Années 1970, un exemple d’autonomie ouvrière en Italie : leçons et actualité

Avec Antoine Hasard

documents de présentation

Le mouvement de l’autonomie ouvrière en Italie

Du dernier mouvement politique prolétarien mondial, commencé en 1968, le mouvement en Italie est certainement l’élément le plus important :

∑ par sa durée (de la fondation du CUB[1] à l’usine Pirelli de Milan, en février 1968, et sa fin le 14 octobre 1980 avec la manifestation à Turin des cadres pour appuyer les licenciements à la FIAT), soit près de 12 ans ;

∑ par les formes d’organisation que se sont données les ouvriers quels qu’en soient les noms (Comités unitaires de base, Assemblée autonome, Assemblée étudiants-ouvriers, Comités ouvriers, etc.) se réappropriant les luttes contre les syndicats et le PCI, en étant capables d’impulser et de diriger les grèves et, pendant des longs moments, de devenir aussi influents que le PCI ;

∑ par la composition de classe. Le mouvement a embrassé toutes les industries (et d’abord les grandes usines de la péninsule) de la chimie, à l’électronique en passant par la métallurgie, la mécanique et bien sûr l’automobile. Il a mis en branle toutes les catégories ouvrières, des moins qualifiées aux plus qualifiées, des techniciens (Montedison de Porto Marghera) aux ingénieurs (IBM de Vimercate près de Milan) ;

∑ par la réaffirmation de la centralité de l’usine. En partant de la réalité concrète de l’exploitation, le mouvement ne s’est pas seulement opposé au commandement d’usine. Il a remis en cause la hiérarchie des salaires, les différences de traitement entre ouvriers et employés pour les congés et la santé, il a imposé le contrôle des rythmes, jusqu’à remettre en cause le travail salarié lui-même

∑ par sa propagation à l’extérieur de l’usine. Le mouvement ne s’est pas recroquevillé sur les lieux de travail. Très rapidement, il a pris en charge les questions du logement, des transports, de l’énergie et des biens de subsistance en organisant les auto-réductions des prix et l’occupation des logements ;

∑ par une centralisation politique bâtie à partir des ateliers, fondée sur le refus du principe de délégation et la participation active du plus grand nombre. Dans ce processus de singularisation politique du prolétariat, l’organisation ne s’est pas cantonnée aux usines. Les groupes ouvriers se coordonnent et se centralisent par zone puis à l’échelle régionale, comme à Porto Marghera (de 1972 à 1975) et comme une dernière fois, à Milan (de décembre 1976 à mars 1977).

Le mouvement en Italie présente aussi une originalité dans la constitution des groupes politiques. En effet, les noyaux ouvriers se sont cristallisés à partir de l’intervention de groupes de jeunes militants extérieurs ou/et de la scission des partis traditionnels.

Remettant en cause les méthodes de luttes et d’organisation traditionnelles des partis et des syndicats institutionnels, les noyaux ouvriers aidés par les « extérieurs » se sont donnés des outils théoriques propres. Une fois apparus au grand jour à l’occasion des luttes que souvent ils ont impulsé, les groupes d’usine ont en retour poussé à la création de groupes politiques nationaux[2], premières tentatives de centralisation à l’échelle du pays, organisées autour de journaux d’agitation[3].

L’autonomie ouvrière, un concept politique

Ce concept a connu une importante diffusion dans le mouvement en Italie entre 1968 et 1980, on peut même dire qu’il personnifie ce mouvement. Il indique l’acteur : la classe ouvrière, et sa façon d’agir : l’autonomie.

Il indique donc pour la classe ouvrière son action indépendante et opposée, évidemment à l’Etat, mais aussi et surtout aux syndicats (dans le cas italien la CGIL, la CISL et l’UIL) et aux partis de “gauche” (PCI et PSI notamment).

L’autonomie ouvrière définit tout à la fois, pour la classe ouvrière en lutte, ses objectifs, les moyens pour y parvenir, ses modes d’organisation et sa capacité à penser ses luttes avant, pendant et après.

L’autonomie ouvrière se traduit donc par une centralisation politique bâtie à partir des ateliers, fondée sur le refus du principe de délégation et la participation active du plus grand nombre.

Dans ce processus de singularisation politique du prolétariat, l’organisation ne se cantonne pas aux usines mais envahit toute la société : de la question du logement à celle des transports en passant par l’éducation et le ravitaillement.

Pleinement déployée, elle combat pied à pied l’invasion par le Capital de toutes les sphères de l’activité humaine et anticipe ce que pourrait être une société communiste.

«Pouvoir ouvrier à Porto Marghera

Du Comité d’usine à l’Assemblée régionale »

L’expérience de l’autonomie ouvrière en Italie qui sera relatée lors de cette soirée est d’abord celle du Comité ouvrier de l’usine chimique Montedison, dans la zone industrielle de Porto Marghera, à côté de Venise. Cette expérience représente un « paradigme » de cette autonomie. D’autres comités ouvriers dans le secteur (usine Châtillon, AMMI…) se joindront à lui, à partir de novembre 1972, pour former une Assemblée ouvrière*.

Le comité est né dans une grande usine chimique, qui employait, à l’époque, 3 000 ouvriers et 1 000 techniciens. Il est formé d’un alliage entre jeunes militants, – certains sont des cadres du syndicat CGIL et du Parti communiste italien, en opposition avec leurs pratiques – et d’autres sont des nouveau-nés à la politique. Les questions que se posaient ces militants, sur leur condition dans l’usine, sont amenées à maturité grâce aux contacts noués avec des camarades extérieurs du groupe Potere Operaio veneto-emiliano qui diffusent depuis 1965 leurs publications aux portes de l’usine. Le long travail d’agitation, fait surface en juillet 1968, lors de la grève pour les salaires et les conditions de travail lancée par le comité, mouvement qui sera connu de toute l’Italie après la manifestation du 1er août où les grévistes bloquent la gare de Venise (Mestre) et s’affrontent avec la police.

Comme toutes les expressions de l’autonomie ouvrière de cette époque, les membres du Comité ouvrier mettent en avant les mêmes revendications : augmentations uniformes des salaires, compression vers le haut de l’échelle des salaires, parité des avantages ouvriers/employés, réduction des cadences, intégration des ouvriers de la sous-traitance… Ils prônent les mêmes méthodes de lutte : assemblées d’atelier puis d’usine, cortèges internes, refus de la délégation, etc. Ils interviennent également à l’extérieur de l’usine : sur les questions du transport (luttes des banlieusards), du logement (occupation, baisse des loyers), de la réduction des factures d’électricité, de la vie chère (contre la hausse des prix dans les boulangeries et les super-marchés).

Mais ceux de Porto Marghera vont apporter leurs spécificités :

Grâce au long travail d’enquête ouvrière commencé en 1966-1967, les membres du comité ont compris le fonctionnement de l’usine et ont pu ainsi (contre le chantage de la direction qui, au nom de la sécurité, imposait un quota d’ouvriers pour la maintenance des installations pendant les grèves) arrêter et faire redémarrer les ateliers donnant plus de force à leurs grèves.
À partir de leur expérience de comité d’une usine, ils deviennent le point de référence des autres usines de la province et se fédèrent en Assemblée ouvrière de territoire.
La présence de nombreux techniciens dans l’usine a permis que la conscience collective acquise pendant les luttes augmente en potentiel et se démultiplie dans d’autres entreprises.
Même si la classe en lutte n’a pas besoin de leaders auto-proclamés, elle est constituée d’individus singuliers dont ceux qui, à un moment, expriment ses potentialités, synthétisent les réflexions. Ces avant-gardes réelles ont, notamment à Marghera, su résister aux sirènes du confort de l’appareil « stalinien » ou syndical, pour maintenir droit le cap de l’autonomie ouvrière.
Partant de la nocivité de leur travail dans l’usine (notamment à l’atelier de chlorure de vinyle) et du refus de l’accepter, en faisant payer au patron les soins qu’ils sont contraints de subir, ils en viennent à critiquer les conséquences de la production sur la vie dans la région environnante et sont ainsi les premiers « écologistes » à refuser l’aspect mortifère du Capital et à remettre en cause le travail salarié.

Notre invité :

Antoine HASARD a traduit de l’italien le livre « Pouvoir ouvrier à Porto Marghera » qui regroupe le récit, des témoignages et des réflexions (notamment celle de Toni Negri) sur un des plus beaux exemples de lutte et d’organisation ouvrières, de 1968 à 1978. Il milite au sein d’un petit groupe qui essaye de s’approprier de façon critique ce qu’on appelle ‘’l’Autonomie ouvrière’’ pour contribuer à lui redonner vie aujourd’hui »
[1] CUB : Comitato Unitario di Base (Comité unitaire de Base)

[2] Les trois groupes sont Avanguardia Operaia fondé, en décembre 1968, autour de l’expérience des CUB milanais ; Potere Operaio fondé, en août 1969, principalement autour de l’expérience de l’assemblée ouvrière de Porto Marghera ; Lotta Continua fondé, en octobre 1969, autour de l’assemblée étudiants-ouvriers de la FIAT à Turin.

[3] Tout ceci est relaté en détail dans « La Fiat aux mains des ouvriers. L’automne chaud de 1969 à Turin » de D.Giachetti et M.Scavino. Les Nuits Rouges, n°22, Paris 2005.
Compte rendu de la soirée du 27 mars 2014
Le livre Pouvoir Ouvrier à Porto Marghera et son film -DVD Les Années suspendues, qui relatent vingt années singulières de luttes ouvrières (1961-1980), sont riches de témoignages, d’expériences, d’analyses qui ouvrent sur le temps présent. Les acteurs eux-mêmes de cette histoire, afin d’empêcher que l’oubli efface cette grande aventure politique et sociale, se sont transformés en chroniqueurs et cinéastes. Ils ont aussi fait acte de conservation en créant le fonds d’archives de cet épisode, fonds nommé Augusto Finzi.
Avant la projection du film, Antoine Hasard prend la parole :

Augusto Finzi était un des principaux animateurs de ces luttes, il est mort en 2004 ; et c’est à l’occasion de ses funérailles que ceux qui étaient dispersés se sont retrouvés. Ils ont d’abord fait le constat d’avoir été rayés de la carte de l’Histoire officielle. C’est pour cela que le DVD s’appelle Les années suspendues : comme si, depuis 1981, le temps avait pour eux suspendu son cours. Et ils ont eu envie de transmettre ce qui avait été leur expérience. A partir de là, ils ont retrouvé un local, ont commencé à regrouper les archives et à faire quelques réunions. En 2007 s’est tenu un grand colloque à l’occasion duquel ils ont décidé de faire un livre et des interviews. Presque 400 heures d’entretiens ont été enregistrées. Le livre relate les événements par ordre chronologique et par thème. Une partie réflexions et une autre de dialogue entre les anciens acteurs complètent l’ouvrage. Le DVD concentre par thèmes 50 minutes des 400 heures d’interviews.

Francis Juchereau : Cette page d’Histoire, localisée autour de Venise, a un sens fort. Il s’agit d’un moment très particulier dans le mouvement ouvrier en Occident à la fin du 20ème siècle. Cette expérience de l’autonomie ouvrière au nord-est de l’Italie a clairement produit, à travers la force, l’ampleur et la complexité de ses luttes, les prémices d’une alternative, d’un avenir autre. Non seulement par rapport au travail (jusqu’à son refus) mais plus largement pour la société. Car leur lutte autonome est sortie de l’usine pour se répandre sur tous les terrains de la vie quotidienne et de la vie tout court.

Antoine Hasard : A propos de l’autonomie ouvrière (années 1960 et 1970), nous avons traduit trois livres de l’italien, sachant qu’en Italie ce mouvement avait perdu. La littérature sur les luttes ouvrières ne se bouscule pas au portillon, bien que ce soit un peu en train de changer. De jeunes générations d’historiens s’intéressent à ce qui s’est passé, non pas d’un point de vue dépassionné mais moins englué dans les scories de ce qui est resté de ces années-là.
Pourquoi avons-nous fait ces traductions ? J’appartiens à un groupe politique. Pour nous, ces travaux ne sont pas une œuvre littéraire ou historienne, mais une œuvre militante pour aujourd’hui et pour demain. Il s’agissait de comprendre ce qui s’est passé à travers les luttes de la classe ouvrière les plus récentes et les plus significatives; quel sens ont eu ces tentatives en Italie, pays dans lequel ces expériences ont duré le plus longtemps et où elles ont été le plus loin. Comprendre pourquoi nous avons perdu – et quand je dis  » nous  » c’est humblement que je m’abrite derrière tout ce qu’ont fait ces camarades. Que voulaient-ils faire ? Qu’en ont-ils compris ? En quoi ils ont été extraordinaires et en quoi leurs échecs et leurs limites peuvent nous servir à faire le bilan de ces années-là et aussi à préparer ce qui peut, je le souhaite, arriver.
En Italie que s’est-il passé ? Le mouvement ouvrier de 1968 s’est développé autrement qu’en France, en particulier dans les grandes usines et zones ouvrières du Nord. Ainsi, à partir des problèmes concrets, des luttes ont démarré d’abord dans l’usine puis se sont répandues sur le territoire alentour, touchant tous les aspects de la vie sociale. En 1969, en Italie, il y a 1,5 millions d’ouvriers dans les grandes entreprises. La première d’entre elles, FIAT-Mirafiori à Turin, comptait 53000 ouvriers ; et quand les luttes ouvrière débordent, se font entendre, elles touchent tout. Elles envahissent et font bouger les autres sphères. Toutes les sphères d’activité. Et ça remet en cause tout. Elles créent des espaces que j’appellerai de liberté, des zones où l’on reprend collectivement tout ce que le capital s’accapare tous les jours. Et ceci constitue une force d’anticipation extraordinaire, car c’est à ces moments et dans ces lieux que la révolution se manifeste. Il n’existe en effet pas de césure historique avec un avant et un après la Révolution. Le fait de pratiquer collectivement autre chose, de mettre en place d’autres rapports constitue une force anticipatrice qui rend palpable et concret ce qu’on se raconte sur la révolution. C’est en cela que ce mouvement est très important.

En Italie à partir de début 1968 (il y a bien sûr des prémices avant), dans la plupart des grandes usines, quel que soit le secteur industriel concerné et la composition de classe (le nombre d’ouvriers qualifiés, d’OS, de techniciens et d’ingénieurs), des ouvriers, au départ minoritaires, rejettent ou sont déçus de la politique syndicale et de celle des partis politiques (principalement le PCI). Ils décident de créer eux-mêmes leurs organes qu’ils nomment comités unitaires de base, comités ouvriers, assemblées autonomes, assemblées ouvrières. Dans ces usines, pendant le printemps et l’été 1968, ces ouvriers essayent au départ de faire avancer l’action à partir des luttes déclenchées par les syndicats, mais assez rapidement ils se rendent capables de lancer eux-mêmes des luttes, de les mener et d’obtenir satisfaction comme à l’usine Pirelli à Milan (fabrique de pneus). A ce moment-là toutes les grandes usines sont concernées, et seulement elles, à l’exception de la FIAT à Turin. Cette dernière qui n’explosera qu’à partir de mai 1969 donnera à ce mouvement une dimension beaucoup plus grande, selon l’adage  » quand FIAT éternue, l’Italie s’enrhume « . A partir de là, les comités ouvriers, tous les petits groupes constitués autour de cette agitation vont donner naissance à des groupes politiques nationaux (Lotta Continua, Potere Operaïo). Mais ce qui est important, c’est que l’action des ouvriers, quelle que soit sa forme organisée, ne se cantonne pas à l’usine. Au départ ce sont des luttes pour les augmentations uniformes et non au pourcentage, pour le passage des ouvriers en bas de l’échelle dans les catégories supérieures tout en réduisant l’échelle des salaires vers le haut. Il s’agit aussi pour les ouvriers d’obtenir la parité avec les employés par rapport aux jours de maladie indemnisés et aux jours de congés. Se manifeste aussi la volonté d’intégrer dans la lutte de l’usine tous ceux qui sont précaires : ouvriers de cantine, du nettoyage, intérimaires (déjà à l’époque une bonne partie de la force de travail est en contrat précaire). Une fois que la base à l’usine est acquise, il s’agit alors d’en sortir et d’élargir les luttes. Ce n’était pas une décision réfléchie mais mûrie tout simplement par la nécessité. Comme disaient les ouvriers de FIAT :  » à quoi ça sert de faire des heures de grève pour avoir des augmentations si toute la paye passe dans le loyer  » ?

Donc la lutte se transporte immédiatement sur le territoire notamment par rapport aux questions de logement. Ce qui veut dire obtenir des baisses de loyer, réquisitionner les maisons vides en raison de la crise du logement de l’époque. Il s’agissait aussi de forcer les municipalités à construire des logements et d’obtenir avec des comités de locataires des baisses de loyers ou de faire des contrôles. Pour aller travailler, il faut utiliser les transports, notamment collectifs. Il s’agissait alors de demander la gratuité des transports, en accord le plus souvent avec les ouvriers des compagnies, selon le principe : le temps de transport c’est du temps de travail et c’est au patron de payer. À Turin, en septembre 1969, un groupe non révolutionnaire a tiré à 100 000 exemplaires un tract disant :  » ouvrier de FIAT, quand tu prends le bus tu ne payes pas, tu montres ta carte de FIAT, c’est au patron de payer ; ouvrier de FIAT quand tu reçois ta facture d’électricité tu l’auto-réduits collectivement, et c’est en montrant ta carte FIAT que tu vas à l’ENI (EDF italienne) « , ainsi de suite.
Ainsi les groupes politiques non  » extrémistes  » sont eux-mêmes obligés de coller à cette réalité de lutte surgie autour de 1968 qui se répand sur le territoire depuis les usines, au sujet des transports, du logement, de la vie chère ….
Des actions se développent dans les supermarchés où le mouvement impose ce qu’on appelle les prix politiques : pour les marchandises de première nécessité des barèmes sont établis et les gens ne payent que ce qui est considéré comme normal. Ce type d’action demande des forces et des moyens car elles nécessitent des prises de parole, des distributions de tracts et une organisation pour se protéger de la police. Les luttes s’étendent à tous les aspects de la vie, touchant jusqu’à la psychiatrie : une antipsychiatrie caractéristique se développe d’ailleurs en Italie. Elle se traduit par la remise en cause des rapports malade/personnel soignant /médecin, dans le traitement des maladies mentales – comme dans tout autre traitement d’ailleurs.
Du fait de leur implantation dans les usines chimiques, les comités ouvriers de Marghera ont eu une expérience particulière et un développement spécifique. Depuis des années les syndicats discutaient avec les directions les primes de nocivité. Leur logique était : plus l’ouvrier travaille dans un atelier considéré comme nocif plus il a de prime. Bref, travailler dans un atelier mortel signifiait pour la veuve une belle pension. Les ouvriers à Porto Marghera ont refusé de se vendre de la sorte. Ils considéraient que si l’atelier est nocif, il ne fallait plus y travailler. Le patron devait prendre le temps qu’il fallait pour l’assainir ou bien le fermer si ce n’était pas possible. Et tant que durent les travaux l’ouvrier est payé même s’il ne travaille pas. Les aciéries, les industries de la chimie, notamment dans la chimie lourde, sont des industries de processus continu et ne peuvent être arrêtées sous peine de destruction. A chaque grève, le patron discutait avec les syndicats et demandait qu’un certain nombre d’ouvriers soient d’astreinte afin de maintenir l’installation. Leur estimation du nombre d’ouvriers réquisitionné était totalement arbitraire. Des ouvriers, hors syndicat, ont alors cherché à comprendre par eux-mêmes le fonctionnement exact des processus de production. A la suite de cette étude à l’usine Petrolchimico (groupe Montedison) l’un des ateliers parmi les plus dangereux, celui qui fabriquait l’acétylène, a été arrêté par les ouvriers en grève eux-mêmes ; après avoir réussi à le mettre à l’arrêt ils l’ont remis en marche et livré au patron après la grève. Preuve s’il en est de leur capacité à contrôler leur outil et savoir s’en servir. De plus les problèmes de santé engendrés par la pollution ont provoqué des actions ouvrières de visites médicales  » sauvages  » en liaison avec des comités de médecins hospitaliers afin de constater les maladies et les faire reconnaître comme maladies professionnelles. Aujourd’hui il suffit d’aller à Venise pour constater que la pollution est partout. La spécificité des ces ouvriers, du fait de leurs dénonciations, de leurs enquêtes et de leurs actions est aussi d’avoir été dès cette époque parmi les premiers écologistes. En se battant pour leur survie en tant qu’ouvriers de la chimie, ils ont remis en cause la production chimique. Mais ils ont également accompli une chose unique en Italie : partant de leur place forte, l’usine Montedison, ils se sont répandus dans la zone industrielle de Marghera et plus largement sur la province de Venise, de Padoue à Pordenone où il y avait des usines Zanussi (matériel électroménager). Ainsi pendant trois ans ils ont animé une Assemblée autonome qui fédérait des comités ouvriers, des comités de locataires et des comités d’usagers des transports. C’est unique, car même dans la région milanaise, entre 1976 et 1977, la coordination des comités (des usines Alfa Romeo, Magnetti-Marelli, Pirelli etc.) n’a duré que très peu de temps et a coïncidé avec la fin de l’épisode des grandes luttes en Italie (1968-1977) : échec du mouvement de 1977, enlèvement d’Aldo Moro (1978), répression tous azimuts avec assimilation au terrorisme des actions ouvrières autonomes. A Porto Marghera cette répression s’abat aussi sur les dirigeants ouvriers en 1979.

Un intervenant précise : J’ai vu il y a longtemps un film italien1 qui m’a impressionné. Il s’intitulait
Fous à délier. L’histoire se passait à cette époque dans des usines. Le titre est parlant. Des ouvriers avaient intégré dans leur travail des handicapés mentaux. Autour de cela s’est développé ce qu’on appelle de manière un peu bizarre  » l’antipsychiatrie « , des pratiques et théories qui m’avaient impressionné.

A.H : Les comités, notamment dans la région milanaise, étaient très forts dans les usines. Dans certains quartiers à partir de 1976 la police a laissé venir des trafiquants d’héroïne pour casser les comités de locataires. Les camarades de l’usine qui étaient aussi dans les comités de locataires ont été obligés de faire des comités de drogués pour remettre en selle ceux-ci et isoler les gros dealers. L’introduction de la drogue fut aussi un moyen pour casser les luttes.

Le débat (après le film)

Une intervenante : Dans le film des ouvriers disent “qu’ils auraient pu faire à cette époque ce qui a été fait en 1996.” Qu’est-ce ?

AH : Suite aux  » enquêtes ouvrières  » faites sur les maladies professionnelles issues de la pollution chimique dans et hors de l’usine Petrolchimico, un combat a été mené à partir de 1976 : les ouvriers ont fait de la publicité tous azimuts sur les enquêtes prouvant les dangers mortels causés par l’usine. Mais la magistrature italienne n’a lancé des procédures à ce sujet qu’en 1994 et c’est en 1996 que le procès public de la Montedison a été ouvert, procès à l’issue duquel les anciens directeurs ont été condamnés et les maladies reconnues comme maladies professionnelles.

Un intervenant : La Montedison, c’était l’affaire des boues rouges ?

AH : Oui, entre autres. A la même époque il y a aussi Seveso et d’autres pollutions dont on n’est pas au courant de ce côté de la frontière. Un exemple montre que les luttes de cette époque contre les pollutions mortelles restent actuelles : dans Les Pouilles (talon de la  » Botte « ), à Tarente, ville de 200 000 habitants, une grosse aciérie emploie encore 11 000 personnes dans une région où il y a 40% de chômage. En juillet 2012, une juge courageuse a émis un jugement demandant l’arrêt de l’usine pour dangerosité après une enquête médicale poussée montrant que l’usine était responsable de la mort par cancer de 343 personnes dans les cinq dernières années. Immédiatement, les partis politiques, la direction de l’usine, les élus, les syndicats et une immense majorité des ouvriers se sont mobilisés contre cette  » atteinte à l’industrie italienne  » – et surtout à leurs revenus. Une trentaine d’employés de l’usine ont cependant commencé à s’agiter, refusant le chantage au travail. Ils ont essayé d’appliquer le principe : l’usine est dangereuse, il faut l’arrêter. Au patron de faire le nécessaire pour la remettre en état ou la fermer. Ils ont créé un comité de quartier qui a réuni des assemblées et plus de 3000 personnes ont manifesté.
Malheureusement dans l’usine ces camarades n’ont pas beaucoup élargi leur influence. Ils ont seulement réussi à créer l’événement ; le gouvernement et les ministres ont promis de l’argent mais les estimations pour remettre à niveau cette usine étaient hors de prix (plusieurs milliards d’euros). Autant dire que l’affaire a été enterrée.
A Marghera les ouvriers de l’assemblée autonome avaient emmené des ouvriers en visite médicale à Padoue dans un hôpital où il y avait des camarades médecins pour faire des analyses. Ce que devrait faire normalement la médecine du travail. Ils ont fait des mesures et tout un travail d’identification. D’ailleurs dans la lagune de Venise nous pouvons toujours observer, non loin de la zone de Marghera, des iles totalement artificielles constituées de déchets chimiques hyper toxiques.

Un intervenant : Ici à Bessines, où il y avait les exploitations minières d’uranium, la même politique était menée par la COGEMA. Les salariés ne passaient pas par la médecine du travail traditionnelle, ils voyaient des médecins salariés par la COGEMA. Et toute la pollution qui a été enfouie dans le sol ressort maintenant.

AH : Toute cette histoire (à Porto Marghera) très enthousiasmante sous bien des aspects n’a pas marché du premier coup. Ce fut un travail démoniaque. L’histoire commence à l’hiver 1964-1965 quand  » les extérieurs  » (notamment des étudiants militants venant des université de Padoue), dont Toni Negri, commencent à distribuer leurs tracts  » imbuvables  » dans les usines de la zone de Venise. Ils rencontrent des ouvriers et techniciens comme Augusto Finzi, Italo Sbroggio, Armando Penzo qui sont critiques par rapport aux partis et syndicats ouvriers traditionnels. Par un miracle, la coagulation se fait et les deux courants (intellectuel et ouvrier) se fécondent. Patiemment ils font d’abord ensemble un  » travail théorique  » (étude du Capital de Marx et d’autres textes). Puis ils commencent à faire ce qu’on appelle des  » enquêtes ouvrières  » pour comprendre comment est organisé et comment marche le  » bazar  » industriel capitaliste auquel ils sont confrontés ; l’idée étant non pas d’améliorer l’usine, mais d’identifier ses points faibles en cas de grève. En Italie, la mentalité est différente de chez nous en ce qui concerne les grèves. En France, dès qu’une grève démarre, la première demande des syndicats est le paiement des heures de grève. En Italie les ouvriers ont pour tradition de ne jamais réclamer le paiement des grèves, mais en revanche ils font tout pour embêter le patronat à moindre frais. Ils cherchent donc d’abord les moyens les plus efficaces pour faire mal à ses intérêts. C’est pour cela que les grèves bouchon étaient fréquentes (un atelier isolé qui impacte la production s’arrête). Dans ce système, ceux qui travaillent assurent une solidarité financière envers ceux qui agissent. Ainsi la grève peut commencer et prendre le temps nécessaire pour se répandre. Mais cette pratique qui marche assez bien dans les chaînes de l’industrie automobile était quasi impossible dans la chimie. A Marghera notamment, le patronat, suivi par les syndicats, jouait sur le caractère dangereux de cette industrie pour faire pression sur les ouvriers et infléchir leur volonté d’action. Ainsi comprendre intimement le processus productif de ces usines chimiques leur était nécessaire. A partir de 1967-1968 ils ont commencé à mener la bataille. A l’époque, les ouvriers du futur comité d’usine étaient pour la plupart des militants syndicaux et la section de la CGIL (syndicat proche du Parti communiste italien) de l’usine Petrolchimico a poussé à ce que la plate-forme syndicale de leur profession inclut les augmentations uniformes et la parité des avantages ouvriers-employés. Comme ils ont vu que ça n’avançait pas, ils ont alors créé un comité ouvrier. En été 1968, ils ont mené en tant que Comité ouvrier la lutte qui les a fait connaître. Depuis juillet, des grèves par équipe et atelier alternés ont été déclenchées, mais en août les patrons les ont lockoutés. Le Syndicat a refusé alors de soutenir les  » extrémistes « . Les ouvriers ont manifesté à l’extérieur dans la ville de Mestre. Ils ont occupé la gare de Venise (située à Mestre), se sont affrontés à la police et l’ont repoussée. A ce moment leur lutte devint visible et connue de toute l’Italie. Le syndicat a attendu un an pour exclure les militants de l’autonomie. A partir de là ces militants ont refusé de se présenter aux élections professionnelles bien que cela fût possible (en Italie suite aux luttes de 1969, il était possible de se présenter au premier tour des élections professionnelles pour être délégué d’atelier sans être membre d’un syndicat). A l’usine Montedison, aux élections de décembre 1969 il y a eu 42% d’abstention chez les ouvriers, 38% chez les techniciens ; la CGIL a perdu plus de 900 voix (sur un total de 3000 ouvriers +1000 techniciens). Sur 4000 personnes les représentants de l’autonomie ouvrière représentaient 1500 personnes, ce qui était très important comme influence. Cela leur a permis de mener de nombreuses luttes et de durer.

FJ : Nous avons parlé de la composition de classe(s) mais on n’a pas parlé de la décomposition historique de la classe ouvrière qui a fait suite.

AH : Cela se passe après, en 1979.

FJ : C’est quand même une question intéressante parce que je crois que l’on ne verra plus (tout au moins en Occident) ces luttes là. Mais l’histoire de ces luttes ouvrières, celles de l’autonomie, est particulièrement intéressante ; elle porte de grandes leçons historiques. La classe ouvrière a porté là à son sommet sa contribution à l’émancipation de l’humanité, à la libération humaine, notamment dans le long épisode de Porto Marghera. La question est de savoir exactement ce qu’elle a apporté intellectuellement, politiquement, moralement. Regardons ses derniers journaux comme Contralavoro (“Contre Le Travail”) qui avaient un impact politique concret sur toute la population des banlieues de Venise. Une telle remise en cause radicale du travail par les travailleurs eux-mêmes, cela n’a pas existé chez nous pratiquement…

AH : …ou de manière individualiste.

FJ : Donc pas dans un mouvement social et pensé d’une manière aussi aboutie. Et cela à partir d’une pratique, d’une réalité sociales. Et puis il y a aussi cette histoire d’une classe ouvrière écologiste pionnière à Marghera. Tout cela est complètement  » contre nature  » surtout à cette époque, même chez les ouvriers organisés, d’être contre le travail et contre la sophistication et la dangerosité des productions…
On a parlé aussi de psychiatrie, de l’antipsychiatrie à l’usine. Enfin tous les registres, tous les compartiments de la vie sociale ont été remis en cause, contestés concrètement et dans leurs fondements par cette classe ouvrière-là en Italie, à travers son action. A Marghera notamment.
Je ne crois pas qu’on puisse comparer cela avec ce qui s’est passé au niveau de la plus grande grève ouvrière de France en 1968.

AH : Je ne comparerais pas ce qui s’est passé en Italie avec le mai 68 français. Je n’aime pas l’expression italienne, malheureusement transportée par Oreste Scalzone2, qualifiant la période 1968-1977 en Italie de  » Mai rampant « . Ce n’était pas rampant et ça n’avait rien à voir avec Mai 68. En Mai 68 il n’apparaît aucun comité ouvrier. La grève générale est sous contrôle notamment du PCF et de la CGT. La vague initiale à partir du 13 mai est noyée par la grève générale du 18 mai. Et à partir de cette date il s’agit d’une grève à laquelle les ouvriers n’ont pas vraiment participé. La plupart ne prennent pas part et restent chez eux ; ils viennent de temps en temps pour se prononcer sur la prolongation ou non de la grève. Et quand la fête est finie, elle est bien terminée, même si après cela plein de choses ont bougé.
En Italie, l’autonomie ouvrière a bel et bien existé, même si elle fut minoritaire. Voyons le contexte : en 1948, au plus fort de son développement, le PC italien du début de la guerre froide compte 2 millions d’adhérents. La démocratie chrétienne en a 1,7 M. La politisation est donc très forte en Italie. Au printemps 1968, quand les choses commencent, le PCI est tombé à 1,5 M d’adhérents ; en 1976 il remonte à 1,8 M. Au-delà ces comptabilités, il faut voir que, même s’il s’agit d’une minorité, les ouvriers impliqués dans la création d’organes autonomes (opéraistes) ont atteint le nombre de 100 000, ce qui est très significatif. Ce phénomène s’est développé d’abord dans les grandes usines puis au début des années 1970 s’est étendu aux usines moyennes. Ce nombre d’ouvriers qui se dotent d’organes par et pour eux-mêmes est  » monstrueux « , on n’a jamais rien fait de pareil ! Les points revendicatifs et politiques qu’ils ont avancés sont des diamants qui peuvent encore éclairer. Mais dans sa grande majorité, la classe ouvrière, toutes catégories confondues, n’avait pas envie de la révolution. Si tant est que les camarades eux-mêmes l’exprimaient – le film est très subtil pour ça quand il parle de la démocratie par en bas et de la démocratie des consommateurs. A Marghera, s’ils ont pu faire autant de choses, alors qu’ils n’étaient qu’une poignée relativement aux forces qu’ils ont pu déployer, c’est qu’il y avait un vide total dans la zone. Les revendications concrètes n’étaient ni portées par le PCI, ni par les syndicats. Ça ne les intéressait pas. Ils disaient qu’il s’agissait d’économisme, de corporatisme. Sans parler de la question du travail que l’idéologie traditionnelle des partis de gauche au contraire valorisait. Leur modèle de l’avant-garde était encore celui de l’ouvrier qualifié (OQ). A la FIAT Mirafiori, où étaient concentrés 53000 ouvriers, le rapport était de 50 000 OS contre 3000 OQ seulement. Le discours du PCI et de la CGIL tombait complètement à plat. Après, ils ont fait leur aggiornamento (mise à jour), poussés au cul par la réalité. Ainsi le syndicat démocrate chrétien (UIL) a été jusqu’à théoriser et essayer de mettre en pratique la notion de syndicat en tant que coquille qui accueille tout, y compris la possibilité de se transformer en syndicat des Conseils. Bien sûr c’est beaucoup de bla-bla mais quand les adversaires sont obligés d’aller ramasser aussi bas ce que peut exprimer le mouvement, c’est dire si le mouvement est fort. Mais massivement le mouvement de l’autonomie était minoritaire ; il n’a pu avoir la majorité que dans deux usines. Mais il fut éclatant parce que sa force a été démultipliée par rapport à son nombre, même si au fond la majorité ne voulait pas la révolution. C’est d’ailleurs pour cela que le PCI a pu reprendre l’avantage.

FJ : Les leçons de cette expérience de l’autonomie à Porto Marghera, vieille de 40 ans, me font faire un rapprochement avec des expériences actuelles de la classe ouvrière, expériences qui ne paraissent pas finalement si révolutionnaires que ça vues de loin, par exemple vues des Brigades Rouges. Nous avons ici une de ces expériences pilote, sur le plateau de Millevaches.

AH : Je dis et répète très clairement que ce mouvement de 100.000 ouvriers a été minoritaire malgré tout ce qu’il a fait. Cependant les Brigades Rouges (BR) sont un groupuscule à côté. Par ailleurs ces dernières n’ont rien à voir avec la révolution ni avec le mouvement ouvrier de l’autonomie, même si elles ont été produites par le mouvement, même si elles sont une des expressions du mouvement.

FJ : Je suis d’accord, mais les BR sont étiquetées  » révolutionnaires « . Ce dont je parle est à mille lieues des BR et semble loin de l’autonomie ouvrière, et pourtant. Je voudrais donc faire une comparaison entre ce qui se passe aujourd’hui autour de l’usine Ambiance Bois (AB) sur le plateau de Millevaches et montrer qu’elle applique ce que les luttes dans les usines de la zone de Marghera ont mis en exergue. Un documentaire sorti tout récemment sur cette usine à la campagne (AB) complètement atypique nous montre clairement cela. D’abord un égalitarisme absolu pratiqué dans cette usine autogérée, avec le fait que le travail n’est pas ici le but, mais au contraire l’objectif est de dégager du temps pour la culture, la vie, etc. Une problématique fondamentale est aussi posée, celle de la nature de la production : qu’est-ce qu’on produit ? Comment on le produit ? Ces questionnements aboutissent à des remises en cause, la remise en cause du mouvement productif, concrètement. C’est une réflexion accompagnée d’actes, ce qui fait qu’on ne fait plus n’importe quoi, on ne vit plus n’importe comment, on fait des choix. Et on voit bien aussi qu’une usine n’est pas un univers isolé. En amont il y a toute la chaîne d’approvisionnement qu’il faut aussi prendre en compte, et à la sortie, le produit final. Le processus productif a des conséquences sur tout un tas de choses qu’il faut à chaque niveau collectivement envisager. On a très peu rencontré ce genre de réflexions et encore moins ce genre de pratiques en 1968 dans la classe ouvrière. A part en quelques endroits, peut-être en marge de luttes comme celle des Lip où la question de la mise en cause de la nature même de ce qui est produit, la manière de le produire et la question de la consommation ont émergé. A Porto Marghera, les ouvriers ont montré concrètement et clairement à travers leurs luttes que le monde et la vie devaient prendre un autre sens. Ils furent des avant-coureurs, même si à cette époque, comme aujourd’hui d’ailleurs, les ouvriers ne disent pas que le monde est fini (qu’il a des limites) et qu’il faut vivre aussi dans cette idée-là.
Un intervenant : Je pense aussi qu’il n’y a rien à voir entre  » notre  » Mai 68 et le sujet du débat. Mais la question que je me pose aussi c’est : est-ce qu’il y a eu le souci de porter vers l’extérieur le message de ces luttes italiennes, dans le monde ouvrier européen ?

AH : Les groupes italiens – Lotta Continua, Potere Operaïo et les autres – qui se revendiquent de ce mouvement sont nés par succession, par décantation d’un courant originel qui s’appelle l’operaïsme. L’Operaïsme avait bien des accointances avec le groupe Socialisme ou Barbarie mais n’existait pas en tant que tel ici. Ce mouvement était totalement italien pour des raisons particulières. Quand ils naissent en 1969, ces groupes politiques ont un credo : à la FIAT ils disent, nous sommes tous des délégués ! On ne veut rien avoir à faire avec les syndicats ! On crée des comités nous-mêmes ! Ce langage, s’il était passé ici, n’aurait pas du tout été perçu. Non seulement par les mots, mais aussi parce qu’il n’y avait aucune pratique dans la réalité des usines en France qui correspondait à cela. Les groupes précités avaient toutefois tenté de créer des groupes à leur image en Suisse et surtout en Allemagne au travers de l’émigration italienne. Ainsi Daniel Cohn-Bendit a appartenu à un groupe proche de Lotta Continua, et de son côté Karl Heinz Roth à un groupe proche de Potere Operaïo. Mais le problème était que la réalité de la classe ouvrière allemande ne lui permettait absolument pas de recevoir de telles conceptions. Et puis il y avait aussi le contexte de violence propre à l’histoire de la société italienne. A cette époque, les fascistes italiens font de nombreux attentats dans les lieux publics et en réaction la violence des manifestations ouvrières et étudiantes se manifeste fortement. Les journées d’avril 1975 à Milan et à Rome auraient été inconcevables ici. C’était l’incompréhension totale. Un de mes camarades disait :  » on savait qu’il se passait des choses en Italie, mais on n’y comprenait rien « . Et pourtant ce n’était pas un militant obtus.

Le même intervenant : Est-ce que le côté particulier de ce qui s’est passé à cette époque en Italie était lié à une violence : violence inerte, non visible, particulière enfin ; violence du patronat, des conditions de travail… ?

AH : Bien sûr, rien ne sort de rien. Simplement, plus l’adversaire est méchant et mauvais, plus il te pousse à aller à la même hauteur. Je vais essayer d’expliquer. L’Etat italien a été créé en 1860, c’est donc un Etat jeune. Déjà à l’époque il était tronçonné entre le nord en plein développement capitaliste, le centre qui est intermédiaire et le sud moyenâgeux avec des guerres de paysans qui ont donné la mafia. En outre, d’entrée de jeu, l’Etat italien n’est pas reconnu par le parti politique le plus important : l’Eglise. Il faut attendre 1929 et les accords du Latran pour que l’Eglise fasse un concordat avec l’Etat. La structure précapitaliste, elle, domine. Elle continue à innerver la société. Son expression la plus synthétique est le refus de l’impôt. Un refus qui est dans les gènes, dans les mœurs de la population de ce pays. Par ailleurs les patrons, à part des seigneurs comme Agnelli ou Pirelli, sans être des bœufs, sont assez obtus. Dans les belles années, un patron d’entreprise moyenne comme Lucchini (sidérurgiste) sortait de sa maison pour aller à l’usine en passant par des tunnels. Il changeait tous les jours de route et portait sur lui un revolver. Cette violence des rapports sociaux est pour nous inimaginable. A partir de 1943, quand Mussolini est renversé, le sud de l’Italie est occupé par les Anglais, les Allemands arrivent dans le nord. L’Etat fasciste disparaît et ses ex-serviteurs se terrent. Pendant six mois la population civile dans le centre s’auto-administre. Il y a eu la guerre des partisans, une vraie guerre civile dans une région comme l’Emilie ou celles de Bologne et de Reggio, avec des morts en pagaille, un sentiment de mort. A la Libération, les partisans n’ont pas été tendres. Entre Parme, Reggio et Modène de nombreux prêtres sont alors assassinés. Juste après cette époque, la série des films de Don Camillo représente le côté subsumé dans l’humour des relations de classe. La violence baigne donc la société italienne de tous les côtés et cela n’est pas fini quand arrive 1968. En 1960, dans le jeu politique compliqué de l’époque, la Démocratie Chrétienne (DC) est le parti le plus important mais n’est pas majoritaires (40%). Pour gouverner elle fait des jeux d’alliances avec les petits partis du centre. Un de ses principaux dirigeants, Aldo Moro, veut faire alliance avec le PS, alors que d’autres courants de la DC proposent une alliance avec le MSI, le parti néo-fasciste. Fin juin 1960, afin de prouver sa volonté de dialogue, la DC autorise le MSI à assister à son congrès à Gênes. Gênes, c’est la ville où le PCI a 55% des voix, c’est une ville médaillée de la Résistance. Ainsi pendant deux jours, les jeunes, les ouvriers, outrepassant les consignes du PCI, s’affrontent avec la police : il y a deux morts. S’en suit une grève générale de protestation le 5 juillet. A Reggio d’Emilia la police tire sur la manifestation relativement paci-fique : cinq morts. Tout cela fait partie d’une certaine routine en Italie, les rapports de classe y sont relativement violents. En plus, pour une partie des militants du PCI, la Résistance a été trahie ou du moins a fait le gros dos après la guerre. Ceci explique en partie l’histoire des Brigades Rouges. Dans les films de Don Camillo, qui retracent la vie quotidienne dans un gros bourg rural d’Italie du nord dont le maire Pepone est communiste, on voit des armes planquées dans les sous-sols, dans les caves, dans les greniers. En 1968, quand arrivent en septembre les grèves de  » L’Automne chaud « , elles se concluent le 12 décembre à Milan par l’attentat de la Piazza Fontana : une bombe posée dans une banque fait 16 morts et 88 blessés. L’attentat est aussitôt imputé aux anarchistes. Ses commanditaires étaient en fait certains services spéciaux dans l’appareil d’Etat et les petites mains un groupe fasciste. Les ouvriers milanais qui manifestent le lendemain disaient d’ailleurs : c’est un truc contre nous. La violence baigne cette époque. Nous savons également tous qu’ici aussi la police et le pouvoir ne font pas de cadeau dès que les actions contredisent un tant soit peu la légalité en place. Ensuite soit tu te fais  » péter la gueule « , soit tu t’organises pour éviter cela au moyen de l’action de masse ou de procédés subtils. A un moment donné, nécessairement, les militants sont obligés de passer à une forme supérieure d’organisation.

FJ : Je crois que la défaite ouvrière des années 1970 prouve aussi que l’Etat italien n’était pas vraiment faible et le patronat aussi imbécile que le représentant que tu as cité (Lucchini). Cette défaite tendrait même à prouver l’inverse. Ce qui me semble remarquable par ailleurs dans le développement à Porto Marghera de l’autonomie ouvrière, c’est que les responsables ne se sont à aucun moment laissé embarquer dans les pièges pouvant conduire au terrorisme, y compris dans des situations caractérisées par l’action minoritaire et le reflux. Ils ont toujours cherché une voie de libération, émancipatrice, qui amène à une situation supérieure, qui élève. En Vénétie, dans son contexte particulier, je crois qu’il s’est créé un laboratoire social révolutionnaire remarquable. Venise et la Vénétie n’étaient ni Turin, ni Milan, ni Gênes avec leurs traditions ouvrières propres.

AH : Le Parti communiste était différent selon les endroits et sa force n’était pas la même.

FJ : A Porto Marghera la principale usine chimique (Petrolchimico -Montedison) regroupait des ouvriers spécialisés, des ouvriers qualifiés, des techniciens, des ingénieurs sur le mêmes site. Il y avait deux universités à proximité avec des étudiants qui critiquaient les partis de gauche très engagés par rapport au mouvement ouvrier. Tout cela a formé un cocktail politique et intellectuel un peu particulier. Et cette industrie chimique très agressive, c’est même un paradoxe, était placée tout à côté d’un joyau comme Venise, ce qui était une injure au paysage culturel vécu de tous les gens de là-bas. Il y avait aussi des choses très subtiles et très profondes dans cette affaire.
Par ailleurs, je considère que cette classe ouvrière appartient au passé. Elle a été décomposée, notamment par les restructurations, le bouquin le montre bien. Et les stratégies patronales, elles, ne sont pas l’affaire de patrons obtus et conservateurs. Les Benetton et consorts, pour ne parler que des patrons de cette région, ne sont pas des intellectuels organiques de second plan3.

AH : La réalité italienne est très contrastée aussi. Giovanni Agnelli, le fondateur de la FIAT, au moment des occupations d’usines en 1920 est parti dans sa résidence d’Annecy. Grand seigneur, il a écrit aux commissions ouvrières, leur indiquant :  » Vous voulez gérer l’usine, alors faites vos preuves ! Je vous laisse faire, je reviendrai quand nous pourrons discuter « . A côté de ça, il y a beaucoup de patrons italiens comme Lucchini.
Dans Italie de 1968-69, l’élan des trois premières années fut extraordinaire. Le mouvement ouvrier allait de victoires en victoires, engrangeait des acquis et l’autonomie ouvrière prospérait en militants. A la FIAT, les ouvriers venant du sud de l’Italie, majoritaires et méprisés, ces  » terroni  » (mots dont le sens mélangerait en français  » cul terreux  » et  » bougnoule « ), en paralysant l’usine en 1969, devinrent d’un coup les  » rois du pétrole « , alors que la veille, rivés sur leur chaîne il leur était même interdit de pisser. Mais le patronat sait attendre et s’alliera avec les syndicats totalement débordés et balayés au départ par le mouvement.
Mais trois ans après arrive la fin de ce cycle, l’optimisme révolutionnaire fait face aux difficultés car les choses n’avancent plus toutes seules. Il y a un blocage, ce n’est plus comme avant. La lutte de classe est un long processus, et l’on ne gagne pas à tous les coups. Il faut surtout réfléchir. Bien sûr on ne part pas en lutte en disant qu’on va anticiper la défaite en préparant la prochaine retraite. Mais à Turin les ouvriers n’ont pas compris que leur combat pouvait être long et rude comme une guerre de tranchées. Ils ont buté sur cette réalité. A Marghera aussi le cycle de lutte connut vers 1972 un premier à-coup. Les militants pensaient le contourner en fédérant les comités d’usine avec la création d’une Assemblée autonome. A Marghera, le Parti communiste avait disparu. Italo Sbroggio a 31 ans quand il le quitte ; il était conseiller municipal et secrétaire de section. En Italie, normalement, un cadre politique ouvrier comme lui aurait été propulsé à l’appareil central du parti et serait probablement aujourd’hui sénateur du Parti Démocratique. Mais lui et tous les autres avaient choisi le  » mauvais côté « . Il n’y avait donc plus de PCI à Marghera, dans une Vénétie où ce parti n’était d’ailleurs pas très fort.
L’Assemblée autonome a eu comme grand avantage de mettre en contact les militants et les différentes usines mais il faut voir l’énergie quasi surhumaine déployée par les responsables et penseurs de l’Assemblée, lesquels, ayant refusé d’être élus délégués d’usine, n’avaient aucune protection légale. Ces gens, comme Augusto Finzi ou Italo Sbrogio, n’étaient pas si nombreux. Augusto Finzi est mort d’ulcères dû au travail et du cancer. Ils n’ont pas eu le temps d’assurer leur succession car une organisation met du temps à s’établir. Un autre facteur de la défaite est le localisme. Un localisme consubstantiel, caractéristique de l’Italie (l’Italie n’avait pas d’Etat centralisé). Par exemple, les comités ouvriers de Milan et de Turin ne se sont jamais parlé, alors que ces deux villes ne sont distantes que de 200 km. Le localisme de l’Italie, son fédéralisme, on peut dire, se niche aussi dans les groupes politiques et la réalité ouvrière
Il y a bien eu dès 1969 des tentatives de rapprochement mais elles ont toutes échoué. Et pourtant, chacun savait que les questions étaient globales mais il ne les voyait qu’à partir de sa réalité : quand ça marche pour soi alors que les alentours sont en ruines, il faut être vraiment fort pour prendre sur soi et se mettre prudemment sur la réserve.

Un intervenant : J’allais dire qu’au bout de trois ans le plus facile était peut-être fait au niveau des luttes revendicatives et des acquis. Après ça stagne.
Ne fallait-il pas alors essayer d’embrayer à une étape supérieure, c’est-à-dire envisager l’appropriation de l’outil de travail, l’autogestion ?

AH : Il y avait bien sûr besoin d’aller au-delà. En même temps je trouve que le bon côté de leur politique était qu’ils continuaient sans arrêt à expérimenter. Les auto-réductions de factures en sont un bel exemple. Ainsi les gens qui ne voulaient plus payer leur facture d’électricité apportaient au comité leur quittance avec leur chèque libellé au montant de ce qu’ils estimaient devoir payer. Puis les chèques étaient centralisés et versés sur un compte postal bloqué, visible de tout le monde pour qu’il n’y ait pas de chicane. Et ensuite les membres du comité de lutte allaient négocier à l’ENEL (équivalent de l’EDF). C’était un boulot démentiel. A un moment donné il y a eu 100.000 factures auto-réduites. A la fin l’Etat, parce que l’action commençait à faire tache d’huile, a été obligé de faire baisser les tarifs de l’électricité.

Le même intervenant : Quand les Brigades Rouges (BR) et la lutte armée apparaissent (1972), on a l’impression que l’Etat joue là-dessus et va aussi criminaliser les dirigeants des luttes de l’autonomie ouvrière. Je ne pense pas cependant que les BR étaient complètement coupées du mouvement ouvrier. Elles rassemblaient aussi des ouvriers qui avaient choisi une autre forme de combat.

AH : En Italie les mouvements de l’année 1977, qui regroupent les précaires, le mouvement étudiant et les  » Indiens Métropolitains « , ne font pas la jonction avec les derniers comités d’usine. Il y a une incompréhension totale. Les comités d’usine disparaissent de la région milanaise, à part Alfa Romeo. Les dirigeants sont emprisonnés et les usines démantelées : en Italie, la  » Casa Integrazione  » paye les salariés à 80% quand ils sont mis au chômage  » technique  » ; les patrons vont beaucoup utiliser ce service pour démembrer les ateliers combatifs et démobiliser les ouvriers.
En 1978 n’y a pas que l’enlèvement et l’exécution d’Aldo Moro comme facteur augmentant la pression sur les militants ouvriers. Un pacte est signé entre les syndicats et le patronat sur le blocage des salaires et le freinage de l’échelle mobile. Une pression par la baisse des salaires joue aussi. A Venise, les comités continuent, même s’ils ont ralenti leur action. C’est à ce moment que les Brigades Rouges décident d’établir une colonne en Vénétie ; ils visent la zone de Marghera. A chacune de leur action ils mélangeaient dans leurs tracts leurs revendications politiques avec celles du comité ouvrier. Ce procédé est à mon avis plutôt criminel car il augmente la répression contre les responsables ouvriers dans un moment de recul. Ce coup porté contre les responsables du comité en 1979 est un dernier clou bien inutile sur un cercueil déjà refermé.

Une intervenante : L’Etat s’est donc servi de ce prétexte pour faire des actions contre les comités ouvriers ?

AH : Bien sûr. Ça commence à partir de 1977 à Milan. Il y a d’abord de nombreuses tentatives de l’Etat, qui pratique la garde à vue de façon illégale. Avec l’enlèvement de Moro ce phénomène se généralise. La garde à vue peut alors être prolongée sans limite. Les contrôles, arrestations, perquisitions peuvent s’effectuer sans mandat. Cela se généralise et paralyse l’activité militante. C’est un premier facteur qui d’ailleurs fait sauter le vernis démocratique de la société.
Et puis il y a l’envie de revanche, notamment de la part du PCI. Dans le film, il est question du juge Calogero4. Ce juge est par ailleurs un militant du PCI, parti qui a fait constituer à partir de l’été 1975 des fichiers de militants contestataires par l’intermédiaire de ses organisations d’entreprise et les a centralisés. Ce fichier politique de suspects a été remis à ce juge qui a procédé ensuite à des arrestations en masse. La thèse (teoremia) de Calogero est que les organisations de lutte armée (BR, Prima Linea etc.) ne sont que les bras d’un super-cerveau. Le super-cerveau ce sont les dirigeants de l’autonomie ouvrière comme Antonio Negri et autres.
Les Brigades rouges naissent de deux composantes : l’une, à Milan, est constituée d’anciens étudiants de l’université de Trente qui ont une influence dans deux comités ouvriers, à l’usine Pirelli et à l’usine Siemens. La deuxième branche s’est constituée à partir de la fédération des jeunesses du Parti communiste de Reggio de Emilia. Celle-ci s’oppose d’abord à la ligne du parti puis crée une branche des BR à l’été 1970. Leur credo de départ est la Résistance trahie. Il est à noter que vers 1970 la population de Reggio d’Emilie, villle au cœur de l’Italie du nord, vote à 75% pour le PCI (dans la province de Reggio sur 202 000 habitants, 63000 sont encartées dans toutes les organisations du PCI). Qu’ont fait les BR ? Des actions symboliques fortes comme faire sauter des installations où enlever des responsables. Après l’enlèvement du juge Sossi (1974) et les arrestations qui suivirent, l’organisation était décapitée. Un regain d’activité s’est produit à partir de 1976 avec de jeunes exaltés qui font prendre aux BR un virage nettement meurtrier.
Le programme politique des BR était la version  » dure  » des programme des partis communistes de l’époque avec en fond le soutien à l’URSS et l’idée de frapper la tête de l’Etat bourgeois. Cette ligne s’écarte complètement de la lutte ouvrière. C’était aussi plus prosaïquement un  » service  » rendu à la classe ouvrière en raison de sa faiblesse à l’époque. Dans les usines, les chefs particulièrement odieux vivaient sous la menace d’être  » jambisés « 5 par les BR.
Bref, si les Brigades Rouges ne sont pas pilotées par un service secret, elles ne sont cependant pas un corps étranger au mouvement ouvrier. C’est un produit du mouvement, mais pas des meilleurs.

Un intervenant : Je ne connaissais rien à cette réalité mais ce qui me frappe c’est le côté incroyablement enchevêtré des choses. Est-ce qu’une des raisons d’un certain échec de ces militants, pour beaucoup dissidents du PCI et de culture populaire, ne serait pas un défaut assez important de formation intellectuelle ?

AH : Pas du tout, le PC italien, en tout cas après la guerre, est très attentif à la formation théorique et politique des ses cadres, une formation de très haut niveau. Et ça se diffusait dans toutes les strates de l’appareil.

Le même intervenant : Pourrais-je avoir une précision ? En même temps ce localisme dont tu parles devrait être effacé chez les communistes par la puissance de la trame intellectuelle diffusée et tissée dans tout le pays du fait de la formation des cadres du parti : cette puissance de  » l’intellectuel collectif « . Et pourtant cette  » défédéralisation intellectuelle  » n’a pas eu lieu.

AH : En effet. Le PCI, parti né en 1921, est très vite balayé par le fascisme6. Après il entre en clandestinité pour vingt ans. C’est alors un petit groupe qui a une existence plus à l’extérieur du pays qu’à l’intérieur. Et pendant la guerre, y compris pendant la guerre civile à partir de 1943, compte tenu de la présence des Alliés au sud et des Allemands au nord, les difficultés de liaison font que le PCI est très localiste. Et il faut toute l’énergie de Togliatti7, revenu de l’URSS, pour mettre au pas les militants qui eux pensent, à tort ou à raison, que la lutte contre le fascisme va se transformer en lutte pour le socialisme. Il va falloir du temps à l’appareil pour remettre tout le monde dans la ligne. Et les dissidents sont écartés sans ménagement. Et les cadres ouvriers les premiers. Après 1948, avec la guerre froide vient la contre-offensive du capital. A la FIAT les militants du PCI sont licenciés en masse, alors qu’à Milan le PCI a maintenu un enracinement dans les usines. A Gênes, à Reggio de Emilia et à Bologne ce sont des réalités différentes, même si le PCI restait un parti centralisé.

FJ : Je pense qu’il s’agit maintenant de tourner la page du 20ème siècle en en tirant les leçons. Et le meilleur qu’on puisse tirer de l’époque de 1968 se trouve notamment à Marghera. Marghera nous renseigne et nous sert encore pour le temps présent. Les histoires du PCI et des Brigades Rouges, quant à elles, sont révolues ; elles appartiennent à l’Histoire avec un grand H et ne devraient intéresser que les historiens.

AH : Mais il s’agit tout de même d’adversaires auxquels les operaïstes se sont confrontés et qui donnent pour une part les raisons de leur défaite.

FJ : Oui, mais les raisons de la défaite se trouvent pour l’essentiel dans les changements intervenus dans le monde au tournant des années 1970-1980, lors du passage au capitalisme néolibéral. Ces nouvelles stratégies ont été déclinées mondialement. Il faut voir ce qu’était Limoges en 1968 et ce qu’elle est devenue très rapidement après. Dans les années 1970, en l’espace de quelques années, nous avons vu la fin de la ville ouvrière : le textile, la porcelaine, la chaussure et une bonne partie de la métallurgie ont littéralement disparu.

AH : L’ouvrier métallurgiste ou le mineur coiffé de son casque buvant comme du petit lait les paroles de Maurice Thorez sur le carreau de la mine n’existent plus. Mais s’il reste une chose à recommencer, c’est l’enquête ouvrière. La réalité productive existe toujours même si elle est beaucoup plus complexe. La  » fabrique sociale », la société de marché, que les ouvriers de Marghera pointent dans le film, qu’ils anticipaient, eux, est bien là. Leur refus du travail, leur refus de l’enseignement résonnent encore plus fortement dans le contexte d’aujourd’hui. Il faut comprendre les rouages du circuit productif du capitalisme actuel, leur infinie complexité et non se défouler sur des ombres comme Hollande ou l’Europe. Il y a encore des ouvriers partout mais le problème est qu’aujourd’hui ils ne se perçoivent pas et ne se considèrent plus comme producteurs de plus-value. Mais ça n’empêche pas qu’il faudrait continuer à se questionner, c’est de là que repartira le combat. Evidemment avec d’autres objectifs.

Un intervenant : Aujourd’hui sur le plan théorique et de l’analyse, il y a un vide, une régression même par rapport à cette époque. En revanche, n’y a-t-il pas quand même en Italie, parfois dans cette forme actuelle qu’est la lutte écolo, ponctuellement sur des sites, ou sur des usines mais aussi dans les luttes ouvrières, des formes d’organisation de base qui sont un peu issues des démarches de ces années là ?

AH : C’est exact si tu fais référence à la lutte des No Tav (contre la ligne de TGV) dans le val de Suza. D’ailleurs d’anciens camarades se sont remis en route avec cette lutte. En ce qui concerne les luttes ouvrières, c’est la débandade, comme partout en Europe. Cependant, il y a eu une grève sauvage en 2004 à Milan dans les transports en commun lors du renouvellement triennal de la convention collective ; elle a fait tache d’huile dans les entreprises de transports collectifs de toute la péninsule. Mais cela n’a été qu’un feu de paille. Il faut noter aussi la grève à FIAT-Melfi, une usine totalement moderne installée (déménagée) au sud, dans la région de la Basilicate. Les patrons se croyaient tout permis à cause du taux de chômage très élevé de la région et appliquaient des amendes aux ouvriers. Des résultats ont été obtenus par la lutte. Mais ce sont les seules luttes ouvrières intéressantes dans un désert.
Malheureusement aujourd’hui en Italie les nazis et les fascistes redressent la tête. La situation de ce point de vue est d’ailleurs beaucoup plus sérieuse que chez nous. Ils en arrivent même, dans certaines provinces, à organiser des auto-réductions. C’est dire !

Un intervenant : La nouvelle organisation du travail est une réponse aux luttes des ouvriers, l’OS est devenu un précaire.
Compte rendu réalisé par
Francis Juchereau.

Notes :
1/Ce documentaire est inspiré de l’expérience menée par Franco Basaglia, La Psychiatrie hors les murs, à partir de 1968. Constatant l’état catastrophique de la psychiatrie publique en Italie, Basaglia initie une réflexion de fond sur l’origine de la folie et la place des fous dans la société. Ce document suit le parcours de trois jeunes adultes, sortis de l’hôpital psychiatrique pour mener une  » vie normale  » en travaillant à l’usine.

2/ Cofondateur avec Toni Negri, Franco Piperno et un millier de militants de l’organisation Potere Operaïo. Poursuivi en 1981, frappé par la répression d’alors en Italie, il se réfugie en France.

3/ Intellectuel lié intrinsèquement à un groupe social et/ou constitutif de celui-ci :  » L’entrepreneur (capitaliste) lui-même représente une élaboration sociale supérieure, déjà caractérisée par une certaine capacité dirigeante et technique – c’est-à-dire intellectuelle  » A.Gramsci, Cahiers de Prison.

4/  » En 1979, après une opération de ratissage de dizaines de membres de l’Autonomie ouvrière, commençait le procès 7 Aprile (“avril”) L’expression 7 Aprile veut dire plusieurs choses : 1/ le teorema (“axiome”) Calogero (du nom du juge d’instruction de Padoue qui commanda les arrestations) ; 2/ la campagne de presse la plus unanime et la plus implacable de l’histoire républicaine italienne contre les accusés ; 3/ l’utilisation la plus arbitraire de la détention préventive et 4/ des chefs d’accusation où les déclarations d’un repenti pèsent davantage que les preuves, les alibis et les témoignages en faveur des accusés  » (Cahier d’Etudes Italiennes -2012).

5/Blessé aux jambes par balles.

6/ Mussolini accède au pouvoir en septembre 1922.

7/ Fondateur (avec Gramsci, notamment) du PCI en 1921, secrétaire général historique de ce parti jusqu’à sa mort en 1964. En exil de 1926 à 1944.

 

Echange entre Antoine Hasard et Francis Juchereau

Suite à la soirée du mois de mars dernier sur l’autonomie ouvrière en Italie, avec Antoine Hazard, un échange de réflexions a eu lieu entre ce dernier, auteur de Pouvoir ouvrier à Porto Marghera (Vénétie 1960-1980), et Francis Juchereau du cercle Gramsci.

Je crois qu’aujourd’hui, presque un demi siècle après, il faut chercher ou plutôt aller à la rencontre des continuateurs de cette autonomie ouvrière italienne. Il y en a de nombreux et des plus divers. Et ils n’appartiennent pas pour la plupart au monde ouvrier stricto sensu. Ce mouvement qui s’est exprimé de manière si juste à Porto Marghera, qui montre et ouvre la voie, est à mon sens l’acmé historique du mouvement ouvrier. Je crois que celui-ci ne pourra aller beaucoup plus loin pour des raisons consubstantielles (avec le capital). Mais ce legs est considérable et au plus haut point précieux. Les classes et catégories subalternes – comme disait Gramsci – arrivent et arriveront à dépasser leur sujétion à travers une praxis subtile qui les rassemble(ra) dans un, des processus fondateurs d’une (de) vie(s) nouvelle(s). Pour cela, la lutte contre le capital, notamment dans ses places fortes, bien que nécessaire (défensive, éducatrice et dans une certaine mesure fortifiante), n’est pas le vrai sujet. Le vrai sujet est de construire un, (d’) autre (s) projet(s) de vie (nouveaux rapports sociaux, nouvelles sciences-cultures ; modes de production, modes de vie et modes d’être alternatifs, etc.). Et il faut commencer maintenant : tu disais, à juste titre, que la révolution ne procède pas de la magie, de l’escamotage. D’ailleurs nombreux sont ceux qui s’y essaient (à nouveau) de par le monde. Oui à nouveau, c’est à dire passé le choc de la chute du bloc soviétique car les premiers essais systématiques (de faire société communiste) des phalanstères aux « démocraties populaires », s’ils restent instructifs, ne furent pas concluants. Fraternellement
Francis

Je présente mon point de vue sur les questions que tu soulèves, et essaye de répondre en détail à ces questions.

Quelques rappels :
Nous pensons que le prolétariat suit dans ses luttes, ce que nous appelons un cycle politique, c’est-à-dire que ses luttes présentent des aspects « haut » et « bas » Évidemment, les moments hauts qui se caractérisent par une extension spatiale (en fonction du développement capitaliste du moment, donc aujourd’hui à l’échelle du monde) et une qualité (tentative révolutionnaire) sont plutôt rares (en gros 1848-1849, 1917-1921, 1968-76) donc il faut après coup les étudier et les comprendre avec le plus grand sérieux et, corollairement, essayer d’anticiper le prochain. Car les tâches, tant du prolétariat, qu’à une très modeste échelle, les nôtres, ne seront plus les mêmes que celles d’aujourd’hui. Dire cela, relativement au cycle haut, ne veut pas dire qu’il ne se passe rien (c’est une évidence : la lutte de classes continue), ni qu’il n’y ait pas de surgissement isolé (la Commune de Paris en est le paradigme) ou de surgissements après la défaite générale (Commune de Shanghai en 1927, Espagne 1936-1937), ou dans des zones particulières, comme les Pays de l’Est (de 1953 à 1956), ni qu’il n’y ait pas d’autres cycles où le prolétariat participe mais ni pour monter à l’assaut du ciel (Pologne 1980-1981, Corée du Sud 1978-1980, Brésil, Afrique du Sud) ni même directement comme avec ce que nous appelons le cycle démocratique (Birmanie, Népal, Tibet, Égypte, Tunisie, Hong-Kong, etc.) qui a cours actuellement.
Ceci pour dire que du dernier cycle haut, le mouvement en Italie a été le plus loin tant par la durée, que par ce qu’il a fait dans et hors de l’usine, ses modes d’action et d’organisation. Lui rendre hommage, c’est porter à la connaissance de ceux qui sont intéressés à des futures transformations sociales, dans un premier temps :
Ce que les camarades voulaient faire, ce qu’ils ont fait, ce qu’ils ont compris de ce qu’ils avaient fait.
C’est ce que nous essayons modestement de faire avec la traduction des trois livres édités aux Nuits rouges.
Maintenant rendre hommage aux camarades italiens ne signifie absolument pas faire un « copier/coller », de ce qu’ils ont fait, à appliquer systématiquement aujourd’hui. D’abord parce qu’ils ont fait (comme tout le monde) des erreurs et ensuite parce que les conditions qui ont permis leur naissance et leur épanouissement ne sont pas forcément toujours présentes.
Je pense que trois choses sont à conserver et à défendre :
– La méthode de l’enquête ouvrière bien comprise et surtout pas réduite à une sociologie des conflits ;
– Le refus de la revendication et au contraire la prise pratique conditionnée par une organisation1 ;
– La nature de cette organisation enracinée dans les lieux de production (et de reproduction) et le refus de la délégation2.
Cela ne veut pas dire, encore une fois, qu’il faille reproduire pas à pas ces expériences de façon mécanique, ni qu’elles ne soient pas critiquables, et que de nouvelles pistes ne seront pas à explorer. Mais ce sont ces expériences en tant que vérification pratique grandeur nature qui légitime notre démarche. De même, qu’Octobre 1917 et la Commune de 1871 dans une moindre mesure, compte tenu de sa durée, sont les seuls exemples de saut politique dans le commencement de la destruction de l’État qui prouvent que cela est plus qu’un pari.
Concrètement, il s’agit pour nous, aujourd’hui, de réaliser :
1. La critique concrète du capital et de son mouvement réel, réalisée au moyen d’une application rigoureuse mais non dogmatique des catégories élaborées par Marx et Engels de critique de l’économie politique.
2. La connaissance la plus détaillée possible des mille facettes de l’exploitation, de la composition organique de la classe exploitée et de la perception que cette dernière a de sa propre condition.
Pour nous, la production est la sphère principale de l’existence du capital, des contradictions du capital et donc de la possibilité de le détruire. Cela ne veut pas dire du tout qu’il n’y a rien à faire dans la sphère de la reproduction3, au contraire, mais les lieux de production sont le centre du système capitaliste où l’ouvrier collectif s’affronte aux machines collectives (i.e. l’ensemble des machines, du procès de production et du « commandement d’usine »). C’est le lieu où la vérité nue du rapport capitaliste peut être comprise par les ouvriers et où les choses peuvent être attaquées.
Deux questions surgissent :
1.Quels sont les lieux de production aujourd’hui alors que les grandes usines des années 1960 et 1970 ont disparu dans les pays occidentaux (mais évidemment ni en Inde et ni en Chine) ?
2.Quels peuvent être les moyens pour rendre réel l’ouvrier collectif ?
Mais nous (comme les opéraïstes avant), nous comprenons les usines non comme un lieu de production (tout en continuant d’analyser le cycle productif pour comprendre en quoi tel type d’organisation de production conditionnait ou pas telle forme de lutte ouvrière) mais d’abord comme un lieu de luttes où les ouvriers se constituent en classe pour soi.

Quelques éléments de réponses :
Je vais essayer de répondre, maintenant, aux questions que soulève ton courrier.
J’ai découpé ton courrier en plusieurs parties pour la commodité des réponses.
“ Je crois qu’aujourd’hui, presque un demi-siècle après, il faut chercher ou plutôt aller à la rencontre des continuateurs de cette autonomie ouvrière italienne. Il y en a de nombreux et des plus divers. Et ils n’appartiennent pas pour la plupart au monde ouvrier stricto sensu. “
Il faudrait que l’on se mette d’accord sur « ses continuateurs » et que tu m’en donne quelques exemples. Car sans jouer avec les mots, « autonomie ouvrière » inclut « ouvrière » donc il faut au moins que les continuateurs d’aujourd’hui soient dans la production qui reste, bien sûr à repréciser4. Par exemple, et à grands traits, le fait que dans les « anciens » pays capitalistes, la classe ouvrière, en tant que telle, ne se montre pas capable de lutter de façon autonome ou encore plus simplement de lutter efficacement de façon défensive, ne doit pas être masqué mais au contraire examiné sans œillères. Néanmoins, ce fait ne peut pas être contourné en « bloquant l’économie », par exemple (je pense ici à tous ceux qui ont voulu compenser la lutte contre la réforme des retraites, en 2010, par des actions dans la rue, sans compréhension du rapport de force), en faisant des actions spectaculaires. Comme nous l’avons écrit5 : « Le fait que ces actions étaient menées par peu de militants n’est pas critiquable en soi ; il faut bien commencer, même si l’on est peu nombreux. Mais il ne faut pas oublier d’apprécier si l’action lancée va dans le sens de l’autonomie, d’en comprendre son déroulement et surtout d’en tirer un bilan » et je pense que c’est avec la même approche (ne pas condamner, souligner les tentatives et apprécier ensuite l’évolution) que nous devons apprécier ces autres mouvements que tu évoques et y participer, bien sûr.
“ Ce mouvement qui s’est exprimé de manière si juste à Porto Marghera, qui montre et ouvre la voie, est à mon sens l’acmé historique du mouvement ouvrier. Je crois que celui-ci ne pourra aller beaucoup plus loin pour des raisons consubstantielles (avec le capital).”
Je ne peux être que d’accord avec ce constat. Le film (si subtil) quand il évoque « la démocratie par en bas et la démocratie des consommateurs » montre bien que ce qui a été accompli, déjà immense, n’était, par rapport au processus révolutionnaire, que le début de ce qu’il y aurait à accomplir. Ou dit d’une autre façon : la pratique des camarades si elle avait débouché, en parfait accord avec la majorité des ouvriers de la zone, n’aurait été qu’un réformisme ouvrier. Je précise tout de suite que réformisme ouvrier n’est pas pour moi péjoratif, au contraire. Dans le cadre du capitalisme (car il ne peut pas être aboli qu’à Marghera), il s’agit d’obtenir de vraies réformes qui améliorent la condition ouvrière par des moyens de lutte collectifs, opéraïsme oblige, et qui ne demandent pas à l’État une loi, mais qui prennent pratiquement les mesures pour enraciner ce qui est souhaité. Ces réformes tout en rappelant leur aspect transitoire – le Capital essaye de les reprendre, mais ces réformes doivent être dépassées pour aller vers la révolution – n’en sont pas pour autant méprisées car un processus révolutionnaire est loin d’être linéaire et nécessite des étapes de stabilisation, de fixation temporaires. Et pour mener cette lutte réformiste, les révolutionnaires (les animateurs du comité puis de l’assemblée autonome) étaient les mieux placés pour y arriver.
Je suis moins d’accord avec le « (pas) beaucoup plus loin » car c’est justement où il faut aller. C’est un pari bien sûr. Mais rien ne s’oppose à postuler que les ouvriers ne puissent aller plus loin, d’enfin « aller à l’assaut du ciel » et de l’emporter..
[…]
“ Pour cela, la lutte contre le capital, notamment dans ses places fortes, bien que nécessaire (défensive, éducatrice et dans une certaine mesure fortifiante), n’est pas le vrai sujet. Le vrai sujet est de construire un, (d’) autre (s) projet(s) de vie (nouveaux rapports sociaux, nouvelles sciences-cultures ; modes de production, modes de vie et modes d’être alternatifs, etc.). Et il faut commencer maintenant : tu disais, à juste titre, que la révolution ne procède pas de la magie, de l’escamotage. D’ailleurs nombreux sont ceux qui s’y essaient (à nouveau) de par le monde. Oui à nouveau, c’est à dire passé le choc de la chute du bloc soviétique car les premiers essais systématiques (de faire société communiste) – des phalanstères aux « démocraties populaires » -, s’ils restent instructifs, ne furent pas concluant.”
Le mouvement ouvrier « traditionnel » en tout cas, par le petit bout des groupes dans lesquels j’ai débuté il y a quarante ans, avait négligé (ou pour être tout à fait honnête avait méprisé) deux aspects de la pratique ouvrière : l’utopie et l’association.
L’utopie, c’est à dire la tentative dès maintenant (dès le XIXe siècle) d’anticiper des pratiques et des formes de vie « communistes », de rendre tangible (ou du moins de tenter de) ce que pourrait être une société communiste.
L’association, c’est-à-dire la tentative dès maintenant (dès le XIXe siècle) de montrer, de vivre le contenu du communisme, le « œuvrer ensemble », ce qu’a réalisé le mouvement des coopératives6.
Ces deux pratiques furent condamné par les « révolutionnaires » parce qu’elles auraient été hors du réel (l’utopie) ou trop dans le réel (l’association). C’est une très grave erreur. Il nous faut au contraire leur redonner vie. Et toutes ces tentatives (aujourd’hui appelées « alternatives ») sont respectables, défendables sous deux conditions.
Que ceux qui les pratiquent demeurent lucides sur ce qu’ils font sans illusion et qu’ils n’oublient pas que cela ne peut empêcher de faire l’économie (si je puis dire) de la révolution.
Et il faut également, comme tu le dis, faire le bilan de toutes ces expériences.

Et maintenant :
Ce qui me vient à l’idée pour continuer à échanger sur ces sujets, c’est :
De préciser, à l’exemple de l’agglomération de Limoges, la nouvelle réalité productive. Les grandes entreprises (RVI, Legrand voire Haviland) ont diminué en taille, mais d’autres unités productives plus petites existent.
De suivre, les tentatives « alternatives » à commencer par les locales.
De tracer l’histoire du mouvement coopératif si important dans l’histoire de Limoges.
Antoine Hazard.
[…]
Cet échange ouvre un débat dans la (meilleure) tradition épistolaire des mouvements ouvrier et révolutionnaire. Ce genre « littéraire » mériterait d’ailleurs d’être perpétué. Et ta lettre-texte-réponse en offre une belle occasion. Mon message de départ était en effet très succinct et concentré. J’aurais à développer par exemple sur ce que je désigne comme l’acmé du mouvement ouvrier et par conséquent sur un certain messianisme marxien qui procède chez Marx lui-même d’une philosophie dont il ne pouvait échapper : la pensée scientifique, positive, celle de l’objectivation, du déterminisme progressiste, produit millénaire de la civilisation occidentale et du monothéisme. Cette pensée, qui explosa précisément dans l’espace-temps historique de Marx, que l’on appelle à présent « la modernité », pouvait-il en sortir vraiment, même s’il a pu, me semble-t-il, et c’est là son génie, en « écarter » nombre de ses brèches ? A bientôt et bien sûr à Limoges. Amitié
Francis Juchereau.

Notes
1/ « Ne demande pas, prends et organises-toi en conséquence pour y arriver » « Si vous voulez réduire les cadences sur les chaînes, si vous voulez réduire la durée du travail, si vous voulez supprimer des productions nocives, organisons-nous pour le faire. » Ce vieux mot d’ordre remontant à l’époque des IWW a été exemplifié et complètement développé en Italie à la fin des années 1960 et pendant les années 1970.
2/ Cette organisation, nous l’appelons comité ouvrier.
3/ Évidemment, ce schéma n’est pas linéaire : toute possibilité d’action à l’extérieur doit être la préoccupation du comité ouvrier. Mais celui-ci doit d’abord avoir une consistance et des capacités vérifiées donc avant tout dans l’usine.
4/ Les lieux de production restent centraux et primordiaux dans l’organisation capitaliste (et nous intégrons dans ces lieux de production la logistique, prolongement de l’unité productive sur le territoire).
5/ Voir la lettre n°34 « Mouvement contre la réforme des retraites : tirer un bilan lucide » de janvier 2001, paragraphe « Du côté des bloqueurs »
6/ Quel beau mot que celui de coopération, le résultat et l’action d’œuvrer ensemble.

 

Le Limousin, terre d’utopies

Avec Dominique Danthieux

Cette soirée s’inscrit suite à la parution en septembre d’un ouvrage collectif, Utopies en Limousin, de Boussac à Tarnac, aux Ardents éditeurs, avec de nombreuses contributions, depuis l’époque médiévale jusqu’à aujourd’hui. Dominique Danthieux, historien, chercheur a coordonné l’ouvrage, il est également président de l’association Mémoire ouvrière en Limousin, association qui fait un travail qui mérite d’être connu, qui s’est créé il y a bientôt vingt ans, qui s’est fait connaître par différentes initiatives, notamment une exposition qui a tournée en Limousin,  » Visages du mouvement ouvrier, un siècle militant « , qui a fait l’objet d’une publication, sur le mouvement social et les luttes ouvrières en Limousin, et une initiative autour de 1905. J’ai ici une sorte de synthèse en italien Primavera rossa, paru à Culture et patrimoine pour la version française. Mémoire ouvrière a la caractéristique de réunir des historiens mais pas seulement. C’est intéressant de mélanger les approches autour du mouvement social et de l’histoire ouvrière.
Ce soir l’objet n’est pas d’aborder l’ensemble de l’ouvrage et de parler dans le détail des contributions mais plutôt de tirer les choses vers aujourd’hui, parce que les utopies s’inscrivent dans l’histoire. Des utopies se sont concrétisées, elles sont vivantes, elles se construisent au quotidien dans différents lieux en Limousin. On parlera notamment des expériences en cours sur le plateau de Millevaches. Je crois que tu a bien résumé le propos dans l’introduction que tu as écrite pour la Lettre du cercle en nous disant que tout ça est le produit d’une histoire et que l’objectif n’est pas de détailler ces expériences mais d’en dégager un sens général et d’interroger ces expériences pour voir si on assiste à la création  » d’espaces émancipés  » où peuvent se réfugier ceux qui ne se reconnaissent pas dans le système libéral et au-delà de ça je crois que c’est intéressant de voir qu’en Limousin il y a toute une série d’expériences qui se sont développées au cours des âges et qui continuent à se développer. Le Limousin n’est pas un territoire unique en la matière mais c’est un territoire dans lequel il y a beaucoup d’expériences de ce type. C’est donc intéressant d’interroger le Limousin comme terre d’utopie.
Christophe Nouhaud.

Dominique Danthieux

La première difficulté avec les utopies était d’abord de les cerner, ce qui ne va pas sans problème de définition. L’utopie peut être un vaste fourre-tout où l’on entrepose les théories millénaristes, les projets politiques les plus divers pourvu qu’ils tendent à modifier la société, les communautés les plus diverses…
Le désir de changement de l’ordre social ne procède pas forcément de l’utopie. Je reprends le travail d’un sociologue allemand, Karl Mannheim, qui dans Idéologie et utopie (Paris, 1956) dit que finalement ce désir de changement social ne devient utopique que lorsqu’il  » tend à rompre les liens avec l’ordre existant « . Auquel cas on rejetterait toutes les utopies qui n’ont jamais entamé cet ordre existant. On peut se questionner : n’y aurait-il pas un  » ailleurs  » de l’utopie ? Des utopies tournées vers la conservation de ce qui existe ou a existé, précisément parce que cela est en cours de transformation ? Le projet de Le Play est de ce type : assurer l’ordre social par la perpétuation de la famille souche. Une utopie conservatrice ?
Le souci avec l’utopie est qu’en principe elle n’existe pas depuis que l’inventeur du mot et du genre  » utopique « , Thomas More, l’a situé dans ce nulle part, l’outopia. Mais ce nulle part fascine, car il est aussi le bon lieu, l’eutopia. Donc l’utopie est ce qu’il est souhaitable qu’il advienne, puisque sa réalisation doit apporter un mieux. Oscar Wilde a dit :  » l’utopie c’est le progrès réalisé « . En même temps, définir quelque chose comme utopique, c’est le condamner à la non-réalisation. Il y a une vision péjorative de l’utopie comme quête perpétuelle, perpétuellement insatisfaite. Auquel cas on serait sur une espèce de double  » non-lieu  » : théorique et spatial.
Mais il ne faut pas non plus cantonner l’utopie dans le monde des idées (ce qui est voué à l’échec parce qu’irréaliste). Elle peut se concrétiser, parce que des gens peuvent se dire : on va passer de la théorie à la pratique. Par exemple, dans l’ouvrage, Annette Marsac a rédigé un article sur Pierre Leroux, et je pense qu’un personnage comme lui fait la liaison : il était à la fois théoricien et praticien de l’utopie et c’est à Boussac qu’il est passé à la pratique. Il fut inspirateur du mouvement ouvrier limougeaud.
Notre association ne se cantonne pas à une dimension patrimoniale. Elle veut opérer le lien avec le présent. Cet ouvrage compte une écrasante majorité de contributions d’historiens (deux auteurs seulement ne le sont pas), mais il ne faut pas rester tourné vers le passé. Il y a aussi des sociologues, et cela permet un autre regard.
Il faut aussi considérer que l’histoire est une science vivante, en prise directe avec la société, et je dirai que la compréhension de la société est l’un des principaux intérêts de l’histoire. L’historien doit avoir du goût pour la  » mécanique sociale « . Est-ce qu’on peut donner des clés pour la compréhension du présent, puisque c’est en général ce qu’on attend de l’histoire ? Oui, mais la situation est un peu plus complexe. Nous, historiens, avons une fonction d’explication, celle de démêler l’écheveau de la complexité. En circulant du passé au présent nous donnons l’impression de continuité entre utopies d’hier et celles d’aujourd’hui. Or il y a  » rupture « , c’est-à-dire que les utopies post-68, celles portées par les néo-ruraux, ne s’inscrivent pas au départ dans une tradition régionale. Elles sont plutôt l’importation de quelque chose d’externe qui se développe dans la société englobante et se rattache maintenant à une histoire locale qu’elles se réapproprient pour mieux trouver une légitimation par rapport à un territoire. Je crois aussi, comme l’a montré le rejet de l’opposition entre les  » néo  » et les  » natifs  » aux municipales, que la légitimation par l’histoire est un argument pour contrer le discours négatif et montrer que l’on partage une histoire commune.
Il y a aussi une dimension chronologique, en commençant par le Moyen-âge et en finissant par le XXIème siècle. Mais en même temps, quand on déploie tous ces textes, on s’aperçoit aussi que l’utopie agite des cercles plutôt restreints et que petit à petit, par la pratique, elle va irriguer une partie plus large de la société, dans une espèce de descente vers le peuple. C’est intéressant de voir comment les utopies, au fil du temps, circulent. Peut-être que le livre permet cette approche.
Une autre approche, c’est  » Limousin terre d’utopie ?  » avec un point d’interrogation. Pourquoi y a-t-il ici autant d’initiatives qu’on peut ranger dans les utopies ? Est-ce que la notion de  » terre d’utopie  » permet de définir une image régionale ? Le Limousin serait-il terre d’utopie par excellence ? On peut noter l’importance des réalisations qui ont leur origine dans l’associationnisme inspiré par les socialistes  » utopiques  » (j’ai parlé de Pierre Leroux), les coopératives, la mutualité, qui sont très fortes ici… Aujourd’hui ce pan-là de l’utopie du XIXème siècle qui s’est vraiment réalisé a une reconnaissance institutionnelle avec l’Economie Sociale et Solidaire, ESS, acronyme qui rassemble des organisations à lucrativité limitée (Economie Sociale) et des démarches pour démocratiser l’économie à partir d’engagements citoyens (Economie Solidaire). Il y a des conditions régionales qui ont été un facteur facilitant et ont permis de réaliser la liaison avec des idées venues de l’extérieur.
C’est peut-être intéressant de se tourner vers les pratiques des sociétés rurales limousines (il n’y a pas beaucoup d’historiens ruralistes limousins), des sociétés marquées par une relative égalité des conditions et des pratiques communautaires avec les travaux en commun et surtout la gestion des communaux, question qu’on ne connaît pas bien mais qui est très intéressante. Ces traditions, qui nous viennent de la ruralité, survivent peut-être dans l’investissement dans les organismes urbains tournés vers des formes de solidarité
Il y a les formes du travail : en atelier, par exemple dans la porcelaine, qui passe au XIXème siècle de l’atelier à l’usine ; mais l’atelier ne disparaît pas de l’usine. Un sociologue américain, Richard Seynett, a travaillé sur les pratiques coopératives et il voit dans l’atelier le lieu de pratiques solidaires sur le plan technique. Mais pas seulement technique : se développe une coopération entre les membres pour la satisfaction de besoins économiques et sociaux. C’est un aspect mal connu mais qui mériterait un approfondissement. Une coopérative comme l’Union est née dans les fabriques de porcelaine. En sortant des fabriques elle favorise une sociabilité coopérative et des pratiques nouvelles de discussion.
Est-ce devenu  » une marque de fabrique  » du territoire limousin ? On peut constater aujourd’hui le poids régional de l’ESS (+ ou – 11 % de l’emploi régional), et une répartition qui trahit le poids de l’histoire avec un fort poids le l’ESS sur les pôles urbains de Limoges et St-Junien (permanence), et aussi une ESS qui irrigue le monde rural. Mais l’ESS, c’est une forme institutionnelle, et parmi les expériences qui se développent en milieu rural aujourd’hui tous ne s’y reconnaissent pas. C’est ce qui en fait l’intérêt, et permet une pluralité des approches et des expériences.
Voilà pour le positionnement général de l’ouvrage. Si on fait le lien entre passé et présent, on aboutit aujourd’hui à ce qui se passe sur le montagne limousine

Le Plateau de Millevaches

Nous sommes bien ici au cœur du sujet, avec des acteurs impliqués dans un territoire (on revient sur l’étymologie : utopia,  » sans lieu « , et pourtant les utopies ont un lien très fort à l’espace) et qui font vivre l’utopie. Il ne s’agit pas ici de rendre compte par le menu des multiples expériences, et je vais plutôt m’efforcer de dégager quelques lignes de force et de donner une vision d’ensemble.
Le territoire qui nous intéresse est ce qu’on appelle le Plateau de Millevaches, dans sa partie ouest, plus particulièrement autour du triangle Faux-la-Montagne, Gentioux, Peyrelevade. Un territoire dont ne rendent pas compte les limites administratives, mais plutôt une unité due aux conditions naturelles (la Montagne limousine) et à l’action de ses habitants, pour beaucoup d’entre eux  » acteurs de leur territoire « .
Cela m’amène à la définition du territoire. Selon les géographes (cette définition correspond assez à ce qui se passe) c’est un espace approprié par un groupe de façon réelle ou symbolique et qui est souvent organisé, dirigé et aménagé en fonction des besoins, des valeurs de ce groupe. Je reviendrai sur ces points. Comment le qualifier ? Certains travaux universitaires parlent de  » territoire alternatif « , appellation que j’ai utilisée mais appellation qui pose en soi un problème de définition :  » alternatif  » peut renvoyer à une association, à l’altermondialisme, or tous les acteurs sont loin de se reconnaître dans l’altermondialisme ;  » alternatif  » signifie-t-il que l’on propose des solutions autres ? mais quel est le rapport que ces solutions entretiennent avec le  » système  » ? est-ce qu’elles peuvent le changer ? Ensuite ce qui se passe sur la Montagne limousine n’est pas un cas unique en France. Aujourd’hui il y a un genre à la mode, c’est le voyage en utopie. C’est-à-dire que des chercheurs, des journalistes font un peu un tour de France de ces initiatives utopiques.
Donc ce n’est pas un phénomène unique en France, mais il est intéressant de voir ce qui fait la spécificité de la Montagne limousine par la diversité des initiatives et leur dimension politique. Contrairement à d’autres exemples, les gens ne semblent pas ici désinvestis du politique, ce qui ne va pas sans conflits.
Résumons : tout d’abord, pourquoi là ? Un aimant de l’utopie, c’est le vide : on a là la constitution séculaire d’un  » territoire du vide  » où se mêlent aux considérations géographiques et démographiques, des représentations d’ordre culturel.
Je crois que le rapport que l’on entretient au vide, aux espaces vides, a changé.
Il y a une question de sensibilité : au XIXème siècle et pendant la première partie du XXème siècle, le vide a fait horreur. Le vide c’est rien, ça ne crée pas de richesse, c’est improductif, donc condamné. Puis le vide semble devenir un atout, à partir des années 1970, parce qu’on est dans un contexte de critique de la société industrielle, de montée de l’écologisme, de remise en cause de la croissance économique. On peut aborder cette nature de différente façon :
La nature lieu de ressourcement, la  » nature patrimoine  » à préserver, avec un projet de parc naturel dès les années 1970. Ca peut être aussi (on l’a vu dans la démarche de certaines communautés post-68) une espèce de retour à la nature sur fond de prédiction d’apocalypse technico-industrielle ; mais attention : l’apocalypse non pas comme fin du monde, mais ouvrant une  » ère nouvelle « .
Mais on pourrait associer à cette question du vide une notion plus politique (on pourrait se lancer dans une anthropologie politique de la montagne) et accomplir les premiers pas vers le territoire alternatif : c’est l’appel du vide qui permet d’échapper aux contraintes posées par la société ou par quelque forme de pouvoir que ce soit. Moindre conformisme social, donc on a la possibilité d’expérimenter un  » nouveau nouveau-monde « . Ces lieux désertés sont un peu au XXIème siècle ce que l’Amérique a été pour les utopistes du XIXème, comme Cabet qui fonde son Icarie au Texas. On est à l’écart des rapports économiques, sociaux et politiques qui structurent la société dominante, ce qu’on montré en leur temps Hervieu et Léger. Ils disent :  » C’était la friche qui servait de support aux projets communautaires « . Donc la Nature a une fonction de havre de l’utopie.
Un autre volet de la dimension politique : la  » Nature refus « . Aux Etats-Unis, H.D. Thoreau (Walden ou la vie dans les bois) nourrit une critique de l’Etat au moment de la guerre entre les Etats-Unis et le Mexique, et il part s’exiler au fond des bois. Etat esclavagiste et impérialiste pour Thoreau, capitaliste et liberticide pour la dernière génération d’arrivants sur le Plateau. Aujourd’hui, plus qu’avant, on revendique une filiation avec la Résistance dont la Montagne a été un bastion. On pense à la personnalité de Guingouin, opposant au fascisme et incarnation de la révolte contre les appareils politiques. Le refuge offert par les vastitudes austères du Plateau serait-il la métaphore paysagère de la formule du philosophe italien Giorgio Agamben :  » Quand tout le monde se laisse entraîner sans réfléchir, ceux qui pensent se retrouvent comme à découvert […]  » ? Vivre  » à découvert  » induit un risque dont on doit se prémunir en un lieu abrité. Cela paraît paradoxal que le vide serve d’abri, mais on peut se référer aux travaux d’Agamben, qui a écrit sur les  » dispositifs  » (les moyens du contrôle biopolitique des populations, pour Foucault). Dans Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Agamben explique comment il a échappé pendant une journée au téléphone portable. Ces  » dispositifs  » enserrent l’existence de l’individu et l’empêchent d’assumer sa liberté. Dans un lieu refuge on peut peut-être se protéger de ces dispositifs.

Il faut s’intéresser aussi à l’antériorité, c’est-à-dire que tout ce qui se passe aujourd’hui n’est pas parti de rien. Et c’est précisément parce qu’il y a eu antériorité qu’il y a aujourd’hui une grande fécondité de ces expériences. Parce que ceux qui ont  » survécu  » peuvent transmettre leur expérience à ceux qui sont venus après.
Je voudrais recourir à la notion de génération pour expliquer ces différentes vagues, pour envisager le processus de construction du territoire : une génération prend origine dans un événement qu’elle considère comme matriciel (mai 68, le Larzac, plus récemment l’opposition au G8) qui décide d’une orientation ou d’un engagement, et ce faisant induit des formes de militance, de socialisation et de sociabilité politiques. La sociabilité politique post-68 et celle des résistants au G8 n’est pas tout à fait la même.

Les différentes vagues

Les  » années 68  » : l’historiographie actuelle fait valoir que 1968 serait l’épicentre de revendications et de luttes politiques plutôt que leur point origine. Pour nous, c’est un point de départ. L’historiographie tend à voir la vague de 1968 toucher le rivage avec l’arrivée de la gauche en 1981. L’élection de Mitterrand incarnerait le fait que le pouvoir politique aurait pris en compte certaines revendications de la génération de 1968.
Prenons 1968 comme point origine du phénomène qui nous concerne. A l’été 1968, on a une vague d' » exode utopique  » de jeunes gens en rupture avec le modèle social dominant, vers les montagnes du sud de la France. Il faut passer l’hiver. Sur le Plateau de Millevaches, l' » Ardèche du pauvre « , il y a peut-être une centaine de  » marginaux « … alors qu’ils sont environ 3000 au sud du Massif Central, surtout dans les Cévennes gardoises, d’après Hervieu et Léger. Il s’agit d’incarner des revendications ignorées des appareils politiques et syndicaux et qui n’ont pas non plus trouvé d’expression militante. Ceux qui vont surmonter les difficultés d’installation, ceux qui passent le premier hiver, vont se tourner vers la société locale, s’investir dans des projets locaux et rompre avec leur isolement de départ. Dans cette vague de 1968, il y a deux volets : l’exode utopique, et les marginaux.

La deuxième ce sont les  » installés « . Porteurs de projets mieux définis au départ, Ils entretiennent des liens avec un milieu associatif ou politique plus structuré, comme Nature et Progrès, avec les groupes non-violents, avec le PSU (parti parmi les premiers à porter la question de la qualité de la vie)… Dans un premier temps, ils se tournent vers le secteur agricole, avec le rêve d’une  » vie verte  » et de la conciliation entre autoconsommation et commercialisation.
Ces projets ne sont pas exclusivement fondés sur l’agriculture. Le collectif qui allait fonder Ambiance Bois en est une parfaite illustration. Ils arrivent dans les années 1980 en Creuse. Ils trouvent ça très bien pour s’installer, fonder une scierie, puis une parqueterie. Là, on est sur un groupe structuré, avec un projet et qui va mettre en place petit à petit les outils pour sa réussite. D. Léger, dans un article de 1979, dit que les néo-ruraux font le constat du caractère irréformable et dévoyé du  » système « , d’où la nécessité d’une alternative, et ils ne sont pas vraiment porteurs d’une critique du capitalisme en termes marxistes.

Il y a la troisième génération. Pour les qualifier, c’est un peu plus délicat. Je les ai qualifiés de  » néo-résistants « . C’est une nouvelle génération radicalisée qui s’exprime sur le Plateau à partir des années 2000, contre la mondialisation néo-libérale. Il y a une vraie radicalité politique avec une tendance affirmée anti-étatiste. Les animateurs de cette tendance constituent davantage une mouvance qu’un courant fortement structuré, mais ils savent ponctuellement se regrouper autour de  » pôles  » ou de projets à partir desquels exprimer leurs idées. C’est l’idée du  » Collectif  » (on parlait plutôt de  » communauté  » dans les années 1968/70) : à travers le collectif, on a le refus de toute forme de  » personnalisation « . Le collectif de Tarnac en est un bon exemple, composé d’étudiants venus à la politique par les squats, par l’opposition au G8, par l’expérience des milieux  » autonomes « . En 2005 avec l’achat de la ferme du Goutailloux, ils entrent en possession d’un espace  » pour construire quelque chose qui [correspond] à [leurs] envies et à [leurs] idées politiques « .
Un constat général : si on additionne toutes ces vagues, on a le renforcement d’une tendance critique envers l’institution ou plus radicalement anti-étatique. Pourtant, le Plateau a été historiquement un lieu d’intervention institutionnelle pour trouver des remèdes au vide qui s’installait (rôle de l’Etat dans la création de Vassivière). Peut-on considérer ce type de territoire comme un laboratoire de formes innovantes de  » gouvernance  » ?

Toutes ces expériences peuvent paraître isolées les unes des autres, mais est-ce que ces nouvelles formes, dans l’élaboration de nouveaux rapports économiques et sociaux, ne constituent pas le ferment d’un mouvement social ? Pour Danielle Léger (1979), la réponse est non parce que, au fond, tous ces groupes sont minoritaires, atomisés, concurrents, avec des objectifs indéterminés. Pourtant en Limousin, ce monde a la capacité de s’organiser et de participer aux mouvements sociaux, comme l’a montré l’Assemblée populaire de 2010 sur la question des retraites, avec des blocages de dépôts de carburants, une caisse de grève, un effort de réflexion sur le mouvement. L’affaire de Tarnac a montré aussi une capacité d’organisation au travers d’un mouvement de soutien qui est à l’origine des Amis de la commune de Tarnac. Ce qu’il faut comprendre aussi, c’est que ces formes d’organisation sont plus anciennes qu’il n’y paraît. La manifestation est une forme classique ; en milieu rural c’est plus délicat, mais cela fait partie du répertoire d’actions des néo-ruraux du Plateau. On le voit à la Villeneuve en mai 1977 avec l’opposition au reboisement, et c’est finalement un point de jonction des  » néo  » avec la société et les élus locaux.

Etant données la faible densité humaine du Plateau et la dispersion de l’habitat, il faut éviter une  » archipellisation « , donc il y a la nécessité d’aménager des espaces de rencontres. C’est très important, d’autant plus que les moyens technologiques sont limités à l’époque. Les  » marginaux  » vont tenir une première réunion le 25 janvier 1975 à St Martin Château, lieu où une communauté s’était installée. La majorité des assistants, faute de moyens pour s’investir dans la vie régionale, privilégie la création de réseaux d’entraide. On est dans une dimension plus pragmatique que révolutionnaire, ce qui est logique puisque l’objectif est de rester. C’est la prise de conscience d’une nécessité de créer des liens.
Une autre étape est franchie, un peu plus tard, avec la création de TV Millevaches. C’est important. Le Père Charles Rousseau, de la Mission de France, fonde en 1974 l’association Les Plateaux Limousins, qui existe toujours, avec Le Villard pour lieu de rencontre annuelle. C’est un curé moderniste, qui croit aux technologies de l’information et de la communication. Le projet germe alors (en association avec les maires atypiques, de Faux, Peyrelevade et Gentioux : François Chatoux, Bernard Couteau, Pierre Desrozier, qui font partie du PS mais qui ont su ouvrir leur territoire aux nouveaux venus) d’utiliser la vidéo comme support d’un média local qui présenterait le monde rural en une approche moderniste et non folklorique. Le 24 mars 1986, naît le concept de la  » télé-brouette  » transportée de magnétoscope en magnétoscope dans les lieux publics. Il me semble que TV Millevaches annonce un tournant : le passage à l’ère du (ou des) réseau(x) conçu(s) dans une logique connexionniste (différent du réseau au sens de la politologie, le réseau pour faire carrière). Il rassemble des individus, des associations animés par une commune volonté de revivifier le tissu local et dont la mise en relation aboutit à un nouveau maillage du territoire. Il est souple, non hiérarchisé, il génère des synergies autour d’initiatives ponctuelles ou pérennes. Et comme le soulignent les sociologues Luc Boltanski et Eve Chiapello, le réseau détermine les bases  » d’une nouvelle anthropologie sociale fondée sur la capacité à faire des liens et non plus comme dans la cité marchande sur la propension universelle à échanger des objets « . Donc le lien, à la place de la matérialité de l’échange. Dans cet esprit, les jeunes gens à l’origine d’Ambiance Bois animent dès 1984 un Collectif de Recherche, d’Innovation Sociale et d’Expérimentation, ironiquement résumé par l’acronyme CRISE. Ils souhaitent encourager, grâce à la mise en réseau de toutes sortes d’initiatives associatives, des pratiques solidaires n’ayant pas le profit pour seul horizon.
Tous ces réseaux qui reposent à la fois sur l’interconnaissance (relation d’individu à individu) et une connectivité numérique mettent en relation les diverses générations d’acteurs du Plateau. C’est ce qui permet de donner à l’édifice une certaine homogénéité. Toutes ces expériences favorisent l’échange, le dialogue, la coopération, les solidarités et en créent de nouvelles là où les solidarités du monde rural ont disparu. La société des réseaux a peut-être remplacé la défunte société des hameaux. Elles renouvellent le sentiment d’appartenance à un espace par la superposition de leurs vécus collectifs à l’ancienne mémoire locale. C’est aussi source de conflictualité.

Ces facteurs induisent un rapport particulier au territoire qui n’est pas sans rappeler le rapport des anarchistes à l’espace : les communautés humaines organisaient leur territoire en fonction de leurs besoins. De grands géographes ont été des grands noms de l’anarchie, comme Elisée Reclus. Philippe Pelletier, dans Géographie et anarchie, dit que tous les mouvements sociaux ont un rapport à l’espace, ne serait-ce que par les  » chemins de la manifestation « . C’est encore plus évident pour le  » territoire alternatif  » (constitution de la ZAD de Notre Dame des Landes). Ce rapport à l’espace est quelque chose d’important, parce qu’au fond on a ici un projet de société qui doit être bâti par rapport à des besoins et non à la production comme chez les marxistes.
Le résultat est qu’on aboutit à une société plus proche des thèses d’Ivan Illitch que de Marx : dans les années 1970 Illitch a théorisé une société de la convivialité, c’est-à-dire de la frugalité matérielle et de la richesse des relations humaines. Une problématique qui rejoint celles qu’il posait au début des années 1970, en dénonçant la médiation capitaliste dans un certain nombre d’actes qui relevaient autrefois de la solidarité : par exemple la question du logement, problème qui se pose sur le Plateau et auquel on apporte des solutions en passant par l’auto-construction (Bourgeons de rosiers ou AB, l’Arban). Agamben dans De la très haute pauvreté, règles et formes de vie s’intéresse essentiellement à la règle franciscaine, qui exige des frères qu’ils renoncent à la propriété individuelle et collective, à l’exercice des droits réels sur les choses, pour s’adonner à ce qu’ils appellent un  » usage pauvre  » ou  » modéré « . En s’interrogeant sur le monachisme, Agamben réfléchit à la possibilité d’une vie affranchie du droit et de l’institution à l’intérieur de laquelle vit le sujet, pour inventer un nouvel usage des corps et du monde, susceptible de déstabiliser la violence du pouvoir et de l’État. Ainsi l’analyse de l’auteur présente de forts enjeux politiques.

Le cumul de toutes ces expériences amène plusieurs questions. Entrons-nous dans une  » ère de l’autonomie  » face à une atomisation du monde sous la pression du capitalisme ? Est-ce une réponse au monde  » en archipel  » que construit la mondialisation, qui sélectionne les territoires en fonction de leurs  » avantages comparatifs  » ? La mondialisation fonctionne en pôles où on concentre les moyens capitalistes ; mais alors, que faire des  » espaces interstitiels  » entre ces pôles ? Il y a là un problème important. Dans ces interstices est-ce qu’on n’assiste pas à la mise en place de nouveaux communs ?

Un territoire construit
sous le signe de
 » nouveaux communs  »
Ce terme ne fait pas partie du vocabulaire français, parce que c’est la traduction de commons.
La terre commune peut être considérée selon deux approches : terres qui permettaient aux paysans pauvres de survivre, ou alors terres consubstantielles à l’existence d’une communauté qu’elles identifiaient et sur lesquelles elle étendait son pouvoir concurremment à celui de l’Etat.
Il y a toute une réflexion à partir des communs. A partir du XVIème et encore plus au XVII – XVIIIème siècles il y a un grand mouvement dans le monde rural britannique. C’est l’appropriation privée des communs et l’appropriation des terres (enclosures).
Dans le monde anglo-saxon, la thématique des communs a été utilisée soit pour condamner un usage irrationnel de la terre qui conduit au saccage du bien commun, mieux géré s’il est approprié (G. Hardin, dans les années 60 a écrit la Tragédie des communs) soit pour faire émerger la notion de  » bien commun  » qu’une autorité supérieure doit préserver.
Aujourd’hui on a un retour sur cette question des communs. On le voit notamment dans le monde de l’informatique, avec les sites collaboratifs. Est-ce qu’on n’assiste pas à la constitution de nouveaux communs sur le territoire qui nous intéresse ?

Les communautés

La vie communautaire est un trait d’union entre les différentes générations.
C’est un moyen de s’installer dans un pays peu peuplé et où les relations sont complexes avec la population locale. Comme le disent les membres d’Ambiance Bois, c’est une  » solution économique pour vivre vite de nouveaux projets « . On pourrait cependant distinguer trois types de communautés (attention toutefois, en examinant de plus près, on voit que plusieurs caractères se combinent) :
La  » communauté-rupture  » : fin des années 1960-début 1970, rupture avec la société englobante et les codes dominants. Il vaut mieux vivre avec des gens qu’on a choisis plutôt qu’avec une famille qu’on n’a pas choisie. Ce qui ne va pas sans interroger les sociétés locales sur ce mode de vie. Pour elles, la communauté est un recul terrible. L’organisation de nos habitats modernes, c’est la privatisation de nos espaces. Donc des gens qui vivent en communauté apparaissent comme régressifs.
La  » communauté-structure  » : collectif d’Ambiance Bois, où la communauté est un lieu d' » échange, de débat, de négociation, de dialogue « , au fond une forme de démocratie participative, ce qu’on retrouve dans l’organisation quotidienne de l’entreprise et dans son statut de SAPO (combinaison capital / travail, avec des actions de capital et de travail, qui donnent aux apporteurs de capitaux et aux travailleurs une voix à l’AG).
La  » communauté-formation  » : le groupe de Tarnac en est une bonne incarnation, lieu de passage (comme l’ont toujours été les communautés), avec l’idée de fournir une réflexion théorique. Les journées d’étude du 27 juillet au 2 août 2013 ( » Défaire l’Occident « ) en témoignent : intervenants invités autour d’un thème mais aussi avec une structuration en groupes de travail, dont certains avaient travaillé le thème pendant l’année.

Un autre aspect est celui de  » la politique autrement  » : il me semble que ce noyau communautaire tend à conditionner une conception de la société et influe sur la représentation que l’on se fait de la politique. La communauté est, au moins en théorie, une école de la démocratie directe. Si l’on prend l’exemple d’Ambiance Bois, on passe de la démocratie communautaire à la démocratie entrepreneuriale. Si on va au bout du raisonnement, il y a une nouvelle étape à franchir : celle de la démocratie politique  » réelle « , dans le sens où elle supposerait une participation directe des citoyens à la prise de décision.
Cette conception remet en cause la place traditionnelle de l’élu, en tout cas telle qu’elle s’est incarnée en Limousin depuis la IIIème République : l’élu comme médiateur entre la société englobante, le pouvoir central et le niveau local ; l’élu qui, s’il est judicieusement choisi, peut bénéficier de la manne et la répartir. Conception née à une époque où la République veut s’installer au plus près des citoyens pour favoriser son enracinement. Mais aujourd’hui, nous vivons, surtout dans les zones rurales, exactement l’effet inverse avec le retrait des services publics… Ce territoire désertifié devient parallèlement le domaine d’intervention d’entités plus éloignées (capitale régionale, intérêts privés), dont les contours sont flous. Ce qui n’est pas sans engendrer des conflits d’usage… La forêt est en un bon exemple. Cela va d’ailleurs plus loin que le simple conflit d’usage. On voit très bien que sur le Plateau se développent des revendications sur un usage direct de la forêt par ses usagers. Là aussi on voit que les formes pratiquées de politique doivent guider la vie communautaire dans la gestion d’un ressource naturelle extrêmement importante pour le Plateau. Donc se joue là la question d’une prise en main directe de la gestion de la ressource forestière par les acteurs du Plateau. Là on se heurte à des conceptions politiques autres et à des intérêts économiques opposés.

En conclusion, la question de fond reste en suspens : peut-on changer la société à partir de ces expériences ? Reste-t-on à l’échelle locale ? Si l’on regarde (comme l’a fait le journaliste Eric Dupin qui a fait son tour de France des utopies, et qui rend compte d’autres expériences) on s’aperçoit que certains acteurs cherchent consciemment à fuir le monde. Ce ne semble pas être le cas en Limousin, où le Plateau est un ensemble doté d’une conscience politique.
Je ne vais pas répondre à la question, mais plusieurs approches de la question sont possibles :
On observe le détachement vis-à-vis du  » fétichisme marxiste  » fondé sur la prise du pouvoir de l’Etat. On rejoint un peu le point de vue de Marcel Mauss, qui ne voulait pas de révolution brutale mais la  » construction de groupes et d’institutions nouvelles à côté et au-dessus des anciennes « . C’est-à-dire qu’un changement démocratique, par submersion, amène au changement institutionnel. On se débarrasse du romantisme révolutionnaire. On change le système de l’intérieur.
Parmi les premiers communautaires dans les années 1960/70 des disciples de Marcuse pensaient que l’on pouvait aller vers une révolution totale en la développant, en tache d’huile, par la multiplication des  » espaces émancipés « . Les groupes marginaux deviendraient une force révolutionnaire, à la différence du parti léniniste.
Si l’on s’appuie sur les théories  » accélérationnistes  » d’Alex Williams et Nick Srnicek, ces pratiques restent du domaine de la  » folks politics  » et ne permettent pas des changements  » systémiques « . Pour eux, ils devraient avoir pour moteur le potentiel technologique qui pourrait aider à la construction d’un futur  » post-capitaliste « .
A quel voix se rallier ? C’est l’objet du débat, je ne trancherai pas cette question.

Le débat

Une intervenante :
Tu parlais tout à l’heure des communaux, et moi j’ai cru lire sur internet, qu’il y avait une sacrée bagarre avec des conseils municipaux qui essayaient de les récupérer.

Dominique Danthieu :
Le problème c’est que les choses vont tellement vite, avec tellement d’initiatives, que parfois ça s’emballe. Sur la question des communaux : on s’aperçoit qu’ils ont mieux résisté en France, au niveau historique, que dans les pays anglo-saxons. Et on pourrait faire un lien avec l’histoire parce qu’on nous dit que dans la Montagne limousine, les communaux ont été très présents. Ce qui est logique dans un terroir où les terres agricoles ne sont pas très bonnes ; avoir des terrains de parcours notamment pour l’élevage des brebis, c’était indispensable. Mais il faut faire attention, car au XIXème siècle l’ampleur des communaux était très variable selon les communes. Alain Corbin, dans sa thèse Archaïsme et modernité en Limousin avait défini plusieurs types d’occupation du sol en fonction de différentes communes. Par exemple il y avait Peyrat le Château avec des communaux très présents. Par contre à Tarnac, commune pas très éloignée, la part des communaux était beaucoup plus petite. Donc le vécu des communautés rurales est différent parce que l’ampleur des communaux est variable. Mais il y a quand même une mémoire collective des communaux. Quant aux évolutions récentes que tu évoques, je ne l’ai pas vu.

Un intervenant :
L’ancien maire de Tarnac, Jean Plazanet, disait qu’il y a des communaux qui ont été vendus. Il ne faut pas confondre communaux et communisme rural. Tarnac, c’est certainement le  » diamant  » du communisme rural sur la montagne limousine.

DD :
Effectivement il n’y a pas d’héritage direct entre communaux et communisme. La question qui se pose par rapport à ces terres communes, c’est qu’elles ont perdu leur fonction de terrain de parcours parce que l’agriculture est réduite à la portion congrue et les exploitations qui restent se sont considérablement étendues, avec la pratique de l’extensivité. Donc, qu’est-ce qu’on fait de ces terres ? Vendre pour boiser ? C’est peut-être une nouvelle forme de ce qu’on appelait les enclosures, en trouvant à ces terres une nouvelle utilité économique. Ce qui semble inutilisé, ce qui n’a pas d’appropriation visible, qui n’est pas travaillé, des gens peuvent se l’approprier pour en faire quelque chose : c’est l’héritage des Lumières. L’agriculture limousine interpelle avec ses landes, ses communaux. Ils ont leur utilité, mais pour les agronomes c’est un système archaïque.

Un intervenant :
Je voudrais remercier Dominique Danthieux pour son évocation des géographes anarchistes, et cette conception de l’espace qui m’est chère. Elle définit plusieurs sortes de richesses. A l’heure actuelle on considère qu’il y a des terres pauvres, souvent exploitées avec des forêts, des communaux, et puis il y a aussi la richesse du sous-sol avec les mines et ça revient au goût du jour, notamment dans la vallée de la Voueize. Il y a là une problématique de la richesse et de la pauvreté, qui n’est pas celle des anarchistes puisque nous plaçons la richesse avant tout dans l’être humain, dans la richesse des liens sociaux, aussi dans le mouvement anti-utilitariste en sciences sociales (Mauss). Mais je crois qu’il y a beaucoup de matière pour aller développer les richesses entre les gens.

DD :
Tu as raison. Et dans l’exploitation industrielle de la forêt et ses dommages, dans l’eau, on voit bien qu’il y a un mouvement du fait de l’écologisme, mais pas seulement, qui tendrait à considérer ces ressources comme bien commun, propriété de tous. L’enjeu, par rapport à la forêt, est assez net . La question de l’eau, je l’ai moins vu apparaître sur la Montagne limousine. Constituer les ressources naturelles en bien commun. Cette question, c’est comment leur exploitation, leur propriété physique peut déterminer tel ou tel système politique. Un historien américain, Timoty Mitchell, explique dans Carbon democracy que les sociétés exploitant le charbon ont engendré des sociétés démocratiques, contrairement à celles basées sur l’exploitation du pétrole, parce que l’exploitation du charbon se prêtait au développement d’un mouvement ouvrier, les propriétés physiques du charbon faisaient qu’on pouvait très bien bloquer les approvisionnements de charbon, et les Etats devaient entrer dans des processus de négociations avec les syndicats pour éviter les situations de blocage qui auraient mis à plat l’économie. Il n’en est pas de même dans le cas de l’exploitation de pétrole. Les pétromonarchies ne sont pas réputées pour être des États démocratiques. Le raisonnement de Mitchell, est intéressant parce qu’il attire l’attention sur comment la gestion de ressources naturelles peut avoir une implication sur un système politique. Il y a aussi des failles dans ce raisonnement : l’URSS avait des armées de mineurs et elle n’a jamais été un Etat démocratique. La Chine aussi. Mais c’est un point de vue américain. Alors, peut-être que d’une gestion plus raisonnée de la forêt peut sortir un système politique différent.

Un intervenant :
Lors de la dernière réunion du Refuge des résistances, sur le Plateau, il y a eu plusieurs interventions sur l’exploitation du bois, avec des cartes faites par le groupe Rado et par Nature sur le plateau. A cette occasion on a parlé de l’eau : le château d’eau de la France qui devrait être le Massif Central et le Plateau de Millevaches ( » milles sources « ) n’en n’est pas un, et est pollué pire que la Beauce. C’est une chose que la plupart des gens présents ne savaient pas. Ca va transformer un rapport social réel dans les années qui viennent. L’exploitation forestière à outrance avec la monoculture du douglas, avec des pesticides, des machines très performantes, déséquilibre un écosystème. Dans les cinquante ans qui viennent ça va entraîner une désertification du Plateau, ce qui va poser de sacrés problèmes aux habitants, y compris aux élus.

DD :
J’imagine facilement que l’exploitation de la forêt avec un usage massif de pesticides, plus l’acidification plus ancienne, va avoir de grosses conséquences sur la qualité de l’eau, mais cette question a peu émergé jusqu’à maintenant.

Un intervenant :
Sur la Montagne limousine il se passe quelque chose de singulier, qui s’est formé par strates, générations, qui va chercher dans une histoire longue, qui s’ancre dans un  » vide « , un vide qui n’est pas vide. L’hyper-dépression démographique est récente, du point de vue de l’histoire. A la veille de la deuxième guerre mondiale il y avait encore des gens dans les campagnes, avec une vie paysanne qui était réelle. Évidemment, ce n’était pas comme à la fin du XIXème siècle, et au début du XXème. Quand on parle de l’histoire profonde, ceux qui faisaient des aller-retours donnaient une ouverture sur le monde, amenaient avec eux tout un ensemble d’idées. Tu parlais de 100 néo-ruraux soixante-huitards, comparés au 3000 des Cévennes ; ça paraît modeste, mais aujourd’hui on est dans une configuration complexe qu’on ne retrouve pas dans des systèmes de communautés de type Longo maï, qui ont un lien organique avec le Plateau, entre autre. Il suffit de prendre le catalogue de ce qui est appelé  » entreprises d’économie sociale et solidaire  » sur le Plateau, catalogue fait par le Parc, et les sites des réseaux autour des acteurs du Plateau comme de Fil en réseau, le Repas, le système Tarnac qui est quelque chose d’assez compliqué, et entre eux, il y a tout un tas d’autres éléments qui interfèrent et puis ce qui se passe comme vie dans cet ensemble. Tu parlais des personnalités locales qui ne sont pas d’extraction chiraquienne, il y a là une autonomie foncière, structurelle : Peyrol, l’ancien patron de l’agriculture corrézienne et des HLM parisiens, en parlait dans un film. Il disait que ces communes-là ne sont dans l’attraction ni d’Eymoutier, ni de Meymac, ni de Felletin et que là, comme le disait le président Mao, il faut compter sur ses propres forces. Ce qu’il faut ajouter aujourd’hui c’est cette dimension intellectuelle, internationale. Les migrants, l’ouverture, ce n’est pas vieux. Les relations avec l’Angleterre : si les coopératives ont été ici aussi fortes, ce n’est pas seulement le fait d’une transposition d’une solidarité rurale des paysans pauvres prolétarisés ; il y a aussi les proscrits du XIXème siècle qui sont allés en Angleterre, qui ont rencontré les pionniers de Rochdale (Taillandier a raconté leur histoire), les maçons, tout ça. On ne peut pas comprendre ce qu’il se passe aujourd’hui sur le Plateau si on n’a pas toute cette histoire en tête et si on s’en tient à l’analyse objectivante, extérieure, si on ne prend pas en compte Augustin Berque, une dimension sensible d’un rapport avec le paysage, la culture vernaculaire. On a aujourd’hui une espèce de cocktail qui fait qu’entre Marinaleda et le Plateau il y a des liens, entre le Chiapas et le Plateau il y a des liens, des bibliothèques étonnantes. Mais il n’y a pas que Tarnac. Il faut voir l’ancien presbytère de Faux la Montagne et sa bibliothèque. Compte tenu de ce qui se passe dans le monde, on a là une  » situation  » très particulière.

DD :
Les liens avec le reste du monde, je n’ai pas eu le temps d’en parler. Mais c’est la mondialisation : on peut aussi l’utiliser de manière plus positive. On le voit bien par exemple pour les Nuits du 4 août avec des intervenants d’un peu partout, d’Italie, du Japon, du monde arabe. C’est-à-dire que le Plateau est relié au reste du monde ; c’est une dimension importante. Tous ces espaces où il y a ce type d’expériences ont la possibilité de se relier entre eux en utilisant les outils de la mondialisation.

Un intervenante :
Quel est le pourcentage des néo-ruraux par rapport à la population ?

DD :
Je n’ai pas de chiffre.

Un intervenant :
Entre 300 et 2000.

DD :
Les gendarmes l’ont pour certains groupes. Ambiance Bois, c’est l’arbre qui cache la forêt. Il y a des gens d’Ambiance Bois qui se sont investis dans d’autres expériences connexes. Ils irriguent complètement le tissu associatif. Par exemple, la SCOP la Navette, où vous retrouvez Michel Lulek, un ancien d’Ambiance Bois. Ambiance Bois est devenue emblématique parce qu’il y a eu la réussite de l’entreprise, ensuite parce qu’elle a bénéficié d’une page magazine au 13h de France 2. Elle a une visibilité nationale. C’est un peu l’effet Ardelaine en Ardèche, c’est-à-dire une entreprise emblématique d’une expérience et d’un territoire, et du coup on oublie un peu qu’il se passe tout un tas d’autres choses, plus modestes, moins spectaculaires. J’ai du mal, parce qu’en histoire on travaille plutôt sur ce qui s’est fait et pas sur ce qui se fait. On ne s’exprime que par rapport à un instant T et au moment où je parle cela évolue.

Un intervenant :
Il y a des outils aussi qui existent sur ce territoire comme une coopérative d’activité et d’emploi, Césamoxalis, l’importation d’une expérience conduite vers Lyon et dans différents territoires en France qui permet à des gens qui ont une idée d’activité de type économique, de se salarier en proportion de ce que l’activité rapporte et de bénéficier de services communs, de ne pas être isolés dans leur coin. Il y a des sortes de couveuses d’activités type Pivoine. On peut considérer que ce sont des outils facilitant les choses à des gens qui auraient envie de développer un projet qui serait économique. Les collectivités publiques (je pense à la Région) agissent aussi : à une époque Robert Savy, ancien président de la Région, avait lancé l’idée d’une politique d’accueil. Il y a aussi des associations comme de Fil en Réseaux qui développent des lieux tests permettant de tester une activité. Ces outils se sont développés parce que les gens qui ont essayé de créer une activité se sont rendu compte de la difficulté et ont essayé de mettre en place du service solidaire, de l’échange. Il y a une accumulation d’expériences. Il y a un autre facteur important sur ce territoire. Si on était à 30 ou 40 km de Limoges, il y aurait un effet grande banlieue. Mais si on est à Faux la Montagne, on ne peut pas se dire  » Je vais travailler tous les jours à Limoges « . On vient avec un projet de vie, une activité qu’on va développer sur place. On crée son propre emploi.

DD :
La cartographie le souligne très bien. Il n’y a pas longtemps, je regardais les cartes sur Géoclip qui propose une série de cartes. Quand on regarde des cartes du Limousin, on voit très bien la démonstration de ce que tu viens de dire. On est loin des zones d’attractivité de toute grande ville. On est dans une zone interstitielle.
Les scénarios des aménageurs pour ces espaces (si on regarde les programmes scolaires, ça transparaît), ce sont des espaces récréatifs, des espèces de réserves. C’est vrai qu’on est dans des sociétés où on a besoin de se mettre au vert, mais ce n’est pas si simple de mettre en place un espace récréatif : les forêts industrielles avec les alignements de douglas, ce n’est pas très récréatif. Ensuite vous avez un  » grand pôle touristique  » comme le lac de Vassivière, qui est un peu passé à côté de sa vocation. Il y avait de grands projets pour Vassivière, mais sa fréquentation n’est pas exponentielle. On a des espaces montagnards avec des contraintes de climat. Un espace récréatif suppose une réflexion sur l’accueil, sur l’usage des espaces… et je ne suis pas sûr qu’on soit au point sur ce terrain.

Un intervenant :
On peut rappeler la devise de l’ancien maire Louis Longequeue :  » Pour vivre heureux, vivons cachés « . Je crois que c’est quand même sous son règne que Vassivière a été fait en partie, et il y avait quelque part un désir inconscient de ne pas réussir. Il ne peut pas à la fois y avoir du public et ne pas y en avoir.

DD :
Vassivière c’est aussi l’Etat, qui en est à l’origine avec le barrage, la retenue d’eau pour EDF. Ensuite on va passer de l’Etat, avec les préfets qui vont jouer un rôle pour déléguer, aux élus locaux. Il y a peut-être eu une gestion avec un désir de ne pas trop s’investir.

Un intervenant :
On n’a pas pensé à l’aménagement du territoire, mais le Limousin est la région où il y a proportionnellement le plus de centres d’art contemporain au m2 : Meymac, Vassivière, Rochechouart, Limoges, Eymoutiers,Tulle,… On a pensé qu’on pouvait faire un cheminement. En même temps on pouvait revitaliser des structures de diffusion culturelle comme PEC, qui ont eu l’intelligence de saisir l’art contemporain pour s’y immiscer et faire un travail sur le local avec des commandes publiques, avec Marc Pataud et d’autres photographes d’une grande qualité, et ça, ça reste une des figures emblématique de l’image du Limousin qui est dans une modernité et dans une espèce d’utopie  » arts plastiques  » qui vient du travail artisanal, et peut-être aussi d’une question qui ressurgit actuellement au sein du ministère, localement : c’est la question de William Morris, c’est-à-dire un art qui a un rapport avec le social, de la fabrication du design avec le porcelaine, les émaux, etc.

DD :
Je voulais rebondir par rapport à  » Pour vivre heureux, vivons cachés « . Quelque chose que j’avais sous-estimé, c’est le fossé entre les  » natifs  » et les  » néo-ruraux « . On l’a vu au moment des élections municipales. Je discutais avec Jean-François Pressicaud, fin connaisseur de ce territoire, qui me disait qu’à l’occasion des municipales, il avait entendu le discours  » laissez nous mourir en paix « . Michel Kiener me disait qu’il y a quarante ans, on entendait la même chose. Je trouve ça inquiétant, si c’est la seule perspective…

Une intervenante :
On ne peut pas faire le bonheur des gens malgré eux.

Un intervenant :
Pour revenir sur la question de l’isolement, de l’accueil des nouveaux, et sur quelque chose de typiquement limousin, voyez l’abbaye de Grandmont : au départ, c’est aussi un de ces lieux où l’on nie le pouvoir. Isolement dans l’habitat, dans l’espace. On a le même problème aujourd’hui avec l’habitat non ordinaire, avec les yourtes qui se font rejeter aussi à Gentioux, par exemple.

DD :
Par rapport aux yourtes, il y a tout un tas de questions qui se jouent, dont celle d’un habitat non conventionnel, mais qui suppose des modes de cohabitation qui ne sont pas du tout ceux de la modernité. Celle-ci a privatisé l’espace, mais développe un argumentaire moralisateur sur le mode de vie. Il y a aussi les questions matérielles des taxes foncières, etc.

Un intervenant :
Je voudrais simplement demander : qui décrète, qui définit ce qu’est une utopie ?

DD :
C’est une excellente question mais je n’ai pas la réponse. C’est aussi un des points du bouquin sur lesquels on peut buter : est-ce qu’une utopie qui se réalise, qui réussit, est encore une utopie ? à partir de quel moment on décrète que c’est une utopie ? Ce qui fait que dans le livre on s’est plutôt tourné vers des choses qui ont réussi. On pourrait réfléchir sur le kibboutz : ça n’a pas vraiment réussi.

Un intervenant :
Il y a deux kibboutz qui sont présentés dans le livre. Celui qui a fonctionné, c’est celui de Nazareth qui a déjà fait l’objet d’une communication, mais j’ai trouvé intéressant de présenter le deuxième qui, lui, est dans le Quercy, entre Cahors et le nord du Lot. Du fait d’un effet de seuil et de l’aridité du sol calcaire rendant la culture plus difficile, ce dernier kibboutz a tourné court. Je dis effet de seuil : c’est entre 12 et 15 personnes. Il y en a une centaine à Nazareth, la durée est de plus d’un an, ils passent l’hiver et leur projet c’est d’expérimenter dans un lieu qu’ils considèrent comme assez proche d’un climat méditerranéen. L’initiateur est quelqu’un qui a beaucoup voyagé au Maroc, en Tunisie, en Algérie. On peut considérer que c’est une réussite puisque la plupart étaient des Juifs étrangers et qu’aucun n’a été trouvé dans le mémorial de la Shoah. La plupart sont partis s’installer en Palestine.

DD :
C’est une expérience qui, à cause du contexte où elle se déroule, a dû s’arrêter. Mais ça a marché. Ca rend la lisibilité de l’utopie délicate.

Un intervenant :
On peut se poser une question. Ce qui se passe sur le Plateau, c’est peut-être ça qui n’est pas l’utopie. La fin de l’utopie aujourd’hui, c’est celle des tours qu’on voit au Quatar, l’utopie de l’hyper-capitalisme. Effectivement sur le Plateau il y a des gens qui pensent et mettent en pratique et qui ont fait le pari que la fin de l’utopie du capitalisme exige une réponse concrète de la vie.

DD :
Pourquoi ne pas le considérer comme une utopie ? On est là dans une définition négative.

Un intervenant :
J’aimerais avoir le sentiment des historiens présents dans la salle pour savoir ce que vous pensiez de
la métaphore assez forte, de la fin du phalanstère de Guise au moment de 1968 ? Pourquoi face à un mouvement social qui aurait dû la renforcer, cette utopie-là se délite complètement ? Comment ça marche, le négatif à l’œuvre ?

DD :
C’est vrai, c’est un symbole. J’ai l’impression que cette date de 1968 marque la fin d’un phalanstère mais c’était un mode de vie un peu de caserne même s’il y avait un vrai projet social derrière. On est quand même dans un contrôle très fort des individus, des ménages, et ça c’est quelque chose qui à cette époque n’est pas très bien toléré. Pour les phalanstériens il y a quand même des contraintes très fortes, mais je ne sais pas si en 1968 elles étaient aussi fortes qu’au début.

Un intervenant :
Je crois qu’il ne faut pas faire l’erreur de comparer Leroux, le Ligoure de Le Play, et Guise et ce qui se passe sur le Plateau aujourd’hui. L’ancien presbytère, les gens de Faux la Montagne l’appellent Guise. Les éditions Repas ont publié un livre sur Godin.

Un intervenant :
Tu n’as pas évoqué l’épisode des élections municipales du mois de mars où il y a eu une sorte d’affrontement entre  » autochtones  » et  » néo  » (appellation réductrice) notamment à Gentioux.
Qu’est-ce qu’on peut en dire ? Est-ce le rejet d’une greffe?

Un intervenant :
Dans son travail, Pressicaud dit que l’amalgame ne peut pas se faire sans le conflit.

DD :
Ca soulève plusieurs choses. Ces néoruraux viennent dans un lieu où tous ceux qui pouvaient avoir une activité ont déserté ; et s’ils l’ont fait, c’est qu’on leur a expliqué que là on ne pouvait plus rien faire. Donc, ils voient des gens qui arrivent et qui ne réussissent pas si mal, ce qui remet en question leur propre parcours personnel. C’est-à-dire que eux, ils sont restés sur place, ils voient arriver des gens avec des pratiques anticonformistes, donc ils se posent des questions. Et puis il y a ceux qui reviennent passer leur retraite et se retrouvent avec des espèces d’enquiquineurs. Alors ils leur disent  » vous n’êtes pas du coin « , même si eux-mêmes sont partis pendant quarante ans. Il y a un phénomène, une étape en train d’être franchie, la place de l’histoire dans la légitimation de la présence des néoruraux. Il y a deux choses qui jouent : l’idée de se mettre dans l’héritage de la Résistance (pas pour ceux qui arrivent dans les années 1970/80), vous avez la plateforme sur le communisme rural parue avant les élections, c’est très intéressant, on entre aussi dans une légitimation par rapport à une histoire. Et c’est là aussi que peut naître du conflit avec les locaux parce qu’ils se disent :  » On est dépossédé, la Résistance c’était nos pères, le communisme rural aussi, ils ne vont pas nous donner des leçons par rapport à ça « ! Ce phénomène de dépossession est créateur de conflit, ainsi que des modes de vie plus ou moins compréhensibles.

Un intervenant :
Par rapport aux nouveaux arrivants, j’ai eu une réflexion du maire de ma commune à côté d’Excideuil. Elle m’a dit, parce que je suis à la fois de chez moi et parti ailleurs :  » C’est pas les nouveaux arrivants qui vont dicter leur loi « . Ce qui m’a troublé c’est que, dans ma famille, on parlait tous le patois et le français était une langue étrangère pour nous. Je suis le premier à ne parler que le français et ces gens-là, comme mes parents, ils se sont crus Français et ils réagissent un peu comme les Français des origines qui se sont tout de suite définis par rapport aux agressions étrangères (la Révolution française et tous les pays d’Europe contre la France) ; aujourd’hui ils sont dans ce paradoxe de se croire Français et d’être Français et de refuser des gens qui arrivent qui sont aussi Français. Je crois que c’est ce paradoxe culturel qui est profond et commun à toutes nos campagnes.

DD :
Oui, il y a un phénomène qui a pu jouer sur le Plateau, c’est l’idée qu’on veut bien accepter les  » néo  » à partir du moment où ils ne prennent pas en mains les affaires municipales, le pouvoir. A Faux la Montagne, ils l’ont pris : la maire, Catherine Moulin, est issue du collectif Ambiance Bois. Là, ça a marché. On vous dira, en discutant avec des gens du coin, que les gens d’Ambiance Bois ne sont pas si bien intégrés que ça dans le milieu local, sauf Catherine Moulin mais parce qu’elle n’hésite pas à aller sympathiser avec les gens au bistrot, alors que les autres ont tendance à vivre en vase clos, c’est-à-dire à ne pas faire travailler le commerce local pour le ravitaillement quotidien… c’est quelque chose auquel les habitants du pays sont sensibles :  » Chabatz d’entrar « , certes, mais faut pas être fier pour s’intégrer. Les dernières municipales ont fait ressortir de l’hostilité, de la violence que je n’aurais pas imaginée. Ca s’est focalisé à Gentioux, parce qu’il y a une élue assez virulente contre les néo-ruraux, mais je pense que c’est diffus ailleurs.

Un intervenant :
Peyrol disait :  » Vous verrez, les élections ça fait pchit, après les gens reprendront la vie commune « . Pressicaud le disait pour les gens de la génération 1968 : les choses ne peuvent pas se faire sans heurts, sans conflits, sans débats, sans une dialectique, mais au fond quand les  » jeunes  » de Tarnac se sont fait alpaguer par les robocops, tout le pays s’est solidarisé.

DD :
Mais tu as après un maire qui a été élu et qui n’était pas très favorable. Il a voulu faire fermer l’école. En fermant l’école, on ne favorise pas les implantations de  » néo  » ! et dans son esprit, ce n’était pas plus mal.

Compte-rendu réalisé
par Anne Vuaillat

Qu’est-ce que le cercle ?

Le cercle Gramsci n’est pas un club privé :

l’entrée est libre et gratuite à toutes les soirées-débats, ainsi que le prêt des cassettes et la consultation des documents, disponibles à la bibliothèque de Ligoure… un Cercle ouvert!

Le cercle Gramsci n’est pas un parti politique :

dans sa pratique et par ses statuts, il s’interdit de prendre une position politique quelconque en tant qu’association… mais les thèmes abordés par le Cercle sont toujours très politiques.

Le cercle Gramsci est une vraie association :

son fonctionnement repose uniquement sur le bénévolat et l’implication de chacun. Les membres du Bureau (ouvert à tous) se rencontrent chaque mois et gèrent collectivement toutes les activités. C’est une association vivante, sans cartes, sans cotisation ni subvention publique, où chacun est libre de s’investir pleinement, selon ses désirs.

Nous sommes un lieu où se rencontrent des citoyens qui se reconnaissent dans des valeurs dites « de gauche ». Beaucoup sont globalement insatisfaits des institutions de la gauche. Mais ils ne capitulent pas, et donc ils cherchent de nouvelles voies, vers plus de justice, de démocratie politique et économique. Ils les cherchent ensemble, dans le respect des engagements et convictions de chacun.

Dans ce but le Cercle organise des débats culturels, dans lesquels LE politique est omniprésent. LA politique, par contre, en est totalement absente… Entendons par là que le Cercle n’est et ne sera jamais un lieu de pouvoir, ni un instrument au service d’une cause.

Le cercle Gramsci a été créé en mai 1985 . L’objectif des fondateurs était d’en faire « un carrefour où tous ceux qui souhaitent faire progresser leur réflexion, leur compréhension du réel et l’efficacité de leur action pour l’avènement d’une société libérée de l’exploitation de l’homme par l’homme pourraient débattre librement, dans l’acceptation de leurs différences. » (statuts).

L’activité du cercle Gramsci fut définie en ces termes :

« L’organisation de conférences, débats ou toute autre forme d’échange d’idées sur des sujets de nature philosophique, économique, politique, sociale, culturelle, sans oublier la dimension régionale,
La participation à des manifestations du même genre organisées par d’autres,
L’envoi de circulaires annonçant ses activités et projets. »
Dans un des textes fondateurs il est bien précisé :  » il n’est pas question que le Cercle devienne un parti ou un mouvement, ni se substitue à eux en quoi que ce soit.  » Le Cercle base au contraire tout son fonctionnement sur le primat et l’émergence des individus-citoyens, tout en limitant son champ d’intervention au domaine des valeurs qui les rassemblent.

Antonio Gramsci (1891-1937) intellectuel marxiste italien. Auteur de Lettres de prison, Ecrits politiques, etc. Incarcéré par la police fasciste, il est mort en prison. Il est déjà très critique vis à vis de l’URSS. Il a substitué au concept de « dictature du prolétariat » celui d’ »hégémonie du prolétariat » qui met l’accent sur la direction intellectuelle et morale plus que sur la domination d’Etat.

depuis 1985…

Le cercle Gramsci a organisé plus de cent soirées-débats, dont certaines ont accueilli plusieurs centaines de participants. Le thème générique de ses statuts, « pour une société libérée de l’exploitation de l’homme par l’homme », s’est enrichi et complexifié. La composition de l’équipe qui anime le Bureau reflète un pluralisme qui n’a cessé de s’accroître : de nombreuses et diverses sensibilités de la gauche s’y expriment. C’est le bureau du Cercle, composé d’une vingtaine de membres, qui décide mensuellement de ses activités et les prend en charge. Toute personne intéressée y est la bienvenue, le Cercle ne délivre pas de cartes d’adhésion et ne demande pas de cotisation.

La Lettre du cercle Gramsci

C’est maintenant un bimestriel d’une vingtaine de pages. A la diffusion des comptes-rendus et des projets de soirées, se sont ajoutées progressivement d’autres rubriques : courrier des lecteurs, tribune pour l’emploi et contre les exclusions, etc. Les livres et revues dont il est fait mention dans La lettre, l’enregistrement audio des soirées-débats, sont prêtés gratuitement sur simple demande.

Le cercle Gramsci n’a jamais demandé de subventions : ce sont donc uniquement les souscriptions et les abonnements à La lettre, qui le font vivre grâce aux nombreux abonnements de soutien?

l’Auto-Université Solidaire et Populaire, (dite plus simplement Auto-Ecole) née en 1995, organise dans le cadre magnifique du château de Ligoure des réunions régulières : projet qui se veut plus suivi, moins morcelé que celui des soirées-débats qui abordent toujours des sujets très divers. C’est aussi l’occasion, en groupe restreint et avec plus de temps, de laisser mûrir les réflexions et d’écouter chacun.

Le Cercle est devenu dans le paysage de la gauche en Limousin une entreprise originale, connue par des milliers de personnes. L’expérience d’un lieu où on se parle, où on s’écoute, où on réfléchit sans calcul politicien, où on tente de faire vivre la démocratie et de faire participer le plus grand nombre à la vie citoyenne, est communicative.