Que fait-on de la Préhistoire ?

Soirée-débat du jeudi 16 décembre 20h30, salle… …

Que fait-on de la Préhistoire ?

Usages idéologiques et psychologiques

des savoirs et de l’imaginaire préhistoriques

Corrézien, chercheur en littérature, militant et thérapeute, auteur de l’essai Le Roman préhistorique* qu’il présentera pendant la soirée-débat, Marc GUILLAUMIE s’intéresse depuis une trentaine d’années à ces récits de fiction, dont La Guerre du feu est le prototype pour le grand public francophone, et qui mettent en scène la Préhistoire.

Au-delà du roman, cet imaginaire irrigue aussi la publicité, les chansons, les livres de littérature jeunesse, les BD, les séries, les sites, les films… et même des tableaux, des dioramas, des figurines, des jouets, des statues, des timbres-poste, des musiques, des danses ! Cette rêverie préhistorique diffuse est donc très présente dans le monde moderne, sous de multiples formes dont le livre retrace l’histoire depuis le XIXe siècle jusqu’à nos jours, en illustrant son propos à l’aide d’une riche iconographie.

Depuis plus de cent cinquante ans, des scénarios et des images se répètent, avec assez peu de variations. Plagiés, démarqués, ressassés, adaptés, mis au goût du jour, ils remplissent forcément des fonctions sociales. Lesquelles ?

Il ne s’agit pas de dénoncer les supposées « erreurs scientifiques » des romanciers, des cinéastes et des artistes (comme l’ont déjà fait de nombreux préhistoriens), ni inversement de saluer une prétendue « vérité scientifique » du roman (comme l’ont fait d’autres préhistoriens). Il s’agit de prendre sérieusement ces fictions pour objet d’étude, et de les prendre pour ce qu’elles sont : elles n’ont peut-être pas grand-chose à nous apprendre sur la Préhistoire, mais beaucoup à nous apprendre sur l’époque moderne qui les produit.

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C’est sur un aspect particulier de cet imaginaire, que Marc Guillaumie insistera pendant la soirée-débat : que fait-on aujourd’hui de la Préhistoire, dans notre monde ? C’est-à-dire : la Préhistoire, « à quoi ça sert ? » ou encore : « comment l’utilise-t-on ? » voire « comment la déforme-t-on ? » et « que lui fait-on dire ? » à elle qui, par définition, ne dit rien.

Cette science apparemment gratuite, ou plutôt cet ensemble disparate de savoirs et de représentations, est en réalité un lieu de vives tensions, de contradictions, de conflits autour d’enjeux importants. Nationalisme et universalisme, pseudo-darwinisme, racisme, sexisme et féminisme, mépris social et progressisme, classement implicite des genres (genres littéraires, genres des individus), critique et défense de la vulgarisation scientifique, écologie et « nouvelles spiritualités », sensibilités nouvelles et nouvel ordre moral, pyramidologie, soucoupisme et complotisme, futurologie et New Age, régression infantile et fantasmes de toute-puissance… Tout cela se situe aux carrefours de l’épistémologie, de l’histoire des représentations, de la politique, de la littérature et des mythes, de la psychologie et de la sociologie des croyances.

En ce moment où (face aux plus répugnantes falsifications historiques, qui acquièrent droit de cité médiatique) on interroge légitimement le « roman national » et tous les « grands récits », la Préhistoire semble bizarrement rester dans un angle mort des débats. Comme si elle était neutre. Comme si c’était « de la science », et rien d’autre.

(*) Marc Guillaumie, Le Roman préhistorique. Essai de définition d’un genre, essai d’histoire d’un mythe,

Bordeaux : éd. Fedora, 2021, 518 p.

Suite et fin de la soirée Que fait-on de la Préhistoire ? Avec Marc Guillaumie

Préhistoire et aliénation

On le voit : la Préhistoire sert à tout ce qu’on voudra. Dans les exemples que je viens d’évoquer, il s’agit moins de progrès des connaissances que d’aliénation au contraire, dans un double sens : psychologique et marxiste. Perdre la raison, perdre une vision claire de ses intérêts de classe. En effet, quel est le grand absent parmi tous les enjeux que je viens d’évoquer ? Foi et scientisme, relativisme, nationalisme, racisme et anti-racisme, sexisme et pseudo-féminisme, occultisme et New-Age, etc. On perçoit bien l’effacement de l’enjeu politique central au profit d’un progressisme soft, anti-raciste, féministe, écolo, non-violent : une « bien-pensance », dirait l’extrême-droite ! La société des chasseurs-cueilleurs serait égalitaire, non violente, respectueuse de la nature… En réalité, ces pauvres paléolithiques sont chargés de dire les rêves de notre société, davantage que la réalité de la leur.

[IMAGES : Couverture des romans de Jean M. Auel (1991) ; couverture d’un livre d’Attilio Mordini sur « le mystère du yéti à la lumière de la Tradition biblique » (1987) ; planche de BD d’Emmanuel Roudier mettant en scène le chamanisme préhistorique supposé (2012)]

Mais il y a d’autres discours que le « politiquement correct ». Je n’ai pas le temps de développer sur la publicité, qui fait pourtant un usage énorme de la Préhistoire. Et quelle plus belle machine à aliéner, que la publicité ?

Il y a aussi le discours cynique de la droite libérale. Là, le ton change. Cette droite refuse le rousseauisme mièvre que je viens d’évoquer. Le balancier revient du côté de Hobbes, comme au XIXe siècle. Cette Préhistoire-là est présente en filigrane chez Michel Houellebecq ; plus explicitement chez Bernard Werber et chez l’essayiste Yuval Harari, contre lequel le précédent invité du cercle Gramsci, Hervé Kempf, nous a mis en garde à juste titre. Harari et sa fresque grandiloquente qui va d’Homo sapiens à Homo deus, et qui inspire les fantasmes « transhumanistes » les plus sots.

La Préhistoire, “roman familial” de l’humanité

La question « Que fait-on de la Préhistoire » signifie aussi : « En quoi la transforme-t-on ? » Au plan collectif, on en fait un vaste récit, sans cesse retravaillé. Scénarios et images sont indéfiniment retravaillés, remis au goût du jour pour qu’on y croie : c’est le propre du mythe.

J’ai déjà souligné le rôle de la fiction, dans ce travail du mythe. Hervé Kempf insiste sur l’importance de la science-fiction chez les super-riches, les survivalistes, les terraformistes, etc. Ici, la fiction crée du réel : la SF ne transforme certes pas Mars en planète bleue, mais les lecteurs de SF terraformiste déplacent dans ce sens des masses d’argent. Et j’ai essayé de montrer que le roman préhistorique est lié à la SF.

Il n’y a pas que la fiction. La construction d’un “grand récit” cohérent mobilise toutes sortes d’acteurs sociaux. Des vulgarisateurs par exemple : loin d’exposer au public les questionnements scientifiques, le plus souvent la vulgarisation exhibe des réponses toutes faites, qui dès lors ne peuvent être qu’un catalogue d’idées reçues. Par exemple les « reconstitutions » d’humains préhistoriques (les plus belles sont celles d’Elisabeth Daynès) illustrent la nouvelle doxa : un Neanderthal fraternel, souriant, qui nous regarde en face, a remplacé le Neanderthal stupide et violent des « reconstitutions » de jadis. Il s’agit de démonétiser les représentations brutales ou misérabilistes du XIXe siècle… C’est très bien ! Je dis seulement qu’une vision univoque en a remplacé une autre, et que cette vulgarisation-là bannit tout questionnement. Jamais vous ne verrez, côte à côte, deux représentations différentes du même humain : l’un souriant, l’autre brutal… Or (comme dans le cas du mammouth mourant) ce que voit le public, c’est l’attitude, la mimique, le geste, et non pas les minuscules détails « scientifiques » de l’ossature. C’est un message idéologique qui est transmis principalement, et non un message scientifique. Non pas que la vulgarisation en soit incapable ; mais elle s’y refuse ; pour plaire il faut éviter de poser des questions, et se conformer aux idées reçues du moment. C’est le retour du « bon sauvage » du XVIIIe siècle. Il y a certes des remises en cause de cette doxa1. Les ajustements, les reprises, les reniements, les relectures, les réinterprétations sont la vie même du mythe. Ce dernier n’est jamais un texte isolé, fixé ; c’est un tissu sans cesse retissé. Pour Lévi-Strauss, le mythe n’est vivant que par ses variantes.

Nos ancêtres vivaient indolents dans la forêt tiède. Dépossédés par un changement climatique, ils durent se redresser sur la savane et affronter les fauves. Puis, dans le blizzard glaciaire, leurs vaillants descendants taillèrent le silex, chassèrent le mammouth, inventèrent l’art et le sacré… Voilà d’où nous venons !

Ce récit dramatique et héroïque est seulement l’une des variantes du mythe (la plus courante). Comme tous les mythes, il révèle les origines et donne des leçons implicites : ici leçon de courage, de fierté, de souci écologique… Loin d’être une histoire qui concerne vraiment les préhistoriques, le mythe s’adresse aux humains d’aujourd’hui. (Quant au Néolithique, il présente lui aussi une morale : « Travail, famille, poterie ! » s’amuse à juste titre Darmangeat).

Ce désir de se créer des ancêtres héroïques ressemble à celui du petit enfant, qui invente ce que Freud appelait un « roman familial ». Il se rêve bâtard ou enfant trouvé. À la place de ses parents, il en imagine d’autres, qui lui conviennent mieux. Et nous, hommes modernes qui avons perdu l’Éden en abandonnant nos références religieuses, il faut bien que nous fabriquions un mythe de remplacement !

La Préhistoire comme rêverie

et comme « rêvasserie »

Que fait-on de la Préhistoire, et que nous fait-elle ? Au plan individuel, la Préhistoire nous plonge dans une “longue rêverie engourdissante” (Jules Renard). Car il n’y a pas que la manipulation, l’aliénation organisée que je viens d’évoquer. Il y a aussi la sincérité de l’émotion, par exemple chez Éric Chevillard, Daniel De Bruycker ou Jean Rouaud, qui lui ont consacré de très beaux romans2. Non pas des aventures préhistoriques, mais des récits qui développent cette rêverie qui nous saisit quand nous pénétrons dans les cavernes, quand nous découvrons des objets, quand nous regardons ces peintures énigmatiques. Cette communion, peut-être rêvée, avec les artisans d’un passé abyssal.

Cette rêverie est orientée vers le futur : voyez les premières images de 2001 L’Odyssée de l’espace de Kubrik. La Préhistoire touche à la métaphysique : c’est l’essence de l’Homme, qui est en cause.

Mais c’est aussi une hypnagogie, une régression, une forme d’auto-hypnose… Un opium de l’athée ? Une « rêvasserie » : c’est le mot de Donald Winnicott, traduit par J-B Pontalis et repris par Serge Tisseron. Parmi les psychanalystes, Sigmund Freud, Sandor Ferenczi, Carl Gustav Jung évoquent cette rêvasserie, qui nous saisit quand nous nous laissons aller dans le gouffre obscur de la Préhistoire, et qu’on pourrait situer entre “sentiment océanique” et fantasmes infantiles de toute-puissance.

[IMAGES : l’image de Glauger illustrant l’idée générale de Préhistoire dans le livre de Hettinger (1906) ; la couverture de La Guerre du feu adaptée en BD par Roudier (2013) : le héros, devant un mammouth qui semble le protéger, brandit le feu]

Cette image de Glauger, je l’ai surnommée « Bienvenue dans l’utérus » tant elle me semble appeler à grands cris une lecture psychanalytique ! Quant à la magnifique image de Roudier, on peut l’interpréter comme une exaltation prométhéenne de la technique : l’homme maîtrise le feu et s’impose à la bête. Mais on peut aussi y voir, inversement, la gigantesque masse sombre de l’animal qui domine le technicien viril : anima et animus. Ou encore : derrière la conscience, l’inconscient.

Très intéressante est la reconnaissance progressive d’un art, aujourd’hui.3 Des images de la Préhistoire créées par des peintres, des sculpteurs, des céramistes depuis 150 ans, et qui ont longtemps été considérées comme documentaires (donc détruites en masse, comme obsolètes, chaque fois que les théories scientifiques changeaient), peu à peu sont reconnues comme de vraies créations. Mais c’est très récent.

Un dernier mot sur le XIXe siècle. Je veux insister sur la nécessité de ne pas juger, quand on essaye de comprendre. Je préfère évidemment Charles Darwin, Jules Michelet et Elisée Reclus à Cuvier, Broca, Le Bon, et mille autres… mais c’est presque une question de personnes. À mon avis, il est impossible d’échapper complètement à l’idéologie de son époque. Par exemple Louise Michel, qu’on ne peut vraiment pas soupçonner de tiédeur révolutionnaire (!) prend pitié des « pauvres Nègres » sur un ton qu’aujourd’hui on trouverait paternaliste4… Sommes-nous certains nous-mêmes d’échapper à des biais que nous ne voyons même pas, et qui, je l’espère, sauteront aux yeux de nos petits-enfants ? Il ne sert à rien de distribuer les bons points, les mauvais points.

***

En conclusion, la préhistoire n’est pas une activité gratuite, ni un savoir neutre. Elle est sans doute (pour la plupart des savants qui s’y livrent) une recherche désintéressée et honnête, mais elle fait quelque chose dans notre monde. La Préhistoire fait quelque chose, on en fait quelque chose, elle “sert à” quelque chose… à tout un tas de choses ! À des choses mal coordonnées entre elles, voire contradictoires. Je résume ce qui me paraît certain :

– la préhistoire n’est pas déconnectée de notre monde, bien au contraire. Mais pour faire tout son effet, il importe qu’elle passe pour telle : exotique, gratuite, un peu « ailleurs » comme le professeur Nimbus ;

– ni au XIXe siècle ni aujourd’hui, les romanciers et les artistes ne sont plus naïfs que les savants. Ils le sont même plutôt moins. Mais eux aussi, pour paraître sérieux, doivent jouer un jeu pervers : la soumission ostentatoire de la fiction à la science est une condition de sa réussite. C’est en passant pour respectueux des faits scientifiques, que les artistes, les cinéastes et les romanciers se font en réalité les meilleurs chantres de l’idéologie ;

– la Préhistoire imaginaire sert de multiples intérêts : libéraux, nationalistes, racistes, sexistes, etc. mais elle a beaucoup de mal à être progressiste sans être niaise. La fiction, la vulgarisation préhistorique et les interventions médiatiques des savants réécrivent sans cesse l’épopée de l’espèce, dans un grand rêve éveillé collectif, à la fois séduisant et capable de tout expliquer, tout illustrer, tout justifier… même le pire.

L’OBJET DE LA SCIENCE

Une remarque générale que je n’ai pas eu le temps de développer pendant la soirée. Je me permets de l’ajouter ici :

L’opposition entre “scientifiques” et “littéraires” est récente. On peut la dater des XVIIIe-XIXe siècles, avec la naissance des sciences expérimentales et surtout, à mon avis, avec les premières retombées économiques de l’approche expérimentale (d’abord dans l’agriculture : les physiocrates ; puis dans l’industrie). Dès lors, “la Science”, c’est du sérieux ! (c’est-à-dire : du fric). Tout le reste devient décoratif.

Cette dichotomie n’a guère de sens pour l’analyse des fictions. Mais elle a beaucoup de sens dans le micro-champ scientifico-médiatique, où le sérieux apparent se mesure à la proximité des sciences dites “dures”, donc la distance aux sciences humaines et à tout ce qui pourrait passer pour “littéraire”. Ce besoin de marquer une telle distance, chez des “scientifiques”, est révélateur d’une position dont l’occupant sent obscurément qu’elle est menacée.

En effet, un préhistorien spécialiste d’art rupestre peut paraître moins “scientifique” que son ou sa collègue spécialiste de l’outillage, et tous deux moins scientifiques que les spécialistes des modélisations mathématiques ; eux-mêmes enfoncés par les spécialistes des génotypes ou de la cladistique de la faune ; ces derniers regardés de haut par les paléontologues et géologues spécialistes de l’ère secondaire et des dinosaures ; lesquels sont méprisables aux yeux des “vrais” géologues… Surtout si ces derniers produisent des résultats chiffrés et une imagerie utilisant l’informatique, dont la fonction est souvent d’intimider plus que d’expliquer.

Comme le disaient les astronomes à leur collègue biologiste, dans le film Seul sur Mars : “La biologie, c’est pas une vraie science !” Ils disaient cela pour le taquiner, mais c’est révélateur. D’ailleurs, cette remarque peut redescendre le long de la chaîne des sciences qui se respectent : les biologistes la renverront aux zoologues ethologistes, qui la renverront aux psychologues…

Comme si, au fond, il n’y avait qu’une science : les mathématiques (qui sont la science de quoi ?) et à la rigueur la physique des particules et l’astrophysique. Tout le reste serait plus ou moins “mou”. Ainsi, plus son objet s’éloigne de la réalité sensible, et plus une science serait “scientifique”. Il y a là une part de nécessité méthodologique, car les sciences sont souvent “contre-intuitives”. Mais il y a aussi une part de posture, et en dernière analyse une part de défense des positions.

Mon camarade le physicien Hubert Krivine, dans sa définition de la science donnait (à tort) comme contre-exemple l’anthropologie raciale du XIXe siècle… Mais elle était scientifique ! C’est cela, le drame ! « Réfutable », elle répondait aux autres critères qu’indique Karl Popper : prédictibilité, compatibilité avec les autres sciences de l’époque, etc. Les méthodes étaient scientifiques. Le vrai problème, c’est l’objet de cette science (les « races » humaines), objet postulé comme réel… Que dis-je ? Même pas postulé explicitement : évident. Objet assigné à la science. Objet qui ne provenait pas du « champ » scientifique, mais des faits politiques et sociaux.

Si je traçais dans cette salle une ligne imaginaire, je pourrais vous séparer en deux groupes, et mesurer des moyennes : différences physiques entre le groupe A et le groupe B. J’en trouverais, ça ne fait aucun doute. Je pourrais créer ainsi une race A et une race B avec chacune son physique, ses aptitudes, et pourquoi pas sa mentalité. Ça ferait rire, parce que ce serait visiblement arbitraire. Mais un objet comme « les Noirs » était aussi arbitraire, et pourtant donné comme évident. Cette évidence relevait du fait colonial. Les savants avaient pour mission d’étudier « scientifiquement » un objet, désigné non pas par la science mais par les dominants. Comme aujourd’hui la catégorie a priori « jeunes de banlieue » est étudiée par des sociologues.

Ce qui a mis fin à l’anthropologie raciale, ce n’est pas un constat scientifique : « Chers collègues, nous avons bien cherché, et nous concluons que les races n’existent pas »… Non, « il n’y eut jamais de critiques de fond de l’anthropologie physique venue des anthropologues eux-mêmes ».5 Ce qui a donné un coup d’arrêt à cette science, c’est la déroute du nazisme. Après 1945, et heureusement, il a été soudain mal vu de classer les «  races ». Ainsi des pseudo-évidences sociales avaient créé l’objet de cette science, et d’autres faits sociaux et militaires l’ont brusquement retiré à la science.

Un autre exemple très différent, mais qui va dans le même sens : la définition des nombres, question vertigineuse. Qu’est-ce qu’un nombre ? Je me réfère à un livre qui n’est pas de la haute mathématique, mais de la vulgarisation sérieuse.6  Après avoir cité à ce propos Frege, Cantor et Bertrand Russell sans parvenir à conclure, les auteurs jettent l’éponge : « les nombres sont des archétypes qui appartiennent à l’inconscient collectif ». Ainsi l’objet des mathématiques, ou l’un de ses objets ou de ses outils7 favoris, ne relève pas des mathématiques mais de la psychanalyse, et précisément de Jung, dont on aura reconnu ici le vocabulaire ! Après ça, allez faire confiance aux sciences « dures » !

Je plaisante. Malgré toutes ces remarques je refuse, comme dit Gilbert Durand, d’« aliéner une quelconque part de l’héritage de l’espèce » : ni l’objectivité, ni l’intériorité et l’illusion créatrice. Ni la faculté de contacter le réel, ni celle de lui échapper, fût-ce pour mieux revenir à lui et créer autre chose. La tendance incarnée aujourd’hui par Isabelle Stengers ou Bruno Latour est trop séduisante pour être honnête. Constructivisme radical, anti-objectivisme… Vieilles sirènes de l’idéalisme.8 La réalité n’existerait pas, ou bien (ce qui revient au même) nous serions incapables de la connaître. La science ne serait que le résultat des rapports de forces au sein d’un laboratoire, ou qu’une mise en récit. Qui identifie ainsi science et roman, je me demande s’il comprend grand-chose au roman. Quant à la science…

Le relativisme est un scientisme malheureux, déçu, et au fond peu sincère. Tout ou rien : si la science n’est pas reine, alors elle n’est rien ! boude-t-il. « Unidimensionnels » selon le mot de Marcuse, nous ne pourrions pas contacter la réalité qui est pourtant devant nous et en nous, accessible par l’intellect, bien sûr que si, mais d’abord par ce qu’il y a en nous d’animal et de divin, par notre souffle, par la poésie et par la transe. Par la contemplation. Par le travail.

compte-rendu          : MG.

Le débat

Une intervention : La Préhistoire, ça commence quand, et ça finit quand ?

Par ailleurs, je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas avoir une idée, construire une histoire réelle, scientifique sur la Préhistoire. Une histoire peut-être limitée, et qui devra tenir compte du darwinisme, d’une évolution de milliards d’années.

Dans la Préhistoire, il y avait très peu de monde. Voilà qui peut déjà nous aider à concevoir comment vivait l’Homme : le langage, et le nombre de la population. Est-ce que les humains vivaient toujours au même endroit ? J’ai lu que des gens contestent que l’Homme soit venu d’Afrique uniquement. Selon eux, il serait devenu Homo sapiens dans différentes régions ; mais une autre théorie affirme qu’il était déjà Homo sapiens au sortir de l’Afrique.

Où commence l’Homme ? Il y eu Homo habilis, Homo erectus

Une intervention : Pourquoi est-ce l’abbé Breuil qui est devenu professeur au Collège de France ?

Marc Guillaumie (MG) : L’abbé Breuil était très célèbre, et c’était un infatigable travailleur. C’est lui qui a fait les premiers relevés de Lascaux, par exemple. Mais pourquoi c’est précisément lui qui a été nommé, je ne sais pas.

Ah, vous voulez parler plus généralement de l’importance de l’Église en préhistoire ? Il me semble qu’il y a eu deux phases, dans la politique de l’Église catholique : une phase de refus frontal de cette science nouvelle, la préhistoire, qui remettait en cause le récit biblique ; puis une phase intellectuellement plus créatrice, d’accommodement avec la science. Je suis allé trop vite en présentant tout à l’heure les abbés Bouyssonnie et Bardon, les découvreurs de l’homme de la Chapelle-aux-Saints, en Corrèze en 1908. Le fait que c’étaient des abbés a été très important ; mais surtout, ce qu’ils ont découvert, c’était une sépulture néanderthalienne ! Sépulture égale culte. Sépulture égale religion. Nos deux abbés choquaient donc les catholiques les plus ignares, les plus réacs ; mais pour les catholiques plus ouverts, ils « prouvaient » que la religion est une dimension essentielle de l’Homme depuis les origines, depuis Neanderthal qu’on jugeait encore proche du Singe, en 1908… Inutile de préciser que tout le monde n’était pas d’accord avec ces généralisations ni avec ce type de « preuves » !

Il y a eu toute une série de prêtres, de prélats (Mgr Guillaume Meignan), de vulgarisateurs (Louis Figuier) ou de préhistoriens catholiques (Adrien Arcelin) qui se sont intéressés à la préhistoire, dès la fin du XIXe siècle ; série relayée au XXe par l’abbé Breuil ou par Teilhard de Chardin, qui était jésuite.

Qu’est-ce qu’on appelle Préhistoire ? (Je vous renvoie au petit livre très intéressant de Sophie de Beaune : Qu’est-ce que la Préhistoire ?) Quelle sont les dates-limites ? Cela commence-t-il au moment où existent des humains, ou avant ? Mais qu’est-ce qu’on appelle l’espèce humaine ? Homo sapiens, ou le genre Homo ? Ou les hominines ? Entre sept et deux millions d’années ; mais beaucoup plus tard pour H sapiens (200 000 ans, je crois). Il faut aussi se méfier de telles dates, qui varient en fonction des découvertes : ce n’est pas comme Marignan 1515 ! Et dans les livres pour enfants, « les animaux préhistoriques », c’est aussi bien les dinosaures (-65 MA) que les mammouths, qui sont presque nos contemporains.

Quant à la date de fin, traditionnellement on dit que c’est au moment où apparaît l’écriture. Donc, ça dépend des lieux : deux à trois mille ans av. J.-C. suivant les endroits, ou plus tard. Les premières traces écrites apparaissent vers -3500. Les Gaulois utilisaient peu l’alphabet ; ils n’étaient pas préhistoriques pour autant. Et cela continue jusqu’à notre époque : il y a encore des peuples sans écriture. Mais sur les Gaulois par exemple, on a des témoignages écrits par des auteurs grecs et latins. On appelle en général « préhistoriques » les peuples sur lesquels on n’a pas de témoignage écrit.

Quant à la possibilité de construire un récit, Sophie de Beaune explique très bien qu’il y a récit dès l’origine : dès que les préhistoriens se posent des questions, ils sont bien obligés de se raconter des scénarios, pour envisager ce qui a pu se passer à l’endroit où ils fouillent. Mais ce n’est pas la même chose, à mon avis, de raconter une hypothèse ou une fiction. On n’est pas dans la même catégorie logique, ni dans la même attitude lectorielle. La fiction réclame une suspension de la capacité critique : c’est l’illusio, dont j’ai parlé. Certes, il y a aussi une activité de critique du roman ; mais c’est une fois que vous avez fini de lire. Tel roman est bon, tel autre non : on analyse ou on juge, une fois qu’on a fini ; pas pendant le roman, sinon on perd le fil et tout le plaisir ; alors que le scénario hypothétique, lui, est soumis sans cesse au jugement critique : c’est sa fonction. Mais bien sûr qu’on construit des histoires, on ne peut pas faire autrement.

Quant au langage des préhistoriques, il pose un problème intéressant aux écrivains et aux metteurs en scène. Pour La Guerre du feu de Annaud, Anthony Burgess a inventé des langues. Il n’est pas le seul : depuis le XIXe siècle les écrivains font parler les hommes préhistoriques et inventent des langues.

Une intervention : Quelque chose m’étonne un peu, dans les représentations de la Préhistoire. C’est que souvent on assigne les hommes préhistoriques à une brutalité, et en même temps, il n’y a pas tellement de représentations du désir, de la pulsion… Ça me paraît assez prude ! Il y a aussi les rôles dévolus aux femmes préhistoriques.

MG : Tu évoques une question immense, qui a sollicité l’imagination des écrivains et des artistes depuis le début : le désir, l’érotisme, la sexualité. C’est vrai que le XIXe siècle est prude ; mais « en même temps » comme dirait l’autre, il est hanté par la sexualité. En réalité, il y a pas mal d’images érotiques de la Préhistoire depuis le XIXe siècle. J’aurais dû en montrer. Sans parler aujourd’hui de Rahan qui se promène en petit slip moulant…

Je crois qu’aujourd’hui, une convention, une bienséance en a remplacé une autre. Il y a un nouveau code de ce qui est montrable. Par exemple, les écrivains contemporains n’hésitent pas à décrire des actes sexuels ; mais les arts plastiques ne les montrent pas. Ce qui est signe d’émancipation dans le roman, signe aussi d’une vision supposée novatrice de la Préhistoire, serait en sculpture de la pornographie. C’est une nouvelle bienséance, une convention des genres artistiques, et un nouvel ordre moral.

Quant au rôle des femmes, il est mis en avant aujourd’hui par beaucoup de préhistoriens et de préhistoriennes : ainsi Marylène Patou-Mathis, que je remercie pour la préface qu’elle a donnée à mon livre. Mais je crois que le XIXe siècle dans ses représentations était beaucoup plus ambigu que le croit le XXIe. Dans les vieux romans, il y a pas mal d’héroïnes, si on y regarde sans a priori. Des femmes qui affirment leur volonté. Je connais au moins une héroïne préhistorique du XIXe siècle qui est plus forte et plus intelligente que tous les hommes qui l’entourent : Nomaï, de Rosny. Et je viens juste de découvrir, grâce au petit-fils de Ray Nyst, un projet de roman de cet auteur du début du XXe siècle, sur une femme préhistorique à la sexualité effrayante.

Une intervention : Il y a une vision de la Préhistoire un peu romantique, avec ses paysages tourmentés. Les éléments l’emportent sur l’Homme. Il y a des images dans le film de Annaud sur l’invention de l’amour, et aussi sur les débuts du sentiment maternel, et même paternel. Il est logique de penser que les temps anciens ont inventé quelque chose et qu’on peut essayer de représenter ça. Ce qui est complètement hypothétique, mais, bon…

Une intervention : On a découvert récemment une tombe dans les steppes, dans laquelle la femme (on croyait que c’était un guerrier, mais on sait maintenant que c’était une guerrière) porte des parures et des armes qui prouvent sa puissance sociale. L’époque permet ces découvertes, c’est évident. Et ces découvertes modifient l’image qu’on avait des femmes au foyer. C’étaient des chasseresses. On pense même maintenant que les peintures murales ont été faites par des femmes, d’après la mesure des « mains négatives » qui y sont imprimées. Donc il y a une progression due aux découvertes archéologiques récentes.

MG : Oui… Mais selon moi, l’ordre est exactement à l’inverse de celui que tu indiques.

Il y a eu un changement des mentalités, des rapports sociaux, des rôles convenus, et il y a aujourd’hui une acceptation plus grande de l’importance sociale des femmes ; cela permet de donner aux découvertes un autre sens. Voilà à mon avis l’ordre logique, et non pas l’inverse. Notre époque accepte la possibilité de l’existence de guerrières ou de chasseresses, ou de femmes artistes ; et du coup, on en trouve des traces partout !.. (A tort ou à raison : toutes ces pseudo-évidences sur les guerrières et les chasseresses sont très discutables. Mais je ne suis pas préhistorien).

Notre époque accepte qu’un scénario soit possible, et donc on regarde les découvertes avec un œil différent. Certes, ce n’est pas aussi noir ou blanc que cela, et cela marche aussi un peu dans l’autre sens ; mais ce ne sont pas les objets archéologiques qui, à eux seuls, expriment quelque chose. La société qui fait une découverte, la lit d’une certaine façon. Ou même : ne l’honore du nom de « découverte » que si c’est utile.

Un exemple frappant de ce procédé, c’est le fait que Neanderthal avait un volume cervical supérieur au nôtre. Voilà un fait (malgré toutes les incertitudes liées au petit nombre des fossiles) connu depuis très longtemps, puisque Darwin l’évoque dans La Filiation de l’Homme, en 1871. Mais ce fait connu a pourtant été totalement « ignoré » (méprisé) pendant au moins cent ans, parce qu’il était inacceptable. Il n’avait pas sa place dans l’idéologie et les représentations.

Il faut qu’un fait soit idéologiquement acceptable, pour être reçu. Au XIXe siècle, on mettait les hommes (et les femmes) préhistoriques au service d’un certain message idéologique. Aujourd’hui le message a changé ; mais le procédé est resté le même.

Une intervention : Lisez Le Droit du sol, la bande dessinée d’Etienne Davodeau : de Pech Merle à Bure ! Avec la distance entre aujourd’hui et notre ancêtre qui a peint les parois de Pech Merle ; et la distance entre aujourd’hui et les centaines de milliers d’années que vont durer les déchets radioactifs enfouis à Bure. Et les dessins sont somptueux.

Une intervention : Il semblerait qu’aujourd’hui, la production fictionnelle à propos de la Préhistoire soit moins importante.

Une intervention : Il y a aussi sur Arte, dans un cadre préhistorique, une satire de la vie actuelle [Silex and the city de Jul. NDLR]

Une intervention : Il y a des émissions aussi, je ne sais plus sur quelle chaîne, sur les grands mystères de la Préhistoire… Mais on est en train de remettre en place non seulement les grandes guerrières, mais l’égalité des rôles entre la chasse et la vie quotidienne : la taille des pierres, par exemple.

Une intervention : Peux-tu nous parler un peu du rôle de la massue ou du gourdin dans les romans préhistoriques ? Est-ce que ça a un lien génétique avec la matraque policière ? [rires].

Une intervention : Le bidule, Docteur Freud ?

MG : Oui, on va être plutôt du côté du Docteur Freud, que du côté de l’archéologie ! On n’a pas retrouvé de traces fossiles d’une massue : il n’y a pas de preuve de son existence (ni de son inexistence) dans la Préhistoire. C’est un objet entièrement conjectural, ce qui ne l’empêche pas d’être très présent dans la fiction.

Pour celles et ceux qui aiment les remarques égrillardes, j’ai consacré dans mon livre une vingtaine de pages à la massue et à sa symbolique phallique très claire… claire pour le lecteur d’aujourd’hui, plus ou moins familier du Docteur Freud. Mais le plus drôle, c’est que les vieux auteurs parfois ne semblent pas s’apercevoir des équivoques qu’ils suggèrent !

[lecture de quelques extraits de romans, avec par exemple une massue « raide », « renflée »… rires].

La Préhistoire est un grand trou noir. On peut y mettre ce qu’on veut. On y met souvent des fantasmes.

Une intervention : Pré-histoire… Quelle différence avec l’Histoire ? Cela signifie-t-il que l’Homme à cette époque ne réfléchit pas, ne parle pas ? Et après, il y aurait l’Histoire : l’homme réfléchit, il est rationnel ? Ce préfixe « pré-« , que signifie-t-il ?

MG : D’abord, il y eut l’adjectif « préhistorique ». Puis, substantivé : Gabriel de Mortillet dit « le préhistorique » au sens de « la préhistoire ». On a préféré « préhistoire » à archéologie antédiluvienne, anthropologie antéhistorique, antéhistoire, etc. Il y a eu beaucoup de termes en concurrence. Le choix définitif s’est fait à la fin des années 1860.

L’Histoire se fonde traditionnellement sur des documents écrits. Le reste, c’est de l’archéologie : les historiens sont des compilateurs et des critiques sagaces des textes, alors que les archéologues relèvent en Occident d’autres traditions et d’autres formations. Jusque dans les années 1910-1920, dans « le Lavisse » qui était la référence scolaire, une Histoire de France commençait avec les Gaulois, ou même avec les Égyptiens.

Les préhistoriques, par définition, n’ont pas laissé de trace écrite. Ça ne veut pas dire qu’ils étaient idiots ! Physiquement et intellectuellement, ils étaient comme nous il y a 30 000 ans. Les premiers documents écrits, ce sont des comptes. Claude Lévi-Strauss explique très bien dans Tristes tropiques que c’est compter les impôts, recenser, établir des rôles administratifs, qui a nécessité l’invention de l’écriture.

Une intervention : Oui, l’écriture est contemporaine de l’invention de l’État : État égyptien, État chinois, premières cités-états en Mésopotamie… Les deux sont corrélés. L’écriture est un instrument administratif avant d’être un outil de transmission du savoir.

Une intervention : Qu’y a-t-il eu de si particulier, dans les années 1860 ?

MG : Décembre 1859, c’est la parution de L’Origine des espèces. De façon complètement inattendue, le livre fait un tabac ! Donc il s’arrache, dès 1860, et il a tout de suite de nombreuses rééditions. A mon avis, les esprits étaient mûrs pour accueillir une théorie transformiste, parce que le livre en lui-même n’était pas très divertissant, et pourtant il s’est arraché… Les esprits étaient mûrs, y compris pour les pires idées et les plus fausses, et tout de suite on a attribué au livre des idées qui n’y étaient pas, mais qui étaient « dans l’air ».

Depuis 1856, traînaient aussi les ossements de Neanderthal. Vous connaissez les questions qu’on a pu se poser alors : est-ce que c’est un cosaque arriéré ? un débile mental ? Un hydrocéphale ? Mais soudain, en 1860, tout cela devient corrélé, on revoit la découverte à la lumière de la nouvelle théorie transformiste. Neanderthal devient l’intermédiaire entre l’Homme et le Singe… et il faudra attendre les années 1970 pour que ça change. Que change cette vision linéaire de l’évolution.

Un évolutionnisme influencé en fait par les théories de Herbert Spencer. Patrick Tort explique très bien que Spencer avait écrit avant Darwin. Il y a toute une anthropologie évolutionniste pseudo-darwinienne, en réalité spencérienne, qui capte à son profit le darwinisme dès ces années-là. Spencer prétend que Darwin le conforte, lui donne une base, mais il introduit ses propres idées. En France, c’est ce que fait aussi dès 1862 Clémence Royer, dont j’ai dit un mot.

Une intervention : La préhistoire est-elle une science purement occidentale ? Quid des autres civilisations, le Japon, la Chine, l’Inde ? N’y avait-il pas une certaine conception de la Préhistoire dans ces civilisations ?

MG : Les restes fossiles, il y en a partout. La Chine en est très riche ! Le site de Chou-kou-tien a été fouillé, entre autres, par Teilhard de Chardin, mais c’est venu après les fouilles en Europe. Tu dis science occidentale, je dirais même que c’était une science francaise [cocorico ! ironiques dans la salle] belge et anglaise, à l’origine… Il y a un nationalisme chinois, dont j’ai parlé un peu ; il y a aussi une préhistoire soviétique avec Nestourkh, qui a des accents très prométhéens ; chaque chauvinisme particulier et chaque vision idéologique insuffle son climat propre.

Une intervention : Est-ce qu’il n’y a pas un rapport avec la culture monothéiste ? Avec une histoire de la création de l’humanité, et avec un grand nombre de mythes, dont celui du Déluge ?

Une intervention : Le XIXe siècle, c’est le moment aussi où la bourgeoisie se démarque de l’Église.

MG : Il y a une opposition frontale de l’Église, au début. Des romanciers comme Ray Nyst ou Edmond Haraucourt sont farouchement antichrétiens. Un préhistorien comme Gabriel de Mortillet est nettement anticlérical. Par exemple, de Mortillet a refusé de reconnaître la Chapelle-aux-Saints comme une sépulture, ce qui paraît aujourd’hui saugrenu !

Le récit préhistorique, c’est une anti-Genèse. La Préhistoire, c’est l’inverse du paradis terrestre : l’homme est faible, nu, il a froid et faim, il est en proie aux fauves… Selon moi, il y a une concurrence directe entre deux « grands récits » incompatibles l’un avec l’autre. Une concurrence des mythes. Et voyez la suite de l’histoire : d’un côté le Péché et la Chute, de l’autre le Progrès !

Une intervention : Le message biblique était aussi une vision préhistorique, puisque l’Homme était dans une situation idyllique. Ce qui explique plus tard les thèses de certains anthropologues, sur le communisme primitif.

Une intervention : La Bible, c’est sur une base créationniste !

MG : Lisez l’anthropologue Christophe Darmangeat, Le Communisme primitif n’est plus ce qu’il était. Aux origines de l’oppression des femmes : vous apprendrez plein de choses sur le matriarcat selon Johann Jakob Bachofen, sur l’influence de Lewis Morgan sur Marx et Engels, etc.

Une intervention : Il y a des controverses en ce moment sur les thèses de Pierre Clastres sur la violence, le bon sauvage, l’esclavage chez les Amazoniens, etc. La préhistoire revisitée donne lieu à des combats idéologiques.

MG : Elle l’a toujours fait. Et elle a toujours été revisitée, à chaque époque.

Une intervention : Pour moi, la préhistoire est issue de la science. Ce sont les Lumières, le monde occidental : la France, l’Angleterre, peut-être l’Allemagne. L’histoire scientifique, c’est elle qui a créé la préhistoire. J’ai lu Darwin, c’est difficile mais très intéressant ; j’ai lu aussi Lamarck, qui avait sur l’évolution une théorie différente. Il n’y avait pas de préjugé, parce que les gens des Lumières cherchaient ce qu’est l’Homme de façon biologique. La vraie préhistoire, c’est celle où on dit : « Stop ! Je ne sais pas. »

Une intervention : Si en Occident on a inventé la Préhistoire, et cette césure avec l’Histoire qu’est l’écriture et l’invention de l’État, c’est bien évidemment idéologique. L’invention de l’État et de l’écriture (au XIXe siècle et aujourd’hui) est considérée comme une étape dans le processus de civilisation. Ça renvoie les sociétés non étatiques ou de tradition orale à un degré inférieur de civilisation.

Quand une société invente des concepts ou une périodisation de l’Histoire, elle le fait en fonction de ce qu’elle pense être l’évolution de l’humanité. C’est forcément le produit des conceptions de ceux qui l’inventent et c’est évidemment contestable, puisque l’histoire est un processus continu : dès qu’il y a Homo sapiens (qui était exactement comme nous, tu l’as dit, Marc) on pourrait dire que c’est le début de l’Histoire.

Une intervention : La science est une forme culturelle qui est dans l’histoire et l’anthropologie est très marquée XVIIIe et XIXe, c’est un peu une évidence. Mais dire que la biologie émet une certitude sur l’humain, c’est fort gênant. Marc a bien critiqué toutes ces disciplines : crâniométrie, anthropologie criminelle, etc. Crâne du Français, crâne du chimpanzé : qu’est-ce qu’on fait dire à ça ? La mesure, la comparaison, la hiérarchie des crânes est éminemment politique. La biologie peut se fourvoyer complètement, ici.

L’idéologie nous donne aussi la limitation entre inné et acquis. L’acquis, on le sort de l’inné, on le dépolitise… Je trouve effrayant qu’on puisse penser que la biologie n’est pas une forme culturelle, susceptible de critique. Voyez les femmes, la naturalisation qu’elles ont subie. On les a complètement sorties de l’histoire avec la « nature féminine », ce tissu de préjugés.

[Compte-rendu : MG]

1 Christophe Darmangeat, Justice et guerre en Australie aborigène, Smolny…, 2021 ; cf. aussi Emmanuel Guy, déjà cité.

2Éric Chevillard, Préhistoire. Roman, éd. de Minuit, 1994 ; Daniel De Bruycker, Silex. La tombe du chasseur, Actes sud, 2001 ; Jean Rouaud, Préhistoires, Gallimard, 2007.

3Zoë Lescaze, Paléoart. Visions des temps préhistoriques, Taschen, 2017.

4Maternaliste, en l’occurence, dans son beau livre Légendes et chants de gestes canaques (1885).

5 Jean-Paul Demoule, Mais où sont passés les Indo-Européens ? Le mythe d’origine de l’Occident, Seuil, 2014, p. 302.

6 G.Z. Braun & J. Los, À la découverte de l’algèbre, « Marabout université », 1962, pp. 28-32, 115.

7Si les nombres sont seulement un outil, alors un mathématicien pourrait rétorquer qu’il utilise aussi un stylo, sans avoir besoin de définir son stylo. Mais il jouerait sur les mots, car il a besoin de définir les entiers naturels, les nombres irrationnels, etc., et non pas les stylos bille ou à plume.

8 L’article récent de Daniel Tanuro sur Latour permet de mesurer l’idéalisme de ce dernier : https://www.contretemps.eu/desastre-latour-materialisme-ecologie-capitalisme-vert-tanuro/ (Tanuro y cite aussi Marx et Tort, entre autres).

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