Vendredi 20 janvier 20h30 salle du Temps libre Limoges (derrière la mairie)
La résilience, une technologie du consentement ? avec Thierry Ribault, chercheur en sciences sociales au CNRS
La prochaine soirée-débat du cercle Gramsci sera animée par Thierry Ribault, chercheur en sciences sociales au CNRS, auteur du livre : Contre la résilience, à Fukushima et ailleurs (éditions L’échappée, 2021).
Funeste chimère promue au rang de technique thérapeutique face aux désastres en cours et à venir, la résilience érige leurs victimes en cogestionnaires de la dévastation. Ses prescripteurs en appellent même à une catastrophe dont les dégâts nourrissent notre aptitude à les dépasser. C’est pourquoi, désormais, dernier obstacle à l’accommodation intégrale, l’« élément humain » encombre. Tout concourt à le transformer en une matière malléable, capable de « rebondir » à chaque embûche, de faire de sa destruction une source de reconstruction et de son malheur l’origine de son bonheur, l’assujettissant ainsi à sa condition de survivant. À la fois idéologie de l’adaptation et technologie du consentement à la réalité existante, aussi désastreuse soit-elle, la résilience constitue l’une des nombreuses impostures solutionnistes de notre époque. Cet essai, fruit d’un travail théorique et d’une enquête approfondie menés durant les dix années qui ont suivi l’accident nucléaire de Fukushima, entend prendre part à sa critique. La résilience est despotique car elle contribue à la falsification du monde en se nourrissant d’une ignorance organisée. Elle prétend faire de la perte une voie vers de nouvelles formes de vie insufflées par la raison catastrophique. Elle relève d’un mode de gouvernement par la peur de la peur, exhortant à faire du malheur un mérite. Autant d’impasses et de dangers appelant à être, partout et toujours, intraitablement contre elle. Thierry Ribault est chercheur en sciences sociales au CNRS. Il est coauteur, avec Nadine Ribault, des Sanctuaires de l’abîme. Chronique du désastre de Fukushima (Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2012).
On peut l’entendre ici : https://actualitedesluttes.info/emission/contre-la-resilience-par-thierry-ribault-mobilisation-pour-vincenzo-viecchi Invité par la coordination Stop Golfech, T. Ribault viendra à la mi-janvier, du 12 au 14, à Agen, à Montauban, à Toulouse. Il est beaucoup intervenu sur le refus de la résilience face aux catastrophes, notamment nucléaires. Il propose la résistance. Il a également co-réalisé un documentaire sur les réfugiés à Fukushima. Ce film de 52mn réalisé en 2014 lorsqu’il menait des recherches au Japon (où il a vécu 14 ans) sur la catastrophe nucléaire et sa gestion politique, s’intitule « Gambaro – Courage ! » Le lien vers le film est : https://www.dailymotion.com/video/x7yxy9p
Hervé Faure présente notre invité et le thème de la soirée-débat :
Thierry Ribault est chercheur au Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques. Il est également responsable scientifique du Laboratoire international associé « Protection humaine et réponses aux désastres » de l’Institut des sciences humaines et sociales du CNRS. Très intéressés par son dernier livre intitulé Contre la Résilience, à Fukushima et ailleurs, nous l’avons invité pour plusieurs raisons.
Les analyses critiques de la résilience ne sont pas si nombreuses, et elles sont peu diffusées. Il faut dire que le terme « résilience » a le vent en poupe. Il est dans l’air du temps. Deux exemples parmi d’autres : la « résilience alimentaire » ; la loi « climat et résilience ».
Thierry Ribault s’est intéressé à la résilience à partir de la catastrophe nucléaire de Fukushima, au Japon, en 2011. Il questionne la résilience comme processus d’adhésion de la population et de cogestion du malheur. Ce qui caractérise l’intention de Thierry Ribault est une critique radicale de la résilience, au sens propre du mot « radical » : c’est-à-dire qu’il va au plus près des racines de la question. Il nous propose le résultat de ses recherches sur ce que signifie la résilience en termes de conditionnement et d’encadrement des populations, et ce qu’elle implique socialement et politiquement.
La réflexion et l’analyse de Thierry Ribault devraient nous interroger sur plusieurs points :
– La résilience sous-convoque les causes des catastrophes, des désastres et des traumatismes, pour rapidement entrer dans un processus d’acceptation de l’inacceptable. L’exemple japonais confirme ce processus. La résilience maintient, voire accentue la pression de conformité. Ses prescripteurs le disent : « Incitons les différents acteurs à participer et à cogérer l’implacable désastre ».
– Avec la résilience, ne veut-on pas faire croire que chacun serait résistant à toute épreuve ? Mais à quelles conditions ? Celle de s’adapter ; mais de s’adapter à quoi ? A la radioactivité, dans l’exemple de Fukushima ? S’adapter à quel système de pouvoir ? D’accepter ; mais d’accepter quoi ? Le désastre ? L’accepter, voire le transcender ? Ne plus dénoncer les causes et accepter sournoisement le renforcement de la domination, des rapports sociaux de classes ? Car faut-il donc répondre aux précaires, aux personnes marquées par des échecs et des peines profondes : « Ca va aller si vous acceptez, si vous rebondissez, si vous vous dépassez » ?
– Ce processus est accompagné d’injonctions sur la responsabilité de chacun dans ce qui arrive, sur la culpabilité de ne pas s’en sortir. Il faut mériter son malheur. Le désastre devient donc un remède.
– La résilience n’est-elle pas (c’est le thème de notre soirée) une technologie du consentement ? Une technique comportementale normative, une thérapie par la soumission… dont le but essentiel serait l’effacement des causes pour étouffer l’alternative, la rébellion, la rage et la fureur, et en fin de compte bâillonner les possibilités de liberté et d’émancipation ?
Je laisse la parole à Thierry Ribault qui va nous en parler plus précisément.
Thierry Ribault :
Merci pour cette présentation, qui pourrait presque nous dispenser de mon intervention, parce que beaucoup de choses ont été expliquées de manière assez précise. Je vais simplement donner quelques illustrations.
Mais d’abord, quelques précisions. La biographie que vous avez faite est un peu fausse, puisque malheureusement je ne suis plus responsable du laboratoire franco-japonais que j’avais créé en 2012 au Japon, et qui travaillait sur les questions de gestion publique de la catastrophe de Fukushima. Ce laboratoire a vécu entre 2012 et 2017, pendant cinq ans. Il n’avait pas beaucoup de budget, mais suffisamment pour pouvoir faire des choses ; et on a organisé beaucoup de choses au Japon notamment, et quelques événements en France, des colloques… Normalement ces laboratoires, dans le cadre du CNRS, font l’objet de plusieurs mandats, en général au moins trois mandats de cinq ans. Celui-ci n’en a eu qu’un seul. Il a été fermé en 2017 ; pourtant j’avais demandé bien sûr la prolongation de son existence. Il a été remplacé trois mois après sa fermeture par un autre laboratoire, qui en fait est dirigé maintenant par un jeune chercheur très brillant du Commissariat à l’Énergie Atomique !
Pour entrer dans le sujet directement : ce dont je vais vous parler, ce n’est pas de la fiction. Ce n’est pas de la projection philosophique (je n’ai rien contre la philosophie, mais je ne suis pas philosophe). Ce n’est pas « Qu’est-ce qu’on ferait en cas de catastrophe, qu’est-ce qu’il arriverait ? » Je voudrais essayer de vous parler de choses concrètes, réelles, qui ont existé, qui existent encore, même si bien sûr j’ai essayé dans mon travail de partir de la gestion publique de la catastrophe. Le mot « gestion » n’est pas de moi ; j’utilise plutôt la notion d’administration du désastre.
J’ai essayé de regarder, depuis la survenue de cet accident nucléaire en 2011, comment les pouvoirs publics avaient pris en main cet accident. Comment ils avaient contribué à transformer complètement le statut de la catastrophe (un moment objectif de l’histoire d’une société technologique, techno-industrielle, qui a ses défaillances) en un moment subjectif et psychologique. C’est-à-dire : comment on a fait sortir la catastrophe de Fukushima de l’Histoire pour en faire une petite histoire. Je dirais même de multiples petites histoires qui sont les histoires que chaque victime est censée construire en relation avec cette catastrophe. C’est ce que j’appelle la subjectivisation du désastre.
Ma parole n’est pas plus légitime que celle de quiconque, même si j’ai travaillé au Japon pendant quatorze ans et notamment dans les sept dernières années, entre 2007 et 2016, ponctuées par cet accident du 11 mars 2011. Je ne vais pas focaliser sur cet accident. Je veux dire trois mots dessus, mais après je vais parler de la France, parce que ce que je veux montrer, c’est qu’en fait la manière dont les pouvoirs publics se sont emparés de l’accident de Fukushima est une heuristique, c’est-à-dire une lunette qui nous permet de comprendre comment toutes les catastrophes désormais sont et seront gérées (c’est ma thèse : elle est contestable, mais c’est ce que j’essaie de démontrer) en mobilisant cette notion de « résilience », même si bien sûr je ne prétends pas que la notion de résilience est née avec la catastrophe de Fukushima.
Il y a eu un accident nucléaire en 2011. Sa caractéristique (comme souvent avec les accidents nucléaires) c’est qu’il a eu lieu à un moment ; mais en réalité il dure, il dure toujours, il dure encore. Ce n’est pas du tout pour faire des jolies phrases : c’est vrai. En fait il y a sur ce site six réacteurs nucléaires, un peu comme les six réacteurs de Gravelines, à 80 km de là où j’habite. Trois ont explosé et sont entrés en fusion. Ces réacteurs introduits par les Américains avaient une architecture particulière : les piscines des combustibles se trouvaient sur les toits des réacteurs. Donc vous imaginez que si vous enlevez ce qui est en-dessous du toit, le toit peut tomber. Ce n’est pas arrivé, mais c’est ce qui pourrait encore arriver. On a réussi à vider une des piscines des combustibles usés et non-usés qu’il y avait dedans, car des humains ont réussi à l’approcher. Malheureusement les deux autres piscines ne sont pas approchables et le chantier pour pouvoir extirper les 1500 barres de combustible usé est sans cesse repoussé depuis l’accident. On parle de la date de 2030 pour éventuellement commencer, mais rien n’est certain. Il est pratiquement sûr qu’on ne pourra pas commencer. Des piscines qui s’effondreraient si un tremblement de terre de magnitude 9, égal à celui qui est survenu en 2011, survenait à nouveau. Ces piscines s’effondreraient et l’explosion des trois réacteurs serait presque comme une blague par rapport à ce qui surviendrait alors. Ce sont les physiciens qui le disent. Trois cœurs en fusion dont on a essayé d’extirper le magma qui s’est créé, ce qu’on appelle le corium : un mélange de matière fissible, de béton et de ferraille. Tout ça forme 900 tonnes de corium pour les trois réacteurs, qu’on ne sait pas comment approcher. On essaie avec des robots. Les Japonais sont devenus d’ailleurs à cette occasion les plus grands experts en matière de robotique, ce qui leur permet (ça fait partie de la « résiliomanie » ambiante) de vendre leur expertise robotique à d’autres pays nucléarisés, en cas d’accident. La capitalisation sur le malheur est à l’œuvre dans le contexte de Fukushima, sans aucun doute. On a trois cœurs de réacteurs en fusion, avec des déchets qu’on ne peut approcher. On pense qu’on pourra commencer peut-être à les approcher dans une cinquantaine d’années. Les Japonais ont pris l’option de ne pas faire de sarcophage, contrairement à Tchernobyl, en prétendant qu’ils pourront développer les technologies qui permettront d’extraire les cœurs en fusion. C’est aussi une manière de montrer qu’en fait, l’accident n’avait pas vraiment eu lieu, parce que quand on met un sarcophage, on reconnaît qu’il y a un « mort » qu’on a mis sous le sarcophage.
La catastrophe dure toujours sur le plan de l’eau accumulée sur le site, et dont on ne sait plus quoi faire. Vous connaissez les images des mille cuves, eau qui vient de l’arrosage que l’on est obligé de faire. Les eaux souterraines sont également contaminées. On a essayé de mettre en place un congélateur géant de 4 km de long pour arrêter l’écoulement des eaux, mais ça ne fonctionne pas, alors on accumule l’eau qui coule. Puis on a filtré cette eau avec une technologie française fournie par Veolia. Ça fonctionne un peu, mais le problème est que les matières les plus nocives qui sont bien sûr en très petites quantités comme le strontium, on ne peut pas les filtrer ; et donc on rejette maintenant tout ça dans l’océan, tout simplement.
Du côté humain, il y a ces 60 000 liquidateurs qui sont intervenus depuis le début sur le site de la centrale. Soixante pour cent d’entre eux probablement n’avaient aucun dosimètre au moment où ils ont été envoyés sur le chantier de décontamination de la centrale puisque cette main d’œuvre est issue du marché du travail au noir des grandes villes que sont Osaka et Tokyo. On y trouve beaucoup d’étrangers bien sûr, beaucoup de laissés-pour-compte, les castes les plus défavorisées de la société japonaise qui ont toujours été maltraitées, et qu’on mobilise beaucoup dans la construction, dans le secteur du bâtiment. Là, ils ont été embarqués dans la décontamination sur le site de la centrale alors qu’eux-mêmes ne savaient pas ce qu’ils allaient faire. Ces gens-là n’ont jamais eu de dosimètre. Mais à partir de ça, on ne peut donc pas donner tort à ceux qui disent que le bilan de Fukushima en terme de victime (vous le connaissez), c’est zéro. Il suffit de ne pas mesurer. Parce que tous ces gens sont dans la nature, ils vont avoir des maladies, cancéreuses ou pas d’ailleurs, pas forcément ; et mourir. Ils auront des maladies comme vous et moi on aura des maladies ; peut-être un peu plus ; et puis on ne saura jamais d’où viennent leurs maladies puisqu’on n’a aucun historique.
On est face à un impossible lorsqu’un événement comme celui-là survient. Toute la frauduleuse ambition de la résilience, ça va être de prétendre qu’en fait il est possible de clore l’impossible. Et au Japon la prétention à clore l’impossible, cette prétention à apporter une réponse à l’impossible va prendre une forme très concrète à partir de 2012 lorsque les autorités japonaises vont créer ce qu’elles ont appelé un « Ministère de la résilience nationale ». Quand il y a un Ministère de la résilience nationale, ça veut dire qu’en fait il y a un ministre de la résilience nationale : ça vous paraît bête, mais je préfère le dire quand même, pour qu’on prenne bien la mesure de ce que tout cela signifie, mais aussi pour dire qu’en rien, il ne faut considérer la mobilisation de la notion de résilience dans tous les champs de la vie sociale, économique, psychologique etc., comme ce qu’on dit souvent : comme une mode. La mobilisation de cette notion à un sens réel, un sens politique, d’où la mobilisation de cette notion dans la « Loi climat et résilience » en France. Dans ce projet de loi, le mot qui revient le plus, ce n’est pas le mot résilience, c’est le mot préparation. Quarante occurrences de ce mot montrent bien qu’en fait, il s’agit d’après les législateurs de préparer les corps et les esprits, les mentalités, d’éduquer. Mais je parlerai de la France plus tard.
Deux grandes branches dans cette politique japonaise de résilience nationale. D’abord le programme de décontamination, la décontamination étant un mot impropre puisque concernant la radioactivité : on délocalise. On prend et on met ailleurs, mais jamais on ne décontamine. Bref, on parle quand même de programme de « décontamination » : 30 000 décontaminateurs envoyés dans le département de Fukushima pour gratter le sol, mettre ça dans des sacs… Mais en fait ce n’est pas ça, le cœur du programme de décontamination. Le cœur, c’est ce qui est inscrit dans les directives du Ministère de la résilience, à savoir que ce sont les gens eux-mêmes qui doivent apprendre à décontaminer. C’est fondamental, parce que si l’on reprend les propos des psychiatres mobilisés (ce sont les professionnels, les experts les plus mobilisés dans le contexte de la catastrophe) « les gens doivent prendre part à la décontamination pour pouvoir évacuer leurs peurs » ; « il est important pour calmer sa peur d’être exposé à la radioactivité ». On est vraiment dans la logique que la catastrophe ce n’est pas ce qui survient, mais c’est l’impréparation notamment psychologique à ce qui survient. Le président de l’enquête sanitaire sur la catastrophe de Fukushima, un grand ponte, un grand expert également président de l’AERF, organisme nippo-américain qui depuis l’après-guerre gère le gros laboratoire qui prend en compte et fait de l’expérimentation sur les victimes d’Hiroshima (je ne vais pas vous décrire toute la toile d’araignée japonaise des relations science-industrie), ce monsieur
Yamashita dit des choses qui sont très intéressantes et importantes. Il dit d’abord qu’à Fukushima il y a eu une épidémie de peurs et non une épidémie de cancers. A Fukushima, c’est la peur qui tue. Il dit encore que les effets des radiations n’atteignent pas les gens heureux et rieurs. Elles touchent les gens à l’esprit mesquin, qui ruminent et se font du mauvais sang. Tant pis pour vous ! Le stress, dit-il encore, n’est pas bon du tout pour ceux qui sont soumis aux radiations. Le stress met à bas le système immunitaire et peut donc provoquer des cancers et des pathologies non cancéreuses, c’est pourquoi il recommande aux gens de se relaxer. C’est une sommité scientifique japonaise qui s’exprime. Donc un programme de décontamination qui consiste à faire passer la catastrophe du côté subjectif et psychologique.
La politique de résilience nationale dans le contexte japonais a une autre composante : la politique du « retour ». Mais il faut que je dise d’abord deux mots de la politique de l’aller. Il y a eu 80 000 personnes qui ont été déplacées de force par les pouvoirs publics. Entre 100 000 et 120 000 ont bougé de leur propre gré : on les appelle des « évacués volontaires », ce qui est un terme impropre encore une fois, puisque l’évacuation volontaire lorsque l’on est poursuivi par un tigre, ce n’est pas vraiment volontaire. Mais bon, passons sur la terminologie. Ce qui est certain c’est qu’il y a à peu près 80 000 + 120 000, soient 200 000 personnes qui ont été déplacées, sachant que dans le département de Fukushima concerné, il y a 2 millions d’habitants. Un million sur ces 2 millions sont répartis dans trois grandes villes, de 300 000 habitants chacune : Fukushima, Kuryama et Iwaki, toutes à peu près à 80 ou 70 kilomètres de la centrale. Aucune évacuation obligatoire dans ces trois grandes villes. 200 000 évacués, 2 millions de personnes et en fait les physiciens nucléaires ont mesuré des retombées dans dix départements adjacents à celui de Fukushima, y compris jusqu’au nord-ouest de Tokyo. Ce qui veut dire que 10 millions de personnes seraient en réalité concernées. Pas de manière hystérique, apocalyptique, mais au sens où en fait 10 millions de personnes sont soumises à l’exposition à du rayonnement à plus ou moins faible intensité. Je donnerai la définition de ce qu’on appelle faible un peu plus tard, sachant que la science officielle produite par les nucléaristes (y compris par les nucléaristes français) explicite bien que dès que vous quittez le seuil de zéro millisievert et que vous montez en exposition, vous augmentez les risques de pathologies cancéreuses. Il n’y a pas de seuil en deçà duquel il n’y aurait pas de risque : c’est ce qu’on appelle une courbe linéaire sans seuil. Ce qui me fait dire qu’à Fukushima le gros problème n’est pas qu’il y ait eu des déplacés, mais plutôt qu’il n’y en ait pas eu assez. Ceux qui sont restés pour des raisons diverses dans des zones contaminées sont aussi « déplacés » parce qu’ils se retrouvent dans un monde faux, un monde dont ils ne peuvent plus maîtriser les tenants et les aboutissants car ils sont journellement exposés, en lutte, en train de mesurer leur alimentation, leur environnement. Donc des gens qui sont placés involontairement sous une menace face à laquelle ils n’ont pas d’armes.
Bien qu’il y ait eu finalement très peu de déplacés, à peine étaient-ils déplacés qu’il fallait les faire revenir. Les pouvoirs publics ont mis en place une politique d’encouragement au retour à travers la suppression des logements provisoires et des subventions (les subventions versées dans le contexte de la catastrophe, 800 € par personne et par mois pour celles qui les ont reçues, n’ont jamais été des subventions liées à la radioactivité mais des subventions dites « psychologiques »), la reconstruction d’écoles dans les villages. Le problème des pouvoirs publics (que les petits vieux restent sur place n’intéressait pas les pouvoirs publics) était d’avoir des femmes et des enfants pour pouvoir faire fonctionner ce qu’ils appellent (c’est comme ça que sont qualifiées les femmes par certains ministres japonais à l’époque) des machines à reproduire. Il faut des machines à reproduire pour que les zones soient repeuplées. Il ne faut pas de rupture dans le fonctionnement économique et il faut absolument montrer qu’en cas d’accident, il n’y a pas besoin de déplacer les gens, ou seulement de manière minimale. Ça, c’est fondamental, parce que sinon le nucléaire n’est plus crédible (comme s’il l’était, même sans ça !).
Le seuil de sécurité a été fixé par les pouvoirs publics japonais à 20 millisieverts par personne et par an d’exposition tolérable. Au-delà donc, on a décidé d’évacuer. Eh bien, ce seuil correspond déjà à quatre fois le seuil de 5 millisieverts mis en œuvre à Tchernobyl en 1986, seuil qui lui-même était déjà cinq fois supérieur à celui d’un millisievert par personne et par an édicté par les autorités nucléaristes internationales avant tout cela. On est donc passé de 1 à 5, puis à 20. Pourquoi 20 ? En fait, il y a eu inversion du logiciel. Les pouvoirs publics japonais ont d’abord décidé du nombre de personnes qu’elles voulaient évacuer, et en fonction de ce nombre de personnes, elles ont remonté l’algorithme et ont défini le seuil au-delà duquel elles allaient évacuer. Elles ont décidé qu’il était socialement acceptable d’évacuer à peu près 80 000 ou 90 000 personnes, et donc en fonction de ça, ont défini le seuil à 20 millisieverts par personne et par an. C’est très important, parce que évidemment ce sera la même méthode qui sera appliquée en France en cas d’accident. La politique de résilience nationale au Japon a fonctionné à merveille car elle a permis de culpabiliser les victimes, de déresponsabiliser les responsables, de fabriquer de l’ignorance avec une science sans cesse contestée, alors qu’en fait on a une science sur les méfaits des nuisances radioactives. Mais c’est un peu comme l’industrie du tabac. A un moment donné, quand elle est confrontée à la mise en accusation, l’industrie produit une fausse science. De plus, des enquêtes auraient dû être menées et n’ont pas été menées. Mais je dirais que le cœur du réacteur de la résilience à Fukushima (« réacteur » au sens de producteur de réaction, c’est-à-dire d’anti-révolution), c’est la cogestion des désastres : c’est amener chacun à prendre part à la cogestion, à la décontamination, à devenir géomètre de sa vie quotidienne, à devenir un acteur alors qu’en fait, on a affaire à des victimes. Tout ça en prétendant que finalement à travers cette expérience, les gens allaient se renforcer dans l’épreuve.
J’ai essayé de démontrer que la catastrophe de Fukushima était une heuristique, un moment-clé, un changement, un nouvel esprit des catastrophes, parce qu’il y a une mise en doctrine de la résilience comme outil de gestion des populations, contrairement à Tchernobyl. Il y avait l’idée d’accommoder les gens à la vie radioactive après Tchernobyl ; mais à Fukushima il y a véritablement la mobilisation de la notion de résilience et une mise en politique de ce monde. Les choses deviennent claires : il y a vraiment un tournant. La manière de gérer la catastrophe, grâce à l’outil de cette technologie du consentement qu’est la résilience, va imprégner toutes les gestions des catastrophes dans le monde à partir de ce moment-là.
Je ne vous parlerai pas en détail de l’opération résilience COVID-19 en 2020, lancée par le président Macron. Elle s’appelle comme ça : « Opération résilience ». Le Parlement français a créé une Commission nationale de la résilience en juin 2021, qui a travaillé quelques mois. Elle a rendu son rapport en février 2022, trois jours avant l’entrée de la Russie en Ukraine. Ce rapport de 256 pages produit par les parlementaires a trois points de convergence majeurs avec ce dont je viens de parler concernant la politique de gestion de la catastrophe à Fukushima. Il montre combien les pouvoirs publics français s’alignent sur la politique japonaise.
Premier de ces points, ce que j’appelle la « fatalisation des désastres », c’est-à-dire surtout ne pas s’attaquer aux causes, rendre les désastres inéluctables comme une nécessité avec laquelle il faut vivre. Pourquoi fatalisation des désastres ? Dans ce rapport, les parlementaires nous disent qu’on entre dans un monde qui est « en guerre totale » : la guerre des satellites, la menace cyber, la crise climatique, les épidémies, les pannes de service internet, la désinformation, les agressions directes, etc., bref ce monde est devenu un monde en feu. Pour eux, il y a nécessité de devenir tous solidaires pour pouvoir contrer ce monde agressif dans lequel on vit. Quant il s’agit, lors de la crise sanitaire, de parler de solidarité, les parlementaires nous parlent de la « nécessité d’être solidaires pour renforcer significativement notre autonomie en matière de production industrielle et d’approvisionnement ». Le problème n’est donc pas les hôpitaux et le manque de lits, mais l’avenir de l’industrie pharmaceutique. Effectivement on se demande à quoi pourraient servir des lits supplémentaires, dans un contexte ou finalement « la crise sanitaire a montré l’aptitude de notre pays à résister aux conséquences de la catastrophe notamment grâce au dynamisme de la société civile et à des services publics développés et performants ». Voilà la représentation que se font les gouvernants concernant la réalité de cette catastrophe sanitaire et comment elle a été gérée. Le plus délicieux reste à venir. On voit en effet dans ce rapport que les parlementaires soulignent avec force (et on en est presque heureux) le rôle des activités humaines dans « l’accélération de la fréquence des épidémies ». Pour eux, il y a bien un problème avec les fermes industrielles, avec l’élevage intensif, l’urbanisation échevelée … Enfin ils pointent les causes ; mais toute l’entourloupe est de pointer les causes pour ne s’attaquer qu’aux effets, notamment en utilisant cette fameuse résilience comme solution, comme arme d’adaptation massive.
Deux exemples : concernant les virus, le modèle de la ferme industrielle, considéré comme le coupable, n’est pas questionné au sens où l’on n’envisage pas de le démanteler mais de mener des actions biosécuritaires (confinement, vaccination des hommes et des bêtes, destruction de cheptel). Or on sait très bien que ces actions sont parfaites pour conforter le modèle de la ferme industrielle, qui n’existerait pas sans ces outils technologiques ; il s’effondrerait. Et justement ce sont ces outils que les pouvoirs publics veulent développer. Ils identifient la ferme industrielle comme cause et ils y répondent en accroissant la capacité de cette même ferme grâce à la protection biosécuritaire… C’est une folie !
Deuxième exemple : le dérèglement climatique. Nos parlementaires ne sont pas trumpistes, ils admettent que le dérèglement climatique existe. Nos résilients en marche nous proposent la résilience, concrètement l’énergie nucléaire « qui comporte inéluctablement des risques industriels, sanitaires et environnementaux. Elle s’accompagne d’exigences supplémentaires de prévention des accidents et de résilience en cas de survenue de ces derniers ». Je résume : on a une crise climatique, on y répond par la résilience avec le nucléaire et en cas d’accident, il faudra être résilient. C’est la résilience dans la résilience, ce qu’on appelle « l’effet Vache qui rit ». Il y a une substitution de la fatalité des risques liés au réchauffement par la fatalité des risques liés à l’atome. On n’est pas dans un processus de remise en cause, d’abolition des causes. Résilier signifie toujours gouverner dans la fatalité sans se demander si tout bêtement, nous sommes véritablement adaptés. C’est une question bête que je voudrais poser : Est-ce que l’adaptation est adaptée ?
Deuxième point de convergence avec Fukushima, de ce rapport français : rendre le désastre subjectif. On explique aux gens qu’on peut vivre avec la radioactivité, le problème n’étant pas la radioactivité mais la peur. Cette subjectivisation du désastre va, dans le rapport parlementaire en question, jusqu’à faire un éloge du sacrifice. Voici ce que disent les auteurs du rapport : « Des centaines d’exemples d’héroïsme civil et militaire montrent la résistance collective des peuples face aux épreuves, famines, invasions, exils, épreuves qu’ils traversent illustrant que les membres d’une société humaine peuvent être habités par un sentiment ou des idéaux qui leurs paraissent plus élevés que leur propre vie ».
Donc, on est rassuré. D’autant plus qu’un peu plus loin, on nous dit : « La crise du Covid a prouvé que des milliers de citoyens étaient prêts à s’engager, y compris en prenant des risques ». Les rapporteurs nous disent également, et on ne s’en étonne pas :« Il va falloir mener une évaluation des effectifs directement mobilisables pour contribuer à la résilience nationale, c’est-à-dire les hommes et les femmes susceptibles d’intervenir en première ligne en cas de crise grave ». Et pour cela, ils préconisent parmi 51 mesures, une généralisation du Service National Universel et une généralisation du port de l’uniforme dans les écoles.
Je ne peux manquer de vous citer encore ce que nous disent ces gens concernant la jeunesse : « Chez de nombreux jeunes et moins jeunes, l’abondance inhérente à la société de consommation a fait oublier la possibilité du manque matériel. L’habitude du confort a fait perdre l’aptitude à la rusticité, aboutissant à une société qui assimile moins le risque et le danger et perd en résilience face à l’adversité ». On voit bien qu’on est un peu comme des sous-hommes, des sous-femmes à qui on enjoint de se tenir prêts à se faire crucifier dans l’espace canonique de la résilience, qui lui-même est sans cesse être en expansion. On voit bien aussi que décidément, dans ce monde en guerre dont on nous parle, dans lequel nous sommes projetés et duquel il faut nous accommoder à tout prix, on voit bien que cette quête effrénée de résilience nationale a de très forts accents de national-résilience !
Troisième et dernier élément de convergence de la gestion des catastrophes : c’est ce que j’appelle gouverner par la peur de la peur. Ou encore ce que j’appelle le racisme des émotions. Voilà ce que disent les rapporteurs : « Nous avons tous le devoir de faire prendre conscience à nos concitoyens que le monde qui nous entoure est un monde violent et qu’ils vont être rattrapés par cette violence très rapidement quoiqu’il arrive ». Donc là, c’est le contraire de ce que j’ai dit, c’est gouverner par la peur. Il y a donc bien un axe de gouvernement par la peur, mais un peu plus loin, les rapporteurs prescrivent « d’éviter que s’immiscent au sein de la population des jeunes une peur du futur, car si ce futur est perçu comme hostile, comme menaçant, cela devient très problématique. La propension à l’anxiété et à la frustration des générations actuelles tend à réduire notre capacité de résilience collective dans des situations de crise grave ». Donc, on a gouvernement par la peur d’un côté, gouvernement par la peur de la peur de l’autre, ce qui n’est absolument pas incompatible et fait partie effectivement de ce dispositif de double pensée auquel nous soumettent les dirigeants (ils tentent de nous y soumettre en tout cas), où il faut à la fois avoir peur et cesser d’avoir peur. Il s’agit donc d’évacuer notre anxiété, anxiété que les dirigeants semblent craindre, pour mieux se préparer au pire sans jamais se révolter contre les raisons du pire. C’est bien ça, l’objet de cette double pensée. L’objectif est effectivement de nous faire intérioriser la menace et de transformer la réalité physique et sociale du désastre (quelque chose qui arrive à un moment T) en quelque chose à quoi on ne pourrait pas se soustraire. Ce qui nous amènerait chacun à faire l’impasse sur ce à quoi on est contraint de se soumettre pour tenter de répondre à ce désastre. On a vu qu’à Fukushima, on a demandé aux gens de participer à la gestion du désastre afin de ne plus avoir peur de la radioactivité. On se souvient de la déclaration, en mars 2021, du Numéro Deux de l’OMS, disant : « On n’en finira pas avec le Covid-19, mais il faut éradiquer la peur du Covid-19 ». Il avait raison sur la première partie de la phrase, mais la deuxième partie est prescriptive. Tout ça pour demander aux Français de cogérer les catastrophes avec des bouts de ficelle, afin qu’ils se calment. « Nous estimons qu’il est indispensable qu’en France les populations soient mises dans la position d’acteurs plutôt que de consommateurs » comme lorsque nous avons été incités à fabriquer des masques sanitaires. « Cette implication pourra en retour réduire le sentiment d’anxiété, voire d’angoisse éprouvée ». Il s’agit de prétendre mettre les populations à l’abri de leur anxiété, et c’est bien l’objectif de cette résilience dont les apôtres visent à une réduction au silence, à l’abolition de la liberté d’avoir peur. Si on reprend l’analyse de Gunther Anders, philosophe allemand qui a travaillé beaucoup après Hiroshima, la liberté d’avoir peur est cette liberté qui renvoie à la capacité d’une population donnée d’éprouver un sentiment, une peur à la mesure du danger qui pèse sur elle, de ressentir la quantité d’angoisse qu’il faut que nous ressentions si nous voulons vraiment nous libérer du droit d’être libérés de la peur et avoir peur afin d’être libres.
La peur contribue à la prise de conscience que nous menons une existence dans un monde faux. Et c’est bien pourquoi il a fallu expliquer aux gens à Fukushima qu’il faut qu’ils cessent d’avoir peur, parce qu’ils sont dans un monde faux. S’il leur prenait envie d’avoir peur, il est évident qu’ils se mettraient en colère et qu’ils se révolteraient et fuiraient. La principale raison pour laquelle ils ne fuient pas, c’est qu’ils ont appris à ne plus avoir peur et à être l’objet d’un ajustement indéfini dans le nouvel environnement dans lequel ils sont plongés.
Je vais conclure avec une citation infâme de Sébastien Lecornu, le ministre des armées, invité du forum Normandie pour la paix : « La leçon de l’Ukraine, c’est que c’est un peuple résilient, c’est autre chose qu’une facture de chauffage, le don qu’ils font c’est celui de leurs fils ».