement sain. Ils ont ouvert une voie extrêmement féconde, et qu’on aurait tort de considérer comme une espèce de décoration de démocratie participative. Il y a un peu d’effervescence, mais c’est quelque chose de méthodologiquement très exigeant, très rigoureux, et qui va complètement à l’encontre de nos habitudes à la fois républicaines, mais aussi socialistes et communistes. Je prends vraiment les grandes voies, la République, le socialisme, le communisme, ce qui nourrit nos mouvements de gauche, et on est très très loin de cette révolution démocratique.

Le Covid-19

Le deuxième exemple excellent pour illustrer tout ça, et je m’y suis engagée aussitôt, donc je n’ai pas chômé ces dernières années (j’ai eu beaucoup d’occasions de me retrouver en première ligne), c’est le Covid-19. Croire qu’on saurait par avance déjà très bien ce qu’est le bien commun c’est, là aussi, une erreur absolue. On a produit un désastre par cette attitude quand on a décidé, sans connaître les produits, que les vaccins étaient des biens communs. Je vais laisser de côté la question de savoir si ces produits pharmaceutiques étaient bons, pas bons, peu importe, ce n’est pas le sujet avec lequel j’ai envie de discuter, ce n’est pas ça qui m’intéresse. Ce qui m’intéresse, est que c’est un exemple extraordinaire !

On a un produit pharmaceutique qui arrive sur le marché. Il n’y a pas besoin de très longues délibérations pour se demander si le SARS-CoV-2 est un problème : le SARS-CoV-2 n’est pas un bien commun. Quoique avoir une attitude d’éradication avec les virus n’est pas forcément malin, cela pose déjà plein de questions. Transformer un virus en un mal absolu qu’il faudrait extirper par des milliers de tonnes de gel hydroalcoolique, etc., n’est pas forcément la bonne attitude à avoir dans les zoonoses. Ça montre déjà que c’est compliqué, mais on peut très facilement documenter le fait que le Covid-19 est une maladie déclenchée par le SARS-CoV-2 sur des organismes majoritairement fragiles, que c’est une vraie maladie, qu’elle tue, qu’elle a tué et qu’elle tue encore.

On a eu des retours d’expérience très importants. J’ai travaillé avec des gens qui soignaient ceux qui mourraient du Covid-19. Pour moi, il était donc très clair qu’il y avait une maladie, une vraie maladie et qu’il fallait trouver les moyens de lutter contre elle. Ensuite, quand le produit pharmaceutique a été proposé, on était vraiment au tout début. Le fait qu’une grande partie des gens de gauche se soient jetés sur ce produit sans le connaître, sans connaître le processus de mise au point, sans regarder de près la manière dont on fait d’habitude pour mettre sur le marché un produit, et qu’ils le désignent comme un bien commun universel qu’il faut distribuer à tous les êtres humains sur la totalité de la planète, et pourquoi pas tant qu’on y est aux enfants qui viennent de naître, c’est quelque chose de complètement fou. C’est typique de l’attitude consistant à dire « On sait déjà ce que sont les biens communs » : les biens communs ce sont les médicaments, un médicament est bon par définition ; dans les médicaments il y a les vaccins, les vaccins c’est bien, donc si un laboratoire a appelé un produit « vaccin » c’est bien, donc on va l’imposer de manière autoritaire comme bien commun ! Alors le combat de gauche a été de rendre ces biens inappropriables, c’est la voie des biens communs : éviter que ce soit des biens appropriables par le marché, ce qui, évidemment, a complètement raté, vous l’avez vu.

Mais je ne me suis pas reconnue dans ce combat-là, parce que les conditions n’étaient pas remplies. On n’a même pas eu de discussion collective pour savoir si c’était un bien commun, et si c’était vraiment un vaccin. Et là, on voit le désastre. Et la révolte des Gilets jaunes a continué, autour de cette définition autoritaire de ce qui était le bien, sans aucune délibération. On a fait pareil avec le confinement, et avec toutes sortes de dispositifs ou de produits qui ont été élus par la classe dirigeante comme la solution, en l’absence de toute délibération.

La place du savoir

Alors si on me dit « Oui mais il y avait un savoir expert », je réponds très facilement deux choses : qu’il y a un savoir très spécialisé en médecine, mais que ce savoir sur les virus, sur l’immunologie, sur les zoonoses, etc., n’est jamais en mesure de nous dire ce que collectivement la société doit faire. Vous pouvez avoir le savoir le plus hyper-spécialisé du monde, il ne vous donnera pas la martingale correspondant à ce que doit faire une société. Parce que ce que doit faire une société est une décision politique, absolument pas une décision scientifique. C’est justement ce que doit faire le dèmos pour lui-même, c’est purement politique. Aucun être humain, aussi diplômé soit-il, aussi scientifique soit-il, ne le sait : la seule solution pour le trouver, c’est la délibération collective, et c’est la délibération avec toutes les sciences et toutes les formes de savoir. Les Gilets jaunes ont assisté à cette catastrophe d’une imposition du bien de manière autoritaire juste après leur mouvement, un moyen autoritaire qui, accessoirement, a permis d’enfermer les Gilets jaunes chez eux. Je signale quand même au passage qu’on est passé d’un début de révolution démocratique à un confinement généralisé de toute la population. Et ça s’est fait de la manière la plus catastrophique, si on se place au point de vue des Gilets jaunes. Donc on voit très bien que les dernières années illustrent la nécessité de donner du crédit à cette hypothèse démocratique, et c’est ce à quoi nous sommes attachés avec Christophe.

La catastrophe serait de croire que la meilleure manière d’accéder au savoir est d’aller se renseigner auprès des plus spécialisés, et ce seraient eux qui pourraient le plus vite possible résoudre les crises. C’est une erreur absolue. C’est l’inverse, en fait. Concentrer le savoir dans les mains de quelques-uns, c’est produire un faux savoir, c’est détruire le savoir. Et le savoir ne peut s’élaborer et ne peut se transformer en décision collective de nature politique que s’il circule massivement, intensément. C’est notre conviction, c’est pour ça qu’on a concentré notre travail sur la démocratie sur la question du savoir.

Alors on considère que la démocratie, c’est le début de plein de questions vertigineuses, difficiles. C’est une série d’hypothèses, et c’est elle-même une hypothèse. Donc on vous propose cette voie comme une hypothèse, pas du tout comme la solution, avec tous les problèmes liés à cette solution qui seraient vus comme déjà réglés et seraient eux-mêmes toute une série de solutions, mais plutôt comme une voie problématique de questionnement, comme un laboratoire d’expériences.

Une écriture démocratique

Pour revenir à la présentation du début, on essaie effectivement de joindre la parole au geste ou le geste à la parole, de faire ce qu’on écrit et de relier nos paroles à nos actes, ce qui est malheureusement assez peu le cas de la part de beaucoup d’intellectuels particulièrement clivés. On l’a encore beaucoup vu pendant cette épidémie, où on a tout un discours sur la démocratie, sur la liberté, sur l’émancipation, sur les Lumières, et quand arrive un pouvoir ultra-autoritaire il n’y a plus personne pour se lever contre ce monstre. Donc on essaie d’avoir des pratiques d’assemblée récurrente, permanente, pérenne, habituelle, et de poser cette question de l’assemblée comme question centrale.

C’est aussi pour ça qu’à la faveur du premier livre de Christophe sur la démocratie, intitulé Athènes, notre démocratie, on a choisi de lancer une conférence à deux voix, en essayant d’avoir une parole démocratique, qui ne mélange pas nos deux voix pour dire la même chose, mais où on garde nos différences. C’est ça, l’écriture démocratique dont vous parliez : au lieu de faire un livre d’une seule voix à quatre mains, on a gardé les deux voix qui s’entretissent et sont décalées, et ne disent pas la même chose. On essaie de produire ces mêmes décalages avec tous les autres auxquels on s’adresse. On a donc lancé un duo de conférences à deux, et avec vous, et on est ce soir au 37ème acte de ce duo. Et on a voulu aller plus loin en mettant en scène cette parole avec tous les artifices de l’art théâtral pour faire un vrai spectacle avec un décor, des accessoires… C’est un spectacle, pas une performance, et on essaie de se confronter à tout ce que le théâtre peut apporter comme arène démocratique grâce à l’éclairage, à la scénographie, au jeu d’acteurs, à la dramaturgie. On va plus loin dans cette forme théâtrale, mais nous tenons à garder absolument cette forme du duo qui nous confronte immédiatement à la question de savoir comment faire assemblée, pourquoi c’est une question absolument cruciale, qui a quelque chose de décisif, et pourquoi c’est une étape qui ne peut pas être renvoyée à plus tard. Ce qu’on fait la plupart du temps, c’est qu’on renvoie toujours ça à plus tard.

Je te laisse la parole.

Christophe Pébarthe :

Deux conceptions usuelles de la démocratie

Je vais essayer d’aller vite, pour qu’on puisse avoir un temps d’échange entre nous. En même temps, c’est bien que Barbara ait parlé, parce que comme ça j’ai pu noter plein de trucs et trouver des choses à dire ! Donc je dirai pour commencer qu’en gros, on a souvent dans notre boîte à outils intellectuelle deux manières de voir la démocratie.

La première manière, c’est la manière institutionnelle, celle des juristes. Pour résumer, c’est la VIe République : « On va changer la Constitution et on aura plus de démocratie, le peuple aura plus de pouvoir, il y aura des nouveaux droits », etc. C’est une des manières qu’on trouve facilement sur le marché des idées, si j’ose dire, depuis longtemps, parce qu’elle était déjà dans le programme commun des années 1970, de François Mitterrand, l’idée de la VIe République. Ça fait longtemps qu’on en parle, puisque c’était déjà quasiment au cœur de la discussion de 1958, au moment de l’adoption de la constitution de la Ve République. C’est donc une vieille question, qui est une manière bien particulière de penser la démocratie, puisqu’au fond, quand on la pense de manière institutionnelle, ça signifie qu’on lui accorde dans l’espace social (si on imagine que c’est comme un territoire), une partie qu’on va appeler la politique, ou les prises de décisions. Et puis le reste pourra être un peu en dehors de la démocratie. Je vais prendre un exemple que tout le monde connaît, celui de l’entreprise. Jean Jaurès, dont tu as parlé tout à l’heure, disait que « la démocratie s’arrête aux portes de l’entreprise », puisque c’était en quelque sorte un autre monde, avec d’autres règles, etc. Mais on n’y voyait pas nécessairement (au contraire de Jean Jaurès) une contradiction avec la démocratie. Et on acceptait donc que quelque chose qui était démocratique au niveau des prises de décisions (ou du moins qu’on appelait démocratique, avec toutes les limites que Barbara a pointées dans le système politique), n’était pas nécessairement réplicable partout. On sait bien que dans les années 1960 et 1970, ces questions se sont aussi posées dans l’espace domestique, pour les questions de domination hommes-femmes, par exemple.

Donc vous voyez qu’en en fonction de nos tropismes différents, nous mesurons tous et toutes les limites de ce modèle institutionnel, ou les choses qui ne vont pas, et dans lesquelles on aimerait mettre un peu plus de démocratie.

Ça amène à la deuxième autre grande manière de voir la démocratie, c’est-à-dire une manière idéologique. On va considérer que la démocratie est une idéologie, c’est-à-dire une manière globale de voir le monde, un système organisé d’idées qui va se concentrer en particulier sur la notion d’égalité. Et on va essayer de la décliner le plus possible, partout, en disant que le but d’une société démocratique serait d’être une société égalitaire. Dans ce cas-là, vous voyez que c’est davantage que quelques institutions, une assemblée, un tirage au sort, ou tout ce que vous voulez ; c’est une manière globale de vivre ensemble, et une façon de penser la société dans sa totalité.

L’épistémologie de la démocratie : accepter l’incertitude sur le sens du monde

Vous avez vu dans le propos de Barbara (qui a repris des éléments de notre livre) que nous proposons une troisième manière d’envisager la démocratie, qui nous amène à considérer que la démocratie c’est d’abord un rapport social au savoir. C’est-à-dire que le geste initial de la démocratie suppose au préalable de prendre position par rapport à la connaissance, à l’épistémologie si vous voulez. C’est un point très important. Je vais en dire quelques mots parce qu’il faut vraiment le creuser pour bien comprendre ce qui, pour nous, est fondateur d’un geste démocratique.

C’est accepter l’incertitude sur le sens du monde.

Quand je dis ça, il y a deux manières de comprendre. La première manière, c’est de dire qu’on ne comprend pas tout de suite ce sens : il faut le chercher, etc. Mais ce que nous disons va plus loin, puisque nous considérons que le monde social est incertain par nature. Pour le dire autrement, nous considérons que le monde social fabrique à l’instant T des interprétations de lui-même qui sont contradictoires entre elles, et que nous ne pouvons pas trancher a priori entre celle-ci ou celle-là. Et c’est ce choix initial d’une incertitude première sur le sens du monde qui évidemment légitime pour nous l’intérêt possible d’en délibérer ; parce que si on sait déjà, à quoi bon délibérer ? Ça devient de la propagande : il faudra juste te convaincre, c’est la fabrique du consentement des néolibéraux, puisqu’on a la vérité ; et il se trouve qu’il existe quelques petites procédures qui nous emmerdent comme les élections, on va donc passer notre temps à convaincre les électeurs de se rendre à notre vérité qui est là et qu’ils n’auront plus qu’à valider avec leur bulletin de vote… Et ensuite, on la mettra en application.

Comme disait Didier Raoult, la science n’est pas démocratique. Donc si la science est la vérité, alors on ne vote pas sur la vérité scientifique à l’Assemblée. Je prends cet exemple volontairement parce qu’il est intéressant, tout à fait emblématique de cette tension qu’il y aurait à dire que si c’est la science, on ne va pas en parler à l’Assemblée Nationale, on ne va pas organiser un référendum sur la science. Là, vous voyez ce que signifie faire le choix de l’incertitude, mais je dis bien sur le sens du monde, pas sur ce qui permet aux avions de voler. On parle de la finalité de l’action collective. Pourquoi on est ensemble ? Où on va ? Dans quel but ?

On est bien d’accord : il ne s’agit pas de dire qu’on va se mettre à délibérer sur comment il faut faire voler les avions. Ce n’est pas de ça dont on parle. C’est souvent ce qui nous est opposé : vous n’allez pas délibérer sur tout, etc. Mais nous, nous nous intéressons à la délibération démocratique, c’est-à-dire à celle qui vise à élaborer ensemble, sinon un bien commun, du moins une direction commune dont on pense qu’elle est bonne pour tous et toutes. Notre point de départ est donc de dire qu’il faut une épistémologie pour que la démocratie soit possible, consistant à accepter que l’incertitude fait partie du monde social, et qu’une science n’arrivera pas demain, qui nous permettrait d’enfin arriver à un savoir positif sur le monde qui épuiserait la démocratie.

Si on nous suit, on est donc en quelque sorte condamné à la démocratie, puisque nous sommes condamnés à l’incertitude sur le monde. Je ne peux pas être sûr que ce que je pense du monde et de la direction qu’il doit prendre est vrai, bon, juste, etc. C’est le premier point sur lequel je voulais insister.

Comment qualifier les faits sociaux ?

Et cette épistémologie n’est pas originale. Elle se trouve aussi bien chez les Grecs (j’en dirai un petit mot tout à l’heure) que dans les sciences sociales, puisqu’il n’y a rien de plus classique que de constater la difficulté que nous avons à qualifier une réalité ou un fait social qui est en train de se passer sous nos yeux. C’est le deuxième point de mon intervention.

Je vais prendre un premier exemple d’actualité : c’est le génocide. Comment qualifier ce qui se passe ? Si vous acceptez le point 1, à savoir qu’il y a une incertitude et que vous n’êtes donc pas là pour dire « Ouais, c’est sûr, etc. », vous devez vous demander quelles raisons amènent les uns et les autres à se poser des questions, pour ensuite trancher, avoir une opinion. Ce que disait Barbara sur la question des communs, c’est que même si vous pensez de manière tout à fait certaine qu’il y a un génocide en cours à Gaza, ce qui est mon cas, il ne faut pas s’étonner que ça ne suffise pas pour que vous imposiez ce mot à tout le monde, sans au moins faire l’effort de comprendre pourquoi d’autres ne l’utilisent pas, et quel est le problème qu’il pose. Je continue cet exemple.

Avec celui qui considère que vous ne pouvez pas comparer parce qu’il n’y a pas assez de morts, on peut facilement discuter et affaiblir cet argument. Quand vous faites un cours d’histoire et que vous étudiez le génocide des juifs, vous commencez par les Einsatzgruppen en 1941 et 1942, et vous ne dites pas que ce n’est pas un génocide parce qu’ils n’en tuaient pas assez chaque jour. Ça n’aurait strictement aucun sens. Ça veut donc dire que quand on est historien, on accepte parfaitement de qualifier de génocide des événements alors même que ce n’est pas terminé. De la même façon, tout le monde considère aujourd’hui que le génocide rwandais commence avec la radio Mille Collines, qui dit « On va aller couper le village en petits morceaux … », etc. Ça ne choque plus personne aujourd’hui de dire que le génocide commence là, alors même que le génocide en tant que tel est évidemment un processus qui se développe et dure plusieurs mois. Donc vous voyez que ça, il est possible d’en discuter.

Bien sûr il y a la dimension juridique : des juristes définissent le génocide, mais les juristes ne sont que des juristes, ils n’ont pas plus que vous ou que moi la définition ultime du génocide. On prend en considération leur définition, mais on ne la prend pas pour le sens du monde.

En fait, le processus consiste ici à s’enrichir de tout ça avant de vouloir fermer la délibération, même si, j’insiste bien, on est intimement persuadé que le bon mot est celui-là plutôt que tel autre. Et on est tous d’accord, ce n’est pas simple. Et évidemment, il est tout aussi légitime d’avoir une action militante engagée pour pouvoir imposer tel mot plutôt que tel autre. Ça ne disqualifie pas l’engagement, le militantisme pour cette cause-là en particulier. Ça montre ce qu’il y a de démocratique, ou plutôt ce qu’on doit avoir de démocratique quand on veut réfléchir.

Donc comment qualifier une réalité sociale ? C’est un problème de science sociale classique. Je vais prendre un autre exemple, un exemple que j’aime bien, c’est sur le 11 septembre 2001. C’est un exemple que j’aime beaucoup puisque là on a tous les documents : comment ça s’est passé, quasiment à la minute, à la seconde, etc. Et en fait vous avez un clivage énorme entre, en gros, l’Europe et les États-Unis. Pour les États-Unis, le 11 septembre 2001 c’est les 60 ans de Pearl Harbor. Et ils le fêtent à mort… Il y a quatre blockbusters avant le 11 septembre, et ils vivent dans une ambiance Pearl Harbor. Le cadrage qui va alors être très vite imposé par la presse, mais qu’ils vont valider parce qu’ils ont vécu pendant des mois dans cette ambiance, c’est que c’est une déclaration de guerre, comme l’était Pearl Harbor. Et vous allez avoir des photos où on voit les pompiers à Ground Zero qui sont exactement comme des photos d’Iwo Jima. Vous avez même des photos (ça a été étudié) où on montre les tours et qui évoquent ce que tous les élèves américains connaissent : les photos du port de Pearl Harbor en train de flamber. Ils sont dans la même ambiance. Ce cadrage implique que le 11 septembre 2001 est une déclaration de guerre, et qu’il faut donc aller faire la guerre. On a un ennemi, il faut le trouver. Évidemment, ça facilite le travail de ceux qui, comme George Bush Junior, en ont profité pour imposer une guerre qui n’avait rien à voir avec le 11 septembre 2001.

En France, comme nos journalistes français sont très sérieux, ils regardent CNN avant de parler. Et qu’est-ce qu’ils commencent à faire ? Ils disent : « C’est Pearl Harbor ». Sauf qu’au bout d’un moment, vous voyez, tout le monde se regarde en disant : « Pearl Harbor ? On sait ce que c’est mais ça ne nous parle pas, ce n’est pas notre histoire, ça ne nous fait pas réagir. » Et ce qui va se passer en Europe, très vite, ça se joue à quelques minutes, on a les bandes, on peut regarder, donc on le voit, c’est un sociologue qui s’appelle Jérôme Truc, qui a étudié ça dans un livre paru en 2015 et intitulé Sidération. Il s’intéresse à la sociologie des attentats, comment on réagit, comment les sociétés réagissent aux attentats. La première étape, c’est ce qu’il appelle le cadrage, c’est-à-dire quels mots vont être utilisés pour pouvoir désigner l’événement. Et il montre qu’ensuite, ça nous dirige quelque part. Ça ne nous oblige pas, mais ça légitime telle option plutôt que telle autre. Pour les Américains, avec Pearl Harbor, c’est la guerre. Mais en France, comme Pearl Harbor ne marche pas, très vite c’est une autre chose qui va arriver : c’est Hiroshima, « plus jamais ça ». Et « plus jamais ça », ça veut dire « on fait la paix » ! Il ne faut pas que ça se reproduise, etc. Vous comprenez pourquoi il y a eu en Europe d’énormes mobilisations pour la paix, alors qu’aux États-Unis, il y a eu une sorte d’évidence de la guerre puisqu’elle avait déjà été déclarée par le 11 septembre 2001.

Vous voyez donc que ces questions-là sont extrêmement importantes parce que nous ne pouvons pas parler de la réalité sociale sans la nommer. Il ne faut pas nier le phénomène, il faut juste le mesurer et le comprendre, raison pour laquelle aussi le rapport aux autres qui ne parlent pas comme nous, avec nos mots, est extrêmement important. Non pas parce que nous devons adopter leurs mots, mais parce que peut-être grâce au frottement avec eux, nous pouvons comprendre mieux ce que nous disons quand nous le disons d’une manière plutôt que d’une autre. Ça peut nous renforcer dans ce que nous pensons, plutôt que nous affaiblir. Mais pour cela encore faut-il accepter le frottement et la rencontre.

Les savoirs critiques au pouvoir ?

Dernier point sur lequel je veux en venir, parce que c’est une question que j’aime bien quand on est entre gens de gauche, et qui me préoccupe en réalité : c’est qu’une fois qu’on a dit tout ça, on se dit mais… Alors une personne a dit (peu importe son nom parce que quand il l’a dit beaucoup de gens étaient d’accord avec elle) : « En fait, notre objectif en quelque sorte c’est d’avoir les savoirs critiques qui seraient au pouvoir. » Et je me suis toujours posé la question suivante : Que restera-t-il des savoirs critiques quand les savoirs critiques seront au pouvoir ? Si on y arrive, on arrivera avec nos trucs, nos discours, etc. Nous aurons été portés par un discours qui consistera à dire « C’est très important la critique, c’est ce qui nourrit l’intelligence, etc. » ; mais si on gouverne avec nos savoirs critiques, qu’est-ce qui va rester à la critique ? Zemmour ? On va mettre Zemmour à l’université pour dire que c’est la critique, parce qu’il sera la critique, puisque nous on sera le sens du monde ? Vous voyez le problème qui nous est posé ? Ça veut dire qu’il faut d’ores et déjà penser ce problème, c’est le point positif, parce qu’on va arriver au pouvoir un jour et qu’il faut s’y préparer. Parce que sinon on risque de retomber dans des travers que nous connaissons bien, impliquant que puisque les savoirs critiques ont gagné, il n’y a plus besoin de savoirs critiques et on a réglé la question. De mon point de vue, c’est une grande question !

Des institutions qui questionnent l’évidence du monde

C’est là où j’en arrive au théâtre pour les quelques minutes que je vais encore vous voler. En fait, ce qu’il faut penser, c’est une société dans laquelle des institutions (parce qu’il faut bien des institutions, donc des régularités) entretiennent une mise en question permanente de l’évidence du monde – ce que devrait faire la presse.

Pour reprendre mes exemples des Grecs, quand ils font la guerre, qu’est-ce qu’ils vont voir au théâtre ? Un type qui leur dit « et si on faisait la paix ? » Nous, on fait l’inverse. On dit « Attention, là vous cassez le moral, on ne veut plus vous voir, on veut des trucs qui ne parlent que de la guerre et de son évidence. » Regardez à quel point la simple discussion sur Gaza est quasiment interdite. Dès qu’on dit quelque chose qui n’est pas dans le cadre, on vient troubler une sorte d’ordre bien établi en France, comme s’il était dangereux de parler, de discuter, de s’interroger. Ce qui est assez effrayant, parce que cela montre jusqu’où on est arrivé. Mais cela montre aussi de quoi ils ont peur : c’est justement de quelque chose qui soit une mécanique permanente de remise en question, y compris de nos propres évidences. Et c’est à ça que servait le théâtre chez les Athéniens.

Les tragédies en particulier, c’est ce que j’ai essayé de montrer dans mes travaux, servaient à faire faire une expérience émotionnelle, intellectuelle, esthétique, à celles et ceux qui venaient, je dis bien celles et ceux parce qu’il est très vraisemblable qu’il y avait des femmes dans le public. Cette expérience, c’était l’incapacité de tout langage à épuiser le sens du monde. Si vous relisez les tragédies, c’est toujours ça qui se passe. Il y a un événement qui arrive, et ensuite toute une série de discours sont là : le discours du droit, le discours des dieux, le discours des traditions, enfin bref, tout ça, et puis à chaque fois, l’événement résiste. Il y a quelque chose en plus dans l’événement. On n’est pas sûr que ça permette d’y répondre.

Et pourquoi faisaient-ils cette expérience ? Ils faisaient cette expérience parce que c’est de la formation continue du citoyen.

Nous sommes nos meilleurs ennemis, quand on réfléchit à la démocratie, parce que nous ne pouvons pas vivre sans certitude. Nos certitudes nous permettent de nous orienter dans le monde, de lui donner un sens, de dire à nos enfants, quand on en a : « Il faut aller dans telle direction plutôt que dans telle autre ». Quand on est prof, ça nous permet de dire aux élèves : « On fait ci et pas ça ». Enfin vous voyez, on est rempli de certitudes sans lesquelles il n’est pas possible de vivre. Alors si on revient à mon point de départ, qui est l’incertitude, un contradicteur pourrait dire : « Mais nous ne pouvons pas vivre dans l’incertitude, nous avons besoin de certitudes ». Notre problème est de ne pas les bannir, mais de veiller à ce qu’elles ne nous dirigent jamais, et de rester toujours en capacité de les réinterroger, même si c’est pour les garder à la fin. Et je dirais même plus : surtout si on veut les garder à la fin !

Je ne sais pas si c’est l’expérience militante (je suis maintenant un vieux militant) mais je trouve que quand on essaie de convaincre les autres, on se re-convainc soi-même, parce qu’on redécouvre des arguments. On se dit « Ah ben tiens, je n’y avais pas pensé, alors comment je vais répondre à ça ? » On passe son temps à s’améliorer par rapport à ce qu’on pense. Ce n’est pas du tout une expérience désagréable où on perdrait toutes nos idées, où on serait décontenancé par rapport à une autre position. C’est même l’inverse. Et nos propres expériences individuelles nous montrent souvent que c’est parfaitement possible. Eh bien le théâtre, pour les athéniens, il a cette fonction. Il a cette fonction de problématiser les grandes notions. Antigone, je ne vous résume pas la pièce, mais c’est une problématisation de l’idée de la loi. Est-ce que je dois toujours obéir à la loi ? Laquelle ? Et si je n’obéis pas à la loi, est-ce que j’ai raison simplement parce que moi je décide que la loi ne m’intéresse pas ? Voilà, ce sont les deux positions interrogées dans Antigone.

Ce que nous avons voulu, et on espère vous voir le 21 septembre dans notre spectacle « Démocratie, un spectacle dont vous pourriez être les héros », c’est faire la même chose avec la démocratie. Nous avons essayé à notre manière d’organiser une forme de tragédie contemporaine sur la démocratie qui nous aide, on l’espère, et qui vous aidera, on l’espère encore plus, à problématiser la démocratie, à remettre en cause ses évidences et aussi à toucher du doigt tout ce qui, au fond, en nous, la rend, sinon impossible, du moins extrêmement difficile. C’est ce qu’on a voulu faire avec Barbara, en essayant de montrer comment, au fond, nous avons un travail à faire à ce sujet, pas uniquement un travail individuel chez soi, en se regardant devant le miroir et en se disant « Je vais faire attention à mes certitudes, j’en aurai moins aujourd’hui, etc. » C’est bien sûr ensemble qu’on a besoin d’être, pour faire cette expérience collective de l’incertitude, parce que sinon c’est du flan. Vous n’allez pas vous dire « Aujourd’hui je vais essayer la position adverse de la mienne juste pour voir », ça n’a aucun sens. La seule manière crédible de le faire, c’est ensemble. Faire cette expérience permanente en se reconnaissant, à chacun et chacune, a minima la prétention, l’envie de dire le vrai pour tous. C’est la seule condition, même si on n’est pas d’accord.

Voilà, je vais en rester là.

Le débat

Une intervention :

Je vous remercie pour votre intervention intéressante. Je dirais qu’en théorie, je suis assez d’accord avec vous. Par contre, j’ai une petite question pratique en tant que militant, et aussi je suis un prof de philo qui réfléchit pas mal au bien commun. Et j’ai pu avoir l’expérience que cette question-là amenait assez spontanément, on va dire, à des pratiques démocratiques. Par exemple vous avez parlé de l’eau : une des rares expérience en France d’institution de l’eau comme bien commun, avec gratuité d’un certain nombre de mètres cubes vitaux pour les usagers, puis renchérissement du mésusage, a été faite dans la communauté de communes des Lacs de l’Essonne par Gabriel Amard, suite à un processus délibératif qu’on peut discuter, mais qui a eu lieu. À tel point, par exemple, que les chefs d’entreprises locaux ont accepté de surpayer l’eau pour que l’expérience puisse avoir lieu, parce que l’eau est un facteur de production : c’était déductible des impôts sur les bénéfices, et du coup ça ne leur coûtait pas si cher. Ça vaut ce que ça vaut, mais on a aussi les travaux d’Ostrom sur la question, où ce sont toujours des communautés qui délibèrent sur les usages respectifs et sur le partage de l’eau, aussi bien en Californie que sur les terrains de montagne, des choses comme ça. Donc pratiquement, je ne vois pas que la gauche soit systématiquement et a priori antidémocratique sur les questions de biens communs, d’autant qu’en ce qui concerne les Gilets jaunes, le Covid, etc., c’est plutôt la gauche qui s’est fait taper dessus, ce n’est pas elle qui a été antidémocratique. Tout dépend donc ce que vous appelez la gauche, voilà.

Barbara Stiegler (BS) :

Une réponse rapide. En fait, c’est avant la définition (la détermination de l’eau comme bien commun) que se pose la question. Qu’ensuite, en aval, une fois que quelque chose est désigné par la sphère intellectuelle ou la sphère qui s’estime compétente pour désigner le bien commun, il existe des processus et des modalités de délibération, bien sûr, je les vois. Partout il y a des processus de délibération, des processus participatifs, c’est presque banal. Mais ce qui est intéressant, c’est la désignation du bien commun lui-même. Qui désigne le bien commun ? C’est ça que je pointe. La question pour moi n’est pas de savoir comment on va se mettre d’accord par des processus plus ou moins participatifs, une fois qu’on l’a désigné. Mais là où il n’y a pas d’interrogation, c’est sur la désignation du bien commun lui-même.

J’insiste : la gauche, majoritairement, pendant le Covid, a fait l’impasse totale sur cette question, en désignant comme évident le fait que le vaccin était un bien commun qu’il fallait distribuer partout, jusqu’en Afrique, gratuitement, etc. Ça a été la position massive de pratiquement tous les partis de gauche. Et ceux qui portaient des interrogations sur ce produit en disant « Oui, mais c’est pas un vaccin », ou « Il est dangereux », étaient considérés comme des parias. La définition du bien commun allait de soi parce qu’elle relève d’une sphère éduquée, diplômée, qui partage les mêmes références, les mêmes réflexes aussi. Et c’est ça que j’interroge. Vous voyez ce que je veux dire ? Vous voyez la différence ?

Christophe Pébarthe (CP) : Oui, rapidement, si vous pensez à la Sécurité sociale, qui est un exemple de bien commun, tous les médicaments ne sont pas remboursés. Ça veut dire que sur ce qu’on va appeler le bien commun, la santé, etc., on voit bien qu’il y a un accord contextuel, à un moment donné, qui pourrait être modifié et dont on connaît les limites, par exemple sur les appareils auditifs. Je pourrais continuer comme ça sur tous les problèmes que ça pose, les fauteuils pour les personnes à mobilité réduite, etc. Énormément de sujets qui montreraient qu’à chaque fois ce sont des choix. Et plus globalement, la question que pose Barbara est celle des services publics. Est-ce que tout doit être un service public ? (C’est une question, hein, c’est pas pour faire peur, non, non, il faut vite que le marché vienne nous sauver !) Mais on voit bien que dans les crèches il y a des problèmes d’abus, on ne donne pas à bouffer aux enfants, c’est quand même un problème extrêmement grave ! Et je ne parle même pas du grand âge, parce qu’on est presque à la limite de la maltraitance généralisée.

On voit bien que cette notion bute sur : « Est-ce que tout doit être transformé en service public ? » Et sinon, qu’est-ce qu’on ne met pas en service public ? Donc cette question de commun / pas commun, elle concerne aussi la place que nous acceptons collectivement de donner au service public, à ce qui va être socialisé ou pas. Et le plus souvent, ces débats ont eu lieu avant. Notre geste à nous est plutôt d’inviter les gens à y repenser pour ne pas les considérer comme évidents. Et ce n’est pas pour rallonger ou réduire les services publics, c’est juste pour qu’on en rediscute, parce que c’est fondateur d’une certaine manière de vivre ensemble et de voir le monde.

Le même intervenant : D’accord. Donc en fait, vous désignez les partis politiques institutionnels, parce que le rôle d’un économiste, d’un sociologue, d’un philosophe, c’est de faire une proposition. Par exemple, Bernard Friot dit ça… Ce sont des propositions, rien de plus…

BS :

Ce que je conteste, c’est l’attitude solitaire, qui dans la solitude de « ma » science ou « mon » expertise, va désigner le bien commun. Et en fait, une classe va se mettre assez vite d’accord sur le fait que le bien commun, c’est la culture, c’est l’eau, c’est ceci, c’est cela. Mais il y a des gens pour qui le bien commun, c’est pas ça en fait ! Ces gens-là ne sont même pas invités à en discuter, parce qu’on fuit cette discussion, parce qu’elle est très désagréable. Moi je considère comme un bien commun, par exemple, d’aller au théâtre voir les classiques ; mais il y a des gens qui ne s’y intéressent absolument pas. Pour eux le bien commun c’est des références culturelles que je trouve nulles. Donc si vous voulez, c’est la définition, la désignation du bien commun, qui est la prérogative d’une classe de privilégiés : la nôtre, les gens de gauche, bien éduqués, bien diplômés, qui sont habilités à désigner ce que sont les biens communs et qui utilisent cette notion de bien commun dans leur sphère – très bien. Mais à un moment, il faut commencer à se demander qui désigne les biens communs. Quels sont les moyens, quelles sont les procédures permettant de désigner de manière légitime les biens communs ? Quand un intellectuel dans sa chambre fait des propositions sur le monde pour expliquer la liste des biens communs, il laisse complètement de côté la question de savoir qui désigne les biens communs. Parce qu’en fait, ça ne va pas du tout de soi ! C’est la question : Qu’est-ce qui est bien ? Et cette question est vertigineuse.

Une intervention :

Il y a un sujet qui m’attire depuis plusieurs années sur les questions « désignation du bien commun » et « pratique de la démocratie au quotidien », que je n’ai pas expérimenté directement, et qui est la notion de sécurité sociale de l’alimentation. C’est une première chose à admettre quand on veut participer à ce genre de sujet, mais qui ne définit pas au départ ce qui relève du bien commun. La sécurité sociale de l’alimentation, c’est un groupe de citoyens qui définit collectivement un système de production, et l’échelle à laquelle il s’applique, et qui commence à tirer une pelote assez complexe d’échelle de territoire, de transports pour la nourriture, de bassins de vie également, sur un certain nombre de critères qui restent à définir collectivement. Et c’est un point d’entrée intéressant pour pratiquer, parce qu’en fait on manque de pratique de la délibération politique, de mise en pratique quotidienne de cette politique. Je ne développe pas ce sujet, mais ce serait une chose à laquelle, en tant que citoyen, j’aimerais bien participer pour expérimenter la démocratie délibérative.

Le deuxième sujet, c’est la complexité de la désignation des biens communs, du point de vue de la systémique. Alors la systémique est très développée par un chercheur appelé Arthur Keller, dont je vous recommande les conférences. Moi j’en ai l’expérience par mon métier, puisque je travaille pas mal avec l’État sur l’atténuation des effets négatifs de nos modes de vie sur la nature et le climat. Et lui raisonne en termes de systèmes, c’est-à-dire le système-terre, composé de sous-systèmes qui sont la biosphère, la pédosphère, l’hydrosphère, etc., et qui sont tous impactés par nos modes de vie. Au niveau macro, ils consistent à prélever des ressources et à produire des déchets solides, liquides et gazeux qui perturbent ce système-terre. Et actuellement, l’anthroposystème, c’est-à-dire nos sociétés économiques complexes, ne sont pas appréhendées par les gouvernants. C’est-à-dire que les gouvernements aujourd’hui ne sont pas outillés pour appréhender les effets de nos modes de vie sur ces sous-systèmes terre. Quand le gouvernement annonce des mesures, ce qui me fait assez rigoler, en 12 axes avec 150 mesures déclinées sur tous les aspects : transport, agriculture, etc., il n’est pas capable de dire si ce sont des atténuations, c’est-à-dire qu’on repousse le précipice, ou si ce sont des solutions.

Et du coup, pour la définition des biens communs, je prends l’exemple de l’eau. En Limousin, on a l’eau qui pourrait être définie comme un bien commun, et au-dessus on a le Plateau de Millevaches qui est soumis à une sylviculture agressive, avec notamment du douglas qui pollue cette ressource en eau. Et la question qui se pose, c’est : « Si la ressource en eau est un bien commun, est-ce que ce qui impacte la ressource en eau doit aussi être un bien commun ? » C’est une question qui n’a pas de fin, et je trouve qu’actuellement, on est assez mal outillés sur ces sujets.

Alors le problème de la systémique, c’est que l’informatique arrive très vite pour appréhender cela, pour être un élément de médiation dans cette compréhension des systèmes, ce qui pose de nouveau la question du rôle des experts. Voilà, je phosphore un peu sur ces sujets qui m’intéressent et sur lesquels je n’ai pas de réponse toute faite évidemment.

BS :

Je pense que la sécurité sociale de l’alimentation est une très bonne voie parce qu’elle est complètement ouverte, comme vous l’avez très bien expliqué dans votre prise de parole. Ça lance la désignation de ces biens communs à la délibération. Ça impose la question de la démocratie, donc à mon avis c’est une très bonne entrée.

Après, je suis beaucoup plus réservée sur l’idée de la systémique et sur la voie de l’information des systèmes, parce que je crois beaucoup plus, pour ma part, tout simplement à une intelligence collective liée à la délibération, qu’à des voies ultra-spécialisées qui me semblent un leurre en fait, conformément à ce que disait Christophe. C’est-à-dire qu’on se débat de toute façon dans un régime d’incertitude, et qu’il n’y a pas de science à venir, de maîtrise sur le mode de la certitude de ce type d’effets. Je crois que c’est beaucoup moins par la concentration du savoir, et beaucoup plus par la circulation des savoirs, qu’on peut appréhender ces problèmes complexes.

Le même intervenant : j’ai un exemple qui va dans votre sens, qui est tiré du blog Les petits ruisseaux, édité par l’Office international de l’eau. Le dernier épisode s’appelle « La renaturation du Colostre » ; c’est un cours d’eau dans le sud de la France, qui a été appréhendé au départ d’un point de vue scientifique, mais dont la gestion a ensuite été confiée plutôt à des sociologues, et où le processus de préservation se fait sur une dynamique collective par les populations locales. Elle n’est plus appréhendée sous un angle scientifique ou climatique, mais sous un angle de vie et d’attachement aussi. Et ça fonctionne. Et les personnes qui se retrouvent gardiennes de ce ruisseau, dans leur conscientisation de ce ruisseau, n’abordent plus le sujet sous un angle scientifique. Et ça fonctionne. Je recommande ce blog.

BS :

Merci.

Une intervention :

Je m’interroge sur la question de la démocratie. Je l’ai vécue en tant que militante, plein de fois, notamment à mes débuts. Je me suis améliorée. J’arrivais avec la science infuse, avec des collègues que je ne connaissais pas et à qui je venais expliquer ce qu’on devait faire pour lutter. Et en fait, ils ne voulaient pas faire ce que je disais ! Donc je me suis vue mettre en place des modalités d’action que je ne partageais pas du tout, et en fin de compte ils avaient raison parce qu’on a gagné quand même. Donc le débat collectif est vraiment intéressant !

Mais par rapport à cette question de la démocratie, je n’ai pas vécu des régimes anarchistes, j’ai lu quelques trucs là-dessus, mais finalement je me demande si ce ne sont pas les régimes les plus garants de la démocratie, puisque l’anarchie théorique – je sais pas comment ça se passe en vrai -, mais dans la théorie c’est vraiment fondé sur l’assemblée, la décision collective pour un bien, qui ne va peut-être pas être commun pour tout le monde, mais pour la communauté qui va se mettre ensemble pour décider, et ce bien sera celui-là et on l’aura décidé collectivement. Donc, est-ce qu’on ne doit pas viser l’anarchie pour sauver la démocratie ?

CP :

Vous avez parfaitement raison pour les deux choses. En tout cas, je suis d’accord avec vous. Moi qui suis un vieux militant syndical, je trouve que le syndicalisme, ça apprend à tenir compte de tout le monde. C’est parce qu’on doit avancer ensemble, et c’est souvent une très bonne expérience de modération et de modestie sur ce qu’il faut faire. Donc effectivement, je recommande à tout le monde l’expérience syndicale. Parce que ça fait du bien, vraiment, mais aussi parce qu’on y est obligés, en fait. Et pour le coup c’est une expérience très démocratique. On a une lutte à mener et on doit le faire ensemble. On ne peut pas dire « Je suis pas d’accord, je m’en vais », enfin, ça peut arriver ! Mais globalement, dans une lutte on est obligés d’être tenus, et de ce point de vue je suis d’accord avec vous. Puis c’est surtout toujours extrêmement nourrissant et surprenant de découvrir que des personnes que vous connaissez plutôt bien vont vous dire l’inverse de ce que vous pensez sur telle ou telle chose. Et ça a aussi l’avantage d’éviter de se fâcher trop vite. C’est une expérience qui évoque Aristote, qui dit que le lien entre les citoyens c’est la philia, c’est l’amitié. Je dis toujours que si on considère les autres comme des amis, on ne se fâche pas de la même façon que si on les considère comme des gens qu’on ne connaît pas. Donc, effectivement, je crois que dans ce genre d’expérience, il y a une ressource, pas uniquement intellectuelle, mais aussi émotionnelle.

Sur la pensée anarchiste, vous avez parfaitement raison. C’est-à-dire que vous avez énormément de réflexions qui sont qualifiées d’anarchistes, qu’on connaît mal ou pas vraiment (sur le municipalisme par exemple) et qui en fait reprennent, parfois, des exemples athéniens dont elles se revendiquent. Après, on va revenir sur les mots qu’on utilise. C’est-à-dire que si on vient faire une conférence sur « L’anarchie ! manifeste », on n’aura pas le même public que si on dit « Démocratie ! manifeste ». Vous voyez ? Je reconnais qu’il m’a fallu du temps pour comprendre qu’anarchie ça voulait dire démocratie. Parce que pour moi, c’était un autre sujet, ce n’était pas inintéressant, mais je ne peux pas tout lire, donc je disais « Ben voilà, c’est un autre truc, on verra plus tard ». Et quand j’ai compris que ça pouvait, souvent, dire la même chose, je me suis dit que même moi, ça me fait un peu obstacle ! C’est dommage, puisque a priori, je suis plutôt client et intéressé par ce genre de réflexions. Donc effectivement, il y a beaucoup de ressources.

Après, je vais insister quand même sur ce qu’on a dit. Ce n’est pas une différence, mais c’est un élément qui peut-être nous singularise dans cette réflexion beaucoup plus globale, et qui concerne notre insistance sur la dimension épistémologique. C’est-à-dire que pour nous, la démocratie, ce n’est pas juste « On fait une assemblée, on débat, on délibère, on prend des décisions ». Ça, c’est la pointe émergée de l’iceberg, mais il y a tout le reste, toute cette dimension épistémologique qui est fondamentale et qui pose immédiatement la question : Quelle éducation ? Comment on va éduquer ? Comment on fait ? On ne peut pas juste dire aux enfants « Dis-moi ce que tu veux », parce qu’on sait très bien que ça ne fonctionne pas, on les dirige aussi. Ce n’est pas aussi simple. Immédiatement, on a énormément de questions. Donc ça, c’est le premier paquet global qui est pour nous très important. C’est la raison pour laquelle on essaie de penser la démocratie non pas comme une modalité de prise de décisions collective, mais comme une manière d’être ensemble 24 heures sur 24.

Et la deuxième question, qui était suscitée aussi par la question précédente, c’est la place que nous accordons à la division sociale du travail. Ce que je trouve très frappant, c’est qu’il y a une tentation de relocalisation. Je le comprends, parce que c’est une manière d’être plus près de la décision, du pouvoir, donc ça a beaucoup de sens. Mais pour moi toute une série de questions, dès lors, demeurent un peu flottantes, si on veut les envisager de manière démocratique. Les questions liées à l’énergie par exemple : Est-ce que tout peut être localisé ? Est-ce qu’on peut vivre uniquement dans son bassin de vie ? Est-ce qu’on n’a pas besoin des autres ? Qui s’occupe de fabriquer des scanners ? Qui forme les oncologues ?.. On voit bien qu’à un moment donné, on est obligé de définir une manière d’avoir des formes de spécialisation, pour chacun, et qui sont l’état même de la société. Et oui, moi je passe mon temps à faire mes confitures, donc je n’achète pas de confitures ! Mais au bout d’un moment, je suis bien obligé d’acheter des produits transformés parce que je ne peux pas passer mon temps à tout faire ! Je ne fais pas mon huile d’olive – oui, je fais encore mes olives, mais je ne fais pas mon huile d’olive ! Au bout d’un moment, on s’arrête.

Et je trouve que, dans la réflexion démocratique, c’est quelque chose qu’il ne faut pas perdre de vue parce que ça pose la question : « Mais alors le dèmos, il va jusqu’où ? » Parce que ce n’est pas tout le monde, sinon on entre dans la démocratie mondiale, et on voit tout de suite très bien que ça n’a strictement aucun sens, sinon on confierait les décisions à trois experts, etc.

Donc on est obligé de se confronter à la question des limites, de l’échelle. Il est évident qu’en France en particulier, la démocratie suppose a minima de repenser complètement notre organisation centre-périphérie. C’est évident. C’est-à-dire qu’il faut repenser des échelles, des visions, etc., avec de nombreux problèmes qui surgiront, parce que ça remettra de la discussion, de l’intérêt général. Mais ça pose aussi la question : Qu’est-ce qui va rester ?  Qu’est-ce qu’on va accepter de garder ? Est-ce qu’il faut une sécurité sociale par département, et pourquoi dans tel département ? C’est pour ça que ce sont des questions extrêmement intéressantes, parce qu’elles nous obligent à nous auto-définir, et c’est là où on arrive au geste démocratique premier. Quand on commence à réfléchir démocratiquement, la première chose qu’on fait, c’est qu’on s’auto-définit. Plus personne ne nous dit « C’est vous le peuple » ; c’est nous qui nous emparons de cette question pour dire « On est où ? qui on est ? sur quel territoire ? comment on fait ? comment on se répartit nos droits ? » etc. C’est un geste extrêmement important parce que c’est la première réappropriation du pouvoir, celui de pouvoir dire qui on est.

Une intervention :

Merci de nous avoir ouvert des fenêtres. C’est important, on peut respirer un petit air un peu moins pollué, mais je voudrais vous dire une seule chose : il n’existe plus de bien commun, il n’existe que des mots communs, des maux communs, parce qu’aujourd’hui l’air est le plus pollué, qui en parle ? Personne. Même ceux qui soignent le Covid ne parlent plus de la qualité de l’air. Or, le Covid vient de l’air, que je sache. Donc vous voyez bien, on a un problème d’échelle et de renversement à faire aussi, dans nos optiques. On nous parle de l’alimentation, très bien. On nous parle de l’eau, très bien. Mais l’air est le premier. Si on ne respire pas, juste une minute… Il reste premier, vous voyez, c’est notre plus fidèle ami aussi, qui nous lâche le dernier moment.

BS :

Votre question ? Vous avez une question ?

Le même intervenant :

La question c’était de relativiser le bien au mal.

CP :

Une fois que vous avez dit que c’est un mal, il ne nous reste plus qu’à en faire un bien collectif.

Une intervention :

Je suis un peu effrayé par la polarisation des positions à notre époque, dans la société. Et du coup, je vais directement sur ma question : Comment fait-on pour faire dèmos avec des gens que ne le souhaitent pas ? Qui ne le souhaitent plus, et qui ont trouvé des moyens simples de ne pas vouloir le faire, avec des qualificatifs comme, je sais pas moi, écoterroriste, complotiste… Comment on redéfait le nœud pour refaire dèmos avec ces gens-là ?

BS :

Je suis tout à fait d’accord avec vous et je comprends très bien votre question, mais à mon avis il faut être extrêmement vigilant sur le fait que c’est une mise en scène. En fait, le monde politico-médiatique, récemment, a mis tout ça en scène. C’est une mise en scène dans laquelle les médias s’épuisent, littéralement, jusqu’à en devenir ridicules. Enfin, ils font rire les gens, maintenant, tellement ils sont ridicules. Je reprends la dénomination « les gens ». Je crois que « les gens » rigolent surtout de ce niveau catastrophique, de ce niveau de crétinerie avancée, de cette sphère politico-médiatique qui est acculée face à des poussées démocratiques qui lui font extrêmement peur. On a une sorte de Parti de l’Ordre qui a trouvé quelque chose qui est une parade, en organisant une espèce de guerre civile des esprits. Et moi je n’ai aucune certitude, mais vraiment aucune, que « les gens » (ceux que vous appelez « les gens », les Français par exemple) pensent comme ça. C’est une mise en scène en fait, ça c’est sûr. Est-ce que ça correspond à une réalité ? Est-ce qu’ils ont réellement réussi leur coup ? Je n’en sais strictement rien, puisque les gens autour de moi (j’ai affaire à des gens), ils ne sont pas comme ça. Je n’ai pas rencontré de gens comme ça, en fait. Ça ressemble beaucoup à des avatars, des ectoplasmes médiatiques. Il faut vraiment résister à ça parce que le monde que les médias nous présentent n’est pas le monde. Il faut faire très attention parce que ça a un énorme impact mélancolique sur nous-mêmes, y compris sur moi. Je suis extrêmement atteinte par ça. Mais tous les jours, je me réveille en me disant que ce n’est pas la réalité. C’est la représentation médiatique de la réalité qui a de fortes chances d’être fausse, vu le niveau de mauvaise foi, de mensonges, de propagande de ces officines. Donc je suis pas du tout sûre que les gens ne veuillent pas faire dèmos.

CP :

Pour se remonter le moral quand même : une fois, il y a eu un truc qu’ils n’ont jamais pardonné. J’imagine que dans la salle, il y a des militants du Non en 2005. Vous vous rappelez la campagne en novembre 2004 ? On ne faisait pas les malins, hein ! 75% pour le Oui, c’était foutu. Les gens allaient voter Oui… Et qu’est-ce qui s’est passé entre novembre 2004 et mai 2005 ? Une campagne, de la délibération, du travail de conviction, et on a gagné. Voilà. Ça veut dire que la délibération a de l’impact. Donc on ne peut pas prendre des gens comme s’ils étaient statiques, comme s’ils étaient…

Une intervention :

On a gagné le référendum ?!

CP :

Oui, on a gagné. [rires]

BS :

Ce qu’il veut dire c’est que quelques mois plus tôt, tout le monde était pour le Traité constitutionnel européen. Tout le monde s’en foutait. Les Français, ça ne les intéressait pas. Personne n’avait envie de discuter de ça. Et ensuite, on voit pendant des mois des gens se passionner pour l’Europe, se passionner pour la Constitution, se passionner pour la question économique, le néolibéralisme, etc. Et on voit tout un pays qui se lève, un élan démocratique incroyable, et la réponse informée et délibérée à cette question est massivement « Non, nous n’en voulons pas », ce qui était une très belle réponse à mon avis. Voilà, c’est ça qu’il dit. Et a priori, si on regardait la représentation médiatique des gens, ils étaient indifférents à ça, ça ne les intéressait pas, ils s’en foutaient, ils étaient plutôt pour, etc. Voilà, je pense qu’il faut être extrêmement sceptique sur la représentation médiatique des gens.

Une intervention :

J’aurais une dizaine de questions, je vais en retenir trois. La première s’adresse peut-être plutôt à l’historien : c’est de savoir s’il a existé réellement une expérience grecque de la délibération. Parce que quand je fais des débats sur cette question très souvent, un peu partout, bref… [inaudible]

CP :

C’est l’intérêt de la délibération collective.

Le même intervenant :

Mais le problème c’est que quand les citoyens sont réunis sous la pluie, ils ne délibèrent pas d’après ce que je sais, moi, de la réalité. Le Vè siècle d’Athènes, c’est Périclès. Les citoyens, ils sont où ? Ma première question, c’est : Est-ce que dans la réalité du monde grec dont vous parlez, la délibération est quelque chose d’effectif ? Parce que je ne suis pas historien, mais ce que je sais de la réalité, c’est qu’apparemment, les citoyens (ceux qui l’étaient) intervenaient très peu, et qu’en fait c’était un peu notre système, c’est-à-dire que la parole était complètement accaparée par quelques-uns. Ce qui fait qu’aujourd’hui, du Vè Siècle, on ne retient pas les citoyens qui délibèrent, on retient Périclès par exemple. Ça c’est ma première question.

Ma deuxième question, c’est qu’il me semble très important de faire une différence, très facile à faire, entre le débat et la délibération. Parce qu’on dit souvent : « Là on a délibéré », et je ne suis pas sûr qu’on ait si souvent délibéré, mais je pense qu’on a souvent débattu. Par exemple ce soir on ne délibère pas, on est bien d’accord, ce soir on débat mais on ne délibère pas. Donc il faut rappeler la différence entre le débat et la délibération, et je pense que personne ne sait délibérer, et que « Qu’est-ce que c’est que délibérer ? », c’est encore à inventer.

BS :

La différence, c’est quoi ?

Le même :

L’une des différences c’est que quand on délibère, on discute à la recherche d’un accord, voilà. En tous cas c’est une des différences. [inaudible].

Ma troisième question concerne votre démarche. Je ne suis pas convaincu que vous êtes sur la bonne voie. [inaudible] C’est par la citoyenneté délibérative que ça doit passer : là je pense que vous êtes vraiment sur ce qu’il faut faire. Mais par rapport à ça, je suis un peu déçu (mais attention, avec beaucoup de respect et d’intérêt pour ce que vous faites, pour votre démarche telle que vous l’avez expliquée) parce que vous avez dit que tout cela va aboutir à une pièce de théâtre. Je serai le premier à vouloir la voir. Vraiment, j’ai hâte et ça me passionne. Mais en même temps, tout cela va aboutir à un spectacle de théâtre et on sera encore dans le symbolique. Un peu comme quand on nous dit « Si tu mets ton bulletin, tu t’exprimes », alors que je ne dis rien quand je mets mon bulletin. C’est symbolique, je ne m’exprime pas. Et là, on va retomber dans le symbolique.

Moi, j’aime bien le symbolique. Mais la participation des citoyens, elle est toujours symbolique. Et là, ça va être encore une pièce de théâtre. On va tous se rejouer la mise en question de la démocratie. Et puis après, vous, vous allez écrire d’autres livres, et nous, on va passer à autre chose. Et on en sera toujours là. Ce ne sont pas les plus diplômés qui sont capables de décider mieux que les autres, vous avez raison. Par contre, ce sont encore les plus diplômés qui peuvent dire dans l’espace public ce que vous dites là, contre ce qu’on appelle « la démocratie », pour la citoyenneté délibérative. Vous, vous avez quelque chose comme un pouvoir, vous avez pignon sur presse, pignon sur médias. Est-ce qu’il n’y aurait pas mieux à faire que de faire une pièce de théâtre et ensuite écrire le livre suivant ? Est-ce qu’il ne faudrait pas lancer dans l’opinion le débat sur la délibération ? Parce que quand je participe à ces réunions, on me parle tout le temps de référendum. Le référendum d’initiative citoyenne, on me ressort toujours ça. Le référendum, il est dans l’opinion. On demande du référendum. On ne parle jamais de la délibération, et je pense que votre travail, votre rôle, ça devrait être de faire de la délibération un débat public, quelque chose dont on parle dans l’espace politique beaucoup plus qu’on ne le fait.

BS :

Merci beaucoup. Je ne vais pas répondre sur tous les aspects. Je vais laisser Christophe répondre sur la première question notamment, mais je voulais juste vous dire que la pièce de théâtre n’est pas du tout un aboutissement. Ce n’est pas du tout ce à quoi on veut aboutir, absolument pas. C’est un terrain d’expérimentation sur nous-mêmes : « Qu’est-ce que c’est que prendre la parole ? Qu’est-ce que c’est que délibérer ? qu’est-ce que c’est que faire dèmos ? », pour nous-mêmes et avec les autres, un terrain qui est beaucoup plus sophistiqué que les conférences, avec des discussions, etc. Donc ça va beaucoup plus loin, mais ce n’est pas du tout un aboutissement. Et l’un n’empêche absolument pas l’autre, c’est-à-dire que ça n’empêche pas du tout l’action politique. Pas plus que le théâtre chez les Grecs n’empêchait la démocratie proprement réelle d’exister, il va vous le dire. C’est tout à fait complémentaire. Le théâtre était, il l’a rappelé, une formation continue du citoyen à la démocratie. Je vais te laisser répondre en particulier à la première question.

CP :

Ouais. De toutes façons, c’est intéressant ce que vous dites sur le théâtre, parce que d’abord, vous répondrez que nous faisons l’effort de toucher le plus de public possible, donc vous ne pouvez pas le balayer comme ça d’un revers de main en disant « Ah ouais, c’est juste du théâtre ». Bah, parce qu’on va toucher des gens… on va toucher des gens qui ne lisent pas nos livres, et qui peut-être finiront par les lire en se disant que la pièce leur a plu. Donc je vous répondrai presque l’inverse : qu’en réalité, ce qu’on fait, c’est plutôt élargir les publics possibles que juste se contenter des nôtres. Quelqu’un pourrait continuer très facilement à faire réunion sur réunion pour vendre nos livres. Vous voyez, on n’a pas besoin de s’embêter à faire un spectacle de théâtre.

Il se trouve qu’en plus, ce spectacle – mais je ne veux pas vous inviter à venir le voir – travaille sur… comment dirais-je ? Le désir de faire partie du dèmos. C’est-à-dire que le spectacle lui-même est destiné à être le point de départ sensible et intellectuel d’une envie de prendre la parole et de discuter ensemble. Il est fabriqué comme ça, et il est fabriqué pour qu’à la fin, nous fassions, nous, dèmos, une expérience tout de suite, pas après-demain. Et que tout de suite, on puisse dire : « Tiens, mais là, qu’est-ce qu’on fait ? » Je ne vais pas entrer dans le détail de la pièce, mais elle est fabriquée comme ça, c’est-à-dire en partant de nos impossibilités multiples et variées qui font qu’on ne prend pas la parole, que c’est plutôt les mêmes qui prennent la parole, on le sait, c’est intégré dans ce qu’on essaye de faire.

Alors maintenant, sur mes chers Grecs, vous avez dit une chose très intéressante, c’est que c’est un peu notre système. Ça, c’est ce qu’on essaye de faire croire depuis le XIXè siècle, en disant : « Ne vous inquiétez pas, c’est comme chez nous ». Parce que comme ça, on n’a pas besoin de se poser la question. C’est formidable, c’est toujours pareil, c’est toujours les mêmes qui parlent, et hop, on a terminé ! Alors on peut le penser, mais d’abord, vous n’avez aucune preuve documentaire, et surtout ça repose sur une sorte d’anthropologie qui voudrait que dans tout groupe humain, de tout temps et à jamais, Il y en a toujours deux ou trois qui vont dominer les autres. Mais si vous croyez ça, on arrête tout. On devient tous de droite et on considère que la domination est un état naturel et spontané et qu’on ne peut rien contre. Vous voyez ? On peut faire ce choix.

Moi, ce n’est pas celui que je fais. Donc je regarde une expérience en me refusant ce genre d’automatisme. Quand j’étais petit étudiant, j’ai eu un prof, c’était le premier cours, il nous a dit : « Imaginez la Pnyx, c’était comme un concert des Rolling Stones ». Ça, ça a été ma première expérience du mépris du peuple. Ce n’est pas un concert des Rolling Stones, ce sont 6 000 à 10 000 personnes qui sont assemblées pour savoir si elles vont partir à la guerre. Et croyez-moi, quand c’est ça, on écoute le débat. Parce que ce n’est pas les autres qui partent. Ce n’est pas une décision qui ne vous concerne pas, c’est votre propre départ à la guerre que vous allez voter. Et votre départ, il dépend de Bidule, Bidule qui est dans la salle et qui va prendre la parole. Je peux vous assurer que si on était placé dans ce genre de configuration, on s’écouterait beaucoup plus et on ferait extrêmement attention aux arguments qu’on va utiliser pour convaincre, que ce soit pour aller à la guerre ou que ce soit pour ne pas aller à la guerre. Donc, même si (je dis bien même si, ce qui est loin d’être avéré) il y a de temps en temps, sur tel ou tel débat, un individu qui emporte le morceau avec un discours plus brillant, on ne peut pas imaginer que 40 assemblées par an soient dominées par une seule personne, avec 6 000 à 10 000 personnes qui ne sont pas toujours les mêmes, qui tournent, etc.

Et à force qu’on me pose la question, j’ai fini par me dire : « Mais comment je peux répondre ? » Et maintenant j’ai trouvé le meilleur exemple de tout ça. C’était dans mon livre, mais je ne l’ai pas dit comme ça. En fait, c’est qu’au Vè siècle, les Athéniens, quand ils essayent de se dire « Pourquoi on est forts ? », « Pourquoi on arrive à vaincre les autres à la guerre ? », leur réponse est : « Parce qu’on n’a pas de chef ». C’est leur propre définition. C’est-à-dire qu’ils considèrent que leur force par rapport aux autres, c’est qu’ils n’ont pas de chef. Et c’est leur réflexion collective. Donc vous voyez, non seulement il n’y a pas l’évidence du chef, mais pour eux c’est plutôt les autres qui échouent parce qu’ils ont des chefs. Alors qu’eux, précisément parce qu’ils sont toujours un collectif délibérant, ils prennent de meilleures décisions.

Pour ce qui est de la délibération, on n’a pas beaucoup de documents, mais on en a quelques-uns, y compris des décisions qui ont été prises, qui ont été gravées sur la pierre. Quand on regarde les noms, la quinzaine, vingtaine de noms, on ne retrouve pas les grands noms, en fait, y compris sur des questions très techniques. Donc l’immense impression qu’on a, c’est qu’il y a une très large participation. Et je rajouterai que le tirage au sort est utilisé pour renforcer la participation, puisque pour être membre de l’équivalent du gouvernement, vous ne pouvez être tiré au sort que deux fois dans votre vie. Cette interdiction de l’itération veut dire : on a calculé à peu près que chaque citoyen athénien avait une chance sur deux d’être l’équivalent de ministre. Je vous laisse imaginer ce que ça signifie. Évidemment, quand ces gens vont à l’Assemblée, ils ont une formation, parce que pendant un an ils ont pratiquement été confrontés aux problèmes concrets de la cité, et à une technicité beaucoup plus importante qu’on ne l’imagine.

Maintenant, sur les femmes (je ne parlerai pas des esclaves aujourd’hui : ça m’intéresse, parce qu’évidemment la définition du dèmos est une question centrale. Et se reconnaître des droits humains est bien sûr une question importante. Mais l’invocation des femmes dans la réflexion sur la démocratie athénienne sert à nous faire avaler l’idée que la définition de la démocratie, c’est la citoyenneté et c’est le droit de vote. Et quand vous acceptez ça, vous faites disparaître l’idée que la démocratie, c’est le droit égal de participer activement à votre propre gouvernement. Or, quand vous donnez dans le système actuel le droit de vote – on peut le mettre à 16 ans, ça ne donne pas plus de démocratie, même si on a plus d’électeurs et d’électrices, tout simplement parce que le fait de voter, vous l’avez dit vous-même, ne vous permet pas de contribuer effectivement au gouvernement. Alors bien sûr c’est important, on est bien d’accord ; mais aujourd’hui c’est utilisé pour nous faire accepter l’idée d’une autre définition de la démocratie qui serait recentrée sur les droits individuels. Mais nous voyons bien aujourd’hui dans nos démocraties que l’on peut donner de plus en plus de droits individuels, alors même que nous avons de moins en moins de droits collectifs de gouverner, et qu’on affronte de plus en plus de dispositifs autoritaires. Voilà, on l’a sous nos yeux. C’est-à-dire qu’on est à la fois une société où on essaye de donner des droits de plus en plus importants, on est en train de discuter du droit de pouvoir finir sa vie, par exemple, qu’on peut considérer comme un droit supplémentaire, etc. ; et au même moment, on peut à peine se mettre à 100 dans une faculté avec trois tentes pour protester contre quelque chose. Vous avez sous les yeux la manière dont, à force de trop individualiser la question démocratique, on abandonne la question collective du gouvernement. C’est ça notre travail. Notre travail, il est de nous renforcer collectivement à accepter la possibilité que nous pouvons aujourd’hui, maintenant, nous gouverner, délibérer, c’est-à-dire prendre des décisions collectives en vue du bien commun que nous aurons défini nous-mêmes. Voilà, c’est ça notre objectif. Même avec une pièce de théâtre.

Une intervention :

Moi, ça m’évoque quatre choses, quatre points, qui vont aller avec ce qui vient d’être dit. D’abord je vais rebondir sur la question de qui et de ce qu’est que le dèmos, parce que j’entends ce que vous dites, et qu’en plus, je suis d’accord. Mais je pense que cette question de la démocratie, et de qui fait dèmos, est centrale. Et je pense qu’on y est confrontés, qu’il y a une poussée démocratique sur ce plan-là, et que la question de la présence des femmes, de comment on prend la parole, qui la prend, etc., est centrale. Je dis les femmes, mais ça peut être les personnes racisées, on peut l’élargir justement. Donc, qui fait dèmos ?

Cette question-là est liée à une deuxième qui me paraît aussi centrale : c’est le comment. Je ne vais pas dans le détail, mais vous faites fonctionner tout ça, et je vous remercie parce que pour le coup ça fait réfléchir à plein de choses. Le comment, c’est toute une histoire de cadrage et de règles. Comment on fonctionne, comment on délibère si on prend une décision, comment on débat. Des règles de prise de parole, des règles de durée peut-être, des règles communes, c’est aussi quelque chose de compliqué.

Le troisième point concerne la question de l’émotion, qui me paraît aussi hyper importante. Parce que justement, pour des questions de manipulation, on l’utilise énormément. La crise du Covid : la peur. Je pense qu’on a fait fonctionner tout un tas de choses complètement aberrantes démocratiquement, avec la peur. Alors comment s’y prendre pour faire fonctionner une démocratie en tenant compte du fait que tous et toutes, nous sommes mus par des émotions ?

CP :

On va prendre la deuxième question et comme ça on se partage après avec Barbara pour les réponses.

Thomas Desmaison :

Moi, c’est plutôt une réponse, donc ça va être rapide. Je veux juste vous informer que cette semaine, nos deux invités poursuivent leur route avec quatre interventions en trois jours, plus un rendez-vous un peu important (même s’ils ne s’en rendent pas compte) avec le maire de Bellac. C’est-à-dire qu’ils ont une action liée à leur performance artistique, qui est à la fois l’aboutissement d’un certain processus, même s’ils vont poursuivre, mais qui est aussi un prétexte pour nous à Bellac pour agiter les formes de démocratie, de délibération. On n’est pas beaucoup de théâtres à fonctionner comme ça, mais au théâtre de Bellac on fonctionne comme ça. Les spectacles, ils n’arrivent pas en one shot : c’est bien, vous avez bien consommé, vous avez pris votre pied, c’est bon. Non, on l’utilise d’un point de vue démocratique. Je ne voulais pas l’annoncer tout à l’heure, mais c’est leur première rencontre de la semaine. Ce matin, on a rencontré la bière de Bellac, mais la semaine se poursuit.

Deuxième chose : je voudrais vous inviter à regarder le film Les Doléances. On l’a passé à la ferme de Villefavard samedi. Je ne sais pas si vous l’avez vu, il est sur France Télé, il est disponible. Il va venir bientôt à Limoges, mais ils n’ont pas pu me dire dans quel cinéma. Je pense que ce sera le Lido, il y a de fortes chances. Le maire, qui est le héros de ce film documentaire, démontre bien l’impasse consistant à fournir des instruments de délibération, pour tout de suite voir qu’en fait ça fonctionne trop bien, et que là, actuellement, les carnets de doléances sont interdits à la publicisation. C’est un scandale absolu. Le film est hallucinant et il provoque à chaque fois des débats et des manières de vouloir aller vers la délibération et justement de relancer la question de la délibération qui sont extrêmement fortes, qui montrent que le théâtre ou des formes artistiques telles que les films documentaires ont cette valeur démocratique. Merci.

Une intervention :

Par rapport au théâtre, je partage complètement votre point de vue. C’est de l’émotion, c’est de la synthèse, c’est du symbolique. Il n’y a rien de tel que le théâtre. Je voulais intervenir : un champ qui me ferait pleurer, c’est la considération ou la non-considération qu’on accorde à l’enfance, à la jeunesse et aux adolescents. Quand on voit à quel point tous les champs de réflexion auxquels j’ai participé il y a longtemps, qui étaient ceux de l’éducation nouvelle, se sont sabordés, ou ont été sabordés alors qu’ils étaient des lieux de réflexion, de progrès, de délibération, d’action… Tout ça a disparu et le cadre dans lequel on enferme l’enfance et toute cette jeunesse m’atterre complètement. Et je me demande dans le contexte actuel quels seraient les lieux de délibération et de réflexion autour de ce qu’on fait de notre jeunesse, qui est notre bien commun incontournable.

BS :

Rapidement, parce que la soirée touche à son terme, je vais donner quelques éléments très modestes de réponse. Merci beaucoup pour vos questions.

La première chose que je voulais dire concerne les règles communes de la délibération qui sont effectivement incontournables, c’est une vraie question. Et on peut avoir deux voies. On peut avoir une voie juridique constitutionnelle, qui finalement veut écrire la loi des lois dans le marbre. C’est une première voie possible. Et puis il y a une autre voie qui est peut-être plus intéressante, ou vers laquelle j’irais plus spontanément, qui est la voie de l’habitude collective, c’est-à-dire de se lancer, de le faire et d’être dans le laboratoire. Chez les Grecs, il se trouve qu’il y avait les règles qui présidaient à l’Assemblée, et à ce qu’on en sait, elles n’étaient pas écrites. Donc ils faisaient confiance aux usages et aux habitudes collectives, à une forme de sagesse qui s’installe, comme ça, petit à petit, par l’expérience collective. Donc j’irais vers cette direction-là, plutôt.

Sur la question des émotions, ce qu’on essaie souvent de dire avec Christophe, c’est qu’il ne faut pas y voir un obstacle à la démocratie. Je dis ça parce que vous avez parlé de la peur uniquement, mais c’est les deux : c’est-à-dire que c’est à la fois ce qui rend extrêmement difficile et épuisant et impossible la démocratie, mais c’est aussi ce qui la rend possible. Il y a tout un terreau affectif qui est au cœur de l’expérience démocratique, et c’est d’ailleurs pour ça que la forme du théâtre nous convainc plus, nous comble plus que la simple forme des conférences, parce qu’il y a beaucoup plus de circulation émotionnelle au théâtre, et donc voilà, c’était juste un début d’élément de réponse.

Et pour la question de l’enfance et de la jeunesse, je partage votre désarroi. Je pense que c’est le signe d’une société extrêmement malade, que cette capacité de détruire l’enfance et la jeunesse, qui s’est particulièrement illustrée d’ailleurs pendant l’épidémie de Covid – la mise en place des outils de gestion a été une pure catastrophe pour les enfants et les jeunes. Et c’est le signe d’une société qui va extrêmement mal, d’une société qui maltraite ses futurs membres. Et les lieux naturels qui devraient s’imposer pour répondre à votre question, ce sont les lieux d’éducation, bien sûr, écoles et universités, ce qu’ils sont de moins en moins. Donc on peut être extrêmement inquiet, car ce sont des lieux de combat et de mobilisation très importants à nos yeux.

CP :

L’émotion c’est quelque chose de très compliqué parce que c’est aussi parfois utilisé pour dépolitiser un certain nombre de prises de position, qu’on renvoie à l’émotion. Vous voyez, quand vous dites « C’est juste comme ça, c’est pour le plaisir de la discussion et de l’échange » ; mais si vous dites « C’est la peur », je vous dirai qu’on a sans doute au moins autant été gouverné par la peur que par la vérité, ou du moins par une certaine vérité qui nous a été imposée. Je ne prends qu’un seul exemple, celui de tous ces reportages où 24h sur 24, vous aviez Jojo expliquant à quel point il était super-heureux d’être confiné, qu’il était en train de s’éclater, qu’il revoyait ses gosses, etc. Il faudrait qu’on les réécoute, parce que c’est une propagande de masse, où sur Radio France, il n’y avait plus qu’un seul truc, et à chaque fois c’était la même chose. Il n’y avait que ça, et plus rien d’autre, au point que beaucoup de gens croient encore que l’univers entier a été confiné. Alors qu’en réalité, y compris en Europe, il y a eu énormément de différences. Mon frère qui vit à Hambourg n’a pas été confiné une minute de sa vie. Moi, au départ, au téléphone, je lui demandais « Alors le confinement ? » Et lui : « Ben, je ne suis pas confiné. » – « Mais comment ça, t’es pas confiné ? » Parce que dans le land dans lequel il était, ce n’était pas comme ça qu’ils avaient choisi de faire. Et je pourrais multiplier les exemples. Ce que nous devons regarder en face, c’est comment nous avons pu et par quel mécanisme nous avons accepté ces soi-disant vérités qui nous sont tombées dessus, pourquoi nous avons obéi si vite, etc. Ce sont ces questions désagréables qu’il faut se poser, à mon avis, plutôt que d’y voir simplement un effet de l’émotion, de la propagande. Peut-être au début, mais pas pendant six semaines.

Sur la question des prises de parole, ça doit être articulé avec la question de l’éducation. Il est évident que l’éducation prépare la jeunesse au monde tel qu’on pense qu’il va être, ou tel qu’on pense qu’il est. Si on pense que le monde dans lequel on vit n’est pas démocratique mais repose sur une compétition, sur l’élimination des plus faibles, sur une règle de base qui est le désintérêt des autres, si je ne me préoccupe que de ma propre réussite, alors le principe scolaire qu’on apprend dès le départ, c’est que les autres peuvent disparaître : « Machin, t’as réussi aujourd’hui ? T’as eu combien ? » On ne dit pas : « Et les autres, ils ont eu combien ? c’était dur pour eux ? » ; non, on s’en fout. Ce qui compte c’est « Toi, t’as eu combien ? », et hop, et on continue comme ça. C’est un galop permanent, un exercice qui vous apprend à la fois qu’il n’y a que la compétition dans la vie, et aussi l’indifférence aux autres. Imaginez qu’un groupe classe soit, au fond, collectivement responsable des résultats. Donc celui ou celle qui comprend plus vite que les autres, ce n’est pas grave, on s’en fout, parce qu’il faut que tout le monde comprenne. Est-ce que vous ne pensez pas que ça changerait les relations humaines entre les membres de cette classe ? Est-ce qu’ils n’auraient pas d’autres comportements, et que d’autres choses se passeraient ? Là, c’est le premier élément. Il va de soi que le comportement scolaire, aujourd’hui, tel qu’on le fait incorporer aux élèves, y compris aux étudiants, est contradictoire avec ce qu’on raconte sur la démocratie. À commencer par la correction de copie. Enfin je pourrais multiplier les exemples par rapport à tout ce qu’on a dit. On voit bien qu’il y a des petits problèmes quand même de contradiction !

Et après sur les prises de parole, ça pose le problème du statut que l’on reconnaît à la culture. Nous avons pris l’habitude, par le biais scolaire, d’accorder un privilège à un certain nombre de gens dont on dit : « II parle bien ». Je dis bien « il », « il parle bien ». Et rien que ça, c’est un outil incroyable de pouvoir sur les autres. Et ce n’est pas parce que ça ne veut rien dire, parler bien. D’ailleurs, on le voit avec les Gilets jaunes et autres : quand il y a un renversement de l’ordre symbolique, ce sont au contraire des paroles qui, deux jours avant, étaient considérées comme « pas bien », sans respect de la syntaxe, à écorcher l’oreille… Tout d’un coup, on se dit : « C’est incroyable, qu’est-ce qu’il parle vrai ! » Nous avons tous fait cette expérience. Je pense donc qu’effectivement la question scolaire est fondamentale. Et je dirais que rien n’est plus inquiétant pour moi que la désertion quasi-absolue de la gauche sur les questions éducatives, hormis sur les questions des moyens. Je ne comprends pas comment on a pu déserter à ce point-là la question éducative, les enjeux politiques de l’éducation, de l’organisation scolaire, du temps scolaire. Tout ça, c’est une question majeure.

Donc si on a quelque chose à faire pour que cette démocratie arrive enfin, c’est faire du théâtre, bien sûr, et puis c’est aussi je crois se battre pour une autre éducation, partout où on est. Quand on est prof, on peut faire autrement, par petits bouts, des petites choses. Et je pense que c’est aussi ce que j’ai tiré des réflexions de Barbara : qu’il ne faut pas attendre le Grand Soir, parce que si on attend le Grand Soir il ne se passera rien ; il faut plutôt se dire : « Là où je suis, je peux commencer à faire quelque chose ». Et je demeure persuadé, pour l’avoir un peu expérimenté moi-même, qu’il y a beaucoup de pratiques pédagogiques que l’on peut essayer de mettre en œuvre, qui ne fâcheront personne, mais qui peuvent déjà commencer à introduire un coin, mettre un ver dans le fruit.

Voilà. Pour résumer, c’est ça : nous sommes un petit peu le ver dans le fruit.

La copossession du monde, vers la fin de l’ordre propriétaire – Pierre Crétois

« La copossession du monde, vers la fin de l’ordre propriétaire » – Pierre Crétois

« La propriété ne doit pas être considérée comme la base première de la vie en communauté, mais, au contraire, comme une modalité du commun. »

Pierre Crétois critique toute la tradition qui, depuis la Renaissance, a fait de la propriété privée l’élément fondateur de nos sociétés en l’érigeant comme le droit naturel le plus crucial. Cette vision est si hégémonique qu’elle semble relever de l’évidence. Mais elle méconnaît le fait qu’il n’a jamais existé de propriété absolument privée.

« La propriété ou le chaos ! » s’écrient en chœur les thuriféraires de l’ordre propriétaire. Parce que, disent-ils, la propriété sépare le tien et le mien, elle protège la liberté individuelle et assure l’harmonie sociale. Condition de l’échange, elle fonde l’activité économique et favorise l’enrichissement collectif. À les écouter, elle n’aurait que des vertus. C’est faire peu de cas de ses funestes conséquences – la pollution et l’épuisement des ressources naturelles, par exemple –, mais c’est aussi abandonner au marché des questions qui devraient relever de la délibération politique.

Or, Pierre Crétois le démontre, l’intérêt économique ne se confond pas avec le bien commun. Pour endiguer le creusement des inégalités sociales et la destruction de la planète, on ne peut s’en remettre aux chimères du tout-marché ou de la démocratie de consommateurs. Un radical changement de perspective s’impose : il faut défendre des principes autonomes de justice pour remettre la propriété à sa place et l’envisager non plus comme le socle de la vie en communauté mais, au contraire, comme une modalité du commun intégrant les droits d’autrui et ceux des générations futures.

Pierre Crétois est philosophe, maître de conférences à l’Université Bordeaux-Montaigne. Il est l’auteur du Renversement de l’individualisme possessif. De Hobbes à l’État social (Classiques Garnier, 2014), et de La part commune, critique de la propriété privée (Amsterdam 2020).

ÉMANCIPATION ENTRAVÉE et RÉEL DE L’UTOPIE, AUJOURD’HUI L’idéal au risque des idéologies du XXe siècle

ÉMANCIPATION ENTRAVÉE et RÉEL DE L’UTOPIE, AUJOURD’HUI

L’idéal au risque des idéologies du XXe siècle

Michèle Riot-Sarcey est une historienne qui a publié de nombreux ouvrages sur l’utopie, l’histoire politique et le féminisme, dont Le Réel de l’utopie en 1998 et Le Procès de la liberté en 2016. Dans la continuité de ce dernier ouvrage, elle publie en 2023 L’Émancipation entravée. L’idéal au risque des idéologies du XXe siècle. Elle a créé en 2005 avec Gérard Noiriel et Nicolas Offenstadt le Comité de Vigilance face aux Usages publics de l’Histoire (CVUH).

Un temps de désillusions, d’inquiétudes, de catastrophes, d’autoritarisme, de terreurs et de guerres s’annonce alors que s’achève le premier quart du XXIe siècle. Que sont devenus la liberté et les divers mouvements pour l’émancipation humaine qui éclairaient si fort l’entrée du XXe siècle ? Qu’en a fait ce siècle terrible des guerres mondiales et du fascisme, où la déshumanisation et l’inhumanité ont été portées à leur comble ? Que sont devenues les luttes d’indépendance et de libération ainsi que les révolutions ‒ politiques, sociales, intellectuelles, scientifiques, techniques  qui l’ont traversé ? Comment ont-elles pu nous conduire là où nous sommes arrivés aujourd’hui ? Avec la fin de l’illusion des doctrines libératrices, concomitante à la chute du mur de Berlin, l’idéologie libérale triomphe, au nom d’une liberté dont les apôtres du système ont inversé le sens. Pourtant, partout dans le monde, l’espoir d’une émancipation enfouie sous les discours idéologiques se réveille aujourd’hui. De quels possibles cet espoir est-il porteur ? Répondre à ces questions implique de revenir sur l’histoire longue afin de comprendre comment le sens actif du mot « liberté » s’est trouvé effacé par les idéologues. Dans son dernier livre, qui va nourrir ce débat, Michèle Riot-Sarcey démonte l’ensemble des dispositifs d’entrave au pouvoir d’agir des individus au XXe siècle. De l’affaire Dreyfus à mai 68, en passant par la confiscation des expériences ouvrières par les avant-gardes et la mise en ordre de la pensée structurale, l’historienne analyse les processus par lesquels le sujet libre, à chaque moment décisif, s’est trouvé effacé au profit de visions totalisantes. Mais l’idée authentique de liberté se ranime régulièrement et fait retour dans les lieux les plus inattendus. Près de nous : dans la France suburbaine avec les Gilets jaunes, dans l’Ouest avec la Zad de Notre-Dame-des Landes, dans les plaines du Poitou avec les Soulèvements de la Terre ou, plus près encore, sur la Montagne limousine avec les alternatives sociales et existentielles du Plateau… mais aussi dans d’innombrables endroits par le monde. L’émancipation, ses entraves au XXe siècle, d’une part, ses résurgences et son renouveau actuels, d’autre part : deux thèmes proposés au débat pour cette conférence sur « le réel de l’utopie », sur ses chances aujourd’hui.

Rencontre avec l’historienne Michèle Riot-Sarcey

Samedi 16 décembre 2023 à 14h30 à Faux la Montagne, salle du conseil (mairie)

Auteure de nombreux travaux sur l’histoire du féminisme et des luttes ouvrières et politiques du XIXe siècle, Michèle Riot-Sarcey s’est penchée dans son dernier ouvrage, L’Émancipation entravée, sur l’histoire du XXe siècle pour montrer comment de nombreuses raisons ont entravé le pouvoir d’agir des individus : que ce soit le poids de l’ordre libéral qui « s’est institué comme modèle de gouvernement par l’assimilation de la liberté au libéralisme, par l’identification de l’État républicain à la démocratie et par la substitution du progrès technique au progrès humain », ou bien que ce soit l’historiographie des dominants, les avant-gardes soi-disant éclairées, les partis uniques (ou pas), la domination des concepts, etc.

Pourtant elle perçoit aussi une vitalité qui ne rompt pas avec les premières organisations ouvrières du XIXe siècle. Il existe des initiatives de terrain, porteuses d’un avenir politique autre, ce que Michèle Riot-Sarcey nomme « le réel de l’utopie », et dont une partie des Gilets jaunes ou des alternatives et luttes actuelles peuvent témoigner.

Nous vous proposons un temps d’échange avec elle le samedi 16 décembre à Faux-la-Montagne. Un moment où nous pourrons librement discuter, confronter nos points de vue sur l’état du monde au regard de son analyse, discuter celle-ci, ou l’abonder. En nous référant bien sûr également à ce qui se vit sur le plateau de Millevaches et ailleurs.

Pour pouvoir participer à cet échange, il n’est pas indispensable d’avoir lu les ouvrages de Michèle Riot-Sarcey. Mais il est toujours utile de les lire, avant ou après la conférence-débat. Voici les deux derniers livres qu’elle a publiés :

Le Procès de la liberté (qui est centré sur le XIXe s.) : https://www.editionsladecouverte.fr/le_proces_de_la_liberte-9782707175854

LÉmancipation entravée (qui est centré sur le XXe s.) : https://www.editionsladecouverte.fr/l_emancipation_entravee-9782348037696

Si besoin, plus de renseignements auprès de Michel Lulek au 06 40 84 48 90.

 

Débat :

Michèle RIOT-SARCEY L’ÉMANCIPATION ENTRAVÉE

Francis Juchereau, pour le cercle Gramsci : Il y a deux ans, Michèle, tu avais animé ici même une conférence à propos de ton avant-dernier livre, Le Procès de la liberté, dans lequel tu faisais « revivre les idées de liberté surgies au cours des expériences ouvrières et des révolutions sociales en France au XIXe siècle ». Tu as proposé une vision, une manière d’ausculter et d’envisager l’Histoire – ses acteurs et ses événements  qui t’est propre, donnant toute leur place aux « vaincus » et à leur action émancipatrice. Une histoire1 à laquelle on n’a pas habituellement affaire.

Dans cette logique, tu es chez toi ici, sachant que dans l’histoire ouvrière et sociale de ce XIXe siècle, Limoges a été aux avant-postes de la révolution démocratique et sociale de 1848. Plus de vingt ans après ces événements, la brève insurrection communarde d’avril 1871 à Limoges a été la queue de comète de ce mouvement insurrectionnel de mars à juin 1848.

Aujourd’hui, nous allons nous rapprocher dans le temps avec la suite de tes travaux qui constatent les dégâts causés aux mouvements d’émancipation par les idéologies au cours du XXe siècle, mettant à mal ce « réel de l’utopie » que le mouvement ouvrier et populaire avait fortement fait émerger au siècle précédent. Je te laisse à présent la parole. Une précision, cependant, me semble utile : dans les années 1960, tu es entrée dans le vie active non pas comme historienne mais par la porte du monde du travail, comme employée. Il importe aussi de savoir d’où chacun et chacune parle.

L’EXPOSÉ

Michèle Riot-Sarcey : Merci. J’ai simplement travaillé avant de reprendre mes études. Mes parents ne pouvaient pas me les payer, chose classique à mon époque. Mais cette expérience m’a donné à penser l’Histoire de manière peut-être différente. J’ai vécu le travail au moment des événements extrêmement importants qui marquèrent la fin de la guerre d’Algérie, puis ceux de 1968. Cela donne quelque chose d’un peu différent du chemin suivi par l’étudiant classique. Et du même coup, je me suis rendu compte pour la première fois en écrivant la fin de cet ouvrage (j’écris depuis longtemps des livres sur le XIXe siècle – ses questions féministes, révolutionnaires, de l’utopie) que c’était mon expérience qui m’avait conduite à écrire ce deuxième volume, L’Émancipation entravée (après Le Procès de la liberté) qui s’arrête en 1968 – je prépare une suite avec un troisième volume.

Je me suis posé une question extrêmement simple : comment écrire l’Histoire, celle qui nous concerne maintenant ? Qu’est ce qu’elle montre, qu’est ce qu’elle efface ? Nous ne sommes pas simplement au bord de la catastrophe, nous sommes dans la catastrophe. Et on a l’impression que la totalité des événements est ignorée des populations. Or, nous subissons les illusions passées, les erreurs passées, les exactions passées. Nous vivons aujourd’hui une épreuve de vérité en nous rendant compte à quel point les livres d’histoire ne répondent pas aux questions qui sont posées, ou pas posées. On le voit bien avec le conflit Israélo-Hamas. Les historiens ont une responsabilité extrêmement importante par rapport à cela.

Mais je n’aime pas brûler les étapes. Étant « dix-neuvièmiste » et ayant vécu pendant des années avec toutes sortes de « héros » au sens de Baudelaire et de Walter Benjamin – l’ homme de la vie quotidienne qui affronte le quotidien  il n’est pas simple de traiter de la situation actuelle. J’ai vécu avec ces héros et héroïnes du XIXe siècle pendant des dizaines d’années, dans les archives de la Bibliothèque de l’Arsenal. Et, à force de me confronter à ce monde totalement oublié (j’ai fait un livre avec un collègue : 1848, la révolution oubliée), je me suis mise à écrire Le Réel de l’utopie et tout ce qu’il était possible de dire sur les femmes d’alors en m’arrêtant notamment sur une période inouïe, très courte, entre 1831 et 1834 où l’émancipation du peuple et des femmes étaient à la mode au sens où on entend la mode aujourd’hui. Donc, à l’issue de ce Procès de la liberté, je me suis posé la question : Qu’est devenue l’émancipation du peuple et des femmes ? Qu’est-elle devenue au XXe siècle, cette émancipation tant à la mode ? J’ai donc voulu interroger le XXe siècle depuis l’histoire du siècle précédent. Non pas d’un siècle à l’autre, mais simplement à partir des espérances, des promesses du XIXe siècle.

Les promesses enterrées

Vous avez peut être en tête le tableau de Courbet, L’Enterrement à Ornans. On a dit que Courbet était un peintre réaliste. Pourtant L’Enterrement à Ornans est tout sauf réaliste. Ses personnages occupent presque tout l’espace par rapport aux collines qui forment le fond du tableau. On se demande ce que ces gens enterrent. Il y a deux personnages qui sont peints de manière extrêmement réaliste, mais habillés comme l’étaient les révolutionnaires de 1789. En fait, on sait que Courbet a vécu cet enterrement comme un drame, de la même manière que George Sand. On enterre quoi, ici ? Les promesses de la Révolution. Ce sont ces promesses qu’on enterre en 1848, avec la répression. Les quarante-huitards étaient persuadés que c’était la dernière des révolutions, celle qui allait mettre en oeuvre la République démocratique et sociale. C’est la raison pour laquelle la première mesure prise immédiatement par le gouvernement provisoire de la IIe République a été relative au droit au travail. Mais ça n’a pas du tout duré. La République, non pas sociale, mais à la sauce Tocqueville2, l’a emporté. En juin 1848, la répression a été terrible. Je m’interroge donc : Que sont devenues ces promesses de 1848, enterrées juste après leur naissance ? D’autant que celles-ci renaissent en 1871 pendant la Commune. Elle renaissent de manière extrêmement importante. En quelques semaines seulement, le peuple parisien ultra-républicain (mais pas à la Tocqueville) résiste à l’adversité, aux armées prussiennes. La République démocratique et sociale défend la vraie république. Les mots retrouvent leur vérité. Si je fais un retour vers ce passé, c’est pour retrouver ce à quoi les gens du peuple adhéraient vraiment de manière palpable, perceptible.

Avec ce nouveau bouquin, L’Émancipation entravée, j’ai donc interrogé le XXe siècle. J’ai commencé par une petite synthèse sur le XIXe pour rappeler les promesses et les fabuleuses croyances qui existaient depuis 1789. Mon introduction commence avec l’émancipation telle qu’elle était imaginée par des gens comme Condorcet pendant la Révolution. Condorcet s’est à la fois opposé aux Jacobins et aux Girondins et, pour éviter la guillotine, il a préféré se suicider. Mais auparavant, il a écrit un hymne au progrès de l’esprit humain : un poème digne de Baudelaire. Je me suis mis dans la peau du Condorcet de la Révolution française d’où est venue l’idée d’émancipation, et dans celles des femmes de 1830 qui ont pris sa suite. J’ai mis six ans pour réaliser ce livre, l’écrivant tout en faisant mon enquête. C’est un travail dantesque, fabuleux. Je suis partie de l’affaire Dreyfus pour aller jusqu’à mai 1968, en passant par les États-Unis, l’Espagne, et les mouvements de décolonisation. Donc en passant par des populations qui s’interrogeaient sur le devenir du monde tout en étant assujetties à toutes sortes de contraintes. La première étant, comme vous le savez, le libéralisme. Nous y sommes encore.

L’émancipation

J’ai donc interrogé de manière précise le devenir de l’émancipation en ce qui concerne la XXe siècle, question régulièrement posée au cours de l’Histoire : par les femmes de 1830 et bien après, dans les années 1940, par les théoriciens qui critiquent le marxisme orthodoxe, ceux de l’école de Francfort, Adorno et Horkheimer3 notamment.

Je constate donc qu’on s’interroge ponctuellement sur ce qu’est devenue l’émancipation, au sens où l’entendaient les gens du XIXe. C’est Pierre Leroux (1797-1871) qui l’a le mieux définie en ces termes : « Être libre au sens émancipé, c’est être dégagé de toutes les tutelles et être en pouvoir d’agir dans tous les domaines ». C’est donc pouvoir agir intellectuellement, politiquement, socialement et au sens privé de la personne, c’est-à-dire être en capacité d’être soi-même. Mais être soi-même, cela veut dire livrer une bataille perpétuelle, parce que la liberté doit se conquérir dans un monde qui non seulement ne la donne pas, mais se l’approprie pour les élites. C’est un monde qui déploie un tel système mensonger, qu’être libre aujourd’hui signifie s’exploiter soi-même. Non seulement nous avons perdu l’idée d’émancipation, mais l’idée de liberté a fait de tels détours que ce sont actuellement les influenceurs qui sont censés donner le « la » de la liberté !

Je me suis attelée à cette idée de l’émancipation développée au XIXe siècle. Les gens du peuple, qui n’avaient aucun droit, ont construit dans les faits l’expérience émancipatrice à travers les associations : d’abord les sociétés de secours mutuel, les sociétés de résistance, puis les sociétés d’organisations. En 1848, profitant d’une situation de catastrophe et d’incuries multiples, les gens du peuple se sont associés jusqu’à constituer une Association des associations, qui avait pour tâche d’organiser la production, la vente, etc. Organiser en quelque sorte la société dans son ensemble. Ainsi, une des initiatrices de cette Association des associations, Jeanne Deroin, explique en 1849 : « Désormais nous n’aurons plus besoin d’Assemblée nationale, nous n’aurons plus besoin de représentation, parce que, tous associés, nous sommes en capacité de nous gérer nous-mêmes. »  Elle n’avait pas lu Marx. Elle était ouvrière comme Proudhon – auquel elle s’est d’ailleurs opposée sur les questions d’émancipation de la femme.

Je reprends donc au XXe siècle le fil de ma démonstration et on s’aperçoit de deux choses. Premièrement, l’émancipation a disparu car elle a été appropriée par des leaders, toutes idéologies confondues (libéralisme, fascisme, socialisme, communisme), ces guides politiques censés libérer le peuple. D’autre part, on se rend compte, au fur et à mesure de l’évolution de la société et de ses progrès matériels (la fée électricité, etc.), que le progrès humain tel qu’il était pensé par Condorcet, c’est-à-dire d’abord celui de l’esprit humain, s’est progressivement réduit au progrès de la technique. Le progrès technique s’est substitué de fait à l’idée d’émancipation telle qu’on l’avait envisagée : le bien-être pour la totalité de la population ne signifiait plus son mieux-être.

J’ai commencé mon livre avec l’affaire Dreyfus, en montrant que l’antisémitisme continuait d’avancer masqué, car certains dreyfusards continuaient en fait d’être antisémites. Après l’affaire Dreyfus, la République s’installe, triomphante. Elle oublie non seulement l’expérience émancipatrice, par laquelle les individus s’émancipent eux-mêmes, mais dans la foulée la question fondamentale de l’auto-organisation. Il n’y a pas de liberté si c’est l’autre qui vous l’accorde. Pour s’émanciper, il faut que soi-même on se libère. Mais des autorités se mettent en place, autorités politiques en principe libératrices. On passe alors de l’idéal à l’idéologie, et à force de progrès technique c’est l’aliénation qui l’emporte : l’assujettissement des individus à la machine l’emporte. On va alors aussi considérer que le peuple ne peut pas s’émanciper simplement par l’association.

Au départ, à la fin du XIXe siècle, un pas en avant avait été fait avec la création des organisations syndicales, politiques, et de l’Internationale. On a alors l’impression qu’on marche vers la liberté. En principe et du point de vue du discours : oui, incontestablement. Mais à partir du moment où se met en place la hiérarchie entre ceux qui savent et ceux qui subissent, l’écart se creuse. On commence par éliminer ceux qui ne veulent pas de cette organisation hiérarchique. La première élimination sera celle des anarchistes, dès la Deuxième Internationale (1889).

Je poursuis, au début du XXe siècle avec la Deuxième Internationale : ces dirigeants politiques (les socialistes d’avant la création des partis communistes) très bien intentionnés peuvent susciter, par exemple, de la part d’un délégué d’un congrès l’interrogation suivante : « Vous vous rendez compte, il n’y a pas un seul prolétaire dans la salle ! » Ce qui n’était pas du tout le cas avec la Première Internationale (1864-1876) où un proudhonien pouvait féliciter Marx, à Genève, de ne pas avoir pris part à une réunion parce qu’il n’était pas prolétaire. Dans la manière dont la Première Internationale avait été organisée, c’étaient bien les travailleurs qui se libéraient eux-mêmes. Dès la Deuxième, la situation s’est particulièrement complexifiée et il n’en a plus été question. La domination et l’aliénation se sont accentuées. Il est vrai qu’il est particulièrement difficile de s’auto-organiser dans ce nouveau contexte industriel, économique et social, où les syndicats comme les organisations politiques étaient devenus absolument nécessaires.Voilà comment peu à peu s’est mis en place un processus d’élimination de l’émancipation. Aujourd’hui, on découvre l’étendue de la catastrophe.

Étudiant la Révolution russe de 1917, j’essaye de démontrer cette réalité avec des témoins de l’époque. Mon premier grand témoin est Alexandre Berkman, juif lituanien émigré à la fin du XIXe siècle aux États-Unis à 17 ans. Il est d’abord ouvrier anarchiste, puis intellectuel. Victime de la répression anti-ouvrière du début du XXe siècle aux États-Unis, il est expulsé en 1919 vers la jeune Union soviétique. Nous sommes dans les années 1920, au début de la Révolution russe. Il voit ce qui se passe : l’élimination des opposants et la mise en place immédiate de la bureaucratie. C’est avec Berkman que je mets en quelque sorte en pièces le mythe bolchevique. Je me sers également de l’extraordinaire puissance inventive de l’abstraction artistique qui naît à ce moment-là. J’observe de près l’école de Vitebsk4 en faisant un travail sur Malevitch5 pour comprendre comment le mythe (bolchevik) ajouté au cinéma (d’agit-prop) se constitue et s’impose de manière logique. C’est-à-dire qu’on ne peut imputer à Lénine, à Trotski ou à tel ou tel la responsabilité de la situation. C’est bien plus compliqué, car il s’agit d’un processus dans une situation de guerre civile, d’isolement international de l’Union soviétique et de difficultés matérielles innombrables et inouïes. La situation est telle que cette logique s’enclenche, et quand Staline à la fin des années 1920 prend le pouvoir, on assiste à l’élimination systématique des opposants au cours de procès retentissants (les grands procès de 1938).

J’avance, au fur et à mesure, de manière chronologique. Dans ma mise en perspective – j’allais dire dans ma mise en pièces – des idéologies, je cite ces témoins qui explicitent ce qui se passe vraiment là où ils sont. Je prends alors un deuxième témoin fondamental, Boris Souvarine6, pour faire la critique sociale des années 1930.

Je précise que je parle de l’émancipation en tant que processus et expérience ouvrière-populaire mise en cause par les idéologies, et non d’idéal. La démarche de Marx, reconnaissant en 1865 dans une lettre à l’Internationale l’erreur qu’il avait faite en 1848 en qualifiant de « socialiste utopique » le mouvement auto-organisé des coopératives en Angleterre, est exemplaire à cet égard. Marx en tant que théoricien, mais aussi comme militant politique, reconnaît et convient de l’importance de cette expérience ouvrière en Angleterre. Au siècle suivant, dans l’Entre-deux-guerres, on n’en est plus là. L’expérience ouvrière se réduit à l’application des mots d’ordre les plus largement répandus par les appareils politiques.

Les idéologies

Je continue donc avec la critique des idéologies, d’abord l’idéologie libérale, ensuite l’idéologie marxiste orthodoxe que je prends soin de bien séparer du marxisme critique en tant que pensée (cf. l’École de Francfort). Et on arrive précisément à cette période catastrophique de la montée du fascisme, et du nazisme ensuite. Je ne développe pas sur l’idéologie fasciste. Dans mon ouvrage je parle notamment de la signification de sa prégnance de plus en plus grande. Le stalinisme est en place, mais à ce moment il n’est pas possible de le mettre en cause de manière systématique, car l’URSS et l’Internationale Ouvrière, le Komintern, apparaissent comme le rempart contre le fascisme. D’où les énormités d’Aragon, écrivant son poème en faveur de Staline. Mais on l’a vu à l’oeuvre, ce rempart au fascisme ! Donc je fais un détour par la guerre d’Espagne et je montre que cette lucidité apparente est en fait une illusion gravissime, qui aboutit justement à la mise à l’écart de l’émancipation.

Mais pendant ce temps, il existe quand même des brèches. L’utopie est toujours là. La brèche, en 1936, n’est pas tellement en France avec le Front populaire, mais en Espagne. Son intérêt réside dans la manière formidable avec laquelle elle se défend et essaie de percer, mais la répression est trop forte. Tout au long de mon travail je me suis intéressée au livre de l’historien britannique Eric Hobsbawm (1907-2012), L’Âge des extrêmes, qui est une traversée du XXe siècle. Pourtant même chez lui, l’URSS s’en tire bien en Espagne. Il écrit que l’URSS a quand même été le rempart face au fascisme.

Je passe sur l’extraordinaire catastrophe que constitue la Deuxième Guerre mondiale. Pendant ce temps, le progrès technique fait des pas de géant. En 1945, vous imaginez la catastrophe qui vient de se dérouler ! Il y a des gens lucides, notamment Günther Anders7 que j’utilise. On redécouvre maintenant ce penseur dont je connais depuis très longtemps les travaux grâce à un grand chercheur, Philippe Evernel8, qui m’avait conseillé dès 1968 de le lire absolument. Ainsi, dès les années 1950, Günther Anders montre la fuite en avant du monde contemporain vers la technique et l’oubli : on ne veut pas voir, ni entendre, ni savoir ce qui s’est passé. Et c’est à cette étape de mes recherches que j’effectue alors le gros travail qui est au centre de mon livre : le traitement critique d’une troisième idéologie, le structuralisme.

Le structuralisme se développe à l’issue de la Deuxième Guerre mondiale, avec notamment Claude Lévi-Strauss9. Je rends d’abord hommage à Lévi-Strauss, dans la mesure où celui-ci a permis une ouverture extraordinaire sur les peuples premiers avec tout ce que cela implique comme reconnaissance. Il va même faire une critique radicale de la civilisation occidentale et mettre en cause le progrès technique. Mais au fur et à mesure que la puissance intellectuelle du structuralisme se lève, ses théories entraînent la méconnaissance de traits fondamentaux des personnes et des sociétés humaines. Lévi-Strauss partage avec un des linguistes les plus prestigieux, Roman Jacobson, les mêmes conceptions structuralistes. J’ai étudié à cet effet minutieusement leur correspondance, qui montre que peu à peu l’intellectualisme structural se met en place et de manière suffisamment élaborée et complexe pour permettre à Lévi-Strauss, qui a une ambition fabuleuse, de comprendre les sociétés quelle que soit l’histoire, quelle que soit la géographie, quelle que soit la temporalité. Il veut montrer que les sociétés sont en fait guidées par des structures contre lesquelles les hommes ne peuvent absolument pas aller. Il appuie sa théorie notamment sur l’interdit de l’inceste. Ainsi, l’histoire a tendance à être largement contenue, voire éliminée à travers cette idéologie par des permanences, des raideurs, des obligations… Et tout cela s’explique par des mythes. C’est un retour aux mythes. Dans un chapitre précédent, je procède d’ailleurs à une critique de la pensée de Georges Sorel (1847-1922) et de sa théorie du mythe qui, appliquée à la politique, sera tristement illustrée par le mythe bolchevik. Mon livre a aussi comme objectif de répondre à Walter Benjamin qui demande de libérer incessamment l’histoire des mythes. Je me suis donc efforcée de démonter le mythe qui tend à enlever toute capacité d’intervention des individus sur leur histoire : il n’est plus alors question d’émancipation. Même le philosophe Michel Foucault (1926-1984), qui est un structuraliste critique, n’a pas un mot dans son oeuvre sur l’émancipation, malgré sa thèse extrêmement intéressante qui montre le lien entre pouvoir et résistance. Le processus du structuralisme aboutit en 1968 à cette aberration invraisemblable qu’est l’althussérisme. Le philosophe Louis Althusser (1918-1990) expliquait que le complexité de la société, de ses structures, est telle que celui qui vit la domination en continu ne peut accéder à la connaissance de sa propre expérience. Elle lui échapperait. Althusser, qui avait l’ambition de remplacer Marx, considérait qu’il fallait être en mesure de comprendre les mécanismes des structures de l’exploitation dans toute leur complexité. Bref, selon lui, les philosophes seraient maîtres après Dieu ! Résultat : aucune expérience n’aurait de sens sans l’explication des spécialistes de la connaissance. On aboutit à cette aberration fabuleuse où, dans les années 1960, alors qu’une partie de la population chinoise est assassinée au nom de la Révolution culturelle, on vante partout, en France en particulier, les bienfaits du Petit Livre rouge et des thèses de Mao Zedong. Est-ce que cela est terminé ? Aucunement. Le cadre structuraliste subsiste. Voir à ce propos Lacan (1901-1981), psychanalyste et théoricien pour qui « l’inconscient est structuré comme un langage ».

Je termine mon livre par la décolonisation. J’ai traité cette question en mettant surtout l’accent sur deux colonies : le Vietnam et l’Algérie, mais pas seulement. J’en évoque d’autres, comme le Kenya ou le Cameroun, qui ne sont pas françaises. Là encore, c’est le même processus. Ho Chi Minh, qui a été le grand héros de la libération vietnamienne, a éliminé dès le début tous ceux qui ne suivaient pas une ligne conforme à la politique du Komintern. C’était difficile à l’époque, pour qui luttait contre le colonialisme, d’aller à l’encontre de tout cela. Mais grâce à des historiens américains notamment, j’ai réussi à mettre en scène cette difficulté.

Avec l’Algérie, j’ai voulu y regarder de plus près. Je m’y suis d’ailleurs rendue au moment du Hirak et j’ai participé à un certain nombre de manifestations. J’ai voulu voir vraiment comment ça se passait, de façon à comprendre comment la population, tout d’un coup, a voulu se réapproprier sa libération confisquée de 1962. Je vous assure qu’aller sur place en Algérie, c’est un peu comme suivre les Gilets jaunes ici, en France. Ce que j’ai fait également. Rien ne vaut l’expérience pour voir ce qui se passe et surtout écouter. Donc j’ai voulu comprendre cette réappropriation de la libération qui leur avait été confisquée en remontant dans le passé et savoir comment ça s’était déroulé.

Je vous épargnerai mai 1968, certains d’entre vous l’ont connu. On pourra revenir sur cet épisode dans la discussion. Voilà donc mon livre sur le XXe siècle et l’émancipation que je viens de parcourir très, très rapidement.

Francis Juchereau (FJ) : Pour résumer très brièvement : le XIXe siècle était un temps révolutionnaire, lourd de promesses, que le XXe siècle a complètement recouvertes.

Michèle Riot-Sarcey (MRS) : Oui, mais pas au départ, c’est-à-dire jusque dans les années 1910. Adorno a raison de parler des « fausses années 1920 » qui ont suivi. Nous discutions en aparté du mouvement Dada. Il y avait là un vrai pôle de créativité. Ce n’est plus le cas dans les années 1920, avec le surréalisme. En même temps que naissait le dadaïsme, c’était aussi l’invention fabuleuse de l’art abstrait. J’ai beaucoup travaillé ces questions grâce à Walter Benjamin10. Lui a pensé l’Histoire, moi je l’écris, pour voir si ça tient toujours.

Vous imaginez la naissance de l’art abstrait ! Je pense en l’occurrence à Paul Klee11 qui disait que cet art « rend visible ce qui est invisible ». Ce début de XXe siècle est absolument extraordinaire. Ce n’est pas simplement la révolution russe en 1905, mais partout ça s’enflamme. On croit à nouveau à l’émancipation, une émancipation davantage pleine de promesses parce que l’éducation s’est répandue, parce qu’il y a eu des révoltes et parce qu’on a l’impression d’être moins abruti par l’exploitation. Il apparaît aussi quelques lois sociales. C’est un élan extraordinaire. Je l’ai vraiment imaginé en voyant à Paris l’exposition sur l’art abstrait en Russie, à Vitebsk. Cette ville était entièrement peinte : les rails, les wagons… On imagine la population. C’était un moment fabuleux, même s’il y avait des tensions entre les uns et les autres. Même si le peintre Malevitch est comme Proudhon : un personnage extrêmement autoritaire. Il n’empêche qu’on y croit. On y croit, vraiment. Et c’est un peu partout que ça se passe. L’anarchisme est alors arrivé en Chine… Surgissent alors des éléments de croyance invraisemblables et l’ouverture de tas de possibles. J’ai mis en exergue de mon livre ce que disait Edgar Quinet : « La Révolution française a ouvert la voie à l’impossible ». Je revois cet impossible ressurgir ponctuellement, plus tard, dans les années 1930. Mais le fascisme est tellement présent que les choses ne peuvent pas s’épanouir.

LE DÉBAT

Une intervention : Justement, par rapport à l’émancipation et à sa perte, je constate en ce moment un appel à la liberté qui s’exprime fortement. Dans nos milieux, les gens osent effectivement aujourd’hui faire des choses qu’ils n’osaient pas faire il y a dix ou vingt ans pour s’opposer au système, frontalement. Mais quand ça résiste trop, le pouvoir est plus fort que nous.

MRS : On vit à présent une épreuve de vérité. Les idéologies ont failli et toutes sortes de choses se font. Demain je serai sur le Plateau limousin, où ce genre d’expériences se déroulent. J’ai suivi les Gilets jaunes et, de très près, quelques-uns de leurs collectifs. D’ailleurs, mon livre se conclut par les témoignages d’un Gilet jaune de Commercy et d’un habitant de Faux-la-Montagne, qui montrent que nous sommes aujourd’hui dans une situation où nous pouvons affronter la réalité. Les Gilets jaunes de Commercy, comme ceux de Saint-Nazaire, avec leur Assemblée des assemblées, ont réinventé la démocratie. J’étais présente, j’en suis témoin.

C’était extrêmement difficile de faire en sorte que qui que ce soit dans l’Assemblée puisse prendre la parole, que tous participent. Il est également difficile d’organiser de petites commissions avec très peu de gens pour que chacun puisse s’exprimer, ainsi que de tirer des conclusions et faire la synthèse. Mais les traces de cet apprentissage, de cette expérience très difficile, sont là. J’ai tous les documents. Mais j’attends que les acteurs écrivent. Et l’historien doit maintenant être acteur de l’histoire contemporaine.

Une intervention : Ton discours est très brillant, il faut le reconnaître. Mais qu’en est-il de la classe ouvrière ? Parce je demeure un marxiste. Tu veux dénoncer le mythe bolchevique ; mais le mythe bolchevique, il est partagé : d’un côté il y a les staliniens, de l’autre côté les trotskistes. Ce n’est pas si simple. La classe ouvrière a-t-elle un rôle ? Les classes sociales ont-elles un rôle ? Je suis marxiste, donc je pense toujours que les classes sociales sont le moteur de l’Histoire. Toi, tu sembles effacer ce moteur.

MRS : C’est l’inverse. Je n’ai pas développé ici la totalité de ce que j’ai écrit dans mon livre, mais je démontre pied à pied, point par point, à quel moment on perçoit, justement, le surgissement du véritable moteur de l’Histoire que sont les classes sociales, et en particulier les classes ouvrières. Je prends des témoins. Ça te touchera directement au c?ur car je prends, par exemple, comme témoin un acteur de la grève de 1947 en France. Je fais la même chose aux États-Unis où la classe ouvrière a été écrasée. On parle toujours des syndicats, mais les premiers syndicats n’avait rien à voir avec le syndicalisme actuel. Je leur donne à chaque fois la parole. Ils sont moteurs d’Histoire. Mais les idéologies surplombantes sont suffisamment organisées pour empêcher, en quelque sorte, leur émergence. Mon livre est ponctué de ces émergences. C’est maintenant d’autant plus vrai que les idéologies ont failli et mettent du même coup ces acteurs au premier plan. Mais on a une tellement longue histoire de délégation de pouvoir, qu’il est très difficile aux uns et aux autres de reprendre en charge leur propre liberté.

Le même intervenant : Les idéologies n’ont pas tant failli ; c’est la classe sociale oppressive qui s’est montrée souple et puissante. Elle s’est montrée capable d’acheter, de capter une partie de la classe ouvrière au fur et à mesure que telle ou telle théorie se présentait, comme le réformisme, apparu en France avec Millerand – le presque synonyme de Mitterrand  y a 120 ans au sein des gouvernements. Toute une série de personnages vont être attirés par les mirages de la bourgeoisie. Mais au fur et à mesure de ce processus, une idéologie, à mon sens, n’a pas fait faillite, et je m’y réfère toujours : le marxisme. Mais j’ai vu, au fur et à mesure, que les idéologues chargés de représenter ce marxisme sont tombés et nous ont trahis.

MRS : Mais je ne dis pas autre chose.

Une intervention : Juste une question sur ce que représente la classe ouvrière. Est-ce que c’est une catégorie historique, ou peut-elle être résumée en une catégorie sociologique, comme semble le suggérer l’intervenant précédent ? Je crois que c’est une catégorie historique, comme Marx l’indique dans le Manifeste communiste de 1844. Sinon, on ne comprend pas ce que veut dire l’idéologie, c’est-à-dire le mensonge par rapport au réel.

MRS : Bien sûr que c’est une catégorie historique, ça paraît évident, mais je ne pense pas que le camarade disait l’inverse.

Une intervention : Vous avez mentionné le fait qu’aujourd’hui, il y avait un enjeu au niveau de l’émancipation. J’ai bien compris l’émergence de mouvements sociaux porteurs de l’émancipation. Mais comment passe-t-on de ces germes à la réalité de l’émancipation ? Ma question est peut-être aussi pour faire le lien avec 1968, où j’ai l’impression qu’il y avait de fortes forces sociales allant vers l’émancipation. Et il y avait aussi à côté de fortes forces politiques pouvant potentiellement sublimer ces forces en force de pouvoir vers l’émancipation des gens. Aujourd’hui, dans l’émergence que l’on observe, on a une situation où il n’y a pas de groupe politique ayant la capacité de sublimer cette émancipation en germe, pour la faire passer à des situations de pouvoir ou de révolution.

MRS : C’est étonnant : je ne cesse de présenter un peu partout mon livre, et c’est toujours la même question qui revient. Cela veut dire qu’on atteint un degré de lucidité et de pensée critique largement partagé par les uns et les autres. Cette question, je me la suis posée et cela va être l’objet de mon troisième volume, après Le Procès de la liberté et L’Émancipation entravée.

Donc je partirai de 1968 pour aller jusqu’à maintenant et tenter de répondre à cette question qui est la plus difficile. Je disais en aparté qu’à l’heure actuelle il est très difficile de prendre en charge sa propre émancipation ; il faut sortir des tutelles qui nous enferment. Et cette remarque ne date pas d’aujourd’hui : Sénèque avançait cette idée il y a 2000 ans.

Le système libéral et néolibéral atteint un degré de perfection dans sa capacité de se recycler constamment. Le système publicitaire, notamment, est capable de détourner complètement les idées libératrices pour, au contraire, enfermer. Le libéralisme a réussi la chose inouïe de fragmenter les individus. Les gens sont isolés et essayent de s’en sortir, soit dans la famille, soit tout seuls, soit à travers le yoga. Déjà Benjamin expliquait cela avec l’expérience du spiritisme, car il est impossible de vivre dans cette société quand on est lucide. Il faut donc en sortir ; il faut bien vivre. On n’est pas féministe 24h sur 24, parce qu’on deviendrait cinglée. On n’est pas marxiste 24h sur 24, parce que ce n’est pas possible. Il n’empêche que pour être libre, il faut constamment s’interroger. On a dit pis que pendre sur le « woke ». Mais qu’est-ce que c’est ? Comme l’écrivait Jacques Derrida à propos de la déconstruction : c’est être en capacité d’éveil. C’est-à-dire, chaque fois, se poser la question : Ce qu’il dit ou ce qu’elle dit, d’où ça vient ? Comment ? Quel sens ça a ? Et on ne peut pas faire ça tout seul. Donc, la première chose, c’est constamment être en capacité de dialoguer. D’ailleurs, on n’est pas libre seul. On n’est libre que si l’autre est libre. C’est la définition de Condorcet. C’est un travail immense. Et cela fait deux siècles que le système vit par la délégation de pouvoir : deux siècles d’apprentissage et de tradition de la délégation de pouvoir. Et en face il n’existe pas de tradition d’auto-organisation. On a l’impression à chaque fois de réinventer quelque chose. C’est un travail absolument dantesque. Mais (il y a un « mais » !) la catastrophe est tellement imminente, ne serait-ce que la catastrophe écologique. Il fait 50°C au Brésil et les copains au Chili me disent que ça brûle en ce moment à Valparaiso à cause de la chaleur. Tout le monde est conscient de cela. Si on n’a pas le réflexe spontané et immédiat de s’auto-organiser, eh bien, on meurt tout simplement.

Cela paraît être un discours extrêmement radical et extrêmement pessimiste, mais on n’a pas le choix. Le mur est suffisamment difficile à franchir et ceux à qui on délègue le pouvoir, sont dans l’incapacité de prendre la moindre mesure, même avec la meilleure volonté du monde. Face à cette situation, je pense qu’il va y avoir des réactions absolument inattendues. Regardez l’entraide dans les villages, avec les inondations ! Je pense qu’il y a là quelque chose qui va permettre une accélération de l’auto-organisation, parce qu’on n’a pas le choix.

Une intervention : Est-ce qu’on n’est pas à la fois dans l’espérance, dans le sens que vous mentionnez, et sur une ligne de crête où on peut basculer aussi ? Le chaos peut amener le fascisme. Voyez ce qui se passe en Argentine, où les plus pauvres votent pour un président qui va leur supprimer des aides, libéraliser l’éducation, etc. C’est pareil pour l’éventuelle arrivée prochaine de Trump. On risque de basculer, pas dans l’auto-organisation, mais dans la délégation de pouvoirs aux fascistes.

MRS : Je suis complètement d’accord avec vous. Et c’est face à ce risque immédiat qu’en ce moment un certain nombre de gens sont en train de s’auto-organiser en Argentine, voyant l’horreur absolue arriver. Il va y avoir des réactions beaucoup plus rapides qu’on n’imagine.

Le même intervenant : Dans cette perspective, l’auto-organisation est certes incontournable, mais à un moment donné se pose le problème du rapport entre auto-organisation et délégation pour affronter des problématiques qui sont planétaires. On ne pourra pas affronter ces problématiques en s’auto-organisant au niveau local. À un moment donné, il faut que cette auto-organisation trouve des relais articulés.

MRS : Bien sûr. Mais ça se fera, c’est obligatoire. Même les Gilets jaunes y ont réussi, même s’ils n’ont pas perduré.

Une intervention : Dans ce match qui a duré 250 ans (puisqu’on part de Condorcet), où s’affrontent d’une part l’utopie-émancipation-auto-organisation et, d’autre part, le capital allié à tout ce qui opprime, tu fais le constat que les formes de l’auto-émancipation ont été battues.

MRS : Elles ont été confisquées par une avant-garde.

Le même intervenant : Elles ont quand même été battues. De manière répétitive, elles n’ont pas réussi…

MRS : Non, elles n’ont pas été battues.

Le même intervenant : Les coopératives ont été récupérées. Les mutuelles…

MRS : Elles n’ont pas été battues. Elles ont été récupérées. Le camarade de Lutte ouvrière dit aussi cela et d’un certain point de vue, il n’a pas tort. Elles ont été récupérées. Le système a fait de telle manière qu’il y a eu substitution. Par exemple : c’est quoi, l’État social ? Je le démontre dans mon livre.

En 1945, il y a eu un vrai compromis historique, entre les forces de résistance, les forces qu’on disait progressistes, et le libéralisme capitaliste. Donc, pour avoir la paix, il y a eu cet État social. Et de fait, on a transformé la liberté en protection. Du même coup, tous les partis politiques ont parfaitement marché, tellement bien marché que tous les socialistes, toute la sociale-démocratie s’est mise au ban de l’histoire, même si des gens comme Mitterrand ont été très largement protégés par les historiens. Regardez ce que la IVe République a fait pendant la colonisation et la guerre d’Algérie : une collaboration avec les forces de domination.

Les forces progressistes n’ont pas été battues. Elles se sont laissé guider par des compromis invraisemblables. J’ai découvert qu’il n’y a pas eu une seule grève en France décrétée par les syndicats en faveur de la libération de l’Algérie ou du Vietnam ! On a fait en sorte d’enrober la totalité de ces avant-gardes progressistes dans un processus suffisamment subtil, suffisamment pervers pour qu’on aboutisse à des aberrations.

Le même intervenant : On peut perdre une bataille sans perdre la guerre dans le temps long. Les formes de l’émancipation ne se sont pas affirmées, n’ont pas pris une puissance telle que, même partiellement, elles aient vraiment gagné des positions.

MRS : Il faut déjà savoir comment ça s’est passé. J’essaye d’expliquer avec mon bouquin comment on est arrivé là.

Une autre intervention : Et malgré ton constat, l’émancipation est une revendication permanente. Elle traverse les 200 ans et les modes d’auto-organisation, même s’ils ne sont pas majoritaires, ont toujours existé. On vient de parler des Gilets jaunes. On a parlé de la guerre d’Espagne aussi. Mais ça existe aujourd’hui sous des formes différentes dans des collectifs. Elle existait sur les ZAD et ainsi de suite.

Le même intervenant que ci-dessus : Mais le problème est : pour quel résultat ? Compte tenu des enjeux, des rapports de force, on aurait besoin aujourd’hui de trouver des points d’accroche qui nous permettraient de dire qu’on a effectivement des expériences, des formes, des maquettes nouvelles dans tous les domaines de la vie, qu’on appelle ça de l’auto-organisation ou tout au moins des formes émancipatrices.

MRS : Mais il y en a plein, sauf que, comme les idéologies n’ont plus cours, il n’y a pas la mise en ?uvre de cette centralité qui transforme l’idéal en quelque chose de l’ordre de la doctrine. Mais petit à petit, on va découvrir, on va apprendre de tout ça. C’est difficile à suivre, il faudrait une nouvelle internationale, comme la Première du terme, pour qu’on puisse se coordonner. Mais on est quand même un certain nombre à l’écoute de ce qui se passe en Argentine, de ce qui se passe en Chine où il y a une grève tous les quarts d’heure, etc. Il faut pouvoir être informé de tout ce qui se passe pour essayer de faire sortir ces expériences à la fois multiples et de plus en plus élaborées. Et ce n’est pas simplement le Chiapas. Je pense qu’il faut être optimiste. Tu es pessimiste.

Le même intervenant : La question n’est pas d’être optimiste ou non. Quand tu lis Walter Benjamin, il ne ressort ni optimisme ni pessimisme, c’est me semble-t-il autre chose.

MRS : C’est une lucidité. C’est ça, la pensée critique. Avant d’avoir un guide, il faut savoir d’où on vient, comment ça s’est passé. Il faut renouer entre passé, présent et avenir. Il faut apprendre.

Une intervention : Je ne suis pas sûr qu’on ait besoin tout le temps de guide Michelin, ni de Mollah, ni de choses comme ça. Je voudrais revenir sur l’impuissance du pouvoir, parce que pour moi c’est un n?ud de la question. On croit et on se soumet à l’autorité, alors qu’on n’a absolument rien à faire, ni à gagner à ce jeu-là. Les valeurs morales ne sont peut-être pas cotées en bourse, comme le rappelait mon ami Mouna, mais quand même ! Les idéologies n’existent pas pour moi. Il n’existe que des faits. Et les faits (les fées), c’est aussi les magiciens qui sont à côté.

Une autre intervention : On parle de magiciens, et ça me fait penser à Louis Althusser par rapport à l’idéologie. Il y a quand même une formule, il me semble d’Althusser, qui peut être intéressante. Dans Idéologie, appareils idéologiques d’État, il dit : l’idéologie c’est le rapport imaginaire que les personnes entretiennent avec leurs conditions matérielles d’existence. Or, est-ce que ce n’est pas justement au niveau de cette sphère de l’imaginaire même, que la colonisation des structures capitalistes (on les appelle comme on veut) a agi ? Ce qui fait que, finalement, dès lors que nous voulons entretenir un rapport avec nos conditions matérielles d’existence dans une visée émancipatrice, nous en passons par un imaginaire qui, lui, d’entrée de jeu, est déjà colonisé par quelque chose qui va nous détourner précisément d’un processus émancipateur et va plutôt nous faire aller vers des postures réactionnaires, régressives : la peste émotionnelle, comme disait Reich. Donc l’imaginaire, c’est quoi, dans cette médiation-là ? Qu’est-ce que c’est que cet imaginaire ? Comment vous le définissez ? Quelle est son économie ? Quelles sont ses structures ? Et quels sont les effets de pouvoir qui y agissent aussi ? Parce que je crois que dans le domaine de l’imaginaire, et plus généralement de ce qu’on appelle la culture, les effets de pouvoir fonctionnent à plein. Mais comme ils sont diffus, on ne les voit pas parfois.

MRS : Vous avez parfaitement raison. C’est ce que je disais à propos de la publicité. Je pense que le système « libéral » dans lequel nous sommes depuis 200 ans est incontestablement lié à cette reproduction continue d’un processus de captation. Il ne s’agit pas simplement de domination et d’aliénation, mais de captation de la pensée, au point que ce n’est pas simplement la pensée critique qui n’existe plus, mais la capacité de penser par soi-même, tout seul. Du même coup, il faudrait pouvoir travailler sur cette appropriation de la pensée, de l’imaginaire. J’ai relu justement récemment à ce sujet le Malaise dans la culture de Freud. Il faudrait pouvoir saisir ce processus de captation, par exemple de la pulsion de mort chez les gens qui éprouvent la nécessité d’accéder à quelque chose d’inaccessible. L’invention de la profusion des besoins, c’est capturer l’imaginaire, l’orienter de telle manière qu’on ne puisse pas se passer du monde virtuel auquel les technologies actuelles font accéder. La connaissance, par exemple, ne passe pas maintenant par la lecture ou la prise de notes, mais par une pré-construction : il suffit d’appuyer sur un bouton et on a la réponse. Et cela va beaucoup plus loin que ChatGPT on l’intelligence artificielle. La pré-construction de la vie ne capte pas simplement l’imaginaire, mais fait en sorte de pressentir le devenir des besoins de l’individu. L’auto-organisation est captée par le système. C’est flagrant avec la manière dont fonctionne la publicité.

Au moment des phases finales du championnat du monde de foot, j’enseignais à la fac juste à côté du Stade de France. Il était impossible de parler d’autre chose, même avec les collègues. Donc, au moment de la finale, je suis partie à Vézelay. Eh bien à Vézelay, sur la place devant la basilique, il y avait un grand écran ! Là, je me suis dit : Ils sont tous aliénés, ou c’est moi qui ne comprends rien ? J’ai eu à ce moment une discussion avec un jeune et brillant mathématicien fan de foot. Il m’a dit : Tu ne te rends pas compte, les gens ont besoin de souffler, ce sont des moments de respiration exceptionnels. Alors je suis devenue tolérante, mais je m’en irai de Paris au moment des Jeux olympiques ! Le système sait se placer en offrant ces « moments de respiration ». « Du pain et des jeux » : c’est une très une vieille histoire.

Une intervention : Pourtant le chaos arrive, même dans les matchs de foot. Il n’est plus possible de gouverner ces matchs, des incidents surviennent sans arrêt, il y a même des morts. C’est le symptôme d’une maladie sociale. À un moment donné, le faux a tout dominé. Alors comment lutter contre le faux, notamment quand des psychanalystes comme les successeurs de Lacan disent : « On ne peut pas bouger puisque les structures sont là pour nous en empêcher. Il y aura toujours un maître » ?

Une intervention : Avez-vous cherché pourquoi l’humain a cette tendance à accepter l’emprise ? Soit avoir une emprise sur les autres, soit qu’un autre ait une emprise sur soi.

Par ailleurs, l’allusion au foot me faisait penser à un journal où j’ai lu que lors des récentes émeutes, des garçons de douze ou treize ans étaient heureux d’être ensemble car cela faisait longtemps qu’ils ne s’étaient pas retrouvés. Cela me rappelle un peu les matchs de foot à la grande époque de l’OM. J’y assistais, on ne faisait qu’un dans le stade, quelles que soient nos origines sociales ou notre rang de spectateur.

MRS : Dans le militantisme, il y a aussi cette forme de communion : on est tous ensemble. Les réseaux sociaux, c’est aussi ça. On a besoin d’être d’accord avec l’autre, d’être en correspondance. On n’est pas toujours en train de débattre. Quand vous êtes dans des manifs où quelque chose se déroule vraiment – ce qui n’est plus beaucoup le cas maintenant  quelque chose se passe, on a besoin d’être ensemble. C’est une bonne chose, à condition de ne pas se laisser aller à une fausse unanimité car c’est à ce moment là que les idéologies se surimposent à l’idée commune. Il s’agit de « redescendre sur terre », si je puis dire, à chaque fois. Il s’agit aussi de débattre, comme on le fait maintenant, d’écouter l’autre.

L’emprise ce n’est pas tout à fait ça, c’est autre chose. Par exemple, par définition, un môme est dépendant de ses parents. Si l’enfance s’est mal passée, les traumatismes passent ou ne passent pas. C’est compliqué. On peut parler d’emprise dans ce cadre-là.

Le même intervenant : À l’opposé, de l’autre côté de l’ensemble et de la dualité, il y a la solitude. Et ça, ce n’est pas évident à traverser.

MRS : Personne ne peut vivre seul complètement. On n’est pas libre seul et on ne vit pas non plus seul.

Une intervention : J’ai apprécié que tu nous dises que la situation était grave, parce que peu de gens le disent. J’aimerais signaler un exemple, Haïti, où aujourd’hui des bandes de bandits assassinent les gens en pleine rue et font la loi. Je vais paraphraser un peu Victor Serge, qui nous disait au siècle dernier « Il est minuit dans le siècle ». Il le disait en 1940. Aujourd’hui « il est déjà minuit dans ce nouveau siècle » et nous ne sommes qu’en 2023.

MRS : [presque en aparté] … minuit et demi.

Le même intervenant que ci-dessus : Il y a la catastrophe sanitaire, la catastrophe écologique et la catastrophe d’État. Les États s’effondrent et je pense à Haïti, mais on pourrait aussi penser à cette immense ville de Kinshasa, de quinze millions d’habitants, où il ne reste plus aux habitants que la musique pour vivre. C’est heureux qu’une conférencière pointe le doigt sur l’extrême dangerosité du volcan sur lequel nous dansons. Ne seraient-ce que les deux conflits en cours (Ukraine, Israël-Palestine) : quelque chose d’innommable ! Peu de penseurs, d’intellectuels ont cette analyse. C’est une aberration due au capitalisme et à la société dans laquelle nous vivons.

Une intervention : D’abord une petite parenthèse, puis ma question. À Kiev, il y a une célèbre avenue qui s’appelle l’avenue Chevtchenko (prénom Taras, considéré comme le plus grand poète romantique ukrainien, peintre, ethnographe et humaniste). La plupart des gens aujourd’hui sont persuadés que c’est un hommage au footballeur Chevtchenko (prénom Andreï, footballeur international devenu homme politique). Cette anecdote illustre les dérives des cultures modernes par lesquelles l’imaginaire et les récits se reconstruisent. Comme vous le signaliez, le foot tend à prendre une place de référentiel culturel principal.

Ma question : pour avoir eu la chance d’avoir été dans des zones de conflits ou d’effondrements de sociétés, je suis curieux de connaître votre futur ouvrage, le troisième de la série. Nous avons de nombreux cas contemporains comme par exemple le siège de Sarajevo où les habitants ont tenu la ville pendant 1300 jours face à six armées nationales. On a la libération de Oaxaca en 2005 où une ville d’un million d’habitants s’est autogérée. Il existe de nombreux cas comme ça. On a mentionné les zapatistes. Actuellement, au Mexique, il y a une tentative de proposer une réforme constitutionnelle qui abolirait la forme du gouvernement pour revenir à un système multi-communautaire. Ainsi, je suis très curieux de voir vers où vous orientez votre travail. Qu’est-ce que vous allez explorer ? Et est-ce que ces zones qui génèrent un savoir fou, qui sont d’autres références sémantiques, cognitives, etc., vont faire partie de ce travail ?

MRS : Je n’ai pas fait seule le livre que je présente ce soir. J’ai fait seule un maximum de choses. C’est impossible d’appréhender seule une telle réalité. Je suis spécialiste de l’utopie, je travaille sur l’utopie depuis très longtemps avec d’autres chercheurs et sociologues. Il y en a un d’ailleurs qui faisait le tour du monde en moto pour essayer de noter toutes les expériences utopiques qui sont à la fois critiques du système, ou des pouvoirs établis, et qui projettent un devenir meilleur. Mais ces expériences sont fragiles, jamais totalement pérennes ; c’est un combat permanent.

On a donc une double difficulté : il faut repérer ce qui est toujours transitoire, et être en capacité de lucidité suffisante pour discuter avec les uns et les autres. C’est une chose que je ne peux absolument pas faire seule, surtout quand on a l’internationalisme chevillé au corps. Il y a aussi la rigueur de l’historien. Il faut toujours être très attentif aux réalités, aux expériences. J’ai polémiqué avec des historiens américains qui considèrent que les utopies réelles n’existent pas. Pour moi, il s’agit du « réel de l’utopie », c’est à dire d’un processus constamment en guerre contre le système. Vous connaissez la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Ils ont une fragilité permanente en ce qui concerne la propriété collective, car le système ne veut absolument pas céder à ce sujet. Donc cette fragilité est là tout le temps et pour tous. Il faut savoir ce qui résiste, sur quoi, et quel collectif cela concerne. Il ne suffit pas de lire les textes et les comptes-rendus. Donc je ne sais pas comment je vais faire le nouveau livre. Je n’en sais rien.

FJ : [s’adressant à l’intervenant précédent] Est-ce que tu peux donner des précisions sur la tentative de réforme constitutionnelle au Mexique dont tu parles ? Cette information paraît d’autant plus surprenante que les nouvelles venant du Chiapas ne sont pas forcément bonnes. Les zapatistes se sont réorganisés dans un contexte plus difficile face aux offensives criminelles armées des narco-trafiquants, et celles du gouvernement, d’une autre nature.

L’intervenant précédent : Les zapatistes sont effectivement en perte de vitesse, ils sont remis en cause et ont perdu de leur aura. Mais il ne se passe pas que cela, au Mexique, où la situation est très contrastée. L’héritage de l’action des zapatistes au sud du Mexique a permis de soutenir pas mal d’autres mouvements dans le pays entier. Les zapatistes ne sont pas les seuls, même si en France on parle principalement d’eux comme mouvement libérateur.

Il y a eu malheureusement des formes de corruption des populations indigènes paysannes par les forces gouvernementales (forces fédérales et forces des différents États du Mexique), notamment par le biais d’« aides » en matériaux de construction, en engrais, etc. À cela s’ajoutent les exactions récentes des narco-trafiquants sur le territoire du Chiapas. Tout cela a amené à une redirection du mouvement zapatiste. Les caracoles12 se sont beaucoup déstructurés. Certaines communautés ne se réclament plus du zapatisme. Le succès du zapatisme, c’est qu’il disparaît pour laisser aussi derrière lui des communautés émancipées. Mais son influence est en recul. Il perd même la main sur les modes de culture. Dans certains États, les zapatistes sont critiqués pour le recours à la violence, mais quel choix ont-ils ? Dans certains États il y a une énorme spéculation immobilière qui se fait en collusion avec le gouvernement. Là, les narcotrafiquants ont moins de pouvoir. Dans d’autres États on leur laisse la main sur des zones entières : ils viennent dans les communautés kidnapper des familles, abattre des gens, etc. À ce niveau-là, les zapatistes ont encore la force armée nécessaire pour garantir la liberté des paysans et le rétablissement des communautés dans leurs droits sur leurs terres. C’est une vraie lutte physique, absolument pas soutenue par le gouvernement qui fait même des pression militaires sur les communautés. Dans certaines zones, entièrement zapatistes, l’autonomie est complète, l’administration n’enregistre même plus les naissances.

Dans une ville d’un million d’habitants comme Oaxaca, c’est complètement différent. En 2005, ils se sont libérés. Ils ont autogéré la ville pendant plusieurs années. Ils ont démontré un certain nombre de choses, qui constituent un patrimoine politique énorme. Mais après avoir accepté une trêve avec le gouvernement, le mouvement et ses dirigeants ont été liquidés. Des réseaux en portent cependant la mémoire. Il existe aujourd’hui un mouvement « des communautés de base » (entre 500 et 600 communautés dans le pays) où la « théologie de la libération » est très active. Cette mouvance s’étend aussi au Guatemala, en Amérique centrale, etc. Le réseau des communautés de base a pris un certain leadership dans le mouvement de libération indigène et il propose une réforme de la Constitution. Leur plate-forme de réforme constitutionnelle, qui fait l’objet d’un processus démocratique continu depuis plusieurs années, sera notamment présenté en 2024 lors des prochaines élections fédérales. En promouvant une réforme radicale et complète du pays, ce mouvement porté par la théologie de la libération tend à occuper un place que les zapatistes ne sont plus en mesure de prendre actuellement.

1Nous nous efforçons dans ce compte-rendu de distinguer « l’histoire » (science humaine) de « l’Histoire » au sens large. [NDLR].

2Alexis, comte de Tocqueville (1805-1859) est un magistrat, écrivain, historien, philosophe, politiste et homme politique français. Tocqueville défend la démocratie libérale dont il est un des principaux théoriciens. Il souligne l’évolution possible de la démocratie vers une dictature de la majorité au nom de l’égalité et rejette nettement à ce titre toute orientation socialiste.

3Théodore Adorno (1903-1969) et Marc Horkheimer (1895-1973) sont deux des principaux membres de cette école de pensée critique au sein du marxisme, apparue en Allemagne au cours des années 1920. Walter Benjamin (1892-1940) s’inscrit également dans ce courant, encore important aujourd’hui.

4 L’école artistique de Vitebsk (Biélorussie, ex-empire de Russie) ouverte en 1897 a vu passer jusqu’en 1923 à sa direction Marc Chagall et Kasimir Malevitch, comme élève Zadkine et comme mouvement le suprématisme. Cette école a apporté un contribution significative à l’avant-garde russe, à l’art juif et à l’art mondial (source : Wikipédia).

5 Kasimir Malevitch (1879 -1935) est un des premiers artistes abstraits du xxe siècle. Peintre, dessinateur, sculpteur et théoricien, Malevitch est le créateur d’un courant artistique qu’il dénomma « suprématisme » (source : Wikipédia).

6 Boris Souvarine (1895-1984) militant politique, journaliste, historien et essayiste russe et français. Militant communiste, exclu du Parti communiste français en 1924, il est dès les années 1920 un des grands critiques du stalinisme, auteur en 1935 d’une biographie pionnière de Staline (source : Wikipédia).

7 Günther Anders (1902 1992) est un philosophe, journaliste et essayiste austro-allemand. Ancien élève de Husserl et de Heidegger, il est un auteur critique de la technologie, pionnier du mouvement antinucléaire. Le principal sujet de ses écrits est la destruction de l’humanité (source : Wikipédia).

8 Philippe Ivernel (1933-2016), germaniste, a été enseignant-chercheur en théâtre, en littérature et en philosophie allemande à l’Université Paris-8. Remarqué pour son opposition à la guerre d’Algérie, il consacre à cette époque une thèse non achevée à Walter Benjamin, éditée après sa mort.

9 Claude Lévi-Strauss (1908-2009), anthropologue et ethnologue français, a exercé une influence majeure à l’échelle internationale sur les sciences humaines. Figure fondatrice du structuralisme à partir des années 1950, il développe l’anthropologie structurale, par laquelle il a renouvelé l’ethnologie et l’anthropologie en leur appliquant les principes holistes issus de la linguistique, des mathématiques et des sciences naturelles (source : Wikipédia).

10Walter Benjamin (1892-1940) philosophe, historien, critique littéraire, traducteur allemand rattaché à l’école de Francfort. Penseur redécouvert dans les années 1950, il a acquis une notoriété qui le place parmi les théoriciens majeurs du XXe siècle.

11Paul Klee (1879-1940) peintre allemand, auteur d’une oeuvre énigmatique dégageant une spiritualité séculière, considéré comme un des créateurs artistiques majeurs de la première moitié du XXe siècle.

12Un caracol (mot qui signifie « escargot, coquillage ») est le chef-lieu du gouvernement régional zapatiste, composé de délégués élus des municipalités autonomes de la région. Les 6 caracoles zapatistes dirigent et administrent les territoires zapatistes qui comptent en tout 31 municipios, communes autonomes regroupant des communautés villageoises sur une étendue comparable à un canton français.

 

La pensée décoloniale

La pensée décoloniale

Philippe Colin est Maître de conférences en civilisation de l’Amérique latine à l’université de Limoges. Spécialiste de la Colombie, ses travaux de recherche portent notamment sur la construction des imaginaires nationaux et l’émergence des mouvements indianistes. Il sera notre prochain intervenant.

La pensée décoloniale a fait une entrée remarquée dans le débat universitaire et militant global depuis une dizaine d’années. Elle s’est imposée, malgré les procès caricaturaux dont elle fait trop souvent l’objet, comme l’une des théories critiques incontournables de notre temps, renouvelant en profondeur l’analyse des asymétries qui traversent nos mondes dits « post-coloniaux ». Cette conférence sera l’occasion de proposer une étude cartographique et panoramique des différent·e·s auteur·e·s, courants de pensée, concepts et problématiques spécifiques qui caractérisent le mouvement décolonial, au demeurant éminemment pluriel, d’Amérique latine. Sur le plan épistémologique, mais aussi géographique et culturel, on effectuera un pas de côté franc et délibéré par rapport aux récentes appropriations, discussions et autres polémiques auxquelles ont donné lieu les acceptions françaises de la pensée décoloniale, en vue d’opérer un retour aux fondamentaux historiques, conceptuels et politiques qui constituent en propre la pensée décoloniale latino-américaine, dans toute sa puissance originelle et sa singularité. A cette fin, on s’attachera tout particulièrement à dégager les enjeux philosophiques et politiques de la notion de colonialité, véritable cœur conceptuel du mouvement décolonial.  Philippe Colin

« La théorie décoloniale constitue l’un des discours phares de notre temps. Loin des imprécisions dont elle fait souvent l’objet, cet ouvrage, première synthèse en français sur son origine latino-américaine, offre une généalogie et une cartographie d’un continent de pensée méconnu en Europe. Mêlant récits historiques, portraits de théoriciens (dont Gloria Anzaldúa, Arturo Escobar ou Aníbal Quijano), extraits d’œuvres non encore traduites, explications de concepts clés, ce livre offre une introduction claire, informée et stimulante des apports d’un des courants les plus féconds de la théorie critique contemporaine. La conquête de l’Amérique, scène inaugurale de la modernité capitaliste, fut aussi l’acte de naissance de nouveaux rapports coloniaux de domination qui ont modelé une hiérarchie planétaire des peuples selon des critères raciaux, sexuels, épistémiques, spirituels, linguistiques et esthétiques. Or cette colonialité du pouvoir n’a pas été enterrée par les décolonisations. Si l’on veut en sortir, il faut (re)connaître les expériences vécues par celles et ceux qui ont résisté à l’imposition de ces régimes, les savoirs produits par les sujets marqués par la blessure coloniale, et tenter de discerner, dans ces fragiles « nouveaux mondes », l’horizon d’un dépassement de la colonialité.»

Pensées décoloniales Une introduction aux théories critiques d’Amérique latine, Philippe Colin, Lissell Quiroz. Editions Zones https://www.editions-zones.fr/livres/pensees-decoloniales/

Compte rendu

La pensée décoloniale

Les questions décoloniales refont surface ; en fait elles n’ont jamais disparu. L’ordre colonial mondial qui perpétue les écocides, les génocides, les ethnocides, les féminicides, etc., est toujours autant présent. On pourrait évoquer Gaza, Mayotte, le racisme de l’État français envers les personnes racisées, mais la liste est longue et on n’aurait pas assez de temps en une soirée pour les aborder avec justesse, parce que ce n’est pas une question qu’on peut aborder comme ça par une simple accumulation de chiffres et de problèmes. Nous avons invité Philippe Colin, parce que son livre est important. Il fait la synthèse des auteurs de la pensée décoloniale, il les recontextualise, ainsi que les luttes de l’heure actuelle. Pour ma part, Philippe, je voudrais savoir : au-delà de ton statut d’universitaire, c’est quoi ton lieu, d’où tu parles, d’où tu as rencontré la pensée décoloniale ? Toi, qu’est-ce qui t’amène dans ton parcours universitaire, ou militant, ou ton parcours de vie, à cela ?

Philippe Colin : Peut-être d’avoir trop regardé Les Cités d’or quand j’étais jeune, mais… Non. J’ai un rapport avec l’Amérique latine depuis quelques décennies, d’abord sous la forme de voyages en sac à dos. Et par la suite des rapports familiaux aussi, après ces voyages. Et donc, voilà : avec ma compagne, on fait une famille franco-colombienne ou colombo-française. On va régulièrement en Amérique latine. Moi, je viens des Lettres, de la littérature comparée. J’ai habité quelques années en Colombie et au retour, j’ai commencé une thèse en histoire de l’Amérique latine, et plus précisément sur la Colombie1. Je travaillais sur des questions en rapport avec la construction de l’État-nation en Colombie au XIXe siècle. Et très rapidement, j’ai rencontré la question du néocolonialisme, du colonialisme interne, toutes ces questions-là qui sont au centre de la réflexion latino-américaine depuis des décennies. Et c’est vrai qu’en France il y a un vide, il y a très peu de choses traduites. Une très bonne nouvelle, c’est la traduction qui vient de sortir au mois d’octobre d’un livre qui est un texte fondateur des pensées décoloniales au sens très large, intitulé Philosophie de la libération, traduit par Emmanuel Lévine. Il y a eu une coïncidence triste, c’est qu’Enrique Dussel, un des fondateurs de cette pensée-là, est décédé il y a trois semaines, à un âge avancé. Son décès a coïncidé avec la publication de ce livre en français, qui avait été écrit en fait en 1977. Cela pour que vous puissiez mesurer le retard qu’on a dans la publication, sur ces questions-là. On a beaucoup plus traduit en France (avec du retard aussi, mais moins) ce qu’on a appelé les pensées post-coloniales. J’y reviendrai un petit peu, pour faire la distinction. Mais ces textes latino-américains ont été très peu traduits et il y a un énorme travail à faire. L’adjectif « décolonial », vous l’avez probablement souvent entendu dernièrement. J’imagine pas toujours de la meilleure manière, parce que la notion de « décolonial » n’a pas très bonne presse. C’est précisément dans la presse d’ailleurs, en tout cas dans une certaine presse, qu’on l’associe souvent à ce terme devenu infamant aujourd’hui : le « wokisme ». Et selon certaines tribunes qui étaient sorties il y a deux ou trois ans (ça s’est un peu calmé, dernièrement), avec ce qu’on appelait le « décolonialisme », un néologisme ; l’université française était sur le point d’être emportée par un tsunami théorique anglo-saxon. Il y avait une espèce de peur. On disait que ce mouvement qui avait déjà pris d’assaut l’université française était en train d’armer idéologiquement les mouvements militants, communautaristes, voire séparatistes, etc. Bon, évidemment, ce sont des peurs complètement irrationnelles, je ne vais pas revenir là-dessus. Mais comme toujours, dans le fait d’agiter ces peurs, eh bien, il y a une stratégie qui a sa propre rationalité. Cette rationalité est, vous vous en doutez, extra-académique en réalité. Elle vise à la constitution de ce que j’appellerais un bloc néo-républicain transversal, dont on a pu voir d’ailleurs à quoi il pouvait ressembler il y a deux semaines, lors d’une marche organisée par l’État français. [Philippe Colin fait référence à « la marche contre l’antisémitisme » du 12 novembre 2023]. La confusion, ou plutôt le refus de la précision, ça fait partie des stratégies rhétoriques qui sont mises en œuvre par ce bloc aujourd’hui : « post-colonial », « anticolonial », « décolonial », « décolonialisme »… On a l’impression d’avoir affaire à une espèce de nébuleuse aux contours un peu flous, et dont les notions seraient interchangeables. On rassemble dans ce qu’on appelle cette « mouvance décoloniale » (j’ai déjà entendu cette expression) plusieurs mouvements intellectuels issus de traditions et d’histoires académiques distinctes, parfois extra-académiques aussi, et dont les objets en fait ne coïncident pas totalement. Alors je vais tenter de clarifier un peu toutes ces catégories. Qu’est-ce que le monde actuel doit au colonialisme ? Il faut commencer par dire quelque chose qui peut être une évidence, mais je crois que c’est important de le souligner : ni ce qu’on a appelé la théorie post-coloniale, ni aujourd’hui ce qu’on appelle la pensée décoloniale ou le tournant décolonial, ne cherchent à faire le procès de l’Occident. Il ne s’agit pas de fustiger l’Europe, il ne s’agit pas non plus de nous plonger dans la passion triste de la repentance. Ce n’est pas ça ! Parce que ça, on nous le sort régulièrement ! En fait, c’est une réflexion qui répond à une question relativement simple : Qu’est-ce que le monde actuel doit au colonialisme ? Qu’est-ce qui, dans nos formes de vie, dans les structures sociales, dans les structures politiques, dans les structures culturelles, technologiques, dans les asymétries abyssales de ce monde (que la guerre actuelle vient nous rappeler) ; qu’est-ce qui aussi, dans une certaine manière que nous avons de traiter l’altérité, c’est-à-dire les formes de vie différentes des nôtres, qu’est-ce qui puise ses racines dans cette histoire coloniale ? Je vais lancer un gros mot : l’Occident. Mais je précise ici que l’Occident, évidemment, ça ne doit pas être pris dans son acception strictement géographique. C’est un système de domination particulier, aujourd’hui disséminé dans le monde entier. Je vais commencer d’abord par la question post-coloniale pour tenter de la différencier de cette réflexion décoloniale latino-américaine qui est, vous allez le voir, sensiblement différente. Ce qu’on appelle la théorie postcoloniale, c’est une théorie qui émerge à la fin des années 1970 dans les départements de littérature anglo-américaine, dans les départements d’études régionales aussi, ce qu’on appelle les regional studies aux États-Unis, dans les universités nord-américaines, notamment autour des travaux fondateurs d’une série d’intellectuels, tous (ou dans leur immense majorité) issus de ce qu’on appelait le Tiers-Monde, qui était à cette époque-là récemment décolonisé. Le plus connu est peut-être l’un des pères fondateurs, Edward Saïd, qui est palestinien. Mais il y a aussi énormément de chercheurs indiens, comme Homi Bhabha, Gayatri Spivak, et toute une série aussi d’historiens qui ont formé un groupe qui s’appelle les subaltern studies, les études subalternes qu’on associe souvent à cette constellation postcoloniale. Donc c’est un mouvement universitaire, on pourrait même dire intra-universitaire parce qu’en réalité, il n’a pas généré énormément de débouchés en termes de militance politique. Et cela, à la différence d’intellectuels contemporains des luttes anticoloniales : Aimé Césaire, Albert Memmi, Amílcar Cabral, Frantz Fanon, etc. qui, eux, étaient tous très largement impliqués dans les mouvements anticoloniaux. Donc, ces auteurs dits postcoloniaux ont fait, comment dire ? de la politique du savoir (en tous cas c’est comme ça qu’ils en parlent) leur champ de lutte. Je le disais, la figure de proue la plus connue de ce mouvement c’est peut-être Edward Saïd, un spécialiste de littérature comparée palestinien exilé aux États-Unis. Il a écrit un ouvrage fondamental qui sert encore aujourd’hui de référence pour tous ceux qui cherchent à penser la manière dont les représentations eurocentrées coloniales informent encore notre manière de voir le monde, de le catégoriser. Cet ouvrage, vous le connaissez sans doute, c’est L’Orientalisme, qui a été publié en 1978 aux États-Unis. Donc on peut dire que le travail de Saïd est absolument exemplaire de cette démarche post-coloniale. Il analyse l’implication des discours savants, des discours littéraires, des discours artistiques, des représentations que façonnent ces discours, dans les rapports de pouvoir entre l’Europe et sa périphérie coloniale. Et son postulat est radical, à la fin des années 1970 : pour le résumer, l’Orient, en réalité, c’est le produit d’une longue fabrication par l’Occident. Et vice-versa, on pourrait dire. L’Occident émerge en fait de cette fabrication en miroir de l’Orient. Finalement, l’orientalisme, pris au sens large, qui est l’ensemble de ces discours, a produit l’Orient. Il l’a produit essentiellement comme tout ce qui n’est pas l’Occident. C’est le miroir inversé. Alors, au-delà de l’analyse de ces discours, de la discipline orientaliste à laquelle il s’intéresse, la réflexion de Saïd a ouvert la question de la production de la connaissance, en fait, dans une perspective globale. Il nous dit que la « volonté de savoir » (pour reprendre ce terme foucaldien) occidentale est inséparable d’une géopolitique coloniale. En somme, ce que prétend déconstruire cette démarche décoloniale, qu’on retrouve chez Saïd et chez d’autres auteurs, c’est cette dissociation spatio-temporelle qui permet de penser l’histoire de l’Europe comme l’histoire du monde, et surtout d’appréhender cette histoire comme étant absolument détachée de la colonisation, de l’invasion, du pillage d’autres peuples et d’autres continents. Alors, qu’en est-il du terme : « décolonial » ? Souvent on l’ignore en France : le type d’approches que recouvre cette notion, qui sont très hétérogènes en réalité, provient d’Amérique latine. Le champ des études décoloniales s’est développé autour de travaux, de corpus théoriques, produits par des chercheurs, qui ne formaient même pas vraiment un groupe en réalité, de chercheuses aussi – latino-américaines, ou des Caraïbes, qui venaient de disciplines très hétérogènes, contrairement aux études postcoloniales, qui étaient plutôt dans des départements de littérature. Et ces travaux ont commencé à émerger depuis la fin des années 1990 ou un petit peu avant. Alors, tu le disais, ces travaux sont encore peu connus en France parce que peu traduits. On pourrait mentionner sans être exhaustif plusieurs intellectuels, comme le sociologue péruvien Anibal Quijano, le philosophe argentin dont je parlais tout à l’heure, Enrique Dussel, qui est décédé il y a quelques semaines, le philosophe argentin Walter Mignolo, la philosophe argentine Maria Lugones. Ce sont les quelques figures qui sont les plus connues. Ces gens ont commencé à travailler en réseau au tout début des années 2000 et ils ont forgé un certain nombre de concepts que je vais aborder, dont celui peut-être le plus connu, de « colonialité », un mot que vous avez probablement entendu et qui a connu un certain succès dans le champ académique, mais aussi militant. Je vais ouvrir une petite parenthèse ici. En France, le terme « décolonial » est apparu dans le débat public dans les années 2010. Je pense que les premiers à utiliser ce terme, ce sont « les indigènes de la République ». Alors, il ne soulève pas exactement les mêmes enjeux qu’en Amérique latine. En France, il renvoie davantage aux luttes des descendants des colonisés sur le territoire national. Donc la notion possède une dimension d’emblée militante. Elle est d’ailleurs portée par des organisations, des groupes militants liés à l’antiracisme politique et à la défense des intérêts des descendantes et des descendants de l’immigration postcoloniale. Je dirais qu’aujourd’hui le décolonialisme français (et évidemment il ne s’agit pas de dire que cette compréhension-là de la question décoloniale est illégitime : les concepts voyagent, se transforment en fonction des lieux où ils opèrent) c’est le nom de l’anti-racisme politique, alors qu’en Amérique latine, la question décoloniale naît dans un contexte complètement différent. Elle naît d’ailleurs à un moment très spécifique, très particulier : celui du 500e anniversaire de ce qu’on a appelé « la découverte de l’Amérique ». Et de ce qu’on a appelé aussi, parfois injustement, la renaissance au niveau continental d’un mouvement de résistance autochtone, d’afro-descendants aussi, qui à ce moment-là émergent dans le débat public parce qu’ils vont critiquer radicalement la notion de « découverte », la notion absurde en réalité de « découverte de l’Amérique ». On parle de renaissance ; en réalité c’est factuellement faux puisque cette chronologie ne prend pas en compte tout ce travail souterrain qui avait été mené depuis des décennies. Quoi qu’il en soit, il y a quelque chose comme un moment 1992. Il se passe quelque chose, c’est une séquence historique très importante en Amérique latine. Et ce moment va permettre à toutes ces luttes qui existaient déjà d’apparaître au grand jour et d’exister dans le débat public. Je vous rappelle un petit peu la séquence historique. C’est le milieu des années 1980. L’Espagne, qui vient de rejoindre l’Union Européenne, l’UNESCO, des pays latino-américains aussi, annoncent qu’ils vont organiser en grande pompe la célébration du 500e anniversaire de « la découverte de l’Amérique ». Mais le terme va changer. Ils se rendent compte quand même que, bon, la découverte de l’Amérique ça va être difficile à faire passer, et ils vont rebaptiser au dernier moment l’ensemble des commémorations « la rencontre de deux mondes »… C’est génial du point de vue de l’euphémisme : la rencontre de deux mondes ! Il s’agit évidemment de proposer une version édifiante, pacifiée, horizontale de la conquête. Quelle conquête d’ailleurs ? C’est la rencontre de deux mondes. Les secteurs autochtones mobilisés vont alors évidemment proposer une toute autre version de l’événement 1492. Déjà, ils vont commencer par dire, ce qui peut paraître extrêmement logique, qu’il n’y a jamais eu de « découverte de l’Amérique ». Ou en tout cas, si elle avait eu lieu, c’était quelques millénaires auparavant. D’une part, évidemment, parce que Christophe Colomb n’a jamais compris qu’il était arrivé sur un continent qui n’était pas l’Asie ; on pourrait dire que ce sont plutôt les Amérindiens qui ont découvert Christophe Colomb et les Européens, alors qu’ils s’étaient perdus dans leur périple vers les Indes. Et d’autre part, il n’y a pas eu de découverte pour une raison encore plus évidente : comment peut-on découvrir une terre déjà habitée ? Bref, les organisations indigènes vont rappeler publiquement, en organisant beaucoup d’événements politiques, qui sont d’ailleurs très médiatisés à l’époque, que cette « rencontre de deux mondes », en réalité, c’était une invasion, l’invasion européenne de l’Amérique. Amérique que d’ailleurs ils vont débaptiser et appeler « Abya Yala » (« terre dans sa pleine maturité »). Et que cette invasion avait surtout signifié, pour une partie assez importante de l’humanité à l’époque (probablement entre 60 et 80 millions de personnes), le début d’une dévastation humaine, matérielle, symbolique, écologique, absolument sans précédent dans l’Histoire. Donc il y aura toute une lutte symbolique qui va s’organiser, notamment autour de la nomination de l’événement : rencontre de deux mondes, choc de deux mondes, célébration ou deuil, etc. L’ensemble des mouvements autochtones à ce moment-là va se ranger sous la bannière de 500 ans de résistance indigène et populaire. Et les marches, les contre-manifestations, les actions symboliques vont se multiplier dans une bonne partie de l’Amérique, en particulier dans les pays andins, au Mexique, en Amérique centrale. Évidemment, l’événement devait culminer le 12 octobre 1992, jour de célébration du cinquième centenaire. Et là, en réalité, ces groupes autochtones vont parvenir à éclipser les commémorations officielles. Ils vont littéralement leur voler la vedette. Ils vont, d’une certaine manière, réussir à imposer un contre-récit non euro-centré de l’histoire de la modernité. Alors, d’une certaine manière, on pourrait dire que ce qu’on appelle la théorie décoloniale, c’est, en quelque sorte, la réplique dans le champ universitaire latino-américain, mais aussi dans la diaspora latino-américaine qui travaille aux États-Unis. Parce qu’en Amérique latine, de longues dictatures sont passées par là, et beaucoup de collègues universitaires, dont Enriquel Dussel, ont dû s’exiler. Pour beaucoup de ces auteurs qui sont des marxistes, des marxistes hétérodoxes souvent, ou des théologiens de la libération comme Enrique Dussel, ce qui apparaît subitement en 1992 ce sont de nouveaux sujets politiques. Des sujets qu’on avait longtemps perçus comme des restes, des reliquats d’un monde disparu, ou en tout cas appelés à disparaître, et qui se mettent à contester le grand récit triomphal de l’Europe, de l’Occident, et qui proposent de décoloniser nos catégories de pensée. Ces revendications vont énormément marquer les intellectuels latino-américains de la gauche critique, en particulier ces marxistes hétérodoxes. Qui, en plus, se retrouvent dans une posture un peu compliquée, comme tous les marxistes, au début des années 1990. En Amérique latine, c’est la fin de la dernière grande expérience révolutionnaire nationale populaire, l’expérience sandiniste au Nicaragua. Mais aussi, ils se retrouvent face à la dévaluation des outils marxistes d’analyse. Ils se retrouvent quelque part condamnés à réévaluer un petit peu leurs catégories de pensée. Donc, une question commence à surgir de ces conceptions issues de la modernité politique (émancipation, révolution, nation, État, citoyenneté universelle…) : est-ce qu’elles ne constituent pas en réalité une sorte de prison de la pensée, qui nous a empêché de percevoir la puissance politique des pratiques, des pensées populaires et autochtones ? Voilà, il y a quelque chose de cette réflexion-là. Ici il faudrait peut-être ajouter (car je vous disais que ces auteurs viennent pour beaucoup du marxisme) que les chercheurs qui vont animer ce groupe de réflexion au début des années 1990-2000 sont aussi les héritiers directs d’une tradition de pensée latino-américaine qui, en réalité, existe depuis la fin du XIXe siècle. C’est ce que je tente de montrer dans le livre, la profondeur historique de cette pensée-là, qui a cherché à rendre compte de la continuité des structures coloniales après ce qu’on appelle officiellement les « indépendances » de l’Amérique latine, qui ont lieu dans le premier tiers du XIXe siècle, au moment où les ex-colonies espagnoles et portugaises se séparent des grandes métropoles européennes. Parmi ces influences majeures, il y a peut-être des noms qui vont résonner en vous. Par exemple, on parle de plus en plus aujourd’hui d’un marxiste hétérodoxe quoique fondateur du parti communiste péruvien, José Carlos Mariategui ; ou d’un historien argentin qui s’appelle Sergio Bagu. On a un vaste mouvement qu’on a appelé aussi « la théorie de la dépendance » en Amérique latine, qui était extrêmement important dans les années 1960-1970, et qui a essaimé d’ailleurs bien au-delà de l’Amérique latine. Et la « théologie de la libération » : Enrique Dussel vient directement de cette filiation politique et théorique. Alors, en réalité, cette constellation marxiste latino-américaine est traversée, dès les années 1930 et jusque dans les années 1970, par une question qui peut paraître aujourd’hui un peu extraterrestre, mais qui avait des implications politiques très importantes : l’Amérique coloniale est-elle le produit d’un féodalisme tardif, qui aurait trouvé à se réinventer quelque part, hors de l’Europe, ou bien le point principiel de l’accumulation primitive qui va rendre possible le déploiement du capitalisme ? La réponse à cette question a des conséquences analytiques profondes. La thèse féodaliste rejette le colonialisme ibérique du côté de l’archaïsme, loin de la modernité capitaliste. En revanche, la thèse du capitalisme dès le début, ab initio comme on dit, lie étroitement l’émergence du capitalisme au colonialisme, au fait colonial, et donc évidemment aux lignes de fracture globales créées par le système colonial. Il y a un livre dont j’imagine que beaucoup d’entre vous l’ont lu, c’est celui d’Eduardo Galeano, Les Veines ouvertes de l’Amérique latine. La longue histoire violente de l’Amérique latine, l’histoire du sous-développement du continent comme on disait à l’époque. Ce n’est pas l’histoire d’une modernisation ratée, inachevée ; c’est l’histoire du capitalisme, dès lors évidemment qu’on le pense depuis la périphérie, et à l’échelle planétaire. Le concept de « colonialité » Ça y est, j’entre maintenant directement dans les concepts. Le concept de « colonialité » est forgé par Anibal Quijano, sociologue péruvien décédé en 2014. En fait il est à la base de tous les développements ultérieurs et il reprend cette idée fondamentale que les asymétries, les hiérarchies globales créés par le colonialisme européen dès le XVIe siècle ont survécu à la décolonisation. Dit autrement : le colonialisme historique, qui est né au XVIe siècle (et qui évidemment quand on regarde l’actualité, ne marche plus), qui est mort dans une grande partie du monde au cours de la seconde moitié du XXe siècle, a débouché sur un colonialisme structurel qui persiste à innerver les rapports sociaux, non seulement à l’intérieur des pays latino-américains, mais à l’échelle du globe. L’une des prémices que partagent tous les tenants de cette perspective décoloniale, c’est cette idée fondamentale que la modernité est rigoureusement inséparable de la colonialité. D’ailleurs c’est pour ça qu’ils ont forgé le terme de colonialité. Il y a une espèce de jeu sémantique avec le concept de modernité. Ça signifie que la violence coloniale sous toutes ses formes n’est pas un dommage collatéral, ce n’est pas une forme pathologique d’une modernité qui serait par ailleurs émancipatrice, mais l’une de ses dimensions intrinsèques. Il y a une expression qui est connue ; souvent on résume à ça la pensée décoloniale, c’est extrêmement réducteur mais cette phrase existe, elle est de Walter Mignolo. Il dit : il n’y a pas de modernité sans colonialité.La modernité n’aurait pas été possible sans colonialité2. Il faut peut-être ici un petit travail d’explication. Il ne dit pas que les valeurs de la modernité, par exemple celle de liberté, doivent être abandonnées. Il ne s’agit pas de ça. Il dit qu’on ne peut séparer, comme l’a toujours fait le discours occidental, la modernité de son côté obscur. L’avènement des Lumières, par exemple, se fait sur fond du commerce triangulaire des Africains. On pourrait même dire que c’est le travail des esclaves, c’est-à-dire le travail humain transformé en marchandise, qui libère le temps que les maîtres européens ont, le loisir, ce temps qui va permettre aux maîtres européens de se consacrer à la réflexion philosophique sur la liberté humaine. Enrique Dussel, dont je parlais tout à l’heure, le philosophe argentin, le premier va s’attaquer à ce qu’il appelle le mythe intra-européen de la modernité. Ou encore, si vous voulez, le fétiche de la modernité. Et il le fait très tôt, au début des années 1990, précisément à l’occasion de la fameuse commémoration de la rencontre des deux mondes. Il publie un petit ouvrage qui a été traduit en français à l’époque aux Éditions ouvrières. Son titre français est 1492 : l’occultation de l’autre. La traduction n’est pas géniale, parce qu’en espagnol le titre est El encubrimiento del otro et littéralement el descubrimiento c’est la découverte, el encubrimiento c’est le recouvrement. Dans ce livre, le philosophe argentin se propose de déconstruire ce qu’il appelle le mythe de la modernité. Il dit que la modernité, c’est-à-dire l’ensemble des modes d’organisation de la vie sociale qu’on connaît aujourd’hui, n’a pas été sécrétée (ça, c’est très important) par des processus internes au développement de l’Europe. Elle n’a pas été sécrétée, générée par les qualités propres, en fait, d’un certain éthos européen. C’est la thèse weberienne, qui situe la naissance de la modernité capitaliste au moment de la réforme protestante. Mais selon Dussel elle surgit de la rencontre entre l’Europe et l’Amérique. Enfin, ce qui ne s’appelle pas encore l’Amérique, en 1492. Dussel dit que la modernité occidentale ne peut pas être pensée séparément de cet autre événement qui est la conquête, la colonisation, la spoliation de l’Amérique. Et donc, en réaffirmant ce lien entre modernité et colonisation de l’Amérique, il défait ce qui, à mon avis, constitue l’une des opérations fondamentales de la pensée moderne : celle de la dissociation. L’émergence de l’idéal d’émancipation, la critique de l’autorité, la fin du théocentrisme et la dévastation coloniale, l’esclavage transatlantique, le génocide américain ne sont pas seulement simultanés dans le temps, ils constituent des développements apparemment contradictoires mais structurellement interdépendants. Pour penser cette interdépendance, Dussel va faire un déplacement chronologique. Il commence par dire que la modernité n’est pas née au moment des Lumières. Ce qu’il appelle la première modernité naît après 1492, au XVIe siècle, après la conquête de l’Amérique. Et, selon lui, cette modernité est avant tout une structure, une modalité de pouvoir qui, dès le XVIe siècle, a son épicentre en Europe du Sud, sa périphérie en Amérique, et qui prend sa source, se fonde sur un rapport très particulier à l’autre, à celui qui n’est pas l’Occidental, au non-européen, si vous préférez. Ce déplacement géographique, temporel, de la modernité est fondamental. Et ça, ça lui permet de dire que cette modernité est d’emblée marquée par une logique qui est dite « sacrificielle ». Autrement dit, Dussel affirme qu’au cœur même de la modernité européocentriste réside une conception du monde violente et exterminatrice. Évidemment, vous comprenez que si on re-situe la naissance de la modernité en Amérique à la fin du Moyen-Âge, l’histoire de la modernité n’apparaît plus comme l’histoire un peu édifiante du dépassement des formes sociales archaïques, l’établissement du règne de la raison, ou la conquête de l’autonomie humaine ; mais avant tout comme une pratique irrationnelle de la violence associée à ce qui se met en place, c’est-à-dire l’accumulation primitive, c’est-à-dire un gigantesque projet de dépossession et d’accaparement. Dans le même ouvrage, Dussel pose une deuxième hypothèse qui est très importante qui lui permet de dire que c’est la modernité qui émerge à ce moment-là. Il dit que la découverte de l’Amérique est le moment aussi où apparaît un nouveau sujet, une nouvelle subjectivité. Il dit que c’est l’Europe comme subjectivité, qui naît à ce moment-là, et qui va ensuite ne jamais cesser de se déployer, de se renforcer. Et cette subjectivité, il l’appelle le ego conquiro, le « je conquiers » littéralement. « Je conquiers donc je suis ». L’exemple le plus parfait de cette subjectivité, c’est le conquistador. Le conquistador, lorsqu’il arrive en Amérique, fonde son pouvoir et sa liberté dans son rapport à l’autre. C’est-à-dire que cette autonomie, cette liberté par rapport au pouvoir établi, qui est au fondement de la modernité, en fait, c’est avant tout une liberté qui se construit par rapport à l’autre, au sujet colonisé, à ce sujet dont l’humanité est sujette à caution immédiatement. Il y a une célèbre devise des conquistadores espagnols qui dit : « Dieu est dans le ciel, le roi est loin, et ici c’est moi qui commande ». On l’a souvent analysée comme l’expression de cette autonomie de fait qui existait au sein de l’Empire espagnol, qui était le plus grand empire du monde, un empire en réalité ingouvernable ; mais ce que cela dit, c’est surtout l’expression de cette nouvelle subjectivité qui s’autonomise et qui va fonder cette liberté et son pouvoir sur l’écrasement de l’autre. Dussel va plus loin, il dit : l’ego conquiro de cette première modernité, c’est la préfiguration pratique, concrète, la base matérielle on pourrait dire, du sujet moderne autonome, individualiste, isolé, délié. L’émergence de ce « moi colonisateur » implique, je l’ai dit, l’émergence aussi du sujet colonisé en même temps, qui lui, pour le coup est nié dans son altérité, c’est-à-dire supprimé dans son être propre. Voilà ce que dit Dussel, d’où le titre : L’encubrimiento del otro. Dussel dit que l’Indien n’a jamais été découvert comme autre, mais comme le même déjà connu, et ensuite recouvert ou occulté. J’ai parlé de modernité-colonialité. Maintenant je vais parler de la deuxième partie du binôme : c’est la question de la colonialité. Le concept de colonialité a été forgé par le sociologue péruvien Anibal Quijano, qui lui aussi a une très longue histoire militante et académique. Ça a été un des grands penseurs de ce qu’on appelait « la théorie de la dépendance » dans les années 1960-1970. Militant aussi parce qu’il a travaillé longtemps dans une communauté, dans un quartier qui avait déclaré son autonomie ; un quartier composé essentiellement de migrants indiens des Andes, dans Lima, qui avaient monté une espèce d’utopie communautaire. Il a été exilé aussi, etc. Enfin, le parcours assez classique de l’intellectuel latino-américain marxiste des années 1960-1970. « Colonialité » : ce mot apparaît dans un texte dès 1992. C’est un texte d’ailleurs que Quijano co-signe avec Immanuel Wallerstein, sociologue étasunien. Pourquoi ne pas avoir conservé des mots qui existaient ? « Colonialisme », « néocolonialisme », ces mots étaient disponibles. Il y avait le mot « colonialisme interne » en Amérique latine. Eh bien, pour une raison simple : c’est que pour Quijano, le colonialisme n’est que l’une des manifestations historiques de quelque chose de plus vaste. Le colonialisme, c’est-à-dire l’usurpation d’un territoire, d’une souveraineté par une puissance étrangère, existe encore, bien entendu : on le voit en ce moment, mais sous des formes résiduelles, si on compare aux années 1940-1950. En revanche, les frontières, les lignes de partage symboliques, cognitives, économiques, spatiales, spirituelles, linguistiques, sexuelles, sur lesquelles reposait l’administration coloniale, continuent à irriguer et à travailler notre monde. Donc la colonialité, ce n’est pas une séquelle du colonialisme. Ce n’est pas simplement le résidu d’une décolonisation qui serait incomplète. C’est une structure profonde, en fait, de la modernité. Et là, j’en arrive au mot qui fâche en France, et qui est au centre de cette colonialité, c’est la question de « la race ». C’est au cœur, en fait, de la colonialité du pouvoir telle que l’a définie Anibal Quijano. Il dit que le projet colonial qui s’amorce avec la conquête de l’Amérique ne se réduit pas simplement à l’appropriation des terres. Il est inséparable, dès le début, d’une technologie coloniale du pouvoir fondée sur (ça rejoint ce que disait Dussel) la production de sujets racialisés. Et immédiatement aussi sur une classification hiérarchique de la population mondiale. Et là, on a l’un des grands apports de la perspective décoloniale. La race et le racisme constituent le principe qui structure le système-monde capitaliste. Enfin, il en est la condition de possibilité. Et voici une idée peut-être un peu contre-intuitive, mais qui est parfaitement discutable : dans l’anti-capitalisme classique, il y a cette idée que le capitalisme aurait entraîné, au gré des besoins d’accumulation, des processus de racialisation. Mais Quirano dit l’inverse. Il dit que la condition de possibilité du capitalisme, c’est la colonialité. Il y a une sorte de scène primordiale pour les américanistes ; on aime bien parler de ça à nos étudiants (pas toujours à bon escient d’ailleurs) vous savez : c’est la controverse de Valladolid. Tout le monde a vu des versions télévisuelles, et il faut bien le dire, quelles que soient par ailleurs les qualités de ces adaptations, elles ont une fonction plutôt apologétique. C’est un peu cette idée : Certes, l’Occident a commis des erreurs, des horreurs, on aime bien dire ça, mais à la fin, la couronne espagnole finit par épouser les vues de Bartolomé de las Casas contre celles génocidaires de Juan Ginés de Sepulveda. Les Indiens ont bien une âme, etc. Si on cherche à comprendre le dispositif de production de vérité qu’elle propose, eh bien, son interprétation change un petit peu. La controverse de Valladolid, en fait (c’est ce que dit Dussel mais aussi d’autres auteurs) c’est quelque part la scène raciste primordiale. Le lieu où va se jouer, sur un mode théâtral, l’essence même de la geste raciste de la modernité. L’autre, ce qu’on appelle l’Indien, est celui qui est soumis à la question sur la nature de son être. D’emblée, pour qu’on puisse statuer sur la nature de son être, il est frappé d’un soupçon d’inhumanité. On lui demande en fait de se débarrasser de son humanité, le temps que le tribunal statue sur son humanité. Et un autre philosophe, Nelson Maldonado Torres, dit que finalement ce débat rend explicite ce qui constitue le fondement de la modernité occidentale. Il dit le doute radical jeté sur l’humanité de l’autre. Et finalement, même ceux qui s’opposent entre eux dans ce débat, en fait partagent les mêmes termes du débat : « Nous pensons, donc ils ne sont pas ». L’autre est problématisé, évalué, soupesé, évidemment par ceux qui se considèrent comme légitimes pour le faire. Le temps de l’évaluation, on demande à l’Indien de se dessaisir de son humanité, qui lui sera éventuellement rendue à la fin, si le tribunal statue en sa faveur. Et on voit bien que, contrairement à ce qu’on a toujours pu entendre, ce qui se joue ici, c’est finalement non pas l’affrontement entre une main gauche et une main droite de l’Occident, mais avant tout la mise en place d’un dispositif, et c’est un dispositif qui nie tout simplement l’autre, qui nie à l’autre, à cet autre qu’on ausculte, le droit à la parole. Alors, il manque évidemment encore un élément pour comprendre l’émergence du système-monde capitaliste colonial à partir du XVIe siècle : c’est le fait que ces identités forgées par la conquête (Indien, Espagnol… il y en aura bien d’autres : Noir…) vont en réalité être articulées à une économie extractiviste, tout entière tournée vers les métropoles coloniales. Dès le début de la conquête, le travail coercitif a pour objet les populations indigènes, puis rapidement les populations mises en esclavage, arrachées au continent africain. Et cette association entre race et travail, enfin entre l’axe européen / non-européen et capital / travail, finalement elle a des conséquences durables. Elle a débouché sur l’universalisation d’une distribution ou d’une division racialisée des rapports de production à l’échelle globale. On la voit bien encore aujourd’hui dans les rapports qui régissent les relations Nord-Sud, cette association race-travail, qui est propre au système-monde capitaliste-colonial moderne, s’est réalisée sur une grande division qui est toujours tendanciellement opérante dans le monde. Les formes de travail non salarié aux non-blancs de la non-Europe, et le salariat à la race des seigneurs européens. Autrement dit, la surexploitation des populations racialisées dans la périphérie coloniale constitue la condition de possibilité de notre simple exploitation, de l’exploitation de ceux qui jouissent du privilège de la blancheur dans les pays du centre. Pour appréhender cette logique de hiérarchisation raciale à l’échelle globale, le sociologue portoricain Ramón Grosfoguel reprend l’idée de « zone du non-être » qui avait été formulée par Frantz Fanon3. Selon lui, un vaste secteur de la population des pays du Sud global, mais aussi dans notre Sud, à l’intérieur même du Nord global, vit dans une zone où la pleine appartenance à l’humanité (c’est le paradigme de Valladolid) et par conséquent aussi l’accès aux droits qui sont attachés à cette reconnaissance ne vont pas de soi. Alors évidemment, « la zone du non-être », ce ne sont pas des lieux géographiques spécifiques. Ce sont des positions au sein des rapports de pouvoir dans le monde, qui se jouent à l’échelle globale, à l’échelle nationale, à l’échelle locale, etc. Dans « la zone du non-être », là où les populations sont déshumanisées, les méthodes utilisées par le système institutionnel pour gérer et administrer les conflits sont fondées sur une violence absolument brutale, jamais euphémisée. Les conflits dans « la zone du non-être » sont tendanciellement gérés par une violence perpétuelle. À l’inverse, les conflits dans « la zone de l’être », sont gérés à travers ce qu’il appelle des mécanismes de régulation ou d’émancipation. C’est-à-dire qu’il existe une codification des droits civils, humains, du travail (de plus en plus réduits, c’est certain), des relations de civilité, des espaces de négociation, malgré tout, des pratiques politiques qui régulent les conflits. Ça ne veut pas dire, bien entendu, qu’il ne puisse pas exister des moments de violence intense dans cette zone de l’être dans le Nord global ; mais malgré tout, ces moments constituent des exceptions à la règle. Très concrètement, comment s’actualise cette colonialité du pouvoir dans les pays du Sud, dans « la zone du non-être » ? On peut trouver beaucoup d’exemples, malheureusement l’actualité en est riche. Mais puisque je parle de l’Amérique latine, je vais parler de la logique extractiviste, qu’on voit aujourd’hui se propager dans les derniers recoins des pays du Sud. En Amérique latine, c’est quelque chose d’affolant, et qui est à l’origine aujourd’hui d’une grande part de la violence qui s’y déploie. On retrouve à peu près toujours les mêmes ingrédients : occupation des territoires, extraction minière à ciel ouvert, monoculture, expulsion, désintégration des communautés paysannes qui y vivent, mise en place d’une économie d’enclaves, où les multinationales bénéficient d’un régime juridique d’exception, et systématiquement, application de formes de discipline des populations qui ne relèvent pas de la biopolitique, c’est-à-dire d’une médecine sociale, d’un faire-vivre, mais d’une nécropolitique, c’est-à-dire essentiellement de la logique du massacre, ou tout au moins de la menace du massacre. Et je crois que la Colombie, malheureusement, est un exemple parfait où on voit toutes ces logiques s’enchaîner les unes aux autres, être articulées. Dans ces zones du non-être, finalement, c’est « la logique d’accumulation par dépossession ». Je reprends ce terme du géographe marxiste David Harvey. Dans ces territoires, ce n’est pas la privatisation, c’est l’expropriation violente des territoires, c’est la destruction des lieux de vie, c’est la destruction des conditions de possibilité même de la vie, en fait, qui se déploie. Marx l’avait dit : l’expansion de la logique capitaliste se fait en lettres de sang et de feu4. Une géopolitique de la connaissance En fait, c’est une réflexion qui renvoie aussi à la question de la production des connaissances. Ce sera mon dernier point. C’est un terme que vous rencontrerez probablement, la notion de « colonialité du savoir ». Cela renvoie à une idée fondamentale : il existe une géopolitique de la connaissance. Autrement dit, une répartition mondiale hiérarchisée, non pas tellement de l’accès au savoir, ce qui serait la perspective classique, mais des savoirs eux-mêmes. Cette colonialité du savoir repose sur l’eurocentrisme. L’eurocentrisme, ce n’est pas un ethnocentrisme parmi d’autres (parce que souvent c’est une critique qui est faite : Enfin, tous les peuples sont ethnocentriques, c’est normal!). L’eurocentrisme, c’est un dispositif de pouvoir / savoir qui est très spécifique, parce qu’il efface sa particularité. Il prétend n’être pas situé. Et donc il se pose comme le seul vrai rapport au réel. Et ce qui est intéressant, c’est que cette prétention à l’universalité, pour pouvoir précisément se présenter comme objective, universelle, doit occulter ce que j’appelais la dissociation, toute l’histoire coloniale, enfin, sa colonialité profonde. La science, la rationalité, doivent apparaître non pas comme le résultat d’un processus de destruction des autres formes de rapport au monde, mais plutôt comme le résultat du génie propre de l’Occident. On retrouve ici, sur la question du savoir, la critique qui est faite par Doucet à la modernité : c’est-à-dire que si la modernité est pour lui coloniale, c’est parce qu’elle a un problème radical avec l’altérité. Elle ne peut s’envisager, pour des raisons qui sont au début essentiellement théologiques, que sous le régime de l’un, de l’universel. La totalité ne peut être que subordonnée à l’unité. D’ailleurs, l’étymologie latine de « universel » ne trompe pas : versus unum / vers un seul. Or – c’est ce que disent ces auteurs – la réalisation de ce projet universel passe par l’anéantissement de la multiplicité des traditions culturelles, philosophiques, religieuses, politiques, etc. Bref, des formes de vie et des manières de faire monde. Autrement dit, la modernité-colonialité n’est pas seulement une théorie du monde. Elle produit un monde, en fait. C’est une théorie qui produit un monde. Et ce monde se propage en éliminant d’autres mondes. C’est un travail littéralement de dépluralisation des mondes. Alors évidemment, heureusement, c’est un projet jamais achevé, en réalité, même si sont marginalisées, méprisées, discréditées d’autres manières de penser, d’autres manières de se rapporter au monde, d’autres manières d’habiter le monde. En Amérique latine c’est assez évident. Là, les autres mondes sont parvenus, peut-être pas tant à résister (parce que cette idée qu’il y aurait des pensées autochtones qui auraient traversé indemnes la colonisation, je pense qu’il faut s’en écarter) mais à ré-exister en permanence. Là, je crois qu’on touche la ligne de front du combat décolonial. C’est la question du comment construire ce qu’eux vont appeler un pluriversalisme. Vous avez déjà entendu ce terme : « pluriversel ». C’est à la mode en ce moment, on le voit un petit peu dans toutes sortes de séries américaines, les plurivers, etc. Pour être juste, c’est un concept qu’on doit à un philosophe étasunien, William James, qui était le frère du romancier Henry James d’ailleurs, et qui disait que la philosophie c’est une illusion. Le monde est multiple, comme nous l’enseigne l’expérience. Il existe une multiplicité de mondes et donc un plurivers. Ce terme refait surface presque quatre-vingts ans plus tard, en Amérique latine, dans le contexte que je mentionnais tout à l’heure, celui de 1992 et la commémoration de la conquête de l’Amérique. Et des intellectuels, des groupes militants vont commencer à utiliser ce terme de plurivers pour critiquer, déconstruire les prétentions hégémoniques de ce fameux grand récit occidental de la découverte, et pour rendre compte aussi de la persistance des formes de vie hétérogènes en Amérique latine. Alors, la notion apparaît chez des théologiens de la libération : Enrique Dussel l’utilise et les zapatistes aussi l’utilisent. Ils ont cette formule poétique qui est d’ailleurs souvent reprise par les penseurs et penseuses décoloniaux : Nous devons construire un monde où il y ait de la place pour beaucoup de monde. On dit « beaucoup de monde », mais il faut comprendre de multiples mondes ou des mondes multiples. Là, il y a quelque chose de très important. Il y a une rupture fondamentale avec la logique de la totalité, en fait. Vous voyez, c’est cette logique de totalité qui tend à faire du champ historique et social un champ unique, un champ continu, comme par exemple cette idée qu’on pourrait passer du capitalisme comme totalité à autre chose, le socialisme comme totalité. Ce que disent les zapatistes, c’est que la lutte contre le monde unique du capitalisme libéral, qu’ils appellent la quatrième guerre mondiale, elle ne passe pas (ou pas seulement) par le dépassement de ce monde-là, mais par la construction latérale d’autres mondes, d’autres manières de faire monde. On retrouve ça chez Dussel aussi, pour qui la notion de pluriversel permet d’ouvrir un horizon utopique. Il appelle ça la transmodernité, il dit que c’est l’avènement d’un monde pluriversel où différents savoirs, différentes cosmologies (y compris l’occidentale d’ailleurs) pourraient dialoguer de manière horizontale. Alors, voici qui est important : ce n’est pas du relativisme culturel. Le relativisme culturel pense la pluralité comme juxtaposition. Non, chez les penseurs décoloniaux comme Dussel, ces mots doivent prendre langue en fait, ils doivent s’engager dans un dialogue. L’autre penseur qui a beaucoup travaillé sur la question du pluriversel, c’est un anthropologue colombien dont vous avez peut-être entendu parler, parce qu’il y a eu une traduction qui est sortie en 2017 (que j’avais faite avec des amis) d’un livre intitulé Sentir penser avec la terre, sorti au Seuil, je crois. Cet anthropologue, militant par ailleurs, s’appelle Arturo Escobar (rien à voir avec Pablo ! C’est comme Colin en France : des Escobar, en Colombie il y en a beaucoup) et il s’est fait connaître dans les années 1990 pour toute une série de travaux sur la question du développement. Dans son livre-phare intitulé L’Invention du développement, il montre que ce qu’on appelle les échecs du développement dans les pays du Sud n’étaient pas liés à des dysfonctionnements institutionnels ou des dysfonctionnements des aides au développement, mais que le problème c’était le développement lui-même. C’est-à-dire que le développement, exactement comme le colonialisme, est une machine d’occidentalisation du monde et surtout de destruction des formes de vie non occidentales. Et donc le pluriversel, comme le pense Arturo Escobar, est une question de justice cognitive. Un monde pluriel où cohabitent et dialoguent différentes manières de vivre, d’interpréter les réalités. On parle aujourd’hui d’ontologies différentes, vous savez, c’est le terme un peu à la mode. Pour Escobar, c’est un monde qui est désirable en soi. C’est aussi un monde qui est plus à même probablement de trouver des solutions face à la crise massive que génère ce qu’il appelle « l’unimonde », la modernité occidentale. Les dialogues entre différentes manières de faire monde, entre différents mondes aussi, permettent de multiplier les points de vue possibles, de construire une polyphonie, on pourrait dire, où les perspectives se complètent, s’enrichissent. Escobar a beaucoup travaillé, il a fait de la recherche militante, une recherche-action au sein de communautés autochtones, de communautés aussi afro-colombiennes sur la côte pacifique de Colombie, dans la région qu’on appelle le Chocó. Et il dit que dans ces sociétés, le monde est perçu comme pluriversel. Le monde est pris dans un mouvement incessant, il est une sorte de réseau mouvant de relations qui lient les humains, les non-humains, les plus qu’humains aussi. Il est radicalement relationnel, il est à tout moment la mise en relation d’une multitude de points de vue ou de perspectives. Cela signifie, en tout cas pour Escobar, qu’il existe des exemples concrets de conceptions non pas universelles mais pluriverselles du monde. Et il dit que dans la mesure où ces conceptions sont moins fondées que la nôtre sur l’occupation du monde, nous pourrions nous en inspirer pour sortir du labyrinthe de cette modernité. Reconstruire une écologie du savoir Ma conclusion sera que la problématique décoloniale c’est prendre aussi au sérieux ces pensées, ces expériences, ces modes d’existence autres, qui possèdent une historicité profonde, parfois d’ailleurs bien plus profonde que celle de la modernité occidentale. Les prendre au sérieux, c’est considérer qu’elles nous concernent, qu’elles existent aussi au sein de nos propres rapports au monde. Quelque part, bien enfouies, mais elles y sont encore. Voilà, pour finir cette présentation à la fois trop longue et trop synthétique de ce qu’implique la notion de colonialité. Alors évidemment, on l’a vu, elle re-manifeste cette dynamique épistémicidaire qui rythme l’histoire de la modernité. Mais il ne s’agit pas de faire de la repentance, ce n’est pas la question. Elle doit nous permettre d’envisager la possibilité d’alternatives cognitives, philosophiques, épistémiques, etc., pour sortir de notre présent qui est de moins en moins présentable. Voilà, je crois que c’est cela, la dimension propositionnelle du courant décolonial. Quelqu’un qui est sociologue au Portugal, à Coimbra je crois, Boaventura de Sousa Santos, a une belle expression. Il dit : Il faut reconstruire une écologie du savoir. Le débat Une intervention : Merci pour cet exposé. C’était vraiment passionnant et compréhensible, alors que les concepts n’étaient pas toujours faciles. Mais j’ai été surpris de la quasi-absence du mouvement indigéniste, andain en particulier (c’est dans les Andes qu’il est le plus fort), parce que tu évoques la résurgence pour l’anniversaire de 1992, mais avant cette date il y a eu, en particulier en Bolivie, un mouvement indigéniste très fort. J’en parle parce que j’ai bossé très longuement dans une imprimerie avec un camarade exilé de Bolivie, et il me parlait toutes les nuits de l’Empire inca. Il racontait que le Parti Ouvrier Révolutionnaire (P.O.R., qui était un très gros parti trotskiste en Bolivie à l’époque) avait explosé sur la question indigène. Lui-même était indien, et disait que le parti avait explosé parce que la direction politique était menée par des Espagnols fils de grands bourgeois, qui refusaient d’entendre les revendications indigènes. Cela avait amené à une vraie fracture dans ce qui était un gros parti de masse, très inscrit avec la Centrale Ouvrière Bolivienne (C.O.B.) dans l’extractivisme et chez les mineurs en particulier. Le courant indigéniste qui s’était détaché du P.O.R. avait donné naissance à trois courants : un courant qu’il qualifiait de « socialiste »’, en disant : « Bon, comment vivre bien avec les Espagnols qui nous colonisent encore aujourd’hui ? » ? Et c’est ça que tu n’évoques pas du tout dans ton introduction et qui m’amène à te poser la question. Donc un premier courant, vivre avec, à égalité avec nos exploiteurs espagnols, parce que ce sont toujours nos exploiteurs quand même sur le fond, même s’ils produisent beaucoup d’intellectuels décoloniaux. Un deuxième courant pour une restauration de l’Empire inca, et un troisième courant qu’il qualifiait de fasciste, et qui disait qu’il faut remettre tous les Espagnols à la mer. Et ça se discute, politiquement. Après tout, il y a d’autres endroits où on a accepté l’idée que les colonisés remettent les colons à la mer, donc pourquoi pas dans les Andes ? Comme le sujet n’était pas du tout abordé dans ton exposé, je voulais poser cette question. Philippe Colin (PC) : Oui, tu as complètement raison. Dans cet ouvrage avec Lissell Quiroz, co-autrice du livre, qui est péruvienne, andine, on a voulu reconstruire la généalogie d’une pensée décoloniale. En tout cas, d’une théorisation décoloniale qui a émergé, en fait, dans un certain marxisme orthodoxe, dans les années 1930 à peu près. Parce qu’elle a dans sa mémoire profonde encore ce lien, à la fois avec le territoire, et aussi avec une sorte de communalisme. De ce communalisme peut naître (on retrouve des débats qu’aura Marx à la fin de sa vie) finalement une société communiste qui ne passe pas par les étapes obligatoires, qui ne suit pas le modèle européen. Donc vous voyez, la pensée andine est fondamentale dans la pensée décoloniale. C’est vrai que je n’ai pas eu le temps… Tu fais référence en Bolivie à ces mouvements qui sont plutôt aymara que quechua. On a fait une espèce d’histoire exotérique, je dirais, de la question décoloniale. Il y aurait une histoire ésotérique à faire, c’est-à-dire celle de ces pensées souterraines qui ont réfléchi à la question de la continuité coloniale depuis l’arrivée des Espagnols. Et ça, c’est quelque chose qui circule au sein des communautés indiennes, cette idée-là, qui est fondamentalement l’idée de colonialité. Un personnage très important en Bolivie est Fausto Reinaga. Fausto Reinaga, (peut-être que ton ami t’en a parlé, est une figure fondamentale mais qui fait partie de ceux… je ne sais pas s’il faut le qualifier de fasciste, parce qu’il est surtout inspiré par Frantz Fanon et par ce qu’il a vu : la manière dont s’est résolue la question coloniale algérienne) dit effectivement : « C’est un colonialisme de peuplement que nous avons vécu ici, il va falloir foutre les Espagnols dehors ». Donc il y a des textes comme ça, extrêmement violents, où il est dit : Voilà, il faut en finir avec les Blancs au Bolivie. Mais c’est vrai, tu as raison. J’ai pu repérer aussi (c’est une espèce de généalogie profonde de la colonialité) un livre que j’ai vu sur la table et qu’on avait traduit avec une camarade, intitulé Les Pensées de l’Indien qui s’est éduqué dans les forêts colombiennes, qui est le testament politique d’un leader indigène du sud de la Colombie. Aujourd’hui c’est la grande figure tutélaire des luttes indigènes en Colombie autochtone. Dans le texte il le dit : les Espagnols n’ont jamais quitté ce territoire et ils continuent de nous dominer, la colonisation ne s’est jamais arrêtée. Cette idée-là, fondamentale, elle existe en réalité au sein des communautés indiennes. Parce qu’ils ne les connaissent pas souvent, en plus. C’est-à-dire que l’émergence de figures d’intellectuels publics autochtones est assez tardive. Elle arrive à la fin des années 1970, ou des années 1980. Le texte, par exemple, qu’on a traduit avec la collègue et camarade, a été occulté pour les Blancs jusqu’aux années 1970. Et ce sont finalement des théologiens de la Libération, au début des années 1970, qui vont, en faisant un travail de recherche-action avec les communautés, apprendre l’existence du texte et, avec l’autorisation des communautés autochtones, le publier comme un outil de lutte. Mais bien souvent ces pensées-là ne dialoguent pas entre elles. Quand je disais qu’elles sont ésotériques, elles le sont aussi au sens propre, c’est-à-dire que souvent, par exemple, le leader sur lequel on a travaillé, il est perçu dans les communautés comme un prophète, comme un leader messianique qui va renverser le pouvoir des Blancs. Donc évidemment on n’en parle pas aux Blancs, ça reste au sein des communautés. Mais c’est vrai, je pense qu’on aurait pu faire une autre histoire que celle qui apparaît dans le bouquin, de l’émergence d’une pensée décoloniale. Là on s’est concentré malgré tout sur des auteurs métis, blancs, etc., qui, en Amérique latine, pendant très longtemps, ont occupé la vie intellectuelle, académique. C’est en train de changer, doucement, mais ce n’était pas le cas dans les années 1970-1980. Une intervention : Y a-t-il un rapport entre la pensée décoloniale et la fin des « grands récits » telle que Jean-François Lyotard l’a théorisée ? PC : Oui. Ça s’inscrit un petit peu là-dedans, évidemment. Je le disais tout à l’heure : ces intellectuels, après la fin de la révolution sandiniste en 1988, prennent quand même une claque énorme dans la figure. C’est la dégradation aussi de la révolution cubaine. Il y a quelque chose comme ça. Il y a cette idée, évidemment, que nos grandes catégories de la modernité (émancipation, etc.), qui auparavant étaient capables de changer le cours de l’histoire, eh bien, elles doivent être critiquées. Et puis il y a cette idée-là, que c’est peut-être au sein des pensées populaires, autochtones, qu’on peut trouver de nouvelles manières de penser la libération, qui se détachent, en tout cas en partie, de ces grands récits émancipateurs de la modernité. C’est ce que je disais des zapatistes, quand ils proposent de créer un monde où il y ait de la place pour beaucoup de mondes. Cette idée-là aussi est fondamentale. C’est-à-dire, non plus changer la totalité du monde à travers une grande révolution qui ferait tabula rasa, mais construire sur des mondes latéraux. Ça peut paraître peut-être dommage, critiquable. Peut-être qu’il y a un enfermement dans des micro-utopies, des choses comme ça. Mais ça peut s’inscrire effectivement dans une volonté de dépasser l’épuisement de certains grands récits de l’émancipation, en renouant avec des formes de lutte de libération, d’émancipation populaire qui étaient invisibles jusque-là. Une intervention : Comment peut-on faire le lien, ou est-ce qu’il ne manque pas un lien à faire pour expliquer la modernité, entre la colonialité et le patriarcat, dans le sens où l’exploitation coloniale, j’imagine, est accompagnée aussi d’une exploitation des femmes pour produire ce monde moderne occidental ? Car c’est parce qu’on exploite les femmes aux tâches quotidiennes, qu’on donne le temps aux hommes d’acquérir une pensée, un savoir, etc. Et donc de créer ce monde, ce système-monde occidental. Enfin, je m’interroge sur le manque de la pensée du patriarcat dans l’explication de cette modernité et du lien, en fait, entre ces systèmes de domination. PC : Oui, je dois faire un mea culpa, je le reconnais. Je n’ai pas d’excuse. Ou bien l’excuse, c’est que la vraie spécialiste de cette question-là (ça a été théorisé, la question du patriarcat, ce qu’on appelle « la colonialité du genre ») est, notamment, une philosophe argentine qui s’appelle María Lugones. Et dans le livre, il y a tout un chapitre qui est consacré à cela. Mais comme c’est ma collègue qui était spécialiste de ça, je ne me suis pas aventuré là. Mais je peux le faire malgré tout rapidement, sans être le grand spécialiste… j’ai quand même lu mon livre ! Maria Lugones dit que la manière dont Quijano lui-même, dont elle était amie a pensé la colonialité, était complètement aveugle à la question du patriarcat, du patriarcat occidental en particulier ; parce qu’elle n’est pas adepte d’une théorie qui consiste à dire que le patriarcat est une forme transhistorique qui existe partout, de tout temps, etc. Pour elle, ce qui s’impose en Amérique, au moment de la colonisation, après 1492, c’est un certain type de patriarcat qui est fondé sur le binarisme sexuel, qui n’existait pas forcément dans les communautés… [ici PC ne veut pas employer les mots « indiennes », « pré-colombiennes », etc. NDLR] c’est difficile à dire… les habitants de ce continent qui ne s’appelait pas encore l’Amérique. Elle dit qu’en fait c’est le principe de non-contradiction qui a été imposé à travers le binarisme sexuel à ces sociétés… je n’aime pas le mot « pré-colombien » mais comment l’éviter ? Dans énormément de sociétés américaines on peut être homme et femme en même temps, mais aussi un animal ou autre chose, etc. , sans que cela implique des contradictions insurmontables. Elle dit que c’est ce patriarcat-là très spécifique, occidental, qui s’est imposé au moment de la colonisation de 1492 et c’est pour ça qu’elle parle de « colonialité du genre ». Alors après cela, ce qu’on appelle le féminisme décolonial aujourd’hui, c’est un champ de recherche, mais aussi un champ d’action politique extrêmement divers, extrêmement riche, et qui est probablement aujourd’hui le plus productif, même du point de vue conceptuel. On a aujourd’hui des féminismes décoloniaux, des féminismes communautaires, des féminismes autochtones, etc. Tous ces groupes ne se parlent pas forcément, ont des positions parfois assez radicalement différentes sur certaines choses, mais en tout cas ça a donné lieu à à une véritable explosion de créativité conceptuelle, politique, etc., dans les milieux féministes. Avec cette idée fondamentale, qui n’est pas propre aux Latino-américaines, et qu’on retrouve dans l’ensemble des féminismes du Sud : le féminisme des Blanches n’est pas notre féminisme, et le patriarcat qu’elles subissent n’est pas le patriarcat que nous subissons. Donc nous devons forger nos propres instruments de lutte. Une intervention : Merci pour votre intervention, que j’ai trouvée très précise. Je ne suis pas un grand connaisseur de l’Amérique du Sud, mais sur la pensée décoloniale, je peux faire un petit rappel historique. Aimé Césaire avait donné sa démission au Parti communiste et à Maurice Thorez en 1956, en lui reprochant d’avoir un universalisme de surplomb et « décharné ». Et je me suis interrogé. Ce qui pourrait me poser problème, c’est : est-ce qu’on ne va pas vers un ethno-différentialisme ? On parle de pluriversel, mais est-ce que ce n’est pas un ethno-différentialisme et finalement un enfermement ? Parce que ce qui est visé, quand même, c’est l’homme de tout temps, de tout pays qui est le même. Les races n’existent pas, mais l’éthos existe. Je suis un homme de mon temps, qui a trempé dans une culture marxiste universaliste, et j’en ai encore de bons restes. Bien que je sois plutôt du côté libertaire aujourd’hui, je suis quand même imprégné par cette façon de penser qui a défini ma sensibilité. C’est ce qui me fait peur : est-ce qu’il pourra y avoir une communication entre différentes ethnies qui n’ont pas grand chose à voir ensemble et quels vont être les vecteurs de communication entre elles ? J’ai bien peur que ça reste un paralogisme, et que la critique du « décharné » tombe dans l’inverse, tombe dans une incarnation où personne n’aurait plus rien à dire aux autres et resterait dans sa tribu. PC : Il y a peut-être des réactions dans la salle. Je ne sais pas si quelqu’un veut intervenir ? Une intervention : Oui. Moi, l’impression que ça m’a fait, c’est qu’on avait affaire à un face-à-face, un face-à-face colonial latino-américain. Tu as parlé de Wallerstein. Derrière lui il y a beaucoup de gens, même Saïd aussi, d’une certaine manière. Un face-à-face de l’Europe coloniale, et spécifiquement l’Europe coloniale espagnole, et du reste du monde, qu’il soit colonial ou qu’il vive sa vie dans ces périodes où la modernité se forme. On a l’impression qu’elle se trouve un peu hors-jeu dans la formation de cette pensée systémique, parce que là on arrive à une conception de l’Histoire, une conception de l’évolution de la civilisation humaine à la période de la modernité et de la création du capitalisme. Il y a cette pensée systémique dont, quelque part, les penseurs décoloniaux sont aussi les enfants, parce qu’ils ont adopté finalement la science, le logos, et ils ont été formés à la pensée, au mode de pensée occidentale. Ils s’en sont servis comme d’une arme pour critiquer, pour déconstruire, ou reformuler d’une manière systémique d’ailleurs cette construction, cette vision et ce mouvement de la modernité. Mais j’ai l’impression que c’est un moment fort dans la pensée du monde actuel. Ces mouvements de pensée comme celui de la décolonisation existent, mais j’ai l’impression qu’il y a quelque chose qui est inachevé dans une pensée qui se veut achevée systémiquement. PC : Je vais essayer de répondre aux deux en même temps, parce que je sens qu’au fond la critique est un peu la même. Je pense que c’est probablement aussi l’effet de vous avoir exposé ça en 45 minutes ou une heure. Ce n’est même pas un mouvement, en réalité. Ce sont des travaux d’une multitude de chercheurs, chercheuses, militants, militantes, qui partagent quelques catégories, quelques notions, et en particulier cette notion analytique de colonialité, mais qui ne l’utilisent pas toujours de la même manière. Donc en fait, c’est un champ extrêmement hétérogène. Ne croyez pas qu’on a quelque chose aujourd’hui comme une espèce de théorie figée, qu’on pourrait présenter comme décoloniale. En fait, c’est une pensée en ce moment qui est en chantier, littéralement. Je crois que tous ces auteurs qui ont travaillé sur ces concepts de colonialité, de pluriversel, qui ont travaillé sur les questions de transmodernité, comme Dussel etc., le disent eux-mêmes : « Nous ne voulons surtout pas fonder une école. On ne va pas être l’école de Francfort, ni quelque chose comme ça. On propose des conseils qui permettent de déconstruire ce que Dussel appelle le  »mythe intramoderne de la modernité » ». Mais ces concepts doivent se transformer, doivent être réutilisés, doivent être resémantisés, doivent servir à autre chose. C’est ce qui est en train de se passer, et dans ce qu’on pourrait appeler cette immense constellation décoloniale aujourd’hui, il y a vraiment de tout. Quelqu’un comme Enrique Dussel serait assez proche finalement de ta conception de l’universel. En tout cas, s’il refuserait l’univers, il défendrait l’universalisation. C’est-à-dire que pour lui, ce dialogue transmoderne doit malgré tout aboutir à une universalisation, mais qui emmène un processus jamais achevé, en fait, et donc qui respecte la pluralité. D’autres, et c’est ce qui m’intéresse peut-être moins, ou dont je me sens le moins proche, effectivement pourraient se rapprocher de formes de célébration de l’autochtonie, avec parfois des formes très idéalisées de l’autochtonie, comme des formes de pensée qui auraient traversé les siècles et qui seraient à même de nous permettre d’opérer une espèce de conversion ontologique ou métaphysique. Ça c’est la version, à mon avis, qui est la plus proche du New Age et qui m’intéresse le moins. Les auteurs dont j’ai parlé pour l’essentiel (peut-être pas Arturo Escobar, anthropologue qui se rapproche de gens comme Descola aujourd’hui ou Viveiros de Castro, mais Dussel, par exemple, ou Quijano) sont restés des marxistes toute leur vie, en réalité. Mais ils ont introduit au sein de leur analyse marxiste, en la situant, en lui donnant un ancrage, une véritable incarnation puisque tu parlais d’incarnation. La question que pose Dussel, c’est ce que devient l’émancipation et toutes les grandes questions portées par la gauche, lorsqu’elles sont pensées depuis la périphérie, lorsqu’elles sont pensées depuis le Sud. Et c’est ce travail qu’ils vont opérer sur les concepts, en fait. Une intervention : Pensez-vous que l’enquête sur l’islamo-gauchisme à l’Université, réclamée par la ministre de l’Enseignement supérieur, est une tentative pour faire taire les spécialistes des études post-coloniales dans une France prisonnière de ses fantômes et de ses dénis ? PC : Oui. Une intervention : Merci. Effectivement, ça fa

t réfléchir et toute ta présentation est très intéressante. Je pense qu’effectivement, en tant que Blancs nés dans un pays qui a fait subir le colonialisme, nous avons aussi un questionnement à nous poser. Qui on est et de quelle société on est issu ? On ne peut pas faire l’impasse sur ça. C’est l’universalité que portent les sociétés européennes et la France, entre autres. Pour moi, elle est puante, elle me pose vraiment problème. Alors évidemment, ce n’est pas celle que tu expliquais. En tant que marxiste, on défend autre chose, mais on défend autre chose aussi dans le cadre de notre société présente, issue de cette histoire-là. Je crois que c’est important de l’avoir en tête quand on pense à notre rapport aux autres sociétés en général. Pendant ton exposé, j’ai eu une réminiscence du film Tambien la lluvia. C’est l’histoire de réalisateurs espagnols je crois, qui tournent un film sur 1492, en Bolivie il me semble. Et l’acteur principal, finalement, il ne veut plus jouer l’Indien. Il fait grève parce qu’on lui pique son eau, ce sont les effets du capitalisme généralisé mondial, il ne peut plus avoir accès à l’eau dans son village. Voilà : on aime bien l’Autochtone, mais quand il entre bien dans notre film et dans notre case aussi. PC : C’est un film très intéressant et qui réfléchit sur la question des continuités coloniales à plusieurs niveaux. Certes, sur le gouvernement bolivien qui veut imposer à ce moment-là la privatisation de l’eau à Cochabamba en 1999 ; mais aussi, sur le tournage des Espagnols qui prétendent faire un film pour dénoncer la colonisation espagnole et qui se comportent comme des colons à tout moment en sous-payant les acteurs. Enfin bref… Oui, oui, il est chouette ce film. Une intervention : Je voulais vous poser trois questions. – Quels sont les rapports réciproques entre l’expérience zapatiste et les courants ou certaines figures du mouvement décolonial latino-américain ? – Quelle est la perception mutuelle que ces deux secteurs ont les uns des autres ? Est-ce que, selon vous, il y a ou il y a eu ces dernières années des États, des gouvernements en Amérique latine qui ont favorisé voire mis en œuvre une politique décoloniale ? – Et la troisième partie de cette unique question, c’est : est-ce qu’il y a aujourd’hui en Amérique latine, enfin, dite Amérique latine, le développement d’une critique non réactionnaire de la pensée décoloniale ? PC : Les liens entre le mouvement néo-zapatiste et la théorie décoloniale sont très profonds. Le mouvement zapatiste fait partie de ce moment de 1992. En réalité, pour des questions logistiques, les zapatistes décident de lancer le soulèvement armé le 1er janvier 1994. Mais à l’origine, il devait avoir lieu le 12 octobre 1992. Donc ça fait partie de ces mouvements qui ont profondément inspiré dans le champ académique ce qu’on appelle les auteurs décoloniaux. Ils sont aussi des enfants de cela, pour certains. D’autres plus anciens, comme Enrique Dussel, qui vient de la théologie de la libération, s’est exilé au Mexique à partir de 1977, et vit au Mexique (il est prof à l’UNAM). Il a des relations avec tout ce monde qui, à l’époque, tourne beaucoup autour de théologiens de la libération, qui prêchent la révolution dans le Chiapas et d’où va surgir le zapatisme. Donc, tout de suite après le soulèvement, Enrique Dussel va soutenir les zapatistes, il va s’y rendre régulièrement. Voilà : il y a des liens qui sont consanguins. Pour répondre à la deuxième question : il y a eu quelque chose comme des tentatives, effectivement, pendant ce qu’on a appelé « la décennie rose » en Amérique latine (en gros, les années 1999-2010) où vous vous souvenez, la carte politique de l’Amérique latine était rose avec des variations du rouge au rose clair. En particulier dans les pays andins, en Équateur et en Bolivie, il y a eu à l’intérieur de ces mouvements de résurgence de la gauche des mouvements constitutionnalistes avec la convocation de constituantes qui ont profondément refondé les constitutions. C’est le cas notamment de la Bolivie, qui a l’une des rares constitutions plurinationales, du moins qui s’affirme comme une constitution plurinationale de l’État de Bolivie, et qui reconnaît donc l’existence à l’intérieur d’un État de plusieurs nations, ce qui érode l’ancien schéma État-Nation, et qui donne une personnalité juridique à la nature, par exemple, en citant explicitement la Pachamama dans le texte. La constitution bolivienne affirme aussi la nécessité d’atteindre le bien vivre (et le terme est cité aussi en quechua : le sumak kawsay) en opposition d’ailleurs au vivre mieux. Ça apparaît tel quel dans la constitution. Donc ça a existé. Malheureusement, les politiques, y compris les gouvernements de gauche de cette période, ont poursuivi la politique extractiviste. Cela a financé en grande partie les programmes sociaux qui ont été d’une grande efficacité. Il faut reconnaître qu’au Brésil, on a sorti des millions de gens de la pauvreté. Ce fut le cas aussi en Bolivie, etc. Mais, évidemment, avec une politique extractiviste. Et donc ils sont entrés assez vite en conflit avec les communautés autochtones qui étaient affectées par ces politiques. Mais c’est toute la difficulté de sortir d’un modèle. C’est la question de la dépendance qui est posée. C’est-à-dire : comment sortir d’un modèle extractiviste lorsque depuis cinq cents ans, au sein de la division internationale du travail, vous êtes assigné à la production de matières premières ? C’est une question éternelle en Amérique latine et qui jusqu’à maintenant a toujours été une impasse. Et la troisième question : est-ce qu’il existe une critique non réactionnaire ? La critique réactionnaire existe, elle est abondante même, et le héros de cette critique c’est Mario Vargas Llosa, prix Nobel de littérature, qui est devenu un personnage assez peu recommandable, même s’il a pu écrire quelques bons romans, on peut le concéder. Oui, il existe une critique non réactionnaire, et elle vient plutôt d’un marxisme plus orthodoxe qui critique (un peu comme en France, et elle n’a parfois pas complètement tort) une espèce de dérive de la politique des identités. Face à cette idée que l’exploitation en Amérique latine reste massive, l’abandon de la question de la classe sociale au profit d’une multitude d’identités diffractées, finalement nuit à l’efficacité de la lutte. C’est plutôt ce type de critiques qui sont portées.

 

Pour une psychiatrie indisciplinée

Olivier Brisson, Pour une psychiatrie indisciplinée

Olivier Brisson est psychomotricien, formateur au sein des CEMEA et musicien expérimental.

Dans son ouvrage, paru aux éditions La Fabrique et intitulé Pour une psychiatrie indisciplinée, il part du postulat selon lequel toute tentative de soin en psychiatrie se retrouve, à un moment ou à un autre, entravée par de multiples injonctions néolibérales, ayant leurs effets problématiques : rendement, réclusion / isolement, dépersonnalisation, etc.

Mais ces impasses poussent dès lors à l’expérimentation, à bifurquer et à explorer d’autres formes de soin et de thérapie souvent marginalisée.

Au-delà de son expérience professionnelle, l’enjeu sera de comprendre comment Olivier Brisson compose avec l’héritage de la « psychothérapie institutionnelle » (Deligny, Tosquelles, Oury) que l’on peut rapidement définir comme la primauté du soin de l’institution plutôt que que la tentative institutionnelle de normer l’individu. Nous souhaitons également saisir le sens de son bricolage au quotidien, bricolage marqué par la conscience et l’influence d’une pratique révolutionnaire du soin, et qui compose avec les réalités du terrain.

À travers ce livre, nous voulons réactualiser les hypothèses et les expérimentations propres à la « psychothérapie institutionnelle ». Mais que faire, aujourd’hui, avec le mythe libertaire des cliniques telles que St-Alban ou de La Borde, fondées sur et par la praxis d’un égalitarisme radical, où soignants et soignés s’accompagnent mutuellement dans la vivance et où les gestes artistiques occupent une place centrale ?

Résolument, Olivier Brisson ne sépare jamais le geste esthétique d’une pratique de soin. Car il y a une fonction poétique de la psychothérapie. Quasiment toutes les avant-gardes artistiques et européennes ont d’ailleurs fondé leur politique sur cette ouverture à la création.

« Praxis bold as love », nous dit Olivier Brisson. Soigner réside et procède ici du domaine des musiques improvisées, bruitistes, dans les pratiques brutes de la musique, au sens où c’est le processus de création qui l’emporte sur l’œuvre aboutie.

Et c’est à partir de cette considération du sensible qu’une perspective de soin s’ouvre.

Le corps « autiste », « handicapé » est, coûte que coûte, aussi, du langage capable d’action, exprimant une réalité du monde. Et la musique sans cesse considérée comme moyen vitaliste ‒ spontanéisme ne s’inscrivant pas dans le champ du divertissement  permet la recherche d’une identité active, d’un poème et de son devenir en faveur d’une singularité existentielle trop souvent mise à mal.

Toutes ces frictions atonales n’en demeurent pas moins de l’ordre du partage. Cela fonctionne en réseau, avec ses sources, ses puits, ses passages, ses traces etc., dessinant une carte un peu mystérieuse, souvent ignorée, où des battements sensoriels résonnent avec larsens et cris des plus authentiques en matière d’amplification hic et nunc.

Jamais complètement idéologique ni pleinement artistique, perçues comme l’expression radicale d’un vécu corporel, les pratiques brutes de la musique en psychiatrie troublent toutes les définitions sclérosées en matière d’attente esthétique et de conduites humaines. L’improvisation en tant que telle invite à se laisser habiter par les sens, hors du sens, ce qui modifie le regard sur le handicap et rend caduque toute prétention à définir les normes.

À partir de là, que permettent les armes et les pistes laissées par la « psychothérapie institutionnelle » ? Plus pratiquement, quelles sont-elles ? Peut-on encore s’en servir, dans la mesure où la psychiatrie s’ouvre à mesure qu’elle isole ses usagers ? Grâce à la musique, soigner ne veut-il pas dire remettre du corps à l’heure où nous vivons une certaine crise de la présence ? De quel potentiel thérapeutique parlons-nous ? Que révèle notre condition d’auditeur passif face à des musiciens explorant la matière sonore au-delà ce qui est considéré comme écoutable ou admissible ?

Cette soirée se veut une invitation à la discussion et à la rencontre, car si nous avons l’intuition de la marche à suivre, il est parfois complexe de comprendre d’où partir.

Compte- rendu

Pour une psychiatrie indisciplinée

Hervé : Bienvenue à cette soirée-débat. Je rappelle que le cercle Gramsci est une association qui organise des débats sur des questions de société, souvent avec un aspect critique, et aussi avec des propositions alternatives. Le cercle Gramsci ne vit que des contributions individuelles volontaires à l’association : les abonnements à La Lettre. Nous avons accepté une proposition de débat qui nous a été faite à partir du livre d’Olivier Brisson, Pour une psychiatrie indisciplinée, et nous sommes contents de l’accueillir ce soir. Le livre nous a intéressés pour plusieurs raisons :

– parce qu’on connaît l’état actuel de la psychiatrie (et des services publics et de la santé en général) et qu’on peut parler de naufrage ;

– parce qu’on peut aussi parler du développement de l’aspect sécuritaire.

Je ne sais pas si ce sont des questions qu’Olivier Brisson va aborder à partir de son expérience de psychomotricien, de la praxis qu’il développe et aussi des formes créatives qu’il propose, des lieux, des liens qu’il envisage.

Olivier Brisson (OB) : Je suis psychomotricien diplômé. Je voulais travailler en psychiatrie publique parce que j’avais comme idée que la psychiatrie était, en tout cas dans le public, un espace où on accueillait la folie. Et aussi parce que chez moi, en famille, on entendait parler notamment de l’expérience de La Borde. Je me disais que c’était un milieu où j’allais rencontrer des gens actifs, motivés et cherchant à rencontrer la différence, la folie.

Ce n’est pas ce qui s’est passé. J’ai d’abord rencontré des portes fermées et un premier outil qui était le trousseau de clés. Voilà. En fait, pour être très honnête, ça fait vingt ans que je travaille en psychiatrie, vingt ans que je suis très critique d’un certain nombre de choses qui s’y passent, et pourtant, je m’y plais encore beaucoup. Parce que j’arrive à y trouver une place un petit peu particulière : c’est sûrement lié au fait que je sois psychomotricien. La psychomotricité, je ne sais pas si tout le monde est au courant de ce que c’est ? Mais si parmi vous, il y en a qui ne savent pas, c’est normal. Parce qu’en fait, on ne sait pas vraiment ce que c’est !

C’est ce qui est une force pour nous, les psychomotriciens : personne ne sait ce que c’est. Quand on travaille dans un service en psychiatrie en tant que psychomotricien, même nos médecins ne savent pas ce qu’on y fait. C’est plutôt pratique. C’est une espèce de pratique paramédicale qui s’appuie sur un certain nombre de choses, à la fois la question du développement, et la question du jeu, la question du corps, de ses représentations et de la façon de l’investir, la façon de le vivre dans le temps, dans l’espace. Mais très concrètement, je crois qu’il y a autant de pratiques en psychomotricité qu’il y a de psychomotriciens et qu’on a encore cette chance-là de pouvoir construire notre propre pratique.

J’ai commencé d’abord en psychiatrie adulte pendant trois ans dans un service dit de « chroniques ». J’ai pris en pleine gueule vraiment ce qu’était la psychiatrie la plus sordide. C’est le début de mon bouquin parce que ça fait quinze ans que je me dis qu’il va falloir un jour écrire sur ce sur cet épisode-là de mon expérience, sur ces personnes que j’ai rencontrées à ce moment-là. Un enfermé 24h sur 24, à poil, avec juste un drap et une couverture ; une enfermée à qui on avait arraché les dents parce qu’elle se mordait la langue ; et ainsi de suite… Et pourtant, même là, on essayait à quelques-uns de créer des moments où on partageait des choses un peu joyeuses, où on sortait une piscine dehors : celui qui était enfermé pouvait avoir pendant une heure et demie l’occasion de se jeter dans la piscine, de s’accrocher à nous, de monter sur notre dos. Des petits espaces comme ça, où il se passait des choses joyeuses dans un univers qui était quand même assez sordide.

J’ai travaillé à partir de 2006 en hôpital de jour en région parisienne en pédopsychiatrie avec des enfants en très grande majorité autistes. Et depuis 2013, je suis dans le Nord, attaché à l’EPSM (Établissement Public de Santé Mentale) d’Armentières. Je fais de la consultation avec des petits entre deux et douze ans. J’ai également un mi-temps sur l’hôpital de jour, toujours en pédopsychiatrie.

Pour finir ma présentation, et parce que cela marque ma pratique : j’ai monté en parallèle en 1997 une association qui s’appelle maintenant «  La Belle Brute »1, une association qui défend les musiques expérimentales et les pratiques brutes. Je suis musicien, piètre musicien, mauvais batteur2. Donc, quand on est mauvais batteur, on rajoute des objets, on met des micros, on tire des câbles et on essaie de faire d’autres types de sons que ceux qu’un bon batteur sait faire… J’ai depuis longtemps une pratique musicale en parallèle de mon métier. Un jour, je me suis dit qu’il y avait des résonances entre ce que je partageais avec des copains en musique expérimentale, et ce qui pouvait se passer au niveau des manifestations avec les jeunes que je recevais. Je suis aussi formateur au CEMEA (Centre d’Éducation aux Méthodes d’Éducation Active) depuis quelques années à Lille. Ça, c’est plus récent, mais c’est très intéressant aussi.

Hadrien : Tu es venu avec un objet que tu as fait. Est-ce que tu aimerais nous en parler ? D’où ça vient, cette chose-là ? Peut-être que c’est ça qui te permet aussi de pouvoir travailler en hôpital psychiatrique depuis plusieurs années, pour pouvoir trouver des portes de sortie… ou des portes d’entrée, je ne sais pas ? Peux-tu nous parler de ton rapport avec la psychothérapie institutionnelle ? Rapidement, pour rappel historique, sans tous les concepts : comment tu la pratiques et comment tu l’envisages dans une pratique professionnelle ?

OB : Je ne vais pas forcément en parler comme tu l’attends. L’envie d’aller bosser en psychiatrie, c’était justement (avec le peu d’éléments que j’avais de la psychothérapie institutionnelle) l’idée que ça pouvait être un espace horizontal, aussi bien entre professionnels qu’entre professionnels et concernés. Pendant le premier entretien que j’ai passé, j’ai parlé de Lucien Bonnafé, parce que j’étais en train de le découvrir sur la question de la psychiatrie de secteur. Je parle de cela avec le médecin du service. Il me dit : « Pour moi la psychothérapie institutionnelle c’est tout mon univers, c’est toute ma culture ». C’est dans son service que le jeune dont je parlais est enfermé 24h sur 24 avec un drap et une couverture.

J’ai déchanté sur ce que ça voulait dire que d’être dans la psychothérapie institutionnelle. C’est une histoire que j’ai essayé de creuser, sans m’inscrire complètement dans tous les réseaux de la psychothérapie institutionnelle. C’est un héritage qu’il me semblait nécessaire de garder, une filiation qu’on pouvait essayer de défendre : tous les colloques auxquels j’assistais, toutes les rencontres, tous les moments de travail d’équipe avec des collègues qui justement se revendiquent de cette orientation-là, qui disent qu’il faut la faire vivre. Je me disais : On se retrouve tous ensemble, ça va nous faire du bien… Mais on en ressortait encore plus triste qu’en arrivant. C’est aussi parce qu’on est arrivé dans une période où on déverse nos plaintes : à quel point ça ne va pas, à quel point on est empêché. C’est légitime de se plaindre de la façon dont tout cela évolue ; et en même temps, derrière cette plainte, moi, je sentais un « c’était mieux avant » qui n’arrivait pas à me convaincre.

Je pense qu’il y a eu des expériences absolument majeures, mais ce sont des expériences très localisées. Ce qui s’est passé à Saint-Alban3 n’a pas été diffusé sur l’entièreté du territoire ; ce qui s’est passé à la Borde encore moins, parce que là, pour le coup, on n’est même plus dans la psychiatrie publique, on est dans l’associatif, ce qui permet d’avoir une autogestion beaucoup plus large par rapport à la psychiatrie publique, qui est quand même toujours sous tutelle des stratégies étatiques de santé publique. Pour moi, ce n’était pas un mythe, c’étaient des réalités, mais c’étaient des réalités localisées.

J’avais ce sentiment (peut-être que ça va faire grincer des dents) qu’il est peut-être préférable d’être usager aujourd’hui qu’il y a trente ans. Il est peut-être préférable d’être autiste aujourd’hui qu’il y a trente ans, il est peut-être préférable d’être aujourd’hui diagnostiqué schizophrène ou bipolaire, par rapport au type d’accompagnement qu’il y a. Aujourd’hui les choses sont en train de bouger du côté des collectifs et surtout des collectifs d’usagers. Je voyais que tout le milieu dans lequel je me sentais bien peinait à dépasser la question de la plainte. J’avais envie de dire : Mais en fait il y a aussi des endroits, il y a aussi des pratiques, il y a aussi des collectifs qui permettent que cet accueil et cet accompagnement soient vivifiants ! Et peut-être que c’est ça qu’il faut qu’on vise, plutôt que de restreindre notre discours à la critique de ce qui nous fait peur.

Hadrien : Ce que tu dis, c’est que la psychiatrie a changé de visage ? Qu’elle est sortie de son aspect asilaire où on enfermait à tout va, et où on mettait des chaînes aux pieds aux malades ? Et ce visage qui change, il cache aussi d’autres réalités qui sont d’autres enfermements, qui ne sont pas l’enfermement physique, mais des enfermements plus subtils. Et toi, dans ta pratique, est-ce que tu as trouvé des moyens théoriques et pratiques pour te prémunir contre le néolibéralisme qui impose de nouveaux protocoles en psychiatrie ? Tu peux peut-être nous faire un petit point sur les protocoles, les formations, ce dont tu parles dans le bouquin, et comment tu arrives à travailler là-dessus.

OB : En fait, il faut lire le livre. Pourquoi je dis ça ? Parce que j’ai peur d’être très flou dans mes moments de prise de parole. En fait, si on écrit un bouquin, c’est aussi parce qu’on n’est pas très fort pour faire du stand-up. Je vous donne juste un exemple : le passeport bipolaire, pour parler de comment aujourd’hui la psychiatrie se lance à corps perdu dans les pratiques néolibérales, sous couvert de neurosciences. Le passeport bipolaire, c’est un programme qui est actuellement en essai de façon tout à fait concrète au Vinatier, sur un ou deux hôpitaux de l’APHP, à Grenoble ou à Lyon, dans des hôpitaux publics. C’est un projet qui est lancé par la Fondation Fondamental dirigée par Marion Leboyer, Pierre-Michel Llorca ; c’est la tête de proue des pratiques s’appuyant sur les neurosciences pour transformer complètement la psychiatrie en ce qu’ils appellent aujourd’hui « la psychiatrie de précision ».

L’idée de la psychiatrie de précision (c’est assez nouveau mais il y a de plus en plus de textes proposés par eux, ou écrits un peu partout) c’est de ramener complètement la psychiatrie dans les pratiques médicales classiques avec, en appui de leur méthode, l’utilisation des datas4. Notre nouvel outil, ce n’est plus la parole : c’est les datas. L’idée, c’est que tous les patients bipolaires qui s’engagent dans ce protocole-là acceptent de porter un bracelet, une montre connectée. Et la montre connectée va récupérer tout un ensemble de données sur ton état de santé, sur ta température, sur tes cycles veille-sommeil… Sur le site de l’APHP (Assistance Publique – Hôpitaux de Paris)5 le passeport bipolaire est présenté comme absolument magnifique parce que grâce à toutes ces données et grâce au partenariat avec trois startups privées qui ont monté les programmes spéciaux pour étudier tout cela, on arrive à pouvoir évaluer complètement l’évolution de la santé du patient. Avec comme visée de grands progrès pour la pratique psychiatrique : c’est d’abord sortir les patients chroniques du champ de la pratique sanitaire pour les amener justement sur l’ambulatoire. En tout cas, on les sort de l’hospitalisation, parce que tout est maintenant piloté à distance et tout est fait grâce à l’informatique et par l’informatique. C’est-à-dire que c’est en fonction de ce que ton bracelet connecté va envoyer comme info, que l’infirmier va savoir s’il faut prendre rendez-vous ou pas, s’il faut aller voir le médecin.

Et le deuxième point qui est vraiment explicité tel quel et présenté comme quelque chose de formidable, c’est la prédictibilité. Le fait de pouvoir prévoir les crises. Les crises sont maintenant prévisibles : c’est-à-dire que toi, tu as ta vie quotidienne et puis à un moment, tu reçois le message «  Hop, hop, hop, venez tout de suite dans le service » parce qu’on sait que la crise va arriver. C’est présenté comme un progrès énorme… Sauf que c’est complètement Minority Report 6! Il ne s’est rien passé, mais on sait que ça va arriver. Nous sommes face à ce mouvement-là, relayé par Marion Leboyer, qui parle à l’oreille du Ministre de la santé et du Président. Il ne s’agit pas de quelques petits lobbyistes. C’est une politique de santé et de santé mentale qui gagne du terrain. On est pris entre essayer de ne pas le voir, et s’en rendre compte et dire : Attention !

Cela a commencé avec les pratiques d’évaluation, les pratiques standardisées. Aujourd’hui, toutes nos pratiques sont standardisées, jusqu’aux pratiques de jeu avec l’enfant. Le modèle de Denver qui est un protocole de jeu avec les enfants autistes (je sais que des psychomotriciens sont dans la salle, je vais me faire engueuler) est présenté comme un truc formidable parce que justement, on n’est plus en train de les contraindre. Ce n’est plus la vieille méthode ABA7 où on les force à faire un truc. Non, au contraire, on fait du jeu. On joue avec l’enfant et le jeu va pouvoir permettre à l’enfant autiste à travers ses séances de progresser.

De quel type de jeu s’agit-il ? On n’est pas dans le jeu libre, on n’est pas dans le jeu gratuit, on n’est pas dans l’improvisation, on n’est pas dans l’espèce de surprise de ce qui peut arriver dans la relation. On est sur un jeu où, avant même que l’enfant soit là, on a prévu de travailler telle compétence, on a telle grille d’évaluation pour savoir comment cocher tel progrès dans ce champ de compétences. Même la pratique du jeu aujourd’hui est rabattue à l’échelle d’une pratique pré-évaluée et qui met dans une situation où soi-même, on n’est plus joueur, on est évaluateur de la situation. Est-ce que je réponds à ta question, ou pas ?

Hadrien : [aux personnes présentes, qui ne sont pas moins légitimes que lui pour intervenir à tout moment] : Si vous avez envie de poser des questions, de réagir à ce qui est dit, que vous ne comprenez pas, n’hésitez pas à lever la main, quelqu’un apportera le micro. Ce n’est pas une présentation classique de livre ; il s’agit de se rencontrer sur la question de la psychiatrie. Tout le monde est traversé par cette question et à quelque chose à en dire. Si des personnes ont envie de parler ou d’intervenir sur le thème de l’autisme, de l’accompagnement des gens qui sont concernés, la parole est ouverte.

Olivier est un praticien, il est psychomotricien, ce n’est pas un théoricien. A partir de sa clinique, il indique comment il déploie, il récupère autour de lui tout ce qu’il y a pu saisir sur l’histoire de la psychiatrie, de l’antipsychiatrie, de la psychothérapie institutionnelle. Tout le monde n’a pas forcément ce bagage, ce qui suscite peut-être des questions que vous avez envie d’aborder.

Une intervention : Oui, juste sur le passeport bipolaire. C’est la première fois que j’entends parler de cela (c’est très intéressant) et de la psychiatrie de précision. Est-ce que c’est une psychiatrie qui vient se substituer à la psychiatrie traditionnelle ? Une psychiatrie de précision avec la pose du bracelet pour sortir les patients chroniques, ceux qui sont dans la répétition et que les psychiatres ne veulent plus voir ? C’est un échec, ou quelque chose qui y ressemble. Est-ce que cette pratique remplace celle qui existe déjà, fondée sur les relations humaines ? Ou bien les deux vont-elles cohabiter ?

OB : Je me doutais qu’il fallait que je sois plus clair et votre question m’amène là ou je voulais aller. Le bouquin est construit en trois parties : la psychiatrie, l’autisme, et les pratiques du sensible. Toute la première partie questionne ce pseudo-combat entre psychiatrie humaniste et psychiatrie neuro-scientifique. C’est ainsi que les termes du débat sont posés. Sauf que dans la réalité ce n’est pas cela qui se passe : d’une part la psychiatrie humaniste n’a d’humaniste que dans son désir d’histoire, une dichotomie entre la psychiatrie publique habituelle avec une pratique de la parole, et d’autre part une psychiatrie qui s’appuie sur l’Evidence-Based Medicine (EBM) basée sur la preuve, où tout doit être protocolarisé.

Depuis vingt ans la question de l’évaluation a été attaquée par certains professionnels par rapport à la mise en danger du patient : ne plus prendre de notes papier et devoir tout rentrer dans le logiciel. Il fallait coter nos actes, ce qui préparait la tarification à l’acte, qui existait déjà dans la médecine obstétrique et qui vient d’entrer dans la psychiatrie, non pas en tarification à l’activité, mais en tarification par compartiment. Mathieu Bellahsen8 le décrit très bien et nous montre comment cela chemine doucement. Il n’y a plus vraiment de bras de fer, la psychiatrie publique est déjà complètement contaminée par l’arrivée d’une psychiatrie qui se dit scientifique. La psychanalyse disparaît complètement des endroits de formation. Si tu emploies dans les services des mots qui sont un tout petit peu lacaniens, tout le monde te regarde comme un cinglé.

Toutes ces pratiques standardisées s’installent de plus en plus. Aujourd’hui, même avec un chef de service un peu vieille école (ce n’est pas négatif), tu ne peux plus monter une activité sans avoir à présenter un projet d’activité et indiquer les moyens et les modes d’évaluation. Si tu proposes un projet jardinage, faire pousser des tomates avec les enfants, tu dois faire un projet d’activité avec critères d’évaluation. Et à la fin, tu ne pourras pas manger les tomates car il n’y a pas de traçabilité possible. Tu peux en acheter en supermarché mais tu ne peux pas manger celles que tu as fait pousser.

Tout cela a pris doucement, ce n’est plus un combat et quand je parle de passeport bipolaire, il se passe où ? Ce type d’expérimentation se fait dans l’hôpital public comme test. Quand on aura prouvé que cela marche, cela se fera dans le privé. Sur la question « Est-ce qu’on va vers cela ? » Oui, j’en suis persuadé. Est-ce que cela m’attriste ? C’est un autre problème. Je suis persuadé que la médecine psychiatrique va entrer dans le champ de la médecine classique. C’est le cas sur plusieurs points : l’internat psychiatrique n’existe plus, la formation spécifique initiale des infirmiers psychiatriques n’existe plus depuis 1992. Les services psychiatriques sont rattachés aux services généraux.

Le regard médical sur les problématiques psychiatriques va se centrer sur le cerveau. Bellahsen parle de « cérébrologie »9 et ce n’est pas faux, on y va ! La médecine se cantonnera à cela et la question est : Qui va s’occuper des affects, de l’accueil, des temps partagés ? Ce n’est plus la psychiatrie, parce qu’on réduit tout à des consultations de cinq minutes et des dosages de médicaments. Cela laisse un espace à la question : Qu’est-ce que l’on fait de la vie des personnes qui ont besoin de rapports de contact, d’accueil et d’accompagnement ? Cela laisse un champ très ouvert pour des décennies à venir sur la question : « Est-ce qu’on ne rate pas le coche si on n’investit pas ce champ, en pensant à tout un ensemble de possibilités d’inventions du côté du médico-social, du social, du culturel, du socioculturel ?.. » Comment va-t-on pouvoir investir ce qui a été longtemps majeur en psychiatrie : il y a les médicaments, mais il y a également le temps des rencontres ? Si on sort cela de la psychiatrie, qui va s’en charger ?

Soit on essaie d’inventer, soit on sait que le néolibéralisme saura s’en emparer en faisant des structures réservées aux jeunes, des structures d’accueil pour les bipolaires, etc. Une structure de ce type vient d’ouvrir à Paris grâce à d’importants moyens financiers. Pour moi il existe un champ d’imagination intéressant.

Une intervention : Je voulais dire qu’il existe des SAMSAH (Services d’accompagnement médico-social pour adultes handicapés) qui sont en place pour des personnes en situation de handicap, où on peut retrouver des autistes. Dans ces structures un travail est fait pour l’inclusion sociale et professionnelle. Des personnes qui travaillent dans des usines, en milieu ordinaire mais qui sont accompagnées. C’est important de dire que petit à petit des choses se font et s’ouvrent sur l’extérieur.

OB : Je ne dis pas du tout qu’il ne se passe rien. Au contraire : je vais être critique quelques instants, et je reste optimiste sur ce qui est en train de bouger, sur les inventions. Cela dit, sur la question que vous soulevez (l’accompagnement vers l’insertion, l’intégration) pour moi le point le plus important quelles que soient les initiatives, les expériences d’aujourd’hui, celles de l’époque de la psychothérapie institutionnelle, de la psychiatrie de secteur dans sa première écriture, ses premiers projets, etc., le plus important c’est la question de l’accueil inconditionnel.

L’accueil inconditionnel n’existe plus aujourd’hui en psychiatrie. En pédopsychiatrie, lorsqu’il faut neuf mois d’attente pour un premier rendez-vous, l’enfant a le temps d’avoir changé, entre trois ans et trois ans et neuf mois ! Quand pour rencontrer un psychiatre pendant dix-sept minutes il faut attendre un an parce qu’il n’a pas le temps, ce n’est pas la faute des psychiatres, le système est fait comme cela. Tu ne peux plus aller au CMP (Centre Médico-Psychologique) en disant « Je ne vais pas bien » – « Ah d’accord, revenez mardi à 13h40 ».

Une anecdote : il y a quelques semaines, dans mon service une maman amène son enfant et elle est accueillie par les collègues. L’enfant entre dans une salle d l’hôpital de jour, va poser son cartable, son manteau. La maman dit à une des professionnelle « Ça va pas du tout, j’ai fait une fausse couche ce week-end, il y avait du sang partout… » C’est le moment de l’accueil des enfants, d’autres mamans arrivent, la réponse est : « Écoutez, on ne peut pas en parler là et maintenant, prenez un rendez-vous, on en reparle plus tard ». Cela nous est rapporté le soir au moment des transmissions et cette réponse est acceptée par tout le monde. Il n’est pas suggéré que l’on aurait pu dire : « Je vois avec mes autres collègues, venez, on va s’installer dans un bureau et racontez-moi cela. » Cela ne choque personne, de ne plus être dans l’accueil. Il y a de moins en moins de lieux en psy (enfants ou adultes) qui ont la capacité de dire « Tu peux venir ». Il y a des lieux à réinventer qui ne sont pas des lieux de travail, d’insertion, mais des lieux ou on puisse se poser, rencontrer quelqu’un qui soit à l’écoute sans injonction. Ce qui n’empêcherait pas dans ces lieux d’avoir des stratégies avec des assistants sociaux, des éducateurs, d’aller vers des accompagnements un peu plus concrets, avoir des lieux où on accueille.

Julien : Tu consacres une grande partie de ton livre à la question du sensible et j’aimerais bien que tu y reviennes. Tu as une pratique musicale que tu branches en quelque sorte sur ta pratique professionnelle afin de créer des espaces d’expression pour les usagers et tu emploies un terme qui peut être intriguant, ou étrange pour plein de gens : les pratiques brutes de la musique. Ce n’est pas de l’art brut, apparemment. Est-ce que tu pourrais nous donner des précisions, en tout cas tenter une définition qui éclairerait ceux qui sont novices avec cela ?

O.B : Qu’est-ce qui a amené à ce qu’on ait envie de se poser ces questions-là et qu’on ait envie de montrer nos pratiques ? On était quelques-uns à travailler en psychiatrie ou dans le médico-social, à être musiciens en parallèle, et à nous retrouver tout le temps dans les milieux de musique expérimentale. En l’occurrence, notre point névralgique à nous, c’était les « Instants Chavirés » à Paris, qui est un haut lieu des pratiques expérimentales internationales. Je vous donne des exemples, juste pour que ça vous parle : est-ce que vous connaissez un chanteur qui s’appelle Phil Minton ? Il a 85 ans maintenant, et ça fait 45 ans que son instrument, c’est la voix ; mais la voix dans tout ce qu’elle a de plus large et divers. [Olivier produit des sons, onomatopées pour qu’on se rende compte]

On allait le voir en concert en payant très cher, juste pour entendre des… [Mêmes onomatopées produites par Olivier] et on trouvait cela formidable. On allait voir aussi une chanteuse qui s’appelle Junko. C’est une Japonaise. Quand elle se produit avec Michel Henritzi guitariste, à côté de lui on a une Junko hurleuse. Je ne saurais pas le faire parce qu’elle a quand même une technique à elle. Elle hurle des suraigus absolument incroyables, et des espèces de tapis de suraigus qui font que si tu bouges la tête, tu sais plus ce qu’il se passe, ça t’appuie sur le tympan, tu le sens de partout. Des groupes comme SensorBand qui jouent sur des musiques électroniques mais avec des infrabasses hyper-fortes, tu les sens dans le ventre, c’est quelque chose de très physique. On allait chercher quelque chose de la physicalité du son dans ces concerts. Puis on retournait chacun dans nos services.

Depuis, j’ai rencontré (je n’en parle pas dans le bouquin) une petite fille que j’accompagne depuis dix ans maintenant. On s’est rencontré autour de ces cris suraigus et pour moi c’est ma petite Junko. Je lui ai fait écouter Junko, ça ne l’a pas du tout intéressée. Mais il y avait cette espèce de parallèle entre une scène qui expérimente, du corps et puis du son comme matière. Quand on parle de physicalité du son, pour moi c’est vraiment comment le son et le corps viennent en percussion. Donc, on allait chercher cela, et puis on croisait nos patients qui avaient peut-être un usage aussi du son et du corps.

On prend ce [onomatopées d’Olivier] comme un battement, comme on peut aller voir un mec faire la même chose sur les musiques répétitives, si on l’accompagne d’un petit battement, enfin si on joue un petit peu sur les [onomatopées d’Olivier] en même temps qu’il fait son battement, peut-être qu’il peut se passer des trucs. En fait, moi je faisais un petit peu comme cela, j’essayais d’accompagner ce qu’on appelle des stéréotypies. Mais plus j’essayais d’accompagner cela comme une proposition, plus j’y répondais en écho par une proposition, plus j’avais quand même l’impression que je commençais à exister pour la personne avec qui j’étais. [Bruitages d’Olivier Brisson]Si un patient fait ça, on lui dit : « Arrête, s’il te plaît ! »

On en parlait avec les copains et puis au fur et à mesure, on s’est rendu compte qu’on commençait très directement à accompagner les jeunes ou les moins jeunes. J’étais chez les adultes à cette époque-là. Nous percevions une espèce de joie que nous procuraient ces pratiques, soit quand on faisait de la musique improvisée, soit quand on allait la voir. Ça a vraiment eu des effets, parce que tout simplement tu ne prends plus ça comme un problème, tu n’es plus dans le symptôme, tu es dans la production. Une proposition de production qui peut devenir un endroit de jeu. Et donc c’est parti comme ça.

Je travaillais beaucoup avec Julien Bancilhon, que peut-être certains d’entre vous ont vu parce que c’est l’animateur du Papotin10, émission qui passe à la télé cette année. Ça fait des années qu’il s’occupe du Papotin et ça fait dix ans qu’il a monté un groupe de musique expérimentale qui s’appelle Les Harry’s11. L’idée, c’est : ces jeunes ont des pratiques répétitives et sont à fond préoccupés par la question. Je reviens sur le battement parce que c’est vraiment un truc qui est très important d’un point de vue presque clinique, tu vois : la question des séries, la question des alignements, du corps dans l’espace, de la répétition et de la variation. Il a commencé à monter ce groupe-là en apportant les instruments à des jeunes qui n’étaient pas musiciens mais qui s’en sont emparés avec leur propre pratique de leur corps. Une basse avec juste deux cordes, mais accordées de manière à ce qu’ils puissent jouer les deux cordes en même temps avec une baguette. Une batterie précaire avec trois fûts, mais c’est suffisant pour taper. Un clavier numérique qui permet juste d’appuyer à pleine main et ça a un effet. Et puis surtout des micros avec du Delay, des effets, des pitchs et des machins, ce qui fait que des jeunes qui sont globalement non-verbaux vont pouvoir utiliser leur voix vraiment avec plaisir. C’est la voix comme objet sonore, ce n’est plus la voix comme support de l’oralité. Le micro, le Delay, tout cela permet à tous les gamins qui sont dans une espèce de rétention de la voix de prendre un plaisir de dingue à crier, à jouer avec cela.

A partir de là on s’est dit qu’il y avait peut-être moyen de faire se rencontrer les musiciens des musiques expérimentales et les jeunes ou les moins jeunes avec lesquels on travaille. On avait comme idée que ça allait quand même avoir un effet dans les deux sens. Que faire venir des musiciens dans les institutions, c’est bien, il se passe des trucs ; mais faire venir les jeunes avec lesquels on bosse dans les milieux considérés comme les milieux officiels de la noise, de l’expérimental, ça pouvait aussi avoir un effet sur le petit train-train des musiques improvisées où tout le monde dit « On improvise, on improvise » mais en fait, c’est hyper-réglé. Tout le monde improvise de la même manière. Quand un jeune qui arrive là-dedans, prend le micro, se le met dans la bouche et pitche, là on est quand même dans quelque chose d’un peu plus spontané que les trois quarts des trucs qui se font. Il y a une espèce de joie et une spontanéité qui n’est pas du tout bloquée par le fait d’être dans un spectacle avec des codes esthétiques, d’être dans une forme d’’improvisation appartenant à telle ou telle chapelle. Cela a opéré très vite. Nous ne sommes pas du tout les premiers, il y a plein d’expériences comme cela un peu partout et surtout dans plein de styles musicaux.

A l’Eurovision, je crois en 2017 ou 2016, la Finlande était représentée par un groupe de punk qui s’appelle PKN. C’est un groupe de punk avec des résidents de foyers de vie entre 25 et 40 ans et qui font du punk hyper-brutal mais hyper-bon. Les morceaux durent au maximum une minute trente, ça joue super bien et le chanteur a une énergie du corps, qui fait que ça vient complètement enlever le fait qu’on est spectateur d’une proposition d’handicapé. Mais on est vraiment sur un truc où la contagion des affects est tout de suite là. La première fois que j’ai vu un groupe de ce registre-là, c’était un groupe qui s’appelle Wild Classical Music Ensemble. Ils sont de Belgique. C’était au parc de la Villette, en plein après-midi, sur le festival Villette Sonic, il y avait peut-être 2000 ou 3000 personnes qui étaient là, c’était énorme. Cinq adultes qui vivent en foyer de vie arrivent sur scène avec des corps particulièrement abîmés, par leur pathologie d’une part, mais surtout par la vie institutionnelle. On sent une espèce de gêne dans le public, avec quelque chose qui fait dire « Est-ce qu’on ne tombe pas dans le freak show ? » Au bout de trois minutes, ça sautait dans tous les sens et la question du handicap était devenue indifférente. Il y a une espèce d’indifférence qui arrive quand, justement, il y a quelque chose qui est tellement investi, qui est tellement corporellement habité que ce n’est plus la question du handicap qu’on voit, mais juste l’énergie qui est là.

Et donc, c’est ça qu’on appelle les pratiques brutes de la musique. On ne veut pas appeler cela musique brute pour se décaler de la question de l’art brut parce que dans l’art brut, c’est l’œuvre qui compte. C’est-à-dire que lors des expositions d’art brut, on est beaucoup sur l’œuvre terminée. Pour nous, l’idée c’est de travailler sur la façon de faire plutôt que sur le résultat. Dans cette démarche on bosse beaucoup avec le musée le LaM12, on est collègues. C’est quelque chose auquel on tient parce qu’Il nous semble que depuis quelques années existe une espèce de nouvelle ère de l’art brut, pas que dans la musique. Il y a eu le premier temps post-Dubuffet13 correspondant à un acte fort de montrer la qualité des œuvres au public. Les producteurs des œuvres n’étaient pas forcement présents, ce qui indiquait une séparation entre l’artiste et l’œuvre présentée.

Aujourd’hui on est dans une période où ce sont les corps qui se présentent. On le voit sur la question du théâtre, sur la question de la danse, sur la question de la musique : un espace où ils sont là physiquement. C’est une nouvelle étape que nous avons appelé les pratiques brutes pour ne pas tomber juste sur la question de l’objet.

Une intervention : Vous plaidez pour une psychiatrie indisciplinée. De quel courant philosophique s’inspire-t-elle ? Qu’est-ce qu’elle propose comme projet ? Comme arrière-pensée ?

OB : La question que je redoutais ! Toute la première partie du livre essaie de montrer que justement les pratiques actuelles manquent de boussole. Et donc, moi, j’essaie de proposer la mienne qui n’est pas hyper-compliquée. Mais ça s’appuie sur l’égalité des intelligences, sur Rancière et sur tout le travail qu’il a fait autour du maître ignorant14. Dans son livre Le Maître ignorant, Rancière repart des archives qu’il a trouvées sur le boulot de Joseph Jacotot, qui s’est trouvé en 1818 en exil aux Pays-Bas. Là-bas, on lui propose d’apprendre le français à des Hollandais qui n’en ont aucune notion, lui-même n’ayant aucune notion de néerlandais. Donc il est bien en peine.

Au marché, il trouve une version bilingue du Télémaque de Fenelon. Il ramène ça à ses élèves, des adultes, et il se fait traduire pour leur dire : « La semaine prochaine, il faut que vous me fassiez une phrase en français. » Chacun repart avec sa version bilingue et va bricoler tout seul une stratégie pour arriver à faire une phrase. Et Jacotot est étonné, parce que ça marche ! La semaine d’après, ils ont tous plus ou moins produit quelque chose. Et à partir de là, tout un processus se met en place et il commence à construire toute une idée du rapport éducatif sur cette idée qu’un maître doit rester un maître ignorant, c’est-à-dire qu’un maître peut apprendre à un élève quelque chose qu’il ne connaît pas lui-même. La question de l’éducation, ce n’est pas : « J’ai un savoir, tu as un cerveau vide et je vais te le remplir avec mon savoir », c’est : « Je suis là, moi, pour vérifier le savoir que tu te construis, le savoir que tu bricoles ».

Rancière va jusqu’à parler de « l’égalité des intelligences », qui est un présupposé, qui n’est pas un point de visée. On ne doit pas viser l’égalité des intelligences, on doit partir de l’égalité des intelligences. Ce qui n’empêche pas que tout un ensemble de choses dans l’existence font qu’on va avoir des difficultés, des freins, tout ce qu’on veut, mais quoi qu’il en soit on postule l’idée d’une égalité des intelligences.

Quand j’ai lu ce bouquin-là, il y a quatre, cinq, six ans, ça a éclairé, mais de façon très franche, ce que j’essayais de comprendre du travail que j’avais, moi, avec des enfants autistes non-verbaux, parfois très isolés, parfois très dans leur monde. Parce que fondamentalement, ces enfants-là, je ne leur suppose pas, je leur fais une intelligence et une intelligence forte. Simplement, effectivement, elle n’est pas forcément branchée de la même manière que celle qu’on a l’habitude de croiser dans le développement des enfants un peu plus classiques. Mais elle est là et déjà de l’affirmer et d’en être persuadé est le point de départ qui permettra justement de pouvoir en avoir une petite idée, des petits points, et puis permettra de trouver des points de rencontre et puis permettra peut-être que justement il m’en montre un peu plus et qu’il y ait quelque chose qui se partage au fur et à mesure. Parce que depuis toujours (enfin depuis très longtemps en tout cas) la figure de l’autiste comme pas mal des figures psychiatriques, est une figure qui est décrite par le déficit, le manque. C’est le développement classique et normal, en moins bien.

Donc, premier point : la question de l’égalité des intelligences et une posture de soignant ignorant. L’égalité des intelligences ne veut pas dire bêtement l’égalité des places : « On est tous pareils, on est copains ! » Ce n’est pas le problème. Jacotot, le premier, et Rancière aussi, expliquent bien que la position du maître est celle de vérificateur. C’est-à-dire qu’il y a une exigence vis-à-vis de celui que tu accompagnes, une exigence de travail, de te mettre au boulot ; mais ce n’est pas sur un registre d’abrutissement et de hiérarchie.

Il y a un bouquin d’Antonia Birnbaum qui s’appelle Égalité radicale 15et le sous-titre c’est Diviser Rancière qui reprend justement Le Maître ignorant et qui décrit toute cette relation du maître à l’élève telle que Rancière et Jacotot la développent comme une relation de transfert, comme une relation de partenaire justement, d’accompagnant à accompagné. C’est-à-dire qu’on a une exigence, on ne va pas juste être là et rien foutre. J’ai quand même une petite attente vis-à-vis de toi. Mais toi seul, c’est comment tu vas réussir à me montrer comment t’accompagner. C’est aussi une posture de comment est-ce qu’on s’enseigne un petit peu de ce que la personne nous montre, et pas l’inverse. Ça, c’est le premier point.

Et le deuxième point, sur ma boussole, qui n’est pas forcément un point philosophique, c’est l’appui sur les passions. C’est-à-dire que pour moi, on ne peut pas accompagner quelqu’un sans chercher à soutenir, y compris de façon hyper-ténue, les petits points qui rendent vivantes les personnes qu’on accompagne. Dans l’autisme, c’est flagrant. C’est ce qu’on appelle les « intérêts répétitifs et restreints » dans la littérature classique. C’est ce que d’autres appellent des « intérêts spécifiques », ce qui n’est pas du tout pareil ; parler d’intérêt répétitif et restreint, c’est forcément voir de façon négative et ça signifie : il faut que ça s’arrête. Parler d’intérêt spécifique, ça signifie : ça a quand même une fonction.

Un gamin qui fait tourner des roues pendant des heures et des heures… Eh bien ça, l’intensité dans laquelle ça le met de faire tourner ses roues, ça a une fonction pour lui. Donc comment est-ce qu’on accompagne ça ? Qu’est-ce qui peut se passer autour de ce petit tournicotage de roues ? Et où ça va nous amener ? Et de cette roue, ça va peut-être amener au véhicule et du véhicule, ça va peut-être nous amener à la série des marques de voitures. Et des marques de voitures, ça va peut-être le pousser à dessiner les logos. Et de dessiner les logos, ça va le faire entrer dans la trace et ça va peut-être le faire écrire… et ainsi de suite. Et tous les gamins qu’on accompagne, si on essaye de repérer le petit point qui les rend plus vivants et qu’on essaye un petit peu d’accompagner ça, de nourrir ça, on a quand même beaucoup plus de chances de voir quelque chose s’animer et quelque chose se partager que quand on arrive d’emblée avec un programme de travail. Et ça, c’est valable avec les enfants. Là, c’est flagrant, mais c’est valable, je pense, avec n’importe quel moment d’accompagnement.

Julien : J’aimerais qu’on continue un petit peu sur les pratiques du sensible. Tu fais une articulation que j’aime bien, c’est à la toute fin de la page 193 : tu parles de pratiques de la musique expérimentale et de pratiques de l’accompagnement comme expérimentation. Je voudrais que tu nous précises ta pensée par rapport à ça. Et aussi sur ce que tu dis dans le fait de laisser de la place à l’aléatoire, antithèse en soi de la colonisation managériale dans la psy.

OB : C’est hyper-basique : c’est laisser la possibilité à la surprise d’arriver. Et c’est vrai que je fais le lien entre la musique expérimentale et surtout la musique improvisée et ces pratiques-là, c’est-à-dire qu’en fait, en musique improvisée, on va se retrouver à quatre ou cinq, chacun à son petit dispositif, son instrument ou autre. On ne sait pas ce qu’on va faire. Et puis, tu en as un qui fait un : « PFFFF » et moi, avec ma cymbale je vais faire un… On va répondre, on ne va pas répondre, et puis ça va nous amener vers un truc qui va accélérer le tempo et donc on va… Qu’est-ce qu’on fait ? Lui se barre dans un truc et accélère, est-ce qu’on accompagne ? Est-ce qu’on tire dans l’autre sens ? Comment on joue avec la matière et quel paysage sonore ça va créer ? Chaque acte qu’on va poser va avoir une influence sur ce qui se passe. Mais on est dans un contexte qui fait que chaque proposition est possible et que chaque proposition faite, on fait avec. Et donc ça module le truc, ça amène. Du coup, on peut se retrouver avec des concerts hyper-dynamiques, des concerts hyper-lents, des concerts parfois très lents avec un moment hyper-dynamique, des moments où certains jouent, d’autres ne jouent pas, des moments où tu te retrouves seul et puis tu te demandes : Qu’est-ce que vous foutez ? Mais cette fragilité-là, elle n’est pas grave parce que tu es quand même en sécurité, parce que tu fais confiance à ce qui est en train de se passer et que si les gens te laissent à ce moment-là c’est que peut-être il fallait que ça se passe comme ça et que tu sais que tu seras repêché, si à un moment c’est trop insécure pour toi.

Et moi, mes séances en psychomot’, je les travaille comme ça. Je connais les enfants que je suis, parce que je les suis parfois depuis très longtemps, donc j’ai quand même une petite idée des choses qui peuvent les intéresser. En tout cas, des pratiques autour desquelles on revient de façon répétitive, semaine après semaine, mais des fois pas. Sauf que si je me dis « Tiens, avec lui, on va encore faire dessiner les spirales, ou avec lui, on va encore aller recracher dans le micro » je vais y aller tout de suite et ça va empêcher toute possibilité pour lui peut-être ce jour-là d’avoir envie de faire autre chose. Donc l’idée c’est vraiment : on entre dans la salle, et puis on va voir ce qui va se passer. Et puis il propose un truc, et puis il sort quelque chose, et puis moi je vois comment je peux déjà juste être avec lui… Est-ce que je peux proposer quelque chose ? Est-ce que je peux proposer un truc qui n’a rien à voir ? Voir si ça l’intéresse ou pas, d’être justement : être ensemble, à côté, contre, loin, d’être sur… c’est jouer sur ces rapports-là, avec ce truc.

Quand je parle de sensible, c’est vraiment en termes de rapports de matière, de forme. Et donc, on peut être complètement dans cette pratique-là. Et puis, c’est pratique d’avoir une petite boussole. Comment dire ? On n’y va pas totalement sans filet, quoi. On a aussi une petite connaissance de ce qui travaille ces enfants-là. On sait aussi repérer des petits signes de malaise, des signes de gêne. Et comment est ce que justement, on prend ça en compte ? Et comment est ce qu’on essaye de temporiser des moments d’excitation qui risqueraient de les mettre en difficulté. Ce n’est pas juste du fun sans savoir. Mais c’est partir du principe que même quand on est sur un atelier cuisine, on va laisser la possibilité d’être surpris. « Tiens, étonnamment, la pomme, il l’a explosée ! » Du coup, on va en faire autre chose. Ainsi de suite, ainsi de suite.

Julien : Tu consacres un chapitre entier à une personne qui s’appelle Jean-Marie Massou. Est-ce que, en quelques mots, tu peux le présenter ? En quoi il cristallise tes préoccupations au niveau du soin et de la création.

Olivier Brisson : Jean-Marie Massou, c’est un personnage que j’ai découvert d’abord dans un documentaire intitulé Le Plein Pays réalisé par Antoine Boutet, et qui était sorti en 2009 avec un passage sur Arte et une sortie en salle à l’époque. Moi je l’ai découvert bien plus tard, en 2015, ce film. Il montre un homme qui vit seul dans une ancienne maison au milieu d’une forêt du Lot, la forêt Bouriane, près de Cazals. Il vit seul et il a comme occupation et préoccupation le fait de creuser, creuser, creuser le sol, creuser des galeries souterraines, creuser des gouffres. Mais c’est pas des galeries souterraines, c’est des centaines de mètres de galeries souterraines ! Le gouffre, c’est un gouffre de plus de 25 mètres de profondeur et 30 mètres de diamètre. Pendant toutes les scènes du film, il se balade toujours avec un magnéto à cassettes, il enregistre des complaintes, il enregistre des messages à l’humanité où il explique qu’il faut cesser immédiatement de procréer, que la terre est surpeuplée, que de toute manière il faut que l’humanité crève et qu’il ne resterait qu’un petit groupe de gens qui seraient d’accord avec l’idée d’arrêter la procréation et que peut-être les extraterrestres viendraient et nous aideraient à partir sur Sodorome16, sa planète idéale. Tout ça avec un mélange entre une force herculéenne (parce qu’on le voit à des moments avec ces pierres se battre) et des trucs assez incroyables, des gravures magnifiques, des complaintes sublimes. Voilà, donc moi, je découvre ce film-là et puis les copains aussi. On se dit : «  Putain, c’est quand même assez impressionnant ! » Et le travail sonore sur les magnétos nous intéresse beaucoup. Donc moi, je vais le rencontrer en 2015 et à partir de là, en fait, on se rend compte que des cassettes, il en a des tonnes, qu’il enregistre énormément et qu’il a une pratique de l’enregistrement qui est hyper-sérieuse. Entre autres, il utilise les petits magnétos cassettes plats, qui sont portables. On pensait qu’il en avait quelques-uns. En fait, il en avait 70 chez lui. Et donc, avec un magnéto, son premier geste, c’est d’aller près de la radio et d’enregistrer un petit passage d’un truc qu’il écoute, une petite séquence ; et après avec l’autre magnéto, il le met en lecture, il enregistre la petite séquence, il revient en arrière, il enregistre la petite séquence, il revient en arrière, et donc à la fin, il a une phase de cassette avec la même petite séquence mise bout à bout pendant 30 minutes. Très concrètement, pour ceux qui bidouillent un peu, c’est un travail de sample. Il fait des samples comme ça, il fait des boucles de samples, sauf qu’il le fait de façon analogique avec ces vieilles cassettes. Et donc il a cette petite bande-là et par là-dessus, il la lance en lecture et il raconte ses rêves. Il fait ses messages à l’humanité, il fait des conférences scientifiques, il fait des trucs par-dessus les bandes comme ça. Parfois, il change les fonds sonores selon l’évolution de son discours. C’est une espèce de pratique de musique concrète, mais hyper-cheap, faite à la maison tout seul.

Et voilà, nous, on l’avait rencontré pour ça. Puis on a édité un certain nombre de ces pièces comme ça, sonores en vinyle. Et c’est devenu une espèce de collaboration avec lui. C’est-à-dire qu’on a fait un premier double vinyle avec lui. Donc on passe plusieurs mois à aller le voir, sur des séquences de quatre jours à une semaine, régulièrement dans le Lot. Il y a un compagnonnage qui se fait : le disque sort, on lui ramène du matériel, plein de trucs quoi. Et puis ça aurait pu s’arrêter là. Mais il arrive et nous dit : « Écoutez, écoutez quelque chose ! » et il nous ramène une cassette qu’il ne nous avait jamais fait écouter ; et là c’est un enregistrement de la fin de l’année 1970, où il est, c’est juste : voix et citerne, c’est-à-dire qu’il est au milieu d’une citerne géante, avec des pierres, et il cogne les bords de la citerne pour faire les rythmiques, et il chante par-dessus, et il chante… Il y a de la musique pop de l’époque, il y a même la musique de Thierry La Fronde, il y a des chansons un peu connues, mais il y a aussi des espèces de chants dont tu ne sais pas si c’est de la musique trad’ d’on ne sait où, ça pourrait être de la musique du Moyen-Âge. Il y a une espèce de chant, en tout cas, qui est complètement intemporel. Et qui est juste sublime.

Et ce que nous, on a trouvé hyper-beau, c’est qu’entre les morceaux où il chante, il y a des morceaux où on entend sa voix parler. Et donc, c’est avant 1974. On ne sait pas quand, mais c’est avant 1974 qu’il revient à Marmignac. Quand t’entends ça, il parle comme ça. C’est les enregistrements d’Artaud, quoi ! C’est vraiment cet effet-là que ça donne, avec une tension incroyable, et d’un coup il chante avec ses… Putain ! Je ne suis pas capable de le faire, moi… mais tu sens l’espèce de corps que quand la voix est chantée il y a, une espèce d’apaisement général, enfin une espèce de présence et de force qui est hyper-belle et donc du coup on sort le deuxième puis on le lui ramène, et puis au moment de se dire au revoir ça pourrait s’arrêter là… il nous sort un énième enregistrement qu’on ne connaissait pas ! Là il nous dit : « Ouais, c’est le roman de Massou, et ça s’appelle Le Repenti des prostituées », et c’est une cassette où il raconte, là vraiment il fait une pièce radiophonique avec plein de fonds sonores différents, avec une histoire où il récupère une prostituée à Paris le jour de Noël, enfin le jour du 31 décembre, qui est seule dans la neige, et il l’emmène sur la planète Sodorome, et ça dure vingt minutes.

Bon, ça c’est le prochain qu’on va sortir. On devait le faire avec lui, l’été 2020, on avait prévu de faire tout le livret du disque avec ses dessins, ses collages et tout ça. Et il est décédé en mai 2020.

Pourquoi est-ce que ce personnage, je parle de ses cassettes ? Parce que pour moi, c’est hyper-important, mais ce qui me semble hyper-intéressant avec ce bonhomme, c’est qu’il est né dans des châteaux d’une maman qui était jardinière, mais qui était la bonne à tout faire dans les châteaux parisiens, éjecté de château en château, père inconnu, avec quand même une très grosse suspicion que le papa était un châtelain, parce qu’il est né en février, et ils sont partis au mois de septembre avec une petite lettre tout à fait « C’était formidable, elle travaillait très très bien, mais il faudrait qu’elle travaillait ailleurs, quoi ».

Et voilà une vie d’errance comme ça de château en château jusqu’à ses dix-sept ans. A partir de dix-sept ans, c’est psychiatrie, c’est enfermement sur enfermement. Là toutes les lettres qu’on a récupérées, toutes les lettres que la mère écrivait justement pour faire sortir son fils, enfin tous les brouillons, ça avait l’air d’être hyper-violent. En tous cas, elle écrit les phrases que lui dit, enfin ce que lui disait Massou à cette époque-là de comment les infirmiers le traitaient, il était battu… Donc à partir de vingt ans, elle sait que si elle reste en région parisienne, c’est une vie d’asile. Et donc elle décide de repartir dans le Lot, là où elle a grandi, qui est le territoire de sa grand-mère. Et à partir de là, de 1974 à 1997, quand elle est décédée. Elle a soutenu quelque chose qui lui permettait à lui de pouvoir faire sa vie avec sa folie sur un territoire qui l’accueillait. Et c’est là où il a creusé, il a creusé, il a creusé.

Alors oui, c’était le fou du village, mais en même temps, les spéléos du coin trouvaient que son boulot était incroyable. En 1984, donc bien avant le décès de sa mère, et puis dix ans après son arrivée, il y a Walter Lewino qui écrit un article d’une page entière sur lui dans le Nouvel Obs. Parce que Lewino, qui était journaliste au Nouvel Obs, a une maison à côté. Il entendait parler de ce bonhomme. Il est allé le rencontrer. Et puis effectivement, c’était tellement sidérant tout ce truc que du coup, il en fait un article, mais du coup, il devient aussi ami. Et il y a quelque chose qui se passe. Jean Carmet est allé boire du vin blanc dans les grottes avec Lewino et Jean-Marie Massou. Jean-Marie Massou disait que Jean Carmet était absolument adorable, mais qu’il buvait trop, parce que Jean-Marie n’avait jamais bu d’alcool.

Et donc voilà, il avait une espèce de présence un peu… il faisait un peu peur aux gens. Mais voilà, il avait sa place sur le territoire. La mère meurt en 1997, elle demande au maire du village de s’occuper de lui. Sur son lit de mort, elle lui demande de promettre de s’occuper de lui. Lui dit oui, et il le fait. C’est-à-dire qu’il s’en est occupé pendant vingt ans sans cesse. C’est-à-dire que c’étaient vingt-sept appels par jour. C’étaient des soirées jusqu’à une heure du mat’ dans les locaux de la mairie pour faire des agrandissements, des photos pour qu’il puisse faire ses collages. C’étaient des achats permanents de cassettes, de magnétos, de tout ça. Enfin, un compagnonnage comme ça. Et voilà. Bon, ensuite, ils se sont fâchés. Ils ont arrêté de se voir. Mais André, le maire, a toujours maintenu… Enfin, s’est toujours assuré que Massou soit accompagné. Nous, on a pris le relais à ce moment-là. Il savait qu’il n’était pas complètement lâché non plus. Pour moi, c’est un travail.

André, je le dis souvent, mais pour moi, c’est le meilleur infirmier psy que j’ai rencontré. Alors qu’il est juste maire du village. Accessoirement, son métier dans la vie, c’est d’être accordéoniste de bal. Le fait qu’il soit musicien, pour moi, n’est pas complètement pour rien dans sa sensibilité. Mais il lui a permis de tenir, de vivre et de continuer comme ça, être dans une nécessité hyper-frénétique de produire. On a retrouvé sept cents cassettes, on a les pierres gravées, de toutes façons le territoire entier, il y a des gravures sur toutes les pierres partout. Le territoire à l’époque, quand tu revois les photos des années 1980, c’est plat. Maintenant c’est une montagne comme ça, parce qu’en fait tout ce qu’il a sorti de sous terre a transformé complètement le territoire. Il y a des champs de galets, sauf qu’il n’y a pas de galets là-bas. Donc il avait cherché des galets à la carrière de galets à cinquante bornes. Il a complètement réécrit tout, il a tout transformé. Et jusqu’à ses dernières années, quand il ne descendait plus sous terre, à couper du bois pour faire quelque chose de l’énergie dans le corps qui le débordait.

Ça lui a quand même permis de ne jamais être violent envers les gens. La seule fois où il a été un peu violent, c’était contre la voiture du postier, qui ne lui apportait plus rien. Mais il n’a jamais eu d’agressivité envers personne, en tout cas physique. Et voilà, il a passé sa vie autrement qu’en psychiatrie. Et pour moi, c’est de l’accompagnement. C’est totalement une pratique d’accompagnement qui mérite d’être reconnue comme un accompagnement clinique.

Une intervention : Moi, je voulais vous remercier, puisque finalement, vous nous dites : il faut accueillir l’inouï, accueillir leur sens, accueillir, partir de la langue, de leur langue à eux, voilà. Et finalement, je trouve qu’il y a presque une portée poétique au sens de l’accompagnement tel que vous le décrivez et qui va vraiment à l’encontre de l’accompagnement qui est généré par le discours de la science aujourd’hui. Voilà, donc merci.

Une intervention : Je voulais juste préciser quelque chose. C’était très intéressant, le maître ignorant, c’est très équivoque, enfin c’est presque ironique, parce que généralement le maître sait. Mais je me disais qu’il y a une figure philosophique qui est un peu dans ce discours-là, c’est Socrate. Socrate est quelqu’un de ce côté-là. Donc, dans la philosophie, on a déjà un maître ignorant qui est au fondement, finalement, de la philosophie. Il me semble qu’aujourd’hui Socrate a moins le vent en poupe, on va dire. C’est un autre discours qui vient. Et je voulais aussi vous poser une question par rapport à ça. C’était l’idée que, au fond, plus on réduit les hommes et les patients à leur corps, ne serait-ce qu’à leur cerveau, plus ce qui vient, c’est l’angoisse. Donc, l’angoisse va être décuplée forcément. Qui est-ce qui prendra en charge l’angoisse ? Déjà que ces patients sont très angoissés… Réduire ces sujets à leur corps, c’est un problème, je pense.

OB : Je mettrais un bémol et je dirais « juste réduire ces personnes à leur organisme ». Ce n’est pas exactement pour moi la même chose. Justement, la question du corps n’est jamais prise en compte. Le corps en tant que corps habité, le corps en tant que l’endroit de l’angoisse, l’endroit de la manifestation de l’angoisse. Tu vois par là… juste c’est du tonus, enfin pour moi c’est là où je me suis rendu compte en écrivant le bouquin que j’étais quand même un peu psychomot’ mais il y a vraiment un truc pour moi d’avant même d’aller sur la question de la langue, la question du langage, la question des interactions langagières, pour moi déjà d’accueillir la question de ce qui se passe au niveau du tonus. C’est-à-dire que quand tu es dans un service adulte et que ça monte, d’abord tu accueilles ce qui se passe dans le corps. Et ça justement, c’est la nuance pour moi.

Une intervention : Vous avez prononcé tout à l’heure un mot, c’était « exigence », et tout de suite (j’ai été formatrice) j’ai pensé : positionnement, élan, etc. Donc, comment l’institution perçoit-elle votre travail, cette communication verbale, parfois sonore, ce corps qui parle, qui s’exprime, ses gestes, ses postures, comment arrivez-vous à retranscrire cela si vous devez faire des bilans ? Est-ce que vous êtes aussi soutenu par l’équipe ?

OB : Alors, honnêtement, j’ai quand même un peu de chance. Je ne vais pas faire semblant. J’ai quand même la possibilité de faire un peu ce que je veux. Je mettrais une nuance entre ma hiérarchie et mon équipe. En fait, j’ai des médecins qui sont chouettes, avec qui je m’entends bien, qui sont plutôt orientés et politiquement et cliniquement de façon tout à fait comme ça me va, par la psychanalyse, mais pas avec une accroche trop forte aux écoles. Et on s’entend vraiment bien. Je suis soutenu par la médecin-chef. Enfin, je suis soutenu… je veux dire qu’on s’entend bien. C’est-à-dire que quand moi, je parle de ma pratique, c’est tout à fait entendu et bien accueilli. C’est beaucoup plus difficile à l’échelle d’une équipe et de mes collègues. Il y a vraiment les collègues avec qui ça passe bien et on est quelques-uns à travailler bien ensemble ; et d’autres avec lesquels ça ne passe pas du tout parce qu’ils le vivent avec beaucoup d’agressivité et on ne doit pas y être pour rien. Le fait qu’on puisse s’autoriser la joie dans nos pratiques, c’est quelque chose qui est parfois hyper-violent pour ceux pour lesquels c’est quelque chose d’impossible. Mais vraiment, je le dis comme ça parce que l’agressivité, on la prend dans la tronche, nous. Mais je la prends aussi comme un symptôme.

Par exemple, on essaie de faire des moments d’échange. On a monté des rencontres inter-hôpitaux de jour. On a montré un film qui a été fait par des équipes belges, intitulé Quelque chose à dire« 17, sur l’inclusion des enfants autistes, l’inclusion raisonnée des enfants autistes à l’école. C’est un truc qu’une équipe du Courtil a essayé de faire, et qui est vraiment très chouette, en allant dans plein de pays et en essayant de montrer que l’inclusion ne fonctionnera qu’à partir des points d’intérêt de ces enfants-là. C’est-à-dire que tu pourras les brancher au savoir, tu pourras les brancher aux apprentissages ; prends d’abord en compte le fait qu’ils ont besoin de passer par leur intérêt spécifique au départ, et après ça se pluralisera. Le film est orienté par la psychanalyse, c’est vrai, mais ce n’est pas dit une seule fois, ce n’est pas le problème, ce ne sont que des présentations, que des dialogues avec des parents, des dialogues avec des instits, des dialogues avec des enfants… Il est hyper-clair, et il montre des gens qui sont contents de travailler. On montre le film aux équipes, c’était… putain ! on entendait des mouches voler. Le réalisateur était là.  » Est-ce que vous avez des questions ?  » Personne ne parlait, jusqu’au moment où quelqu’un prend le micro et dit : « Bon, votre truc, ça va. De toute manière, ça ne se passe pas comme ça chez nous. Ce n’est pas possible de faire ça. Les enfants qui progressent comme ça… Nous, les nôtres, ils sont beaucoup plus durs. » Alors que les jeunes qu’on voit [dans le film NDLR], effectivement, ils étaient plus vieux. Mais ayant fait des progrès en communication et tout ça, mais qui étaient des enfants exactement comme ceux qu’on reçoit aujourd’hui, nous. Et ça fait violence, quoi.

Hervé : D’autres questions ?

[Intervention d’une banturla : onomotopées à la Jean-Marie-Massou].

Une intervention : Du coup, le titre de votre livre ? « Indisciplinée », pourquoi ?

OB : Ce n’est pas moi qui l’ai choisi. Mais c’est le titre que j’ai accepté parmi les différentes propositions, parce que très bêtement, pour moi, il y a la question des disciplines professionnelles. Il y a de plus en plus un retour de la blouse, un attachement à la blouse. L’infirmier fait l’infirmier, l’aide soignante fait de l’aide soignante. Le psychomot’ doit rester dans ses clous. Il y a un truc comme ça. Et donc forcément que le patient fait de plus en plus le patient. Il y a un truc qui devient… On est quand même très attaché chacun à son rôle. On n’est surtout pas là pour être soi-même dans l’affaire, quoi. Ni pour y aller un petit peu avec notre mise personnelle. C’est que maintenant… De toutes façons, on est interchangeable, c’est quand même plus pratique. Donc il y a la question comme ça des disciplines professionnelles qui me semble être un petit peu… C’est toujours pratique de les rendre un peu floues.

Et il y a la question du retour disciplinaire sous couvert d’un discours poli, éducatif. Maintenant on fait de l’éducation à la santé, on fait de l’éducation à ci, de l’éducation à ça. C’est ce que tu disais : on n’est plus vraiment dans les chaînes et dans les machins asilaires, mais on a d’autres manières d’être tout aussi coercitif. Il y a la question des disciplines, des logiques disciplinaires. On reste dans l’institution, donc elle n’est pas complètement indisciplinée, mais c’était bon. C’était moins bien que les autres titres.

Hervé : D’autres questions ? Je vais t’en poser une, moi. Dans ce que tu as dit jusqu’à maintenant, j’ai l’impression de retrouver cette démarche des CEMEA, que je connais bien aussi puisque j’ai pratiqué avec eux pendant des années. Ce sont des méthodes d’éducation active, qui sont très anciennes, qui sont celles du libre choix, qui sont celles de ce que tu as dites. C’est-à-dire : ne pas coloniser les esprits avec un savoir qui serait attendu et une prescription du savoir. Comme tu as parlé des CEMEA, je me dis peut-être que ça a une raison. Est-ce que tu peux en dire quelque chose par rapport à ta pratique du cours ? Je sais que moi, par exemple, elle m’a servi énormément dans le socio-éducatif.

Et je témoigne aussi : j’ai fait une formation d’infirmier psychiatrique exactement vingt ans avant toi. Et ce que tu as décrit au début, c’est exactement ce que j’ai connu. C’est-à-dire qu’à l’époque, nous, on attendait beaucoup de la psychothérapie institutionnelle, on attendait beaucoup de la psychanalyse, on attendait beaucoup de la sectorisation. Moi, j’ai quitté au bout d’un an pour aller vers l’éducation active. En me disant que je ne pourrais pas dans l’institution faire ce que tu fais. Alors je vois bien que les psychomotriciens ont une certaine indépendance et autonomie que n’ont pas les infirmiers psychiatriques. Je m’en aperçois quand tu en parle. Mais le fait par exemple d’attacher les malades (à l’époque où les électrochocs se pratiquaient), tout ça, bon, toutes ces questions-là et l’enfermement… Moi, j’étais venu en psychiatrie avec un espoir un peu… j’avais une… j’avais fait beaucoup de lectures sur l’antipsychiatrie, les murs de l’asile, Basaglia et tout ça, bien sûr. Et bien sûr aussi une expérience de Laborde, des frères Oury.

Mais concrètement, je vais te donner un exemple qui corrobore ce que tu as dit au début. C’est vingt ans avant, en 1980. C’est d’avoir sorti des malades chroniques d’un pavillon dont ils n’étaient pas sortis depuis trente ans. Avec un autre collègue qui était dans la même formation que moi, on était considérés (à trois ou quatre sur les douze qui étaient en formation) comme des chieurs. Je ne te dis pas qu’on était très malins dans la rue avec eux, parce qu’ils ramassaient tout ce qu’ils trouvaient, comme ça ils bouffaient pas du soir, Pour te dire que cette question de la psychiatrie : est-ce qu’on peut y faire quelque chose dans l’institution ? Tu poses la question. Tu as quelques arrangements possibles. Moi je n’ai pas pu continuer, je l’ai fait autrement. J’ai trouvé un… J’ai fait comme toi. Est-ce qu’on peut aussi contourner ? Je vais te dire, même dans mon travail socioculturel, je n’ai fait que contourner. Et qu’est-ce que j’ai fait ? J’ai développé avec à l’époque le rock, ce qui s’appelait le « Collectif des associations rock et chansons », avec la Rocktech : infodiffusion rock. J’en ai fait même un mémoire pour le diplôme d’état d’animateur.

OB : C’est super, parce que ça me permet de parler de ce que justement je n’avais pas dit jusque là. Tu dis : c’était en 1980, c’était déjà ça. Eh bien en 2003, c’était encore ça. Suite à la sortie du bouquin, j’ai reçu un message il n’y a pas très longtemps de quelqu’un qui me dit : « Bon, j’ai lu ton bouquin, ça m’a hyper touché. Mais tu sais, ton Victor, C’est mon ‘’…’’ » et elle donne son vrai prénom. Elle me dit: « Je l’ai reconnu. J’ai travaillé avec lui. J’ai fait un an dans le service en 2016. Il est encore en chambre d’isolement. Il a droit à une heure de sortie par jour. » Donc, en 2016, il y a des choses qui bougent lentement quand même. Est ce qu’on peut encore faire des choses en psychiatrie ? Pas seul, et pas que en psychiatrie. Et sur la question de la psychothérapie institutionnelle, qu’est ce qui est beau dans cette affaire-là ? C’est le collectif. La question du fait que justement on ne soit pas seul dans nos pratiques. Mon idée aujourd’hui, c’est qu’une des pistes (peut-être pas la seule et peut-être pas forcément celle qui bouleversera la chose) qui me permet à moi de travailler, et elle permet à d’autres qui sont dans ce même genre de pratique de travailler, c’est d’aller chercher des alliances ailleurs. Tu parles de rock et compagnie, c’est vraiment par ça qu’on l’a fait, mais le but n’est pas pour moi de faire venir un musicien dans le service, le but c’est avec les jeunes qu’on a, d’aller sur la salle de concert du coin, d’aller répéter là-bas, de bosser avec le groupe au centre culturel libertaire du coin, et puis de faire un concert dans la salle, enfin voilà, de bosser avec la cantine d’à côté pour faire le catering. Pour le catering, on a besoin de légumes, donc on va avoir la copine qui est maraîchère, et de fil en aiguille… Pour le concert, en fait, les gens… de notre service vont savoir qu’il y a un concert. Au premier concert, il va falloir que l’infirmier qui va nous accompagner soit nommé par le cadre. Mais la fois d’après, ils sont trois à vouloir venir. Et puis la fois d’après, il y en a même qui viennent sur leurs congés. Parce que quand même, ça les intéresse, cette affaire : « Qu’est ce que c’est que ce truc ? Putain, il paraît que ça marche ! » et ainsi de suite. Et ça, c’est parce qu’à un moment, il y a de l’extérieur qui vient donner un regard sur l’intérieur. En tout cas, c’est comme ça que moi, les endroits qui me semblent être encore très vivants, c’est par ces pratiques-là qu’il y a quelque chose qui se passe. Ce n’est pas simplement aller chercher de l’ailleurs, c’est aller chercher une reconnaissance de nos pratiques dans des espaces extérieurs, qui sont des espaces en général esthétiques, mais aussi des espaces militants. Et là, il y a quelque chose qui, du coup, commence à nous permettre à nous aussi de faire réseau. Et sur la question des pratiques brutes de la musique, ça a permis à un infirmier qui bossait tout seul, qui organisait des concerts de noise, Vivian Grezzini18 , à Bourg-en-Bresse, qui était complètement seul et qui organisait des concerts, de créer un réseau. Mais il s’est fait défoncer par son institution, et ça lui a permis de tenir parce qu’on était plein à trouver que ce qu’il avait fait était absolument fabuleux, et ça a soutenu quelque chose qui fait qu’il a tenu bon. Il est devenu chef de service dans un autre endroit où il continue. Mais je sais que ce qu’on fait à l’extérieur et la visibilité que cet extérieur-là donne à nos pratiques, sécurise pour nous le fait que ce soit pérenne.

Quant aux CEMEA, ça ne fait pas très longtemps que j’y suis : moi, c’est depuis 2017. Je connaissais l’histoire, je lisais VST19. Les CEMEA, à l’origine, c’était la formation des animateurs de colos, à partir du Front populaire, au moment où les congés se mettent en place, donc comment créer des colos. Donc c’est la formation des animateurs. Très vite (je ne sais plus), à la Libération, ou avant, il y a eu la formation des infirmiers psy, enfin des éducateurs et des infirmiers psy. Donc, il y a une grosse activité animation de formation (aujourd’hui le BAFA) et professionnalisation des métiers de l’animation et une activité santé mentale, sociale et psychiatrie avec beaucoup, beaucoup de formation, beaucoup d’action, beaucoup de trucs. Moi, je m’y retrouve bien. Je me suis retrouvé avec une équipe très chouette à proposer des formations sur l’autisme, des formations avec une espèce d’accueil des pratiques. C’est un peu gnangnan mais ce sont des pratiques joyeuses, très fortes, avec ce truc : l’agir. C’est très collectif, les formations sont des formations pour adultes, professionnelles, avec pas mal de petites techniques d’éducation. L’éducation populaire, c’est chouette, moi j’apprends énormément de choses, et en général on repart de là hyper-armé. On se redonne des armes. Pour moi, c’est très intéressant.

Je fais une formation au CEMEA sur l’autisme. Pour dire à quel point c’est intéressant, ces histoires de formation : l’association Autisme France (je crois) a décidé de faire une liste noire des formations à défoncer parce c’est des trucs un peu liés à la psychanalyse ou à tout ça… Et ils ont aussi une liste des formations soutenues… Eh bien, ma formation, elle est dans les deux listes ! Et ça me va très bien, en fait.

1

? «’’La Belle Brute’’ est un label fondé en 2016, centré sur l’art brut et la musique « outsider », qui s’attache à faire entendre des enregistrements singuliers et partager des objets-disques atypiques à destination de toutes les oreilles curieuses. » https://labellebrute.bandcamp.com/

2

? Disques d’Olivier Brisson : https://olivierbrisson.bandcamp.com/

3

? En 1940, l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban (Lozère) fut un lieu d’expérimentation et de création de la psychothérapie institutionnelle, notamment avec François Tosquelles, psychiatre catalan réfugié qui avait participé à la création du P.O.U.M.

4

? Les données [NDLR].

5

? https://www.aphp.fr/contenu/passport-bp-un-parcours-de-soins-innovant-dedie-aux-personnes-avec-troubles-bipolaires

6

? Film de Steven Spielberg (2002), adaptation de la nouvelle « Rapport minoritaire » de Philip K. Dick (1956).

7

? Méthode Applied Behavior Analysis ou analyse du comportement appliquée, qui a été l’objet de nombreuses controverses.

9

? A lire, ce billet sur le blog Médiapart de M. Bellahsen : « Montaigne, la cérébrologie et le passeport bipolaire. Episode 2 » , https://blogs.mediapart.fr/mathieu-bellahsen/blog/010521/montaigne-la-cerebrologie-et-le-passeport-bipolaire-episode-2

10

? https://www.papotin.site/ : Le Papotin est un journal, né il y a 33 ans à l’hôpital de jour d’Antony, un centre qui accueille des adolescents autistes âgés de 15 à 25 ans.

11

? Album Ggot’s du groupe de musique Les Harry’s : https://sonicprotest.bandcamp.com/album/les-harrys-ggots

12

? Lille Métropole Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut.

13

? Jean Dubuffet, peintre à qui l’on doit le concept d’« art brut ».

14

? Jacques Rancière, Le Maître ignorant, Fayard, 1987.

15

? Antonion Birnbaum, Égalité radicale, Diviser Rancière, Editions Amsterdam, 2018

17

? Film accessible ici : Alain Clément et Christophe Le Poëc, Quelque chose à dire, https://ireams.eu/fr/production/documentaire-quelque-chose-dire

18

? Entretien avec Vivian Grezzini, « Laissez la pitié sous le paillasson en entrant dans l’unité ! », Article11, 2014. https://www.article11.info/?Laissez-la-pitie-sous-le

19

? Vie Sociale et Traitement, revue des CEMEA.