ÉMANCIPATION ENTRAVÉE et RÉEL DE L’UTOPIE, AUJOURD’HUI L’idéal au risque des idéologies du XXe siècle

ÉMANCIPATION ENTRAVÉE et RÉEL DE L’UTOPIE, AUJOURD’HUI

L’idéal au risque des idéologies du XXe siècle

Michèle Riot-Sarcey est une historienne qui a publié de nombreux ouvrages sur l’utopie, l’histoire politique et le féminisme, dont Le Réel de l’utopie en 1998 et Le Procès de la liberté en 2016. Dans la continuité de ce dernier ouvrage, elle publie en 2023 L’Émancipation entravée. L’idéal au risque des idéologies du XXe siècle. Elle a créé en 2005 avec Gérard Noiriel et Nicolas Offenstadt le Comité de Vigilance face aux Usages publics de l’Histoire (CVUH).

Un temps de désillusions, d’inquiétudes, de catastrophes, d’autoritarisme, de terreurs et de guerres s’annonce alors que s’achève le premier quart du XXIe siècle. Que sont devenus la liberté et les divers mouvements pour l’émancipation humaine qui éclairaient si fort l’entrée du XXe siècle ? Qu’en a fait ce siècle terrible des guerres mondiales et du fascisme, où la déshumanisation et l’inhumanité ont été portées à leur comble ? Que sont devenues les luttes d’indépendance et de libération ainsi que les révolutions ‒ politiques, sociales, intellectuelles, scientifiques, techniques  qui l’ont traversé ? Comment ont-elles pu nous conduire là où nous sommes arrivés aujourd’hui ? Avec la fin de l’illusion des doctrines libératrices, concomitante à la chute du mur de Berlin, l’idéologie libérale triomphe, au nom d’une liberté dont les apôtres du système ont inversé le sens. Pourtant, partout dans le monde, l’espoir d’une émancipation enfouie sous les discours idéologiques se réveille aujourd’hui. De quels possibles cet espoir est-il porteur ? Répondre à ces questions implique de revenir sur l’histoire longue afin de comprendre comment le sens actif du mot « liberté » s’est trouvé effacé par les idéologues. Dans son dernier livre, qui va nourrir ce débat, Michèle Riot-Sarcey démonte l’ensemble des dispositifs d’entrave au pouvoir d’agir des individus au XXe siècle. De l’affaire Dreyfus à mai 68, en passant par la confiscation des expériences ouvrières par les avant-gardes et la mise en ordre de la pensée structurale, l’historienne analyse les processus par lesquels le sujet libre, à chaque moment décisif, s’est trouvé effacé au profit de visions totalisantes. Mais l’idée authentique de liberté se ranime régulièrement et fait retour dans les lieux les plus inattendus. Près de nous : dans la France suburbaine avec les Gilets jaunes, dans l’Ouest avec la Zad de Notre-Dame-des Landes, dans les plaines du Poitou avec les Soulèvements de la Terre ou, plus près encore, sur la Montagne limousine avec les alternatives sociales et existentielles du Plateau… mais aussi dans d’innombrables endroits par le monde. L’émancipation, ses entraves au XXe siècle, d’une part, ses résurgences et son renouveau actuels, d’autre part : deux thèmes proposés au débat pour cette conférence sur « le réel de l’utopie », sur ses chances aujourd’hui.

Rencontre avec l’historienne Michèle Riot-Sarcey

Samedi 16 décembre 2023 à 14h30 à Faux la Montagne, salle du conseil (mairie)

Auteure de nombreux travaux sur l’histoire du féminisme et des luttes ouvrières et politiques du XIXe siècle, Michèle Riot-Sarcey s’est penchée dans son dernier ouvrage, L’Émancipation entravée, sur l’histoire du XXe siècle pour montrer comment de nombreuses raisons ont entravé le pouvoir d’agir des individus : que ce soit le poids de l’ordre libéral qui « s’est institué comme modèle de gouvernement par l’assimilation de la liberté au libéralisme, par l’identification de l’État républicain à la démocratie et par la substitution du progrès technique au progrès humain », ou bien que ce soit l’historiographie des dominants, les avant-gardes soi-disant éclairées, les partis uniques (ou pas), la domination des concepts, etc.

Pourtant elle perçoit aussi une vitalité qui ne rompt pas avec les premières organisations ouvrières du XIXe siècle. Il existe des initiatives de terrain, porteuses d’un avenir politique autre, ce que Michèle Riot-Sarcey nomme « le réel de l’utopie », et dont une partie des Gilets jaunes ou des alternatives et luttes actuelles peuvent témoigner.

Nous vous proposons un temps d’échange avec elle le samedi 16 décembre à Faux-la-Montagne. Un moment où nous pourrons librement discuter, confronter nos points de vue sur l’état du monde au regard de son analyse, discuter celle-ci, ou l’abonder. En nous référant bien sûr également à ce qui se vit sur le plateau de Millevaches et ailleurs.

Pour pouvoir participer à cet échange, il n’est pas indispensable d’avoir lu les ouvrages de Michèle Riot-Sarcey. Mais il est toujours utile de les lire, avant ou après la conférence-débat. Voici les deux derniers livres qu’elle a publiés :

Le Procès de la liberté (qui est centré sur le XIXe s.) : https://www.editionsladecouverte.fr/le_proces_de_la_liberte-9782707175854

LÉmancipation entravée (qui est centré sur le XXe s.) : https://www.editionsladecouverte.fr/l_emancipation_entravee-9782348037696

Si besoin, plus de renseignements auprès de Michel Lulek au 06 40 84 48 90.

 

Débat :

Michèle RIOT-SARCEY L’ÉMANCIPATION ENTRAVÉE

Francis Juchereau, pour le cercle Gramsci : Il y a deux ans, Michèle, tu avais animé ici même une conférence à propos de ton avant-dernier livre, Le Procès de la liberté, dans lequel tu faisais « revivre les idées de liberté surgies au cours des expériences ouvrières et des révolutions sociales en France au XIXe siècle ». Tu as proposé une vision, une manière d’ausculter et d’envisager l’Histoire – ses acteurs et ses événements  qui t’est propre, donnant toute leur place aux « vaincus » et à leur action émancipatrice. Une histoire1 à laquelle on n’a pas habituellement affaire.

Dans cette logique, tu es chez toi ici, sachant que dans l’histoire ouvrière et sociale de ce XIXe siècle, Limoges a été aux avant-postes de la révolution démocratique et sociale de 1848. Plus de vingt ans après ces événements, la brève insurrection communarde d’avril 1871 à Limoges a été la queue de comète de ce mouvement insurrectionnel de mars à juin 1848.

Aujourd’hui, nous allons nous rapprocher dans le temps avec la suite de tes travaux qui constatent les dégâts causés aux mouvements d’émancipation par les idéologies au cours du XXe siècle, mettant à mal ce « réel de l’utopie » que le mouvement ouvrier et populaire avait fortement fait émerger au siècle précédent. Je te laisse à présent la parole. Une précision, cependant, me semble utile : dans les années 1960, tu es entrée dans le vie active non pas comme historienne mais par la porte du monde du travail, comme employée. Il importe aussi de savoir d’où chacun et chacune parle.

L’EXPOSÉ

Michèle Riot-Sarcey : Merci. J’ai simplement travaillé avant de reprendre mes études. Mes parents ne pouvaient pas me les payer, chose classique à mon époque. Mais cette expérience m’a donné à penser l’Histoire de manière peut-être différente. J’ai vécu le travail au moment des événements extrêmement importants qui marquèrent la fin de la guerre d’Algérie, puis ceux de 1968. Cela donne quelque chose d’un peu différent du chemin suivi par l’étudiant classique. Et du même coup, je me suis rendu compte pour la première fois en écrivant la fin de cet ouvrage (j’écris depuis longtemps des livres sur le XIXe siècle – ses questions féministes, révolutionnaires, de l’utopie) que c’était mon expérience qui m’avait conduite à écrire ce deuxième volume, L’Émancipation entravée (après Le Procès de la liberté) qui s’arrête en 1968 – je prépare une suite avec un troisième volume.

Je me suis posé une question extrêmement simple : comment écrire l’Histoire, celle qui nous concerne maintenant ? Qu’est ce qu’elle montre, qu’est ce qu’elle efface ? Nous ne sommes pas simplement au bord de la catastrophe, nous sommes dans la catastrophe. Et on a l’impression que la totalité des événements est ignorée des populations. Or, nous subissons les illusions passées, les erreurs passées, les exactions passées. Nous vivons aujourd’hui une épreuve de vérité en nous rendant compte à quel point les livres d’histoire ne répondent pas aux questions qui sont posées, ou pas posées. On le voit bien avec le conflit Israélo-Hamas. Les historiens ont une responsabilité extrêmement importante par rapport à cela.

Mais je n’aime pas brûler les étapes. Étant « dix-neuvièmiste » et ayant vécu pendant des années avec toutes sortes de « héros » au sens de Baudelaire et de Walter Benjamin – l’ homme de la vie quotidienne qui affronte le quotidien  il n’est pas simple de traiter de la situation actuelle. J’ai vécu avec ces héros et héroïnes du XIXe siècle pendant des dizaines d’années, dans les archives de la Bibliothèque de l’Arsenal. Et, à force de me confronter à ce monde totalement oublié (j’ai fait un livre avec un collègue : 1848, la révolution oubliée), je me suis mise à écrire Le Réel de l’utopie et tout ce qu’il était possible de dire sur les femmes d’alors en m’arrêtant notamment sur une période inouïe, très courte, entre 1831 et 1834 où l’émancipation du peuple et des femmes étaient à la mode au sens où on entend la mode aujourd’hui. Donc, à l’issue de ce Procès de la liberté, je me suis posé la question : Qu’est devenue l’émancipation du peuple et des femmes ? Qu’est-elle devenue au XXe siècle, cette émancipation tant à la mode ? J’ai donc voulu interroger le XXe siècle depuis l’histoire du siècle précédent. Non pas d’un siècle à l’autre, mais simplement à partir des espérances, des promesses du XIXe siècle.

Les promesses enterrées

Vous avez peut être en tête le tableau de Courbet, L’Enterrement à Ornans. On a dit que Courbet était un peintre réaliste. Pourtant L’Enterrement à Ornans est tout sauf réaliste. Ses personnages occupent presque tout l’espace par rapport aux collines qui forment le fond du tableau. On se demande ce que ces gens enterrent. Il y a deux personnages qui sont peints de manière extrêmement réaliste, mais habillés comme l’étaient les révolutionnaires de 1789. En fait, on sait que Courbet a vécu cet enterrement comme un drame, de la même manière que George Sand. On enterre quoi, ici ? Les promesses de la Révolution. Ce sont ces promesses qu’on enterre en 1848, avec la répression. Les quarante-huitards étaient persuadés que c’était la dernière des révolutions, celle qui allait mettre en oeuvre la République démocratique et sociale. C’est la raison pour laquelle la première mesure prise immédiatement par le gouvernement provisoire de la IIe République a été relative au droit au travail. Mais ça n’a pas du tout duré. La République, non pas sociale, mais à la sauce Tocqueville2, l’a emporté. En juin 1848, la répression a été terrible. Je m’interroge donc : Que sont devenues ces promesses de 1848, enterrées juste après leur naissance ? D’autant que celles-ci renaissent en 1871 pendant la Commune. Elle renaissent de manière extrêmement importante. En quelques semaines seulement, le peuple parisien ultra-républicain (mais pas à la Tocqueville) résiste à l’adversité, aux armées prussiennes. La République démocratique et sociale défend la vraie république. Les mots retrouvent leur vérité. Si je fais un retour vers ce passé, c’est pour retrouver ce à quoi les gens du peuple adhéraient vraiment de manière palpable, perceptible.

Avec ce nouveau bouquin, L’Émancipation entravée, j’ai donc interrogé le XXe siècle. J’ai commencé par une petite synthèse sur le XIXe pour rappeler les promesses et les fabuleuses croyances qui existaient depuis 1789. Mon introduction commence avec l’émancipation telle qu’elle était imaginée par des gens comme Condorcet pendant la Révolution. Condorcet s’est à la fois opposé aux Jacobins et aux Girondins et, pour éviter la guillotine, il a préféré se suicider. Mais auparavant, il a écrit un hymne au progrès de l’esprit humain : un poème digne de Baudelaire. Je me suis mis dans la peau du Condorcet de la Révolution française d’où est venue l’idée d’émancipation, et dans celles des femmes de 1830 qui ont pris sa suite. J’ai mis six ans pour réaliser ce livre, l’écrivant tout en faisant mon enquête. C’est un travail dantesque, fabuleux. Je suis partie de l’affaire Dreyfus pour aller jusqu’à mai 1968, en passant par les États-Unis, l’Espagne, et les mouvements de décolonisation. Donc en passant par des populations qui s’interrogeaient sur le devenir du monde tout en étant assujetties à toutes sortes de contraintes. La première étant, comme vous le savez, le libéralisme. Nous y sommes encore.

L’émancipation

J’ai donc interrogé de manière précise le devenir de l’émancipation en ce qui concerne la XXe siècle, question régulièrement posée au cours de l’Histoire : par les femmes de 1830 et bien après, dans les années 1940, par les théoriciens qui critiquent le marxisme orthodoxe, ceux de l’école de Francfort, Adorno et Horkheimer3 notamment.

Je constate donc qu’on s’interroge ponctuellement sur ce qu’est devenue l’émancipation, au sens où l’entendaient les gens du XIXe. C’est Pierre Leroux (1797-1871) qui l’a le mieux définie en ces termes : « Être libre au sens émancipé, c’est être dégagé de toutes les tutelles et être en pouvoir d’agir dans tous les domaines ». C’est donc pouvoir agir intellectuellement, politiquement, socialement et au sens privé de la personne, c’est-à-dire être en capacité d’être soi-même. Mais être soi-même, cela veut dire livrer une bataille perpétuelle, parce que la liberté doit se conquérir dans un monde qui non seulement ne la donne pas, mais se l’approprie pour les élites. C’est un monde qui déploie un tel système mensonger, qu’être libre aujourd’hui signifie s’exploiter soi-même. Non seulement nous avons perdu l’idée d’émancipation, mais l’idée de liberté a fait de tels détours que ce sont actuellement les influenceurs qui sont censés donner le « la » de la liberté !

Je me suis attelée à cette idée de l’émancipation développée au XIXe siècle. Les gens du peuple, qui n’avaient aucun droit, ont construit dans les faits l’expérience émancipatrice à travers les associations : d’abord les sociétés de secours mutuel, les sociétés de résistance, puis les sociétés d’organisations. En 1848, profitant d’une situation de catastrophe et d’incuries multiples, les gens du peuple se sont associés jusqu’à constituer une Association des associations, qui avait pour tâche d’organiser la production, la vente, etc. Organiser en quelque sorte la société dans son ensemble. Ainsi, une des initiatrices de cette Association des associations, Jeanne Deroin, explique en 1849 : « Désormais nous n’aurons plus besoin d’Assemblée nationale, nous n’aurons plus besoin de représentation, parce que, tous associés, nous sommes en capacité de nous gérer nous-mêmes. »  Elle n’avait pas lu Marx. Elle était ouvrière comme Proudhon – auquel elle s’est d’ailleurs opposée sur les questions d’émancipation de la femme.

Je reprends donc au XXe siècle le fil de ma démonstration et on s’aperçoit de deux choses. Premièrement, l’émancipation a disparu car elle a été appropriée par des leaders, toutes idéologies confondues (libéralisme, fascisme, socialisme, communisme), ces guides politiques censés libérer le peuple. D’autre part, on se rend compte, au fur et à mesure de l’évolution de la société et de ses progrès matériels (la fée électricité, etc.), que le progrès humain tel qu’il était pensé par Condorcet, c’est-à-dire d’abord celui de l’esprit humain, s’est progressivement réduit au progrès de la technique. Le progrès technique s’est substitué de fait à l’idée d’émancipation telle qu’on l’avait envisagée : le bien-être pour la totalité de la population ne signifiait plus son mieux-être.

J’ai commencé mon livre avec l’affaire Dreyfus, en montrant que l’antisémitisme continuait d’avancer masqué, car certains dreyfusards continuaient en fait d’être antisémites. Après l’affaire Dreyfus, la République s’installe, triomphante. Elle oublie non seulement l’expérience émancipatrice, par laquelle les individus s’émancipent eux-mêmes, mais dans la foulée la question fondamentale de l’auto-organisation. Il n’y a pas de liberté si c’est l’autre qui vous l’accorde. Pour s’émanciper, il faut que soi-même on se libère. Mais des autorités se mettent en place, autorités politiques en principe libératrices. On passe alors de l’idéal à l’idéologie, et à force de progrès technique c’est l’aliénation qui l’emporte : l’assujettissement des individus à la machine l’emporte. On va alors aussi considérer que le peuple ne peut pas s’émanciper simplement par l’association.

Au départ, à la fin du XIXe siècle, un pas en avant avait été fait avec la création des organisations syndicales, politiques, et de l’Internationale. On a alors l’impression qu’on marche vers la liberté. En principe et du point de vue du discours : oui, incontestablement. Mais à partir du moment où se met en place la hiérarchie entre ceux qui savent et ceux qui subissent, l’écart se creuse. On commence par éliminer ceux qui ne veulent pas de cette organisation hiérarchique. La première élimination sera celle des anarchistes, dès la Deuxième Internationale (1889).

Je poursuis, au début du XXe siècle avec la Deuxième Internationale : ces dirigeants politiques (les socialistes d’avant la création des partis communistes) très bien intentionnés peuvent susciter, par exemple, de la part d’un délégué d’un congrès l’interrogation suivante : « Vous vous rendez compte, il n’y a pas un seul prolétaire dans la salle ! » Ce qui n’était pas du tout le cas avec la Première Internationale (1864-1876) où un proudhonien pouvait féliciter Marx, à Genève, de ne pas avoir pris part à une réunion parce qu’il n’était pas prolétaire. Dans la manière dont la Première Internationale avait été organisée, c’étaient bien les travailleurs qui se libéraient eux-mêmes. Dès la Deuxième, la situation s’est particulièrement complexifiée et il n’en a plus été question. La domination et l’aliénation se sont accentuées. Il est vrai qu’il est particulièrement difficile de s’auto-organiser dans ce nouveau contexte industriel, économique et social, où les syndicats comme les organisations politiques étaient devenus absolument nécessaires.Voilà comment peu à peu s’est mis en place un processus d’élimination de l’émancipation. Aujourd’hui, on découvre l’étendue de la catastrophe.

Étudiant la Révolution russe de 1917, j’essaye de démontrer cette réalité avec des témoins de l’époque. Mon premier grand témoin est Alexandre Berkman, juif lituanien émigré à la fin du XIXe siècle aux États-Unis à 17 ans. Il est d’abord ouvrier anarchiste, puis intellectuel. Victime de la répression anti-ouvrière du début du XXe siècle aux États-Unis, il est expulsé en 1919 vers la jeune Union soviétique. Nous sommes dans les années 1920, au début de la Révolution russe. Il voit ce qui se passe : l’élimination des opposants et la mise en place immédiate de la bureaucratie. C’est avec Berkman que je mets en quelque sorte en pièces le mythe bolchevique. Je me sers également de l’extraordinaire puissance inventive de l’abstraction artistique qui naît à ce moment-là. J’observe de près l’école de Vitebsk4 en faisant un travail sur Malevitch5 pour comprendre comment le mythe (bolchevik) ajouté au cinéma (d’agit-prop) se constitue et s’impose de manière logique. C’est-à-dire qu’on ne peut imputer à Lénine, à Trotski ou à tel ou tel la responsabilité de la situation. C’est bien plus compliqué, car il s’agit d’un processus dans une situation de guerre civile, d’isolement international de l’Union soviétique et de difficultés matérielles innombrables et inouïes. La situation est telle que cette logique s’enclenche, et quand Staline à la fin des années 1920 prend le pouvoir, on assiste à l’élimination systématique des opposants au cours de procès retentissants (les grands procès de 1938).

J’avance, au fur et à mesure, de manière chronologique. Dans ma mise en perspective – j’allais dire dans ma mise en pièces – des idéologies, je cite ces témoins qui explicitent ce qui se passe vraiment là où ils sont. Je prends alors un deuxième témoin fondamental, Boris Souvarine6, pour faire la critique sociale des années 1930.

Je précise que je parle de l’émancipation en tant que processus et expérience ouvrière-populaire mise en cause par les idéologies, et non d’idéal. La démarche de Marx, reconnaissant en 1865 dans une lettre à l’Internationale l’erreur qu’il avait faite en 1848 en qualifiant de « socialiste utopique » le mouvement auto-organisé des coopératives en Angleterre, est exemplaire à cet égard. Marx en tant que théoricien, mais aussi comme militant politique, reconnaît et convient de l’importance de cette expérience ouvrière en Angleterre. Au siècle suivant, dans l’Entre-deux-guerres, on n’en est plus là. L’expérience ouvrière se réduit à l’application des mots d’ordre les plus largement répandus par les appareils politiques.

Les idéologies

Je continue donc avec la critique des idéologies, d’abord l’idéologie libérale, ensuite l’idéologie marxiste orthodoxe que je prends soin de bien séparer du marxisme critique en tant que pensée (cf. l’École de Francfort). Et on arrive précisément à cette période catastrophique de la montée du fascisme, et du nazisme ensuite. Je ne développe pas sur l’idéologie fasciste. Dans mon ouvrage je parle notamment de la signification de sa prégnance de plus en plus grande. Le stalinisme est en place, mais à ce moment il n’est pas possible de le mettre en cause de manière systématique, car l’URSS et l’Internationale Ouvrière, le Komintern, apparaissent comme le rempart contre le fascisme. D’où les énormités d’Aragon, écrivant son poème en faveur de Staline. Mais on l’a vu à l’oeuvre, ce rempart au fascisme ! Donc je fais un détour par la guerre d’Espagne et je montre que cette lucidité apparente est en fait une illusion gravissime, qui aboutit justement à la mise à l’écart de l’émancipation.

Mais pendant ce temps, il existe quand même des brèches. L’utopie est toujours là. La brèche, en 1936, n’est pas tellement en France avec le Front populaire, mais en Espagne. Son intérêt réside dans la manière formidable avec laquelle elle se défend et essaie de percer, mais la répression est trop forte. Tout au long de mon travail je me suis intéressée au livre de l’historien britannique Eric Hobsbawm (1907-2012), L’Âge des extrêmes, qui est une traversée du XXe siècle. Pourtant même chez lui, l’URSS s’en tire bien en Espagne. Il écrit que l’URSS a quand même été le rempart face au fascisme.

Je passe sur l’extraordinaire catastrophe que constitue la Deuxième Guerre mondiale. Pendant ce temps, le progrès technique fait des pas de géant. En 1945, vous imaginez la catastrophe qui vient de se dérouler ! Il y a des gens lucides, notamment Günther Anders7 que j’utilise. On redécouvre maintenant ce penseur dont je connais depuis très longtemps les travaux grâce à un grand chercheur, Philippe Evernel8, qui m’avait conseillé dès 1968 de le lire absolument. Ainsi, dès les années 1950, Günther Anders montre la fuite en avant du monde contemporain vers la technique et l’oubli : on ne veut pas voir, ni entendre, ni savoir ce qui s’est passé. Et c’est à cette étape de mes recherches que j’effectue alors le gros travail qui est au centre de mon livre : le traitement critique d’une troisième idéologie, le structuralisme.

Le structuralisme se développe à l’issue de la Deuxième Guerre mondiale, avec notamment Claude Lévi-Strauss9. Je rends d’abord hommage à Lévi-Strauss, dans la mesure où celui-ci a permis une ouverture extraordinaire sur les peuples premiers avec tout ce que cela implique comme reconnaissance. Il va même faire une critique radicale de la civilisation occidentale et mettre en cause le progrès technique. Mais au fur et à mesure que la puissance intellectuelle du structuralisme se lève, ses théories entraînent la méconnaissance de traits fondamentaux des personnes et des sociétés humaines. Lévi-Strauss partage avec un des linguistes les plus prestigieux, Roman Jacobson, les mêmes conceptions structuralistes. J’ai étudié à cet effet minutieusement leur correspondance, qui montre que peu à peu l’intellectualisme structural se met en place et de manière suffisamment élaborée et complexe pour permettre à Lévi-Strauss, qui a une ambition fabuleuse, de comprendre les sociétés quelle que soit l’histoire, quelle que soit la géographie, quelle que soit la temporalité. Il veut montrer que les sociétés sont en fait guidées par des structures contre lesquelles les hommes ne peuvent absolument pas aller. Il appuie sa théorie notamment sur l’interdit de l’inceste. Ainsi, l’histoire a tendance à être largement contenue, voire éliminée à travers cette idéologie par des permanences, des raideurs, des obligations… Et tout cela s’explique par des mythes. C’est un retour aux mythes. Dans un chapitre précédent, je procède d’ailleurs à une critique de la pensée de Georges Sorel (1847-1922) et de sa théorie du mythe qui, appliquée à la politique, sera tristement illustrée par le mythe bolchevik. Mon livre a aussi comme objectif de répondre à Walter Benjamin qui demande de libérer incessamment l’histoire des mythes. Je me suis donc efforcée de démonter le mythe qui tend à enlever toute capacité d’intervention des individus sur leur histoire : il n’est plus alors question d’émancipation. Même le philosophe Michel Foucault (1926-1984), qui est un structuraliste critique, n’a pas un mot dans son oeuvre sur l’émancipation, malgré sa thèse extrêmement intéressante qui montre le lien entre pouvoir et résistance. Le processus du structuralisme aboutit en 1968 à cette aberration invraisemblable qu’est l’althussérisme. Le philosophe Louis Althusser (1918-1990) expliquait que le complexité de la société, de ses structures, est telle que celui qui vit la domination en continu ne peut accéder à la connaissance de sa propre expérience. Elle lui échapperait. Althusser, qui avait l’ambition de remplacer Marx, considérait qu’il fallait être en mesure de comprendre les mécanismes des structures de l’exploitation dans toute leur complexité. Bref, selon lui, les philosophes seraient maîtres après Dieu ! Résultat : aucune expérience n’aurait de sens sans l’explication des spécialistes de la connaissance. On aboutit à cette aberration fabuleuse où, dans les années 1960, alors qu’une partie de la population chinoise est assassinée au nom de la Révolution culturelle, on vante partout, en France en particulier, les bienfaits du Petit Livre rouge et des thèses de Mao Zedong. Est-ce que cela est terminé ? Aucunement. Le cadre structuraliste subsiste. Voir à ce propos Lacan (1901-1981), psychanalyste et théoricien pour qui « l’inconscient est structuré comme un langage ».

Je termine mon livre par la décolonisation. J’ai traité cette question en mettant surtout l’accent sur deux colonies : le Vietnam et l’Algérie, mais pas seulement. J’en évoque d’autres, comme le Kenya ou le Cameroun, qui ne sont pas françaises. Là encore, c’est le même processus. Ho Chi Minh, qui a été le grand héros de la libération vietnamienne, a éliminé dès le début tous ceux qui ne suivaient pas une ligne conforme à la politique du Komintern. C’était difficile à l’époque, pour qui luttait contre le colonialisme, d’aller à l’encontre de tout cela. Mais grâce à des historiens américains notamment, j’ai réussi à mettre en scène cette difficulté.

Avec l’Algérie, j’ai voulu y regarder de plus près. Je m’y suis d’ailleurs rendue au moment du Hirak et j’ai participé à un certain nombre de manifestations. J’ai voulu voir vraiment comment ça se passait, de façon à comprendre comment la population, tout d’un coup, a voulu se réapproprier sa libération confisquée de 1962. Je vous assure qu’aller sur place en Algérie, c’est un peu comme suivre les Gilets jaunes ici, en France. Ce que j’ai fait également. Rien ne vaut l’expérience pour voir ce qui se passe et surtout écouter. Donc j’ai voulu comprendre cette réappropriation de la libération qui leur avait été confisquée en remontant dans le passé et savoir comment ça s’était déroulé.

Je vous épargnerai mai 1968, certains d’entre vous l’ont connu. On pourra revenir sur cet épisode dans la discussion. Voilà donc mon livre sur le XXe siècle et l’émancipation que je viens de parcourir très, très rapidement.

Francis Juchereau (FJ) : Pour résumer très brièvement : le XIXe siècle était un temps révolutionnaire, lourd de promesses, que le XXe siècle a complètement recouvertes.

Michèle Riot-Sarcey (MRS) : Oui, mais pas au départ, c’est-à-dire jusque dans les années 1910. Adorno a raison de parler des « fausses années 1920 » qui ont suivi. Nous discutions en aparté du mouvement Dada. Il y avait là un vrai pôle de créativité. Ce n’est plus le cas dans les années 1920, avec le surréalisme. En même temps que naissait le dadaïsme, c’était aussi l’invention fabuleuse de l’art abstrait. J’ai beaucoup travaillé ces questions grâce à Walter Benjamin10. Lui a pensé l’Histoire, moi je l’écris, pour voir si ça tient toujours.

Vous imaginez la naissance de l’art abstrait ! Je pense en l’occurrence à Paul Klee11 qui disait que cet art « rend visible ce qui est invisible ». Ce début de XXe siècle est absolument extraordinaire. Ce n’est pas simplement la révolution russe en 1905, mais partout ça s’enflamme. On croit à nouveau à l’émancipation, une émancipation davantage pleine de promesses parce que l’éducation s’est répandue, parce qu’il y a eu des révoltes et parce qu’on a l’impression d’être moins abruti par l’exploitation. Il apparaît aussi quelques lois sociales. C’est un élan extraordinaire. Je l’ai vraiment imaginé en voyant à Paris l’exposition sur l’art abstrait en Russie, à Vitebsk. Cette ville était entièrement peinte : les rails, les wagons… On imagine la population. C’était un moment fabuleux, même s’il y avait des tensions entre les uns et les autres. Même si le peintre Malevitch est comme Proudhon : un personnage extrêmement autoritaire. Il n’empêche qu’on y croit. On y croit, vraiment. Et c’est un peu partout que ça se passe. L’anarchisme est alors arrivé en Chine… Surgissent alors des éléments de croyance invraisemblables et l’ouverture de tas de possibles. J’ai mis en exergue de mon livre ce que disait Edgar Quinet : « La Révolution française a ouvert la voie à l’impossible ». Je revois cet impossible ressurgir ponctuellement, plus tard, dans les années 1930. Mais le fascisme est tellement présent que les choses ne peuvent pas s’épanouir.

LE DÉBAT

Une intervention : Justement, par rapport à l’émancipation et à sa perte, je constate en ce moment un appel à la liberté qui s’exprime fortement. Dans nos milieux, les gens osent effectivement aujourd’hui faire des choses qu’ils n’osaient pas faire il y a dix ou vingt ans pour s’opposer au système, frontalement. Mais quand ça résiste trop, le pouvoir est plus fort que nous.

MRS : On vit à présent une épreuve de vérité. Les idéologies ont failli et toutes sortes de choses se font. Demain je serai sur le Plateau limousin, où ce genre d’expériences se déroulent. J’ai suivi les Gilets jaunes et, de très près, quelques-uns de leurs collectifs. D’ailleurs, mon livre se conclut par les témoignages d’un Gilet jaune de Commercy et d’un habitant de Faux-la-Montagne, qui montrent que nous sommes aujourd’hui dans une situation où nous pouvons affronter la réalité. Les Gilets jaunes de Commercy, comme ceux de Saint-Nazaire, avec leur Assemblée des assemblées, ont réinventé la démocratie. J’étais présente, j’en suis témoin.

C’était extrêmement difficile de faire en sorte que qui que ce soit dans l’Assemblée puisse prendre la parole, que tous participent. Il est également difficile d’organiser de petites commissions avec très peu de gens pour que chacun puisse s’exprimer, ainsi que de tirer des conclusions et faire la synthèse. Mais les traces de cet apprentissage, de cette expérience très difficile, sont là. J’ai tous les documents. Mais j’attends que les acteurs écrivent. Et l’historien doit maintenant être acteur de l’histoire contemporaine.

Une intervention : Ton discours est très brillant, il faut le reconnaître. Mais qu’en est-il de la classe ouvrière ? Parce je demeure un marxiste. Tu veux dénoncer le mythe bolchevique ; mais le mythe bolchevique, il est partagé : d’un côté il y a les staliniens, de l’autre côté les trotskistes. Ce n’est pas si simple. La classe ouvrière a-t-elle un rôle ? Les classes sociales ont-elles un rôle ? Je suis marxiste, donc je pense toujours que les classes sociales sont le moteur de l’Histoire. Toi, tu sembles effacer ce moteur.

MRS : C’est l’inverse. Je n’ai pas développé ici la totalité de ce que j’ai écrit dans mon livre, mais je démontre pied à pied, point par point, à quel moment on perçoit, justement, le surgissement du véritable moteur de l’Histoire que sont les classes sociales, et en particulier les classes ouvrières. Je prends des témoins. Ça te touchera directement au c?ur car je prends, par exemple, comme témoin un acteur de la grève de 1947 en France. Je fais la même chose aux États-Unis où la classe ouvrière a été écrasée. On parle toujours des syndicats, mais les premiers syndicats n’avait rien à voir avec le syndicalisme actuel. Je leur donne à chaque fois la parole. Ils sont moteurs d’Histoire. Mais les idéologies surplombantes sont suffisamment organisées pour empêcher, en quelque sorte, leur émergence. Mon livre est ponctué de ces émergences. C’est maintenant d’autant plus vrai que les idéologies ont failli et mettent du même coup ces acteurs au premier plan. Mais on a une tellement longue histoire de délégation de pouvoir, qu’il est très difficile aux uns et aux autres de reprendre en charge leur propre liberté.

Le même intervenant : Les idéologies n’ont pas tant failli ; c’est la classe sociale oppressive qui s’est montrée souple et puissante. Elle s’est montrée capable d’acheter, de capter une partie de la classe ouvrière au fur et à mesure que telle ou telle théorie se présentait, comme le réformisme, apparu en France avec Millerand – le presque synonyme de Mitterrand  y a 120 ans au sein des gouvernements. Toute une série de personnages vont être attirés par les mirages de la bourgeoisie. Mais au fur et à mesure de ce processus, une idéologie, à mon sens, n’a pas fait faillite, et je m’y réfère toujours : le marxisme. Mais j’ai vu, au fur et à mesure, que les idéologues chargés de représenter ce marxisme sont tombés et nous ont trahis.

MRS : Mais je ne dis pas autre chose.

Une intervention : Juste une question sur ce que représente la classe ouvrière. Est-ce que c’est une catégorie historique, ou peut-elle être résumée en une catégorie sociologique, comme semble le suggérer l’intervenant précédent ? Je crois que c’est une catégorie historique, comme Marx l’indique dans le Manifeste communiste de 1844. Sinon, on ne comprend pas ce que veut dire l’idéologie, c’est-à-dire le mensonge par rapport au réel.

MRS : Bien sûr que c’est une catégorie historique, ça paraît évident, mais je ne pense pas que le camarade disait l’inverse.

Une intervention : Vous avez mentionné le fait qu’aujourd’hui, il y avait un enjeu au niveau de l’émancipation. J’ai bien compris l’émergence de mouvements sociaux porteurs de l’émancipation. Mais comment passe-t-on de ces germes à la réalité de l’émancipation ? Ma question est peut-être aussi pour faire le lien avec 1968, où j’ai l’impression qu’il y avait de fortes forces sociales allant vers l’émancipation. Et il y avait aussi à côté de fortes forces politiques pouvant potentiellement sublimer ces forces en force de pouvoir vers l’émancipation des gens. Aujourd’hui, dans l’émergence que l’on observe, on a une situation où il n’y a pas de groupe politique ayant la capacité de sublimer cette émancipation en germe, pour la faire passer à des situations de pouvoir ou de révolution.

MRS : C’est étonnant : je ne cesse de présenter un peu partout mon livre, et c’est toujours la même question qui revient. Cela veut dire qu’on atteint un degré de lucidité et de pensée critique largement partagé par les uns et les autres. Cette question, je me la suis posée et cela va être l’objet de mon troisième volume, après Le Procès de la liberté et L’Émancipation entravée.

Donc je partirai de 1968 pour aller jusqu’à maintenant et tenter de répondre à cette question qui est la plus difficile. Je disais en aparté qu’à l’heure actuelle il est très difficile de prendre en charge sa propre émancipation ; il faut sortir des tutelles qui nous enferment. Et cette remarque ne date pas d’aujourd’hui : Sénèque avançait cette idée il y a 2000 ans.

Le système libéral et néolibéral atteint un degré de perfection dans sa capacité de se recycler constamment. Le système publicitaire, notamment, est capable de détourner complètement les idées libératrices pour, au contraire, enfermer. Le libéralisme a réussi la chose inouïe de fragmenter les individus. Les gens sont isolés et essayent de s’en sortir, soit dans la famille, soit tout seuls, soit à travers le yoga. Déjà Benjamin expliquait cela avec l’expérience du spiritisme, car il est impossible de vivre dans cette société quand on est lucide. Il faut donc en sortir ; il faut bien vivre. On n’est pas féministe 24h sur 24, parce qu’on deviendrait cinglée. On n’est pas marxiste 24h sur 24, parce que ce n’est pas possible. Il n’empêche que pour être libre, il faut constamment s’interroger. On a dit pis que pendre sur le « woke ». Mais qu’est-ce que c’est ? Comme l’écrivait Jacques Derrida à propos de la déconstruction : c’est être en capacité d’éveil. C’est-à-dire, chaque fois, se poser la question : Ce qu’il dit ou ce qu’elle dit, d’où ça vient ? Comment ? Quel sens ça a ? Et on ne peut pas faire ça tout seul. Donc, la première chose, c’est constamment être en capacité de dialoguer. D’ailleurs, on n’est pas libre seul. On n’est libre que si l’autre est libre. C’est la définition de Condorcet. C’est un travail immense. Et cela fait deux siècles que le système vit par la délégation de pouvoir : deux siècles d’apprentissage et de tradition de la délégation de pouvoir. Et en face il n’existe pas de tradition d’auto-organisation. On a l’impression à chaque fois de réinventer quelque chose. C’est un travail absolument dantesque. Mais (il y a un « mais » !) la catastrophe est tellement imminente, ne serait-ce que la catastrophe écologique. Il fait 50°C au Brésil et les copains au Chili me disent que ça brûle en ce moment à Valparaiso à cause de la chaleur. Tout le monde est conscient de cela. Si on n’a pas le réflexe spontané et immédiat de s’auto-organiser, eh bien, on meurt tout simplement.

Cela paraît être un discours extrêmement radical et extrêmement pessimiste, mais on n’a pas le choix. Le mur est suffisamment difficile à franchir et ceux à qui on délègue le pouvoir, sont dans l’incapacité de prendre la moindre mesure, même avec la meilleure volonté du monde. Face à cette situation, je pense qu’il va y avoir des réactions absolument inattendues. Regardez l’entraide dans les villages, avec les inondations ! Je pense qu’il y a là quelque chose qui va permettre une accélération de l’auto-organisation, parce qu’on n’a pas le choix.

Une intervention : Est-ce qu’on n’est pas à la fois dans l’espérance, dans le sens que vous mentionnez, et sur une ligne de crête où on peut basculer aussi ? Le chaos peut amener le fascisme. Voyez ce qui se passe en Argentine, où les plus pauvres votent pour un président qui va leur supprimer des aides, libéraliser l’éducation, etc. C’est pareil pour l’éventuelle arrivée prochaine de Trump. On risque de basculer, pas dans l’auto-organisation, mais dans la délégation de pouvoirs aux fascistes.

MRS : Je suis complètement d’accord avec vous. Et c’est face à ce risque immédiat qu’en ce moment un certain nombre de gens sont en train de s’auto-organiser en Argentine, voyant l’horreur absolue arriver. Il va y avoir des réactions beaucoup plus rapides qu’on n’imagine.

Le même intervenant : Dans cette perspective, l’auto-organisation est certes incontournable, mais à un moment donné se pose le problème du rapport entre auto-organisation et délégation pour affronter des problématiques qui sont planétaires. On ne pourra pas affronter ces problématiques en s’auto-organisant au niveau local. À un moment donné, il faut que cette auto-organisation trouve des relais articulés.

MRS : Bien sûr. Mais ça se fera, c’est obligatoire. Même les Gilets jaunes y ont réussi, même s’ils n’ont pas perduré.

Une intervention : Dans ce match qui a duré 250 ans (puisqu’on part de Condorcet), où s’affrontent d’une part l’utopie-émancipation-auto-organisation et, d’autre part, le capital allié à tout ce qui opprime, tu fais le constat que les formes de l’auto-émancipation ont été battues.

MRS : Elles ont été confisquées par une avant-garde.

Le même intervenant : Elles ont quand même été battues. De manière répétitive, elles n’ont pas réussi…

MRS : Non, elles n’ont pas été battues.

Le même intervenant : Les coopératives ont été récupérées. Les mutuelles…

MRS : Elles n’ont pas été battues. Elles ont été récupérées. Le camarade de Lutte ouvrière dit aussi cela et d’un certain point de vue, il n’a pas tort. Elles ont été récupérées. Le système a fait de telle manière qu’il y a eu substitution. Par exemple : c’est quoi, l’État social ? Je le démontre dans mon livre.

En 1945, il y a eu un vrai compromis historique, entre les forces de résistance, les forces qu’on disait progressistes, et le libéralisme capitaliste. Donc, pour avoir la paix, il y a eu cet État social. Et de fait, on a transformé la liberté en protection. Du même coup, tous les partis politiques ont parfaitement marché, tellement bien marché que tous les socialistes, toute la sociale-démocratie s’est mise au ban de l’histoire, même si des gens comme Mitterrand ont été très largement protégés par les historiens. Regardez ce que la IVe République a fait pendant la colonisation et la guerre d’Algérie : une collaboration avec les forces de domination.

Les forces progressistes n’ont pas été battues. Elles se sont laissé guider par des compromis invraisemblables. J’ai découvert qu’il n’y a pas eu une seule grève en France décrétée par les syndicats en faveur de la libération de l’Algérie ou du Vietnam ! On a fait en sorte d’enrober la totalité de ces avant-gardes progressistes dans un processus suffisamment subtil, suffisamment pervers pour qu’on aboutisse à des aberrations.

Le même intervenant : On peut perdre une bataille sans perdre la guerre dans le temps long. Les formes de l’émancipation ne se sont pas affirmées, n’ont pas pris une puissance telle que, même partiellement, elles aient vraiment gagné des positions.

MRS : Il faut déjà savoir comment ça s’est passé. J’essaye d’expliquer avec mon bouquin comment on est arrivé là.

Une autre intervention : Et malgré ton constat, l’émancipation est une revendication permanente. Elle traverse les 200 ans et les modes d’auto-organisation, même s’ils ne sont pas majoritaires, ont toujours existé. On vient de parler des Gilets jaunes. On a parlé de la guerre d’Espagne aussi. Mais ça existe aujourd’hui sous des formes différentes dans des collectifs. Elle existait sur les ZAD et ainsi de suite.

Le même intervenant que ci-dessus : Mais le problème est : pour quel résultat ? Compte tenu des enjeux, des rapports de force, on aurait besoin aujourd’hui de trouver des points d’accroche qui nous permettraient de dire qu’on a effectivement des expériences, des formes, des maquettes nouvelles dans tous les domaines de la vie, qu’on appelle ça de l’auto-organisation ou tout au moins des formes émancipatrices.

MRS : Mais il y en a plein, sauf que, comme les idéologies n’ont plus cours, il n’y a pas la mise en ?uvre de cette centralité qui transforme l’idéal en quelque chose de l’ordre de la doctrine. Mais petit à petit, on va découvrir, on va apprendre de tout ça. C’est difficile à suivre, il faudrait une nouvelle internationale, comme la Première du terme, pour qu’on puisse se coordonner. Mais on est quand même un certain nombre à l’écoute de ce qui se passe en Argentine, de ce qui se passe en Chine où il y a une grève tous les quarts d’heure, etc. Il faut pouvoir être informé de tout ce qui se passe pour essayer de faire sortir ces expériences à la fois multiples et de plus en plus élaborées. Et ce n’est pas simplement le Chiapas. Je pense qu’il faut être optimiste. Tu es pessimiste.

Le même intervenant : La question n’est pas d’être optimiste ou non. Quand tu lis Walter Benjamin, il ne ressort ni optimisme ni pessimisme, c’est me semble-t-il autre chose.

MRS : C’est une lucidité. C’est ça, la pensée critique. Avant d’avoir un guide, il faut savoir d’où on vient, comment ça s’est passé. Il faut renouer entre passé, présent et avenir. Il faut apprendre.

Une intervention : Je ne suis pas sûr qu’on ait besoin tout le temps de guide Michelin, ni de Mollah, ni de choses comme ça. Je voudrais revenir sur l’impuissance du pouvoir, parce que pour moi c’est un n?ud de la question. On croit et on se soumet à l’autorité, alors qu’on n’a absolument rien à faire, ni à gagner à ce jeu-là. Les valeurs morales ne sont peut-être pas cotées en bourse, comme le rappelait mon ami Mouna, mais quand même ! Les idéologies n’existent pas pour moi. Il n’existe que des faits. Et les faits (les fées), c’est aussi les magiciens qui sont à côté.

Une autre intervention : On parle de magiciens, et ça me fait penser à Louis Althusser par rapport à l’idéologie. Il y a quand même une formule, il me semble d’Althusser, qui peut être intéressante. Dans Idéologie, appareils idéologiques d’État, il dit : l’idéologie c’est le rapport imaginaire que les personnes entretiennent avec leurs conditions matérielles d’existence. Or, est-ce que ce n’est pas justement au niveau de cette sphère de l’imaginaire même, que la colonisation des structures capitalistes (on les appelle comme on veut) a agi ? Ce qui fait que, finalement, dès lors que nous voulons entretenir un rapport avec nos conditions matérielles d’existence dans une visée émancipatrice, nous en passons par un imaginaire qui, lui, d’entrée de jeu, est déjà colonisé par quelque chose qui va nous détourner précisément d’un processus émancipateur et va plutôt nous faire aller vers des postures réactionnaires, régressives : la peste émotionnelle, comme disait Reich. Donc l’imaginaire, c’est quoi, dans cette médiation-là ? Qu’est-ce que c’est que cet imaginaire ? Comment vous le définissez ? Quelle est son économie ? Quelles sont ses structures ? Et quels sont les effets de pouvoir qui y agissent aussi ? Parce que je crois que dans le domaine de l’imaginaire, et plus généralement de ce qu’on appelle la culture, les effets de pouvoir fonctionnent à plein. Mais comme ils sont diffus, on ne les voit pas parfois.

MRS : Vous avez parfaitement raison. C’est ce que je disais à propos de la publicité. Je pense que le système « libéral » dans lequel nous sommes depuis 200 ans est incontestablement lié à cette reproduction continue d’un processus de captation. Il ne s’agit pas simplement de domination et d’aliénation, mais de captation de la pensée, au point que ce n’est pas simplement la pensée critique qui n’existe plus, mais la capacité de penser par soi-même, tout seul. Du même coup, il faudrait pouvoir travailler sur cette appropriation de la pensée, de l’imaginaire. J’ai relu justement récemment à ce sujet le Malaise dans la culture de Freud. Il faudrait pouvoir saisir ce processus de captation, par exemple de la pulsion de mort chez les gens qui éprouvent la nécessité d’accéder à quelque chose d’inaccessible. L’invention de la profusion des besoins, c’est capturer l’imaginaire, l’orienter de telle manière qu’on ne puisse pas se passer du monde virtuel auquel les technologies actuelles font accéder. La connaissance, par exemple, ne passe pas maintenant par la lecture ou la prise de notes, mais par une pré-construction : il suffit d’appuyer sur un bouton et on a la réponse. Et cela va beaucoup plus loin que ChatGPT on l’intelligence artificielle. La pré-construction de la vie ne capte pas simplement l’imaginaire, mais fait en sorte de pressentir le devenir des besoins de l’individu. L’auto-organisation est captée par le système. C’est flagrant avec la manière dont fonctionne la publicité.

Au moment des phases finales du championnat du monde de foot, j’enseignais à la fac juste à côté du Stade de France. Il était impossible de parler d’autre chose, même avec les collègues. Donc, au moment de la finale, je suis partie à Vézelay. Eh bien à Vézelay, sur la place devant la basilique, il y avait un grand écran ! Là, je me suis dit : Ils sont tous aliénés, ou c’est moi qui ne comprends rien ? J’ai eu à ce moment une discussion avec un jeune et brillant mathématicien fan de foot. Il m’a dit : Tu ne te rends pas compte, les gens ont besoin de souffler, ce sont des moments de respiration exceptionnels. Alors je suis devenue tolérante, mais je m’en irai de Paris au moment des Jeux olympiques ! Le système sait se placer en offrant ces « moments de respiration ». « Du pain et des jeux » : c’est une très une vieille histoire.

Une intervention : Pourtant le chaos arrive, même dans les matchs de foot. Il n’est plus possible de gouverner ces matchs, des incidents surviennent sans arrêt, il y a même des morts. C’est le symptôme d’une maladie sociale. À un moment donné, le faux a tout dominé. Alors comment lutter contre le faux, notamment quand des psychanalystes comme les successeurs de Lacan disent : « On ne peut pas bouger puisque les structures sont là pour nous en empêcher. Il y aura toujours un maître » ?

Une intervention : Avez-vous cherché pourquoi l’humain a cette tendance à accepter l’emprise ? Soit avoir une emprise sur les autres, soit qu’un autre ait une emprise sur soi.

Par ailleurs, l’allusion au foot me faisait penser à un journal où j’ai lu que lors des récentes émeutes, des garçons de douze ou treize ans étaient heureux d’être ensemble car cela faisait longtemps qu’ils ne s’étaient pas retrouvés. Cela me rappelle un peu les matchs de foot à la grande époque de l’OM. J’y assistais, on ne faisait qu’un dans le stade, quelles que soient nos origines sociales ou notre rang de spectateur.

MRS : Dans le militantisme, il y a aussi cette forme de communion : on est tous ensemble. Les réseaux sociaux, c’est aussi ça. On a besoin d’être d’accord avec l’autre, d’être en correspondance. On n’est pas toujours en train de débattre. Quand vous êtes dans des manifs où quelque chose se déroule vraiment – ce qui n’est plus beaucoup le cas maintenant  quelque chose se passe, on a besoin d’être ensemble. C’est une bonne chose, à condition de ne pas se laisser aller à une fausse unanimité car c’est à ce moment là que les idéologies se surimposent à l’idée commune. Il s’agit de « redescendre sur terre », si je puis dire, à chaque fois. Il s’agit aussi de débattre, comme on le fait maintenant, d’écouter l’autre.

L’emprise ce n’est pas tout à fait ça, c’est autre chose. Par exemple, par définition, un môme est dépendant de ses parents. Si l’enfance s’est mal passée, les traumatismes passent ou ne passent pas. C’est compliqué. On peut parler d’emprise dans ce cadre-là.

Le même intervenant : À l’opposé, de l’autre côté de l’ensemble et de la dualité, il y a la solitude. Et ça, ce n’est pas évident à traverser.

MRS : Personne ne peut vivre seul complètement. On n’est pas libre seul et on ne vit pas non plus seul.

Une intervention : J’ai apprécié que tu nous dises que la situation était grave, parce que peu de gens le disent. J’aimerais signaler un exemple, Haïti, où aujourd’hui des bandes de bandits assassinent les gens en pleine rue et font la loi. Je vais paraphraser un peu Victor Serge, qui nous disait au siècle dernier « Il est minuit dans le siècle ». Il le disait en 1940. Aujourd’hui « il est déjà minuit dans ce nouveau siècle » et nous ne sommes qu’en 2023.

MRS : [presque en aparté] … minuit et demi.

Le même intervenant que ci-dessus : Il y a la catastrophe sanitaire, la catastrophe écologique et la catastrophe d’État. Les États s’effondrent et je pense à Haïti, mais on pourrait aussi penser à cette immense ville de Kinshasa, de quinze millions d’habitants, où il ne reste plus aux habitants que la musique pour vivre. C’est heureux qu’une conférencière pointe le doigt sur l’extrême dangerosité du volcan sur lequel nous dansons. Ne seraient-ce que les deux conflits en cours (Ukraine, Israël-Palestine) : quelque chose d’innommable ! Peu de penseurs, d’intellectuels ont cette analyse. C’est une aberration due au capitalisme et à la société dans laquelle nous vivons.

Une intervention : D’abord une petite parenthèse, puis ma question. À Kiev, il y a une célèbre avenue qui s’appelle l’avenue Chevtchenko (prénom Taras, considéré comme le plus grand poète romantique ukrainien, peintre, ethnographe et humaniste). La plupart des gens aujourd’hui sont persuadés que c’est un hommage au footballeur Chevtchenko (prénom Andreï, footballeur international devenu homme politique). Cette anecdote illustre les dérives des cultures modernes par lesquelles l’imaginaire et les récits se reconstruisent. Comme vous le signaliez, le foot tend à prendre une place de référentiel culturel principal.

Ma question : pour avoir eu la chance d’avoir été dans des zones de conflits ou d’effondrements de sociétés, je suis curieux de connaître votre futur ouvrage, le troisième de la série. Nous avons de nombreux cas contemporains comme par exemple le siège de Sarajevo où les habitants ont tenu la ville pendant 1300 jours face à six armées nationales. On a la libération de Oaxaca en 2005 où une ville d’un million d’habitants s’est autogérée. Il existe de nombreux cas comme ça. On a mentionné les zapatistes. Actuellement, au Mexique, il y a une tentative de proposer une réforme constitutionnelle qui abolirait la forme du gouvernement pour revenir à un système multi-communautaire. Ainsi, je suis très curieux de voir vers où vous orientez votre travail. Qu’est-ce que vous allez explorer ? Et est-ce que ces zones qui génèrent un savoir fou, qui sont d’autres références sémantiques, cognitives, etc., vont faire partie de ce travail ?

MRS : Je n’ai pas fait seule le livre que je présente ce soir. J’ai fait seule un maximum de choses. C’est impossible d’appréhender seule une telle réalité. Je suis spécialiste de l’utopie, je travaille sur l’utopie depuis très longtemps avec d’autres chercheurs et sociologues. Il y en a un d’ailleurs qui faisait le tour du monde en moto pour essayer de noter toutes les expériences utopiques qui sont à la fois critiques du système, ou des pouvoirs établis, et qui projettent un devenir meilleur. Mais ces expériences sont fragiles, jamais totalement pérennes ; c’est un combat permanent.

On a donc une double difficulté : il faut repérer ce qui est toujours transitoire, et être en capacité de lucidité suffisante pour discuter avec les uns et les autres. C’est une chose que je ne peux absolument pas faire seule, surtout quand on a l’internationalisme chevillé au corps. Il y a aussi la rigueur de l’historien. Il faut toujours être très attentif aux réalités, aux expériences. J’ai polémiqué avec des historiens américains qui considèrent que les utopies réelles n’existent pas. Pour moi, il s’agit du « réel de l’utopie », c’est à dire d’un processus constamment en guerre contre le système. Vous connaissez la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Ils ont une fragilité permanente en ce qui concerne la propriété collective, car le système ne veut absolument pas céder à ce sujet. Donc cette fragilité est là tout le temps et pour tous. Il faut savoir ce qui résiste, sur quoi, et quel collectif cela concerne. Il ne suffit pas de lire les textes et les comptes-rendus. Donc je ne sais pas comment je vais faire le nouveau livre. Je n’en sais rien.

FJ : [s’adressant à l’intervenant précédent] Est-ce que tu peux donner des précisions sur la tentative de réforme constitutionnelle au Mexique dont tu parles ? Cette information paraît d’autant plus surprenante que les nouvelles venant du Chiapas ne sont pas forcément bonnes. Les zapatistes se sont réorganisés dans un contexte plus difficile face aux offensives criminelles armées des narco-trafiquants, et celles du gouvernement, d’une autre nature.

L’intervenant précédent : Les zapatistes sont effectivement en perte de vitesse, ils sont remis en cause et ont perdu de leur aura. Mais il ne se passe pas que cela, au Mexique, où la situation est très contrastée. L’héritage de l’action des zapatistes au sud du Mexique a permis de soutenir pas mal d’autres mouvements dans le pays entier. Les zapatistes ne sont pas les seuls, même si en France on parle principalement d’eux comme mouvement libérateur.

Il y a eu malheureusement des formes de corruption des populations indigènes paysannes par les forces gouvernementales (forces fédérales et forces des différents États du Mexique), notamment par le biais d’« aides » en matériaux de construction, en engrais, etc. À cela s’ajoutent les exactions récentes des narco-trafiquants sur le territoire du Chiapas. Tout cela a amené à une redirection du mouvement zapatiste. Les caracoles12 se sont beaucoup déstructurés. Certaines communautés ne se réclament plus du zapatisme. Le succès du zapatisme, c’est qu’il disparaît pour laisser aussi derrière lui des communautés émancipées. Mais son influence est en recul. Il perd même la main sur les modes de culture. Dans certains États, les zapatistes sont critiqués pour le recours à la violence, mais quel choix ont-ils ? Dans certains États il y a une énorme spéculation immobilière qui se fait en collusion avec le gouvernement. Là, les narcotrafiquants ont moins de pouvoir. Dans d’autres États on leur laisse la main sur des zones entières : ils viennent dans les communautés kidnapper des familles, abattre des gens, etc. À ce niveau-là, les zapatistes ont encore la force armée nécessaire pour garantir la liberté des paysans et le rétablissement des communautés dans leurs droits sur leurs terres. C’est une vraie lutte physique, absolument pas soutenue par le gouvernement qui fait même des pression militaires sur les communautés. Dans certaines zones, entièrement zapatistes, l’autonomie est complète, l’administration n’enregistre même plus les naissances.

Dans une ville d’un million d’habitants comme Oaxaca, c’est complètement différent. En 2005, ils se sont libérés. Ils ont autogéré la ville pendant plusieurs années. Ils ont démontré un certain nombre de choses, qui constituent un patrimoine politique énorme. Mais après avoir accepté une trêve avec le gouvernement, le mouvement et ses dirigeants ont été liquidés. Des réseaux en portent cependant la mémoire. Il existe aujourd’hui un mouvement « des communautés de base » (entre 500 et 600 communautés dans le pays) où la « théologie de la libération » est très active. Cette mouvance s’étend aussi au Guatemala, en Amérique centrale, etc. Le réseau des communautés de base a pris un certain leadership dans le mouvement de libération indigène et il propose une réforme de la Constitution. Leur plate-forme de réforme constitutionnelle, qui fait l’objet d’un processus démocratique continu depuis plusieurs années, sera notamment présenté en 2024 lors des prochaines élections fédérales. En promouvant une réforme radicale et complète du pays, ce mouvement porté par la théologie de la libération tend à occuper un place que les zapatistes ne sont plus en mesure de prendre actuellement.

1Nous nous efforçons dans ce compte-rendu de distinguer « l’histoire » (science humaine) de « l’Histoire » au sens large. [NDLR].

2Alexis, comte de Tocqueville (1805-1859) est un magistrat, écrivain, historien, philosophe, politiste et homme politique français. Tocqueville défend la démocratie libérale dont il est un des principaux théoriciens. Il souligne l’évolution possible de la démocratie vers une dictature de la majorité au nom de l’égalité et rejette nettement à ce titre toute orientation socialiste.

3Théodore Adorno (1903-1969) et Marc Horkheimer (1895-1973) sont deux des principaux membres de cette école de pensée critique au sein du marxisme, apparue en Allemagne au cours des années 1920. Walter Benjamin (1892-1940) s’inscrit également dans ce courant, encore important aujourd’hui.

4 L’école artistique de Vitebsk (Biélorussie, ex-empire de Russie) ouverte en 1897 a vu passer jusqu’en 1923 à sa direction Marc Chagall et Kasimir Malevitch, comme élève Zadkine et comme mouvement le suprématisme. Cette école a apporté un contribution significative à l’avant-garde russe, à l’art juif et à l’art mondial (source : Wikipédia).

5 Kasimir Malevitch (1879 -1935) est un des premiers artistes abstraits du xxe siècle. Peintre, dessinateur, sculpteur et théoricien, Malevitch est le créateur d’un courant artistique qu’il dénomma « suprématisme » (source : Wikipédia).

6 Boris Souvarine (1895-1984) militant politique, journaliste, historien et essayiste russe et français. Militant communiste, exclu du Parti communiste français en 1924, il est dès les années 1920 un des grands critiques du stalinisme, auteur en 1935 d’une biographie pionnière de Staline (source : Wikipédia).

7 Günther Anders (1902 1992) est un philosophe, journaliste et essayiste austro-allemand. Ancien élève de Husserl et de Heidegger, il est un auteur critique de la technologie, pionnier du mouvement antinucléaire. Le principal sujet de ses écrits est la destruction de l’humanité (source : Wikipédia).

8 Philippe Ivernel (1933-2016), germaniste, a été enseignant-chercheur en théâtre, en littérature et en philosophie allemande à l’Université Paris-8. Remarqué pour son opposition à la guerre d’Algérie, il consacre à cette époque une thèse non achevée à Walter Benjamin, éditée après sa mort.

9 Claude Lévi-Strauss (1908-2009), anthropologue et ethnologue français, a exercé une influence majeure à l’échelle internationale sur les sciences humaines. Figure fondatrice du structuralisme à partir des années 1950, il développe l’anthropologie structurale, par laquelle il a renouvelé l’ethnologie et l’anthropologie en leur appliquant les principes holistes issus de la linguistique, des mathématiques et des sciences naturelles (source : Wikipédia).

10Walter Benjamin (1892-1940) philosophe, historien, critique littéraire, traducteur allemand rattaché à l’école de Francfort. Penseur redécouvert dans les années 1950, il a acquis une notoriété qui le place parmi les théoriciens majeurs du XXe siècle.

11Paul Klee (1879-1940) peintre allemand, auteur d’une oeuvre énigmatique dégageant une spiritualité séculière, considéré comme un des créateurs artistiques majeurs de la première moitié du XXe siècle.

12Un caracol (mot qui signifie « escargot, coquillage ») est le chef-lieu du gouvernement régional zapatiste, composé de délégués élus des municipalités autonomes de la région. Les 6 caracoles zapatistes dirigent et administrent les territoires zapatistes qui comptent en tout 31 municipios, communes autonomes regroupant des communautés villageoises sur une étendue comparable à un canton français.