Le voile démasqué Le Coran et la condition des femmes musulmanes aujourd’hui

Marc Guillaumie remercie les personnes présentes, au nombre de 80 environ.

Avec Moulay Bachir Belqaïd :

“Cette soirée sur le Coran et la condition des femmes était programmée depuis plusieurs mois et n’a pas été improvisée dans le cadre de l’horrible actualité du mois de janvier. Pourquoi le cercle Gramsci, peuplé de mécréants, a-t-il invité Moulay Bachir Belqaïd ? Il y a plusieurs raisons à cela. Le cercle Gramsci, association d’auto-éducation populaire, a pour objectif de travailler à la fin de l’exploitation de l’homme par l’homme, donc aussi de la femme par l’homme. D’autre part, ce n’est pas parce que l’on est mécréant que l’on est anti-religieux. Il faut considérer la réalité du fait religieux, et admettre aussi que comme tous les grands textes, le Coran a donné lieu à des lectures très diverses, des plus oppressives aux plus libératrices. Nous devons dénoncer les lectures stupides que cherchent à imposer aujourd’hui les islamistes fanatiques… et leurs alliés objectifs, qui sont les islamophobes. Les uns et les autres croient que le Coran justifie la violence et la misogynie. Il nous a donc semblé nécessaire de donner la parole à Bachir, docteur en islamologie, que nous connaissons depuis longtemps pour son ouverture d’esprit et pour son engagement. La parution de son livre Le Voile démasqué (Paris, Erick Bonnier, 2014) est l’occasion de nous interroger sur ces usages et mésusages qui ont été faits du Coran et sur la condition des femmes musulmanes aujourd’hui.”

Le sujet que nous allons aborder ce soir concerne la femme.
Je vais, 1) dégager le contexte dans lequel le thème de la femme s’est imposé, 2) éclaircir certains points avant de 3) dégager le statut de la femme dans le Coran et enfin conclure sur le voile.

En effet, la femme en tant qu’objet de débat a fait son irruption dans le champ intellectuel arabo-musulman au milieu du XIXe siècle. Autrement dit, au cœur de ce que les Arabes appellent la Nahda. La question féminine fut insérée dans la problématique de la réforme et de la modernisation des structures sociale, politique, religieuse et économique. Tout un chantier s’ouvrit alors. Les nahdistes ont envisagé, les uns après les autres, la condition de la femme d’une manière rudimentaire. J’entends par là que chacun a réduit le problème à un et un seul aspect. Tahtawi, par exemple, estimait que ce qui faisait l’infériorité de la femme arabo-musulmane, c’était l’illettrisme dans lequel elle était maintenue depuis des siècles. Du coup, Tahtawi n’a pas cessé de dénoncer cette situation déplorable tout en insistant sur l’éducation des filles. Mohammad Abdoh, lui, pointait les méfaits de la polygamie qui assignait à la femme la fonction pure et simple de productrice et préservatrice de l’espèce. Quant à Kacim Amin, il avait remarqué que l’évolution de la société arabe contenait du morbide. La cause, selon lui, résidait dans la situation inégalitaire entre les femmes et les hommes qui peuplaient ladite société. La question pour K. Amin était : Y a-t-il un lien de cause à effet entre le progrès économique et social et l’émancipation de la femme ? Si la réponse est oui, et compte tenu des conséquences de ce progrès sur l’ordre traditionnel et les valeurs qu’il génère, comment peut-on expliquer que la société arabo-musulmane qui a subi, par force ou par imitation, le même processus, à des degrés différents, n’ait pas manifesté un signe tangible et sincère favorable à l’émancipation de la femme et à l’égalité entre hommes et femmes ? K. Amin fit de la cause féminine l’épine dorsale de son travail et c’est ainsi que le thème de la femme s’est imposé dans le débat qui agitait le milieu des intellectuels nahdistes. En 1897, il publia son livre intitulé L’Émancipation de la femme et en 1900, il récidiva avec un autre intitulé La Nouvelle Femme. La femme arabo-musulmane est-elle libre de décider de son destin ? Est-elle soumise à la fatalité d’accepter les édits de certains thélogiens sans jamais les contester ou les amender ? Est-il temps de mettre en application une égalité de droits et de devoirs entre hommes et femmes ? Ce type de questions traverse de bout en bout l’ensemble des écrits de Kacim Amin. Gardiennes de la mémoire, les femmes n’avaient le choix, faute d’instruction, que de transmettre de génération en génération dans les formes les plus obsolètes, docilité, obéissance et soumission aux mâles. Une femme opprimée ne peut engendrer que des enfants voués à la servitude. À partir de ce constat, K. Amin insista sur l’instruction, l’abolition du port du voile, la suppression de la polygamie et de la répudiation. Il est inutile de souligner ici la réaction négative des conservateurs. Bref, un certain nombre d’intellectuels empruntèrent la même voi(e)x que celle de K. Amin. Ainsi, en 1913, Mansour Fahmi publia La Condition de la femme dans l’islam, où il condamnait le sort que cette religion réserve au sexe féminin. Ce livre a été condamné et Mansour Fahmi a été renvoyé de l’Université où il enseignait. En 1930, le Tunisien Tahar Haddad (qui avait une formation religieuse) publie un livre révolutionnaire et audacieux intitulé Notre femme dans la loi et dans la société, dans lequel il prône un changement radical du statut de la femme, et compare le voile « à la muselière qu’on met aux chiens pour les empêcher de mordre ». Lui aussi est sanctionné par les oulémas majoritairement conservateurs. En 1905, Taâlibi publie L’Esprit libéral du Coran, dans lequel il dénonce le voile et ses méfaits.
A partir de cet échantillon, nous pouvons dire que les intellectuels arabes et notamment les libéraux étaient convaincus que le progrès tant souhaité passerait d’abord par les femmes et leur instruction. Mais entre l’espoir de mener ce type de réforme, censé propulser les sociétés arabes et musulmanes au rang des pays développés, et la réalité effective, le constat est amer.

Avant de traiter le statut
de la femme…

Je souhaite revenir sur une erreur monumentale, à mon avis, qui porte préjudice à l’islam en tant que religion, et aux Musulmans en tant qu’individus doués de raison et de libre arbitre. Il s’agit de la traduction du mot islam par « soumission ». A mon sens, l’islam ne signifie pas soumission. C’est une traduction impropre. L’islam est une délivrance par la vérité par le biais de l’Alliance. Dieu, dans le Coran, honore l’Homme (wa laqad karramna bani adam, sourate XVII, le voyage nocturne, verset 70 : « Nous avons honoré l’Homme et nous l’avons préféré »… déjà ce statut d’être honoré est, à mon avis, à l’antipode de la soumission) parce que celui-ci a accepté d’assumer le pacte (al amana) qu’il avait signé avec Dieu : « Nous avons proposé le pacte aux cieux, aux terres et aux montagnes. Tous ont refusé de l’assumer contrairement à l’Homme qui accepta de le remplir. » (Sourate XXXIII, les coalisés, verset 72). Ce pacte lui permet d’être responsable et témoigne de l’œuvre de Dieu. Responsabilité et témoignage se traduisent par le biais de la foi qui est une sorte de reconnaissance vis-à-vis de Dieu et surtout vis-à-vis son unicité : objet suprême de la prédication coranique.
Quant à ceux qui traduisent le mot islam par « soumission », ils commettent une erreur, à savoir la restriction du sens du mot entre la prière et le jeûne du ramadan. D’où vient l’erreur ? Elle vient tout droit de la méthode philologique, qui était en vogue dans les études islamiques au cours du XIXe siècle, qui se trompe en ramenant le sens du mot aux racines. Et même si on adopte cette démarche, le mot islam ne signifie pas « soumission ». Car le mot islam est un substantif (masdar) du verbe aslama. Celui-ci à l’origine est un verbe trilitère, mais il est augmenté par le hamza (‘). Quand le verbe est augmenté, il change de sens. Le hamza en l’occurrence porte dans ses plis, selon les grammairiens arabes, dix sens dont entre autres ad-doukhoulou fi achchayi c’est-à-dire, en ce qui nous concerne, « la conversion à », ce qui implique que le verbe aslama signifie « se convertir à » et non pas « se soumettre à ». Se convertir à un rapport libre et non contraignant avec Dieu, met en exergue la liberté du choix, c’est-à-dire la liberté de choisir quel type de rapport l’être veut avoir avec Dieu. Cet éclairage méthodologique montre que la traduction du mot islam par « soumission » dénote une dimension idéologique et prive l’islam de sa vitalité spirituelle. Dans l’esprit de cette traduction erronée, la raison à laquelle l’islam fait appel disparaît.
La principale profession de foi de l’islam est achchahada : le témoignage. Témoigner, c’est reconnaître librement un acte… c’est prendre acte de cette reconnaissance. Dans le témoignage, le rapport à Dieu n’a strictement rien à voir avec la soumission. C’est un rapport ouvert. Il permet de penser Dieu non pas par peur ni par crainte, mais par un acte libre, c’est-à-dire dépourvu de toutes les charges ou les représentations erronées qui ne cessent d’alimenter les sentiments de dépendance, d’angoisse, de peur et de crainte qu’enveloppe le terme « soumission ». L’énoncé « Je témoigne qu’il n’y a d’autre divinité qu’Allah » n’évoque aucune soumission. Cet acte de témoigner fait prévaloir, au contraire, le « je », sujet parlant, dans sa réalisation spirituelle et existentielle.
La traduction du mot islam par « soumission » assigne des limites au sens et dans ces limites la religion ne figure plus comme horizon, mais comme absence d’horizon. Ainsi, l’islam devient rigide car il présente une foi dogmatique ignorant la différence que le Coran, lui-même, fait entre iman-foi et islam (verset 15 de la sourate XLIX).
L’idéologie de la soumission n’ouvre pas la possibilité d’une nouvelle interprétation de nous-mêmes. Elle est de la sorte productrice d’une intolérance vis-à-vis de nous-mêmes comme vis-à-vis des autres. Elle réduit l’islam à un code de prescriptions et de comportements rituels. Cette idéologie qui concorde parfaitement avec les régimes dictatoriaux en place entretient la servilité et l’obéissance aveugle de l’individu, autrement dit, l’obéissance du gouverné au gouvernant, du cadet à l’aîné, de la femme à l’homme et ainsi de suite dans une hiérarchie supposément voulue par Dieu. Car elle suppose la crainte et le sentiment de dépendance non seulement à l’égard de Dieu mais à celui qui le représente sur terre. La soumission dans cet esprit devient une arme idéologique dans la mesure où elle nécessite la présence d’un panoptique qui voit tout sans être vu. Cet esprit-là est complètement à l’antipode de celui de l’islam qui est, avant tout, lumière et compassion. La soumission conduit l’être à penser Dieu uniquement comme quelqu’un qui châtie alors qu’Il se définit Lui-même par Miséricorde et Clémence. Bref, Dieu, dans le Coran, n’invite pas les fidèles à se soumettre à Lui mais, surtout, à reconnaître Son unicité, et à ne pas Lui associer une autre divinité. Il les invite à faire foi à cette unicité en usant de la raison car, d’après la maxime moutazilite, la foi qui n’est pas fondée sur la raison est rejetée.
Après cette longue parenthèse, et avant de préciser le statut de la femme dans le Coran, je souhaite éclaircir quelques points.
Premièrement la révélation coranique n’a jamais condamné la femme à l’abnégation ni à la soumission. Elle n’a jamais décrété que la femme est inférieure à l’homme. En effet, si l’islam est dogmatiquement un, il est culturellement, philosophiquement, juridiquement multiple. Cette distinction est nécessaire dans la mesure où elle nous aide à préciser les sources qui justifient les attitudes négatives vis-à-vis de la femme.
À vrai dire, les juristes, les fouqahas et les exégètes musulmans reprenaient, consciemment ou non, dans leurs traités concernant les femmes, des visions, des attitudes, des comportements, des récits mythologiques (dans le sens de fables) et des positions qui ne venaient pas directement du Coran ni du hadith, mais des traditions locales ou d’ailleurs, qui arpentaient l’espace culturel, intellectuel et mental de l’Arabie. Celles-ci portaient dans leurs plis des jugements négatifs à l’égard des femmes. Elles les considéraient comme des êtres faibles, fragiles, immatures, des pécheresses, etc. Les femmes y apparaissaient comme perverses, séductrices, tentatrices, sataniques, menteuses, rancunières, etc.
En islam, les fouqahas n’ont rien à envier aux Pères de l’Église.1 Ceux qui ânonnent l’infériorité de la femme, tels que les hanbalites, les wahhabites, les ibntaymistes et les talibans, sont restés attachés à la littéralité du verset 34 de la sourate IV : « Les hommes assument les femmes à raison de ce dont Dieu les avantage sur elles et de ce dont ils font dépense sur leurs propres biens »,2 et en ont fait une explication teintée de machisme, de misogynie et de domination masculine. En fait, le terme en arabe qowwamoun dans le verset pose problème pour les esprits faibles qui l’interprètent en terme de « supériorité » naturelle et mettent l’accent sur l’effort physique. Ils tiennent à ce que cette supériorité, superfétatoire d’ailleurs, soit généralisée dans tous les domaines et à tous les niveaux.3 Or, si le contexte d’hier, celui de la société patriarcale, exigeait de l’homme d’entretenir sa famille en tant que chef,4 le monde d’aujourd’hui a complètement changé les données. L’homme seul ne peut plus assumer le même rôle eu égard au coût de la vie.5 En outre, comment pourrait-on admettre ou concevoir que l’homme soit par essence supérieur à la femme, alors que le Coran déclare que les deux sont créés d’une seule âme : « Il vous a créés d’une seule âme. »6
Deuxième remarque. La misogynie n’est pas le produit de l’infériorité supposée de la femme, mais plutôt une des caractéristiques de la société patriarcale dans laquelle le Coran fut révélé, et qu’il peina à bannir. Dans cette dernière, le désir masculin est le pivot. La femme, quant à elle, est perçue comme un objet de plaisir destiné à combler la virilité du mâle. Cette thématique représente une valeur dominante dans les écrits des fouqahas. Comme l’écrit Fatna Aït Sabbah, « la chosification de la femme comme condition de la stratégie de domination patriarcale est une nécessité. La notion de propriété, de possession, c’est-à-dire de jouissance souveraine, n’est concevable que si l’élément possédé est privé de volonté, prive de sa capacité de contre-pouvoir. »
Troisième point. Sur le plan de la condition féminine, l’islam a reconnu à la femme le droit à l’héritage, au divorce et au choix du mari. Il la considère comme l’égale de l’homme en matière de piété et de foi puisqu’elle est, comme lui, dérivée d’une seule âme.7 De ce point de vue on peut dire que le Coran représente un progrès par rapport aux autres religions, car il accorde un statut et des droits à la femme. Or, malgré ces droits qui lui furent accordés et malgré la garantie théorique de ces droits par les textes, la condition réelle de la femme, dans la société arabo-musulmane, est restée précaire pour ne pas dire lamentable au regard de l’objectif du Prophète. Pourquoi ? Un des éléments de réponse tient au fait que les fouqahas et les juristes qui ont pris en charge la législation conservaient la conception que les Arabes se faisaient de la famille. Cette conception est tributaire d’un code de conduite suivant lequel l’homme détient les rênes du pouvoir. C’est l’autorité du père qui passe avant tout. La cause en est que l’islam a vu le jour dans une société à cadre patriarcal. Dorénavant, l’avenir de la femme en islam sera tributaire de la tension entre deux forces : le texte, et la réalité tenue pour vérité (par exemple la femme ne peut se promener toute seule). Si le texte accorde des droits à la femme, la réalité l’en privera. Si le texte lui accorde le droit de s’exprimer, la réalité en question la réduira au mutisme. Si le texte lui accorde le droit de choisir, la réalité lui imposera servitude et soumission. Il ne suffit donc pas de dire que l’islam améliorait la situation de la femme par rapport à la société jahilite. À vrai dire, cette amélioration est restée au stade embryonnaire, car depuis, on n’observe aucune avancée ou percée qui mériterait vraiment et véritablement d’être soulignée sur la voie de l’émancipation de la femme, surtout à l’heure actuelle où tout semble régresser à une vitesse vertigineuse.8 Le Prophète promulgua pour la femme le droit à l’héritage.9 Celui-ci transforma le statut de la femme d’objet hérité en celui de sujet héritant, de l’héritée à l’héritière. Cette transformation a profondément choqué et traumatisé la mentalité de l’époque, dans la mesure où elle touchait directement à la notion du bien et du « capital ». Elle a mis terme, théoriquement, à l’idée selon laquelle la femme était considérée comme un bien dont le soupirant héritait après la mort du père ou du frère. Le changement qu’opéra le Prophète fit de la femme la concurrente de l’homme « pour le partage des fortunes. »10 Le Coran de surcroît ne mentionne nulle part le fait que la femme « ait besoin d’un tuteur pour gérer ses propres biens : de ce point de vue, son indépendance économique est pleinement reconnue. » À partir de là, on peut dire que l’islam est féministe pour son temps, surtout si l’on partait d’une situation du droit zéro.
Quant au droit au divorce, littéralement en arabe « libération », il procure à la femme le droit d’exister, de disposer de sa voix et par extension de son corps et de son destin. Autrement dit, elle n’est plus la propriété privée de quelqu’un. Le Coran y consacre une sourate entière, la soixante-cinquième. Les ayates 230-237 de la sourate II fixent et règlent toutes les conditions qui protègent les femmes sur le plan matériel et financier. Le droit pour la femme de mettre terme à son mariage, quand celui-ci ne l’arrange plus, signifie le passage du statut de l’objet à celui de l’actrice, de l’artisane de sa vie, de la responsable de son choix et de réalisatrice des décisions qui lui conviennent. La jeune fille pouvait refuser une demande en mariage. La tradition nous rapporte le cas d’Umm Kalthoum, fille d’Abou Bakr, le premier calife, qui refusa les demandes en mariage d’Omar, le successeur de son père : « Je ne veux pas de lui. Il est difficile à vivre et dur avec les femmes », disait-elle. Derrière ce dessein pointe l’idée que la femme n’est absolument pas mineure, contrairement à ce que la théologie de consommation nous veut faire croire. Au sujet de ces changements, Mernissi écrit : « Les femmes étaient contentes (…) et aspiraient à voir les choses changer avec le nouveau Dieu. Leur triomphe est tel qu’une sourate portera leur nom (…) qui contient les nouvelles lois sur l’héritage qui dépouillent les hommes de leurs privilèges. »11
L’objectif de Mahomet était la fondation d’une société basée sur l’égalité et l’équité entre hommes et femmes. Ces deux impératifs permettaient à la femme de remplir un rôle au sein de la nouvelle communauté. Comme l’enjeu était de taille, il fallait que Mahomet soit lui-même l’exemple en la matière. Tous les chroniques et récits qui relatent sa vie, sa biographie, ses rapports avec les femmes en général et les siennes en particulier mettent l’accent sur son caractère doux, ouvert et libéral avec elles. Son expérience ainsi que les dispositifs qu’il a arrêtés concernant les femmes sont donc à lire ou à interpréter dans le sens de la reconnaissance de l’identité féminine et un plaidoyer pour sa cause.
Après la mort de Khadija, le Prophète devint polygame.12 Cette polygamie répondait à des besoins politiques et stratégiques : à savoir créer des alliances avec d’autres tribus pour élargir la base de la nouvelle communauté qui peina à frayer le chemin de son existence. En effet, si la polygamie a été encouragée, pour des raisons liées à la démographie dans un environnement où la guerre provoquait des ravages, où les maladies et les épidémies multipliaient la mortalité infantile et les veuves sans assistance, elle n’était nullement un exemple à suivre ou à prendre à la lettre. Si le Coran limite le nombre des épouses à quatre, il le fait sous des conditions draconiennes : à savoir le fait d’être équitable entre les épouses, y compris sexuellement et amoureusement. C’est un devoir. Dans le cas contraire, c’est-à-dire dans l’impossibilité de remplir ce devoir, ce que laisse entendre le verset cent vingt-neuf de la sourate IV,13 il faut y renoncer. Au sujet de la polygamie le Coran part d’un principe général : « épousez deux, trois ou quatre femmes », puis il ajoute à ce principe des conditions.14 Sachant que celles-ci ne sont jamais remplies (ce qu’expriment les deux particules en arabe lan et law = « non » et « si ») le Coran recommande donc une et une seule épouse. Du général au spécifique, la phrase qui annonce une seule épouse laisse entendre qu’avec elle l’amour, l’affection, l’entente, la compassion et l’équité – les bases de l’épanouissement du foyer – seront de mise et assurés. La polygamie crée des problèmes dans la mesure où la rivalité entre les épouses finit toujours par faire sombrer le foyer dans un climat orageux. Elle laisse planer le doute, le complot, la suspicion, l’intrigue, la jalousie, tout ce qui peut ruiner la base du foyer.

Que dit le Coran au sujet
de la femme ?

A vrai dire, tous les versets traitant des femmes ne sont pas ordonnés et classés dans une seule sourate. Ils sont éparpillés entre sourates mecquoises et médinoises. Le changement du contexte porte en lui-même un changement d’attitude et de vision envers les femmes.
Au sujet de la création de la femme, les versets qui évoquent cette thématique sont à la fois classés dans des sourates médinoises15 et mecquoises.16 Tous disent que l’homme et la femme sont issus d’une seule âme (nafs wahida) bien qu’ils restent silencieux sur les modalités de création du couple. Contrairement aux idées reçues et aux croyances populaires qui font corps avec la littérature exégétique, ces versets, comme dans tout le Coran, ne mentionnent nulle part que la femme dérive d’une côte inférieure d’Adam. Si les versets en question nous parlent d’une origine commune et égalitaire,17 l’interrogation qui se pose est de savoir d’où vient donc la position postulant l’infériorité, l’avilissement ontologique et existentiel, social et politique, religieux et intellectuel de la femme ? Tout compte fait, il faut aller la chercher dans les conditions historiques qui enveloppaient l’exégèse musulmane. Ces conditions ont été imprégnées par des récits et fables mythologiques provenant d’autres civilisations et traditions grecques et sémitiques. Celles-ci, en échappant à toute vigilance critique, ont dénaturé les idées et théories qui circulaient en Arabie. En mettant ces conditions en exergue, nous pouvons dire qu’il y a une différence notable entre ce que dit le Coran et ce que dit l’exégèse concernant la thématique de la création d’Ève.
La femme comme être diabolique, maléfique, faible, suspect et réunissant tous les vices du monde, etc., ces images–là sont le fruit d’un imaginaire tissé, tramé, bricolé et véhiculé par les exégètes et validé par les fouqahas et le fiqh. Autrement dit, l’image de la femme, la vraie, telle qu’elle se dégage du Coran est laissée de côté pour construire un rapport de force entre hommes et femmes. L’on ne peut comprendre ce geste sans le placer dans le contexte de la société patriarcale et misogyne. Le fiqh lui-même n’est que l’expression idéologique par excellence du patriarcat. Considéré comme appareil idéologique de l’État d’alors, il ne fait que renforcer l’emprise de ladite société et ses valeurs qui ne laissent aucune place à une vision humaniste de la femme.
Dieu est amour et la miséricorde fait partie de ses attributs. Il se définit dans le Coran comme miséricordieux et clément. Toutes les sourates, sauf la neuvième, commencent par « au nom de Dieu le miséricordieux et le clément. » La matrice féminine, elle, qui engendre la vie, est désignée sous le nom de rahim qui a pour pluriel ar-ham : lieu de parenté.18 Quel rapport y a t-il entre l’attribut divin et la matrice féminine ? Ils sont tous deux sources de pardon et de vie : chose à laquelle toute personne tient énormément. Le féminin, de ce point de vue, est plus proche du divin et à mille lieues de l’image satanique et imparfaite que lui confère la raison fiqhiste et orthodoxe. Cette dernière, fidèle à sa démarche sélective, met toujours en avant le verset 28 de la sourate XII19 qui parle de la « hargne » des femmes (« leur hargne est terrible ») pour accabler les femmes comme source de tentation, de séduction, de sédition, de débauche entraînant les hommes (lesquels ?) à l’impiété. Elle généralise cette histoire à toutes les femmes, mais elle omet, consciemment ou inconsciemment, que la hargne n’est pas spécifique aux femmes, elle est aussi le lot des hommes. C’est ce que souligne le verset 5 de la même sourate.

Le voile

Que signifie le port du voile ? Quels sont ses fondements ? Est-il une obligation religieuse ou bien une coutume et pratique locales ? Pour traiter de ces questions, il faut se départir du discours médiatique occidental qui considère le voile en général comme symbole d’enfermement, d’aliénation, d’oppression et d’arriération. Le recours à l’histoire nous permet de corriger cette erreur et de rectifier les amalgames sémantiques et historiques. Il nous permet aussi de toucher de plus près aux significations diverses que le voile revêt, aussi bien dans l’espace monothéiste que polythéiste. Ayant existé bien avant les révélations monothéistes, le voile symbolisait l’honorabilité de la femme. Il était réservé aux femmes libres. Déjà dans le code de Hammourabi au dix-huitième siècle avant Jésus Christ, la femme libre, contrairement à la femme esclave, portait le voile sinon elle risquait des sanctions. Maxime Rodinson note qu’il était déjà question de voile deux mille ans avant J.-C. Un texte assyrien en fait un signe distinctif des femmes honorables : seules les prostituées voire les pauvres sortent les cheveux au vent. Odon Vallet souligne que le voile n’est pas forcément islamique. « C’est une prescription d’origine proche-orientale, dit-il, déjà mentionné dans la tablette A 40 des lois assyriennes attribuées au roi Téglat-Phalazar Ier (vers 1000 avant J.-C). » Le texte de cette loi précise que « les filles d’hommes libres sont obligées de porter le voile. Il est interdit aux prostituées de le porter. » Dans la civilisation antique grecque ou romaine, bien que le voile fût associé à la puberté, il remplissait la même fonction. La fonction du voile ici est la distinction des classes sociales. Cette même fonction, comme on va voir, va être empruntée par le Coran. Son usage a été très répandu autour de la Méditerranée et jusqu’à 1960 dans les pays latins, les Balkans et la Grèce les paysannes et les citadines pauvres portaient un fichu noir. Josy Eisenberg souligne que « les lois antiques des civilisations sémitiques comme celles des Assyriens, imposaient le port du voile aux femmes mariées. »20 Dans le Judaïsme la loi juive exige que la femme se couvre la tête, ce qui symbolise son appartenance à son mari : « la femme appartient à son mari et doit avoir la tête couverte. » Dans le Christianisme, de nombreux Pères de l’Église, dont Tertullien auteur du De virginis velandi (« Du voile des vierges »), recommandaient aux chrétiennes de le porter. Saint Paul dans sa première épître aux Corinthiens (11: 2-16) écrit : « L’homme, lui, ne doit pas se voiler, il est l’image de la gloire de Dieu, mais le femme est la gloire de l’homme… voilà pourquoi la femme doit porter sur la tête la marque de dépendance. » Il est inutile de commenter la misogynie de ce passage.
En se basant sur ces témoignages, je tiens à souligner que le voile n’est pas une spécificité « purement islamique ». Et si l’islam l’évoque, il ne s’agit pas de quelque chose de neuf ou d’ex nihilo ou d’étranger à la mentalité sémitique. Par conséquent, ce qu’il faut savoir et bien préciser, c’est dans quel esprit le Coran entend l’usage du voile. Pour ce faire, il est tout à fait nécessaire de lire les versets traitant du voile dans leur contexte historique qui détermine ses visées et ses dimensions.
Dans la sourate XXV, verset 31, il est dit : « Dis aux croyantes de baisser leurs regards et de rabattre leurs khimar sur leurs poitrines. » Dans la sourate XXXIII, verset 53, il est dit : « Quand vous demandez quelque chose aux épouses du Prophète, faites-le derrière un hijab. » Dans la même sourate, verset 59, il est dit : « Ô Prophète dis à tes filles, à tes épouses et aux femmes de croyants de rabattre sur elles leurs jilbab. »
L’on constate que les trois versets utilisent trois notions différentes qui n’ont pas la même signification, ni la même charge sémantique, ni non plus la même fonction vestimentaire.
Tout d’abord khimar, qui signifie « écharpe » ou « fichu » que les femmes avaient l’habitude de porter pour se couvrir la tête afin de se protéger du soleil. Avec l’arrivée de l’islam, ce type de vêtement a changé de fonction à la fois sémantique et symbolique liée à la morale et à l’éthique. Comment et pourquoi ? En effet, avant l’islam les lois et les coutumes de la société bédouine défavorisaient les femmes. Une fois répudiées, sans motif et sans compensation financière, celles-ci se trouvaient dans une situation critique qui les obligeait à se prostituer. Et pour plaire aux hommes elles avaient l’habitude de découvrir leur poitrine voire montrer leurs seins.21 L’islam considère ce type de comportement comme indécent et portant atteinte à la dignité de la femme, notamment dans une société machiste et patriarcale. C’est la raison pour laquelle il recommande aux femmes de « rabattre leur khimar sur leur poitrine » afin qu’elles se distinguent des mœurs dépravées de la société bédouine. De ce point de vue, on peut dire qu’il s’agit d’une élaboration d’un code moral et sexuel pour les musulmans. D’autres sources rapportent que pendant la saison du pèlerinage, les femmes accomplissaient ce rite partiellement dénudées, notamment la poitrine : c’est ce qui explique le propos du verset en termes de « rabattre le khimar sur la poitrine ». Ce n’était pas le cas pour la tête ou le visage. Il s’agit donc d’un glissement sémantique. A aucun moment le Coran ne mentionne d’une manière claire et précise la façon de se vêtir. Autrement dit, il laisse la liberté du choix aux femmes et aux hommes de s’habiller comme ils l’entendent. Les versets en question ne légifèrent pas à propos d’un habit typiquement islamique. Ils ne font pas partie du domaine du dogme (ibadate), mais ils relèvent du champ social (mouamalate). Ils ne fixent pas, non plus, une fois pour toutes des codes vestimentaires. Ils essaient tout simplement de dessiner une conduite éthique qui se résume dans la décence (sitre al oura). D’ailleurs le Coran exhorte les deux sexes à mettre en exergue cette valeur dans leur comportement et conduite les uns envers les autres. Il s’adresse d’abord aux hommes : « Dis aux croyants de baisser leurs regards et de préserver leur chasteté… » ; ensuite, il s’adresse aux femmes dans les mêmes termes. Les deux versets ont pour point commun le respect mutuel.
Ensuite hijab qui signifie « rideau », « voile », « barrière », « limite », etc. Le sens du hijab n’a strictement rien à voir avec la tenue dite « islamique » actuellement en vogue. Dans le verset cité ci-dessus, il s’agit d’une métaphore pour préciser le statut et la condition sociales des épouses du Prophète. Comme elles ne sont pas comme les autres femmes, le fait de s’adresser à elles exige, contrairement à la manière jahilite, une certaine règle morale et un type de comportement particulier. La particule (quand) spécifie ce genre de conduite qui se résume dans le respect. Elle marque une étape de transition dans la manière de s’adresser aux femmes en général et aux épouses du Prophète en particulier. Il s’agit d’une mise à l’abri des insultes et autres agressions extérieures.22 La phrase « derrière un voile » est une métaphore qui incrimine le mauvais comportement et jette les bases, en même temps, pour un code nouveau, un code de civilité, un code d’éthique qui met en relief la considération et le respect de la femme. On voit bien qu’il ne s’agit nullement du code vestimentaire, mais d’une limite qui sépare deux espaces. D’ailleurs le premier sens du mot hijab signifie « séparation », tenir ou établir une distance entre les appartements privés où vivaient les épouses du Prophète et le salon dans lequel ce dernier accueillait les gens qui voulaient en savoir plus à propos de son nouveau message. Cette signification de « séparation » à la fois spatiale et métaphorique est confirmée par un autre verset qui souligne : « Il n’a pas été donné à un mortel [bachar] que Dieu lui parle sinon par révélation ou derrière un voile. »23 Le voile est utilisé, ici, comme limite entre Dieu le Créateur et l’homme comme espèce créée. Il n’est pas question de tenue vestimentaire mais, comme disaient les mystiques, d’un obstacle offusquant la vision de Dieu.
Enfin jilbab. Il s’agit d’un type de vêtement long. Certains le traduisent par « manteau », d’autres par « voile » et d’autres encore par « robe », « chemise » ou tunique ample qui prend tout le corps. La phrase a été souvent interprétée par « se couvrir de leur voile », ce qui est complètement à côté du sens du verset. Le verset s’adresse aux épouses du Prophète afin qu’elles ne soient pas offensées dans leur dignité. Cet habit recommandé (et la recommandation, ici, n’a rien d’impératif) leur permettait d’être distinguées et donc respectées.
Mernissi dans sa lecture du voile relève que le concept du hijab, dans le contexte d’alors, couvre trois dimensions : visuelle (dérober au regard), spatiale (séparer, marquer une frontière et établir un seuil) et, finalement, éthique (qui relève du domaine de l’interdit.)24
Bref, dans la question du voile telle qu’elle est exposée ici, il y a deux remarques à retenir :
1) Les versets réunis laissent entendre que « l’usage du voile n’était donc pas universel et les femmes de l’époque et de la société de Mahomet ne se soumettaient pas à cette coutume. »25
2) Les fouqahas, par le moyen de la philologie qui s’intéresse au sens propre, ont forcé les versets pour en extraire une injonction juridique qui fait ou qui est susceptible de faire du voile un pilier de la profession de foi de l’islam. Cette orientation va de pair avec la tendance misogyne des mêmes fouqahas. Et cette tendance, nous dit Mernissi, « était ancrée et incrustée dans la Méditerranée arabe avant et après le Prophète. » La même tendance va jouer un rôle actif considérable dans l’émergence et la fabrication des hadiths défavorables aux femmes et qui leur furent sources de malheurs et de méfiance, choses contre lesquelles le Prophète luttait ardemment. Ainsi, la domination masculine mise à mal par ce dernier, remarque Mernissi, fut vite restaurée voire sacralisée.
Il n’est pas difficile de constater et déduire que la misogynie des fouqahas est responsable dans le renforcement des clauses anti-féminines qui polluent le droit musulman et qui malheureusement perdurent par la force de l’habitude. Latifa Lakhdhar et Fatima Mernissi en plaçant les textes de la tradition juridique dans leur contexte ont bel et bien démontré le machisme et la misogynie des commentateurs et des exégètes. Toutes les deux ont dévoilé également la peur irrationnelle et injustifiée que les femmes inspirent quand il s’agit de pouvoir et de gouverner la cité. Pour la première, c’est le primat de l’eros sur l’ethos. Elle écrit : « Le voile n’est pas un simple usage, il est la partie visible d’une vision du monde basée sur la coupure en deux de l’universel, les hommes et les femmes. Le voile est le signe de l’enfermement théologique des femmes et la sanctification de l’ascendant de l’éros musulman sur l’ethos musulman. » Cela est vrai dans la mesure où dans les textes juridiques qui nous sont parvenus, les juristes faisaient de la virilité un capital symbolique. « Cet éros théologisé à outrance a conditionné, et continue de le faire, l’ethos islamique, c’est-à-dire l’habitude et les mœurs qui devraient conduire à la définition du bien et du mal et commander la conduite des hommes et le rapport entre les sexes dans les sociétés musulmanes. »
Pour la seconde, c’est tout simplement l’anéantissement sinon la mise à mort des êtres vivants. « Dans le rituel du voile, écrit-elle, ce qui est en jeu c’est l’annihilation de la volonté des êtres physiquement présents. Des êtres qui ne sont ni morts ni absents, des femmes qui sont là et qui vous regardent avec des yeux grands ouverts et attentifs. »26
Pour conclure, nous signalons que le Coran ne présente pas le voile comme un signe de soumission de la femme, ni à Dieu, ni aux hommes. La question du voile,27 dans l’histoire arabo-musulmane, n’a que très rarement d’importance. La preuve en est que les versets qui en parlent sont restés « pendant longtemps lettre morte, sans doute parce que la société islamique des débuts préférait mettre l’accent sur son organisation politique et sociale, plutôt que sur la répartition des rôles entre hommes et femmes. Ainsi, le voile n’est jamais signalé dans deux chroniques fleuves portant sur les trois premiers siècles de l’islam, Le Livre des chansons de al-Isfahani (897-967), qui traite des Umayyades et des premiers Abbassides, et Les Prairies d’or de son contemporain al-Mas’ûdi (vers893-956). Cela est encore valable pour la grande fresque historique de Tabari et, même lorsqu’on pénètre la Sira, (…) c’est-à-dire la vie de Mohammed, dont le prototype est celle d’Ibn Hicham, généalogiste du IXe siècle, il est rarement question du voile. Au temps des Fatimides du Caire, les bourgeoises des villes se mirent à se voiler, au départ sans doute par coquetterie. C’est à partir de cette mode que le port du voile est redevenu courant ; néanmoins, de grandes régions phares de l’islam classique (comme l’Andalousie) ou de l’islam asiatique ne semblaient pas préoccupées de cette question. Mais, depuis que des théologiens rigoristes comme [Ibn al-Jawzi, (m. en 589 h), auteur de Dispositions légales concernant les femmes, Kitab ahkam an-Nissa’], Ibn Taymiyya (1263-1328), et plus tard Mohammed Ibn Abd Al-Wahab (1703-1792), ont voulu revenir aux fondements initiaux de l’islam, tous les éléments qui participent de l’identité visuelle des croyants, hommes ou femmes, ont été réactualisés. »28

Le Débat

Une intervenante : Je me demandais si dans le Coran, le voile pouvait être considéré comme un objet de séduction. Est-ce qu’il peut y avoir un jeu, quelque chose comme ça ?

Moulay Bachir Belqaïd : Dans la poésie, oui, mais dans le Coran, non. Le Coran c’est un cadre, ce sont des enseignements à suivre. En revanche il y a beaucoup de poèmes qui mettent en avant le voile comme outil de séduction.

Un intervenant : Il a aussi un rôle de protection.

MBB : Il protégerait de quoi ? Personnellement je ne crois pas qu’il protège. Il y a l’histoire de la petite fille du Prophète, Aïcha : son mari lui impose le voile et elle refuse de le porter, en disant (elle était très belle) « Tu veux que je cache cette beauté alors que Dieu me l’a donnée ? » Protéger, non, je ne crois pas.

Un intervenant : Est-ce que l’on a fait des études comparatives dans les autres religions sur le port du voile, y compris dans la religion catholique où les bonnes sœurs portaient le voile ? Est-ce qu’il y a eu des travaux de ce genre pour comparer, trouver des origines communes ou des différences dans l’histoire ?

MBB : Sincèrement je ne sais pas. Moi, j’ai essayé de trouver comment le voile était traité dans les autres civilisations. Le voile chez les bonnes sœurs a une fonction, ce n’est pas comme les filles musulmanes qui le portent et qui disent que cela fait partie de la profession de foi : c’est faux, archi-faux, ce n’est pas une obligation religieuse. Une étude comparative : pourquoi pas ?

Un intervenant : Je voudrais apporter une précision. Dans l’Apocalypse selon Saint Jean, les anges sous la conduite de Lucifer ont été repoussés par Saint Michel. Les anges maléfiques et le démon sont tombés, et c’est pour se protéger de l’ange déchu que les femmes ont porté le voile dans la tradition catholique. Ce voile est donc mythologisé, naturalisé.

MBB : En ce qui concerne l’islam, il y a encore du chemin à faire et il faut désacraliser toute une tradition. Dans l’islam on en est encore loin. Comment faire pour désacraliser, « démythologiser »… On en est encore loin !

Un intervenant : Est-ce qu’il y a dans le Coran une bonne pratique de la sexualité ?

MBB : Je ne suis pas spécialiste de la sexualité, mais dans le Coran c’est un devoir. Le Coran considère que la sexualité est un devoir à remplir.

Un intervenant : On parle beaucoup de voile, mais le voile selon Saint Paul (Lettre aux Corinthiens), c’était l’interdiction pour la femme de s’adresser à Dieu si elle n’avait pas les cheveux couverts. Comment expliquez-vous que dans l’islam le voile a pris plusieurs formes, à savoir le voile en Algérie ou au Maroc où les femmes regardent par un trou, le voile afghan où elles sont complètement grillagées, le voile chiite tout en noir, etc. ?

MBB : Ce sont des traditions locales. C’est ce qu’il faut savoir, comme je le soulignais c’est la fonction qui a changé, c’est au XVIIIème siècle que cela a changé. Il y a les riches et les pauvres, les libres et les esclaves, et pour distinguer les esclaves et les femmes libres c’est une obligation. Au Maroc il y a des haïks, ça aussi c’est une tradition locale.

Une intervenante : Pourquoi les femmes récemment se sont-elles mises à porter davantage le voile en se réclamant du Coran, alors qu’il n’y a rien dans le Coran sur cette obligation ?

MBB : Comme les sociétés arabes ont échoué à moderniser la religion, les islamistes ont voulu inverser les rôles donc prendre des signes et se faire une identité. Voilà comment le voile est devenu une profession de foi, une identité religieuse. C’est seulement une construction imaginaire, car ils ont besoin d’une identité. C’est ça, le problème.

Un intervenant : Mais c’est grave, c’est indépendant du combat !

MBB : Oui, mais ça ce n’est pas l’islam. C’est le problème du courant dominant. L’islam est multiple, il est divers, il est riche, il est pluriel, mais le courant dominant, c’est-à-dire le wahabisme avec sa manne financière, c’est lui qui mène le combat.

Une intervenante : On peut se baser aussi sur le Coran pour distinguer plusieurs positions de l’islamisme. Sur cette question de la signification du voile : c’est la séparation. On voit bien qu’en portant le voile ici en France, les islamistes peuvent se baser sur le Coran. Si je suis d’accord sur certains points de votre conférence, en revanche il ne faut pas dire que le Coran ne dit que des bonnes choses. Il y a aussi dans le Coran des choses difficiles, par exemple il n’y pas égalité en matière d’héritage : la femme n’hérite que de la moitié de ce qui revient à l’homme. Il y a aussi une sourate qui donne autorité à l’homme pour battre sa femme. Donc c’est bien gentil de dire que dans le Coran il y a des choses qui sont positives, je suis d’accord, mais il y a aussi des choses sur lesquelles se basent les islamistes. Le vrai problème, c’est la séparation pour nous entre la religion et la société civile. Il faut une séparation réelle, et il ne faut pas confondre la tradition et la modernité. Les États arabes n’ont pas réussi.

Un intervenant : Pour compléter ce qui vient d’être dit, je veux signaler qu’il y a eu une émission sur Arte où il y avait des intellectuels algériens et marocains spécialistes de l’islam. J’ai retenu que l’un d’entre eux s’est arrêté sur un aspect de l’islam où on donne clairement des arguments aux hommes pour battre leur femme. Ce passage-là est violent, on peut tourner autour du pot et le remettre dans son contexte, il ne faut rien laisser passer, il faut que les spécialistes puissent avoir le courage de dire les choses.

MBB : Sur la séparation, non, il n’y a pas séparation dans ce sens-là. Le Prophète…

Une intervenante : Je suis désolé, mais le port du hijab, ici en France c’est la séparation !

MBB : Ça n’a aucune légitimité, il faut les dénoncer. Si on est en république, on accepte les valeurs de la république. Sur l’héritage, c’est ça le problème : c’est un problème de lecture. On a lu ce verset avec une mentalité misogyne. Moi, j’essaye de comprendre ce que ça veut dire, « frapper ». C’est ça, le problème. Effectivement c’est écrit noir sur blanc, mais ça veut dire quoi ? Ça veut dire « prendre position ». C’est de la philologie.

Un intervenant : On ne parle pas le même arabe !

MBB : Peut-être ! Car le problème, c’est : qu’est-ce que ça veut dire « frapper » ? Ça veut dire « prendre une position ». Et il y a une nouvelle exégèse d’un Syrien qui a démontré que même pour l’héritage les femmes ont la même part que les hommes. Le Coran, c’est un texte à interpréter.

Une intervenante : On parlait du voile. Pour moi, le voile symbolise une séparation : les femmes n’ont pas à être dans l’espace public, les femmes c’est le privé. Moi j’ai lutté contre le voile à l’école. Pourquoi ? Parce que le voile à l’école séparait les filles de certains enseignements. Comment aller faire de la gym ? Comment aller à la piscine ? Comment faire de la musique quand on a un voile ? C’est restreindre l’espace public pour les filles. J’ai lutté contre cela, et je me suis fait traiter d’islamophobe. Il y a une réelle poussée rétrograde dans certaines régions. Cela étant dit, le Coran et la Bible sont violents. Ce sont des textes violents. De plus, le Coran s’adresse essentiellement aux hommes. Les femmes sont toujours en arrière. Il y a un seul passage où le Coran s’adresse à Marie, on trouve les mêmes personnages que dans la Bible.

Un intervenant : Est-ce que l’absence de hiérarchie dans l’islam empêche les réformes ?

MBB : L’absence de hiérarchie, je ne sais pas si c’est un problème. Par exemple chez les chiites il y a un clergé, chez les sunnites il n’y a pas de clergé. Est-ce que c’est un problème ? Je ne sais pas. L’islam peut être réformé s’il y a une démocratie tout simplement ; il faut enlever l’islam en tant que religion d’État, et là on pourra parler d’une réforme audacieuse. Mais si l’islam reste religion d’État c’est difficile à réformer.

Un intervenant : Je voudrais qu’on sorte un peu du voile d’une façon générale. Il y a actuellement en Syrie et en Irak un commerce des femmes esclaves : on les vend et ont dit que c’est dans le Coran. La Nahda a essayé de changer les choses à la fin du 19ème siècle et a fini par être battue par le wahabisme et les salafistes, qui sont encore plus proche du Coran. Alors à ce moment-là, on a demandé « est-ce qu’une femme peut épouser un non-musulman ? » La réponse a été non. Même Tariq Ramadan, qui a tout fait pour faire admettre un certain réformisme, n’a jamais voulu répondre si une femme musulmane pouvait épouser un non-musulman. Alors que dit le Coran, que dit-il des femmes qui sont au paradis ? Quand vous êtes au paradis, est-ce que vous pouvez retrouver votre femme ? Non, c’est des houris que vous pouvez retrouver…

MBB : Le vrai problème aujourd’hui, c’est que nous n’arrivons pas à renouer avec les traditions rationalistes. Nous n’arrivons pas à renouer avec la tradition philosophique qui était à l’origine de la modernité occidentale. Aujourd’hui tous les intellectuels qui se réclament de cette tradition-là ont été contraints à l’exil. Chaque fois qu’on touche à cette tradition rationaliste, on est banni. C’est un discours dominant. Ce que dit le Coran c’est une chose, ce qui se fait c’est autre chose. C’est une construction sociale qui n’a rien à voir avec la religion. Pourquoi les musulmans ne pourraient-ils pas se marier ou vivre avec une non-musulmane ? De quel droit ?

Un intervenant : Il est dit qu’un homme libre peut être esclave et que, musulmane ou non, sa femme on peut la posséder comme esclave. Après il est dit qu’on peut l’épouser et la rendre libre à nouveau, et ça c’est dans le Coran ! Ça veut dire qu’on peut rendre esclaves tous les non-musulmans et qu’on peut en faire ce qu’on veut. Alors à partir du moment où le Coran est agréé…

Un intervenant : Tu viens de montrer à juste raison la diversité des différentes positions de l’islam. Mais Averroès, toute la grande période, etc., ça veut dire que la religion musulmane a bougé. Actuellement elle est en pleine confusion, mais regardons la religion catholique par exemple : elle s’est appuyée sur l’évangile, le Nouveau Testament, c’est-à-dire un texte extrêmement doux, qui ne contient pratiquement aucune invective. Et pourtant, de ce texte doux, le catholicisme a parfois fait la pire des choses. Donc cela peut être inversé. Le problème que vous avez soulevé, c’est comment l’islam à l’intérieur de lui-même va pouvoir se transformer. Ce n’est pas de l’extérieur, c’est à l’intérieur de lui-même. C’est le travail des intellectuels. Ce n’est pas de dire qu’il y a un vrai islam, ou un faux islam. Il y a l’islam, et à l’intérieur, il doit y avoir une lutte acharnée pour faire surgir l’islam acceptable.

MBB : Je suis d’accord avec vous, mais le problème c’est qu’il n’y pas de débat. Il faut toujours s’ouvrir sur l’autre, l’autre c’est une richesse, mais avec Daech et avec les Wahabites, l’autre c’est l’ennemi. Non ! on ne peut pas évoluer comme ça.

Une intervenante : Lorsque j’ai visité la mosquée de Limoges qui est magnifique, j’ai vu une grande salle de prière avec un superbe tapis, mais avec un petit coin pour les femmes. J’ai trouvé ça étonnant.

Une intervenante : J’ai lu un bouquin d’une Marocaine, Fatema Mernissi, Êtes-vous vacciné contre Le Harem ? Ce livre date de 1998. Des choses ont bougé mais je l’ai trouvé très optimiste. Ce livre parle surtout du Maroc et des rapports entre hommes et femmes, mais l’auteure parle de l’égalité qui est à portée de main. J’ai l’impression, même si je ne connais pas bien la réalité du Maroc, que ce qu’elle sentait venir n’est pas venu.

MBB : La réalité c’est qu’il y a plus de voiles qu’avant.

Un intervenant : Oui ! Mais le voile c’est une réalité visible qui ne traduit pas forcément une régression.

MBB : Certes, mais j’ai vu des voiles afghans à Marrakech.

Un intervenant : Je veux revenir sur la question de réformer l’islam de l’intérieur ou pas. Pour moi il y aura toujours des courants qui vont résister. Les uns vont dire : c’est comme ça qu’il faut interpréter ; les autres vont dire : non, c’est comme ça, et moi je sais mieux que toi… Ce n’est pas la solution. Il faut changer de façon de raisonner. Il faut essayer d’arracher les musulmans à ceux qui ont pris en otage l’islam. Ce sont les États qui ont pris des pouvoirs illégitimes. Depuis la décolonisation, dans ces pays maghrébins arabes, musulmans, on n’a jamais vu l’émergence d’institutions qui se respectent, on n’a jamais vu de démocratie stable où le pouvoir soit repris par le peuple, où les décisions soient collectives, et où par conséquent ce sont les gens qui choisissent l’islam qui leur ressemble. Ça, on ne connaît pas, dans les pays arabes ! L’islam est pris en otage par des dictatures déguisées en démocraties, qui se servent de lui pour asseoir leur pouvoir. Il faut pousser ces États à avoir des institutions propres, démocratiques, et enfin rêver d’avoir quelque chose d’extraordinaire qui s’appelle la laïcité. C’est la meilleure chose à faire.

Une intervenante : Je voudrais revenir sur la situation en France. C’est vrai que la laïcité aujourd’hui c’est important, mais il y a des coups de boutoir constamment contre la laïcité. Il est dit que si on respecte les filles musulmanes, si elles veulent porter le voile il faut laisser faire ; on en est là, ce qui veut dire que l’on retourne en arrière sur beaucoup de choses et que l’on ne respecte pas cette laïcité qui est de ne pas avoir de signes distinctifs religieux à l’école et dans certains services publics. Et justement pendant la grande réunion qui a eu lieu juste après cette tuerie, la grande manifestation qui a eu lieu à Limoges, il y avait des musulmanes qui ne portaient pas le voile et à ce moment-là on ne se rend pas compte de la religion des uns et des autres. Je crois que l’on revient en arrière.

Un intervenant : Je voudrais savoir si le voile est un élément vestimentaire ou un symbole religieux ?

MBB : Non, ce n’est pas un symbole religieux.

Un intervenant : On a des intellectuels, qui n’ont pas beaucoup de prise pour des réformes, et on a ceux qui ont l’argent. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi le chef religieux de Daech à Bagdad s’appelle Abou Bakr ? Pourquoi a t-il choisi ce nom du quatrième calife, de l’ami riche du Prophète qui achetait des esclaves pour en faire des musulmans ? À l’heure actuelle, avec l’argent de Daech on achète des esclaves pour en faire des musulmans et on les achète même chez nous ; ça c’est important et c’est quelque chose que l’on aura du mal à résoudre.
[CONTESTATION SUR LE 4eme CALIFE]

MBB : En ce qui concerne l’argent, c’est l’argent du pétrole. Il ne faut pas oublier que Daech, ce sont les anciens cadres du parti Baas et c’est l’argent des émirats.

Un intervenant : Dans une perspective de réformes de l’islam, vous parlez de commentaires du Coran. Je ne connais pas les pratiques musulmanes, mais je sais par exemple que chez les Israélites on fait un commentaire. La famille se réunit et on interprète le texte, il y a un commentaire religieux. Ça permet simplement de ne pas laisser les intellectuels décider, ce qui laisse supposer que certains seraient intellectuels et d’autres ne le seraient pas ; donc cela veut dire que le commentaire (qui chez les catholiques est le commentaire biblique) permettrait à tout un chacun de s’enrichir à travers le dialogue qui se noue avec les autres et de faire évoluer le texte. Ce commentaire pourrait faire évoluer l’islam comme le font les Juifs. Il y a un travail sur le Midrash, le Talmud, la Torah.

MBB : Ça se fait aussi pour le Coran. Chaque jour il y a des commentaires. Mais est-ce que c’est ça, une réforme ?

Un intervenant : Moi, je pense que cela peut contribuer à une réforme.

MBB : Non ! Réformer l’islam, c’est le séparer du politique. Il faut savoir qu’il y a trois niveaux dans la religion : il y a la religion qui peut apporter des réponses théoriques par exemple à la destinée de l’homme ; il y a un second niveau, c’est la religion qui peut apporter dans une situation sociologique concrète ; et puis il y a la religion individuelle. On manque de sociologie, on manque d’anthropologie, on manque de psychologie ; les sciences sociales par nature sont libératrices, mais le pouvoir en place utilise la religion pour justifier sa domination.

Un intervenant : Je suis persuadé que toutes les religions ont été créées par les hommes et pour les hommes et toutes les religions (à l’exception du judaïsme, quoique à son origine le judaïsme s’appuyait sur un État), toutes les religions sont bâties sur le pouvoir des hommes, elles ont été créées pour renforcer le pouvoir des hommes. Pour le judaïsme, il me semble que c’est le prophète Moïse. L’Ancien Testament a été écrit bien après la mort de Moïse. Pour la religion chrétienne, le prophète c’est Jésus-Christ : on sait que les évangiles ont été écrits entre 40 et 80 années après la mort de Jésus-Christ. Il me semble que pour le Coran c’est un peu la même chose. Il a été écrit une vingtaine d’années après la mort du Prophète.

MBB : Il y a un problème par rapport au Coran. Par exemple le troisième calife a été assassiné. Pourquoi ? Il a été assassiné parce qu’il a gardé une seule version du Coran et qu’il a brûlé les autres. Il y a la symbolique, le mythe, et il y a le politique qui interfère.

Un intervenant : La religion chrétienne ne s’est pas réformée rapidement, il y des gens qui ont payé, il y a eu des têtes coupées.

MBB : Il y avait les Lumières derrière tout ce travail de réforme. Dans les pays arabo-musulmans, il n’y a pas eu ce que l’on appelle les Lumières, malheureusement. Et chaque fois que quelqu’un veut faire quelque chose, il est condamné.

Un intervenant : On vit en France, il faut que l’on se positionne autrement. De l’autre côté de la Méditerranée on ne peut rien changer parce que c’est dans le texte. Alors il faut qu’on dise que la religion de chacun, c’est chez soi. Qui finance les associations religieuses en France ? C’est l’Arabie Saoudite, c’est le roi du Maroc. On sait qui finance.

Un intervenant : Pendant que tout le monde s’exprimait, moi je me demandais si un débat comme celui-ci dans un pays arabo-musulman serait possible… à mon avis, non ! Et donc on revient au système démocratique : ça c’est une chose. Ici en France il n’y a pas de ministre des affaires religieuses ; en Algérie il y a un ministre et un pouvoir dont vous n’avez pas idée. Par exemple la zakat [contribution de charité], les imams récoltent cette somme, cette manne, et cette année quand elle a été rapportée au ministre celui-ci a dit : « Il n’y a que ça ! » Ça veut dire que cette année il y a moins de personnes qui contribuent. On peut penser que (on ne sait pas quand : dans 10 ans, 50 ans 100 ans) on sera obligé d’appliquer la laïcité dans toute sa splendeur.

MBB : J’ai écrit un article dans L’Écho en janvier, pour dire que la France connaît l’islam mieux que les musulmans. La France doit former les imams ici, car les imams qui viennent de l’extérieur sont en décalage avec les valeurs de la République.

Une intervenante : Les responsables de la communauté musulmane de France n’ont pas le droit de former des imams ?

Un intervenant : Il n’y a pas de communauté musulmane ! Il y a des associations qui sont entretenues par l’Arabie saoudite, d’autres par le roi du Maroc, d’autres par le Qatar. Il n’y a pas de communauté.

Un intervenant : C’est la République qui doit intervenir.

Compte rendu :
Monique Broussaud et
Marc Guillaumie.

(L’enregistrement audio du débat a été de mauvaise qualité, pour des raisons techniques : micro insuffisant dans une salle très remplie. Nous prions les intervenants dont les propos auraient été déformés de nous excuser et de nous signaler les erreurs éventuelles, pour rectification dans le prochain numéro. NDLR).

Notes :
1/ «Les juristes musulmans chargés de montrer la voie, en élaborant une loi sacrée, ont opté pour un Islam hiérarchisé où la femme représente l’élément inférieur, exclu du pouvoir et soumis à la volonté de celui que la loi désigne comme en étant le dépositaire : le mari. Mais pour réussir cet Islam pyramidal, il fallait que les juristes dépouillent la femme de ses privilèges de croyante qui la posent d’emblée comme l’égale de l’homme devant Dieu. Ils vont élaborer un découpage du féminin où la sexualité prime. La femme sera d’abord un objet sexuel. Sa sur-sexualisation va masquer sa dimension de croyante.» Fatna AIT SABBAH, La Femme dans l’inconscient musulman, Paris, Albin Michel, 2010, p. 142.
2/ Jacques BERQUE, Le Coran, Paris, Albin Michel, 2002. La plupart des traducteurs traduisent le terme qowwamoun dans ce verset par « pouvoir » ou « autorité ». Voir à ce sujet l’excellent livre de Naïma DIB, D’un islam textuel vers un islam contextuel, Ottawa, Les Presses de l’Université d’Ottawa, 2009.
3/ L’opposition inférieur/ supérieur n’a rien de naturel ni de quelque chose qui relèverait de l’inné, mais, à un moment dans l’histoire, elle a pris la forme de la division de l’espace dehors/ dedans. Et un glissement a été effectué du dehors/ dedans vers supérieur/inférieur. Tout ce qui relève des tâches inférieures sera féminin et ce qui relève des tâches extérieures, commerce, guerre, etc., sera masculin.
4/ En s’appuyant sur un ordre social qui place l’homme au-dessus de la femme dans un schéma de hiérarchie, on peut déduire que les coutumes locales ont participé manifestement à la transformation du principe de qouwwamoun de l’entretien à l’autorité et à la supériorité de l’homme sur la femme.
5/ L’accès de la femme à l’instruction lui ouvre grandes les portes de l’espace public, réservé jusque-là à la gent masculine. Cette instruction lui permet de surcroît de décrocher un salaire pour gagner sa vie. Cette transformation sociologique bat en brèche la hiérarchie patriarcale. Autrement dit, le salaire met fin à la dépendance économique de la femme, à sa prise en charge et son entretien par l’homme.
6/ Sourate IV, verset 2.
7/Sourate IV, verset 1
8/Depuis la Nahda, l’histoire des sociétés arabo-musulmanes n’est qu’une série d’échecs : la modernisation de l’économie a brisé les structures traditionnelles et familiales sans apporter des solutions à la pauvreté de la population. Le nationalisme arabe, avec ses slogans vides d’unité, de progrès et d’identité, a largement échoué. L’absence de l’État en matière de développement humain a entraîné un préjudice terrifiant envers la société. Conséquences : une société en désarroi, chômage, absence d’alternative, destruction politique et économique, banalisation de la corruption, dictature du parti unique sinon celle de la famille archaïque. Cette série d’échecs a créé un vide. Le wahhabisme, avec sa richesse et ses satellites associatifs, va exploiter ce vide pour renverser complètement l’approche et la pratique de la foi, aidé en cela par les méfaits de la consommation.
9/ A titre de comparaison, la tradition juive exclut la fille de l’héritage du père, sauf dans le cas où celui-ci n’aurait point de fils. En Inde comme en Grèce antique, la femme ne dispose jamais de son bien ni de son corps. En Inde la loi de Manou spécifie que les biens de la femme appartiennent au mari. Plus proche de nous, Simone VEIL écrit : « Le Code Napoléon a bien longtemps régné : la femme mariée ne disposait pas de l’argent de sa famille dont elle avait hérité normalement. C’est son mari qui en jouissait et gérait les biens. » Cf. « Le statut de la femme se dégrade-t-il dans le monde ? », in Jacques ATTALI, Le Sens des choses, Paris, Robert Laffont, 2009, pp.13-24.
10/Fatima MERNISSI, Le Harem politique, Paris, Complexe, 1992, p. 151. Les parts d’héritage sont toujours relatives. Les biens familiaux ainsi que le nombre d’héritiers ne sont pas toujours les mêmes. La part d’une femme riche est logiquement supérieure à la double part d’un homme pauvre. De ce point de vue les hommes ne sont pas toujours supérieurs aux femmes. Et s’il existe des domaines où les hommes sont meilleurs que les femmes, il en est certainement d’autres où c’est l’inverse.
11/ Fatima MERNISSI., op. cit., p. 151.
12/ Les unions du Prophète ont été conclues dans un but pragmatique, à savoir sceller des alliances avec d’autres tribus comme l’explique Magali MORSY dans Les Femmes du Prophète, tout en soulignant que certaines d’entre elles étaient de forte personnalité.
13/« Vous ne pouvez point être équitable entre les femmes même si vous y tenez. » Sur le plan juridique la polygamie a été élaborée par les fouqahas au temps de l’esclavage, au temps de la conquête où les femmes tombent en esclavage.
14/ En matière de polygamie, répudiation, statut de concubine esclave, le Coran se rapproche de l’Ancien Testament. Le Lévitique (18) édicte des interdictions comme celle d’avoir des relations matrimoniales avec deux sœurs en même temps. À comparer avec la sourate IV, versets 22-23. Le Deutéronome (17,17) limite le nombre des femmes et l’Exode insiste sur l’égalité entre les co-épouses, même si l’une d’elles est esclave (21,10) : « S’il prend pour lui-même une autre femme, il ne diminuera pas la nourriture, le vêtement, ni les droits conjugaux de la première. » À comparer avec la même sourate, verset 3. Dans l’Ancien Testament comme dans le Coran le concubinage reste une forme inférieure de polygamie, pratiquée avec une esclave ou une prisonnière de guerre (Juges, 5,30 : « Sans doute ils recueillent, ils partagent le butin : une jeune fille, deux jeunes filles par guerrier. ») Le Deutéronome (21, 10-11) stipule qu’une prisonnière de guerre utilisée comme épouse ne peut plus être vendue comme esclave. Quant à la répudiation, la Torah s’est contentée de la limiter, sans la condamnation formelle que l’on trouve dans l’Évangile (Mt. 19, 8).
15/ Sourate IV, verset 1.
16/ Sourate VI, verset 98.
17/ Le terme nafs est dépourvu de toute désignation sexuelle. Ce qui laisse entendre que le verset en question met sur un pied d’égalité homme et femme. Il n’est pas question d’infériorité ni de supériorité de l’un par rapport à l’autre. D’ailleurs la création d’Ève ne figure pas dans le Coran. Pour interpréter ce verset, les exégètes ont fait appel à des récits tirés de l’environnement de la société patriarcale pour monter que l’infériorité de la femme est un phénomène naturel. Pourtant dans le Coran il est dit : « Elles sont, pour vous, un vêtement et vous êtes, pour elles, un vêtement. » Sourate II, verset 187. Le terme « vêtement » ici est une métaphore qui met en évidence la complémentarité entre homme et femme, à l’image d’un vêtement fait sur mesure et qui va parfaitement bien avec celui ou celle qui le porte.
18/ Annemarie SCHIMMEL, dans son livre L’Islam au féminin, la femme dans la spiritualité musulmane, Paris, A. Michel, 2009, fait un rapprochement entre le terme ar-rahim terme figurant dans la basmala (« au nom de Dieu miséricordieux ») et la matrice ou l’utérus. D’autres, comme SIBONY, en partant de ce constat, concluent que « la divinité coranique pourrait bien être une femme sublimée du Féminin. »
19/ Dans cette sourate, Zuleikha que le Coran ne nomme pas mais désigne comme la femme d’al-Aziz, est décrite comme tentatrice et séductrice. Elle est tombée follement amoureuse de Joseph. Mais celui-ci refuse de succomber à ses avances, du coup elle l’accable devant son maître…
20/ Josy EISENBERG, La Femme au temps de la Bible, Paris, Stock, 1993, p. 219.
21/ Dans Le Singe nu, Desmond MORRIS a démontré que dans l’espèce homo sapiens les seins ont pris une dimension proprement érotique et sexuelle. Il semble que le Coran n’ignorait pas cette situation, c’est la raison pour laquelle il recommande aux femmes de couvrir leur poitrine pour une question d’éthique ou de décence.
22/ Mohammad Ali AMIR-MOEZZI, Dictionnaire du Coran, Paris, Robert Laffont, 2007, « Bouquins », rubrique « Voile ». Mansour FAHMY remarque que le verset 53 de la sourate XXXIII concernant le voile est révélé, comme en atteste la tradition, le jour du mariage du Prophète avec Zaynab, donc dans le domicile nuptial. Il ne peut concerner que les épouses du Prophète. Mansour FAHMY, La Condition de la femme en islam, Paris, Allia, 2002, p. 68.
23/ Sourate XLII, verset 48.
24/ Fatima MERNISSI, Le Harem politique, Paris, Complexe, 1992.
25/Mansour FAHMY, La Condition de la femme en islam, op.cit., p. 25-26.
26/ Fatima MERNISSI, Sultanes…, op. cit., p. 243.

Laisser un commentaire

Nom
Adresse de contact
Site web