La pensée décoloniale

La pensée décoloniale

Philippe Colin est Maître de conférences en civilisation de l’Amérique latine à l’université de Limoges. Spécialiste de la Colombie, ses travaux de recherche portent notamment sur la construction des imaginaires nationaux et l’émergence des mouvements indianistes. Il sera notre prochain intervenant.

La pensée décoloniale a fait une entrée remarquée dans le débat universitaire et militant global depuis une dizaine d’années. Elle s’est imposée, malgré les procès caricaturaux dont elle fait trop souvent l’objet, comme l’une des théories critiques incontournables de notre temps, renouvelant en profondeur l’analyse des asymétries qui traversent nos mondes dits « post-coloniaux ». Cette conférence sera l’occasion de proposer une étude cartographique et panoramique des différent·e·s auteur·e·s, courants de pensée, concepts et problématiques spécifiques qui caractérisent le mouvement décolonial, au demeurant éminemment pluriel, d’Amérique latine. Sur le plan épistémologique, mais aussi géographique et culturel, on effectuera un pas de côté franc et délibéré par rapport aux récentes appropriations, discussions et autres polémiques auxquelles ont donné lieu les acceptions françaises de la pensée décoloniale, en vue d’opérer un retour aux fondamentaux historiques, conceptuels et politiques qui constituent en propre la pensée décoloniale latino-américaine, dans toute sa puissance originelle et sa singularité. A cette fin, on s’attachera tout particulièrement à dégager les enjeux philosophiques et politiques de la notion de colonialité, véritable cœur conceptuel du mouvement décolonial.  Philippe Colin

« La théorie décoloniale constitue l’un des discours phares de notre temps. Loin des imprécisions dont elle fait souvent l’objet, cet ouvrage, première synthèse en français sur son origine latino-américaine, offre une généalogie et une cartographie d’un continent de pensée méconnu en Europe. Mêlant récits historiques, portraits de théoriciens (dont Gloria Anzaldúa, Arturo Escobar ou Aníbal Quijano), extraits d’œuvres non encore traduites, explications de concepts clés, ce livre offre une introduction claire, informée et stimulante des apports d’un des courants les plus féconds de la théorie critique contemporaine. La conquête de l’Amérique, scène inaugurale de la modernité capitaliste, fut aussi l’acte de naissance de nouveaux rapports coloniaux de domination qui ont modelé une hiérarchie planétaire des peuples selon des critères raciaux, sexuels, épistémiques, spirituels, linguistiques et esthétiques. Or cette colonialité du pouvoir n’a pas été enterrée par les décolonisations. Si l’on veut en sortir, il faut (re)connaître les expériences vécues par celles et ceux qui ont résisté à l’imposition de ces régimes, les savoirs produits par les sujets marqués par la blessure coloniale, et tenter de discerner, dans ces fragiles « nouveaux mondes », l’horizon d’un dépassement de la colonialité.»

Pensées décoloniales Une introduction aux théories critiques d’Amérique latine, Philippe Colin, Lissell Quiroz. Editions Zones https://www.editions-zones.fr/livres/pensees-decoloniales/

Compte rendu

La pensée décoloniale

Les questions décoloniales refont surface ; en fait elles n’ont jamais disparu. L’ordre colonial mondial qui perpétue les écocides, les génocides, les ethnocides, les féminicides, etc., est toujours autant présent. On pourrait évoquer Gaza, Mayotte, le racisme de l’État français envers les personnes racisées, mais la liste est longue et on n’aurait pas assez de temps en une soirée pour les aborder avec justesse, parce que ce n’est pas une question qu’on peut aborder comme ça par une simple accumulation de chiffres et de problèmes. Nous avons invité Philippe Colin, parce que son livre est important. Il fait la synthèse des auteurs de la pensée décoloniale, il les recontextualise, ainsi que les luttes de l’heure actuelle. Pour ma part, Philippe, je voudrais savoir : au-delà de ton statut d’universitaire, c’est quoi ton lieu, d’où tu parles, d’où tu as rencontré la pensée décoloniale ? Toi, qu’est-ce qui t’amène dans ton parcours universitaire, ou militant, ou ton parcours de vie, à cela ?

Philippe Colin : Peut-être d’avoir trop regardé Les Cités d’or quand j’étais jeune, mais… Non. J’ai un rapport avec l’Amérique latine depuis quelques décennies, d’abord sous la forme de voyages en sac à dos. Et par la suite des rapports familiaux aussi, après ces voyages. Et donc, voilà : avec ma compagne, on fait une famille franco-colombienne ou colombo-française. On va régulièrement en Amérique latine. Moi, je viens des Lettres, de la littérature comparée. J’ai habité quelques années en Colombie et au retour, j’ai commencé une thèse en histoire de l’Amérique latine, et plus précisément sur la Colombie1. Je travaillais sur des questions en rapport avec la construction de l’État-nation en Colombie au XIXe siècle. Et très rapidement, j’ai rencontré la question du néocolonialisme, du colonialisme interne, toutes ces questions-là qui sont au centre de la réflexion latino-américaine depuis des décennies. Et c’est vrai qu’en France il y a un vide, il y a très peu de choses traduites. Une très bonne nouvelle, c’est la traduction qui vient de sortir au mois d’octobre d’un livre qui est un texte fondateur des pensées décoloniales au sens très large, intitulé Philosophie de la libération, traduit par Emmanuel Lévine. Il y a eu une coïncidence triste, c’est qu’Enrique Dussel, un des fondateurs de cette pensée-là, est décédé il y a trois semaines, à un âge avancé. Son décès a coïncidé avec la publication de ce livre en français, qui avait été écrit en fait en 1977. Cela pour que vous puissiez mesurer le retard qu’on a dans la publication, sur ces questions-là. On a beaucoup plus traduit en France (avec du retard aussi, mais moins) ce qu’on a appelé les pensées post-coloniales. J’y reviendrai un petit peu, pour faire la distinction. Mais ces textes latino-américains ont été très peu traduits et il y a un énorme travail à faire. L’adjectif « décolonial », vous l’avez probablement souvent entendu dernièrement. J’imagine pas toujours de la meilleure manière, parce que la notion de « décolonial » n’a pas très bonne presse. C’est précisément dans la presse d’ailleurs, en tout cas dans une certaine presse, qu’on l’associe souvent à ce terme devenu infamant aujourd’hui : le « wokisme ». Et selon certaines tribunes qui étaient sorties il y a deux ou trois ans (ça s’est un peu calmé, dernièrement), avec ce qu’on appelait le « décolonialisme », un néologisme ; l’université française était sur le point d’être emportée par un tsunami théorique anglo-saxon. Il y avait une espèce de peur. On disait que ce mouvement qui avait déjà pris d’assaut l’université française était en train d’armer idéologiquement les mouvements militants, communautaristes, voire séparatistes, etc. Bon, évidemment, ce sont des peurs complètement irrationnelles, je ne vais pas revenir là-dessus. Mais comme toujours, dans le fait d’agiter ces peurs, eh bien, il y a une stratégie qui a sa propre rationalité. Cette rationalité est, vous vous en doutez, extra-académique en réalité. Elle vise à la constitution de ce que j’appellerais un bloc néo-républicain transversal, dont on a pu voir d’ailleurs à quoi il pouvait ressembler il y a deux semaines, lors d’une marche organisée par l’État français. [Philippe Colin fait référence à « la marche contre l’antisémitisme » du 12 novembre 2023]. La confusion, ou plutôt le refus de la précision, ça fait partie des stratégies rhétoriques qui sont mises en œuvre par ce bloc aujourd’hui : « post-colonial », « anticolonial », « décolonial », « décolonialisme »… On a l’impression d’avoir affaire à une espèce de nébuleuse aux contours un peu flous, et dont les notions seraient interchangeables. On rassemble dans ce qu’on appelle cette « mouvance décoloniale » (j’ai déjà entendu cette expression) plusieurs mouvements intellectuels issus de traditions et d’histoires académiques distinctes, parfois extra-académiques aussi, et dont les objets en fait ne coïncident pas totalement. Alors je vais tenter de clarifier un peu toutes ces catégories. Qu’est-ce que le monde actuel doit au colonialisme ? Il faut commencer par dire quelque chose qui peut être une évidence, mais je crois que c’est important de le souligner : ni ce qu’on a appelé la théorie post-coloniale, ni aujourd’hui ce qu’on appelle la pensée décoloniale ou le tournant décolonial, ne cherchent à faire le procès de l’Occident. Il ne s’agit pas de fustiger l’Europe, il ne s’agit pas non plus de nous plonger dans la passion triste de la repentance. Ce n’est pas ça ! Parce que ça, on nous le sort régulièrement ! En fait, c’est une réflexion qui répond à une question relativement simple : Qu’est-ce que le monde actuel doit au colonialisme ? Qu’est-ce qui, dans nos formes de vie, dans les structures sociales, dans les structures politiques, dans les structures culturelles, technologiques, dans les asymétries abyssales de ce monde (que la guerre actuelle vient nous rappeler) ; qu’est-ce qui aussi, dans une certaine manière que nous avons de traiter l’altérité, c’est-à-dire les formes de vie différentes des nôtres, qu’est-ce qui puise ses racines dans cette histoire coloniale ? Je vais lancer un gros mot : l’Occident. Mais je précise ici que l’Occident, évidemment, ça ne doit pas être pris dans son acception strictement géographique. C’est un système de domination particulier, aujourd’hui disséminé dans le monde entier. Je vais commencer d’abord par la question post-coloniale pour tenter de la différencier de cette réflexion décoloniale latino-américaine qui est, vous allez le voir, sensiblement différente. Ce qu’on appelle la théorie postcoloniale, c’est une théorie qui émerge à la fin des années 1970 dans les départements de littérature anglo-américaine, dans les départements d’études régionales aussi, ce qu’on appelle les regional studies aux États-Unis, dans les universités nord-américaines, notamment autour des travaux fondateurs d’une série d’intellectuels, tous (ou dans leur immense majorité) issus de ce qu’on appelait le Tiers-Monde, qui était à cette époque-là récemment décolonisé. Le plus connu est peut-être l’un des pères fondateurs, Edward Saïd, qui est palestinien. Mais il y a aussi énormément de chercheurs indiens, comme Homi Bhabha, Gayatri Spivak, et toute une série aussi d’historiens qui ont formé un groupe qui s’appelle les subaltern studies, les études subalternes qu’on associe souvent à cette constellation postcoloniale. Donc c’est un mouvement universitaire, on pourrait même dire intra-universitaire parce qu’en réalité, il n’a pas généré énormément de débouchés en termes de militance politique. Et cela, à la différence d’intellectuels contemporains des luttes anticoloniales : Aimé Césaire, Albert Memmi, Amílcar Cabral, Frantz Fanon, etc. qui, eux, étaient tous très largement impliqués dans les mouvements anticoloniaux. Donc, ces auteurs dits postcoloniaux ont fait, comment dire ? de la politique du savoir (en tous cas c’est comme ça qu’ils en parlent) leur champ de lutte. Je le disais, la figure de proue la plus connue de ce mouvement c’est peut-être Edward Saïd, un spécialiste de littérature comparée palestinien exilé aux États-Unis. Il a écrit un ouvrage fondamental qui sert encore aujourd’hui de référence pour tous ceux qui cherchent à penser la manière dont les représentations eurocentrées coloniales informent encore notre manière de voir le monde, de le catégoriser. Cet ouvrage, vous le connaissez sans doute, c’est L’Orientalisme, qui a été publié en 1978 aux États-Unis. Donc on peut dire que le travail de Saïd est absolument exemplaire de cette démarche post-coloniale. Il analyse l’implication des discours savants, des discours littéraires, des discours artistiques, des représentations que façonnent ces discours, dans les rapports de pouvoir entre l’Europe et sa périphérie coloniale. Et son postulat est radical, à la fin des années 1970 : pour le résumer, l’Orient, en réalité, c’est le produit d’une longue fabrication par l’Occident. Et vice-versa, on pourrait dire. L’Occident émerge en fait de cette fabrication en miroir de l’Orient. Finalement, l’orientalisme, pris au sens large, qui est l’ensemble de ces discours, a produit l’Orient. Il l’a produit essentiellement comme tout ce qui n’est pas l’Occident. C’est le miroir inversé. Alors, au-delà de l’analyse de ces discours, de la discipline orientaliste à laquelle il s’intéresse, la réflexion de Saïd a ouvert la question de la production de la connaissance, en fait, dans une perspective globale. Il nous dit que la « volonté de savoir » (pour reprendre ce terme foucaldien) occidentale est inséparable d’une géopolitique coloniale. En somme, ce que prétend déconstruire cette démarche décoloniale, qu’on retrouve chez Saïd et chez d’autres auteurs, c’est cette dissociation spatio-temporelle qui permet de penser l’histoire de l’Europe comme l’histoire du monde, et surtout d’appréhender cette histoire comme étant absolument détachée de la colonisation, de l’invasion, du pillage d’autres peuples et d’autres continents. Alors, qu’en est-il du terme : « décolonial » ? Souvent on l’ignore en France : le type d’approches que recouvre cette notion, qui sont très hétérogènes en réalité, provient d’Amérique latine. Le champ des études décoloniales s’est développé autour de travaux, de corpus théoriques, produits par des chercheurs, qui ne formaient même pas vraiment un groupe en réalité, de chercheuses aussi – latino-américaines, ou des Caraïbes, qui venaient de disciplines très hétérogènes, contrairement aux études postcoloniales, qui étaient plutôt dans des départements de littérature. Et ces travaux ont commencé à émerger depuis la fin des années 1990 ou un petit peu avant. Alors, tu le disais, ces travaux sont encore peu connus en France parce que peu traduits. On pourrait mentionner sans être exhaustif plusieurs intellectuels, comme le sociologue péruvien Anibal Quijano, le philosophe argentin dont je parlais tout à l’heure, Enrique Dussel, qui est décédé il y a quelques semaines, le philosophe argentin Walter Mignolo, la philosophe argentine Maria Lugones. Ce sont les quelques figures qui sont les plus connues. Ces gens ont commencé à travailler en réseau au tout début des années 2000 et ils ont forgé un certain nombre de concepts que je vais aborder, dont celui peut-être le plus connu, de « colonialité », un mot que vous avez probablement entendu et qui a connu un certain succès dans le champ académique, mais aussi militant. Je vais ouvrir une petite parenthèse ici. En France, le terme « décolonial » est apparu dans le débat public dans les années 2010. Je pense que les premiers à utiliser ce terme, ce sont « les indigènes de la République ». Alors, il ne soulève pas exactement les mêmes enjeux qu’en Amérique latine. En France, il renvoie davantage aux luttes des descendants des colonisés sur le territoire national. Donc la notion possède une dimension d’emblée militante. Elle est d’ailleurs portée par des organisations, des groupes militants liés à l’antiracisme politique et à la défense des intérêts des descendantes et des descendants de l’immigration postcoloniale. Je dirais qu’aujourd’hui le décolonialisme français (et évidemment il ne s’agit pas de dire que cette compréhension-là de la question décoloniale est illégitime : les concepts voyagent, se transforment en fonction des lieux où ils opèrent) c’est le nom de l’anti-racisme politique, alors qu’en Amérique latine, la question décoloniale naît dans un contexte complètement différent. Elle naît d’ailleurs à un moment très spécifique, très particulier : celui du 500e anniversaire de ce qu’on a appelé « la découverte de l’Amérique ». Et de ce qu’on a appelé aussi, parfois injustement, la renaissance au niveau continental d’un mouvement de résistance autochtone, d’afro-descendants aussi, qui à ce moment-là émergent dans le débat public parce qu’ils vont critiquer radicalement la notion de « découverte », la notion absurde en réalité de « découverte de l’Amérique ». On parle de renaissance ; en réalité c’est factuellement faux puisque cette chronologie ne prend pas en compte tout ce travail souterrain qui avait été mené depuis des décennies. Quoi qu’il en soit, il y a quelque chose comme un moment 1992. Il se passe quelque chose, c’est une séquence historique très importante en Amérique latine. Et ce moment va permettre à toutes ces luttes qui existaient déjà d’apparaître au grand jour et d’exister dans le débat public. Je vous rappelle un petit peu la séquence historique. C’est le milieu des années 1980. L’Espagne, qui vient de rejoindre l’Union Européenne, l’UNESCO, des pays latino-américains aussi, annoncent qu’ils vont organiser en grande pompe la célébration du 500e anniversaire de « la découverte de l’Amérique ». Mais le terme va changer. Ils se rendent compte quand même que, bon, la découverte de l’Amérique ça va être difficile à faire passer, et ils vont rebaptiser au dernier moment l’ensemble des commémorations « la rencontre de deux mondes »… C’est génial du point de vue de l’euphémisme : la rencontre de deux mondes ! Il s’agit évidemment de proposer une version édifiante, pacifiée, horizontale de la conquête. Quelle conquête d’ailleurs ? C’est la rencontre de deux mondes. Les secteurs autochtones mobilisés vont alors évidemment proposer une toute autre version de l’événement 1492. Déjà, ils vont commencer par dire, ce qui peut paraître extrêmement logique, qu’il n’y a jamais eu de « découverte de l’Amérique ». Ou en tout cas, si elle avait eu lieu, c’était quelques millénaires auparavant. D’une part, évidemment, parce que Christophe Colomb n’a jamais compris qu’il était arrivé sur un continent qui n’était pas l’Asie ; on pourrait dire que ce sont plutôt les Amérindiens qui ont découvert Christophe Colomb et les Européens, alors qu’ils s’étaient perdus dans leur périple vers les Indes. Et d’autre part, il n’y a pas eu de découverte pour une raison encore plus évidente : comment peut-on découvrir une terre déjà habitée ? Bref, les organisations indigènes vont rappeler publiquement, en organisant beaucoup d’événements politiques, qui sont d’ailleurs très médiatisés à l’époque, que cette « rencontre de deux mondes », en réalité, c’était une invasion, l’invasion européenne de l’Amérique. Amérique que d’ailleurs ils vont débaptiser et appeler « Abya Yala » (« terre dans sa pleine maturité »). Et que cette invasion avait surtout signifié, pour une partie assez importante de l’humanité à l’époque (probablement entre 60 et 80 millions de personnes), le début d’une dévastation humaine, matérielle, symbolique, écologique, absolument sans précédent dans l’Histoire. Donc il y aura toute une lutte symbolique qui va s’organiser, notamment autour de la nomination de l’événement : rencontre de deux mondes, choc de deux mondes, célébration ou deuil, etc. L’ensemble des mouvements autochtones à ce moment-là va se ranger sous la bannière de 500 ans de résistance indigène et populaire. Et les marches, les contre-manifestations, les actions symboliques vont se multiplier dans une bonne partie de l’Amérique, en particulier dans les pays andins, au Mexique, en Amérique centrale. Évidemment, l’événement devait culminer le 12 octobre 1992, jour de célébration du cinquième centenaire. Et là, en réalité, ces groupes autochtones vont parvenir à éclipser les commémorations officielles. Ils vont littéralement leur voler la vedette. Ils vont, d’une certaine manière, réussir à imposer un contre-récit non euro-centré de l’histoire de la modernité. Alors, d’une certaine manière, on pourrait dire que ce qu’on appelle la théorie décoloniale, c’est, en quelque sorte, la réplique dans le champ universitaire latino-américain, mais aussi dans la diaspora latino-américaine qui travaille aux États-Unis. Parce qu’en Amérique latine, de longues dictatures sont passées par là, et beaucoup de collègues universitaires, dont Enriquel Dussel, ont dû s’exiler. Pour beaucoup de ces auteurs qui sont des marxistes, des marxistes hétérodoxes souvent, ou des théologiens de la libération comme Enrique Dussel, ce qui apparaît subitement en 1992 ce sont de nouveaux sujets politiques. Des sujets qu’on avait longtemps perçus comme des restes, des reliquats d’un monde disparu, ou en tout cas appelés à disparaître, et qui se mettent à contester le grand récit triomphal de l’Europe, de l’Occident, et qui proposent de décoloniser nos catégories de pensée. Ces revendications vont énormément marquer les intellectuels latino-américains de la gauche critique, en particulier ces marxistes hétérodoxes. Qui, en plus, se retrouvent dans une posture un peu compliquée, comme tous les marxistes, au début des années 1990. En Amérique latine, c’est la fin de la dernière grande expérience révolutionnaire nationale populaire, l’expérience sandiniste au Nicaragua. Mais aussi, ils se retrouvent face à la dévaluation des outils marxistes d’analyse. Ils se retrouvent quelque part condamnés à réévaluer un petit peu leurs catégories de pensée. Donc, une question commence à surgir de ces conceptions issues de la modernité politique (émancipation, révolution, nation, État, citoyenneté universelle…) : est-ce qu’elles ne constituent pas en réalité une sorte de prison de la pensée, qui nous a empêché de percevoir la puissance politique des pratiques, des pensées populaires et autochtones ? Voilà, il y a quelque chose de cette réflexion-là. Ici il faudrait peut-être ajouter (car je vous disais que ces auteurs viennent pour beaucoup du marxisme) que les chercheurs qui vont animer ce groupe de réflexion au début des années 1990-2000 sont aussi les héritiers directs d’une tradition de pensée latino-américaine qui, en réalité, existe depuis la fin du XIXe siècle. C’est ce que je tente de montrer dans le livre, la profondeur historique de cette pensée-là, qui a cherché à rendre compte de la continuité des structures coloniales après ce qu’on appelle officiellement les « indépendances » de l’Amérique latine, qui ont lieu dans le premier tiers du XIXe siècle, au moment où les ex-colonies espagnoles et portugaises se séparent des grandes métropoles européennes. Parmi ces influences majeures, il y a peut-être des noms qui vont résonner en vous. Par exemple, on parle de plus en plus aujourd’hui d’un marxiste hétérodoxe quoique fondateur du parti communiste péruvien, José Carlos Mariategui ; ou d’un historien argentin qui s’appelle Sergio Bagu. On a un vaste mouvement qu’on a appelé aussi « la théorie de la dépendance » en Amérique latine, qui était extrêmement important dans les années 1960-1970, et qui a essaimé d’ailleurs bien au-delà de l’Amérique latine. Et la « théologie de la libération » : Enrique Dussel vient directement de cette filiation politique et théorique. Alors, en réalité, cette constellation marxiste latino-américaine est traversée, dès les années 1930 et jusque dans les années 1970, par une question qui peut paraître aujourd’hui un peu extraterrestre, mais qui avait des implications politiques très importantes : l’Amérique coloniale est-elle le produit d’un féodalisme tardif, qui aurait trouvé à se réinventer quelque part, hors de l’Europe, ou bien le point principiel de l’accumulation primitive qui va rendre possible le déploiement du capitalisme ? La réponse à cette question a des conséquences analytiques profondes. La thèse féodaliste rejette le colonialisme ibérique du côté de l’archaïsme, loin de la modernité capitaliste. En revanche, la thèse du capitalisme dès le début, ab initio comme on dit, lie étroitement l’émergence du capitalisme au colonialisme, au fait colonial, et donc évidemment aux lignes de fracture globales créées par le système colonial. Il y a un livre dont j’imagine que beaucoup d’entre vous l’ont lu, c’est celui d’Eduardo Galeano, Les Veines ouvertes de l’Amérique latine. La longue histoire violente de l’Amérique latine, l’histoire du sous-développement du continent comme on disait à l’époque. Ce n’est pas l’histoire d’une modernisation ratée, inachevée ; c’est l’histoire du capitalisme, dès lors évidemment qu’on le pense depuis la périphérie, et à l’échelle planétaire. Le concept de « colonialité » Ça y est, j’entre maintenant directement dans les concepts. Le concept de « colonialité » est forgé par Anibal Quijano, sociologue péruvien décédé en 2014. En fait il est à la base de tous les développements ultérieurs et il reprend cette idée fondamentale que les asymétries, les hiérarchies globales créés par le colonialisme européen dès le XVIe siècle ont survécu à la décolonisation. Dit autrement : le colonialisme historique, qui est né au XVIe siècle (et qui évidemment quand on regarde l’actualité, ne marche plus), qui est mort dans une grande partie du monde au cours de la seconde moitié du XXe siècle, a débouché sur un colonialisme structurel qui persiste à innerver les rapports sociaux, non seulement à l’intérieur des pays latino-américains, mais à l’échelle du globe. L’une des prémices que partagent tous les tenants de cette perspective décoloniale, c’est cette idée fondamentale que la modernité est rigoureusement inséparable de la colonialité. D’ailleurs c’est pour ça qu’ils ont forgé le terme de colonialité. Il y a une espèce de jeu sémantique avec le concept de modernité. Ça signifie que la violence coloniale sous toutes ses formes n’est pas un dommage collatéral, ce n’est pas une forme pathologique d’une modernité qui serait par ailleurs émancipatrice, mais l’une de ses dimensions intrinsèques. Il y a une expression qui est connue ; souvent on résume à ça la pensée décoloniale, c’est extrêmement réducteur mais cette phrase existe, elle est de Walter Mignolo. Il dit : il n’y a pas de modernité sans colonialité.La modernité n’aurait pas été possible sans colonialité2. Il faut peut-être ici un petit travail d’explication. Il ne dit pas que les valeurs de la modernité, par exemple celle de liberté, doivent être abandonnées. Il ne s’agit pas de ça. Il dit qu’on ne peut séparer, comme l’a toujours fait le discours occidental, la modernité de son côté obscur. L’avènement des Lumières, par exemple, se fait sur fond du commerce triangulaire des Africains. On pourrait même dire que c’est le travail des esclaves, c’est-à-dire le travail humain transformé en marchandise, qui libère le temps que les maîtres européens ont, le loisir, ce temps qui va permettre aux maîtres européens de se consacrer à la réflexion philosophique sur la liberté humaine. Enrique Dussel, dont je parlais tout à l’heure, le philosophe argentin, le premier va s’attaquer à ce qu’il appelle le mythe intra-européen de la modernité. Ou encore, si vous voulez, le fétiche de la modernité. Et il le fait très tôt, au début des années 1990, précisément à l’occasion de la fameuse commémoration de la rencontre des deux mondes. Il publie un petit ouvrage qui a été traduit en français à l’époque aux Éditions ouvrières. Son titre français est 1492 : l’occultation de l’autre. La traduction n’est pas géniale, parce qu’en espagnol le titre est El encubrimiento del otro et littéralement el descubrimiento c’est la découverte, el encubrimiento c’est le recouvrement. Dans ce livre, le philosophe argentin se propose de déconstruire ce qu’il appelle le mythe de la modernité. Il dit que la modernité, c’est-à-dire l’ensemble des modes d’organisation de la vie sociale qu’on connaît aujourd’hui, n’a pas été sécrétée (ça, c’est très important) par des processus internes au développement de l’Europe. Elle n’a pas été sécrétée, générée par les qualités propres, en fait, d’un certain éthos européen. C’est la thèse weberienne, qui situe la naissance de la modernité capitaliste au moment de la réforme protestante. Mais selon Dussel elle surgit de la rencontre entre l’Europe et l’Amérique. Enfin, ce qui ne s’appelle pas encore l’Amérique, en 1492. Dussel dit que la modernité occidentale ne peut pas être pensée séparément de cet autre événement qui est la conquête, la colonisation, la spoliation de l’Amérique. Et donc, en réaffirmant ce lien entre modernité et colonisation de l’Amérique, il défait ce qui, à mon avis, constitue l’une des opérations fondamentales de la pensée moderne : celle de la dissociation. L’émergence de l’idéal d’émancipation, la critique de l’autorité, la fin du théocentrisme et la dévastation coloniale, l’esclavage transatlantique, le génocide américain ne sont pas seulement simultanés dans le temps, ils constituent des développements apparemment contradictoires mais structurellement interdépendants. Pour penser cette interdépendance, Dussel va faire un déplacement chronologique. Il commence par dire que la modernité n’est pas née au moment des Lumières. Ce qu’il appelle la première modernité naît après 1492, au XVIe siècle, après la conquête de l’Amérique. Et, selon lui, cette modernité est avant tout une structure, une modalité de pouvoir qui, dès le XVIe siècle, a son épicentre en Europe du Sud, sa périphérie en Amérique, et qui prend sa source, se fonde sur un rapport très particulier à l’autre, à celui qui n’est pas l’Occidental, au non-européen, si vous préférez. Ce déplacement géographique, temporel, de la modernité est fondamental. Et ça, ça lui permet de dire que cette modernité est d’emblée marquée par une logique qui est dite « sacrificielle ». Autrement dit, Dussel affirme qu’au cœur même de la modernité européocentriste réside une conception du monde violente et exterminatrice. Évidemment, vous comprenez que si on re-situe la naissance de la modernité en Amérique à la fin du Moyen-Âge, l’histoire de la modernité n’apparaît plus comme l’histoire un peu édifiante du dépassement des formes sociales archaïques, l’établissement du règne de la raison, ou la conquête de l’autonomie humaine ; mais avant tout comme une pratique irrationnelle de la violence associée à ce qui se met en place, c’est-à-dire l’accumulation primitive, c’est-à-dire un gigantesque projet de dépossession et d’accaparement. Dans le même ouvrage, Dussel pose une deuxième hypothèse qui est très importante qui lui permet de dire que c’est la modernité qui émerge à ce moment-là. Il dit que la découverte de l’Amérique est le moment aussi où apparaît un nouveau sujet, une nouvelle subjectivité. Il dit que c’est l’Europe comme subjectivité, qui naît à ce moment-là, et qui va ensuite ne jamais cesser de se déployer, de se renforcer. Et cette subjectivité, il l’appelle le ego conquiro, le « je conquiers » littéralement. « Je conquiers donc je suis ». L’exemple le plus parfait de cette subjectivité, c’est le conquistador. Le conquistador, lorsqu’il arrive en Amérique, fonde son pouvoir et sa liberté dans son rapport à l’autre. C’est-à-dire que cette autonomie, cette liberté par rapport au pouvoir établi, qui est au fondement de la modernité, en fait, c’est avant tout une liberté qui se construit par rapport à l’autre, au sujet colonisé, à ce sujet dont l’humanité est sujette à caution immédiatement. Il y a une célèbre devise des conquistadores espagnols qui dit : « Dieu est dans le ciel, le roi est loin, et ici c’est moi qui commande ». On l’a souvent analysée comme l’expression de cette autonomie de fait qui existait au sein de l’Empire espagnol, qui était le plus grand empire du monde, un empire en réalité ingouvernable ; mais ce que cela dit, c’est surtout l’expression de cette nouvelle subjectivité qui s’autonomise et qui va fonder cette liberté et son pouvoir sur l’écrasement de l’autre. Dussel va plus loin, il dit : l’ego conquiro de cette première modernité, c’est la préfiguration pratique, concrète, la base matérielle on pourrait dire, du sujet moderne autonome, individualiste, isolé, délié. L’émergence de ce « moi colonisateur » implique, je l’ai dit, l’émergence aussi du sujet colonisé en même temps, qui lui, pour le coup est nié dans son altérité, c’est-à-dire supprimé dans son être propre. Voilà ce que dit Dussel, d’où le titre : L’encubrimiento del otro. Dussel dit que l’Indien n’a jamais été découvert comme autre, mais comme le même déjà connu, et ensuite recouvert ou occulté. J’ai parlé de modernité-colonialité. Maintenant je vais parler de la deuxième partie du binôme : c’est la question de la colonialité. Le concept de colonialité a été forgé par le sociologue péruvien Anibal Quijano, qui lui aussi a une très longue histoire militante et académique. Ça a été un des grands penseurs de ce qu’on appelait « la théorie de la dépendance » dans les années 1960-1970. Militant aussi parce qu’il a travaillé longtemps dans une communauté, dans un quartier qui avait déclaré son autonomie ; un quartier composé essentiellement de migrants indiens des Andes, dans Lima, qui avaient monté une espèce d’utopie communautaire. Il a été exilé aussi, etc. Enfin, le parcours assez classique de l’intellectuel latino-américain marxiste des années 1960-1970. « Colonialité » : ce mot apparaît dans un texte dès 1992. C’est un texte d’ailleurs que Quijano co-signe avec Immanuel Wallerstein, sociologue étasunien. Pourquoi ne pas avoir conservé des mots qui existaient ? « Colonialisme », « néocolonialisme », ces mots étaient disponibles. Il y avait le mot « colonialisme interne » en Amérique latine. Eh bien, pour une raison simple : c’est que pour Quijano, le colonialisme n’est que l’une des manifestations historiques de quelque chose de plus vaste. Le colonialisme, c’est-à-dire l’usurpation d’un territoire, d’une souveraineté par une puissance étrangère, existe encore, bien entendu : on le voit en ce moment, mais sous des formes résiduelles, si on compare aux années 1940-1950. En revanche, les frontières, les lignes de partage symboliques, cognitives, économiques, spatiales, spirituelles, linguistiques, sexuelles, sur lesquelles reposait l’administration coloniale, continuent à irriguer et à travailler notre monde. Donc la colonialité, ce n’est pas une séquelle du colonialisme. Ce n’est pas simplement le résidu d’une décolonisation qui serait incomplète. C’est une structure profonde, en fait, de la modernité. Et là, j’en arrive au mot qui fâche en France, et qui est au centre de cette colonialité, c’est la question de « la race ». C’est au cœur, en fait, de la colonialité du pouvoir telle que l’a définie Anibal Quijano. Il dit que le projet colonial qui s’amorce avec la conquête de l’Amérique ne se réduit pas simplement à l’appropriation des terres. Il est inséparable, dès le début, d’une technologie coloniale du pouvoir fondée sur (ça rejoint ce que disait Dussel) la production de sujets racialisés. Et immédiatement aussi sur une classification hiérarchique de la population mondiale. Et là, on a l’un des grands apports de la perspective décoloniale. La race et le racisme constituent le principe qui structure le système-monde capitaliste. Enfin, il en est la condition de possibilité. Et voici une idée peut-être un peu contre-intuitive, mais qui est parfaitement discutable : dans l’anti-capitalisme classique, il y a cette idée que le capitalisme aurait entraîné, au gré des besoins d’accumulation, des processus de racialisation. Mais Quirano dit l’inverse. Il dit que la condition de possibilité du capitalisme, c’est la colonialité. Il y a une sorte de scène primordiale pour les américanistes ; on aime bien parler de ça à nos étudiants (pas toujours à bon escient d’ailleurs) vous savez : c’est la controverse de Valladolid. Tout le monde a vu des versions télévisuelles, et il faut bien le dire, quelles que soient par ailleurs les qualités de ces adaptations, elles ont une fonction plutôt apologétique. C’est un peu cette idée : Certes, l’Occident a commis des erreurs, des horreurs, on aime bien dire ça, mais à la fin, la couronne espagnole finit par épouser les vues de Bartolomé de las Casas contre celles génocidaires de Juan Ginés de Sepulveda. Les Indiens ont bien une âme, etc. Si on cherche à comprendre le dispositif de production de vérité qu’elle propose, eh bien, son interprétation change un petit peu. La controverse de Valladolid, en fait (c’est ce que dit Dussel mais aussi d’autres auteurs) c’est quelque part la scène raciste primordiale. Le lieu où va se jouer, sur un mode théâtral, l’essence même de la geste raciste de la modernité. L’autre, ce qu’on appelle l’Indien, est celui qui est soumis à la question sur la nature de son être. D’emblée, pour qu’on puisse statuer sur la nature de son être, il est frappé d’un soupçon d’inhumanité. On lui demande en fait de se débarrasser de son humanité, le temps que le tribunal statue sur son humanité. Et un autre philosophe, Nelson Maldonado Torres, dit que finalement ce débat rend explicite ce qui constitue le fondement de la modernité occidentale. Il dit le doute radical jeté sur l’humanité de l’autre. Et finalement, même ceux qui s’opposent entre eux dans ce débat, en fait partagent les mêmes termes du débat : « Nous pensons, donc ils ne sont pas ». L’autre est problématisé, évalué, soupesé, évidemment par ceux qui se considèrent comme légitimes pour le faire. Le temps de l’évaluation, on demande à l’Indien de se dessaisir de son humanité, qui lui sera éventuellement rendue à la fin, si le tribunal statue en sa faveur. Et on voit bien que, contrairement à ce qu’on a toujours pu entendre, ce qui se joue ici, c’est finalement non pas l’affrontement entre une main gauche et une main droite de l’Occident, mais avant tout la mise en place d’un dispositif, et c’est un dispositif qui nie tout simplement l’autre, qui nie à l’autre, à cet autre qu’on ausculte, le droit à la parole. Alors, il manque évidemment encore un élément pour comprendre l’émergence du système-monde capitaliste colonial à partir du XVIe siècle : c’est le fait que ces identités forgées par la conquête (Indien, Espagnol… il y en aura bien d’autres : Noir…) vont en réalité être articulées à une économie extractiviste, tout entière tournée vers les métropoles coloniales. Dès le début de la conquête, le travail coercitif a pour objet les populations indigènes, puis rapidement les populations mises en esclavage, arrachées au continent africain. Et cette association entre race et travail, enfin entre l’axe européen / non-européen et capital / travail, finalement elle a des conséquences durables. Elle a débouché sur l’universalisation d’une distribution ou d’une division racialisée des rapports de production à l’échelle globale. On la voit bien encore aujourd’hui dans les rapports qui régissent les relations Nord-Sud, cette association race-travail, qui est propre au système-monde capitaliste-colonial moderne, s’est réalisée sur une grande division qui est toujours tendanciellement opérante dans le monde. Les formes de travail non salarié aux non-blancs de la non-Europe, et le salariat à la race des seigneurs européens. Autrement dit, la surexploitation des populations racialisées dans la périphérie coloniale constitue la condition de possibilité de notre simple exploitation, de l’exploitation de ceux qui jouissent du privilège de la blancheur dans les pays du centre. Pour appréhender cette logique de hiérarchisation raciale à l’échelle globale, le sociologue portoricain Ramón Grosfoguel reprend l’idée de « zone du non-être » qui avait été formulée par Frantz Fanon3. Selon lui, un vaste secteur de la population des pays du Sud global, mais aussi dans notre Sud, à l’intérieur même du Nord global, vit dans une zone où la pleine appartenance à l’humanité (c’est le paradigme de Valladolid) et par conséquent aussi l’accès aux droits qui sont attachés à cette reconnaissance ne vont pas de soi. Alors évidemment, « la zone du non-être », ce ne sont pas des lieux géographiques spécifiques. Ce sont des positions au sein des rapports de pouvoir dans le monde, qui se jouent à l’échelle globale, à l’échelle nationale, à l’échelle locale, etc. Dans « la zone du non-être », là où les populations sont déshumanisées, les méthodes utilisées par le système institutionnel pour gérer et administrer les conflits sont fondées sur une violence absolument brutale, jamais euphémisée. Les conflits dans « la zone du non-être » sont tendanciellement gérés par une violence perpétuelle. À l’inverse, les conflits dans « la zone de l’être », sont gérés à travers ce qu’il appelle des mécanismes de régulation ou d’émancipation. C’est-à-dire qu’il existe une codification des droits civils, humains, du travail (de plus en plus réduits, c’est certain), des relations de civilité, des espaces de négociation, malgré tout, des pratiques politiques qui régulent les conflits. Ça ne veut pas dire, bien entendu, qu’il ne puisse pas exister des moments de violence intense dans cette zone de l’être dans le Nord global ; mais malgré tout, ces moments constituent des exceptions à la règle. Très concrètement, comment s’actualise cette colonialité du pouvoir dans les pays du Sud, dans « la zone du non-être » ? On peut trouver beaucoup d’exemples, malheureusement l’actualité en est riche. Mais puisque je parle de l’Amérique latine, je vais parler de la logique extractiviste, qu’on voit aujourd’hui se propager dans les derniers recoins des pays du Sud. En Amérique latine, c’est quelque chose d’affolant, et qui est à l’origine aujourd’hui d’une grande part de la violence qui s’y déploie. On retrouve à peu près toujours les mêmes ingrédients : occupation des territoires, extraction minière à ciel ouvert, monoculture, expulsion, désintégration des communautés paysannes qui y vivent, mise en place d’une économie d’enclaves, où les multinationales bénéficient d’un régime juridique d’exception, et systématiquement, application de formes de discipline des populations qui ne relèvent pas de la biopolitique, c’est-à-dire d’une médecine sociale, d’un faire-vivre, mais d’une nécropolitique, c’est-à-dire essentiellement de la logique du massacre, ou tout au moins de la menace du massacre. Et je crois que la Colombie, malheureusement, est un exemple parfait où on voit toutes ces logiques s’enchaîner les unes aux autres, être articulées. Dans ces zones du non-être, finalement, c’est « la logique d’accumulation par dépossession ». Je reprends ce terme du géographe marxiste David Harvey. Dans ces territoires, ce n’est pas la privatisation, c’est l’expropriation violente des territoires, c’est la destruction des lieux de vie, c’est la destruction des conditions de possibilité même de la vie, en fait, qui se déploie. Marx l’avait dit : l’expansion de la logique capitaliste se fait en lettres de sang et de feu4. Une géopolitique de la connaissance En fait, c’est une réflexion qui renvoie aussi à la question de la production des connaissances. Ce sera mon dernier point. C’est un terme que vous rencontrerez probablement, la notion de « colonialité du savoir ». Cela renvoie à une idée fondamentale : il existe une géopolitique de la connaissance. Autrement dit, une répartition mondiale hiérarchisée, non pas tellement de l’accès au savoir, ce qui serait la perspective classique, mais des savoirs eux-mêmes. Cette colonialité du savoir repose sur l’eurocentrisme. L’eurocentrisme, ce n’est pas un ethnocentrisme parmi d’autres (parce que souvent c’est une critique qui est faite : Enfin, tous les peuples sont ethnocentriques, c’est normal!). L’eurocentrisme, c’est un dispositif de pouvoir / savoir qui est très spécifique, parce qu’il efface sa particularité. Il prétend n’être pas situé. Et donc il se pose comme le seul vrai rapport au réel. Et ce qui est intéressant, c’est que cette prétention à l’universalité, pour pouvoir précisément se présenter comme objective, universelle, doit occulter ce que j’appelais la dissociation, toute l’histoire coloniale, enfin, sa colonialité profonde. La science, la rationalité, doivent apparaître non pas comme le résultat d’un processus de destruction des autres formes de rapport au monde, mais plutôt comme le résultat du génie propre de l’Occident. On retrouve ici, sur la question du savoir, la critique qui est faite par Doucet à la modernité : c’est-à-dire que si la modernité est pour lui coloniale, c’est parce qu’elle a un problème radical avec l’altérité. Elle ne peut s’envisager, pour des raisons qui sont au début essentiellement théologiques, que sous le régime de l’un, de l’universel. La totalité ne peut être que subordonnée à l’unité. D’ailleurs, l’étymologie latine de « universel » ne trompe pas : versus unum / vers un seul. Or – c’est ce que disent ces auteurs – la réalisation de ce projet universel passe par l’anéantissement de la multiplicité des traditions culturelles, philosophiques, religieuses, politiques, etc. Bref, des formes de vie et des manières de faire monde. Autrement dit, la modernité-colonialité n’est pas seulement une théorie du monde. Elle produit un monde, en fait. C’est une théorie qui produit un monde. Et ce monde se propage en éliminant d’autres mondes. C’est un travail littéralement de dépluralisation des mondes. Alors évidemment, heureusement, c’est un projet jamais achevé, en réalité, même si sont marginalisées, méprisées, discréditées d’autres manières de penser, d’autres manières de se rapporter au monde, d’autres manières d’habiter le monde. En Amérique latine c’est assez évident. Là, les autres mondes sont parvenus, peut-être pas tant à résister (parce que cette idée qu’il y aurait des pensées autochtones qui auraient traversé indemnes la colonisation, je pense qu’il faut s’en écarter) mais à ré-exister en permanence. Là, je crois qu’on touche la ligne de front du combat décolonial. C’est la question du comment construire ce qu’eux vont appeler un pluriversalisme. Vous avez déjà entendu ce terme : « pluriversel ». C’est à la mode en ce moment, on le voit un petit peu dans toutes sortes de séries américaines, les plurivers, etc. Pour être juste, c’est un concept qu’on doit à un philosophe étasunien, William James, qui était le frère du romancier Henry James d’ailleurs, et qui disait que la philosophie c’est une illusion. Le monde est multiple, comme nous l’enseigne l’expérience. Il existe une multiplicité de mondes et donc un plurivers. Ce terme refait surface presque quatre-vingts ans plus tard, en Amérique latine, dans le contexte que je mentionnais tout à l’heure, celui de 1992 et la commémoration de la conquête de l’Amérique. Et des intellectuels, des groupes militants vont commencer à utiliser ce terme de plurivers pour critiquer, déconstruire les prétentions hégémoniques de ce fameux grand récit occidental de la découverte, et pour rendre compte aussi de la persistance des formes de vie hétérogènes en Amérique latine. Alors, la notion apparaît chez des théologiens de la libération : Enrique Dussel l’utilise et les zapatistes aussi l’utilisent. Ils ont cette formule poétique qui est d’ailleurs souvent reprise par les penseurs et penseuses décoloniaux : Nous devons construire un monde où il y ait de la place pour beaucoup de monde. On dit « beaucoup de monde », mais il faut comprendre de multiples mondes ou des mondes multiples. Là, il y a quelque chose de très important. Il y a une rupture fondamentale avec la logique de la totalité, en fait. Vous voyez, c’est cette logique de totalité qui tend à faire du champ historique et social un champ unique, un champ continu, comme par exemple cette idée qu’on pourrait passer du capitalisme comme totalité à autre chose, le socialisme comme totalité. Ce que disent les zapatistes, c’est que la lutte contre le monde unique du capitalisme libéral, qu’ils appellent la quatrième guerre mondiale, elle ne passe pas (ou pas seulement) par le dépassement de ce monde-là, mais par la construction latérale d’autres mondes, d’autres manières de faire monde. On retrouve ça chez Dussel aussi, pour qui la notion de pluriversel permet d’ouvrir un horizon utopique. Il appelle ça la transmodernité, il dit que c’est l’avènement d’un monde pluriversel où différents savoirs, différentes cosmologies (y compris l’occidentale d’ailleurs) pourraient dialoguer de manière horizontale. Alors, voici qui est important : ce n’est pas du relativisme culturel. Le relativisme culturel pense la pluralité comme juxtaposition. Non, chez les penseurs décoloniaux comme Dussel, ces mots doivent prendre langue en fait, ils doivent s’engager dans un dialogue. L’autre penseur qui a beaucoup travaillé sur la question du pluriversel, c’est un anthropologue colombien dont vous avez peut-être entendu parler, parce qu’il y a eu une traduction qui est sortie en 2017 (que j’avais faite avec des amis) d’un livre intitulé Sentir penser avec la terre, sorti au Seuil, je crois. Cet anthropologue, militant par ailleurs, s’appelle Arturo Escobar (rien à voir avec Pablo ! C’est comme Colin en France : des Escobar, en Colombie il y en a beaucoup) et il s’est fait connaître dans les années 1990 pour toute une série de travaux sur la question du développement. Dans son livre-phare intitulé L’Invention du développement, il montre que ce qu’on appelle les échecs du développement dans les pays du Sud n’étaient pas liés à des dysfonctionnements institutionnels ou des dysfonctionnements des aides au développement, mais que le problème c’était le développement lui-même. C’est-à-dire que le développement, exactement comme le colonialisme, est une machine d’occidentalisation du monde et surtout de destruction des formes de vie non occidentales. Et donc le pluriversel, comme le pense Arturo Escobar, est une question de justice cognitive. Un monde pluriel où cohabitent et dialoguent différentes manières de vivre, d’interpréter les réalités. On parle aujourd’hui d’ontologies différentes, vous savez, c’est le terme un peu à la mode. Pour Escobar, c’est un monde qui est désirable en soi. C’est aussi un monde qui est plus à même probablement de trouver des solutions face à la crise massive que génère ce qu’il appelle « l’unimonde », la modernité occidentale. Les dialogues entre différentes manières de faire monde, entre différents mondes aussi, permettent de multiplier les points de vue possibles, de construire une polyphonie, on pourrait dire, où les perspectives se complètent, s’enrichissent. Escobar a beaucoup travaillé, il a fait de la recherche militante, une recherche-action au sein de communautés autochtones, de communautés aussi afro-colombiennes sur la côte pacifique de Colombie, dans la région qu’on appelle le Chocó. Et il dit que dans ces sociétés, le monde est perçu comme pluriversel. Le monde est pris dans un mouvement incessant, il est une sorte de réseau mouvant de relations qui lient les humains, les non-humains, les plus qu’humains aussi. Il est radicalement relationnel, il est à tout moment la mise en relation d’une multitude de points de vue ou de perspectives. Cela signifie, en tout cas pour Escobar, qu’il existe des exemples concrets de conceptions non pas universelles mais pluriverselles du monde. Et il dit que dans la mesure où ces conceptions sont moins fondées que la nôtre sur l’occupation du monde, nous pourrions nous en inspirer pour sortir du labyrinthe de cette modernité. Reconstruire une écologie du savoir Ma conclusion sera que la problématique décoloniale c’est prendre aussi au sérieux ces pensées, ces expériences, ces modes d’existence autres, qui possèdent une historicité profonde, parfois d’ailleurs bien plus profonde que celle de la modernité occidentale. Les prendre au sérieux, c’est considérer qu’elles nous concernent, qu’elles existent aussi au sein de nos propres rapports au monde. Quelque part, bien enfouies, mais elles y sont encore. Voilà, pour finir cette présentation à la fois trop longue et trop synthétique de ce qu’implique la notion de colonialité. Alors évidemment, on l’a vu, elle re-manifeste cette dynamique épistémicidaire qui rythme l’histoire de la modernité. Mais il ne s’agit pas de faire de la repentance, ce n’est pas la question. Elle doit nous permettre d’envisager la possibilité d’alternatives cognitives, philosophiques, épistémiques, etc., pour sortir de notre présent qui est de moins en moins présentable. Voilà, je crois que c’est cela, la dimension propositionnelle du courant décolonial. Quelqu’un qui est sociologue au Portugal, à Coimbra je crois, Boaventura de Sousa Santos, a une belle expression. Il dit : Il faut reconstruire une écologie du savoir. Le débat Une intervention : Merci pour cet exposé. C’était vraiment passionnant et compréhensible, alors que les concepts n’étaient pas toujours faciles. Mais j’ai été surpris de la quasi-absence du mouvement indigéniste, andain en particulier (c’est dans les Andes qu’il est le plus fort), parce que tu évoques la résurgence pour l’anniversaire de 1992, mais avant cette date il y a eu, en particulier en Bolivie, un mouvement indigéniste très fort. J’en parle parce que j’ai bossé très longuement dans une imprimerie avec un camarade exilé de Bolivie, et il me parlait toutes les nuits de l’Empire inca. Il racontait que le Parti Ouvrier Révolutionnaire (P.O.R., qui était un très gros parti trotskiste en Bolivie à l’époque) avait explosé sur la question indigène. Lui-même était indien, et disait que le parti avait explosé parce que la direction politique était menée par des Espagnols fils de grands bourgeois, qui refusaient d’entendre les revendications indigènes. Cela avait amené à une vraie fracture dans ce qui était un gros parti de masse, très inscrit avec la Centrale Ouvrière Bolivienne (C.O.B.) dans l’extractivisme et chez les mineurs en particulier. Le courant indigéniste qui s’était détaché du P.O.R. avait donné naissance à trois courants : un courant qu’il qualifiait de « socialiste »’, en disant : « Bon, comment vivre bien avec les Espagnols qui nous colonisent encore aujourd’hui ? » ? Et c’est ça que tu n’évoques pas du tout dans ton introduction et qui m’amène à te poser la question. Donc un premier courant, vivre avec, à égalité avec nos exploiteurs espagnols, parce que ce sont toujours nos exploiteurs quand même sur le fond, même s’ils produisent beaucoup d’intellectuels décoloniaux. Un deuxième courant pour une restauration de l’Empire inca, et un troisième courant qu’il qualifiait de fasciste, et qui disait qu’il faut remettre tous les Espagnols à la mer. Et ça se discute, politiquement. Après tout, il y a d’autres endroits où on a accepté l’idée que les colonisés remettent les colons à la mer, donc pourquoi pas dans les Andes ? Comme le sujet n’était pas du tout abordé dans ton exposé, je voulais poser cette question. Philippe Colin (PC) : Oui, tu as complètement raison. Dans cet ouvrage avec Lissell Quiroz, co-autrice du livre, qui est péruvienne, andine, on a voulu reconstruire la généalogie d’une pensée décoloniale. En tout cas, d’une théorisation décoloniale qui a émergé, en fait, dans un certain marxisme orthodoxe, dans les années 1930 à peu près. Parce qu’elle a dans sa mémoire profonde encore ce lien, à la fois avec le territoire, et aussi avec une sorte de communalisme. De ce communalisme peut naître (on retrouve des débats qu’aura Marx à la fin de sa vie) finalement une société communiste qui ne passe pas par les étapes obligatoires, qui ne suit pas le modèle européen. Donc vous voyez, la pensée andine est fondamentale dans la pensée décoloniale. C’est vrai que je n’ai pas eu le temps… Tu fais référence en Bolivie à ces mouvements qui sont plutôt aymara que quechua. On a fait une espèce d’histoire exotérique, je dirais, de la question décoloniale. Il y aurait une histoire ésotérique à faire, c’est-à-dire celle de ces pensées souterraines qui ont réfléchi à la question de la continuité coloniale depuis l’arrivée des Espagnols. Et ça, c’est quelque chose qui circule au sein des communautés indiennes, cette idée-là, qui est fondamentalement l’idée de colonialité. Un personnage très important en Bolivie est Fausto Reinaga. Fausto Reinaga, (peut-être que ton ami t’en a parlé, est une figure fondamentale mais qui fait partie de ceux… je ne sais pas s’il faut le qualifier de fasciste, parce qu’il est surtout inspiré par Frantz Fanon et par ce qu’il a vu : la manière dont s’est résolue la question coloniale algérienne) dit effectivement : « C’est un colonialisme de peuplement que nous avons vécu ici, il va falloir foutre les Espagnols dehors ». Donc il y a des textes comme ça, extrêmement violents, où il est dit : Voilà, il faut en finir avec les Blancs au Bolivie. Mais c’est vrai, tu as raison. J’ai pu repérer aussi (c’est une espèce de généalogie profonde de la colonialité) un livre que j’ai vu sur la table et qu’on avait traduit avec une camarade, intitulé Les Pensées de l’Indien qui s’est éduqué dans les forêts colombiennes, qui est le testament politique d’un leader indigène du sud de la Colombie. Aujourd’hui c’est la grande figure tutélaire des luttes indigènes en Colombie autochtone. Dans le texte il le dit : les Espagnols n’ont jamais quitté ce territoire et ils continuent de nous dominer, la colonisation ne s’est jamais arrêtée. Cette idée-là, fondamentale, elle existe en réalité au sein des communautés indiennes. Parce qu’ils ne les connaissent pas souvent, en plus. C’est-à-dire que l’émergence de figures d’intellectuels publics autochtones est assez tardive. Elle arrive à la fin des années 1970, ou des années 1980. Le texte, par exemple, qu’on a traduit avec la collègue et camarade, a été occulté pour les Blancs jusqu’aux années 1970. Et ce sont finalement des théologiens de la Libération, au début des années 1970, qui vont, en faisant un travail de recherche-action avec les communautés, apprendre l’existence du texte et, avec l’autorisation des communautés autochtones, le publier comme un outil de lutte. Mais bien souvent ces pensées-là ne dialoguent pas entre elles. Quand je disais qu’elles sont ésotériques, elles le sont aussi au sens propre, c’est-à-dire que souvent, par exemple, le leader sur lequel on a travaillé, il est perçu dans les communautés comme un prophète, comme un leader messianique qui va renverser le pouvoir des Blancs. Donc évidemment on n’en parle pas aux Blancs, ça reste au sein des communautés. Mais c’est vrai, je pense qu’on aurait pu faire une autre histoire que celle qui apparaît dans le bouquin, de l’émergence d’une pensée décoloniale. Là on s’est concentré malgré tout sur des auteurs métis, blancs, etc., qui, en Amérique latine, pendant très longtemps, ont occupé la vie intellectuelle, académique. C’est en train de changer, doucement, mais ce n’était pas le cas dans les années 1970-1980. Une intervention : Y a-t-il un rapport entre la pensée décoloniale et la fin des « grands récits » telle que Jean-François Lyotard l’a théorisée ? PC : Oui. Ça s’inscrit un petit peu là-dedans, évidemment. Je le disais tout à l’heure : ces intellectuels, après la fin de la révolution sandiniste en 1988, prennent quand même une claque énorme dans la figure. C’est la dégradation aussi de la révolution cubaine. Il y a quelque chose comme ça. Il y a cette idée, évidemment, que nos grandes catégories de la modernité (émancipation, etc.), qui auparavant étaient capables de changer le cours de l’histoire, eh bien, elles doivent être critiquées. Et puis il y a cette idée-là, que c’est peut-être au sein des pensées populaires, autochtones, qu’on peut trouver de nouvelles manières de penser la libération, qui se détachent, en tout cas en partie, de ces grands récits émancipateurs de la modernité. C’est ce que je disais des zapatistes, quand ils proposent de créer un monde où il y ait de la place pour beaucoup de mondes. Cette idée-là aussi est fondamentale. C’est-à-dire, non plus changer la totalité du monde à travers une grande révolution qui ferait tabula rasa, mais construire sur des mondes latéraux. Ça peut paraître peut-être dommage, critiquable. Peut-être qu’il y a un enfermement dans des micro-utopies, des choses comme ça. Mais ça peut s’inscrire effectivement dans une volonté de dépasser l’épuisement de certains grands récits de l’émancipation, en renouant avec des formes de lutte de libération, d’émancipation populaire qui étaient invisibles jusque-là. Une intervention : Comment peut-on faire le lien, ou est-ce qu’il ne manque pas un lien à faire pour expliquer la modernité, entre la colonialité et le patriarcat, dans le sens où l’exploitation coloniale, j’imagine, est accompagnée aussi d’une exploitation des femmes pour produire ce monde moderne occidental ? Car c’est parce qu’on exploite les femmes aux tâches quotidiennes, qu’on donne le temps aux hommes d’acquérir une pensée, un savoir, etc. Et donc de créer ce monde, ce système-monde occidental. Enfin, je m’interroge sur le manque de la pensée du patriarcat dans l’explication de cette modernité et du lien, en fait, entre ces systèmes de domination. PC : Oui, je dois faire un mea culpa, je le reconnais. Je n’ai pas d’excuse. Ou bien l’excuse, c’est que la vraie spécialiste de cette question-là (ça a été théorisé, la question du patriarcat, ce qu’on appelle « la colonialité du genre ») est, notamment, une philosophe argentine qui s’appelle María Lugones. Et dans le livre, il y a tout un chapitre qui est consacré à cela. Mais comme c’est ma collègue qui était spécialiste de ça, je ne me suis pas aventuré là. Mais je peux le faire malgré tout rapidement, sans être le grand spécialiste… j’ai quand même lu mon livre ! Maria Lugones dit que la manière dont Quijano lui-même, dont elle était amie a pensé la colonialité, était complètement aveugle à la question du patriarcat, du patriarcat occidental en particulier ; parce qu’elle n’est pas adepte d’une théorie qui consiste à dire que le patriarcat est une forme transhistorique qui existe partout, de tout temps, etc. Pour elle, ce qui s’impose en Amérique, au moment de la colonisation, après 1492, c’est un certain type de patriarcat qui est fondé sur le binarisme sexuel, qui n’existait pas forcément dans les communautés… [ici PC ne veut pas employer les mots « indiennes », « pré-colombiennes », etc. NDLR] c’est difficile à dire… les habitants de ce continent qui ne s’appelait pas encore l’Amérique. Elle dit qu’en fait c’est le principe de non-contradiction qui a été imposé à travers le binarisme sexuel à ces sociétés… je n’aime pas le mot « pré-colombien » mais comment l’éviter ? Dans énormément de sociétés américaines on peut être homme et femme en même temps, mais aussi un animal ou autre chose, etc. , sans que cela implique des contradictions insurmontables. Elle dit que c’est ce patriarcat-là très spécifique, occidental, qui s’est imposé au moment de la colonisation de 1492 et c’est pour ça qu’elle parle de « colonialité du genre ». Alors après cela, ce qu’on appelle le féminisme décolonial aujourd’hui, c’est un champ de recherche, mais aussi un champ d’action politique extrêmement divers, extrêmement riche, et qui est probablement aujourd’hui le plus productif, même du point de vue conceptuel. On a aujourd’hui des féminismes décoloniaux, des féminismes communautaires, des féminismes autochtones, etc. Tous ces groupes ne se parlent pas forcément, ont des positions parfois assez radicalement différentes sur certaines choses, mais en tout cas ça a donné lieu à à une véritable explosion de créativité conceptuelle, politique, etc., dans les milieux féministes. Avec cette idée fondamentale, qui n’est pas propre aux Latino-américaines, et qu’on retrouve dans l’ensemble des féminismes du Sud : le féminisme des Blanches n’est pas notre féminisme, et le patriarcat qu’elles subissent n’est pas le patriarcat que nous subissons. Donc nous devons forger nos propres instruments de lutte. Une intervention : Merci pour votre intervention, que j’ai trouvée très précise. Je ne suis pas un grand connaisseur de l’Amérique du Sud, mais sur la pensée décoloniale, je peux faire un petit rappel historique. Aimé Césaire avait donné sa démission au Parti communiste et à Maurice Thorez en 1956, en lui reprochant d’avoir un universalisme de surplomb et « décharné ». Et je me suis interrogé. Ce qui pourrait me poser problème, c’est : est-ce qu’on ne va pas vers un ethno-différentialisme ? On parle de pluriversel, mais est-ce que ce n’est pas un ethno-différentialisme et finalement un enfermement ? Parce que ce qui est visé, quand même, c’est l’homme de tout temps, de tout pays qui est le même. Les races n’existent pas, mais l’éthos existe. Je suis un homme de mon temps, qui a trempé dans une culture marxiste universaliste, et j’en ai encore de bons restes. Bien que je sois plutôt du côté libertaire aujourd’hui, je suis quand même imprégné par cette façon de penser qui a défini ma sensibilité. C’est ce qui me fait peur : est-ce qu’il pourra y avoir une communication entre différentes ethnies qui n’ont pas grand chose à voir ensemble et quels vont être les vecteurs de communication entre elles ? J’ai bien peur que ça reste un paralogisme, et que la critique du « décharné » tombe dans l’inverse, tombe dans une incarnation où personne n’aurait plus rien à dire aux autres et resterait dans sa tribu. PC : Il y a peut-être des réactions dans la salle. Je ne sais pas si quelqu’un veut intervenir ? Une intervention : Oui. Moi, l’impression que ça m’a fait, c’est qu’on avait affaire à un face-à-face, un face-à-face colonial latino-américain. Tu as parlé de Wallerstein. Derrière lui il y a beaucoup de gens, même Saïd aussi, d’une certaine manière. Un face-à-face de l’Europe coloniale, et spécifiquement l’Europe coloniale espagnole, et du reste du monde, qu’il soit colonial ou qu’il vive sa vie dans ces périodes où la modernité se forme. On a l’impression qu’elle se trouve un peu hors-jeu dans la formation de cette pensée systémique, parce que là on arrive à une conception de l’Histoire, une conception de l’évolution de la civilisation humaine à la période de la modernité et de la création du capitalisme. Il y a cette pensée systémique dont, quelque part, les penseurs décoloniaux sont aussi les enfants, parce qu’ils ont adopté finalement la science, le logos, et ils ont été formés à la pensée, au mode de pensée occidentale. Ils s’en sont servis comme d’une arme pour critiquer, pour déconstruire, ou reformuler d’une manière systémique d’ailleurs cette construction, cette vision et ce mouvement de la modernité. Mais j’ai l’impression que c’est un moment fort dans la pensée du monde actuel. Ces mouvements de pensée comme celui de la décolonisation existent, mais j’ai l’impression qu’il y a quelque chose qui est inachevé dans une pensée qui se veut achevée systémiquement. PC : Je vais essayer de répondre aux deux en même temps, parce que je sens qu’au fond la critique est un peu la même. Je pense que c’est probablement aussi l’effet de vous avoir exposé ça en 45 minutes ou une heure. Ce n’est même pas un mouvement, en réalité. Ce sont des travaux d’une multitude de chercheurs, chercheuses, militants, militantes, qui partagent quelques catégories, quelques notions, et en particulier cette notion analytique de colonialité, mais qui ne l’utilisent pas toujours de la même manière. Donc en fait, c’est un champ extrêmement hétérogène. Ne croyez pas qu’on a quelque chose aujourd’hui comme une espèce de théorie figée, qu’on pourrait présenter comme décoloniale. En fait, c’est une pensée en ce moment qui est en chantier, littéralement. Je crois que tous ces auteurs qui ont travaillé sur ces concepts de colonialité, de pluriversel, qui ont travaillé sur les questions de transmodernité, comme Dussel etc., le disent eux-mêmes : « Nous ne voulons surtout pas fonder une école. On ne va pas être l’école de Francfort, ni quelque chose comme ça. On propose des conseils qui permettent de déconstruire ce que Dussel appelle le  »mythe intramoderne de la modernité » ». Mais ces concepts doivent se transformer, doivent être réutilisés, doivent être resémantisés, doivent servir à autre chose. C’est ce qui est en train de se passer, et dans ce qu’on pourrait appeler cette immense constellation décoloniale aujourd’hui, il y a vraiment de tout. Quelqu’un comme Enrique Dussel serait assez proche finalement de ta conception de l’universel. En tout cas, s’il refuserait l’univers, il défendrait l’universalisation. C’est-à-dire que pour lui, ce dialogue transmoderne doit malgré tout aboutir à une universalisation, mais qui emmène un processus jamais achevé, en fait, et donc qui respecte la pluralité. D’autres, et c’est ce qui m’intéresse peut-être moins, ou dont je me sens le moins proche, effectivement pourraient se rapprocher de formes de célébration de l’autochtonie, avec parfois des formes très idéalisées de l’autochtonie, comme des formes de pensée qui auraient traversé les siècles et qui seraient à même de nous permettre d’opérer une espèce de conversion ontologique ou métaphysique. Ça c’est la version, à mon avis, qui est la plus proche du New Age et qui m’intéresse le moins. Les auteurs dont j’ai parlé pour l’essentiel (peut-être pas Arturo Escobar, anthropologue qui se rapproche de gens comme Descola aujourd’hui ou Viveiros de Castro, mais Dussel, par exemple, ou Quijano) sont restés des marxistes toute leur vie, en réalité. Mais ils ont introduit au sein de leur analyse marxiste, en la situant, en lui donnant un ancrage, une véritable incarnation puisque tu parlais d’incarnation. La question que pose Dussel, c’est ce que devient l’émancipation et toutes les grandes questions portées par la gauche, lorsqu’elles sont pensées depuis la périphérie, lorsqu’elles sont pensées depuis le Sud. Et c’est ce travail qu’ils vont opérer sur les concepts, en fait. Une intervention : Pensez-vous que l’enquête sur l’islamo-gauchisme à l’Université, réclamée par la ministre de l’Enseignement supérieur, est une tentative pour faire taire les spécialistes des études post-coloniales dans une France prisonnière de ses fantômes et de ses dénis ? PC : Oui. Une intervention : Merci. Effectivement, ça fa

t réfléchir et toute ta présentation est très intéressante. Je pense qu’effectivement, en tant que Blancs nés dans un pays qui a fait subir le colonialisme, nous avons aussi un questionnement à nous poser. Qui on est et de quelle société on est issu ? On ne peut pas faire l’impasse sur ça. C’est l’universalité que portent les sociétés européennes et la France, entre autres. Pour moi, elle est puante, elle me pose vraiment problème. Alors évidemment, ce n’est pas celle que tu expliquais. En tant que marxiste, on défend autre chose, mais on défend autre chose aussi dans le cadre de notre société présente, issue de cette histoire-là. Je crois que c’est important de l’avoir en tête quand on pense à notre rapport aux autres sociétés en général. Pendant ton exposé, j’ai eu une réminiscence du film Tambien la lluvia. C’est l’histoire de réalisateurs espagnols je crois, qui tournent un film sur 1492, en Bolivie il me semble. Et l’acteur principal, finalement, il ne veut plus jouer l’Indien. Il fait grève parce qu’on lui pique son eau, ce sont les effets du capitalisme généralisé mondial, il ne peut plus avoir accès à l’eau dans son village. Voilà : on aime bien l’Autochtone, mais quand il entre bien dans notre film et dans notre case aussi. PC : C’est un film très intéressant et qui réfléchit sur la question des continuités coloniales à plusieurs niveaux. Certes, sur le gouvernement bolivien qui veut imposer à ce moment-là la privatisation de l’eau à Cochabamba en 1999 ; mais aussi, sur le tournage des Espagnols qui prétendent faire un film pour dénoncer la colonisation espagnole et qui se comportent comme des colons à tout moment en sous-payant les acteurs. Enfin bref… Oui, oui, il est chouette ce film. Une intervention : Je voulais vous poser trois questions. – Quels sont les rapports réciproques entre l’expérience zapatiste et les courants ou certaines figures du mouvement décolonial latino-américain ? – Quelle est la perception mutuelle que ces deux secteurs ont les uns des autres ? Est-ce que, selon vous, il y a ou il y a eu ces dernières années des États, des gouvernements en Amérique latine qui ont favorisé voire mis en œuvre une politique décoloniale ? – Et la troisième partie de cette unique question, c’est : est-ce qu’il y a aujourd’hui en Amérique latine, enfin, dite Amérique latine, le développement d’une critique non réactionnaire de la pensée décoloniale ? PC : Les liens entre le mouvement néo-zapatiste et la théorie décoloniale sont très profonds. Le mouvement zapatiste fait partie de ce moment de 1992. En réalité, pour des questions logistiques, les zapatistes décident de lancer le soulèvement armé le 1er janvier 1994. Mais à l’origine, il devait avoir lieu le 12 octobre 1992. Donc ça fait partie de ces mouvements qui ont profondément inspiré dans le champ académique ce qu’on appelle les auteurs décoloniaux. Ils sont aussi des enfants de cela, pour certains. D’autres plus anciens, comme Enrique Dussel, qui vient de la théologie de la libération, s’est exilé au Mexique à partir de 1977, et vit au Mexique (il est prof à l’UNAM). Il a des relations avec tout ce monde qui, à l’époque, tourne beaucoup autour de théologiens de la libération, qui prêchent la révolution dans le Chiapas et d’où va surgir le zapatisme. Donc, tout de suite après le soulèvement, Enrique Dussel va soutenir les zapatistes, il va s’y rendre régulièrement. Voilà : il y a des liens qui sont consanguins. Pour répondre à la deuxième question : il y a eu quelque chose comme des tentatives, effectivement, pendant ce qu’on a appelé « la décennie rose » en Amérique latine (en gros, les années 1999-2010) où vous vous souvenez, la carte politique de l’Amérique latine était rose avec des variations du rouge au rose clair. En particulier dans les pays andins, en Équateur et en Bolivie, il y a eu à l’intérieur de ces mouvements de résurgence de la gauche des mouvements constitutionnalistes avec la convocation de constituantes qui ont profondément refondé les constitutions. C’est le cas notamment de la Bolivie, qui a l’une des rares constitutions plurinationales, du moins qui s’affirme comme une constitution plurinationale de l’État de Bolivie, et qui reconnaît donc l’existence à l’intérieur d’un État de plusieurs nations, ce qui érode l’ancien schéma État-Nation, et qui donne une personnalité juridique à la nature, par exemple, en citant explicitement la Pachamama dans le texte. La constitution bolivienne affirme aussi la nécessité d’atteindre le bien vivre (et le terme est cité aussi en quechua : le sumak kawsay) en opposition d’ailleurs au vivre mieux. Ça apparaît tel quel dans la constitution. Donc ça a existé. Malheureusement, les politiques, y compris les gouvernements de gauche de cette période, ont poursuivi la politique extractiviste. Cela a financé en grande partie les programmes sociaux qui ont été d’une grande efficacité. Il faut reconnaître qu’au Brésil, on a sorti des millions de gens de la pauvreté. Ce fut le cas aussi en Bolivie, etc. Mais, évidemment, avec une politique extractiviste. Et donc ils sont entrés assez vite en conflit avec les communautés autochtones qui étaient affectées par ces politiques. Mais c’est toute la difficulté de sortir d’un modèle. C’est la question de la dépendance qui est posée. C’est-à-dire : comment sortir d’un modèle extractiviste lorsque depuis cinq cents ans, au sein de la division internationale du travail, vous êtes assigné à la production de matières premières ? C’est une question éternelle en Amérique latine et qui jusqu’à maintenant a toujours été une impasse. Et la troisième question : est-ce qu’il existe une critique non réactionnaire ? La critique réactionnaire existe, elle est abondante même, et le héros de cette critique c’est Mario Vargas Llosa, prix Nobel de littérature, qui est devenu un personnage assez peu recommandable, même s’il a pu écrire quelques bons romans, on peut le concéder. Oui, il existe une critique non réactionnaire, et elle vient plutôt d’un marxisme plus orthodoxe qui critique (un peu comme en France, et elle n’a parfois pas complètement tort) une espèce de dérive de la politique des identités. Face à cette idée que l’exploitation en Amérique latine reste massive, l’abandon de la question de la classe sociale au profit d’une multitude d’identités diffractées, finalement nuit à l’efficacité de la lutte. C’est plutôt ce type de critiques qui sont portées.