La science outragée

Conférence de Jean-Paul Bourdineaud à l’invitation du Cercle Gramsci

Limoges, le 22 juin 2023, 20 h 30, salle EAGR

La science outragée

Suite à une énième satire dans Charlie Hebdo à l’encontre des soignants suspendus, Jean-Paul Bourdineaud a décidé de prendre la plume pour dénoncer ce qu’il appelle l’amateurisme lourd de conséquences des autorités en matière de Covid. Dans son ouvrage La science outragée, il décrit aussi la complaisance affichée des médias dominants envers les autorités sanitaires et l’industrie. Des médias « transformés en nouveaux chiens de garde du grand Capital pharmaceutique ». Il dénonce ainsi une cascade systématique de supercheries de chiffres et de prédictions, par exemple le nombre de morts qui auraient été évitées grâce au vaccin. Un chiffre fantaisiste largement surestimé selon lui, qui considère l’épidémiologie prédictive comme une « fumisterie prétentieuse » .

Le réseau Cochrane, qui était pourtant symbole de la science pure, résistante, en prend également pour son grade : il a produit des études prises comme références alors que ses méthodes trop souvent douteuses semblent éloignées d’une science libre de tout conflit d’intérêt et biaisent les décisions en faveur des industriels pharmaceutiques.

Entre autres thèmes, Il aborde aussi le mauvais traitement infligé aux médicaments proposés par certains soignants : l’Ivermectine et l’Hydroxychloroquine par exemple, et par quelle astuce pseudo-scientifique ils ont été déclarés inefficaces.

Plus globalement, lors de cette conférence sera abordé l’état de la science de nos jours, ce qu’elle est ou devrait être, et les forces gigantesques (finance, industrie, politique…) qui la menacent.

Jean-Paul Bourdineaud est professeur à lUniversité de Bordeaux où il enseigne la biochimie, la microbiologie et la toxicologie. Ses recherches portent sur la toxicologie environnementale et la manière dont les organismes vivants réagissent face aux polluants environnementaux, aux niveaux moléculaires biochimiques et génétiques. Il n’est alourdi par aucun conflit d’intérêt.

« Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire ; c’est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe, et de ne pas faire écho, de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques ». Jean Jaurès

Jean-Paul BOURDINEAUD, La science outragée, éditions Marco Pitteur, 2022. (25 €).

« Les manifestants souhaitent-ils tuer des policiers ? »

« TRIBUNE »

Les boules !

« Arme par destination » favorite des Gilets Jaunes, les terribles BOULES DE PÉTANQUE ont frappé aussi à Sainte-Soline ! On se souvient des photos (dont la mise en scène imitait celle des saisies dans le grand banditisme) montrant les « armes » saisies dans les coffres des voitures des Gilets Jaunes : des mères de famille sanguinaires avaient des couverts de pique-nique, leur voyou de beau-frère avait un tournevis, et leur collègue de rond-point, un vrai terroriste celui-là, avait des boules de pétanque ! Quelle horreur ! Tout cela peut faire des blessures effroyables, que Hanouna et Praud aimeraient bien montrer à la télé.

Eh bien, les mêmes saisies ont été faites à Sainte Soline : encore des boules de pétanque ! Montrez-nous vite un policier réellement blessé par une boule de pétanque, afin que Le Pen et Darmanin puissent s’indigner, la main sur leur cœur si profondément républicain.

– « Mais, Chef… Pourquoi des boules de pétanque ? Les cailloux sont gratuits, alors que la gamme OBUT® commence à 50 les trois boules (junior : 39,90 ). J’en ai vu sur Amazon à 29,99 , mais quand même, c’est pas donné… Pourquoi jeter des boules de pétanque, plutôt que des cailloux ? »

– « Mon gars, ces écoterroristes sont pétés de thunes. Tous des bobos, venus des beaux quartiers. Et les Gilets Jaunes aussi. Allez, discute pas tant, et cogne ! »

M.G.

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(ACTUALITé, ou « TRIBUNE »)

Lire l’excellente enquête de la revue en ligne LundiMatin (n°382 du 9 mai 2023) :

« Les manifestants souhaitent-ils tuer des policiers

comme l’affirme Gérald Darmanin ? »

https://lundi.am/Les-manifestants-contre-la-reforme-des-retraites-souhaitent-ils-tuer-des

L’article commence par ces citations :

– Gérald DARMANIN à propos du 1er mai : « Des casseurs extrêmement violents [sont] venus avec un objectif : tuer du flic ».
– Gérald DARMANIN à propos de Sainte-Soline : « Le déferlement inouï de la part d’individus armés et violents avait pour projet de blesser ou de tuer des gendarmes ».
– Olivier V
ÉRAN : « Certains viennent pour tuer ».
Éric DUPONT-MORETTI : « Je veux que l’on évite que des casseurs viennent tuer du flic ».
– Marine LE PEN : « Nous ne sommes plus face à des violences, mais face à des tentatives d’assassinats contre les forces de l’ordre ».

Dans cette enquête : une analyse de l’origine de ce discours délirant et dangereux ; un rappel des (très rares) morts violentes de policiers en manif, depuis 1968 ; une évocation des « mobiles » absurdes des prétendus assassins : a-t-on trouvé un seul tract appelant au meurtre, une seule arme à feu chez les manifestants ? Enfin, une mise en perspective politique.

HABITER LA TERRE AUTREMENT ! politiques et révolutions éco-sociales (terrestres) aujourd’hui

La précipitation de la crise climatique, son changement de régime, l’extinction accélérée des espèces, les pandémies…, tous ces bouleversements traduisent l’irruption des êtres de la Terre. Cette situation de catastrophes écologiques change la donne politique sur la planète.
La civilisation globalisée de l’exploitation systématique des ressources naturelles et de la mise au travail de tous les êtres terrestres, quels qu’ils soient, apparaît totalement invivable : la condition de l’homme moderne s’effondre.
Dans cette situation sans précédent(Anthropocène), Sophie Gosselin et David gé Bartoli sont allés à travers le monde à la découverte de nouveaux chemins empruntés aujourd’hui par la(le) politique. De leur vaste enquête résulte un livre de voyages, de recherches et d’études passionnant et important : La Condition Terrestre.  

Celui-ci nous donne rendez-vous avec :
- les Assemblées des usages et l’école des Tritons sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, 
- le Syndicat de la montagne limousine, 
- les Caracoles zapatistes et les universités de la Terre au Chiapas mexicain, 
- les reprises de savoirs scientifiques, vernaculaires, coutumiers, populaires qui se multiplient un peu partout dans le monde, 
- les reprises de gestes pour soigner le quotidien, la maisonnée, les communautés d’habitant·e·s, 
- la création de tribunaux populaires multispécifiques (les parties en sont des fleuves, des montagnes ou des animaux, aussi bien que des humains) 
- la mise en place de conseils de bassins versants pour nourrir les puissances d’émancipation et qui personnifient des mondes.
Il s’agit de la reconnaissance de droits et de coutumes portés notamment par les luttes des mouvements indigènes  amérindiens, maoris, kanaks...en lien avec le respect de la vie terrestre : ceux de la Terre-Pachamama,inscrits aujourd’hui dans les institutions Boliviennes, ceux du fleuve Elwhàa aux Etats unis, ainsi que la personnification de la rivière Whanganui dans celles de la Nouvelle-Zélande... Il s’agit aussi du « Nous sommes la Terre qui se défend », proclamé et mis en pratique par les zadistes... 
Toutes ces expériences et luttes politiques esquissent les contours de peuples et des institutions terrestres qui en accompagnent l’émergence.
Plutôt que de se projeter dans un futur utopique idéalisé, ces initiatives réactivent et réinventent des coutumes perdues, abandonnées, oubliées ou méprisées. Ce faisant, elles contribuent à soigner les relations abîmées par des siècles d’extractivisme, de colonialisme et de patriarcat, à faire surgir des révolutions terrestres qui tiennent compte des temps passés, présents et à venir.

Sophie Gosselin, agrégée et docteure en philosophie, et David gé Bartoli, philosophe et écrivain, ont co-écrit Le Toucher du monde, techniques du natàurer (éditions Dehors, 2019). Ils sont membres fondateurs de la revue en ligne Terrestres.org, Revue des livres, des idées et des écologies, et de l’Université Populaire pour la Terre (Tours)

Cette soirée sera suivie, sur la montagne limousine, le :

– Samedi 11 mars, de 10h-16h, à l’Espace PTT, Tarnac,
d’une lecture par arpentage du livre de David gé-Bartoli et Sophie Gosselin « La Condition terrestre » (Seuil, 2022, https://www.seuil.com/ouvrage/la-condition-terrestre-sophie-gosselin/9782021439335)
Arpentage accompagné par Sonia et Violaine
Sur réservation au 06 24 81 88 86 ou bekipouka@ilico.org
Prix libre
Apportez un plat à partager (possibilité de réchauffer vos plats sur place).

– Samedi 11 mars, à 17h, au Magasin Général Tarnac
Présentation par David gé-Bartoli et Sophie Gosselin de leur livre « La Condition terrestre », suivie d’échanges pour imaginer ensemble des gouvernances partagées avec les autres qu’humains à l’échelle de la montagne limousine.
Gratuit.

– Dimanche 12 mars, 10h, MGT, Tarnac
Échanges informels avec Ali, David et Sophie autour de Reprise de savoirs, exemples de chantiers 2022 et projets 2023 : https://www.reprisesdesavoirs.org/

La résilience, une technologie du consentement ?

Vendredi 20 janvier 20h30 salle du Temps libre Limoges (derrière la mairie)

La résilience, une technologie du consentement ? avec Thierry Ribault, chercheur en sciences sociales au CNRS

La prochaine soirée-débat du cercle Gramsci sera animée par Thierry Ribault, chercheur en sciences sociales au CNRS, auteur du livre : Contre la résilience, à Fukushima et ailleurs (éditions L’échappée, 2021).

Funeste chimère promue au rang de technique thérapeutique face aux désastres en cours et à venir, la résilience érige leurs victimes en cogestionnaires de la dévastation. Ses prescripteurs en appellent même à une catastrophe dont les dégâts nourrissent notre aptitude à les dépasser. C’est pourquoi, désormais, dernier obstacle à l’accommodation intégrale, l’« élément humain » encombre. Tout concourt à le transformer en une matière malléable, capable de « rebondir » à chaque embûche, de faire de sa destruction une source de reconstruction et de son malheur l’origine de son bonheur, l’assujettissant ainsi à sa condition de survivant. À la fois idéologie de l’adaptation et technologie du consentement à la réalité existante, aussi désastreuse soit-elle, la résilience constitue l’une des nombreuses impostures solutionnistes de notre époque. Cet essai, fruit d’un travail théorique et d’une enquête approfondie menés durant les dix années qui ont suivi l’accident nucléaire de Fukushima, entend prendre part à sa critique. La résilience est despotique car elle contribue à la falsification du monde en se nourrissant d’une ignorance organisée. Elle prétend faire de la perte une voie vers de nouvelles formes de vie insufflées par la raison catastrophique. Elle relève d’un mode de gouvernement par la peur de la peur, exhortant à faire du malheur un mérite. Autant d’impasses et de dangers appelant à être, partout et toujours, intraitablement contre elle. Thierry Ribault est chercheur en sciences sociales au CNRS. Il est coauteur, avec Nadine Ribault, des Sanctuaires de l’abîme. Chronique du désastre de Fukushima (Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2012).

On peut l’entendre ici : https://actualitedesluttes.info/emission/contre-la-resilience-par-thierry-ribault-mobilisation-pour-vincenzo-viecchi Invité par la coordination Stop Golfech, T. Ribault viendra à la mi-janvier, du 12 au 14, à Agen, à Montauban, à Toulouse. Il est beaucoup intervenu sur le refus de la résilience face aux catastrophes, notamment nucléaires. Il propose la résistance. Il a également co-réalisé un documentaire sur les réfugiés à Fukushima. Ce film de 52mn réalisé en 2014 lorsqu’il menait des recherches au Japon (où il a vécu 14 ans) sur la catastrophe nucléaire et sa gestion politique, s’intitule « Gambaro – Courage ! » Le lien vers le film est : https://www.dailymotion.com/video/x7yxy9p

Coupures d’électricité : comment ça va se passer et en quoi c’est inadapté

ACTUALITE

Coupures d’électricité : comment ça va se passer et en quoi c’est inadapté

Un membre du bureau du Cercle estime utile de partager ce texte avec les lecteurs de La Lettre, pour alimenter les débats cet hiver :

Le gouvernement le confirme : l’hiver sera rude pour les usagers, qui pourraient connaître des coupures par tranches de deux heures, aux heures de pointe entre 8h et 13h et de 18h à 20h, par zones « en taches de léopard » (zones géographiques limitées : quartiers ou groupes de communes rurales). Tout cela est cadré par une circulaire « tenue secrète », même par les médias qui se font le relais de « la voix de son maître » ! Comme nul n’est censé ignorer la loi, ce site publie la Circulaire délestage électrique programmé du 30/11/2022. Détail de la mise en œuvre de ces coupures : – 1ère étape : EcoWatt émet un signal rouge à J-3 : chaque jeudi, RTE identifie, selon les données météorologiques, le niveau de production d’électricité et les interconnexions avec les pays voisins, un possible recours au délestage entre le samedi minuit et le vendredi de la semaine suivante. A J-3, il émet, via l’application EcoWatt, un signal rouge annonçant les coupures sans préciser les zones géographiques. – 2ème étape : appel à réduire la consommation. On l’a déjà bien connu avec le Covid : un matraquage médiatique est lancé : écogestes, dont baisse du chauffage à 19 degrés, extinction des appareils en veille, décalage de l’utilisation de certains appareils ménagers, etc. – 3ème étape : l’alerte est levée si la consommation semble gérable en fonction de la météo, de la quantité d’électricité disponible. – 3ème étape bis : le signal rouge est confirmé à J-1. Mais si… RTE confirme, à 17 heures, les zones géographiques concernées par les coupures sont communiquées (avec des mises à jour possibles jusqu’à 21h30, visibles par les usagers qu’à 6 heures du matin). – 4ème étape : dispositifs d’urgence pendant la coupure : les maires des communes concernées devront activer une « cellule de crise » pour relayer l’alerte aux services de secours, de santé et de sécurité, pendant la coupure des réseaux téléphoniques (mobile et fixe, puisqu’ils seront, eux aussi, affectés par les coupures). Pour les urgences, il faudra se rabattre sur le 112, les autres numéros d’appel 15, 17, 18, 115 et 196 (sauvetage maritime) pouvant être perturbés. Une « garde postée » devra être assurée devant les centres d’incendie et de secours, les brigades de gendarmerie et les commissariats de police, afin de réceptionner physiquement une demande de secours. Les réseaux radio des forces de sécurité, du Samu et des sapeurs-pompiers sont exclus du délestage. Plus d’ascenseurs, plus d’éclairage public, plus de feux de circulation. Suppression des trains, tramways, métros… Ecoles, collèges, lycées, universités (?) : chaque jour à 17h, les parents, étudiant·es (et les enseignant·es) devraient vérifier par eux-mêmes sur le site monécowatt pour connaître les coupures du lendemain ! Celles-ci dureraient deux heures sur des plages prédéterminées : 8h-10h, 10h-12h ou 18h-20h. Si la coupure a lieu le matin, les écoles seront fermées toute la demi-journée. Un même établissement pourra subir jusqu’à trois coupures cet hiver. Le gouvernement prétend que la restauration le midi pourrait être maintenue (en fait c’est à la charge des maires pour les écoles, des conseils départementaux pour les collèges, et régionaux pour les lycées). Ces conditions, dérogatoires aux règles générales (nombre de coupures, conditions de prévenance), font bien de l’école une victime collatérale de la gestion chaotique du pouvoir. C’est bien un climat « de guerre » qui en résulte, et on peut être sûr que ce sera exploité médiatiquement pour nous installer dans la peur, la même que lors du covid (une peur chasse l’autre). Pour ceux qui veulent s’inscrire dans ce stress organisé : ils peuvent consulter le site coupures-temporaires d’Enedis ou monécowatt de RTE (lequel fournit une appli et un dispositif d’alerte par SMS, mais dans les deux cas, gare au pistage !). Par ailleurs certain·es habitant·es, classé·es prioritaires, pourraient n’avoir pas de coupures (patients à haut risque dépendants d’un équipement médical à domicile, hôpitaux, caserne de pompiers, sites « stratégiques »…), ou parce qu’ils sont raccordés à une ligne prioritaire (40% des gens d’après le gouvernement). Et le « délestage » ne devrait jamais porter deux fois sur les mêmes personnes… En quoi c’est inadapté ? Nous nous retrouvons dans cette situation largement par l’imprévoyance de nos gouvernants qui ont privilégié, depuis des années, des achats à un fournisseur unique (la Russie) et des contrats au coup par coup, moins coûteux à court terme, mais qui nous placent en totale insécurité énergétique quand le marché se retourne. Ce sont les mêmes qui n’ont absolument rien fait pour engager le passage vers les énergies renouvelables. Le pari français (car c’en est un !) du tout-nucléaire est aussi responsable de cette situation : le réchauffement climatique (qui impose d’interrompre le fonctionnement de centrales le long du Rhône pendant l’été) et le vieillissement des centrales (qui entraîne des problèmes techniques très lourds : fissures…) font que moins de la moitié de ces centrales fonctionnent, durablement. Or Macron nous annonce 6 EPR supplémentaires : technologie pas au point (aucun ne fonctionne actuellement dans le monde, même en Chine…) ; coût démentiel qui endetterait le pays pour des années alors que le coût unitaire d’un nouveau kilowattheure nucléaire coûterait désormais cinq à treize fois plus cher qu’un nouveau kilowattheure solaire ou éolien ; démantèlement jamais pris en compte dans le coût et dans la durée (pour des centaines d’années) ; … et risque considérable avéré depuis Hinkley Point, Tchernobyl et Fukushima. Au delà, l’interview de Fanny Lopez1, autrice du livre À bout de flux2, permet de s’interroger sur la gestion centralisée du réseau électrique telle que pratiquée en France. Elle avance la nécessité de la redéfinir autour de la notion de « biens communs », en la repensant de bas en haut (à l’opposé de la définition actuelle, de haut en bas), sans ignorer la mutualisation entre régions, entre pays. Elle montre bien l’inutilité des « smart grids », ces Linky qu’on veut nous imposer. Par ailleurs, Maxime Combes, économiste travaillant sur les politiques climatiques, souligne fort justement3 que les coupures d’électricité, non ciblées, vont aggraver les inégalités : « annulation de trains et fermeture d’écoles pendant que les remontées mécaniques de Megève ou Courchevel continueront à fonctionner ? Ou ne pas avoir de courant pour réchauffer la soupe à 19 ou 20 heures pendant que des panneaux publicitaires lumineux continueront à fonctionner dans les gares et nos centre-villes ? ». Une ironie pas du tout gratuite, vu notre vécu des confinements (moins durs pour celles et ceux qui se gobergeaient dans l’arrière-salle des restaurants de luxe ou allongés dans leurs transats sur la Côte ou dans des paradis exotiques !). Le même souligne aussi que « si les objectifs du Grenelle de l’Environnement (en 2008) en matière d’isolation des bâtiments avaient été tenus, nous économiserions l’équivalent du gaz que nous importions de Russie avant le début de la guerre en Ukraine. Quand on constate que le gouvernement vient de rejeter les propositions visant à augmenter les crédits dévolus à la rénovation énergétique des bâtiments, avec pour conséquence le fait qu’on va moins isoler de logements en 2023 qu’en 2022, on comprend qu’aucune leçon n’en a été manifestement tirée. » Il mentionne que « puisque ces mesures de rationnement imposé semblent inéluctables, leur mise en œuvre devrait s’appuyer sur un débat public démocratique de qualité pour savoir où, quand et comment les appliquer. À la place, nous avons l’alliance d’une technocratie d’État et d’un gouvernement enfermé dans sa tour d’ivoire en charge de prendre des décisions qui ont des répercussions sur l’ensemble d’entre nous, et pour lesquelles ils n’ont reçu aucun mandat ». Il énonce les règles suivantes (que nous reprenons à notre compte ! ) : 1) La sobriété sans égalité, c’est l’austérité pour les plus pauvres ; 2) La sobriété sans interdiction des activités nocives, c’est une politique de classe qui s’affirme ; 3) La sobriété sans services publics, c’est l’austérité pour la majorité ; 4) La sobriété sans isolation généralisée, c’est la précarité énergétique prolongée.

Texte rédigé par Denis, 5 décembre 2022. Paru sur le site halteaucontrôlenumérique.friv4

Notes : 1/ https://www.mediapart.fr/journal/economie-et-social/011222/coupures-d-electricite-pourquoi-il-faut-repenser-les-reseaux 2/ Voir la présentation sur le site de son éditeur : https://www.editionsdivergences.com/livre/a-bout-de-flux 3/ Dans un blog sur Médiapart : https://blogs.mediapart.fr/maxime-combes/blog/011222/les-coupures-delectricite-non-ciblees-ce-sont-les-inegalites-aggravees 4/ Site du collectif stéphanois de critique du tout-numérique : https://halteaucontrolenumerique.fr/?p=2005

Casse-rôles

CASSE-RÔLES, la revue, interview d’une contributrice, Solange.

Déjà 22 numéros de Casse-rôles, “journal féministe et libertaire à prix libre”… Comment est née l’idée de cette publication ?

Le journal est né de l’envie de parler de la situation des femmes aujourd’hui dans le monde, et du sentiment que nous avons qu’il y a une impérieuse nécessité de faire progresser l’égalité et la justice dans les relations hommes/femmes, dans la société, ici et ailleurs. Le papier… ça permet de se retrouver autour de quelque chose de concret, d’échanger, de revenir sur ce qui est écrit ; c’est plus pérenne qu’Internet…

Et son nom ? Est-ce un emprunt ou bien une invention de votre part ?

Le nom de la revue est une invention, mais comme toutes les inventions nourries de lectures, de rencontres et de conversations diverses. Il existe déjà de très bonnes revues féministes universitaires, mais nous souhaitons que Casse-rôles soit accessible au plus grand nombre – femmes et hommes – et ouvert à différents courants du féminisme. L’idée de choisir un objet concret pour casser les rôles est une de nos idées-force. C’est une invention qui joue sur le sens.

Qu’est-ce que le « féminisme libertaire » ? En quoi est-il important que ce courant trouve une expression à travers un journal papier ?

Le féminisme libertaire vise non seulement à s’inscrire dans la critique féministe mais aussi à combattre tous les pouvoirs au-delà du pouvoir patriarcal : les pouvoirs capitaliste, religieux, étatique, afin que chacun·e puisse vivre librement sans exercer aucune domination ni se soumettre à un quelconque pouvoir.

Peux-tu nous donner quelques exemples de sujets traités et des intervenant·es ?

Les questions de violences, de liberté et de maîtrise de son corps, de clichés sexistes, de lutte contre la pauvreté et contre l’appropriation des moyens de subsistance sont traitées de manière genrée au travers d’articles et de notes de lecture ou de films. Il est en outre important d’apporter des portraits de femmes remarquables pour montrer que des femmes dominées peuvent renverser des oppressions : il n’y a pas que des « grands hommes » ! Nous faisons aussi appel à des intervenant·es extérieur·es au collectif : des enseignant·es (la journée de la jupe, par exemple), des juristes, des militant·es anarchistes ou d’associations (le Collectif des morts de la rue, syndicats, etc.), et aux lectrices et lecteurs dont nous souhaitons la participation.

Comment est construit le journal ? Dans le titre même de la publication, on trouve « à prix libre », comment ça fonctionne et est-ce que ça permet au journal de tenir financièrement ?

Le collectif est mixte et s’adresse aussi bien aux femmes qu’aux hommes. Les derniers numéros proposent des dossiers. Car les femmes ne se libéreront pas seules ! Les hommes sont tout autant concernés. Comme nous sommes dispersé·es géographiquement, nous travaillons beaucoup par mail, ce qui ne simplifie pas toujours les relations et le travail.

Nous avons présenté des dossiers sur la contraception masculine, la pornographie, la prostitution, les Femmes dans les pays dits « arabes » etc. Le dernier numéro a pour titre : Maudite doit la guerre !

Financièrement, nous avons une bonne centaine d’abonné·es, et nous diffusons dans divers lieux, à l’occasion aussi des manifestations, de rencontres à caractère militant et, bien sûr, dans de nombreux dépôts sympathisants, ce qui assure la pérennité financière. Le prix libre, ça n’est pas la gratuité, c’est à chacun selon ses moyens, en essayant quand même de couvrir les coûts d’impression et d’envoi postal !

Nous travaillons aujourd’hui pour un autre futur…

Le corps des femmes, objet marchand ?

Avec l ‘écrivaine Laurence Biberfeld

La prostitution est à la croisée de plusieurs oppressions liées aux inégalités de genre, de sexe, de classe, de race. C’est un sujet on ne peut plus intersectionnel et en traiter permet de traiter des champs beaucoup plus larges. Ce n’est pas qu’un régime sexuel qui traverse les siècles en société patriarcale en trouvant toujours le moyen de muer très souplement avec les formes de société. La prostitution pose aussi, à travers les âges, la question du rapport au corps. Le système prostitutionnel est un de ceux où il est le plus capital de séparer le corps de la personne, et c’est aussi le cas de la GPA. De la dissociation religieuse entre l’âme immortelle et le corps mortel au rationalisme qui fait du corps une simple machine au service de l’esprit, cette dissociation entre le corps et la personne permet, de fait, l’exploitation des corps pour lesquels on ne ressent pas d’empathie ni d’altérité. Des esclaves Aristote dit que ce sont des outils animés. Il en est de même des bêtes, des végétaux, mais aussi des femmes, versées dans la réserve générale des êtres dont on peut disposer. Elles sont réduites à leur corps, et leur corps est de ces outils animés dont on dispose. Le rapport que l’humanité patriarcale entretient avec le reste du vivant n’est pas différent. Le vivant, comme le corps qui représente le vivant en nous, est avant tout une ressource à disposition, qu’on jugera non sur la valeur absolue de son existence et donc de son expérience singulière, mais en fonction de l’usage qu’on peut en faire et des profits qu’on peut en tirer. A contrario, rendre une épaisseur existentielle tant au corps humain, au corps des femmes, qu’au reste du vivant serait peut-être un premier pas hors du patriarcat.

Laurence Biberfeld LE CORPS DES FEMMES, OBJET MARCHAND ?

(Exposé)

Alain Daubigny : introduction

Lorsque Solange, de l’excellente revue Casse-Rôles, a suggéré au cercle Gramsci de co-organiser un débat avec Laurence Biberfeld sur la marchandisation du corps des femmes, nous avons tout de suite dit oui. Au cercle Gramsci, nous nous efforçons depuis des années, à l’aide de multiples intervenants et intervenantes, de décortiquer les mécanismes de la domination économique et sociale. Le capitalisme, c’est évidemment la marchandisation des corps et des esprits de tous ceux et toutes celles qui n’ont que leur force physique et intellectuelle à échanger contre un revenu. C’est aussi le plus souvent un rapport de soumission à celui qui possède les outils de production et continue de s’enrichir sur le dos des travailleurs et travailleuses : le patron. Du patronat au patriarcat, il n’y a qu’un pas. La domination masculine dans la famille et dans les institutions est bien antérieure au capitalisme, mais elle est aussi un des piliers qui a servi à le construire. Le point crucial de la jonction entre le capitalisme et la domination masculine, c’est la marchandisation des corps sexués et évidemment en premier lieu du corps des femmes, que ce soit à travers la pornographie, la prostitution, ou maintenant la Gestation Pour Autrui (GPA). Pour en parler ce soir, nous avons le plaisir de recevoir Laurence Biberfeld, ancienne enseignante, écrivaine de romans noirs et dessinatrice. Elle collabore depuis plusieurs années à Creuse Citron et à Casse-Rôles. En 2016, elle a publié Le plus vieux métier du monde, qu’ils disent, aux Éditions Libertaires. Cette année, elle a été la principale rédactrice du numéro hors-série de Casse-Rôles sur la prostitution.

Laurence Biberfeld

Plus je réfléchis sur le lien entre le capitalisme et le patriarcat , plus je tombe d’accord avec Françoise d’Eaubonne1 : le mercantilisme, puis le capitalisme sont vraiment des stades du patriarcat, des évolutions du patriarcat.

Je vais partir de la prostitution, qui est intimement liée au patriarcat. C’est un régime sexuel qui est en vigueur dans les patriarcats grecs et romains, très dur à l’origine. À ce moment-là, ce n’est pas du tout un invariant pour les autres sociétés. La prostitution n’existe pas en Égypte ancienne. Si elle va exister de manière massive à l’époque de Cléopâtre (vers 50 av. J.C.), c’est parce que la Haute Égypte, à cette époque, était sous colonisation grecque (ptolémaïque2). La prostitution n’existe pas chez les Étrusques, ni chez les Celtes et les Vikings. Elle n’existe pas dans ces sociétés où les femmes sont dotées de droits. Dans toutes ces sociétés, il y a quand même un clivage très net entre les rôles, mais les femmes ont des droits, le mieux étudié étant le droit matrimonial. Là, on s’aperçoit que les femmes peuvent choisir leurs époux, s’en séparer, qu’elles ont des biens propres. Elles ont une autonomie très claire dans la société de ces cultures. Dans le monde grec, pendant l’époque archaïque et pendant l’époque classique, il y a une exception : Sparte, où il n’y pas de prostitution. Les femmes jouissent d’un statut qui n’a aucun équivalent dans le monde grec. Leurs droits, leur autonomie, sont très étendus. Par ailleurs, c’est une société très guerrière. On peut d’ailleurs y voir des femmes « à poil » s’entraîner à la lutte, à la course. Si on les entraîne militairement, elles n’ont cependant pas du tout le même rôle que les garçons. Les filles restent avec leur mère, alors que les petits garçons dès l’âge de sept ans vont dans le monde des hommes et sont entraînés à être des guerriers. Les femmes doivent être des mères, mais il n’y a pas d’inégalité aussi violente et de subordination aussi totale que dans le reste du monde grec et dans le monde latin.

En terre patriarcale, le régime sexuel va tout particulièrement exprimer la domination masculine et la perpétuer par le biais des relations sexuelles avec les femmes. Celles-ci n’ont aucun droit et sont totalement subordonnées, même lorsqu’elles sont « citoyennes » athéniennes ou romaines. Elles font à peine partie de l’espèce humaine, civilement. Cela se traduit par une prostitution massive. La plus ancienne mention de la prostitution est relative aux bordels institués par Solon à Athènes au VIe siècle av. J.C., les « dictérions », bordels très bon marché où l’on ne trouvait que des esclaves. Le prix y était très bas afin que tout homme puisse avoir accès au sexe. C’était un droit. Le premier droit des hommes était celui d’exprimer leur domination par la sexualité. Dans les sociétés patriarcales, la prostitution est massive, très bien tolérée, bienvenue.

En même temps, il existe un mariage confiscatoire extrêmement dur qui fait que chez les Grecs c’était compliqué de se marier avant trente ans. Il y avait ainsi des hordes de gens prêts à violer les esclaves des autres, à produire des bâtards partout, voire à provoquer l’adultère, etc. Dans les sociétés patriarcales, l’adultère est généralement puni avec un extrême férocité, particulièrement pour les femmes. Un homme qui trouve quelqu’un dans le lit de sa femme est à la limite autorisé à la tuer. Le régime sexuel en société patriarcale, c’est la domination réitérée, confirmée perpétuellement de façon physique, une domination qu’on ancre dans les corps par la pratique de la prostitution, du devoir conjugal, de la subordination de la femme. On l’ancre aussi par le harcèlement, par l’inceste, par le viol, par le contrôle extrêmement dur de la sexualité des femmes.

De façon un peu large, on peut définir le patriarcat comme une société de droit masculin. Ce n’est pas seulement le droit de la peur exercée sur les femmes, sur les enfants et sur les autres hommes ; c’est aussi le droit de tous les hommes sur les femmes, un droit qui s’exprime sexuellement et qui, dans les sociétés grecque et latine, va poser l’homme dominant comme homme pénétrant. L’homme qui pénètre est noble, quoi qu’il pénètre : enfant, femme, jeune homme, travesti. En revanche, la personne pénétrée est vile, méprisée. Cette domination va se traduire par un statut sexuel qui est celui de pouvoir disposer des corps et les pénétrer.

La prostitution comme institution, comme régime massif de sexualité va traverser des sociétés très différentes qui ont toutes en commun d’être patriarcales, viriarcales, d’être des sociétés masculinistes. On part de sociétés (grecque, romaine) qui, au départ, sont assez rationnelles, très ancrées sur l’observation scientifique, quand bien même on y rencontre le polythéisme. Mais très tôt on va avoir affaire en leur sein à un phénomène caractéristique du patriarcat : celui de dissociation entre le corps (la matière) considéré comme quelque chose d’assez grossier, d’assez menteur, d’assez impur, et l’esprit, qui est de l’ordre de la pureté, de l’essence, de la clarté, des chiffres, des lignes droites, de la perfection. Cette conception est illustrée par le mythe de la caverne de Platon, métaphore présentant la réalité qui nous parvient comme procédant de l’immersion de nos sens dans une caverne obscure d’où l’on ne reçoit que des messages brouillés. Cette dissociation entre le corps et l’esprit va perdurer.

Vient ensuite le christianisme, pendant lequel le patriarcat va se concrétiser par une idéologie qui présente, d’une part, le corps sale, mortel, promis à la pourriture et, d’autre part, l’âme pure, immortelle. On retrouve toujours cette dissociation à la Renaissance. Il y a cette idée que ce sont uniquement les hommes qui jouissent d’une âme, d’un esprit, de quelque chose de décroché du corps et qui doit le conduire, s’en rendre maître, le dominer. Pendant très longtemps, on va se demander si les femmes ont une âme, un esprit. La réponse de la société patriarcale, c’est : non, elles n’en ont pas. Les femmes sont finalement versées du côté du corps, uniquement. Cela entraîne beaucoup de choses. D’abord, le rapport au corps. En société patriarcale, le corps et l’esprit sont deux choses distinctes : le corps est sans esprit et l’esprit est désincarné. Cela veut dire qu’il ne faut pas écouter tout ce qui est de l’ordre de la sensation, des émotions, des sentiments : le corps ment.

Le sens des mots va changer au cours des siècles. Par exemple, le mot « sentiment », pendant très longtemps (jusqu’aux XVIIe-XVIIIe siècles), veut simplement dire « connaître par la perception », avoir une interface avec le reste du vivant et avec l’univers. On voit, on sent, tout ce qu’on perçoit donne une connaissance. Mais cette connaissance va être complètement niée car LA connaissance, elle, ne peut être qu’abstraite (la théorie, le concept). On trouve déjà cette conception chez les pères de l’Église. Avec saint Paul, avec saint Augustin, le corps est considéré comme quelque chose de vil : les femmes ne sont que des corps.

Pendant l’Antiquité et le Moyen-âge, la prostitution est massive. Cependant, au début du Moyen-âge, des luttes existent au sein de l’institution chrétienne pour l’obtention de droits par les femmes, droits qu’elles vont perdre au fil des conciles. Cela va finir notamment par l’interdiction du mariage des prêtres. Pour ce qui est de la prostitution, une doctrine du moindre mal va apparaître. La prostitution sera seulement tolérée, mais l’Église peut la prendre en charge. Il n’est pas rare qu’une abbaye ait, en plus d’une ferme et d’un moulin, un bordel et une maison de bains. Les bordels sont parfois municipaux, dépendent d’un archevêché ou d’une abbaye. Avec la Renaissance, on revient aux principes antiques et à la rationalité. Le même message est répété : il y a le corps bourbeux, la matière, et il y a l’esprit. La science va définir les lois de ce qu’on va appeler la nature pour bien la séparer de l’humain. On a l’esprit humain d’un côté, et la nature de l’autre.

La prostitution a traversé les siècles, elle a tenu dans nos sociétés une place massive depuis l’Antiquité. Il y a eu cependant une interruption pendant la Renaissance, en raison de l’irruption du « mal de Naples », la syphilis, arrivée vers le XVe siècle en Europe. Les gens, effrayés par ce fléau, mouraient comme les mouches. La prostitution connut alors (aux XVe et XVIe siècles) une grande répression. Par la suite, on est entré dans des formes de réglementarisme qui tentaient tant bien que mal de la réguler. Aujourd’hui, on en est toujours là, même si les choses sont présentées avec des arguments presque opposés, comme un droit, une liberté, une possibilité d’émancipation. C’est extraordinaire de voir comment cette institution coutumière, ce régime sexuel, va continuer à prospérer à travers les siècles, en disant tout et son contraire.

Pendant très longtemps, le patriarcat n’est pas universel. Il le deviendra à partir des « Grandes découvertes », celle des Amériques, qu’on pourrait appeler les « grands carnages » car tout un pan de l’espèce humaine y sera massacré. Ces peuples, d’ailleurs, ne fonctionnaient pas forcément sur les présupposés patriarcaux.

La colonisation du continent américain représente un pillage de richesses sans précédent de millions de tonnes d’or, d’argent…. Il servira historiquement à l’accumulation des capitaux nécessaires à l’instauration du capitalisme, ce que l’économie politique marxiste nomme « l’accumulation primitive ». Ce « transfert » de richesses d’un continent à l’autre va permettre en retour la colonisation de tout le continent africain. Les sociétés qui n’étaient pas sur ce principe d’accumulation vont être, une par une, massacrées, détruites.

Cette société marchande (patriarcale-mercantiliste) est soutenue pendant longtemps par les royautés. Les grandes compagnies marchandes, comme la Compagnie des Indes, vont faire des conquêtes pour le compte des rois. Mais, à un moment, la bourgeoisie va s’émanciper et ce sera l’entrée dans le capitalisme pur. Là, il ne s’agit pas de richesse des nations mais de celle des grands entrepreneurs. On assiste alors à une une mutation du patriarcat, qui reste cependant dans son modèle et ses principes. D’autres formes de sociétés subsistent, y compris à l’intérieur de l’Occident, mais le patriarcat capitaliste est devenu une forme hégémonique dans le monde entier.

À notre époque, pour la prostitution comme pour la gestation pour autrui (GPA), le corps n’est qu’une machine biologique – Descartes disait que l’animal est une machine. L’esprit, qui domine ce corps, peut en être totalement dissocié. Ainsi, quand on va voir une prostituée, on ne va pas acheter une personne, mais le corps de cette personne. Et son corps, ce n’est pas elle. Il en est de même quand on loue un utérus. Il s’agirait seulement d’un usage pour un temps donné.

Cette dissociation est arrivée à un tel point que nous avons affaire à un principe universel : dissociation de l’humain du reste du vivant, dissociation à l’intérieur de l’humanité, dissociation de l’humain entre hommes et femmes, ou par le tri racial, etc.

Mais, petit à petit, une autre appréhension du corps apparaît. Une expression, « mon corps est à moi » laisse tout de même rêveur, car on ne peut pas dire : mon corps est à moi, comme l’est ma voiture. Si celle-ci brûle, je ne pourrais plus me déplacer ou je devrai en prendre une autre, mais si mon corps brûle mon existence s’arrête. On ne peut pas considérer le corps simplement comme une propriété ou comme un ensemble de propriétés au sens d’un ensemble de capacités. Le corps, c’est vraiment le siège de notre existence. Alors, comment arriver à se le réapproprier ?

Les femmes, qui n’ont jamais été vraiment intégrées à cette fameuse « humanité », restent des ressources du côté de l‘animalité dans le vivant. Pour ne plus voir le corps, particulièrement le corps des femmes, comme un objet marchand, il va falloir poser sur lui un regard vraiment différent. Et surtout essayer, en tant qu’humain, de se réintégrer, d’une certaine façon, dans le tissu du vivant. On en est quand même arrivé à un stade d’évolution des sociétés humaines que le directeur de l’ONU a appelé le « risque d’existence » ! On s’est tellement dissocié de nous-mêmes, du tissu du vivant dans lequel on est inséré, qu’on ne cesse de l’empoisonner, de le détériorer, de le détruire, sans comprendre qu’en fait on en fait partie. Et, dans le façon dont on va se réinsérer dans le vivant, le rapport au corps est vraiment quelque chose de fondamental. On pourrait considérer la pensée, l’intelligence, l’analyse comme des fonctions du corps, comme le sont les émotions, comme le sont les sentiments, comme le sont tous les mécanismes automatiques qui font fonctionner notre corps. On pourrait se considérer comme des entités qui ont diverses fonctions, dont celles de penser, de réfléchir, d’analyser, etc. C’est très compliqué d’arriver à se « réinsérer » dans ce tissu. Mais c’est quelque chose qui, petit à petit, est en train de se faire.

Pour justement voir autrement ce corps, je vais faire une incursion dans ce qu’on appelle le « male gaze » et le « female gaze », c’est à dire la façon dont on peut s’approprier quelqu’un par le regard, notamment la façon dont on filme les femmes au cinéma. Celles-ci sont extrêmement érotisées, on les filme pour se les approprier par le regard, comme si on allait physiquement les prendre. C’est le « male gaze » , le regard masculin. Mais il y a le « female gaze », le regard féminin, qui n’est d’ailleurs pas forcément le fait de réalisatrices. Ce « regard » va essayer de filmer les personnes de telle façon qu’on arrive à entrer dans leur subjectivité. Qu’on cesse de les objectiver, qu’on arrive à ressentir ce qu’elles ressentent, à se mettre dans leur intériorité et qu’on les perçoivent comme des personnes vivantes, sensibles. C’est ce qu’on appelle le « female gaze ». Mais pour ça il faut non seulement s’intéresser aux sentiments, aux émotions, cesser de croire qu’elles sont mensongères, mais il faut aussi se pencher sur le corps.

Quand on cesse de regarder les femmes comme des objets érotiques animés, des jouets biologiques (les ouvriers sont des robots biologiques) – elles sont présentées comme des divertissements sexuels depuis la nuit des temps , on essaie de regarder ce qui se passe à l’intérieur. Cela se fait dans tous les domaines, notamment celui des sciences naturelles (la biologie). Et c’est très récent, de s’intéresser de cette manière au corps des femmes. Ainsi, on a découvert un petit organe, le clitoris…. en 1998 (date de l’entrée du Viagra sur le marché !). On connaissait exactement comment un phallus fonctionne ou dysfonctionne (le corps caverneux, etc.), mais c’est seulement à ce moment-là que pour la première fois une dissection d’un clitoris est faite par une équipe australienne3 qui va présenter dans son entièreté ce petit organe. Ce travail va être pris en considération par d’autres équipes scientifiques qui vont le valider. Le clitoris va littéralement sortir du néant. D’ailleurs, on ne lui a pas attribué de fonction exacte, à part celle de donner du plaisir. Il doit bien servir à quelque chose, mais on ne sait toujours pas exactement à quoi. Puis, en 2005, c’est la première exploration par IRM (imagerie par résonance magnétique) d’un clitoris sur une personne vivante. Par la suite, en 2008, une coupe échographique en trois dimensions (relief) du clitoris est effectuée. En 2009, Odile Buisson, gynécologue, et Pierre Foldès, urologue, font l’échographie d’un clitoris pendant le coït (hétérosexuel avec pénétration). On observe que cet organe s’enroule autour du vagin et s’applique environ à l’endroit qu’on appelle le point G (le vagin n’est pas spécialement innervé). C’est un manière d’entrer, en l’occurrence, dans le corps féminin qui est extrêmement sensible comme tous les corps vivants.

Pierre Foldès a mis au point un protocole chirurgical pour réparer les clitoris après excision (l’excision ne coupe en général qu’une petite partie du clitoris). Il faut saluer ces travaux en faveur des femmes, d’autant que de nombreux chirurgiens de par le monde ont été formés à ces techniques. Citons Denis Mukwege, en République Démocratique du Congo, qui répare remarquablement des mutilations extrêmement graves faites au sexe des femmes. Il s’agit là d’une des façons de prendre le corps autrement, de le vivre de l’intérieur, d’essayer de le connaître et de connaître tout ce qui peut être dispensé par le corps comme sensations, comme émotions. Cela passe par les sciences naturelles. Aujourd’hui le clitoris n’est plus ignoré, il est présenté publiquement (images en 3 D…), y compris à travers des gadgets (porte-clés…).

Peut-être faut-il considérer le corps autrement qu’il a été considéré si longtemps, c’est à dire comme une espèce de machine constituée d’organes qui « fonctionnent » – chaque organe ayant une fonction précise, etc. Depuis quelques années, on se rend compte que c’est plus compliqué. En fait, nous sommes des « symbiotes ». Au passage, je rends hommage à un grand anarchiste qui était également un grand biologiste et géographe, Pierre Kropotkine. Il a été le premier à penser très fort que le mutualisme, la coopération, bref que l’échange pouvait être un moteur d’évolution beaucoup plus important que la compétition. Il a pensé cela au XIXe siècle, ce qui n’était pas évident. En étudiant les lichens, il subodorait que leur organisme était symbiotique, même s’il n’a pas pu le démontrer expérimentalement. Tous les lichens sont la symbiose d’une algue et d’un champignon. Alors pourquoi sommes-nous des symbiotes ? On s’est rendu compte qu’il existe un tout petit élément dans nos cellules, la mitochondrie, qui a une importance fondamentale. C’est grâce à elle que la respiration, l’oxydation, la décharge d’énergie vont s’effectuer. Ces mitochondries qui se situent dans nos cellules eucaryotes4 ne sont pas de petits organismes ; elles ne font pas partie de notre corps car elles ont leur ADN propre. Ce sont des bactéries. Elles montrent que les entités du vivant comme le corps humain ont réussi à se complexifier d’une manière incroyable. Au plus profond de nos cellules, nous sommes des symbiotes. Les végétaux pratiquent la photosynthèse grâce à de petits éléments situés dans leurs cellules, les chloroplastes. Les chloroplastes sont aussi des bactéries (cyanobactéries), ces fameuses petites algues bleues, qui ont produit absolument tout l’oxygène que nous respirons. À un moment, une cellule a incorporé ces petits chloroplastes qui ont conservé leur propre ADN, ce qui permet à tous les végétaux sur terre de pratiquer la photosynthèse. La symbiose des mitochondries comme celle des chloroplastes est très ancienne. De ce fait, ces bactéries ont perdu une partie de leur ADN et sont devenues dépendantes pour certaines fonctions (nourriture notamment). De la même manière, nous avons dans nos viscères deux à trois kilos de bactéries, d’archées, d’éponges, de virus : nos microbiotes qui nous permettent de digérer. Sans ce microbiote, nous serions incapables par exemple d’assimiler les sucres. Ces « organismes », internes à nos corps, pourraient tout à fait y être extérieurs. Et il n’y a pas que le microbiote intestinal, il y a le microbiote pulmonaire, sur la peau, dans la bouche, dans le nez, le vagin etc. On est constitué d’un ensemble de microbiotes. On n’est pas un sac étanche avec des organes qui fonctionnent comme des machines. C’est plus compliqué. On parle beaucoup du staphylocoque doré : ils fait partie de notre flore. Nous ne cessons, à chaque fois que nous nous serrons la main, que nous nous embrassons, à chaque fois que nous nous parlons, de renouveler nos microbiotes. Nous sommes en interactions perpétuelles avec le milieu dans lequel nous vivons.

Cela donne une autre vision d’un corps qui est un ensemble de dynamiques, vivant en perpétuel ajustement. Nous ne sommes pas des machines, nous sommes des écosystèmes. C’est tout à fait différent. Nous sommes des écosystèmes à l’intérieur d’autres écosystèmes. Et si on arrive à le ressentir, à le considérer comme ça, il ne s’agit évidemment plus d’un objet marchand : le corps n’est pas une marchandise. La question de transformer quelque chose en objet pour pouvoir l’échanger sur un marché ne se pose pas avec le corps, nous ne sommes pas des objets. Le vivant est beaucoup plus étendu que ça. C’est ce qui se pose comme question au niveau de l’espèce humaine, en l’occurrence au niveau des femmes pour la prostitution, pour la GPA, mais aussi pour les personnes qui testent les médicaments, pour toutes les personnes dont on utilise le corps. Il y a beaucoup de gens qui n’ont pas beaucoup d’argent et à qui on va proposer 1000 ou 1500 euros pour rester trois jours à l’hôpital, bien nourris et bien surveillés, et pour prendre des doses en fait excessives de certains médicaments, pour voir les effets.

Si on peut avoir conscience de ce qu’est le corps, alors on va changer totalement le regard sur la sexualité. La sexualité peut être vue simplement comme un échange, pas comme une tractation, pas comme une négociation, pas comme l’affirmation d’une domination. Et cela peut conduire à se dire : « Si, nous, on fonctionne comme ça, si on est des écosystèmes à l’intérieur d’écosystèmes, que vaut ce rapport de séparation entre les hommes et les femmes ? Ou entre les hommes et toutes les personnes sexisées qui ne sont pas considérées comme des hommes ? ». Idem pour la classification des « races » qui est une séparation, une dissociation dans l’espèce humaine entre les supérieurs et tous les autres, inférieurs. C’est très ancien.

Mais c’est aussi le rapport de l’humain au reste du vivant, le rapport à ce que l’humain appelle « nature ». Un vocable qui n’est d’ailleurs apparu que récemment dans le sens de tout ce qui est extérieur aux humains5. La nature au sens de « tout ce qui n’est pas humain » apparaît très tardivement car auparavant, depuis les Latins, la nature était l’ensemble des phénomènes physiques, ce qui incorporait aussi les humains.

C’est sous cet angle que je voulais aborder la question du corps par la prostitution. Qu’en pensez-vous ? (fin de l’exposé)

Discussion

Une intervention : Est-ce que tu considères « l’assistance sexuelle » comme de la prostitution et quelle problématique cela peut-il poser par rapport aux personnes en situation de handicap ?

L. B. : oui bien sûr que c’est de la prostitution. Le simple fait de parler d’assistance sexuelle signifie que la sexualité est un vrai droit, ce n’est même pas une question de handicap. Pour le coup, la sexualité dans ce cas n’est pas un échange, pas quelque chose de dynamique. C’est quand même de l’assistance généralement masculine qui est faite principalement par des femmes avec un problème d’argent. On est vraiment dans l’économie de la beauté cristalline, de tout ce qui est luxe calme et volupté, qui ne peut pas être considéré comme chaotique, comme physique. Aujourd’hui à notre époque cet ordre-là, c’est les valeurs marchandes. Transportons-nous dans le domaine économique : est-ce que l’argent est un bien commun ? Je ne crois pas. Ça pourrait être un bien commun si on considère que la monnaie, c’est quelque chose de bien pratique qui sert d’échanges parce que échanger une paire de bottes contre un cours de yoga, c’est un peu compliqué quand même. Mais aujourd’hui, à ce stade du capitalisme : qui fait l’argent ? qui bat l’argent ? qui dispose de l’argent ? Toute forme de prostitution ou de mise sur le marché de services qui impliquent le corps met du vivant sur un marché privatisé. On pourrait imaginer que l’argent soit mutualisé, soit juste une commodité. Dans l’absolu je trouve plus prometteur, plus révolutionnaire de sortir de ce système marchand, ce qui se fait dans certaines Zad, dans le mouvement des squats.

En ce qui concerne l’assistance sexuelle, c’est exactement la même chose que pour le divertissement sexuel. Le sexe est-il un droit ? Parce qu’il y a les droits : le droit à la nourriture, le droit de se cultiver, ce sont des droits que l’on exerce. Le droit à la sexualité ne peut s’exercer que sur autrui et de façon assez mécanique ; ça va s’exercer par des personnes qui ont du fric sur des personnes qui manquent de fric, qui négocient l’usage de leur corps sur le marché.

Une intervention : Merci, madame, pour votre historique sur l’usage du corps des femmes à travers les siècles. Cela dit, ce qui est posé quand même avec une évidence forte, c’est sortir du fétichisme de la marchandise et du fétichisme de l’aliénation. On voit bien qu’essayer de se déprendre de la valeur d’échange, c’est courir après un fantôme. Effectivement il existe des initiatives contingentes, mais ce sont des épiphénomènes, cela reste très anecdotique et cela valide le système de la démocratie libérale. Et deuxième question, il y a aussi le mimétisme identificatoire du matriarcat, qui fait un peu mentir la parole d’Aragon disant que la femme est l’avenir de l’homme. Dans l’entreprise, quand elles ont le pouvoir, elles sont souvent pareilles aux hommes.

Une intervention : Tu nous dis que la prostitution n’existait pas chez les Vikings, puis après tu remontes à la nuit des temps, tu remontes à des millénaires. Pour moi, c’est pas clair. Je manque vraiment d’informations et quid de la Chine ? Quid des sociétés encore plus anciennes et de la prostitution ?

L. B. : la période d’extension des Vikings est assez tardive. C’est aux VIIIe, XIIe siècles qu’ils vont vraiment essaimer. Ce sont plutôt des commerçants, mais oui c’est beaucoup plus tardif, effectivement. Là je parle des Grecs, des sociétés patriarcales. Oui il y a des sociétés patriarcales, et même à Sparte. Plutarque niait la présence de prostitution à Sparte parce que la monnaie spartiate n’avait aucune valeur : une monnaie en fer, non convertible dans le reste du monde grec. Cela décourageait les proxénètes de s’y installer et donc pas de prostitution. Dans les sociétés étrusques, dans l’Égypte ancienne on trouve des femmes médecins, scribes. Les femmes ont un statut, elles sont extrêmement respectées. Et puis dans les sociétés patriarcales, les femmes ne sont vraiment rien, on dirait qu’elles ne font plus partie de l’espèce. Dans les sociétés celtes, c’est pareil. Dans La guerre des Gaules par exemple, César est extrêmement choqué de voir des femmes qui lui paraissent totalement hirsutes, monstrueuses, parce que ce sont des grandes femmes athlétiques qui font tournoyer les gourdins au-dessus d’elles. Quand les hommes tombent au combat, les femmes les remplacent. Pour lui, c’est une horreur totale. La prostitution est vraiment liée aux sociétés patriarcales. Après, les Romains vont appeler prostituées les Étrusques parce que les femmes étrusques ont une liberté de mœurs, elles font ce qu’elles veulent en fait, et eux vont les appeler prostituées. Sauf que la différence, c’est qu’elles multiplient les aventures parce qu’elles ont envie. Pour eux, c’est quelque chose de monstrueux. Une femme ne peut pas chercher le plaisir. Je montre que le patriarcat n’est pas systématique, ce n’est pas dans toutes les sociétés. Sur la Chine, je n’en sais rien.

Quand les femmes se trouvent en position de pouvoir, elles sont des êtres humains comme les autres, extrêmement classiques.

Le rapport à la colonisation. Elle se fait par le militaire, en général. Les militaires ne se déplacent pas sans toute un infrastructure qui est censée garantir du sexe au soldat.

Il y a les bordels de campagne, mais il y a aussi des réseaux extrêmement organisés qui vont recruter des femmes parmi les colonisé.e.s pour les mettre à la disposition des soldats. Cest une situation quon observe systématiquement et dans des conditions qui sont la plupart du temps absolument atroces. La prostitution existe parfois dans les sociétés colonisées, mais jamais sous cet aspect-là qui a quand même très souvent un aspect dabattage, que ça soit en Indochine, au Maghreb, ou en Amérique. Le bordel militaire, cest vraiment quelque chose dassez monstrueux. Et le pire, cest que cest une véritable institution et quune fois que cest installé, et que le pays acquiert son indépendance, les structures, les systèmes de recrutement restent.

La prostitution est indissociable de la colonisation. Il ny a pas de colonisation sans prostitution, cest systématique. Jai cherché partout, il ny en a pas. Il y a dexcellentes études sur le sujet.

Une intervention : Est-ce que vous définissez la prostitution à partir du moment où il y a un aspect financier, ou lorsque des femmes sont assujetties à du travail sexuel ? Et vous parliez de l’Église, des différents conciles : est-ce quil y a une corrélation entre le développement des grandes religions avec les normes et les codes moraux quelles promeuvent, le patriarcat, et le développement de la prostitution ? J’ai cru comprendre que des religions moins étendues géographiquement n’avaient peut-être pas autant de valeurs imposées, de morale. Alors est-ce quil y a une relation entre le développement des grandes religions et tout ce que ça amène dans le mode de vie et la prostitution, la sexualité, etc. ?

L. B. : Oui, bien sûr. La première chose que vont faire toutes les religions du Livre, cest sefforcer de contrôler la sexualité. Le plus grand danger couru par la religion chrétienne, catholique, ça plus été ce quon a appelé la « finamor », tout ce mouvement des troubadours où l’adultère était valorisé, en général dun homme « inférieur » face à une femme « supérieure ». Ça a vraiment ébranlé le pouvoir patriarcal de l’Église. Cest la raison pour laquelle ce qui était le plus fermement puni dans toutes ces religions, cétait l’adultère, la liberté sexuelle. Quon puisse baiser pour son plaisir, cétait hors de question !

La prostitution, elle, était tout à fait admise, et dailleurs, les prostituées au Moyen-âge, une fois quelles avaient fini leur « carrière », elles s’achetaient une conduite, elles navaient aucun problème d’intégration. Par contre, une femme adultère risquait la mort, taillée en pièces en place publique. Quelle puisse disposer de son corps et en plus, chercher le plaisir, non ! cétait insupportable !

Une intervention : On a parlé du rapport du patriarcat avec la soumission des femmes à travers certaines civilisations. Cest vrai que ça remonte à la nuit des temps, mais je voudrais savoir si vous vous êtes penchée sur la question du rapport entre le patriarcat et le tourisme sexuel qui vise en particulier les enfants, garçons et filles. Donc lhomme par rapport au petit garçon, est-ce que ça relève du même mécanisme, ou est-ce quil y a dautres choses à voir derrière ?

L. B. : Oui, ça relève des mêmes mécanismes. Quand on regarde le patriarcat originel, les enfants font partie de la manne sexuelle dont on peut disposer. Cest très clair dans les mondes grec, latin. En fait, les hommes disposent du corps d’autrui. C’est leur droit, leur premier droit pour les divertissements sexuels : le corps dautrui. Autrui, ce sont les femmes, les enfants, les jeunes garçons, les travestis, peu importe. Ce droit sexuel sexerce par la prostitution, par le mariage, par le harcèlement, par le viol, par linceste. Bien évidement, tout nest par réglementé ; mais pour le viol, cest parce quon sattaque à la propriété d’autrui. Si autrui nappartient à personne, ce nest plus un problème. Si vous violez un gosse des rues, personne ne va vous embêter ; mais si vous violez lenfant de quelquun dautre, ou la femme, ou lesclave de quelquun dautre, là ça ne va pas passer.

La pédophilie est massive dans l’Antiquité, c’est même impressionnant. Quand on regarde les bordels antiques, il y a plusieurs façons de se procurer des esclaves, et dailleurs on a un discours dun Romain qui disait : mais vous vous rendez compte que vous pouvez très bien coucher avec votre fils, votre fille ? Parce quun père qui ne voulait pas de ses enfants les exposait, pour que les prenne qui voudra. Les proxénètes en récupéraient, les formaient pendant quelques années. L’espérance de vie des gosses prostitués était très courte, peu atteignaient l’âge adulte.
Toutes les sociétés qui méprisent les femmes ont exactement le même rapport aux enfants. Cest lié, ça s’observe. En revanche, dans celles où les femmes ont de limportance, les enfants aussi. Ils sont respectés.

Une intervention : Je voudrais que tu abordes quelques points par rapport au corps marchand des femmes, et en particulier par rapport à certaines réflexions quon entend aujourdhui et les démarches militantes défendant certaines libertés dans la gestion du corps. Par rapport à la prostitution, on sait que certaines personnes, y compris dans nos milieux, défendent le droit de se prostituer. Par ailleurs, une autre forme de disposition du corps des femmes a été longtemps une fonction d’élevage (les nourrices), et aujourdhui on passe à une fonction encore plus interne dans leur corps avec la gestation pour autrui. Quen penses-tu ?

L. B. : Sur le droit de se prostituer, je dirais que cest le faux nez du droit dacheter des services sexuels. Parce que tant quil y aura nécessité, on va pas reprocher aux gens dessayer de bouffer. Largent étant chose privée, privative, qui nest pas distribuée de façon équitable entre hommes et femmes, tant quil y aura des gens qui manqueront de tout, il y aura de la prostitution. Largent nest pas un droit et donc il y aura toujours des gens qui nauront que leur personne à disposition pour en gagner, et dautres qui auront suffisamment dargent pour se payer du divertissement sexuel. Pour les uns, cest du luxe, se payer une prostituée, cest avoir le fric en plus pour le faire, et pour les autres qui auront des enfants à nourrir, on aura toujours de la prostitution.

Donc défendre le droit de se prostituer, cest quoi ces conneries ? On ne peut pas le présenter comme ça. Je comprends très bien que des prostituées puissent défendre le droit quelles ont car on ne leur a pas proposé d’alternative. Un boulot à 500 balles par mois, ce nest pas une alternative. Pareil, quand on regarde la loi de 2016 sur les parcours de sortie de la prostitution, on pleure. Dans un pays où il y a 6 millions de chômeurs, on propose en gros un RSA à des femmes qui parfois ont des gamins, qui sont dans des situations infernales, de faire cette démarche héroïque de sortir de la prostitution. La seule façon de remédier aux situations affreuses qui la plupart du temps amènent à la prostitution, cest de donner de largent aux gens, tout simplement, de dissocier le travail de la personne. Cest ce que propose Friot, de mettre en place les préconisations du DAL sur le droit au logement, de faire en sorte que cette nécessité n’ait pas lieu d’être, pour personne.

Mais il y a quelque chose de très gênant : une prostituée, cest environ 20, 40, 100 clients.

Ça profite à qui, finalement ? Cest du divertissement sexuel sur la peau des gens. Admettons que quelquun ait envie de se prostituer. Dans labsolu, est-ce quon a besoin de légiférer là dessus ? Une loi est édictée pour tout le monde, mais les femmes étant ce quelles sont, cest-à-dire plutôt plus pauvres que les hommes, dans tous les pays où la prostitution est réglementée, linstitution fait mécaniquement disparaître énormément demplois que les femmes étaient allé chercher avec les dents pour pouvoir les exercer, parce que tout le monde na pas envie, tant sen faut, d’être toujours au service de la personne de lhomme. Beaucoup de femmes ont envie de conduire des bus, denseigner lhistoire, de peindre, de faire des tas dautres boulots qui leur ont été interdits pendant des siècles pendant lesquels les femmes étaient réduites à leur ventre et à leur sexe, littéralement incarcérées dans leur ventre et leur sexe.

Le droit de se prostituer : entre un droit et un devoir, ça glisse. On a mis des siècles a essayer de ne plus être considérées sous cet angle, donc le droit de se prostituer, cest non. Ce nest pas du droit de se prostituer qu’il faut parler, mais du droit quil y ait des prostituées dans la société pour que les hommes puissent y aller.

La GPA. Je trouve très intéressant de partir sur les nourrices. Il y a un bouquin de Leïla Slimani qui sappelle Chanson douce. Il parle de ce qui est devenu un boulot mercenaire : celui de nourrice. Pendant des millénaires en terre patriarcale, la nourrice est très souvent une esclave ou quelquun de très basse extraction. Mais son rôle est suffisamment reconnu. Qui reconnaît Ulysse, quand il rentre à Ithaque ? Son chien et sa vieille nourrice aveugle qui va lui laver les pieds. Elle reconnaît une cicatrice quil a eu quand il était gamin, et cette nourrice est la seule à reconnaître Ulysse. Quand on a un personnage comme ça, cest étonnant : elle est extrêmement valorisée, elle n’est rien et tout en même temps. Pendant des siècles, on reconnaît les frères et les sœurs de lait, cest à dire que la femme qui allaite crée une fratrie. Elle reste dans les familles. Il y en a aussi dans les pièces de Molière où la petite amoureuse va voir sa nourrice en pleurant. La nourrice est la confidente de toute la famille, elle engueule le père, elle mène tout le monde par le bout du nez.

Ce rôle, qui est un rôle dallaitement très dur parce que ces femmes abandonnaient leur gosse, qui mouraient très souvent, était central, reconnu. C’était un personnage très très fort. Chez Slimani, lhistoire commence par le meurtre de deux enfants, mais ensuite il y a toute la façon dont cette femme est entrée dans cette famille. Les deux parents ont trouvé tout naturel quelle nait pas de vie, quelle soit obsédée par son boulot, disponible nuit et jour. Comment pourrait-elle être normale, en vivant comme ça ?

La GPA, cest quelque chose dassez épouvantable. Il faut savoir que cest pratiqué de tout un tas de façons différentes et quil y a des pays, lAngleterre par exemple, où ce n’est pas interdit mais où la mère gestante est considérée comme la mère, et elle a six semaines après laccouchement pour décider de donner ou non lenfant. Elle na pas le droit d’être rémunérée, cest ce quon appelle la GPA « altruiste ». Après évidemment, tous les arrangements sont possibles, mais elle a quand même un droit, elle existe.
Dans dautre pays, lUkraine, lInde, on a des femmes qui sont collées dans des pouponnières, nourries, bien surveillées, et elles signent un engagement à renoncer à toute filiation.

Je voudrais revenir sur cette histoire de filiation. Pourquoi naurait-on que deux parents ?Dans le cas de la GPA, pourquoi ne reconnaît-on pas le rôle biologique, car ce nest jamais un rôle seulement biologique ? Il va y avoir un être humain qui va former toute sa sensorialité, tout son bagage émotionnel dans un écosystème qui est celui de la mère gestante. Ce nest pas dérisoire.
Au moment de laccouchement, un gosse dans son placenta, il est stérile. Donc quand il sort il est ensemencé par la mère, par la flore vaginale, intestinale, par contact, par le souffle, lallaitement. La mère n’est pas quun incubateur, elle lui donne des billes concrètement pour exister, car sans ces microbiotes il ne pourrait pas fonctionner. Une femme nest pas seulement un incubateur.
Ce qui me dérange dans la GPA, cest la même chose que ce qui me dérange dans la prostitution, cest à dire le fait de nier quentrer en contact intime implique quelque chose comme une responsabilité. C’est-à-dire que pour moi, on na pas à se déresponsabiliser en sortant des billets.
R
écemment, il y a une femme dune cinquante d’années qui sest fait tabasser à mort par un de ses clients. Quelles sont les circonstances aggravantes ? Il ny en a pas, parce que baiser avec un putain, ça n’engage pas votre responsabilité, ce n’est pas la même chose que si vous tabassez à mort votre petite copine.

C’est donner de largent pour de désolidariser de la personne avec qui on entre en contact, et avec qui on est dans un rapport de pouvoir.

Donner de largent pour louer un utérus… On est quelques-unes ici à avoir accouché. On peut y rester, on peut avoir le corps durablement abîmé, on peut en mourir. Il y a quelque chose qui se passe chez les mammifères pendant la gestation. Il me semble quil devrait au moins y avoir un droit de continuité, de contact potentiel. On ne devrait pas pouvoir dire à une femme : « Tu renonces à tout contact avec lenfant que tu as porté ». Et même pour le gosse. Pourquoi on ne pourrait pas déterminer un droit, une forme de droit qui fasse quon puisse rester en contact ?

Ça me paraît horrible. LUkraine est un des lieux où la GPA est pratiquée à l’échelle industrielle. Il faut savoir que même avant la guerre actuelle, cétait un pays dévasté, du fait notamment de la catastrophe nucléaire. Et la GPA n’y est pas chère !

Il y a déjà un moment, on a reçu un enfant de Tchernobyl. Zara est venu installer une usine dans la zone de Tchernobyl et la mère de cet enfant était payée 20 centimes par pantalon plié et ensaché. Ils ont construit cette usine où il ny avait ni dispensaire, ni hôpital. Lusine est restée un mois et a fichu le camp avec toute la marchandise, et la mère de lenfant na jamais vu son argent !

Avec Zara, la GPA, les proxénètes, on est dans un monde ultra libéral, ultra capitaliste. Il y a de largent à faire, cest pas un problème. Dans un pays qui est dans une situation deffondrement comme a pu l’être lUnion soviétique, les chicago boys ont littéralement bradé tout le pays. On voit les vautours rappliquer pour faire argent de tout. Il y a des gens à exploiter, on peut sy ruer. Faire de largent avec la moindre cellule vivante.

Une intervention : Tu disais quun enfant nappartient pas forcément à deux personnes. Dans les sociétés polynésiennes, avant quelles ne soient colonisées par les Anglais et les Français, les Tahitiens disaient que lamour était libre, que lenfant appartenait à la tribu. C’était une expérience qui pourrait nous servir de guide, parce que cest peut-être ça le modèle auquel il faudrait se rapporter.

L. B. : il y a beaucoup de manières de vivre la parentalité. Il y a des sociétés où l’enfant nest pas élevé par ses parents mais par ses grands-parents. Dans les sociétés matrilinéaires quon appelle aussi matriarcales (au sens premier), le père génétique a un rôle, mais le père social cest le frère de la mère ou son oncle, un garçon apparenté à la mère et comme ça on ne se tracasse pas avec ladultère. Lenfant de ma sœur est mon enfant, donc je ne vais pas la pister partout. La virginité n’a aucune valeur. La liberté sexuelle ne bouscule rien. Cest lexemple typique dune triangulation. Et pourquoi rester sur la triangulation ? La famille peut être encore plus étendue. Je ne pense pas quil y ait de modèle. Par contre, on gagnerait à laisser sexprimer pleins de modèles différents, afin que l’enfant dispose de plusieurs référents adultes. La famille nucléaire, on ne devrait pas vivre comme ça. Je le dis, j’en suis issue et jai une famille nucléaire, mais en même temps cest compliqué de faire autrement.

Une intervention : Par rapport à la GPA, la filiation, le patriarcat, quest-ce que cest que de vouloir à tout prix un enfant, au prix de sacrifier quelquun dautre, mettre en jeu dautres personnes ?

L. B. : Le corps est dévalorisé, c’est un objet qui na aucune importance. On estime que la personne est ailleurs que dans le corps. Mais si la personne est le corps, ça pourrait tout changer. Aucune considération pour ce qui se passe dans un corps sensible.

Que des personnes puissent vouloir porter des enfants pour dautres, on passe notre vie à échanger. Pourquoi on paie pour avoir des choses ? Pourquoi des gens paient pour avoir des relations sexuelles ? La quasi totalité des gens qui vont voir des prostituées ont une vie sexuelle à côté, mais ils veulent payer pour pouvoir imposer des choses que librement on ne ferait pas, quon na pas envie de faire. Ils veulent payer pour commander et ne pas avoir à se soucier d’autrui, ne pas avoir la moindre responsabilité avec la personne avec laquelle ils couchent. Je couche avec elle, mais je nai aucun engagement avec elle. Mais si, mon pote. Je me dis que si les prostituées pouvaient obtenir un droit de rétorsion sur tout client qui rentre en contact avec elles… Mais à partir du moment où elles reçoivent largent, elles renoncent à tout droit. Ce ne sont pas des prestations sexuelles quon paie, ni une gestation, cest le fait dacheter la déresponsabilisation par rapport à un alter ego. C’est pour dire : « Cette personne est coupée de moi, je men fous. » Ça, non.

Une intervention : Ce que tu disais au début, le fait de sapproprier le corps de lautre par la pénétration. En ce moment, il y a une remise en question de ce code sexuel de passer par la pénétration ; on peut avoir des pratiques qui soient autres mais reconnues en tant que relations sexuelles. Il y a un lien entre pénétration, patriarcat, posséder lautre et l’idée que les femmes jouissent spécifiquement par la pénétration et pas autrement. Je trouve que cest drôlement important et intéressant ce mouvement.

L. B. : On est sur les questions quon peut se poser sur la sexualité, sur les modalités de plaisir que peuvent avoir les femmes. Mais on ne se pose pas ces questions : une femme, cest fait pour donner du plaisir aux hommes. Jai vu passer une enquête dans laquelle on demande aux femmes « Comment vous masturbez-vous, madame ? » Les femmes sont 2000 ou 3000 à répondre, et après on fait des statistiques. Combien utilisent la pénétration quand elles se masturbent ? Cest peut-être de lordre de 5 %. On peut jouir de la pénétration, mais ce nest pas indispensable, alors que pendant très longtemps on a estimé que sans pénétration il ny avait pas de relations sexuelles.

La pénétration est un mode de relations sexuelles, mais quil ny ait pas dautres moyens de jouir, ça pose un problème ! Et le problème est posé en plus parce quon commence à rentrer dans ce truc d’altérité et se dire comment les femmes fonctionnent, comment leur corps fonctionne. Cest une question quon ne peut pas poser dans la prostitution, ni la GPA : la façon dont les femmes désirent, dont elles ont du plaisir. Les femmes sont là comme ressource, pas pour avoir une subjectivité, un ressenti, des émotions, des sensations.

Et puis on nest pas obligé de baiser, cest aussi une sexualité. Ce qui est plaisant dans ce qui se passe en ce moment, cest quon voit des tas de modalités différentes d’être, des tas didentités différentes et cest réjouissant, cette diversité incroyable !

1 Françoise d’Eaubonne (19202005) est une femme de lettres, romancière, philosophe, essayiste et biographe, militante libertaire et écoféministe. Elle s’engage dans la Résistance, signe le Manifeste des 121 contre la Guerre d’Algérie (1960), anime, au sein du MLF, le groupe « Écologie et féminisme » (fin des années1960), cofonde en 1971 le Front homosexuel d’action révolutionnaire. Elle est à l’origine du mot « phallocrate » et du terme « écoféminisme » en 1974.

2Relatif aux pharaons de la dynastie des Ptolémée.

3 Le clitoris fait l’objet d’une deuxième redécouverte à la fin des années 1990 : l’urologue Helen O’Connell met au centre les parties non visibles du clitoris, révélant son importante taille (9 à 10 cm), son innervation dense, et ses liens avec les autres organes.

4 Les cellules eucaryotes se trouvent dans les organismes multicellulaires, tels que les plantes et les animaux, mais peuvent également exister sous forme d’organismes unicellulaires, comme les champignons et les protistes. En revanche, les cellules procaryotes, telles que les bactéries, ne possèdent pas de noyau ni d’organites.

5En Occident, le terme « nature » désigne depuis seulement le XVIIe siècle l’univers matériel régi par des lois et extérieur aux humains, ceux-ci étant les êtres de culture. D’où l’opposition nature/culture ; objet/sujet. C’est d’ailleurs selon cette définition que la célèbre revue scientifique « Nature » a été créée en 1869. D’où l’apparition à cette suite de la notion d’« environnement ».

Le fascisme qui vient…

Le fascisme qui vient…

L’immense écrivain qu’était Umberto ECO (1932 – 2016) s’est préoccupé de notre avenir politique, de nos institutions démocratiques. En avril 1995, il prononce à New York une conférence à l’occasion du cinquantième anniversaire de la libération de l’Europe. Son texte nous est arrivé en traduction (Grasset, 2017, 52 p., 3 Eu.) avec pour titre : Reconnaître le fascisme.

L’écrivain « flaire » ce qu’il nomme « l’Ur-fascisme », une forme « primitive » de culture politique extrémiste. Elle se perpétue en s’adaptant aux circonstances d’espaces et de temps. Il s’agit donc de le reconnaître. Et pour cela, il propose « 14 caractéristiques » : du culte des traditions et du rejet du modernisme à la novelangue, à consonances techniques, utilisée par des décideurs et gouvernants.

Umberto ECO définit « l’Ur-fascime comme irrationalisme ». Il note le prima de « l’action pour l’action », le rejet de l’attitude critique, tout ce qui rend la culture « suspecte ». Quant aux universités ? Ne sont-elles pas, (en son temps), un repère de communistes ? Aujourd’hui, il est question « d’islamo – gauchisme » à l’Université. La dénonciation hasardeuse de l’islamo – gauchisme ne serait-elle pas une variante de l’Ur-fascisme ? Il faut nous tenir en éveil en présence de ces caractéristiques du fascisme.

Voilà que, pour nous aider dans notre vigilance, parait une publication d’une centaine de pages rédigées par deux universitaires, l’historienne Ludivine BANTIGNY et le sociologue Ugo PALHETA : Face à la menace fasciste (éd textuel, petite encyclopédie critique, 2021, 124 p.).

En quatre chapitres très documentés, les deux auteurs proposent un panorama de l’actualité (chap. 2, p. 39) : « Le macronisme, un autoritarisme du capital ». Ainsi :

« On se rappellera longtemps comment à l’occasion d’une crise sanitaire, ce pouvoir s’est immiscé dans les existences au point de les ordonnancer, décidant sans concertation démocratique de réguler nos gestes, nos heures, nos sorties et au fond nos vies. » (p. 40)

On nous montre comment, pourquoi et avec quelles conséquences : « le macronisme vient de loin ». En fait du bonapartisme autoritaire et des « techniciens ». Ils étaient là, au pouvoir au début du régime de l’ « état français » de Pétain. Un étrange retour au désir d’une autorité garante de l’économie?

Voyez comment, l’action publique est ralentie dans sa mise en œuvre, nous dit le pouvoir en place ? Et de proposer de passer outre au débat parlementaire, au contrôle des élus qui ne servent qu’à retarder l’action. L’actuel président de la République a eu le projet de modifier la Constitution en commençant par son « Préambule », le texte sacré de la République ! Il faudrait ainsi nous débarrasser de ce qui gène les performances, l’action du pouvoir, voir celles d’entreprises du modèle start up ! Ce projet ne serait que provisoirement abandonné.

Que fait la police ? Ces forces ont réprimé des manifestations de gens qui, demandant, un peu d’attention et d’écoute sont tombés dans le piège des violences. Elle est utilisée pour faire disparaître des gens venus d’ailleurs, migrants installés aux portes des villes. Elle réclame plus de moyens qui lui sont accordés sans réelle contrepartie.

On a vu des fonctionnaires de police manifester – avec le soutien de leur ministre – contre la Constitution, le droit et les juges estimés laxistes. Et c’est là, à partir de cette contestation du droit et de la Constitution, une contestation des règles de langage qui permettent de vivre ensemble, qu’apparaît une possibilité du fascisme.

Quant aux médias électroniques, les plus consultés, écoutés, regardés… ils agissent sans contrôle ni respect du droit qu’ils défient. Ils diffusent des idéologies nationalistes recuites, des complots et des haines racistes. Diffuser la peur d’autrui assure des notoriétés de candidats aux élections.

Avec à la tête de l’État un personnage autoritaire, sans métier ni expériences du travail et de la vie quotidienne, qui ne sait ni ne veut dialoguer avec des « corps constitués », encore moins avec des oppositions critiques, des vannes sont grandes ouvertes pour des discours obscènes.

Déjà le fascisme n’est plus en sommeil, éveillé il prend ses aises dans les médias, ses quartiers dans l’espace public. Il est là lorsqu’est réclamée une autorité qui protégerait de la présence des autres.

Il dit : vous m’aimerez comme autrefois. Je suis beau, généreux et puisque vous me laisserez faire, je vous apporterai le bonheur, la félicitée et la sécurité.

Ne me craignez pas, j’agis avec vous, pour vous !

J. J. Fouché / 22-Nov-22

La responsabilisation : assujettissement et/ou émancipation ?

Avec Simon Lemoine

La responsabilisation :

assujettissement

et/ou émancipation ?

Qu’est-ce qui dans nos vies nous amène à entretenir une participation active à notre propre asservissement ?

A hauteur de scènes familières, Simon Lemoine propose de mettre à découvert les étayages qui participent à la fabrique du consentement, du dévouement, des bancs de l’école, au travail salarié usé par les pratiques du new management enrôlant le salarié à sa propre surveillance ou à une disponibilité toujours accrue. Ainsi, que le dévouement soit exploité ou simplement suscité, la perte de la libre disposition de son usage demeure bien l’expérience quotidienne d’une dépossession. Sans aucun doute, nous aurons l’occasion lors de cette soirée d’évoquer Pierre Bourdieu (sociologue considéré comme l’un des plus importants de la seconde moitié du XXème siècle) puisque c’est le 20° anniversaire de sa mort et que notre invité connaît bien son oeuvre.

COMPTE RENDU

La responsabilisation : assujetissement et/ou émancipation?

Voici le compte rendu de la première partie de la soirée débat du mois d’octobre avec Simon Lemoine, philosophe et enseignant

Serge Lemoine :

Nous allons parler de Pierre Bourdieu. Le texte que j’ai préparé pour ce soir reprend, utilise beaucoup Bourdieu. Mais il y a aussi des choses neuves, originales, qui pensent notre actualité. On manque d’espace pour dire des choses neuves. Les institutions sont faites de telle sorte que certains discours sont tout le temps redits (Michel Foucault, L’Ordre du discours). Ils peuvent avoir beaucoup d’intérêt, une portée politique ; mais souvent ils sont émoussés, on les a beaucoup entendus, et les adversaires, ceux qui sont combattus par ces discours, ont eu le temps de trouver des parades.

Un livre comme Les Héritiers de Bourdieu remet en cause l’école ; et effectivement ça fait grand bruit, c’est discuté ; mais beaucoup d’adversaires vont trouver tout un tas de réponses plus ou moins honnêtes et l’institution elle-même va dire : « Oui oui, on a lu Bourdieu, on l’a compris. Les statistiques effectivement sont problématiques. On a mis en place telle et telle chose pour lutter contre le décrochage scolaire, ou pour favoriser l’ascension sociale »… Et on nous fait la liste des choses qui ont été mises en œuvre. Ainsi, des parades sont mises en place face aux discours critiques, et ils perdent de leur efficacité. Ils vont convaincre certains individus, mais ils ne provoqueront plus des soulèvements politiques et ne mettront plus en danger les personnes qui sont visées.

Donc, c’est difficile de venir parler d’un auteur : on se dit qu’il faut aussi proposer des choses neuves, de nouveaux discours, qui seront peut-être plus difficiles à combattre et pour lesquels les personnes et les institutions qui sont remises en cause devront élaborer des contre-discours, ce qui pourra leur prendre du temps.
C’est un peu mon idée, ce soir. Le problème, c’est qu’on attire beaucoup plus les foules en parlant de Foucault ou de Bourdieu. Entendre des choses nouvelles, c’est moins intéressant. Parce que justement c’est nouveau ; et chacun se dit : « Est-ce que c’est vraiment intéressant, est-ce que ça a de la portée ? » Et il faut faire aussi un effort face à quelque chose de différent et à des objets qui ne semblent pas forcément très intéressants.

Si je vous parle par exemple de « la reproduction » à l’école, tout de suite vous voyez que c’est un terrain qui a déjà été étudié, ça vous intéresse, on en voit la portée, etc. Ce soir, je voudrais vous parler de la responsabilisation. Vous vous dites : « Quel intérêt cela peut-il avoir ? » Je vous demande de me faire un peu confiance et de prêter l’oreille, car c’est à ce prix qu’il peut y avoir des discours neufs. Si aujourd’hui c’est si difficile de faire naître de nouveaux discours, c’est justement parce qu’il y a un problème institutionnel ; mais c’est aussi nous, en tant que lecteurs ou auditeurs, qui sommes habitués à certaines choses, à certains objets ou auteurs, et du coup pouvons avoir du mal à recevoir des choses un peu différentes, notamment parce que nous n’avons pas le temps. Dans les rayons d’une librairie, nous nous demandons comment nous allons dépenser notre argent : « Peut-être qu’il vaut mieux que j’achète une valeur sûre, un livre qui traite d’un sujet rassurant ou dont j’ai entendu dire qu’il était tout à fait opératoire d’un point de vue politique », etc. Quelque chose de vraiment neuf n’a pas forcément d’intérêt, notamment parce que ça manque de publicité.

Donc, j’essaie de faire des discours nouveaux. Mais ce n’est pas non plus quelque chose d’extraordinaire qui va changer votre vie ! C’est du travail sur des objets assez simples. L’idée, c’est d’essayer à partir de ce qui se fait déjà, Bourdieu et Foucault, et de faire un pas de plus dans une certaine direction qui n’a pas forcément été prise par ces auteurs. La deuxième idée, c’est d’essayer de voir comment adapter ces théories au monde d’aujourd’hui, qui est assez différent des années où ils ont vécu.

Comme je travaille à côté de cette activité, je n’ai pas énormément de temps pour mener ces recherches, et c’est éminemment difficile parce que il n’y a pas de place pour ces discours neufs. Il faut trouver des maisons d’édition, et aussi réussir à convaincre des individus que ça vaut le coup de s’intéresser à tel ou tel sujet. Donc il y a vraiment une difficulté à plusieurs niveaux pour dire des choses nouvelles ou un peu différentes, tout simplement par exemple à cause des librairies : aujourd’hui les librairies, c’est comme le cinéma. Si vous ne faites pas d’entrées, le film est remplacé au bout d’une semaine. Ce sont les chiffres qui vont décider de ce qui est proposé aux spectateurs. Il y a des logiciels, et en fonction des ventes on nous présente des livres qu’on laisse en vitrine ou qui s’en vont. Et c’est ce qui détermine toute la chaîne qui est en amont : les éditeurs vont vouloir sortir des livres avec des titres et des sujets susceptibles de rester sur les étals, parce que sinon ils ne sont pas rentabilisés. Si en amont on leur propose quelque chose de médiatisé, ils sont contents ; si on propose quelqu’un ou quelque chose qui n’est pas connu (comme par exemple l’idée de déresponsabilisation), financièrement déjà ça pose problème.
C’est donc difficile de faire des recherches dans ces voies-là, et ce que je vais vous proposer est tout à fait modeste. Ce sont juste quelques années de travail, pendant des interstices, qui m’ont permis de développer cela.

J’ai pu développer deux choses, et vous me direz si l’une vous intéresse plus que l’autre. Je vais vous parler de mes derniers travaux sur la responsabilisation, et j’ai aussi travaillé sur le dévouement au travail. Là, j’essaie d’ajouter une pierre à l’édifice de Foucault et Bourdieu, quand ils réfléchissent au « champ » ou au « dispositif » qui, comme le disait Jean-Louis, nous font faire, nous font être, mais aussi nous font dire. Quant on est dans un dispositif, il y a tout un tas de déterminations qui agissent sur nous et qui, comme dit Foucault, conduisent nos conduites.

Le dévouement, ce serait une part de ces déterminations : comment un lieu de travail augmente notre productivité, comment on tire le maximum de nous. J’ai remarqué que c’était énormément par le dévouement. Qu’est-ce que j’entends par là ? C’est l’idée qu’à peu près dans tous les lieux de travail à ma connaissance, dans tous ceux que j’ai étudiés (et j’ai pas mal de documents pour le vérifier, moi-même j’ai travaillé dans plusieurs secteurs d’activité), chaque fois, j’ai remarqué qu’on mettait le travailleur face à quelqu’un en situation de souffrance ou de potentielle souffrance, et qu’on limitait les moyens à la disposition de ce travailleur. Ce qui fait qu’il est obligé de prendre sur lui, de redoubler d’efforts pour que cette personne souffre moins ou soit soulagée. Mais les dispositions sont terribles, parce qu’en fait cette souffrance est infinie. L’idée, c’est que tout le temps vous allez avoir des personnes en difficulté, en souffrance, et vous aurez beau les aider, il y aura une nouvelle personne qui arrivera. Les travailleurs (on peut penser au domaine médico-social) vont s’épuiser à venir en aide à des personnes en souffrance, en ayant des moyens limités. On sait très bien qu’on manque d’employés. C’est sans fin. L’investissement est provoqué comme ça : les gens vont travailler à 120 %, risquer le burn out, ne plus avoir de vie personnelle. On réussit à obtenir ça pas forcément comme dans l’exemple de Foucault avec le panoptique, c’est-à-dire le regard présent sur nous ; mais aujourd’hui, je pense que ça marche énormément avec cette histoire de dévouement. Montrer la souffrance d’un collègue, d’un client, et limiter les moyens disponibles, pour que l’individu prenne sur lui et redouble d’efforts pour venir en aide à la personne qu’il a sous les yeux. Ca prend des formes très subtiles, « diffuses », comme dit Foucault. Par exemple à la caisse du supermarché : comme il y a toujours la queue, vous vous sentez pressé en tant que client et le ou la caissière se sent aussi pressée, parce qu’il ne faut pas faire trop attendre les clients.
On a là un dispositif qui semble anodin, qui semble technique et pratique, mais en fait il est affreux, pas seulement pour cette affaire de dévouement ; mais en tout cas, un des facteurs qui fait que ça fonctionne, c’est qu’il y a toujours quelqu’un qui attend, qui s’impatiente et qui ne peut que manifester son impatience parce qu’il a envie rentrer chez lui : il y a des courants d’air, la musique est insupportable… Du coup, il y a une pression assez fine et pourtant réelle. Pour bien en saisir la puissance, il faut se rendre compte que c’est tout le temps et à toutes les caisses. Les personnes qui font le planning s’arrangent pour qu’il y ait le minimum de caisses ouvertes, pour que ce soit le plus rentable possible. C’est sans fin : vous aurez beau vous dévouer, vous dépêcher, de toutes façons, si vous augmentez votre rapidité, la prochaine fois le logiciel va s’adapter, puisque l’idée c’est de travailler à flux tendu, d’être juste un peu en-dessous des capacités, pour être au maximum d’économies. On retrouve ça dans beaucoup de lieux, notamment chez MacDonald. Je vous conseille un livre d’une sociologue intitulé Du ketchup dans les veines. Ce qui est très intéressant, c’est qu’elle y est entrée en adorant MacDo ! Elle aimait y manger, elle voulait y travailler, elle a gravi les échelons jusqu’à devenir assistante du directeur et promise à un bel avenir dans la chaîne MacDonald… Heureusement pour elle, elle s’est mise à faire des études de sociologie. Le livre est particulièrement intéressant parce qu’on a le point de vue de quelqu’un qui au départ apprécie MacDo, et qui ensuite devient plutôt neutre, puis finalement très critique.
Je vous parle de ça et du dévouement, parce qu’elle montre bien que c’est quelque chose qui est créé de toutes pièces par le management. Les managers doivent régulièrement organiser des soirées avec les « collaborateurs » pour « créer du lien ». Comme il y a une interdépendance extraordinaire dans ces fast food, si vous êtes amis ou copains avec les autres, vous ne pouvez pas les lâcher. Vous devez donner le maximum pour que l’harmonie fonctionne. Elle raconte que quand la journée de travail est finie, et qu’on se rend compte qu’un ne peut pas tenir avec l’effectif qui reste, on vous demande si vous voulez rester et vous ne pouvez pas refuser. Vous ne pouvez pas laisser tomber les gens avec qui vous avez fait la fête la veille ! Et en plus vous êtes super-fier, vous vous sentez comme Zorro ou Superman pour ne pas laisser vos copains dans la panade. On voit que ce dévouement est complètement orchestré, et que c’est l’une des clefs de la productivité. On n’a plus besoin de vous surveiller parce que si on crée cette solidarité, les gens vont forcément se donner à fond pour pouvoir faire face.

Encore un exemple : les assistantes sociales qui ramènent du travail à la maison, parce qu’elles vont devoir faire les dossiers de RSA. Elles ne peuvent pas laisser les gens dans la difficulté, elles ne peuvent pas résister. Il y a aussi un livre de Vincent Dubois sur les CAF qui montre très bien ça : les gens de la CAF sont face à des situations tellement terribles, qu’humainement ils sont obligés de donner du temps pour écouter, de faire un surcroît de travail.

Voilà pour le dévouement. Mais ce soir, je voudrais vous parler de ce que j’appelle la responsabilisation, dans la lignée de Bourdieu (qui fait une différence entre nature et culture) pour continuer cette critique du sujet. Le sujet, en philosophie, c’est l’individu éminemment responsable, lucide, qui a un libre arbitre, qui est conscient de ce qu’il fait. Ce sujet est attaqué violemment par Bourdieu et Foucault ; mais dans la vie pratique même des philosophes, on continue à lui laisser une grande place, notamment en Justice et dans tout ce qui relève du pénal, où on va d’emblée supposer que les gens sont responsables. La Justice fonctionne vraiment là-dessus ; sinon si on se mettrait à chercher des circonstances atténuantes ; si on faisait venir à la barre, plutôt qu’un psychiatre, un sociologue pour faire des expertises, on condamnerait moins de personnes. Il faut qu’on suppose la responsabilité du sujet pour que le droit fonctionne. C’est passé assez inaperçu, mais il n’y a pas longtemps, on a ajouté une loi qui pose d’emblée que les mineur.e.s de plus de 13 ans font preuve de discernement. Il y a une pression extraordinaire aujourd’hui qui nous oblige (pour le pire, mais aussi pour le meilleur) à être responsable. La thèse que je développe, c’est que non seulement cette responsabilisation s’accroît jusqu’à devenir trop importante dans nos vies et nous imposer une pression énorme ; mais aussi cette responsabilité de chacun est acquise, contrairement à ce qu’on suppose dans la société (que ce serait inné). Si on reprend Descartes, chacun aurait sa capacité de libre arbitre et serait responsable.

L’idée que j’essaie de défendre, c’est que cette responsabilisation nous est imposée. Encore une fois, je pense que c’est une bonne chose sur le fond, et surtout qu’elle est relative à des domaines, ce qui à mon avis est très important. Mais la Justice postule que notre responsabilité est universelle : que ce soit au volant, dans la vie personnelle, au travail, chacun est censé être tout le temps responsable de ce qu’il fait. Or, si on reconnaît que cette responsabilisation est acquise (donc que ce n’est pas une chose universelle) et qu’elle est articulée à des domaines, on peut se rendre compte qu’il y a peut-être des lieux et des activités dans lesquels certains ont été mal responsabilisés ou dans lesquels ils n’ont pas l’habitude d’être responsables. Ca change tout, parce que ça veut dire qu’il y a un passage de responsabilisation. Certains vont s’octroyer des responsabilisations intéressantes, agréables, reconnues par la société ; d’autres vont être obligés de se cantonner à certaines responsabilisations : celles dont se dégagent les premiers.
Donnons un exemple : le chef d’entreprise. Je fais exprès de le dire au masculin, parce qu’il y a vraiment ici une histoire de domination masculine. Ce chef, pour être capable d’être un capitaine d’industrie à forte responsabilité, va déléguer tout un tas de responsabilités beaucoup moins reconnues, comme s’occuper de ses enfants, de son linge, de la mécanique de sa voiture, de se souvenir de l’anniversaire de ses parents, etc. Souvent ce sont des femmes qui vont se charger de ces responsabilisations. Il y a donc une délégation de certaines de ces responsabilités pour que d’autres soient tenues. Et donc, certains individus et encore une fois beaucoup d’hommes et bien sûr les dominants, vont garder pour eux les responsabilités reconnues, agréables, qui ont un poids symbolique ; mais c’est au prix de la responsabilisation d’autres personnes, notamment des femmes, qui vont être dans le care, le soin de la famille. Il y a donc une injustice dans la répartition des responsabilisations. Pourtant on fait comme si c’était universel. Comme si n’importe qui pouvait être responsable de n’importe quoi comme ça, au pied levé !

Si on pense que ça s’acquiert, ça change tout, parce que par exemple en Justice il va falloir trouver des excuses pour des individus qui auront été « mal » responsabilisés, ou pas responsabilisés dans certains domaines.

L’équilibre de nos sociétés tient énormément sur cette présupposition selon laquelle chacun serait lucide et responsable. La responsabilisation quasi-universelle occasionne une forte police des comportements sur laquelle tient l’ordre actuel. Nous nous acquittons de nombreuses tâches dans la vie civile et au travail, nous respectons le bien d’autrui quand bien même il y aurait de fortes inégalités et de la misère, nous n’entravons pas les divers flux sociaux en respectant assez scrupuleusement les régulations nombreuses, etc. Bref, la fiction d’une société qui desserrerait l’étau de la responsabilisation laisse entrevoir un certain chaos, au moins jusqu’à ce qu’une nouvelle société trouve un nouvel équilibre qui ne serait pas forcément meilleur.

Notre société fonctionne donc largement sur la responsabilisation et sur le dévouement, et sur d’autres facteurs encore. Mais si un jour tout cela était modifié, on pourrait supposer à partir de Foucault qu’on trouverait d’autres moyens de faire faire des choses aux gens. Dans Surveiller et punir, les dominations se fichent des moyens qui sont utilisés. Si à un moment donné il faut pour que ça marche, insister sur l’empathie, ou si un jour on trouve un autre moyen (Foucault parle ici d’« anatomie politique ») plus efficace, pas de problème ! Donc quand on lutte contre quelque chose en disant « On ne veut pas ça, ça ne va pas, c’est pas raisonnable » quand bien même on gagnerait, il faut voir le problème plus largement parce que ça risque de ne pas résoudre du tout les choses ou alors simplement de façon momentanée, ce qui est bien dommage.

Par exemple, on pourrait remplacer cette responsabilité individuelle par l’amour de la patrie, d’un chef supérieur, d’un dieu, etc.

Imaginons ce que serait une société qui assumerait d’exiger une responsabilité universelle, plutôt que de la supposer et que ce soit implicite, ce qu’on attend notamment des enfants. Dans certains cas ce n’est absolument pas logique de leur demander d’être responsables ; mais souvent on l’attend sans les avoir éduqués à cette responsabilité, encore une fois en leur imposant une responsabilité. C’est ce que je vois beaucoup au lycée : en terminale, il faut faire des choix d’orientation et les élèves sont très très mal accompagnés. Ils n’ont aucune idée réelle de ce qui les attend. Les conseils ne sont pas toujours pertinents, et surtout les élèves sont vraiment jeunes pour décider. On leur donne une responsabilité qui à mon avis est trop large pour leurs épaules, sans les former. C’est symptomatique de ce que j’essaie de dénoncer : on suppose qu’ils sont responsables et en plus, on va les critiquer plus tard si jamais ils ont fait un mauvais choix, en leur demandant pourquoi ils ont fait ça. « Quelle idée d’aller faire de la socio ? Pourquoi tu n’as pas fait ingénieur comme ton père ? » Et l’enfant va avoir des remords en pensant qu’il n’a pas été raisonnable. Comme ils ne connaissent rien du tout au monde du travail, ni les enjeux, et qu’ils ne sont pas du tout politisés, c’est du hasard, c’est la loterie. Beaucoup de gens vont en médecine parce que c’est prestigieux et pas parce qu’ils ont choisi.

Vous avez l’exemple de la psychologie : les études de psychologie, c’est terrible, parce qu’il y a énormément d’étudiants qui arrivent en première année et qui constatent que ce n’est pas du tout ce qu’ils croyaient. Souvent ils ont une idée de la psychologie du XIXe siècle : on va étudier l’âme, un truc un peu littéraire, faire du Freud… et on leur dit qu’ils vont faire des statistiques et de la biologie ! C’est donc un gâchis phénoménal. A Poitiers, on doit avoir plus de mille étudiants en L1, et en master ils sont 50. Vous vous rendez compte de la perte énorme qu’il y a ? Mais est-ce qu’on peut vraiment reprocher à ces jeunes d’avoir fait ces choix ? Ce qu’on peut reprocher, c’est aux adultes de leur avoir mis ces choix sur les épaules. Et surtout, il n’y a pas de suivi. Pour l’étudiant, c’est déjà trop tard : il est déjà au milieu de son deuxième semestre.

C’est un bon exemple parce que ça touche les jeunes, pour montrer qu’il y a une responsabilisation qui n’est pas avouée, qui n’est pas reconnue. Il faudrait à mon avis des livres ou peut-être même une discipline qui développe cette responsabilité en passant par des paliers, en faisant des activités pratiques, en travaillant dans certains domaines. Or, aujourd’hui, on la suppose innée et on responsabilise assez fortement des individus à certaines périodes de leur vie sans les y avoir préparés.
Quelle serait une société qui au contraire assumerait de forcer les enfants à la responsabilité, mais de manière pédagogique, en gagnant petit à petit leur assentiment et en leur expliquant l’avantage qu’il y a à la responsabilité, parce que chacun est content d’être responsable, de pouvoir conduire une voiture, ou de pouvoir gérer une somme d’argent ? Ce pourrait être quelque chose de tout à fait positif qui se passerait dans une société qui assumerait cette responsabilisation.

Notre société dispose les individus à être des sujets responsables, mais fait comme s’ils l’étaient déjà par essence, particulièrement à l’âge de 18 ans. Nous assumons d’être des sujets lucides, capables d’autonomie, en mesure de faire des choix et d’en supporter les conséquences.
On pourrait croire que cette revendication est bien la preuve que le sujet est essentiel, puisque c’est manifestement un sujet qui clame haut et fort qu’il veut être reconnu comme sujet par autrui, et qui a la capacité de l’être, par exemple lorsqu’il passe l’examen du permis de conduire ou qu’il postule à un emploi. Mais ne nous y trompons pas : ce sujet qui se clame sujet (l’enfant qui dit « Laisse-moi faire ! ») relève lui-même d’une inculcation dans l’enfance et il ne provient que d’une disposition acquise. C’est ce que j’essaie de défendre, mais je trouve qu’il n’y a pas vraiment besoin de le défendre. Ce qu’il faudrait défendre c’est la thèse inverse. Quand on y pense, c’est complètement étonnant de supposer que chacun naît avec cette responsabilité première, c’est-à-dire que tout homme serait par essence responsable ! Ca colle très bien avec les idéaux de la religion (chacun a une âme) mais il faut quand même se rendre à l’évidence que c’est acquis et culturel.
Je trouve que la charge de la preuve revient plutôt à ceux qui supposent que tout le monde est responsable d’emblée, et qui crient après les enfants quand ils font une bêtise. Ils disent à la fois que les enfants ne se rendent pas compte de ce qu’ils font, et qu’ils sont responsables de leurs actes !

C’est comme ça qu’on apprend, par la force, à être sujet. Ce serait plutôt une seconde nature dans le sens où c’est un acquis dont on a oublié la formation. C’est très important de reconnaître que c’est une seconde nature, notamment quand on est jugé. On pourrait comprendre que dans ce domaine-là on a été responsabilisé différemment. Je pense par exemple à un voleur qui volerait pour venir en aide à sa famille : c’est quelqu’un d’éminemment responsable. Certes, il ne respecte pas la loi, mais il respecte son devoir moral. C’est la manière qu’il a trouvée d’assumer ses responsabilités familiales. On peut le comprendre plutôt que de le mépriser. D’ailleurs la Justice prend en compte les circonstances atténuantes, mais pour ce que j’en sais, c’est quand même assez superficiel. C’est une façon de se donner bonne conscience, comme quand l’école fait des passerelles pour que des élèves de certains collèges puissent aller dans certains lycées. Dans les statistiques globales, ça reste marginal et ça ne crée pas un ascenseur social formidable. Très tôt, l’enfant est responsabilisé et à tout intérêt dans bien des situations à accepter cette responsabilisation puisqu’elle lui confère (s’il s’en montre digne) des marges de manœuvre de plus en plus grandes : sortir seul, gérer une somme d’argent, être maître de ses occupations. La disposition à être sujet est une pratique acquise. La famille et l’école n’ont finalement pas le choix : il faut responsabiliser le enfants pour qu’ils bénéficient une fois adultes d’une situation vivable, voire confortable. Par ailleurs l’ordre social policé requiert aussi de son côté en pratique la responsabilisation individuelle, car celle-ci implique une culpabilité qui permet l’auto-contrôle : si je me reconnais éminemment responsable, alors je serai enclin à respecter au moins sur le fond une décision de Justice, et également (point qui mériterait d’être développé) j’organiserai ma vie de manière à éviter autant que possible toute situation qui pourrait engendrer une culpabilité. Il faut imaginer comme ça vient amputer profondément nos vies. Si les lois sont justes, c’est une responsabilité qui peut se comprendre, elle est acceptable ; mais si les lois sont trop nombreuses, que le contrôle est trop fort et que la responsabilité devient omniprésente, que nous reste-t-il comme place ? Chacun va se surveiller constamment. Il ne s’agit pas seulement de limiter ses désirs, il s’agit aussi et peut-être surtout, de policer sa vie et d’accepter stoïquement mille contraintes en anticipation d’une situation de culpabilité.

On ne roule plus en voiture de la même façon qu’il y a vingt ans. Les radars nous surveillent. On se sent obligé de faire attention et c’est difficile de trouver des lieux où on peut s’y soustraire. Ça nous suit jusque chez nous, parce que sachant qu’on va travailler lundi, on ne va pas faire la fête le week-end. On va essayer de rester disponible, on va penser aux tâches qui nous attendent. Je pense que ce poids de la responsabilité est trop important et n’est pas dirigé vers les bons domaines. Il faudrait être davantage responsables les uns des autres, plutôt que d’être responsable du bon fonctionnement du MacDo où on jette tout sandwich fait depuis plus de 14 minutes. C’est interdit, de servir un hamburger qui a dépassé un certain temps depuis sa préparation : à la poubelle ! Etre responsable de ça, franchement, c’est terriblement absurde. Les employés n’ont pas le droit de manger ce qui pourrait rester.

Cette responsabilisation dans sa forme actuelle essentialisante est profondément régulatrice. Mais si la société reconnaissait que la production des sujets est largement pratique, que c’est un attendu social, un choix politique, une culture, alors on pourrait s’attendre à ce que des individus rendus sujets s’opposent après coup à la responsabilité qui leur a été imposée ou au moins discutent de la manière dont elle a été inculquée et des fins qui ont été visées. Cette critique serait sans doute une bonne chose et finalement un renouveau philosophique intéressant. Point de risque que les individus eux-mêmes refusent alors d’être sujets, puisqu’un tel refus implique déjà d’être sujet et de revendiquer le respect de cette position. Par contre on peut se poser cette question : Comment des personnes qui seraient opposées à la responsabilisation éduqueraient leurs enfants ? On peut penser qu’ils se rangeraient au moins à la nécessité pratique. Pour tirer de la nature de quoi vivre, il faut de toute évidence une vie sociale, et celle-ci implique que chacun puisse parler en son propre nom, faire ses preuves, promettre, échanger équitablement, être solidaire, etc., activités qui requièrent des sujets. L’idée, c’est de faire comprendre aux individus petit à petit, alors qu’ils deviennent des sujets de plus en plus responsables, l’intérêt qu’il y a à être sujet pour qu’ils épousent cette responsabilisation, qu’ils la veuillent. Or, je trouve qu’elle est imposée d’en haut, que c’est quelque chose qui est de l’ordre de l’implicite, et qu’on n’a pas de droit de regard sur les domaines qui sont affectés. Je donnais l’exemple de la domination masculine. Même si ça évolue, certaines responsabilités échoient aux femmes : tout ce qui relève de l’intendance. J’écoutais une interview d’Annie Ernaux, c’est vraiment ça : l’intendance de la maison, faire en sorte que le linge soit lavé, penser aux vaccins des enfants, etc.
C’est terrible qu’il y ait ces responsabilités qui soient inculquées à tel point qu’on pense qu’elles sont vraiment nôtres, que nous devons les assumer, et tout le monde attend de nous que nous les assumions… « Comment, tu n’as pas pensé à laver ma chemise ? » C’est effectivement assez terrifiant.

Si nous reconnaissions que c’est une inculcation, nous pourrions nous en mêler et dire « Ah non, désoléE, je veux bien apprendre à piloter un bateau. Mais être responsable des sandwiches, non, ce n’est pas pour moi. » Ce serait éminemment intéressant.

Et quant à la Justice, si elle reconnaissait que la loi impose une foule de responsabilités, à mon avis ça fonctionnerait beaucoup mieux puisque s’il y avait des sujets impliqués dans le fait d’être responsable, ils comprendraient pourquoi il faut l’être et reconnaîtraient que les autres sont responsabilisés.
A mon avis, il y a tout intérêt à prendre ce risque pour les ouvriers, pas pour les dirigeants. Car dans l’exemple du chef d’entreprise déjà évoqué, ce n’est pas du tout intéressant pour lui de reconnaître que n’importe qui dans son entreprise pourrait, s’il est formé, devenir responsable. C’est le cas dans les SCOP où le directeur ou la directrice sont élus par les membres de la SCOP. En théorie, c’est super : n’importe qui, même la personne qui fait le ménage, peut à un moment donné diriger la SCOP ! Mais en pratique, le problème, c’est que si on continue à avoir une vision essentialisante, si on continue à croire que certains sont plus doués pour avoir certaines responsabilités, et qu’on ne reconnaît pas que c’est acquis, les compétences sont figées. Si ça fait six ans que vous êtes responsable dans tel domaine d’activité, vous ne pouvez pas en quelques jours vous occuper des relations clients, de la communication ; mais si vous reconnaissez qu’avec de la formation chacun peut petit à petit devenir responsable dans n’importe quel domaine, cela ouvre la porte à un vrai partage des responsabilités. Mais pour ça, il faut garder une part des crédits à la formation et veiller à ce qu’il n’y ait pas une trop grande spécialisation, pour que chacun des membres de l’entreprise puisse être capable de faire tout un tas de choses différentes, en fonction de ses goûts par exemple, voire qu’on partage les tâches les plus ingrates. C’est-à-dire qu’il n’y a plus une équipe ménage, par exemple, et que chacun en fasse un peu, parce qu’il faut se dire que c’est quelque chose qu’on a envie de faire. D’autant plus que si on commence à faire le ménage soi-même, on finit pas beaucoup moins salir ! Donc, l’idée d’élire le chef est super, mais il faut passer un palier supplémentaire et reconnaître que ces questions de responsabilisation sont simplement une question de formation qui permet à des personnes de changer de domaine d’activité.

Prenons l’exemple d’un couple dans lequel les deux sont des personnes masculines. L’homme qui n’a pas l’habitude de s’occuper de la pharmacie, de faire du ménage ou de passer une journée entière à s’occuper des enfants, forcément ne va pas s’en sortir. Donc il faut du temps et malheureusement on en manque énormément. Au moment où quelqu’un serait susceptible de faire autre chose, c’est plus pratique de faire comme avant : chacun sa spécialité, et on verra plus tard pour essayer de changer les mœurs.

Finalement, nous sommes assez coincés, parce que ça relève de la nature des gens et qu’on n’a pas assez confiance dans cette idée qu’il y a de la responsabilisation à acquérir avec de la méthode, avec de la volonté, et aussi l’idée qu’il faut partager les tâches, que ce n’est pas normal que certains aient des tâches formidables, super-agréables, au prix de l’activité des autres qui sont coincés en s’occupant de choses qu’ils ou elles n’ont pas envie de faire.

Fascisation de la société : pourquoi ? et que faire?

Fascisation de la société : pourquoi ? et que faire ?

Il y a encore quelques années, évoquer le fascisme c’était se référer au passé, comme à un pan de l’histoire enfermé dans des oubliettes. Désormais, il ne paraît ni incongru ni déplacé d’avancer qu’il y a de plus en plus dans notre société et les modalités de gouverner, des traits de fascisation, liés à une « crise d’hégémonie » telle que la décrivait Gramsci. C’est cette tentation de l’autoritarisme que nous évoquerons au cours de ce débat, et que nous lierons étroitement à l’état du capitalisme dans son stade néolibéral. Nous le ferons avec Ludivine Bantigny, historienne des mouvements sociaux, des soulèvements populaires et des révolutionnaires, qui a notamment publié plusieurs ouvrages sur la guerre d’Algérie, Mai-Juin 1968 et la Commune de Paris, et qui a fait paraître récemment deux essais: Face à la menace fasciste. Sortir de l’autoritarisme (avec Ugo Palheta, chez Textuel) et L’ensauvagement du capital (au Seuil).

Face à la menace fasciste Sortir de l’autoritarisme Ludivine Bantigny – Ugo Palheta – Textuel, 2021. L’analyse d’un tournant autoritaire inédit qui fait le lit du fascisme. Un sentiment de basculement, c’est ce que nous éprouvons face au durcissement autoritaire actuel. De la répression des gilets jaunes à la brutalité des contre-réformes, en passant par les lois « Sécurité globale » et « Séparatisme », le macronisme constitue une accélération historique. Ce n’est pas le fascisme qui, quant à lui, élimine méthodiquement ses opposants. Pas encore. Mais le fascisme est toujours préparé par une période chaotique et incertaine de fascisation. Il ne s’agit pas seulement ici pour Ludivine Bantigny et Ugo Palheta d’en faire le constat, mais d’ouvrir des pistes pour affronter la menace.

L’Ensauvagement du capital Ludivine Bantigny – Seuil, 2022. « Je lis le mot d’« ensauvagement » à longueur de journée, de colonnes, de slogans. Alors je reviens à Césaire qui décrivait l’Europe coloniale suçant comme un vampire le sang, les terres, les biens et la dignité même, ravalant l’humanité au rang amer des bêtes de somme. Ensauvagement : ce mot n’est pas réservé au passé. Il peut désigner la prédation qui enrégimente le vivant dans la sombre loi du marché. Le capitalisme a toujours été ensauvagé : ses origines sont tachées de sang. »

LUDIVINE BANTIGNY

FASCISATION DE LA SOCIÉTÉ : pourquoi ? Et que faire ?

EXPOSÉ

Ludivine Bantigny : Mon camarade Ugo Palheta qui est sociologue et a publié l’excellent livre La possibilité du fascisme, paru en 2018, et moi avons écrit ensemble un ouvrage assez synthétique, Face à la menace fasciste, sous-titré Sortir de l’autoritarisme. Je ne me serai pas imaginé écrire un livre avec un tel titre comportant des « menaces fascistes » il y a quelques années, non seulement comme historienne mais ancrée dans la période contemporaine engagée et militante. Sans être dupe de ses possibles resurgissements, je pensais que le fascisme appartenait à une histoire bien circonscrite. Quand les éditions Textuel nous ont proposé à Ugo et moi d’écrire ce livre, en novembre 2020, nous avons un peu hésité sur le titre et en fait plus le temps passait plus on semblait trouver la confirmation dramatique de la justesse de ce titre.

Je commencerai par dire que nous n’entendons pas parler de fascisme à la légère, c’est un terme grave qui est lesté d’une histoire profonde et je vais essayer de revenir sur quelques caractéristiques pour définir la notion de fascisme : pour que précisément on ne l’emploie pas à tort et à travers. Il n’y a pas de jugement de ma part. Je ne fais pas du tout la police du vocabulaire quand je dis ne pas employer le mot à la légère. Je le dis parce que certain·e·s considèrent que les traits d’autoritarisme qui s’accentuent actuellement signifierait qu’on est sous le fascisme, que Macron c’est le fascisme. On l’entend souvent de manière un peu spontanée, il me semble quand même que c’est le risque d’évider le mot, de le priver vraiment de son sens, de sa substance. C’est en quelque sorte énerver le mot, au sens strict de lui enlever les nerfs, ce qui est le cas de beaucoup de mots qui circulent comme révolution. Pas seulement ce mot, mais aussi la perspective et l’espoir révolutionnaire. Comme vous savez, maintenant on vend des lessives ou des voitures en disant qu’elles sont révolutionnaires. Même Emmanuel Macron a pu vendre des livres qui portaient ce titre, en considérant que son programme lui même était révolutionnaire, alors qu’il est contre révolutionnaire et assez vieux dans ses attendus.

En ce qui concerne le fascisme, nous nous sommes souvenus de ce que disait Bertolt Brecht du possible retour à tout moment du fascisme, en particulier sans se désigner comme fascisme. Les fascistes en général, il y en a de plus en plus, y compris dans le bureau politique du Rassemblement National. Sous ses allures de dé-diabolisation, il y a vraiment des négationnistes et des gens qui se réclament explicitement du néo fascisme. Mais globalement, je pense à Éric Zemmour, ils ne se disent pas fascistes alors qu’ils le sont. La plupart vont masquer l’étiquette même.

À nos yeux, on n’est pas sous le fascisme. Si c’était le cas, on ne pourrait pas se réunir pour en parler, parce que le fascisme a pour caractéristique d’éliminer de manière systématique toute opposition qui lui est faite. C’est d’abord par des interdictions, par de la censure et peu à peu par des liquidations physiques.

Ce que nous disons dans l’ouvrage, à propos de la période que nous sommes en train de traverser, c’est que elle est caractérisée, d’une part, par un autoritarisme dont on peut déplier les phases de plus en plus autoritaires. Cela ne veut pas dire que ce soit nouveau et, pour ce qui concerne la France, les institutions de la Ve République sont en elles-mêmes un berceau autoritaire, d’ailleurs entachées de sang dès leur naissance. Elles sont aussi marquées par des violences policières et des massacres d’État. Ce qu’il faut cerner, malgré tout, c’est la singularité, la spécificité de cette période, ce qu’on a nommé dans le livre un « Autoritarisme du capital ». Dans un autre petit ouvrage, publié en janvier 2022, je l’avais intitulé « L’ensauvagement du capital », en reprenant le terme d’« ensauvagement » qui est beaucoup utilisé par tout un spectre de droite et d’extrême droite d’un point de vue raciste, en accusant en général les quartiers populaires, les jeunes des banlieues supposés être des « sauvageons », comme l’avait dit Jean-Pierre Chevènement. Il s’agissait de faire boomerang en renvoyant cette expression sur ceux qui l’utilisent, car c’est bien une violence du capital. L’ensauvagement c’est aussi une manière de revenir à la colonisation, qui est aussi une des matrices de la période que l’on vit aujourd’hui. Il y a toujours des relents néo-colonialiste dans ses formes d’’exploitation. C’est un terme qu’utilisait Aimé Césaire, dans un très beau texte publié en 1950, « Discours sur le colonialisme », où il disait que l’Europe (et la France en particulier) en pillant, en spoliant, en saccageant, en exploitant, en violant, en massacrant des populations, ce continent participait à son ensauvagement. C’était pour lui une manière de retourner le stigmate, ce mot raciste de « sauvage » et d’ensauvagement.

Nous, ce qu’on dit dans l’ouvrage, c’est qu’on assiste à un autoritarisme du capital et dès lors toutes les luttes antifascistes, à nos yeux, ne peuvent pas être dissociées d’autres luttes qui vont à la racine de l’explication du phénomène de fascisation et notamment les luttes anticapitalisme qui sont bien entendu liées aux engagements féministes et environnementales-écologistes. Ce que l’on souligne aussi, en employant ce terme de fascisation, c’est que même si le régime de Macron n’est pas fasciste, il recèle des traits de fascisation qu’on va essayer d’énumérer.

On peut d’abord essayer d’éclairer cette notion de fascisme en exposant ses principales caractéristiques, en rappelant d’abord ce que disait Gramsci pour qui le fascisme intervenait dans la crise d’hégémonie de la part des pouvoirs en place, au sens où ces pouvoirs ne peuvent plus gouverner par le consentement et sont, dès lors, conduits à gouverner de plus en plus par la répression. On sent plus que jamais, en ce qui concerne le pouvoir d’Emmanuel Macron, à quel point – mal élu, très impopulaire, très contesté -, sans doute se dirige-t-on vers une phase chaotique de très profonde de conflictualité sociale, qui va pouvoir se traduire par des luttes populaires, par de la lutte de classe qui pourraient aussi se traduire par des formes de fascisation accélérées. Ce pouvoir est de plus en plus marqué par sa police, laquelle est elle-même extrêmement fascisée dans un certain nombre de ses corps. Pour définir le fascisme, nous avons aussi le livre de Daniel Guérin, ouvrage fondamental. Le fascisme, on peut le considérer comme une idéologie, un mouvement, une culture politique qui peut déboucher sur une prise de pouvoir, qui place au cœur et au sommet de la hiérarchie de son idéologie la Communauté nationale, elle même racialisée. La race comme catégorie politique, mais souvent aussi pour les fascistes, comme catégorie biologique, est associée à l’idée de nation, donc de Communauté nationale et raciale, avec ce qu’on pourrait nommer de sa part un racialisme – le mot est beaucoup utilisé de nos jours, notamment pour stigmatiser nos combats antiracistes en nous accusant nous-mêmes d’être des racistes ! Mais du côté du fascisme, on peut véritablement parler de racialisme au sens où c’est vraiment un système conçu comme une totalité, avec une hiérarchie des races et des races supposément supérieures, d’autres inférieures. Ce n’est pas non plus une spécificité du fascisme, parce qu’on sait que par exemple c’était la conception d’un Jules Ferry, qui disait qu’il y avait non seulement une mission de civilisation de la France, mais qu’il y avait une légitimité de la France à coloniser en raison même de son statut de race supérieure. Donc c’est la première caractéristique et elle est très importante car, ce faisant, en constituant la Communauté nationalo-raciale comme une entité supérieure, elle crée aussi de l’altérité, elle crée de l’autrui, elle crée de l’autre, elle crée un supposé bouc émissaire supposé ennemi qu’il s’agit de tenir en dehors de cette communauté. C’est donc la constitution de cet ennemi qui sert à diviser ceux et celles qui pourraient lutter ensemble.

La deuxième caractéristique du fascisme c’est qu’il s’oppose très clairement à la démocratie. La démocratie est absolument centrale pour lutter contre le fascisme, mais qu’est ce qu’on fait de ce terme de démocratie libérale ? Comment caractériser aujourd’hui les régimes en place en Europe et notamment en France ? Est-ce que c’est vraiment une démocratie sans être une dictature ? On peut s’interroger. D’ailleurs ce n’est pas anodin que, y compris des gens qui pouvaient être proches d’Emmanuel Macron, je pense par exemple au juriste et avocat François Sureau qui avait contribué à rédiger le programme de La république en marche en 2016 et 2017, aujourd’hui est tellement effaré par le degré de violence policière, par ce qu’il juge comme des mesures et des lois liberticides, qu’il parle d’un régime qu’il qualifie de « démocrature ». Le fascisme, il suffit de lire les discours de Mussolini, considère que la démocratie est un régime faible, un régime pour les faibles. Donc, il admet d’être supérieur à ce genre de régime, d’être supérieur à toute idée « d’État de droit ». Je ne vais pas non plus faire l’avocate béate de l’État de droit, ni de la justice, mais quand certains disent « la justice c’est le problème de la police », on a à faire à quelque chose de très dangereux, c’est un des traits de fascisation. Chez nous, du moins, on n’est pas tout à fait naïf vis-à-vis de la justice comme institution dans une société divisée en classes. La justice peut être même une justice de classe. Il ne s’agit pas de fétichiser un État de droit qui serait une sorte d’abstraction complètement déconnectée de la matérialité des rapports sociaux, mais pour autant on assiste de plus en plus à un état d’exception, à un état d’urgence généralisé. Ça aussi même des juristes qui n’étaient pas spécialement des gauchistes ont pu mesurer, année après année, cette remise en cause par l’état d’exception.

Le fascisme a justement pour caractéristique de se revendiquer d’écraser tout état de droit, les libertés individuelles et les libertés publiques.

Je pense ici à un Zemmour qui a été plusieurs fois condamné pour incitation à la haine raciale et religieuse. Je pense aussi à son clip de campagne contre lequel des procédures judiciaires ont été menées parce qu’il avait utilisé sans payer de droits des photographies, des films etc. Pourquoi je vous parle de cet exemple très précis, c’est parce qu’Eric Zemmour considère que toutes ses condamnations sont plutôt des titres de gloire. Pour lui, c’est presque une médaille, c’est presque un acte de bravoure et d’héroïsme que d’être condamné par la justice. C’est un trait typique du fascisme de considérer que l’État de droit peut représenter la légalité mais certainement pas la légitimité.

La troisième caractéristique du fascisme, c’est d’éliminer systématiquement ses opposants, et en particulier dans un contexte d’exacerbation des luttes : des luttes sociales, des luttes de classes sociales. Il suffit de se rappeler historiquement comment s’est constitué le fascisme italien. Les faisceaux de combat, forgés notamment par Mussolini, d’ailleurs très largement financés par une partie du patronat italien et par l’église catholique, apparaissent en 1919 et 1920. Cette période est appelée en Italie le biennio rosso (« les deux années rouges »), marquées par une intense lutte de classes, par des grèves généralisées, par des occupations, par une logique autogestionnaire du point de vue du mouvement ouvrier. Et c’est là que les faisceaux de combat se sont constitués pour liquider des syndicalistes, pas seulement dans le monde ouvrier, mais aussi dans la paysannerie rouge, pour liquider des militants socialistes, communistes, anarchistes. Donc c’est comme ça que le fascisme s’est constitué avec une liquidation de plus en plus méthodique de toute opposition.

Le fascisme a aussi pour caractéristique d’avoir un regard sur l’histoire qui nie ce que l’on pourrait appeler la modernité. La modernité apparaît à peu près à l’époque des Lumières et à la grande époque révolutionnaire qui se passe aux États Unis, en France et aussi à Haïti. C’est dommage qu’on ne rappelle pas assez souvent l’importance de la révolution haïtienne, première révolution noire anti-esclavagiste, anti-coloniale, anti-impérialiste. En fait les fascistes considèrent que cette entrée dans la modernité avec cette période révolutionnaire, c’est à dire où les individus font l’histoire et non une puissance supérieure, où les libertés individuelles et les libertés publiques sont défendues comme telles, où l’histoire est vue comme une histoire linéaire : ce n’est plus une histoire circulaire, religieuse, sacralisée. Les fascistes considèrent que cette phase de l’histoire faisant émerger un individu actif, politiquement et historiquement doit être effacée. D’ailleurs, Goebbels disait clairement qu’il fallait rayer de la carte de l’histoire et de sa chronologie la Révolution française. Le fascisme a tendance à voir plutôt l’histoire comme circulaire. Comme un retour aux mythes, aux légendes, à une vision quasiment millénariste de l’histoire : le Reich de mille ans, bien évidemment, l’héritage de l’histoire antique pour Mussolini comme pour Hitler, mais aussi les mythes germaniques. On voit bien chez un Zemmour, par exemple, cette façon de déformer l’histoire pour revenir à ce que Pétain appelait une « révolution nationale », en entendant le mot révolution dans un sens quasiment astronomique. C’est une logique circulaire donc, arrêter de faire avancer l’histoire dans le sens de l’émancipation. Le fascisme s’oppose à l’émancipation, c’est un des ses traits. C’est en fait le refus de la place de l’individu. Au-delà de la question démocratique, au-delà de la question des libertés, c’est une vision d’une société qu’on pourrait nommer « holiste » comme certaines sociétés féodales. C’était une société où le monde était censé constituer un corps et les individus qui sont de simples petites cellules dans ce corps n’ont pas d’importance en soi. Ce qui compte, c’est le corps. C’est une vision organique et au-dessus il y a évidemment un grand chef, un grand homme, un homme providentiel.

Tout cela étant posé, on peut se dire qu’on n’est pas encore sous le fascisme, mais qu’il y a des traits de fascisation extrêmement graves qu’on peut énumérer.

On a commencé à parler de la remise en cause de l’État de droit avec le train de mesures liberticides. L’image, qui me vient souvent à l’esprit, c’est celle du bulldozer ou du rouleau compresseur qui avance méthodiquement pour détruire tout ce à quoi on tient, tout le bien commun, en termes de protection sociale, de santé publique, d’école publique, d’assurance chômage, de culture, de recherche publique. C’est une violence sociale méthodique et cette violence structurelle correspond justement à cette mise en cause des libertés publiques : c’est une démocrature comme dit François Sureau. On le voit avec la loi Sécurité globale, on a surtout parlé de l’article qui comportait l’interdiction de filmer des policiers en action. Il y a eu d’énormes mobilisations contre cette mesure législative. Mais on n’a pas suffisamment parlé de l’ensemble de la loi qui vise à une forme de surveillance généralisée, une sorte de quadrillage policier de l’espace et de nos existences. Ce dont on n’a pas assez parlé, c’est de la loi Séparatisme. Il y a eu ce double moment législatif, loi Sécurité globale et loi Séparatisme, et il me semble qu’il n’y a pas eu suffisamment de mobilisation contre cette loi Séparatisme. Parce que c’est une loi qui crée un bouc émissaire. La partie de ces citoyens qui sont musulmans, ou supposés tels, sont visés de plus en plus comme des ennemis de l’intérieur. C’est très dangereux en termes de logique de fascisation car c’est constituer un bouc émissaire et exercer sur celui-ci une violence d’abord insidieuse, puis de plus en plus déterminée et implacable. Évidemment, c’est une manière de nous diviser, encore une fois et ça a conduit récemment à des mesures qui n’ont pas suscité suffisamment de réactions, de résistances et d’oppositions, c’est à dire des dissolutions complètement arbitraires. Je pense à la dissolution du CCIF (Collectif contre l’islamophobie en France) qui est une violence d’État, quelque chose de très grave sur le plan démocratique. Le CCIF est un collectif essentiellement composé de juristes, d’avocats pour défendre des personnes qui sont victimes d’islamophobie.

La fascisation se traduit aussi par les violences policières. Ce n’est pas nouveau : la VRépublique est née en quelque sorte dans le sang : d’abord dans un coup d’État, le 13 mai 1958 ; puis par des massacres d’État, 17 octobre 1961, contre la manifestation algérienne de boycott du couvre feu à Paris ; le 8 février 1962 à Charonne, avec déjà une forme de racisme d’État à l’époque, même si celui-ci s’exprimait par des conversations privées. Si vous lisez le verbatim1 de Jacques Foccart, le Monsieur Afrique, l’homme des barbouzeries de la Françafrique sous de Gaulle, qui organisait les dîners officiels avec les chefs d’État africains, un jour de Gaulle a dit à Foccart : « Qu’est ce que c’est que tous ces nègres que vous m’amenez à l’Élysée, etc. ». Quand on regarde le 17 octobre 1961, quand on prend les dizaines, voire, sur la période, les centaines d’algériennes et d’algériens qui ont été massacrés dans les rues de Paris, de Gaulle avait dit, certes c’est inacceptable mais c’est secondaire. C’est aussi un trait de ce racisme.

Il faut remettre ça en perspective historique sous la Ve République, mais il y a une exacerbation récente de ces violences policières et de ce racisme structurel. On sait désormais assez bien par des enquêtes du CEVIPOF (Centre d’études de la vie politique française), notamment, que à peu près 75 % des policiers d’active disent voter pour l’extrême droite. Il y a eu, il y a un an et demi, des révélations à ce sujet ; cela se passait dans un commissariat de Rouen, il y a eu une sorte d’échange de messages vocaux sur un groupe WhatsApp de policiers. Cela commence par une voiture de police qui s’arrête à un passage protégé pour laisser passer une dame avec une poussette. Celui qui, à la place du passager, dit à son collègue, tu n’aurais pas dû t’arrêter, c’est une négresse. Et la conversation se poursuit sur le groupe WhatsApp, et là ce sont les termes de bicot, de nègre, de youpin, etc. qui sont employés pour dire très clairement qu’il y a une guerre de civilisation à mener de la part des blancs contre tous ces gens, en prenant les armes. Ils expliquent que, eux, achètent des armes et les stockent à titre privé. Comme cet enregistrement a été révélé par les médias, quelques jours plus tard, j’ai entendu une émission sur France Culture, où un commandant de police, sous le sceau de l’anonymat, expliquait qu’il ne s’agissait pas de brebis égarées, mais que tout le troupeau était contaminé par ce racisme systémique, par ce racisme structurel.

Je suis curieuse de voir si Gérald Darmanin va aller au bout de sa menace contre Philippe Poutou – Poutou avait dit au cours d’un débat télévisé que la police tue. Darmanin avait dit que c’était inadmissible et qu’il allait porter plainte pour atteinte aux forces de l’ordre. Ce serait intéressant parce qu’on compte, depuis les années 1980, qu’il y a eu 750 victimes du fait des actions de la police. Mais, au-delà, on a vu aussi, par exemple, ces violence policières structurelles exercées dans bon nombre de quartiers populaires s’étendre à des mouvements sociaux, comme dans certaines manifestations du 1er mai, comme aussi dans le mouvement des gilets jaunes…

La question qui peut se poser est : est-ce qu’il y a une autonomisation de la police ? Ce qui est très clair, c’est qu’il y a une fascisation de la police. Sur l’autonomisation de la police par rapport au pouvoir, on peut en discuter, mais je ne le pense pas. Je crois que ce serait exonérer le pouvoir en place de considérer que la police mène ses affaires de répression dans son coin. Au contraire, on l’a vu avec le mouvement des gilets jaunes, il y a eu plus de 30 personnes qui ont été mutilées à vie, en perdant une main, un œil, et qui ont toujours des séquelles neurologiques extrêmement graves. Non seulement on n’a jamais entendu un seul mot de compassion de la part du pouvoir en place à l’égard de ces victimes (voir l’exemple de Zineb Redouane, à Marseille, tuée à sa fenêtre par un policier d’un tir de grenade). Mais les policiers ont été encouragés, ont été promus, ont été médaillés, etc. À l’époque, le nouveau ministre de l’Éducation nationale, Monsieur Pap Ndiaye, avait d’ailleurs souligné que les violences policières et racistes de la police étaient structurelles, que le maintien de l’ordre devrait être une affaire de démocratie, que ça ne devrait pas appartenir au seul ministre de l’Intérieur. Il disait aussi que les jeunes arabes et les jeunes noirs dans les quartiers populaires « avaient raison d’avoir peur de la police. » Il soutenait par là même toutes les luttes anti-policières, notamment autour du comité Adama. Aujourd’hui, on le voit au conseil des ministres à côté de Gérald Darmanin. Il y a une petite contradiction dans les termes et, malheureusement, je ne donne pas cher de ses principes et de ses valeurs, parce que lui aussi va être écrasé par le bulldozer ou il va participer à le conduire.

Donc, fascisation de la police, comme on a pu le voir dans toutes les formes d’intimidation qu’une partie de ce corps a exercé avec cette fameuse phrase, « le problème de la police c’est la justice », slogan brandi de l’Assemblée Nationale, lors de ce fameux rassemblement organisé par des syndicats de policiers, qui sont très clairement fascisants. J’ai eu une longue discussion pour le film de David Dufresne Un pays qui se tient sage, avec le dirigeant du syndicat Synergie police des commissaires. On a parlé trois heures, cela m’intéressait, dans ce face à face, de voir ce qu’il avait vraiment dans le ventre. Bon, c’est vraiment des fachos, ces gens. Moi je pense qu’une ligne « rouge » a été franchie, quand des dirigeants politiques du parti socialiste ou du parti communiste, heureusement d’ailleurs récusés par d’autres de leurs camarades au sein de leurs propres partis, ont participé à cette manifestation. Il y a eu d’autres formes d’intimidation très graves qui là aussi relèvent d’autres formes de fascisation. Par exemple, lorsque en juin 2021, il y a eu un véritable encerclement de la Maison de la Radio par des policiers en arme à la nuit tombée, parce qu’ils n’étaient pas satisfaits de la façon dont la radio publique traitait des violences policières. Ce qui est intéressant, c’est qu’avec le mouvement des gilets jaunes, avec tout le mouvement des familles de victimes qui mènent un travail depuis des années, avec le travail du journaliste David Dufresne, les médias hégémoniques ont commencé à vraiment à parler de violences policières.

Un fois qu’on a dit tout ça, la question est : pourquoi, dans une telle période, un surgissement de la fascisation ou une exacerbation de celle-ci ? En fait, parce que cela fait déjà quelques temps qu’on est entré dans une phase du capitalisme qui est vraiment violente. On a eu l’habitude de l’appeler néolibérale, mais il y a pas mal de limites à donner ce terme.

C’est une phase extrêmement autoritaire du capitalisme, parce qu’il s’agit d’étendre sa logique à absolument tous les champs de nos existences. Jusqu’à nos cerveaux, le fameux « temps de cerveau disponible ».

Il faut qu’on soit aligné sur le désir du capital et sur sa nécessité de reproduction à tout prix. Ça suppose toutes les techniques données au management qui consistent à faire de chacun un entrepreneur et un auto-entrepreneur. Un entrepreneur de soi et, surtout, quelqu’un qui doit être « corporate » (valeurs globales de l’entreprise), comme on dit désormais. Il faut qu’il soit aligné avec les intérêts de sa boîte. C’est l’uberisation, comme symbole pour Emmanuel Macron d’une révolution. C’est une phase extrêmement violente de compétition généralisée.

Je ne vais pas me faire la nostalgique d’une période bénie du capitalisme de papa, de la IIIe ou IVe République. Ce capitalisme est taché de sang . Il a toujours été ensauvagé. C’est sa caractéristique d’être fondé sur la spoliation, sur l’exploitation. Mais là, on est dans une phase particulière d’expansion généralisée de la logique de la marchandise et, dès lors, de la compétition. Donc, pour asseoir cette domination là, pour faire marcher au pas, il faut des traits de fascisation. Il faut cette violence imposée, il faut aussi cette violence exercée sur les bouc émissaires ; il faut des candidats comme Éric Zemmour, qui permettent – on a beaucoup parlé récemment de la fenêtre d’Overton, c’est à dire cette façon d’ouvrir très largement le spectre des thématiques, désormais de pouvoir parler de remigration comme si de rien n’était. C’est à dire rien moins qu’une épuration ethnique. Et cela a permis, évidemment, de recentrer l’extrême droite. Elle reste une extrême droite, mais désormais elle apparaît comme celle de Marine Le Pen. Elle apparaît recentrée justement. C’est extrêmement dangereux. C’est lié à Zemmour. C’est lié à cette construction médiatique, à cette figure idéologique fasciste (on pourra en discuter). Quand vous avez un Bolloré qui dit à Zemmour : « Tu vas venir tous les soirs sur C News », cela pose une question pour la démocratie, celle de média et capital. Mais de l’autre côté de la tenaille, il y a aussi le gouvernement en place, un Gérald Darmanin qui disait à Marine Le Pen qu’elle était supposément à ses yeux trop molle sur les questions de l’Islam ou de l’immigration. Quand on voit évidemment le traitement indigne et inhumain qui est réservé aux migrants : les tentes lacérées, les gens qu’on laisse mourir dans la Méditerranée et désormais dans la Manche, notre humanité en portera la tache indélébile sur le plan historique. Tout ça s’inscrit dans une violence qu’on peut nommer celle du capitalocène. Je préfère le terme de Capitalocène à celui d’Anthropocène qui ne veut pas dire grand-chose : est-ce que l’Homme, l’humanité serait responsable du saccage du vivant ? Est-ce que les Malgaches qui sont en train de subir une famine monstrueusement meurtrière – première famine liée au réchauffement climatique – est-ce qu’ils sont responsables de leur propre destruction ? Certainement pas. En plus c’est dans une région où il n’y a quasiment pas de circulation automobile et pas de production industrielle. Donc, capitalocène va exciter encore la fascisation, le risque du fascisme, puisque l’appauvrissement généralisé, la famine, la guerre en Ukraine vont, en plus, exacerber la situation. Ce qui donnera migration / fascisation, etc. Donc on se trouve vraiment à la croisée des chemins.

Pour terminer, on va discuter ensemble du : que faire ? Sur la question de la lutte contre cette fascisation, cette « possibilité du fascisme » pour reprendre l’expression d’Ugo Palheta, je pense qu’il faut revenir expressément à cette racine capitaliste. Je ne vois pas comment on peut être simplement antifasciste sans être profondément anticapitaliste. Parce que le fascisme n’est, finalement, qu’un débouché de la violence du capital. C’est intéressant de voir ce que représente Emmanuel Macron de ce point de vue. Vous savez, cette question du dépassement du clivage gauche-droite. Ceux qui disent qu’il faut dépasser ce clivage sont en général des gens de droite. Ce qui est intéressant c’est que le berceau se situe vraiment dans les années 80. Je m’étais penchée de très près sur les discours et sur les action de quelqu’un comme Jacques Delors. Sous ses airs bonhomme de nouveau père de l’Europe après Jean Monnet, cet homme a été dangereux et sa responsabilité a été très importante dans ce que nous vivons aujourd’hui. Il a contribué à imposer dès 1981 un changement radical de politique en abandonnant le néo keynésianisme des premiers mois de Mitterrand. Mais là n’est pas la question centrale, même si c’est lié. En fait, il disait qu’il fallait imposer « la loi du marché comme aussi évidente que les étoiles dans la nuit ». Par là même, il considérait que gauche-droite c’était archaïque et désuet, cela n’avait plus beaucoup de sens à ses yeux. Il fallait que des gens « raisonnables » gouvernent. Macron est vraiment l’incarnation de ça : la réalisation de cette promesse de dépasser le clivage gauche-droite en constituant un « extrême » centre  (il faut qu’on arrête de nous bassiner qu’on serait des extrêmes quand on critique la logique du capital). Un extrême centre parce qu’il il y a un extrémisme dans la violence imposée, mais aussi parce que c’est une droite dure en fait. Et Macron a une énorme responsabilité dans la banalisation du programme de Marine Le Pen. Il y aurait bien des exemples à souligner pour documenter cette responsabilité. Il y en a un qui me vient à l’esprit, c’est quand il a donné une interview exclusive à Valeurs Actuelles, qui est clairement un torchon fasciste, condamné pour incitation à la haine raciale, au moment où Macron a donné cette interview exclusive. Il a dit que c’était un très bon journal. Ce qu’on a pu voir avec le pouvoir de Macron, c’est une surenchère à l’extrême droite et sur les terrains de l’extrême droite. Macron incarne cet autoritarisme du capital. Du coup, je pense que « le que faire ? » Nécessite de revenir à la démocratie.

Mais le mot démocratie a été complètement vidé de son sens. Tout à l’heure, je disais le mot « évidé ». Je ne sais pas si vous savez comment s’appelle le groupe au parlement européen où figure le Rassemblement national : Identité et démocratie. Ils se réclament tous de la démocratie. Donc la question est comment on envisage cette démocratie. Il faut aller à la racine du fait que le capitalisme et la démocratie ne sont pas véritablement compatibles. Ne serait-ce que parce que le capitalisme décide de pans entiers de nos existences qui échappent à nos choix, à nos délibérations, à nos décisions. Ne serait-ce que la propriété privée des moyens de production et, dès lors, par la façon dont on produit, la façon dont on travaille, la façon dont on consomme. La façon tout simplement dont on fait fonctionner une économie, c’est à dire, la production, la circulation et la distribution des richesses. Donc le fascisme est un produit de cette violence du capital ; alors, il s’agit de repenser la démocratie. Pour ma part, j’ai longtemps été un peu arc boutée sur le binôme réforme ou révolution, en pensant que les réformes en système capitaliste ne sont pas vraiment possibles et tenables. Je continue de le croire, mais je pense qu’il faut un peu, désormais, jouer de toutes les cartes et essayer de sortir des binarités. Elles ont leur légitimité mais peuvent nous conduire au sectarisme (je n’en suis moi même pas exempte). Certains nous disent, par exemple, que ce qui compte c’est les luttes et pas la participation aux élections. D’autres qui disent qu’il faut tout miser sur les élections et sur un programme consistant de réformes. D’autres qui disent exit, on part pour constituer des ZAD, des zones d’autonomie, des formes de solidarité ouvrières, populaires, des coopératives, des mutuelles, des brigades de solidarité populaires : on sort ! Mais c’est aussi la difficulté de sortir et de mener des îlots d’autarcie dans un grand océan de capital. Je pense qu’il faut sortir de ces cloisonnements et essayer de travailler sur toutes ces hypothèses. D’autant que je crois vraiment que les réformistes sont des révolutionnaires qui s’ignorent. Par exemple, dans le programme de l’Union Populaire, il y a un programme social démocrate au sens historique du terme. C’est à dire en dernière instance une forme de critique du capitalisme, mais qui passe par des réformes pour essayer d’empêcher son influence généralisée. Donc des réformes progressives et progressistes. Dans ce programme de réformes très consistant, aujourd’hui, programme de la Nouvelle union populaire écologiste et sociale, on veut par exemple limiter l’écart des salaires dans les entreprise de 1 à 20. C’est intéressant, mais comment on fait pour imposer cette mesure concrètement. Les porte-paroles de cette plateforme disent, il va falloir des luttes de toute façon. C’est intéressant, ce n’est pas, on va faire la révolution par les urnes et puis, après, on va voir ce qu’on va voir. Aujourd’hui, on dit de plus en plus que s’il n’y a pas de luttes, d’intensité de luttes, s’il n’y a pas quelque chose d’équivalent au Front populaire ou à 1968, avec une grève générale, des occupations et des formes presque autogestionnaires, on ne va pas y arriver. Alors, comment faites-vous pour mettre en place cette réforme ? On a du mal à avoir une réponse. J’ai interrogé un journaliste de Médiapart, Romaric Godin, spécialiste de l’économie et proche de l’Union populaire : comment faites-vous pour imposer cette mesure ? Est-ce que c’est par la loi, par la fiscalité ? Il me dit c’est par la loi. Très bien, mais nous savons que les grandes entreprises s’assoient largement sur la loi. Par exemple, Lafarge a été condamné récemment pour travail dissimulé (maximum 27 000 €, soit 0,0017 % de son chiffre d’affaire). Il répond : les entreprises qui ne respectent pas la loi seront socialisées. Ce n’est pas écrit dans le programme et, si c’est ça, c’est une mesure révolutionnaire quand même car on touche à la propriété du capital. C’est ce qui me fait dire que les réformistes sont des révolutionnaires qui s’ignorent, car il y a un moment où ça bute et où le rapport de forces doit être à la hauteur. C’est ce que je pense. La démocratie doit toucher tous les domaines de nos vies. C’est ça le moyen de lutter contre le fascisme. En fait, ce dont on a besoin aujourd’hui, quand on n’a plus les moyens de reculer, quand on a un peu le dos au mur pour dire qu’il faut défendre la main gauche de l’État, qu’il faut défendre l’État social, défendre les services publics contre le libéralisme, etc. En fait, on a été trop longtemps sur la défensive, sur le reculoir. En termes du désir d’une alternative tangible, qui soit émancipatrice, qui soit fondée sur l’égalité et la justice sociale. Il y a eu justement assez peu de proposition qui soient un peu offensives, qui donnent envie d’espérer. Aujourd’hui, il y a de plus en plus de gens qui pensent, à juste titre, que le gâteau à se partager est de plus en plus restreint : la crise, la guerre, la violence. Et, d’ailleurs, qui se tournent vers le fascisme, vers l’extrême droite. Donc l’alternative ce n’est pas juste dire : le racisme c’est pas tolérable, regardez c’est le fascisme ! Non, ce dont on a besoin, c’est justement d’un projet alternatif. Il faut le dire systématiquement et rappeler que la démocratie véritable, c’est quand on peut vraiment décider de nos existences, là où on vit, là où on travaille, là où l’on habite. Donc réfléchir à du communisme, comme j’ai l’habitude de l’appeler, mais je n’ai pas pour autant un couteau entre les dents et puis on peut appeler ça du socialisme, du communalisme, de l’écosocialisme, tout ce que vous voulez. C’est de ça dont on a besoin aussi. C’est de pouvoir remettre en perspective, de remettre sur le métier un projet qui brise la logique actionnariale, la logique de la propriété, la logique du marché et la logique qui veut que toutes nos vies soient marchandes et que la propriété soit uniquement la propriété lucrative. Donc revenir à la question de la socialisation, des biens communs, revenir aussi à la question de la propriété d’usage et que cela ne concerne pas seulement un point de vue purement d’économie, mais concerne aussi la question du bonheur, parce que encore une fois ce n’est pas une question d’économie, mais c’est vraiment une question d’émancipation humaine.

(Fin de l’exposé)

LE DÉBAT

Une intervention :

Merci pour cette présentation. Mais du coup, si tout cela a été enclenché, à partir de quand est-on dans le fascisme ?

Une intervention :

Je voudrais apporter une précision sur la question « Réforme / Révolution ». C’est un vieux truc marxiste, cette distinction. Elle est effectivement porteuse de dogmatisme. Elle est aussi porteuse de dérives, aussi bien du côté du gauchisme que du réformisme. Je pense que le bon dépassement de cette fausse alternative est le syndicalisme révolutionnaire et la double besogne telle que la CGT la proposait dans ses fondations. Je voulais te poser une question : tu n’as abordé les choses que d’un point de vue politique, au sens théorique du terme. Concrètement aujourd’hui, il existe sur Limoges un groupe d’Action française, qui fait des collages. (Moi, je ne les ai jamais croisés ni rencontrés). Comment te positionnes-tu par rapport à des collectifs antifascistes comme la Jeune Garde, ou d’autres ?

Une intervention :

Je suis d’accord avec ce que tu as dit, d’une manière générale. Là où il y a la question du séparatisme et de la dissolution, on voit aussi apparaître la dissolution des groupes antifascistes. Sur Lyon, il y a eu des recours par des biais légaux et réformistes par un groupe se revendiquant révolutionnaire, pour obtenir justice ou réparation. Le tribunal vient de se positionner sur le fait que c’était une dissolution illégale, abusive de la part de l’État. Je suis d’accord avec le camarade qui vient d’intervenir : le syndicalisme révolutionnaire porte en lui l’idée qu’il faut être à la fois dans l’actuel, le vivant, dans l’état du monde capitaliste d’aujourd’hui, et s’emparer progressivement des outils de production pour rendre le pouvoir au peuple de façon démocratique. Faire avec le peuple, pas à la place du peuple.

Je fais partie d’une association féministe, antiraciste, LGBT. Dans cette association, il n’y a que des personnes concernées. Souvent on entend cette opposition de féminisme blanc ou de féminisme post-colonialiste, où ce sont des femmes d’une certaine classe sociale ou d’une certaine origine qui voudraient expliquer à d’autres femmes qu’elles sont exploitées et non émancipées. On voit bien que même dans les cercles sociaux militants qui pourraient être au premier abord proches de nous, les choses sont gangrenées. (Je n’ai pas spécialement de question à poser ; c’est pour orienter la discussion vers ce sujet).

Une intervention :

Merci beaucoup pour cette intervention dynamique et très intéressante. Je voudrais développer trois points. Je suis professeur, pas professeur d’histoire, mais quand même… Je me dis depuis plusieurs années que le fascisme et le communisme (pardon ! le stalinisme) sont abordés dans les programmes au chapitre des « totalitarismes ». Est-ce que cela ne contribue pas à brouiller les pistes ? Comme tu es enseignante, as-tu un avis sur la question ?

Le deuxième point concerne la fascisation de la société sur le plan international. Si on regarde par exemple en Espagne, le parti politique Vox qui fait de plus en plus de voix et qui a de plus en plus de poids, ce qui entraîne toute une partie de la classe politique espagnole vers l’extrême droite ; ou en Italie avec les Fratelli d’Italia qui deviennent de plus en plus populaires ; on voit de plus en plus de pays se fasciser, aussi bien par la création de groupes d’extrême droite que par le durcissement des politiques des différents États.

Le dernier point : sur Réforme / Révolution, je comprends ton idée d’essayer toutes les possibilités, parce qu’il y a une certaine urgence à les essayer. Essayer les cadres démocratiques, que ce soit dans les ZAD ou dans les différents collectifs ; essayer les élections… Mais essayer la révolution, ce serait bien ! Il faudrait que l’on soit assez ferme sur la question de la radicalité à vouloir changer le modèle dans lequel on vit. Pour moi aujourd’hui c’est ménager dans le tout petit espace qui nous est laissé une autre forme d’action politique, et je le vois peu et de moins en moins.

Ludivine Bantigny :

Est-ce que tu peux donner ta propre position ? Si ça se trouve, on est d’accord, sur la radicalité.

Le même intervenant :

Je suis révolutionnaire. Il faut radicalement changer la société. Il n’y a pas de modèle préétabli de démocratie, on ne sait pas comment on va pouvoir la faire vivre. Je pense à la grève générale. La population ne prend pas ses affaires en main, elle ne pourra les prendre en main que dans des cadres démocratiques qui seront à imaginer et a construire. C’est cela, ma position.

Une intervention :

Je voudrais parler de l’usage détourné des mots. Je pense que c’est très important, car on est aujourd’hui dans des oxymores obscurcissants qui empêchent les gens de comprendre la réalité. Quand le bureau de chômage s’appelle « Pôle emploi » alors qu’il n’y a plus d’emploi ; quand on appelle « plan social » un truc où il n’y a pas de plan et rien de social, mais où il s’agit de licencier des gens ; quand on appelle « Réseau d’éducation prioritaire » l’endroit où on va envoyer des contractuels sans aucune formation pour enseigner ; quand on parle d’« énergie verte » avec des éoliennes industrielles qui sont doublement payées par nos factures d’électricité et qui sucent l’argent d’EDF, obligeant EDF à vendre de l’électricité à un tarif auquel on n’accède pas… alors on est dans quelque chose qui empêche le monde de penser.

Pour moi, le début de la menace fasciste, il est dans cet obscurcissement. A force de rendre le monde incompréhensible, les gens se mettent à regarder leurs pieds. Ils voient plutôt les gens qui fraudent un peu le RSA, mais ils ne voient pas du tout les milliards accumulés par des multinationales dirigées par des gens dont la vie est si éloignée de la nôtre. Je ne sais pas comment des personnes peuvent dépenser 100 000€ par jour. Je n’ai aucune idée de comment on peut le faire, en vrai. Quand j’y réfléchis, je me dis qu’il faudrait un moment pour y arriver ! Dans ce moment où tout le monde regarde ses pieds, tout devient radical. La limite Réforme / Révolution commence à se refermer. Prenons l’exemple de la directrice de l’école de Gentioux qui est accusée sans aucune preuve d’avoir abîmé un poteau de transmission Télécom : elle est interdite de manifester, c’est incroyable ! Elle n’a pas le droit de participer à une réunion sociale ou politique, c’est tout à fait invraisemblable comme mode de sanction ! On se retrouve dans une situation où tout est devenu obscur, et c’est dans cet obscurcissement qu’il finit par être minuit dans le siècle.

Une intervention :

Dans ton dernier livre, un passage à retenu toute mon attention. C’est l’histoire de cet Américain qui meurt alors que sa mère ne peut pas payer les soins médicaux. Peut-être que le fascisme commence quand on réduit une partie de la population à une telle misère qu’elle ne peut pas se soigner. C’est mon premier point.

Deuxième point : en tant qu’historienne, tu fais partie de cette génération qui a surgi, je pense également à des gens comme Laurent Joly, Louis Lacroix, Nicolas Offenstad et quelques autres. Peut-être ne veux-tu pas être associée à ces gens ? Mais ces gens ont fait un travail considérable ces derniers mois contre Eric Zemmour en tant que tel, mais aussi contre une idée bien plus vieille que Zemmour, l’idée du « roman national ». En tant que régionaliste qui assume cette position ce soir (et ce n’est pas facile !) je pense au roman national dans ce qu’il construit depuis Jules Ferry, Thiers avant lui, et bien d’autres… Jules Ferry est sans doute l’initiateur, dans le sens ou il inscrit le roman national et sa vision politique dans une logique d’inégalité que tu as définie comme faisant partie de la politique colonialiste.

C’est quelque chose de très grave et, comme tu l’as très bien dit, on voit resurgir cela avec cette confusion qui naît entre droite et extrême droite, et cette volonté de rassemblement des droites. Cela fait partie de ces choses que ta génération d’historien(ne)s combat aujourd’hui. C’est un soulagement pour moi de voir des gens pour qui j’ai beaucoup d’estime monter au créneau dans les médias. Tu l’as dit : ce n’est pas facile d’être à côté d’un type détestable, ou d’un syndicaliste de la police pendant un débat télé, mais c’est assez parlant.

Des choses terribles ont été vécues ces dernières années. Je pense au combat écolo qui a été autant fustigé que tous les autres combats, avec la création de Demeter qui a permis le fichage des militants écologistes. Un certain nombre de militants dans cette salle ont fait plusieurs voyages à Notre Dame des Landes, ont subi un fichage systématique, voire une écoute pour certains cadres de ces organisations. C’est un signe du durcissement de l’État. Même si je ne partage pas forcement tout ce que tu as dit, cela fait partie à mes yeux de pratiques assez terrifiantes. Parmi les problématiques que tu as posées, les hypothèses de sortie de cela, je ne suis pas sûr de partager ton analyse. Je pourrais paraître plus modéré, même si je suis dans le même syndicat que deux des personnes qui ont parlé avant moi. Je suis un délégué syndical de la Culture et je trouve la culture un peu absente dans ton propos. C’est peut-être parce que je suis autonomiste occitan. Ça mériterait d’être évoqué, car ma référence marxiste c’est James Connolly : un auteur méconnu en France, le fondateur du syndicalisme ouvrier dans une grande partie de la Grande-Bretagne, en particulier en Écosse et en Irlande, qui étaient sous domination anglaise à l’époque. James Connolly fait le lien entre culture et luttes sociales et en particulier dans les chantiers navals du nord de l’Irlande. Il faut faire ce lien entre la culture et les volontés émancipatrices des peuples : je pense aux luttes des camarades en Guyane, en Polynésie, en Kanaky où le débat récent à été… comment dire ? vite torché !

Je crois qu’il faut reparler aujourd’hui de l’émancipation des peuples et la poser comme un élément constitutif de la lutte contre un État centraliste qui a vocation, si on le laisse en roue libre, à devenir un état fasciste.

Une intervention :

Juste une réflexion. J’ai pris des cours d’économie, et voilà comment ça s’est passé : Le prof commence… « Ici, il n’y a pas de morale ! » Puis il continue… « Ici, vous êtes là pour niquer les mecs ! Le seul critère de gestion, quand les mecs gueulent, c’est que vous les avez trop niqués ».

Conclusion : le prof se lève, regarde la classe, et il leur dit à tous : « Il y a vingt ans, toute la classe se serait levée pour protester contre ce que je viens de vous dire. Aujourd’hui je peux le dire, car aucun des élèves ne me contredit. » Voilà ce qu’il a dit !

Une intervention :

Le passe sanitaire et les politiques de restriction depuis l’épidémie de Coronavirus participent-elles selon vous à la fascisation de la société ?

Une deuxième question : Vous avez évoqué le Rassemblement National, la fascisation de la société. Je me souviens d’une interview de Marine Le Pen. On lui posait la question : «  Vous avez un programme proche de Jean-Luc Mélenchon ? » et elle répondait : « Faut vous entendre ! Je suis d’extrême droite, ou d’extrême gauche ? » En 2002 Jean-Marie Le Pen disait entre les deux tours : «  Je suis économiquement de droite, socialement de gauche et nationalement de France. » Quelle est votre réflexion  sur ce sujet ?

Ludivine Bantigny

Merci pour ces interventions très riches, stimulantes y compris dans les critiques. Je vais commencer par cette dernière question, la caractérisation du programme du Front National, du Rassemblement National. Dans le livre coécrit avec Ugo Palheta on parle du « FN/RN » parce qu’on n’est pas complètement dupe du changement d’appellation. Un ravalement de façade a été opéré au Rassemblement National. Je pense que ce programme est parfaitement compatible avec une fascisation, car le fascisme a toujours eu des mesures sociales dans son programme. Sinon il ne pourrait acquérir aucune base : il recrute d’une part parmi les classes moyennes, les indépendants, les artisans, les commerçants qui se sentent aspirés vers le bas, par peur de la prolétarisation, peur de ce déclassement ; et d’autre part il recrute parmi toute cette partie du monde ouvrier qui est atteinte par la crise, le chômage, la pauvreté, la précarité. D’ailleurs globalement dans les années 1930, par-delà les différences idéologiques de fond, le programme économique d’un Roosevelt, d’un Mussolini, d’un Hitler comportait la même base qu’on peut considérer comme néo-keynésienne, c’est-à-dire une politique de relance par la demande, par la consommation, par des grands travaux.

Les trois piliers du programme du RN sont parfaitement compatibles avec la fascisation de la société :

– Compatibilité absolue avec la logique du capital. Il suffit de lire les mesures libérales proposées, favorables au capital en termes de fiscalité, de monnaie, de subventions publiques aux grands groupes industriels et financiers ;

– L’illusion des mesures sociales. C’est très grave que la revendication de la retraite à 60 ans ait été portée depuis plusieurs années par l’extrême droite (Marine Le Pen a reculé sur cette question, comme on a pu l’entendre dans le débat d’entre les deux tours). Le Parti socialiste a mené une politique de droite qui a remis en cause le système de protection sociale et les retraites ;

– Le troisième pilier est la xénophobie et le racisme structurel avec la « préférence nationale » et la logique visant les populations musulmanes. Tout ce qui est dit sur le fait qu’on va verbaliser les femmes porteuses du voile, etc.

En tant que femme et féministe j’ai du mal à comprendre comment d’autres femmes peuvent parler à la place des premières concernées sur ce qu’elles portent, ce qu’elles décident, sur leurs choix. Cela me parait contradictoire avec la matrice du féminisme.

Avec ces trois piliers je ne vois pas d’incompatibilité entre le RN et ce qu’a toujours été le fascisme. Ce qui est pervers et dangereux, c’est de voir de plus en plus d’intellectuels qui s’extrémisent vers la droite, comme Michel Onfray ou Marcel Gauchet, en tenant la ritournelle selon laquelle Marine Le Pen n’est pas d’extrême droite. Marcel Gauchet, considéré par la presse hégémonique comme un vieux sage de centre gauche, est en réalité un réactionnaire, qu’on connaît un peu moins que Finkielkraut, mais qui mène une politique éditoriale et médiatique très dangereuse. Il dirige une collection importante dans la prestigieuse maison d’édition Gallimard où il a publié un certain Hervé Juvin qui est aujourd’hui porte parole du RN et très clairement un grand-remplaciste, un eugéniste luttant au nom de la civilisation blanche et chrétienne.

Toutes ces personnes sont en train de nous dire que Marine Le Pen n’est pas d’extrême droite. En revanche elles nous disent que Jean-Luc Mélenchon est d’extrême gauche, ce qui est une aberration absolue : c’est une manière de refuser qu’un programme de gauche et des réformes conséquentes existent. C’est une volonté de noyer le poisson en considérant que l’extrême droite n’est plus l’extrême droite, qu’en revanche le véritable danger (vous entendez cela depuis des années !) que le vrai danger pour la République et la démocratie ce serait « l’islamo-gauchisme », les wokistes, etc. Cela participe des traits de la fascisation.

Du coup, à la question « Quand est-ce qu’on est dans le fascisme ? » je réponds : comme il a été dit, la dimension internationale est à prendre en compte, comme on le voit  en Turquie, en Hongrie, en Belgique au niveau de la Flandre, au Brésil… Le fascisme se caractérise par une prise de pouvoir, avec une violence d’État, des assassinats ciblés, la mise en prison des opposants. Je vous rappelle que les premiers camps de concentration, dès mars 1933, ont été ouverts pour les communistes, les socialistes, les syndicalistes allemands.

Maintenant je réponds à la question de Jean-Yves : « Qu’est-ce qu’on fait à Limoges ? » J’étais à Strasbourg pour une rencontre à l’initiative d’un collectif antifasciste, un front uni antifasciste composé de syndicalistes, de militants et militantes associatifs ou de différents collectifs, d’organisations politiques, de la France Insoumise au Nouveau Parti Anticapitaliste et au Parti Communiste. Nous étions  environ 150 personnes dans la Maison des syndicats à Strasbourg. A 22h00 un groupe d’une vingtaine de fachos est arrivé avec des bâtons, des barres de fer, ils ont pris des grilles et ont commencé à attaquer la salle, à nous prendre à partie physiquement… On avait un bon service d’ordre… C’est comme cela au quotidien. Ce sont des groupes comme on en connaît à Lyon et un peu partout. Bien sûr qu’il faut les combattre par les services d’ordre, les organisations traditionnelles qu’on met en œuvre. Tu parlais de la Jeune Garde antifasciste, évidemment que ce sont des organisations qui mènent un travail de terrain essentiel. Mais ce que je veux dire c’est qu’il ne faut pas (je dis « faut » sans que cela soit normatif) cloisonner les luttes comme le disent d’ailleurs les militants et militantes de la Jeune Garde…. Ici un collectif antifasciste, ici un collectif féministe…. Non. Tout cela doit se combiner. En l’occurrence Raphaël Arnault, porte-parole de la Jeune Garde, se présente aux élections législatives pour faire le lien entre la lutte de terrain antifasciste et la question politique. Ce que j’essaie de dire, c’est qu’il y a la bataille rangée pour empêcher les fachos de prendre la rue, de prendre l’espace, de tenir la parole et des meetings, mais la question est structurelle. Est-ce qu’on va pouvoir les combattre uniquement par leurs propres moyens en termes de violence ? Non, même si je sais que cela est important.

Je suis d’accord avec ce qui a été dit à propos du terme « totalitarisme » qui est beaucoup employé dans les programmes scolaires, en particulier en classe de Terminale. En fait, il y a vraiment un contraste entre ces programmes scolaires et l’historiographie, c’est-à-dire l’écriture, la recherche en Histoire, qui récuse la notion de totalitarisme et considère qu’elle écrase les différences radicales entre les régimes que le mot « totalitarisme » est censé caractériser. C’est une perspective qui consiste à mettre sur le même plan des régimes qui n’ont rien à voir entre eux, et à dire que le communisme est un totalitarisme au même titre que le fascisme et le nazisme. Et les historiens, quelles que soient leurs appartenances politiques, considèrent que ce terme n’a pas de légitimité dans les usages qui en sont faits.

Je suis tout à fait d’accord avec cette intervention très forte de Véronique sur les mots vidés de leur sens, les mots qui brouillent le réel.

[NdlR : soudainement dans la salle, un bruit sourd… Ludivine Bantigny : « Ce n’est pas une attaque fasciste ? Je ne sais pas s’il y a un service d’ordre… »]

Mots abîmés qui brouillent le réel. J’ai souvent en tête ce proverbe : « Quand le sage montre la lune, l’imbécile (je n’aime pas ce mot car personne n’est imbécile) regarde le doigt »… Tout est fait dans les médias, et ces médias sont une atteinte profonde à la démocratie, pour accabler les boucs émissaires de cette société qui sont les personnes qui gagnent le SMIC ou moins, en faisant des travaux dans des conditions d’exploitation éhontées, alors qu’on peut compter en millions d’années de SMIC les fortunes dont tu parles, Véronique. J’ai été frappée en lisant le très beau livre de Grégory Salle sur les supers-yachts. Tu disais : « Comment on fait pour dépenser autant d’argent ? » On est au sommet du saccage environnemental, de l’exubérance inimaginable, des conditions de travail mortelles quand des employés de ces super-yachts meurent dans des zones où la légalité n’existe pas, et qui échappent aux législations nationales. On est au sommet de l’hyper-puissance capitaliste dans toute sa splendeur. En t’écoutant, Véronique, je pensais au mot « réforme ». Parmi tous les mots abîmés, il y a ce mot : réforme. On nous a dit qu’il fallait réformer la Santé, l’École, l’Assurance chômage, la Sécurité sociale, etc. À chaque fois on peut dire que ce sont des contre-réformes.

On m’a invitée récemment sur France-Info TV, c’est une expérience à chaque fois ; et encore ce jour-là j’avais du temps pour répondre, j’étais sur le plateau pendant deux heures. Je n’étais pas à la manifestation qui avait lieu au même moment, mais je pouvais la commenter avec la présentatrice et les éditorialistes qui se succédaient. Eh bien, à chaque question, il fallait commencer par récuser les termes de la question ! Par exemple, on me disait : «  Ces casseurs, ces blacks blocs qui n’ont rien à faire de la politique, ils ne sont là que pour casser » Et moi : « Excusez-moi, vous avez mené une enquête ? Vous les avez interrogés ? » On peut ne pas être d’accord entre nous sur cette modalité d’action politique, mais on ne peut certainement pas la dépolitiser. Je connais des gens qui sont comme des camarades et qui s’organisent en black blocs, mais qui sont présents aussi dans les luttes sociales, dans les solidarités populaires, dans beaucoup de formes de mobilisations. Et qu’on vienne me dire que ce sont juste des voyous, cela me paraît très grave.

Autre question typique de ce journaliste : « Les syndicats réformistes ne sont pas présents ? » Il parlait de la CFDT, car pour lui elle représente les syndicats raisonnables, rationnels et modérés. Du coup, les autres (la CGT, Solidaires, la FSU) qui sont-ils ? Il faut revenir à la réforme en termes d’émancipation, de justice, de progrès social. Tous ces discours depuis des années : « Il faut réformer ! Il faut réformer ! » Ce sont à chaque fois des contre-réformes, des logiques qui vont dans la perspective inverse de la réforme. Il faut souligner à quel point c’est grave d’abîmer les mots. Cela détruit notre représentation du monde social.

Sur la question des dissolutions : Qu’on puisse désormais dissoudre des organisations ou des groupes antifascistes, c’est un trait de fascisation. Je pense au GALE, à Nantes révoltée, à Palestine vaincra, qui touche un groupe de défense des droits du peuple palestinien.

Darmanin s’est vu infliger un camouflet pour Palestine vaincra, et la procédure n’ira pas plus loin pour Nantes Révoltée. Il y a eu une mobilisation très large et massive lors de la menace de dissolution de Nantes révoltée, organe de presse qui rend compte des manifestations, des mouvements antifascistes. En revanche cela n’a pas été le cas pour le CCIF (Collectif Contre l’Islamophobie en France). On a pu constater une relative passivité lors de sa dissolution en 2020. Il n’y a pas eu le même type de réaction pour ce collectif que pour les autres. On aurait dû être vent debout, car cela nous concerne tous et toutes comme victimes d’un racisme structurel au nom de la religion, et cela commence toujours comme cela !

Sur le roman national, je suis d’accord avec ce qu’a dit la personne, sur ces historiens qui mènent un travail d’analyse précis et documenté, notamment sur Zemmour. C’est indispensable mais je pense (et c’est la réponse que j’ai faite également en ce qui concerne l’antifascisme en termes collectifs) que cela ne suffira pas, de dire que Zemmour raconte n’importe quoi, que Pétain n’a pas sauvé les juifs et a été complice du génocide. Ça ne suffira pas parce que ceux qui sont convaincus actuellement, on ne va pas les extirper de cette idéologie fasciste. Quand Zemmour est condamné pour incitation à la haine raciale ou religieuse, il en fait un titre de gloire et ses partisans, tout aussi fiers que lui, arborent ces condamnations avec tout autant de bravade. Il faut se placer sur le terrain social et politique et je suis tout à fait d’accord avec ce qui a été dit sur la culture : tu as cité Hervé Joly qui fait un travail fondamental. (Je fais une parenthèse, je souris parce que j’ai eu une discussion publique avec lui récemment pendant la campagne présidentielle, parce qu’il avait dit : «  Je suis un peu gêné quand on dit que Macron est de droite ». Alors j’ai essayé de faire un fil assez précis pour argumenter les raisons pour lesquelles on peut vraiment dire que Macron c’est la droite, et même la droite dure. C’est une nuance que j’ai avec Hervé Joly).

Mais revenons aux propos de départ au sujet de Jules Ferry. C’est important de rappeler de quelle république on parle. La république de Jules Ferry, de M. Thiers ? Ou bien la république de Louise Michel, d’Eugène Varlin et des femmes et des hommes de la Commune ? Je reviens à la Commune de Paris, cela me permettra de reprendre la question sur Réforme / Révolution. Ça n’a pas été une défaite, mais une victoire populaire de montrer que l’émancipation des travailleurs pouvait venir des travailleurs eux-mêmes, et aussi des travailleuses nombreuses et mobilisées.

Jules Ferry était en 1870-1871 maire de la ville de Paris. Il était pour l’extermination de la Commune, jusqu’à valider le massacre de la Semaine sanglante. Tout cela est très cohérent, ce que tu as dit sur les questions de culture et de civilisation, ce qu’on a dit sur un racisme structurel à la Jules Ferry, assez banal à l’époque. Il y avait des luttes contre ce colonialisme, des débats très clairs entre Clemenceau et Jules Ferry. Ce n’est pas anodin qu’ils considèrent le peuple comme ils considèrent les colonisés, c’est-à-dire une catégorie à part, à qui on peut bien apprendre à écrire, lire et compter mais aussi à apprendre à obéir, à être docile, à devenir de bons travailleurs.

L’école gratuite, laïque et obligatoire, c’était la Commune avant d’être Jules Ferry et je pense, qu’y compris dans les programmes scolaires, on pourrait le rappeler ! Comme le montre un philosophe de l’éducation, historien d’ailleurs (Jean-François Dupeyron) dans son magnifique livre À l’école de la Commune, l’histoire scolaire commence toujours à Jules Ferry et on oublie des décennies de luttes pour une école émancipée.

Je vais terminer sur ce qui est revenu à plusieurs reprises : « Que faire ? » et « Réforme et Révolution », en essayant de ne pas oublier de répondre à toutes les questions.

Justement, je n’ai pas répondu à celle sur le passe sanitaire, surtout que j’ai vu ici « vaccination contrainte » [sur un panneau dans la salle, NdlR]. J’ai un peu peur d’aborder ce sujet, parce que à chaque fois cela me fait penser à cette caricature (je ne sais pas si vous aller la visualiser, même si on est pas, bien sûr, dans ce genre de configuration) : au temps de l’affaire Dreyfus, un dîner de bourgeois. Ils sont là, bien assis à table, avec leurs petits couverts, leurs petites serviettes, dans leurs petits costumes, et dans une bulle on lit : «  Ne parlons pas de l’affaire Dreyfus ». Mais dans la bulle de l’image suivante «  Ils en ont parlé » ! et toutes les tables, les chaises sont renversées, ils se battent, s’attrapent par le col et sont tout dépenaillés. Je sais que cette question du vaccin risque toujours de susciter entre nous des désaccords profonds, et pour tout dire des engueulades. Je ne vais pas me dérober face à cette question, mais je ferai la distinction. Dans la question de la vaccination, mon avis importe peu ; vous avez un avis, sans doute vous avez pris position et vous êtes mobilisés. Je pense que la vaccination est bonne chose, mais en quoi cela nous intéresse-t-il ? Sur ce sujet je ne suis pas suffisamment compétente pour avoir un avis d’experte. En revanche je considère le passe sanitaire comme une atteinte profonde à la démocratie et à la liberté publique, vues les conditions dans lesquelles il a été imposé. Il est absolument légitime de se mobiliser contre le passe sanitaire et tous les effets de répression, les mises à pied, les révocations de personnels soignants qui ont été menées. Je pense que cela participe de cette politique liberticide et complètement arbitraire et autoritaire dont a parlé depuis le début.

Sur Réforme / Révolution : J’espère ne pas vous avoir donné l’impression que je récusais désormais l’hypothèse révolutionnaire. Ce serait grave de ma part, de vous laisser croire qu’un bon programme réformiste suffisait amplement. Ce que je trouve intéressant, c’est qu’il existe plein d’initiatives qui visent à échapper à la domination et à l’hégémonie dont on parle depuis le début de la soirée. On parlait de se réapproprier nos existences, les moyens de production, toutes les initiatives du « faire par nous-mêmes ». Je suis allé à Commercy dans la Marne, berceau des Gilets jaunes ; et on avait fait « la Commune des communes » en 2020, juste avant le confinement. C’était enthousiasment, une manière de rassembler beaucoup de gens qui avaient décidé de faire par eux-mêmes, de reprendre en main les lieux, de mettre en place du communalisme à l’échelle municipale, de se réapproprier les moyens de production via des coopératives. Je pense qu’il faut réfléchir aux échelles de territoire parce que le communalisme, posé par Murray Bookchin, le fédéralisme démocratique expérimenté au Rojava, sont des sources d’inspiration formidables. Mais on ne pourra pas tout faire à l’échelle locale.

Je ne sais pas si vous avez entendu ce magnifique appel, qui m’a fait pleurer, lancé par des étudiants d’Agro-Tech Paris. C’est significatif que des jeunes formés dans une grande école d’agro-bizness disent : « C’est terminé, nous ne voulons pas manger de ce pain, nous voulons échapper à votre système d’exploitation et de saccage du vivant et d’exploitation des peuples, en revenant à la question des cultures, culture à tous égards, à l’auto-défense populaire… »

Quand tu disais : « Je suis révolutionnaire, il faut changer radicalement nos vies », je suis entièrement d’accord avec toi et je crois qu’il va y en avoir des révolutions, elles sont absolument nécessaires ! Certains parlaient de « socialisme ou barbarie ». On en est plus que jamais à ce stade, étant donnés les ravages que subit le vivant. « Socialisme » comme on l’entendait au XIXème siècle : justice sociale, émancipation, égalité, quels que soient les mots qu’on met sur celui-ci, comme communisme, communalisme, éco-socialisme….

Il faut jouer toutes les cartes, essayer de nous opposer entre nous le moins possible. Je suis très attachée au terme « se fédérer ». Les Fédérés de la Commune de Paris s’appelaient comme cela car ils avaient des divergences : il y avait des proudhoniens, des blanquistes, des collectivistes, des jacobins. Ils étaient divisés, mais ils ont réussi à se fédérer dans cette expérience extraordinaire et révolutionnaire qu’a été la Commune. Ils ont réussi à mettre en place des réformes et des mesures révolutionnaires, puisque ces mesures mettaient en cause le capital, la propriété des moyens de production, et dès lors bouleversaient de manière révolutionnaire les rapports sociaux. Je pense que c’est toujours une source d’inspiration aujourd’hui. Certainement que la révolution procède aussi d’une sorte de révolution anthropologique, c’est-à-dire que nos luttes, nos grèves, nos occupations, nos formes d’émancipation locales et quotidiennes, nos manières de nous réapproprier du commun, des terres, des ZAD, toutes les luttes mentionnées tout à l’heure, féministes, LGBT, écologistes participent d’un processus nécessaire à l’expérience révolutionnaire. Car une expérience révolutionnaire, elle surgit à un moment, une révolution c’est un événement, une prise de pouvoir, une remise en cause radicale des rapports sociaux et des rapports de production et de propriété. Pour qu’il y ait ce surgissement, il faut que ça travaille, que ça infuse. C’est dans ce sens que je disais : il faut miser sur toutes les cartes, il ne faut pas opposer la ZAD à d’autres pratiques de luttes. C’est autant de rivières qui vont mener vers le fleuve révolutionnaire. L’entendre au sens large est un des enjeux majeurs, qu’on en finisse avec les oppositions qui nous gangrènent. Ce qui m’inquiète aujourd’hui, c’est que nous ne sommes pas toujours à la hauteur de la situation historique. Socialisme ou barbarie : cette formule a raison même des divergences dont on fait des fétiches.

Une intervention :

D’un point de vue historique, est-ce qu’on peut considérer le fascisme comme le négatif de la modernité ? et quelle est la part de responsabilité de la post-modernité, s’il y en a une, en tant que mouvement d’extension des grands récits dans le retour du tragique dont une de ses manifestations est le fascisme ?

Une intervention :

Si on regarde les choses d’un point de vue historique, aujourd’hui, on serait dans une période de montée du fascisme ? Quel diagnostic, quel pronostic peut-on faire à l’heure actuelle ? Dans les années 1930 et depuis les années 1920, tout le monde en Europe voyait monter le fascisme. Il y avait des fronts antifascistes, il y avait des regroupements politiques qui foiraient face au fascisme : on traitait de social-fascistes des gens avec lesquels on aurait dû s’allier. Est-ce qu’on en est là aujourd’hui ? Et où dans le monde y a-t-il une situation de montée du fascisme ? Est-ce en Chine, dans d’autres types de sociétés totalitaires ou de sociétés dictatoriales, de sociétés non démocratiques au sens où on l’entend ? Où est le fascisme à l’heure actuelle ? Où sont les zones que l’on peut considérer comme fascistes selon cette terminologie-là ? Si aujourd’hui en France on est en face de la montée du fascisme, alors il faut créer et organiser des forces antifascistes ayant un caractère de masse d’une part, et d’autre part sur tout un tas de fronts : culturel, politique, économique ou autre.

Une intervention :

Ce qui m’alerte aujourd’hui, c’est l’absence de réaction de la population et des militants. La non-réaction de la population peut s’expliquer par le fait de ne pas avoir la même grille de lecture. Dans les cercles de militants convaincus, la réaction face à la montée du fascisme réel est faible, voire inexistante en fonction des territoires. Pour prendre un exemple : tu as en as parlé sur la question des dissolutions, peu de personnes ont répondu à cette attaque contre l’assurance chômage alors qu’elle est venue en plusieurs vagues et étapes de réformes. Il y a eu un mouvement dans la culture avec l’occupation des théâtres, j’y ai participé. C’était un mouvement assez intellectuel, bien-pensant et souvent déconnecté des réalités du terrain, des personnes précaires. Je parle en tant que militante CGT d’un groupe de précaires. Je parle également des camarades sans papiers, qui sont face à la réalité de l’exploitation car on leur interdit légalement et administrativement de travailler. Cela nous amène à des modèles économiques comme l’ubérisation qui facilite le retour à l’esclavage. Ils sont obligés de dissimuler le fait qu’ils travaillent, qu’ils sont sans papiers. Cela va permettre de créer un fossé entre travailleurs légaux et illégaux, alors qu’en réalité nous sommes dans le même camp. Il y a des oppositions entre les personnes qui sont victimes du fascisme et du capitalisme. Arrive ainsi le débat sur la question des luttes spécifiques : même s’il est fondamental de parler des problématiques spécifiques, il faut les penser comme faisant partie d’un tout, elles ne doivent pas être déconnectées des différents combats. Dans les schémas de domination on a parlé de capitalisme, de patriarcat et d’impérialisme. Il faut que ces trois luttes face à ces schémas soient connectées, car si on les dissocie on fait le jeu de notre ennemi. C’est difficile pour moi de m’exprimer devant des gens qui partagent officiellement les mêmes couleurs politiques, mais qui peuvent nous accuser d’être des détracteurs de la lutte sociale parce que le combat par rapport à une spécificité de vie deviendrait individualiste. C’est faux, puisqu’il est ramené au cadre collectif. C’est la question de la crainte, de la peur de nos camarades d’aller sur ces terrains spécifiques où la revendication première est le droit d’exister, le droit à vivre dans la dignité avec les quatre piliers fondamentaux qui font qu’on est dans une idéologie sociale et socialiste : ce sont le droit de se nourrir, de se loger, se soigner, de se socialiser, d’avoir accès à l’éducation, la culture, le « droit à être » en fait. Dans nos organisations, nous nous trouvons face à une opposition qui nous dit qu’on perd notre temps, on gâche des combats, on accuse des camarades d’être des agresseurs sexuels. En réalité nous sommes sur des actions révolutionnaires de transformation sociale. Il faut en parler, car cela fait partie des réalités des personnes qui militent. Tu l’as dit tout à l’heure, la place des femmes dans les luttes sociales : aucune révolution ni grande avancée sociale ne s’est faite sans les femmes. Il faut savoir se protéger, s’auto-défendre dans ces situations.

Ludivine Bantigny :

Sur fascisme et modernité : je pense que le fascisme s’oppose à la modernité. Je l’entends au sens de philosophie politique, la modernité dont le berceau fut le XVIIIème siècle : c’est l’individu et l’action des êtres humains qui font l’Histoire. Ce n’est pas une puissance supérieure, métaphysique. Il existe une subjectivité révolutionnaire. Le fascisme s’oppose à la modernité au nom d’un retour de la tradition, au nom du retour d’une vision cyclique de l’Histoire.

En revanche en vous écoutant, j’ai pensé à ce que disait Brecht : « Le fascisme n’est pas l’opposé de la démocratie mais un de ses débouchés possibles ». C’est ce qu’on a dit en parlant de « démocrature », sur la façon dont les démocraties sont abîmées : elles nous habituent à ne pas penser, décider, délibérer par nous-mêmes.

Il y a des traits de fascisme au sein des démocraties. Dans le livre coécrit avec Ugo Palheta on parle de démocraties capitalistes, pas de « démocraties libérales », pour indiquer que le capitalisme abîme cette notion de démocratie en nous privant de pans immenses de notre capacité à délibérer. Orwell disait : « Les fascistes peuvent revenir à tout moment sans avoir besoin de chemises brunes ». On ne peut pas raisonner en termes de comparaison historique, parce que le fascisme peut revenir sous d’autres traits que les chemises noires ou brunes, même si la violence de rue reste un trait du fascisme. Le fascisme peut revêtir un costume bien tranquille, un parapluie roulé sous le bras, pas besoin d’uniformes même si des formes de noyautage néo-nazi dans l’armée française devraient nous alarmer. Tribunes signées par des militaires, des officiers qui parlent de « hordes de banlieue » et de « guerre de civilisation », qui prônent le recours à l’homme providentiel… Vous avez peut-être vu arriver la figure du général Pierre de Villiers qui s’est posé en chef suprême, en potentiel sauveur de la nation ? Il y a eu aussi une enquête menée par l’équipe de Médiapart sur les filières néo-nazies dans l’armée française avec ces soldats qui, bien sûr en privé, se photographient avec des brassards à croix gammée en faisant des saluts hitlériens à des enfants Guyanais. Pas besoin de militarisation pour parler de fascisme. Mon pronostic, puisque vous me le demandez : d’une part je suis très pessimiste à cause du saccage du vivant qui va plutôt dans le sens d’une fascisation, cela va exacerber les tensions. De surcroît la guerre en Ukraine va engendrer une catastrophe en chaîne avec des famines, une montée effrayante de la pauvreté. On n’a pas vraiment conscience de ce que cela va donner comme violences exacerbées, comme tentations fascistes. Partout où cela est possible il faut qu’on s’organise très massivement. Je pense que les phénomènes de fédérations y compris des gauches traditionnelles (dont serait extirpée la droite complexée) représentent un front antifasciste, un programme alternatif pour lutter contre la banalisation du fascisme en France, de l’extrême droitisation généralisée. Pour étayer mon pronostic, notez que cela arrive très vite à notre porte, on a cité la Hongrie, la Turquie, etc. Les médias français ont une responsabilité, je ne parle pas seulement de CNews, mais des médias hégémoniques y compris des médias publics. Ils ont cautionné la construction, la pure fabrique médiatique d’un fasciste, en suivant chacun de ses gestes minute par minute. Cela fait partie d’une banalisation et de la naturalisation du fascisme que l’on ne nomme pas. Une camarade du NPA a traité de fasciste Louis Alliot, le maire de Perpignan. Ce dernier a fait voter par le Conseil municipal une résolution pour que la municipalité de Perpignan porte plainte contre cette camarade. J’espère qu’on sera nombreux à la soutenir et à la défendre si cette plainte est mise à exécution. Je pense qu’Alliot ne le fera pas, cela pourrait être dangereux pour lui, s’il était débouté par la Justice. Ce qui nous importe c’est de pouvoir nommer les choses et lutter contre ces faux intellectuels comme Onfray, qui sont en train de grignoter les mots. Il faut poser les mots sur ce danger. Tant qu’on assistera à une telle crise, une telle détérioration des existences, une telle destruction des biens communs, l’hypothèse fasciste sera de plus en plus tangible. Cela ne vient pas que des fascistes patentés de type Eric Zemmour. Quand Jean-Michel Blanquer dit après l’assassinat de Samuel Paty que les universitaires, qu’il appelle « islamo-gauchistes », sont les complices, les bras intellectuels de l’attentat, c’est d’une gravité sans nom, c’est une infamie. Et c’est repris par la Ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche Frédérique Vidal ! Je ne sais pas si vous vous rendez compte de la gravité insensée de ces propos !

Je voudrais répondre à une autre question : Où est le fascisme actuellement ? On a parlé de certains pays, mais on peut considérer que des organisations comme Daesh, qui est une forme de fascisme, procède également d’un manque de luttes anti-impérialistes. Le berceau de Daesh est la prison d’Abou Ghraib mise en place à Bagdad par les États-Unis. Toutes les formes d’impérialisme récentes on conduit à cette forme de fascisation que représente Daesh. Tout cela est lié aux logiques capitalistes et impérialistes.

Sur la question des regroupements politiques antifascistes, du front de masse, etc. Je pense qu’on peut revenir sur un exemple historique. Le Front Populaire s’est constitué sur une base antifasciste et a mis en avant un programme conséquent de réformes, même si on sait que la grève générale a conduit à aller beaucoup plus loin que le programme initial. C’était aussi sur une base de luttes syndicales, outil majeur de résistance antifasciste. Le Front Populaire s’est constitué d’abord par l’auto-organisation et la fédération par la base. Je crois que c’est utile aujourd’hui de réétudier cette expérience historique, même si on a tendance à la considérer comme un modèle dans l’histoire du mouvement ouvrier. Alors qu’il ne faut pas oublier que le Ministre de l’intérieur sous le Front Populaire, Roger Salengro, même s’il est mort dans des conditions tragiques et qu’il est devenu un peu intouchable, a expliqué au patronat qu’il allait réussir à faire cesser la grève et qu’il ne devait pas s’inquiéter. Roger Salengro est le Ministre de l’intérieur qui a envoyé les troupes pour déloger les grévistes de certaines usines dans le nord de la France, notamment dans le Pas-de-Calais.

[Sur ces propos de Ludivine Bantigny, un homme se lève brusquement et s’apprête à quitter la salle. Elle lui demande si c’est parce qu’elle parle de Roger Salengro. Elle l’invite à revenir discuter. Il se rassoit à sa place et prend le micro. NdlR]

Son intervention :

Je suis déçu que vous attaquiez ainsi Roger Salengro. Il a été assassiné par la presse : Gringoire, Candide et autres journaux d’extrême droite qui l’ont accusé de désertion, ce qu’il n’avait pas fait. C’était injuste et il s’est suicidé. C’était un homme déprimé, je suis désolé que vous utilisiez son nom ce soir.

J’apprécie beaucoup vos travaux historiques. Je vous lis depuis longtemps et vous ai fait venir à Limoges pour former des professeurs. J’apprécie moins la militante. À propos du fascisme j’ai apprécié ce que vous avez dit au début. Les réserves que vous avez faites sur l’usage des mots : vous avez critiqué le fait qu’on généralise à propos du totalitarisme, mais on pourrait en dire autant du fascisme. En histoire, il faut être réservé sur l’usage des mots, il y a des circonstances, des contextes. Vous avez fort bien présenté la naissance du fascisme ; le problème c’est qu’ensuite dans votre démonstration je n’ai pas perçu la cohérence qu’on attend d’une historienne.

À propos de la situation actuelle, je pense que vous avez fait un procès en particulier à la démocratie telle qu’elle existe chez nous. Je sais qu’elle a des défauts, vous l’avez fort bien dit en ce qui concerne l’origine de notre Vème République qui n’est pas innocente, loin de là. Mais je trouve qu’il faut se méfier de parler de « démocrature » en ce qui concerne notre propre démocratie. Aujourd’hui nous sommes dans une situation où les démocraties sont menacées un peu partout, pas seulement en Hongrie et en Pologne. Il y aussi à nos frontières une guerre parce qu’il y a un modèle démocratique qui inquiète un dictateur, un modèle démocratique en Ukraine qui voulait s’étendre en Biélorussie et qui a échoué, on sait pourquoi ! Il y a un problème, on ne doit pas nous désarmer en tant que démocratie face à des dictatures. Je suis encore quelqu’un qui pense que les démocraties dans les années 1930 se sont mal défendues contre les fascismes. Aujourd’hui il faut qu’elles puissent se défendre, le peuple étant protégé normalement par la démocratie. J’ai apprécié le mot que vous avez employé en parlant du capitalisme : « Capi……. » Parce qu’en effet le capitalisme a modifié notre mode d’existence. Je ne pense pas que la lutte contre le capitalisme se fera forcément par les auto-organisations dont vous avez parlé. Je suis sensible au fait que vous n’avez pas donné de finalité globale, vous n’avez pas dit « Il y a cette solution et pas d’autres », vous avez ouvert des portes, et sur ce point on peut se retrouver. Il faut cependant comparer démocratie et « démocrature », ce n’est pas du tout la même chose. Les démocraties libérales pensent se justifier par un intérêt des peuples qu’on n’aurait pas reconnu, par des humiliations historiques (je pense à la Hongrie en particulier) ou des problèmes en Pologne ou en Slovaquie. Il faut défendre l’idéal démocratique. Une deuxième chose qu’il faut défendre, c’est l’état de droit. Il me semble que vous avez pris quelques distances dans vos propos sur l’état de droit, et j’aimerais que vous le défendiez lui aussi. Car l’état de droit c’est au nom de la justice sociale, justice tout court qu’il faut défendre dans un pays. L’état de droit est bafoué dans beaucoup de circonstances. Vous avez fait de bonnes critiques sur des lois récentes qui vont à l’encontre de ce que doit être un état de droit. Le principe de l’état de droit doit être défendu, nous l’utilisons lorsqu’en tant qu’association nous faisons des recours pour défendre des gens et attendons que justice soit rendue par les institutions judiciaires. Nous leur faisons relativement confiance en espérant qu’elles soient indépendantes.

Ludivine Bantigny :

Je vous remercie de votre intervention et j’aurais été désolée que vous partiez dans ces conditions, car je suis en demande de critiques. Je vais d’abord exprimer un désaccord en ce qui concerne Roger Salengro. Vous dites : « En tant qu’historienne vous ne pouvez pas dire cela, vous ne pouvez pas parler de Roger Salengro qui est un juste, un homme poussé au suicide par l’extrême droite » et vous avez raison sur ce point. Mais je pense que le travail de l’historienne et de l’historien n’est pas un travail moral. Ce n’est pas parce que cet homme a eu cette fin tragique qu’il ne faut pas voir la réalité des décisions politiques qu’il a prises en tant que Ministre de l’intérieur. C’est-à-dire qu’en disant cela vous m’interdisez de faire mon travail d’historienne. J’ai examiné de près les archives du Ministère de l’intérieur sous le Front Populaire, et cela n’enlève absolument rien à la justesse des combats de cet homme ni à l’indignité, l’infamie des accusations portées contre lui et qui l’ont poussé au suicide. Mais ce n’est pas tolérable d’interdire aux historiens d’aller examiner de près son action politique au moment de la grève générale et des occupations d’usines. Le fait est que Roger Salengro, après son discours au patronat français pour le rassurer, a employé l’armée pour aller déloger les grévistes en faisant des blessés graves. Cela n’enlève rien à la déontologie historique que vous me reprochez de ne pas appliquer. On ne m’interdira pas, non pas de porter un jugement sur l’Histoire, mais de faire mon travail sur ce qu’a été le gouvernement sous le Front Populaire.

Je pense par ailleurs que vous m’avez mal comprise. Je ne suis pas en train de récuser la justesse d’un état de droit, de la justice et de la démocratie. Je n’ai cessé de dire que l’état de droit est fondamental face à un état d’exception, d’urgence généralisée. De toutes les mesures liberticides qui ont été prises justement au nom de cet état d’exception, devenu la norme. Ce n’est pas moi qui ai forgé le terme de « démocrature », c’est François Sureau qui était un macronien convaincu. C’est lui qui l’emploie, il a même dit du temps de Castaner que ça ressemblait à Naples sous Mussolini ! Je pense qu’il a forgé ce terme pour constituer un néologisme qui n’est pas la dictature. J’ai dit dès le départ qu’on ne pouvait pas parler de fascisme à propos du macronisme, ou alors en effet les mots n’ont plus de sens. On ne pourrait pas en parler ce soir, si c’était le fascisme. Ce terme employé par quelqu’un de droite comme François Sureau me paraît assez juste pour désigner une réalité où la démocratie est en grande partie amputée. Tous les fétichistes du monde ne suffiront pas à me convaincre que nous sommes vraiment en démocratie. Regardons d’autres régimes historiques ou contemporains dans lesquels a existé ou existe la démocratie véritable, où des gens se réunissent, délibèrent, où on ne leur dit pas comment penser comme dans les unes de Paris Match ou dans les déversoirs de CNews. La démocratie, c’est se réapproprier l’information, car nous ne la possédons pas malgré les médias alternatifs et indépendants qui mènent un travail de fond. Même les médias publics sont concernés et ont très largement participé à la banalisation de l’extrême droite. Je ne pense pas qu’on nous donne le choix et que l’on soit en démocratie en votant entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron, alors qu’en dernière instance ce dernier est élu avec l’empire médiatique qui le soutient. Mais ne me faites pas dire que je m’oppose à la perspective démocratique : je vous ai parlé de la Commune de Paris, pour moi c’est l’exemple parfait de démocratie véritable où on désignait des mandataires, des gens comme vous et moi qui étaient porteurs d’une responsabilité et qui étaient révocables. On organisait des assemblées pour examiner le respect de la fidélité à ce mandat. La démocratie sous la Commune de Paris, c’était aussi pouvoir se rapproprier les choses du commun, de là où on travaille, car la démocratie ne peut pas être qu’institutionnelle. Quand l’essentiel vous échappe et que vous n’avez que le choix de mettre un bulletin de vote, je considère que c’est une forme très amputée, réductrice de la démocratie. Parlez-en, puisque vous êtes très attaché comme moi à l’Histoire, à ceux et à celles morts en juin 1848 en se battant pour la démocratie, et dont l’insurrection a été réprimée dans le sang par la Seconde République par un gouvernement qui se disait démocratique. Je pense que vous avez raison de distinguer un régime tel que celui de Poutine, de celui dans lequel nous vivons. Je crois quand même que cela ne doit pas nous amener à dire « Il y a des dictatures alors il faut protéger les démocraties libérales » et nous priver du droit absolument nécessaire d’analyser ce que sont ces états de droit gangrenés par des intérêts matériels qui s’opposent à ceux de la majorité. Je ne mets pas en doute l’esprit philosophique de l’état de droit, mais j’estime que cet état de droit historiquement, empiriquement, d’un point de vue matériel, n’a jamais correspondu à l’idéal qu’on entend par là. Vous avez vous-même nuancé la confiance qu’on peut avoir en l’indépendance de la Justice. Ne nous fabriquons pas des antagonismes qui sont artificiels, car à aucun moment je n’ai récusé les principes de démocratie, d’état de droit et de justice. Je pense qu’il faut nuancer l’idée que nous vivrions dans une démocratie qu’il faut défendre en soi et pour soi. Au contraire il faut enrichir cette démocratie et la rendre vraiment consistante. C’est à ce prix, à cette condition que nous pourrons lutter contre le fascisme.

Une dernière intervention :

J’ai envie de dire que le capitalisme nous mène dans le mur, peut-être qu’il nous amène vers le fascisme, peut-être que c’était inéluctable ou peut-être que c’est la mort du capitalisme, je ne sais pas quand. Hervé Kempf dit : « Que crève le capitalisme ! ». Je vais paraphraser aussi André Gorz : « Ce sera une sortie civilisée ou barbare ».

[Compte-rendu : H.F.]