La responsabilisation : assujettissement et/ou émancipation ?

Avec Simon Lemoine

La responsabilisation :

assujettissement

et/ou émancipation ?

Qu’est-ce qui dans nos vies nous amène à entretenir une participation active à notre propre asservissement ?

A hauteur de scènes familières, Simon Lemoine propose de mettre à découvert les étayages qui participent à la fabrique du consentement, du dévouement, des bancs de l’école, au travail salarié usé par les pratiques du new management enrôlant le salarié à sa propre surveillance ou à une disponibilité toujours accrue. Ainsi, que le dévouement soit exploité ou simplement suscité, la perte de la libre disposition de son usage demeure bien l’expérience quotidienne d’une dépossession. Sans aucun doute, nous aurons l’occasion lors de cette soirée d’évoquer Pierre Bourdieu (sociologue considéré comme l’un des plus importants de la seconde moitié du XXème siècle) puisque c’est le 20° anniversaire de sa mort et que notre invité connaît bien son oeuvre.

COMPTE RENDU

La responsabilisation : assujetissement et/ou émancipation?

Voici le compte rendu de la première partie de la soirée débat du mois d’octobre avec Simon Lemoine, philosophe et enseignant

Serge Lemoine :

Nous allons parler de Pierre Bourdieu. Le texte que j’ai préparé pour ce soir reprend, utilise beaucoup Bourdieu. Mais il y a aussi des choses neuves, originales, qui pensent notre actualité. On manque d’espace pour dire des choses neuves. Les institutions sont faites de telle sorte que certains discours sont tout le temps redits (Michel Foucault, L’Ordre du discours). Ils peuvent avoir beaucoup d’intérêt, une portée politique ; mais souvent ils sont émoussés, on les a beaucoup entendus, et les adversaires, ceux qui sont combattus par ces discours, ont eu le temps de trouver des parades.

Un livre comme Les Héritiers de Bourdieu remet en cause l’école ; et effectivement ça fait grand bruit, c’est discuté ; mais beaucoup d’adversaires vont trouver tout un tas de réponses plus ou moins honnêtes et l’institution elle-même va dire : « Oui oui, on a lu Bourdieu, on l’a compris. Les statistiques effectivement sont problématiques. On a mis en place telle et telle chose pour lutter contre le décrochage scolaire, ou pour favoriser l’ascension sociale »… Et on nous fait la liste des choses qui ont été mises en œuvre. Ainsi, des parades sont mises en place face aux discours critiques, et ils perdent de leur efficacité. Ils vont convaincre certains individus, mais ils ne provoqueront plus des soulèvements politiques et ne mettront plus en danger les personnes qui sont visées.

Donc, c’est difficile de venir parler d’un auteur : on se dit qu’il faut aussi proposer des choses neuves, de nouveaux discours, qui seront peut-être plus difficiles à combattre et pour lesquels les personnes et les institutions qui sont remises en cause devront élaborer des contre-discours, ce qui pourra leur prendre du temps.
C’est un peu mon idée, ce soir. Le problème, c’est qu’on attire beaucoup plus les foules en parlant de Foucault ou de Bourdieu. Entendre des choses nouvelles, c’est moins intéressant. Parce que justement c’est nouveau ; et chacun se dit : « Est-ce que c’est vraiment intéressant, est-ce que ça a de la portée ? » Et il faut faire aussi un effort face à quelque chose de différent et à des objets qui ne semblent pas forcément très intéressants.

Si je vous parle par exemple de « la reproduction » à l’école, tout de suite vous voyez que c’est un terrain qui a déjà été étudié, ça vous intéresse, on en voit la portée, etc. Ce soir, je voudrais vous parler de la responsabilisation. Vous vous dites : « Quel intérêt cela peut-il avoir ? » Je vous demande de me faire un peu confiance et de prêter l’oreille, car c’est à ce prix qu’il peut y avoir des discours neufs. Si aujourd’hui c’est si difficile de faire naître de nouveaux discours, c’est justement parce qu’il y a un problème institutionnel ; mais c’est aussi nous, en tant que lecteurs ou auditeurs, qui sommes habitués à certaines choses, à certains objets ou auteurs, et du coup pouvons avoir du mal à recevoir des choses un peu différentes, notamment parce que nous n’avons pas le temps. Dans les rayons d’une librairie, nous nous demandons comment nous allons dépenser notre argent : « Peut-être qu’il vaut mieux que j’achète une valeur sûre, un livre qui traite d’un sujet rassurant ou dont j’ai entendu dire qu’il était tout à fait opératoire d’un point de vue politique », etc. Quelque chose de vraiment neuf n’a pas forcément d’intérêt, notamment parce que ça manque de publicité.

Donc, j’essaie de faire des discours nouveaux. Mais ce n’est pas non plus quelque chose d’extraordinaire qui va changer votre vie ! C’est du travail sur des objets assez simples. L’idée, c’est d’essayer à partir de ce qui se fait déjà, Bourdieu et Foucault, et de faire un pas de plus dans une certaine direction qui n’a pas forcément été prise par ces auteurs. La deuxième idée, c’est d’essayer de voir comment adapter ces théories au monde d’aujourd’hui, qui est assez différent des années où ils ont vécu.

Comme je travaille à côté de cette activité, je n’ai pas énormément de temps pour mener ces recherches, et c’est éminemment difficile parce que il n’y a pas de place pour ces discours neufs. Il faut trouver des maisons d’édition, et aussi réussir à convaincre des individus que ça vaut le coup de s’intéresser à tel ou tel sujet. Donc il y a vraiment une difficulté à plusieurs niveaux pour dire des choses nouvelles ou un peu différentes, tout simplement par exemple à cause des librairies : aujourd’hui les librairies, c’est comme le cinéma. Si vous ne faites pas d’entrées, le film est remplacé au bout d’une semaine. Ce sont les chiffres qui vont décider de ce qui est proposé aux spectateurs. Il y a des logiciels, et en fonction des ventes on nous présente des livres qu’on laisse en vitrine ou qui s’en vont. Et c’est ce qui détermine toute la chaîne qui est en amont : les éditeurs vont vouloir sortir des livres avec des titres et des sujets susceptibles de rester sur les étals, parce que sinon ils ne sont pas rentabilisés. Si en amont on leur propose quelque chose de médiatisé, ils sont contents ; si on propose quelqu’un ou quelque chose qui n’est pas connu (comme par exemple l’idée de déresponsabilisation), financièrement déjà ça pose problème.
C’est donc difficile de faire des recherches dans ces voies-là, et ce que je vais vous proposer est tout à fait modeste. Ce sont juste quelques années de travail, pendant des interstices, qui m’ont permis de développer cela.

J’ai pu développer deux choses, et vous me direz si l’une vous intéresse plus que l’autre. Je vais vous parler de mes derniers travaux sur la responsabilisation, et j’ai aussi travaillé sur le dévouement au travail. Là, j’essaie d’ajouter une pierre à l’édifice de Foucault et Bourdieu, quand ils réfléchissent au « champ » ou au « dispositif » qui, comme le disait Jean-Louis, nous font faire, nous font être, mais aussi nous font dire. Quant on est dans un dispositif, il y a tout un tas de déterminations qui agissent sur nous et qui, comme dit Foucault, conduisent nos conduites.

Le dévouement, ce serait une part de ces déterminations : comment un lieu de travail augmente notre productivité, comment on tire le maximum de nous. J’ai remarqué que c’était énormément par le dévouement. Qu’est-ce que j’entends par là ? C’est l’idée qu’à peu près dans tous les lieux de travail à ma connaissance, dans tous ceux que j’ai étudiés (et j’ai pas mal de documents pour le vérifier, moi-même j’ai travaillé dans plusieurs secteurs d’activité), chaque fois, j’ai remarqué qu’on mettait le travailleur face à quelqu’un en situation de souffrance ou de potentielle souffrance, et qu’on limitait les moyens à la disposition de ce travailleur. Ce qui fait qu’il est obligé de prendre sur lui, de redoubler d’efforts pour que cette personne souffre moins ou soit soulagée. Mais les dispositions sont terribles, parce qu’en fait cette souffrance est infinie. L’idée, c’est que tout le temps vous allez avoir des personnes en difficulté, en souffrance, et vous aurez beau les aider, il y aura une nouvelle personne qui arrivera. Les travailleurs (on peut penser au domaine médico-social) vont s’épuiser à venir en aide à des personnes en souffrance, en ayant des moyens limités. On sait très bien qu’on manque d’employés. C’est sans fin. L’investissement est provoqué comme ça : les gens vont travailler à 120 %, risquer le burn out, ne plus avoir de vie personnelle. On réussit à obtenir ça pas forcément comme dans l’exemple de Foucault avec le panoptique, c’est-à-dire le regard présent sur nous ; mais aujourd’hui, je pense que ça marche énormément avec cette histoire de dévouement. Montrer la souffrance d’un collègue, d’un client, et limiter les moyens disponibles, pour que l’individu prenne sur lui et redouble d’efforts pour venir en aide à la personne qu’il a sous les yeux. Ca prend des formes très subtiles, « diffuses », comme dit Foucault. Par exemple à la caisse du supermarché : comme il y a toujours la queue, vous vous sentez pressé en tant que client et le ou la caissière se sent aussi pressée, parce qu’il ne faut pas faire trop attendre les clients.
On a là un dispositif qui semble anodin, qui semble technique et pratique, mais en fait il est affreux, pas seulement pour cette affaire de dévouement ; mais en tout cas, un des facteurs qui fait que ça fonctionne, c’est qu’il y a toujours quelqu’un qui attend, qui s’impatiente et qui ne peut que manifester son impatience parce qu’il a envie rentrer chez lui : il y a des courants d’air, la musique est insupportable… Du coup, il y a une pression assez fine et pourtant réelle. Pour bien en saisir la puissance, il faut se rendre compte que c’est tout le temps et à toutes les caisses. Les personnes qui font le planning s’arrangent pour qu’il y ait le minimum de caisses ouvertes, pour que ce soit le plus rentable possible. C’est sans fin : vous aurez beau vous dévouer, vous dépêcher, de toutes façons, si vous augmentez votre rapidité, la prochaine fois le logiciel va s’adapter, puisque l’idée c’est de travailler à flux tendu, d’être juste un peu en-dessous des capacités, pour être au maximum d’économies. On retrouve ça dans beaucoup de lieux, notamment chez MacDonald. Je vous conseille un livre d’une sociologue intitulé Du ketchup dans les veines. Ce qui est très intéressant, c’est qu’elle y est entrée en adorant MacDo ! Elle aimait y manger, elle voulait y travailler, elle a gravi les échelons jusqu’à devenir assistante du directeur et promise à un bel avenir dans la chaîne MacDonald… Heureusement pour elle, elle s’est mise à faire des études de sociologie. Le livre est particulièrement intéressant parce qu’on a le point de vue de quelqu’un qui au départ apprécie MacDo, et qui ensuite devient plutôt neutre, puis finalement très critique.
Je vous parle de ça et du dévouement, parce qu’elle montre bien que c’est quelque chose qui est créé de toutes pièces par le management. Les managers doivent régulièrement organiser des soirées avec les « collaborateurs » pour « créer du lien ». Comme il y a une interdépendance extraordinaire dans ces fast food, si vous êtes amis ou copains avec les autres, vous ne pouvez pas les lâcher. Vous devez donner le maximum pour que l’harmonie fonctionne. Elle raconte que quand la journée de travail est finie, et qu’on se rend compte qu’un ne peut pas tenir avec l’effectif qui reste, on vous demande si vous voulez rester et vous ne pouvez pas refuser. Vous ne pouvez pas laisser tomber les gens avec qui vous avez fait la fête la veille ! Et en plus vous êtes super-fier, vous vous sentez comme Zorro ou Superman pour ne pas laisser vos copains dans la panade. On voit que ce dévouement est complètement orchestré, et que c’est l’une des clefs de la productivité. On n’a plus besoin de vous surveiller parce que si on crée cette solidarité, les gens vont forcément se donner à fond pour pouvoir faire face.

Encore un exemple : les assistantes sociales qui ramènent du travail à la maison, parce qu’elles vont devoir faire les dossiers de RSA. Elles ne peuvent pas laisser les gens dans la difficulté, elles ne peuvent pas résister. Il y a aussi un livre de Vincent Dubois sur les CAF qui montre très bien ça : les gens de la CAF sont face à des situations tellement terribles, qu’humainement ils sont obligés de donner du temps pour écouter, de faire un surcroît de travail.

Voilà pour le dévouement. Mais ce soir, je voudrais vous parler de ce que j’appelle la responsabilisation, dans la lignée de Bourdieu (qui fait une différence entre nature et culture) pour continuer cette critique du sujet. Le sujet, en philosophie, c’est l’individu éminemment responsable, lucide, qui a un libre arbitre, qui est conscient de ce qu’il fait. Ce sujet est attaqué violemment par Bourdieu et Foucault ; mais dans la vie pratique même des philosophes, on continue à lui laisser une grande place, notamment en Justice et dans tout ce qui relève du pénal, où on va d’emblée supposer que les gens sont responsables. La Justice fonctionne vraiment là-dessus ; sinon si on se mettrait à chercher des circonstances atténuantes ; si on faisait venir à la barre, plutôt qu’un psychiatre, un sociologue pour faire des expertises, on condamnerait moins de personnes. Il faut qu’on suppose la responsabilité du sujet pour que le droit fonctionne. C’est passé assez inaperçu, mais il n’y a pas longtemps, on a ajouté une loi qui pose d’emblée que les mineur.e.s de plus de 13 ans font preuve de discernement. Il y a une pression extraordinaire aujourd’hui qui nous oblige (pour le pire, mais aussi pour le meilleur) à être responsable. La thèse que je développe, c’est que non seulement cette responsabilisation s’accroît jusqu’à devenir trop importante dans nos vies et nous imposer une pression énorme ; mais aussi cette responsabilité de chacun est acquise, contrairement à ce qu’on suppose dans la société (que ce serait inné). Si on reprend Descartes, chacun aurait sa capacité de libre arbitre et serait responsable.

L’idée que j’essaie de défendre, c’est que cette responsabilisation nous est imposée. Encore une fois, je pense que c’est une bonne chose sur le fond, et surtout qu’elle est relative à des domaines, ce qui à mon avis est très important. Mais la Justice postule que notre responsabilité est universelle : que ce soit au volant, dans la vie personnelle, au travail, chacun est censé être tout le temps responsable de ce qu’il fait. Or, si on reconnaît que cette responsabilisation est acquise (donc que ce n’est pas une chose universelle) et qu’elle est articulée à des domaines, on peut se rendre compte qu’il y a peut-être des lieux et des activités dans lesquels certains ont été mal responsabilisés ou dans lesquels ils n’ont pas l’habitude d’être responsables. Ca change tout, parce que ça veut dire qu’il y a un passage de responsabilisation. Certains vont s’octroyer des responsabilisations intéressantes, agréables, reconnues par la société ; d’autres vont être obligés de se cantonner à certaines responsabilisations : celles dont se dégagent les premiers.
Donnons un exemple : le chef d’entreprise. Je fais exprès de le dire au masculin, parce qu’il y a vraiment ici une histoire de domination masculine. Ce chef, pour être capable d’être un capitaine d’industrie à forte responsabilité, va déléguer tout un tas de responsabilités beaucoup moins reconnues, comme s’occuper de ses enfants, de son linge, de la mécanique de sa voiture, de se souvenir de l’anniversaire de ses parents, etc. Souvent ce sont des femmes qui vont se charger de ces responsabilisations. Il y a donc une délégation de certaines de ces responsabilités pour que d’autres soient tenues. Et donc, certains individus et encore une fois beaucoup d’hommes et bien sûr les dominants, vont garder pour eux les responsabilités reconnues, agréables, qui ont un poids symbolique ; mais c’est au prix de la responsabilisation d’autres personnes, notamment des femmes, qui vont être dans le care, le soin de la famille. Il y a donc une injustice dans la répartition des responsabilisations. Pourtant on fait comme si c’était universel. Comme si n’importe qui pouvait être responsable de n’importe quoi comme ça, au pied levé !

Si on pense que ça s’acquiert, ça change tout, parce que par exemple en Justice il va falloir trouver des excuses pour des individus qui auront été « mal » responsabilisés, ou pas responsabilisés dans certains domaines.

L’équilibre de nos sociétés tient énormément sur cette présupposition selon laquelle chacun serait lucide et responsable. La responsabilisation quasi-universelle occasionne une forte police des comportements sur laquelle tient l’ordre actuel. Nous nous acquittons de nombreuses tâches dans la vie civile et au travail, nous respectons le bien d’autrui quand bien même il y aurait de fortes inégalités et de la misère, nous n’entravons pas les divers flux sociaux en respectant assez scrupuleusement les régulations nombreuses, etc. Bref, la fiction d’une société qui desserrerait l’étau de la responsabilisation laisse entrevoir un certain chaos, au moins jusqu’à ce qu’une nouvelle société trouve un nouvel équilibre qui ne serait pas forcément meilleur.

Notre société fonctionne donc largement sur la responsabilisation et sur le dévouement, et sur d’autres facteurs encore. Mais si un jour tout cela était modifié, on pourrait supposer à partir de Foucault qu’on trouverait d’autres moyens de faire faire des choses aux gens. Dans Surveiller et punir, les dominations se fichent des moyens qui sont utilisés. Si à un moment donné il faut pour que ça marche, insister sur l’empathie, ou si un jour on trouve un autre moyen (Foucault parle ici d’« anatomie politique ») plus efficace, pas de problème ! Donc quand on lutte contre quelque chose en disant « On ne veut pas ça, ça ne va pas, c’est pas raisonnable » quand bien même on gagnerait, il faut voir le problème plus largement parce que ça risque de ne pas résoudre du tout les choses ou alors simplement de façon momentanée, ce qui est bien dommage.

Par exemple, on pourrait remplacer cette responsabilité individuelle par l’amour de la patrie, d’un chef supérieur, d’un dieu, etc.

Imaginons ce que serait une société qui assumerait d’exiger une responsabilité universelle, plutôt que de la supposer et que ce soit implicite, ce qu’on attend notamment des enfants. Dans certains cas ce n’est absolument pas logique de leur demander d’être responsables ; mais souvent on l’attend sans les avoir éduqués à cette responsabilité, encore une fois en leur imposant une responsabilité. C’est ce que je vois beaucoup au lycée : en terminale, il faut faire des choix d’orientation et les élèves sont très très mal accompagnés. Ils n’ont aucune idée réelle de ce qui les attend. Les conseils ne sont pas toujours pertinents, et surtout les élèves sont vraiment jeunes pour décider. On leur donne une responsabilité qui à mon avis est trop large pour leurs épaules, sans les former. C’est symptomatique de ce que j’essaie de dénoncer : on suppose qu’ils sont responsables et en plus, on va les critiquer plus tard si jamais ils ont fait un mauvais choix, en leur demandant pourquoi ils ont fait ça. « Quelle idée d’aller faire de la socio ? Pourquoi tu n’as pas fait ingénieur comme ton père ? » Et l’enfant va avoir des remords en pensant qu’il n’a pas été raisonnable. Comme ils ne connaissent rien du tout au monde du travail, ni les enjeux, et qu’ils ne sont pas du tout politisés, c’est du hasard, c’est la loterie. Beaucoup de gens vont en médecine parce que c’est prestigieux et pas parce qu’ils ont choisi.

Vous avez l’exemple de la psychologie : les études de psychologie, c’est terrible, parce qu’il y a énormément d’étudiants qui arrivent en première année et qui constatent que ce n’est pas du tout ce qu’ils croyaient. Souvent ils ont une idée de la psychologie du XIXe siècle : on va étudier l’âme, un truc un peu littéraire, faire du Freud… et on leur dit qu’ils vont faire des statistiques et de la biologie ! C’est donc un gâchis phénoménal. A Poitiers, on doit avoir plus de mille étudiants en L1, et en master ils sont 50. Vous vous rendez compte de la perte énorme qu’il y a ? Mais est-ce qu’on peut vraiment reprocher à ces jeunes d’avoir fait ces choix ? Ce qu’on peut reprocher, c’est aux adultes de leur avoir mis ces choix sur les épaules. Et surtout, il n’y a pas de suivi. Pour l’étudiant, c’est déjà trop tard : il est déjà au milieu de son deuxième semestre.

C’est un bon exemple parce que ça touche les jeunes, pour montrer qu’il y a une responsabilisation qui n’est pas avouée, qui n’est pas reconnue. Il faudrait à mon avis des livres ou peut-être même une discipline qui développe cette responsabilité en passant par des paliers, en faisant des activités pratiques, en travaillant dans certains domaines. Or, aujourd’hui, on la suppose innée et on responsabilise assez fortement des individus à certaines périodes de leur vie sans les y avoir préparés.
Quelle serait une société qui au contraire assumerait de forcer les enfants à la responsabilité, mais de manière pédagogique, en gagnant petit à petit leur assentiment et en leur expliquant l’avantage qu’il y a à la responsabilité, parce que chacun est content d’être responsable, de pouvoir conduire une voiture, ou de pouvoir gérer une somme d’argent ? Ce pourrait être quelque chose de tout à fait positif qui se passerait dans une société qui assumerait cette responsabilisation.

Notre société dispose les individus à être des sujets responsables, mais fait comme s’ils l’étaient déjà par essence, particulièrement à l’âge de 18 ans. Nous assumons d’être des sujets lucides, capables d’autonomie, en mesure de faire des choix et d’en supporter les conséquences.
On pourrait croire que cette revendication est bien la preuve que le sujet est essentiel, puisque c’est manifestement un sujet qui clame haut et fort qu’il veut être reconnu comme sujet par autrui, et qui a la capacité de l’être, par exemple lorsqu’il passe l’examen du permis de conduire ou qu’il postule à un emploi. Mais ne nous y trompons pas : ce sujet qui se clame sujet (l’enfant qui dit « Laisse-moi faire ! ») relève lui-même d’une inculcation dans l’enfance et il ne provient que d’une disposition acquise. C’est ce que j’essaie de défendre, mais je trouve qu’il n’y a pas vraiment besoin de le défendre. Ce qu’il faudrait défendre c’est la thèse inverse. Quand on y pense, c’est complètement étonnant de supposer que chacun naît avec cette responsabilité première, c’est-à-dire que tout homme serait par essence responsable ! Ca colle très bien avec les idéaux de la religion (chacun a une âme) mais il faut quand même se rendre à l’évidence que c’est acquis et culturel.
Je trouve que la charge de la preuve revient plutôt à ceux qui supposent que tout le monde est responsable d’emblée, et qui crient après les enfants quand ils font une bêtise. Ils disent à la fois que les enfants ne se rendent pas compte de ce qu’ils font, et qu’ils sont responsables de leurs actes !

C’est comme ça qu’on apprend, par la force, à être sujet. Ce serait plutôt une seconde nature dans le sens où c’est un acquis dont on a oublié la formation. C’est très important de reconnaître que c’est une seconde nature, notamment quand on est jugé. On pourrait comprendre que dans ce domaine-là on a été responsabilisé différemment. Je pense par exemple à un voleur qui volerait pour venir en aide à sa famille : c’est quelqu’un d’éminemment responsable. Certes, il ne respecte pas la loi, mais il respecte son devoir moral. C’est la manière qu’il a trouvée d’assumer ses responsabilités familiales. On peut le comprendre plutôt que de le mépriser. D’ailleurs la Justice prend en compte les circonstances atténuantes, mais pour ce que j’en sais, c’est quand même assez superficiel. C’est une façon de se donner bonne conscience, comme quand l’école fait des passerelles pour que des élèves de certains collèges puissent aller dans certains lycées. Dans les statistiques globales, ça reste marginal et ça ne crée pas un ascenseur social formidable. Très tôt, l’enfant est responsabilisé et à tout intérêt dans bien des situations à accepter cette responsabilisation puisqu’elle lui confère (s’il s’en montre digne) des marges de manœuvre de plus en plus grandes : sortir seul, gérer une somme d’argent, être maître de ses occupations. La disposition à être sujet est une pratique acquise. La famille et l’école n’ont finalement pas le choix : il faut responsabiliser le enfants pour qu’ils bénéficient une fois adultes d’une situation vivable, voire confortable. Par ailleurs l’ordre social policé requiert aussi de son côté en pratique la responsabilisation individuelle, car celle-ci implique une culpabilité qui permet l’auto-contrôle : si je me reconnais éminemment responsable, alors je serai enclin à respecter au moins sur le fond une décision de Justice, et également (point qui mériterait d’être développé) j’organiserai ma vie de manière à éviter autant que possible toute situation qui pourrait engendrer une culpabilité. Il faut imaginer comme ça vient amputer profondément nos vies. Si les lois sont justes, c’est une responsabilité qui peut se comprendre, elle est acceptable ; mais si les lois sont trop nombreuses, que le contrôle est trop fort et que la responsabilité devient omniprésente, que nous reste-t-il comme place ? Chacun va se surveiller constamment. Il ne s’agit pas seulement de limiter ses désirs, il s’agit aussi et peut-être surtout, de policer sa vie et d’accepter stoïquement mille contraintes en anticipation d’une situation de culpabilité.

On ne roule plus en voiture de la même façon qu’il y a vingt ans. Les radars nous surveillent. On se sent obligé de faire attention et c’est difficile de trouver des lieux où on peut s’y soustraire. Ça nous suit jusque chez nous, parce que sachant qu’on va travailler lundi, on ne va pas faire la fête le week-end. On va essayer de rester disponible, on va penser aux tâches qui nous attendent. Je pense que ce poids de la responsabilité est trop important et n’est pas dirigé vers les bons domaines. Il faudrait être davantage responsables les uns des autres, plutôt que d’être responsable du bon fonctionnement du MacDo où on jette tout sandwich fait depuis plus de 14 minutes. C’est interdit, de servir un hamburger qui a dépassé un certain temps depuis sa préparation : à la poubelle ! Etre responsable de ça, franchement, c’est terriblement absurde. Les employés n’ont pas le droit de manger ce qui pourrait rester.

Cette responsabilisation dans sa forme actuelle essentialisante est profondément régulatrice. Mais si la société reconnaissait que la production des sujets est largement pratique, que c’est un attendu social, un choix politique, une culture, alors on pourrait s’attendre à ce que des individus rendus sujets s’opposent après coup à la responsabilité qui leur a été imposée ou au moins discutent de la manière dont elle a été inculquée et des fins qui ont été visées. Cette critique serait sans doute une bonne chose et finalement un renouveau philosophique intéressant. Point de risque que les individus eux-mêmes refusent alors d’être sujets, puisqu’un tel refus implique déjà d’être sujet et de revendiquer le respect de cette position. Par contre on peut se poser cette question : Comment des personnes qui seraient opposées à la responsabilisation éduqueraient leurs enfants ? On peut penser qu’ils se rangeraient au moins à la nécessité pratique. Pour tirer de la nature de quoi vivre, il faut de toute évidence une vie sociale, et celle-ci implique que chacun puisse parler en son propre nom, faire ses preuves, promettre, échanger équitablement, être solidaire, etc., activités qui requièrent des sujets. L’idée, c’est de faire comprendre aux individus petit à petit, alors qu’ils deviennent des sujets de plus en plus responsables, l’intérêt qu’il y a à être sujet pour qu’ils épousent cette responsabilisation, qu’ils la veuillent. Or, je trouve qu’elle est imposée d’en haut, que c’est quelque chose qui est de l’ordre de l’implicite, et qu’on n’a pas de droit de regard sur les domaines qui sont affectés. Je donnais l’exemple de la domination masculine. Même si ça évolue, certaines responsabilités échoient aux femmes : tout ce qui relève de l’intendance. J’écoutais une interview d’Annie Ernaux, c’est vraiment ça : l’intendance de la maison, faire en sorte que le linge soit lavé, penser aux vaccins des enfants, etc.
C’est terrible qu’il y ait ces responsabilités qui soient inculquées à tel point qu’on pense qu’elles sont vraiment nôtres, que nous devons les assumer, et tout le monde attend de nous que nous les assumions… « Comment, tu n’as pas pensé à laver ma chemise ? » C’est effectivement assez terrifiant.

Si nous reconnaissions que c’est une inculcation, nous pourrions nous en mêler et dire « Ah non, désoléE, je veux bien apprendre à piloter un bateau. Mais être responsable des sandwiches, non, ce n’est pas pour moi. » Ce serait éminemment intéressant.

Et quant à la Justice, si elle reconnaissait que la loi impose une foule de responsabilités, à mon avis ça fonctionnerait beaucoup mieux puisque s’il y avait des sujets impliqués dans le fait d’être responsable, ils comprendraient pourquoi il faut l’être et reconnaîtraient que les autres sont responsabilisés.
A mon avis, il y a tout intérêt à prendre ce risque pour les ouvriers, pas pour les dirigeants. Car dans l’exemple du chef d’entreprise déjà évoqué, ce n’est pas du tout intéressant pour lui de reconnaître que n’importe qui dans son entreprise pourrait, s’il est formé, devenir responsable. C’est le cas dans les SCOP où le directeur ou la directrice sont élus par les membres de la SCOP. En théorie, c’est super : n’importe qui, même la personne qui fait le ménage, peut à un moment donné diriger la SCOP ! Mais en pratique, le problème, c’est que si on continue à avoir une vision essentialisante, si on continue à croire que certains sont plus doués pour avoir certaines responsabilités, et qu’on ne reconnaît pas que c’est acquis, les compétences sont figées. Si ça fait six ans que vous êtes responsable dans tel domaine d’activité, vous ne pouvez pas en quelques jours vous occuper des relations clients, de la communication ; mais si vous reconnaissez qu’avec de la formation chacun peut petit à petit devenir responsable dans n’importe quel domaine, cela ouvre la porte à un vrai partage des responsabilités. Mais pour ça, il faut garder une part des crédits à la formation et veiller à ce qu’il n’y ait pas une trop grande spécialisation, pour que chacun des membres de l’entreprise puisse être capable de faire tout un tas de choses différentes, en fonction de ses goûts par exemple, voire qu’on partage les tâches les plus ingrates. C’est-à-dire qu’il n’y a plus une équipe ménage, par exemple, et que chacun en fasse un peu, parce qu’il faut se dire que c’est quelque chose qu’on a envie de faire. D’autant plus que si on commence à faire le ménage soi-même, on finit pas beaucoup moins salir ! Donc, l’idée d’élire le chef est super, mais il faut passer un palier supplémentaire et reconnaître que ces questions de responsabilisation sont simplement une question de formation qui permet à des personnes de changer de domaine d’activité.

Prenons l’exemple d’un couple dans lequel les deux sont des personnes masculines. L’homme qui n’a pas l’habitude de s’occuper de la pharmacie, de faire du ménage ou de passer une journée entière à s’occuper des enfants, forcément ne va pas s’en sortir. Donc il faut du temps et malheureusement on en manque énormément. Au moment où quelqu’un serait susceptible de faire autre chose, c’est plus pratique de faire comme avant : chacun sa spécialité, et on verra plus tard pour essayer de changer les mœurs.

Finalement, nous sommes assez coincés, parce que ça relève de la nature des gens et qu’on n’a pas assez confiance dans cette idée qu’il y a de la responsabilisation à acquérir avec de la méthode, avec de la volonté, et aussi l’idée qu’il faut partager les tâches, que ce n’est pas normal que certains aient des tâches formidables, super-agréables, au prix de l’activité des autres qui sont coincés en s’occupant de choses qu’ils ou elles n’ont pas envie de faire.

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