La précipitation de la crise climatique, son changement de régime, l’extinction accélérée des espèces, les pandémies…, tous ces bouleversements traduisent l’irruption des êtres de la Terre. Cette situation de catastrophes écologiques change la donne politique sur la planète. La civilisation globalisée de l’exploitation systématique des ressources naturelles et de la mise au travail de tous les êtres terrestres, quels qu’ils soient, apparaît totalement invivable : la condition de l’homme moderne s’effondre. Dans cette situation sans précédent(Anthropocène), Sophie Gosselin et David gé Bartoli sont allés à travers le monde à la découverte de nouveaux chemins empruntés aujourd’hui par la(le) politique. De leur vaste enquête résulte un livre de voyages, de recherches et d’études passionnant et important : La Condition Terrestre. Celui-ci nous donne rendez-vous avec : - les Assemblées des usages et l’école des Tritons sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, - le Syndicat de la montagne limousine, - les Caracoles zapatistes et les universités de la Terre au Chiapas mexicain, - les reprises de savoirs scientifiques, vernaculaires, coutumiers, populaires qui se multiplient un peu partout dans le monde, - les reprises de gestes pour soigner le quotidien, la maisonnée, les communautés d’habitant·e·s, - la création de tribunaux populaires multispécifiques (les parties en sont des fleuves, des montagnes ou des animaux, aussi bien que des humains) - la mise en place de conseils de bassins versants pour nourrir les puissances d’émancipation et qui personnifient des mondes. Il s’agit de la reconnaissance de droits et de coutumes portés notamment par les luttes des mouvements indigènes amérindiens, maoris, kanaks...en lien avec le respect de la vie terrestre : ceux de la Terre-Pachamama,inscrits aujourd’hui dans les institutions Boliviennes, ceux du fleuve Elwhàa aux Etats unis, ainsi que la personnification de la rivière Whanganui dans celles de la Nouvelle-Zélande... Il s’agit aussi du « Nous sommes la Terre qui se défend », proclamé et mis en pratique par les zadistes... Toutes ces expériences et luttes politiques esquissent les contours de peuples et des institutions terrestres qui en accompagnent l’émergence. Plutôt que de se projeter dans un futur utopique idéalisé, ces initiatives réactivent et réinventent des coutumes perdues, abandonnées, oubliées ou méprisées. Ce faisant, elles contribuent à soigner les relations abîmées par des siècles d’extractivisme, de colonialisme et de patriarcat, à faire surgir des révolutions terrestres qui tiennent compte des temps passés, présents et à venir.
Sophie Gosselin, agrégée et docteure en philosophie, et David gé Bartoli, philosophe et écrivain, ont co-écrit Le Toucher du monde, techniques du natàurer (éditions Dehors, 2019). Ils sont membres fondateurs de la revue en ligne Terrestres.org, Revue des livres, des idées et des écologies, et de l’Université Populaire pour la Terre (Tours)
Cette soirée sera suivie, sur la montagne limousine, le :
– Samedi 11 mars, de 10h-16h, à l’Espace PTT, Tarnac,
d’une lecture par arpentage du livre de David gé-Bartoli et Sophie Gosselin « La Condition terrestre » (Seuil, 2022, https://www.seuil.com/ouvrage/la-condition-terrestre-sophie-gosselin/9782021439335)
Arpentage accompagné par Sonia et Violaine
Sur réservation au 06 24 81 88 86 ou bekipouka@ilico.org
Prix libre
Apportez un plat à partager (possibilité de réchauffer vos plats sur place).
– Samedi 11 mars, à 17h, au Magasin Général Tarnac
Présentation par David gé-Bartoli et Sophie Gosselin de leur livre « La Condition terrestre », suivie d’échanges pour imaginer ensemble des gouvernances partagées avec les autres qu’humains à l’échelle de la montagne limousine.
Gratuit.
– Dimanche 12 mars, 10h, MGT, Tarnac
Échanges informels avec Ali, David et Sophie autour de Reprise de savoirs, exemples de chantiers 2022 et projets 2023 : https://www.reprisesdesavoirs.org/
Habiter la terre autrement Politiques et révolutions éco-sociales (terrestres) aujourd’hui
Avant d’introduire la soirée-débat avec Sophie Gosselin et David Gé Bartoli, Francis Juchereau rend un hommage particulier et poignant à Christophe Soulié, figure amicale, conviviale et militante, participant actif et de longue date à la vie du Cercle, disparu brutalement quelques jours auparavant.
Au sous-titre que nous avons donné à cette soirée, « Politiques et révolutions éco-sociales aujourd’hui », est ajouté entre parenthèses « terrestres », mot dont il sera particulièrement question ce soir étant donné le nouveau sens et l’importance politiques qu’il a pris avec les énormes enjeux écologiques actuels qui touchent à la vie planétaire même. Ainsi, nous avons tenu à rendre plus compréhensible le sujet de notre débat en utilisant comme synonyme le terme « éco-social», pas exactement équivalent mais mieux connu. L’histoire tourne court, la question sociale n’est plus seule désormais. En politique comme en droit se pose la question terrestre (ou du terrestre). Le changement à vue d’œil du régime climatique, l’extinction accélérée des espèces, les pandémies… tous ces bouleversements traduisent l’irruption des « êtres de la Terre » et leurs manifestations aveugles. Cette situation de catastrophe(s) écologique(s) change fondamentalement la donne politique sur la planète. La civilisation globalisée néocapitaliste de l’exploitation absolue des ressources naturelles et de la mise au travail de tous les êtres terrestres, quels qu’ils soient, apparaît totalement invivable (même repeinte en vert). La condition de l’homme moderne – progressiste – s’effondre. Dans cette situation sans précédent de l’Anthropocène (capitalocène…), Sophie Gosselin et David Gé Bartoli sont allés à la découverte de nouveaux chemins possibles empruntés aujourd’hui par la politique et le politique. De leur vaste enquête résulte un livre – que j’ose appeler de voyage – de recherche et d’étude passionnant et important, La condition terrestre. Le Limousin est d’ailleurs interpellé par ce livre qui évoque le Syndicat de la Montagne limousine. Mais bien sûr pas seulement. On y parle surtout des caracoles zapatistes, des universités de la Terre au Chiapas, des assemblées et de l’Ecole des Tritons à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, etc. Ces initiatives réactivent et réinventent des coutumes perdues, abandonnées, oubliées ou méprisées. Ce faisant, elles contribuent à soigner des relations abîmées par des siècles d’extractivisme, de colonialisme et de patriarcat, elles visent à faire surgir des révolutions terrestres qui tiennent compte des temps présents, passés, à venir, ceux des vivants, géologiques… Toutes ces expériences et luttes politiques esquissent les contours de peuples et d’institutions terrestres qui en accompagnent l’émergence. Sophie, tu es agrégée et docteur en philosophie, enseignante. Quand à David tu es philosophe et écrivain. En conceptions comme en pratiques, votre engagement existentiel, intellectuel et politique est l’écologie du terrestre, c’est-à-dire celui de s’efforcer d’« habiter la Terre en commun ». Vous êtes tous deux membres fondateurs de la revue en ligne Terrestres (revue des livres, des idées et des écologies), et de l’Université Populaire pour la Terre à Tours. Sophie Gosselin Merci beaucoup pour votre invitation. En venant, nous écoutions la radio (France Culture) qui parlait des indigènes colombiens et disait que, pour la religion catholique, les morts partaient au ciel, alors que pour les indigènes les morts étaient là tout auprès, bien présents dans la terre. Ces indigènes parlaient d’un compagnon de lutte qui était mort et continuait à vivre, près d’eux, avec eux. Cela nous a touché et rappelé le chapitre qu’on a écrit sur les Zapatistes qui eux parlent aussi depuis tous ces morts. Ils disent : « La montagne nous a parlé de prendre les armes pour avoir ainsi une voix ; elle nous a parlé de garder notre passé pour avoir ainsi un lendemain. Dans la montagne vivent les morts ». En effet, les morts sont avec nous, ces morts qui ont subi toutes les violences, toutes les injustices depuis des siècles. C’est donc aussi avec et depuis tous ces morts qu’on va essayer de parler ce soir. Donc bienvenue à Christo qui est là aussi, parmi nous. D’abord, on va aussi parler « depuis là où l’on habite », c’est-à-dire à Tours et partir de toutes ces réflexions, de toutes ces rencontres qu’on a faites et qui composent notre livre. Nous sommes donc partis de différentes situations, de différents contextes de luttes dans le monde : en France, en Europe, en Nouvelle Calédonie, en Nouvelle Zélande, en Amérique du sud (Bolivie, Mexique) et aux États-Unis. En partant de ces différentes situations, l’idée était de voir, de repérer des points de bascule politiques assez récents (dans les 15-20 dernières années) qui nous ont semblé absolument significatifs. Des situations en mesure d’ouvrir un autre horizon politique pour les processus et les luttes d’émancipation, des points de bascule pour faire face aussi à la recomposition du pouvoir à l’échelle globale : ce qu’on appelle dans le livre le « géo-pouvoir ». Ce dernier est en train de prendre acte de la crise climatique, de la catastrophe écologique, en vue de transformer ses techniques de pouvoir pour continuer à exploiter, à extraire, à dominer. Face à cette recomposition des formes du pouvoir, notre idée était de faire exactement la démarche inverse, c’est-à-dire de voir où ça résiste et où ça invente quelque chose qui propose un autre horizon politique que celui d’une espèce de technocratie mondialisée qui se déclinerait dans différents États ou de manière plus locale. Partant de ces différentes situations, dans chaque chapitre on a essayé de mettre en perspective un point de bascule, une manière de repenser politique. Ces situations s’appuient sur les leviers juridiques mais aussi sur les conceptions anthropologiques qui sous-tendent les questions politiques. Le but de notre recherche était de capter l’apparition d’« un nouvel horizon politique » à la convergence de ces différents processus, celui de la « condition terrestre ». C’est-à-dire, faire apparaître une politique, non pas depuis la seule condition humaine, mais dans un horizon élargi qui tienne compte des liens entre les êtres humains et les autres êtres (les autres qu’humains). David Gé Bartoli Une des ouvertures majeures de l’ouvrage a été de se dire : jusqu’alors l’espace du politique est gouverné par des hommes sur a place publique à l’intérieur de la cité, dans l’espace politique traditionnel. Ainsi, lorsqu’il fallait s’émanciper de la condition ouvrière, ça se passait sur les lieux de production ou/et dans les lieux de représentation du pouvoir. Mais dernièrement, une autre manière de faire politique a surgi de façon assez pérenne – elle se poursuit dans le temps. Cela s’est déroulé à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes où il ne s’agissait pas simplement d’une manière de décider d’un paysage politique, avec de nouvelles idées. C’était de se dire : en occupant un (vaste) lieu il va se passer autre chose que lors des occupations habituelles d’usines ou de fac par lesquelles on montre notre refus de se soumettre à une domination, à un pouvoir. L’occupation sort alors de l’espace politique traditionnel pour devenir un lieu d’habitation. Et là, il y a quelque chose qui chemine dans la manière de repenser le politique. C’est qu’au fond le politique ne se fait pas sur une décision de conscience, sur un contrat (ce qu’on peut faire ensemble), mais c’est le lieu, à force de l’habiter, qui va nous soumettre de nouvelles manières d’interpréter notre espace de vie. Les dominations que nous subissons enclenchent ce qu’on pourrait appeler une « nouvelle politique des corps ». Quand on disait tout à l’heure que les morts sont liés à la terre, cela signifiait aussi que l’on aimerait bien que la manière de penser l’espace politique s’effectue depuis les corps. A force d’occuper un lieu, les corps commencent à prendre en considération d’autres corps. D’abord des corps humains, mais pas que. À la ZAD, il n’y avait pas qu’une seule dominante idéologique ou politique, il y en avait plein. Il y avait plein de possibilités de se dire « on veut s’extraire de l’État et du capital », on veut s’extraire de ces conditions-là et on se refuse d’être simplement soumis à la condition citoyenne. Parce que là, au fond, c’est «l’homme» politique qui distribue les places : vous êtes citoyen, je suis représentant ! Et celui qui soumet toujours l’espace politique et l’espace public, c’est celui qui en dernier recours a la parole. C’est ce qui a fait pendant des siècles l’invisibilisé de la condition des femmes, des conditions de race, de genre et de ce qui a été mis cette fois en scène à la ZAD de Notre-Dame des Landes, les non-humains : l’eau que l’on boit, les forêts qui nous apportent l’air et des conditions d’existence vivables (ombre, hygrométrie…) etc.. Nos corps ne « tiennent » plus dans les villes d’aujourd’hui. Dans ces conditions, la manière de penser le politique s’effectue depuis l’habiter, depuis les corps. Et plus on prend le temps d’habiter, plus on habite, plus on va être affecté par des choses qui nous ont été confisquées dans les villes où on décide par en haut, depuis toujours, et avec la tête. Aujourd’hui on voit bien que c’est notre corps qui souffre, directement : d’un manque d’eau, d’un manque d’air, d’un manque d’espace, d’un manque de temps. On est tétanisé. Donc c’est à partir de lui que l’on part. Au fond, maintenant, la manière de faire la politique c’est habiter non seulement avec nos corps mais en plus avec des corps pas forcément qu’humains. C’est là l’ouverture à partir de laquelle quelque chose se passe dans le monde depuis 15-20 ans. On habite avec nos corps. C’est pour ça qu’on va parler de la coutume parce que là, c’est la question du corps qui est mise en cause. En tout cas c’est cela qu’on voulait commencer à initier avec vous : « l’habiter commun ». S.G. Si on prend la Loire : le fait de voir cet été (2022) le fleuve à sec a matérialisé quelque chose. C’est un signal qui devient tout à coup matériel. Dans quelques années, si cela continue, c’est la possibilité de boire qui va être mise en question. A un moment, il va falloir, par exemple, faire un choix entre le fait de boire et celui de refroidir les centrales nucléaires qui provoquent aussi l’évaporation. Là, on voit que ce sont des choix vitaux qui vont se jouer et qui réengagent autrement à faire politique parce qu’il va s’agir de repenser la politique et l’espace du politique à partir du « comment on va préserver les communs terrestres ». Des communs qui impliquent non pas seulement les humains mais aussi les autres formes de vie. Partir de la question de l’eau, notamment d’un fleuve, est intéressant parce qu’un fleuve n’est pas simplement un cours d’eau sur lequel va se poser une ville avec des êtres humains, c’est quelque chose qui permet à tout un ensemble de formes de vie d’exister, d’habiter ensemble. Quand on commence à déplacer l’espace du politique et à le penser depuis le milieu de vie, avec les autres formes de vie avec lesquelles on cohabite, on n’est plus, nous seuls, être humains, à décider collectivement comment on va gérer les « ressources » – constituées de tous les corps, non-humains et humains. L’État-capital, qui s’initie à l’époque moderne (depuis le 17-18è siècle#), est cette division de l’espace qui concentre d’un côté l’espace du politique dans lequel on a affaire aux opinions politiques, où on va débattre des questions idéologiques et s’impliquer sur un plan volontaire et conscient. C’est le modèle du contrat social. Quant aux corps, tous les corps, humains et non-humains, ils sont livrés à la mise au travail au sein de l’économie. Quand nous disons économie, il s’agit d’économie et capitalisme car pour nous c’est synonyme (par contre, il peut y avoir des formes de subsistances qui ne sont pas extraites et autonomisées sous la forme de l’économie). Alors, pourquoi parle-t-on d’État-capital ? Parce qu’il n’y a pas le capitalisme d’un côté, et l’État qui permettrait de contrer le capitalisme. C’est d’un même geste que les deux émergent et structurent l’espace politico-vital de la Modernité. L’État et le capital émergent en même temps et se conditionnent l’un-l’autre dans cette distribution qui correspond au final à la distribution entre d’un côté l’esprit et de l’autre le corps. D.G.B Nous disons que l’État-capital c’est une même bête, une Hydre à deux têtes. Je rappelle que dans l’histoire il y a non seulement la question de l’esclavage et celle de la soumission des corps ouvriers, mais depuis 1930 avec le « Plant Patent Act »#, on a mis le brevetage sur le vivant : d’abord avec les plantes, puis les bêtes et maintenant sur tout ce qui bouge. Tout ce qui bouge est le lieu d’une possibilité d’énergie, quel qu’il ou elle soit, donc d’une production. S.G. Du point de vue du capital, la restructuration du territoire se fait autour de la triple polarité : ressources, production et consommation. Pour nous, cette espèce de triptyque est précisément ce qui nous dépossède de notre condition d’habitant. Habiter, ce n’est pas simplement être résident quelque part, ce n’est pas seulement avoir un logement quelque part, c’est participer à tramer, à constituer, à faire vivre un milieu de vie qui est composé d’humains et d’autres qu’eux. Habiter, c’est : comment on s’inscrit dans une trame de vie qui n’est qu’en partie humaine. Alors, cela déplace la manière dont on va penser l’espace de vie qui fait communauté, qui fait commun. Dans le livre, on reprend notamment la lutte qui s’est passée sur le fleuve Elwha, au nord-ouest des États-Unis, où il y a eu le démantèlement d’un grand barrage. Ce qui nous a intéressés dans ce processus c’est que, au départ, la lutte a été plutôt portée par le peuple indigène, les Indiens Klallams qui vivaient ancestralement, notamment de la pêche du saumon, et avaient toujours vécu sur les berges du fleuve. Ces autochtones ont été dépossédés de leurs terres quand les colons sont arrivés. En les empêchant de pêcher, ces derniers les privaient de leur moyen de subsistance, détruisant par là même la possibilité d’habiter. Là dessus, un pionnier a construit un énorme barrage ; il a d’ailleurs écrit un livre, La Dernière Frontière, qui indique à quel point le barrage était une sorte d’apothéose de la fin de ce processus colonial aux USA. La construction du barrage a complètement appauvri tout l’écosystème du fleuve, vu que les poissons ne pouvaient plus remonter, cela détruisait toutes les chaînes – par exemple les liens entre les poissons qui nourrissaient la reproduction des arbres, des animaux, des ours etc. L’écosystème était en outre appauvri par la concentration des sédiments. Ainsi, les Klallams se battaient et, dans les années 1950-60, ils se sont alliés avec les mouvements écologistes. Ils ont réussi à obtenir le démantèlement du barrage. Les habitants locaux de la ville ne le voulaient pas. C’était leur économie qui était en cause : usines, alimentation électrique… Il y a donc eu là un processus populaire très consistant où pendant un an différents acteurs ont été invités à dire pourquoi ce serait nécessaire de démanteler le barrage. A la fin, les habitants on voté en ce sens. Cette expérience est particulièrement intéressante parce qu’aujourd’hui beaucoup disent, face à l’urgence de la catastrophe, qu’il va falloir faire appel à des pouvoirs forts qui vont imposer des limites drastiques et rapidement. Ce n’est pas le parti que nous prenons dans le livre. Au contraire, ce serait un danger. Parce que ce serait ne pas croire dans la possibilité qu’il y ait de véritables processus populaires, des processus de recomposition de peuples et de communautés. Si on veut quelque chose qui tienne vraiment dans le temps, qui permette de répondre à la catastrophe que l’on commence à subir ici et encore bien plus dans le monde, ce n’est pas en remettant le pouvoir à des technocrates, à des décideurs tout-puissants que cela permettra de répondre. Ce qu’il faut, c’est changer, transformer nos modes de vie et surtout reprendre la main sur les milieux dans lesquels on habite. Donc (re)mettre en œuvre des processus populaires où l’on se re-donne les moyens collectivement de ré-habiter nos milieux de vie. C’est pourquoi, dans notre livre, on n’en appelle pas à réinvestir les institutions politiques existante, ce qui à chaque fois aboutit à la même impasse. On a d’ailleurs consacré un chapitre sur la Bolivie pour ça. En Bolivie, le président Evo Moralès, avec son parti, le Mouvement pour le Socialisme (MAS), sont arrivés en 2006 au pouvoir avec un vraie politique écologique – lui même étant indigène avait une autre manière de penser le rapport à la Terre. D’ailleurs le début du mandat de Moralès a donné lieu à un processus de constituante passionnant. Beaucoup de peuples indigènes (la Bolivie est le pays où il y a le plus d’indigènes en Amérique du sud) qui avaient été complètement exclus de l’espace politique y sont entrés et ont commencé à débattre sur la manière de penser le rapport aux communs terrestres. Des conceptions radicalement différentes des rapports entre humains et autres qu’humains sont apparues à cette occasion.. Il y a eu énormément de débats. D’autres manières de penser politique ont commencé à émerger qui ont abouti à la reconnaissance de la Terre-mère, ce qui a été inscrit dans la constitution. Malgré ce processus qui a été véritablement révolutionnaire, quelques années plus tard, la politique extractiviste a repris le dessus. En fait, c’est structurel : le dispositif étatique et son lien avec le capital font qu’on a beau essayer de transformer ses institutions, ça ne marche pas. C’est dans la manière même dont ça s’est construit. Dès qu’on se situe à l’échelle de l’État, on se retrouve en concurrence avec d’autres États, donc avec l’obligation de faire des exports-imports, donc d’entrer dans toute une logique économique pour assumer une politique. Ce qui oblige petit à petit à renoncer à toutes les valeurs qui étaient portées au départ. Plutôt que de réinvestir ces institutions qui ont été construites sur la base de l’extractivisme et considèrent les milieux comme des ressources à échanger sur le marché mondialisé, on invite à inventer de nouveaux processus institutionnels qui repartent des milieux de vie. D.G.B. Avec l’exemple du fleuve Elwha (Nord-Ouest des États-Unis), une des questions posées dans les faits était que, si vous gardez, par exemple, votre statut de scientifique – écologue, hydrologue ou ingénieur du barrage -, au fond, l’autre sera toujours étranger à votre domaine. Le Klallam sera l’autochtone du coin, le saumon sera une prise de pêche ou une statistique de la vitalité de la rivière ou non. Les Klallams réclamaient les saumons comme faisant partie de leur culture matérielle et immatérielle (ce n’est pas simplement des poissons qu’on mange, c’est ceux avec lesquels on cohabite sur Terre). Et là, nous voyons apparaître des manières de se repositionner dans l’espace. Depuis le fleuve (milieu de vie), chacun a pu faire un pas de côté depuis son statut. Un ingénieur dit : si j’arrête d’être un expert, je vois que les poissons ne passent plus. Ce qui est intéressant dans ce cas, c’est qu’à un moment donné, si chacun dit, « je ne garde pas tout à fait ma place, ou le statut qu’on m’a octroyé », ça bouge sensiblement. Les Klallams, lors de leur processus de lutte, ont rencontré d’autres personnes qui savent revendiquer politiquement contre la politique capitaliste américaine. Ils vont donc à un moment donné, parce qu’ils travaillent aussi, se mettre en relation avec des luttes syndicales ouvrières. C’est le pêcheur qui va dire avec l’expert hydrologue, « mon poisson – le saumon – c’est pour moi une manière de temps autre que celui de donner mon corps au capital » et là ils vont être tous deux d’accord. Donc, chacun va essayer de trouver une manière de ne plus rester dans sa place traditionnelle. S’ouvre alors une autre situation depuis sa condition d’habiter. Cette condition-là apporte une autre manière d’envisager les rapports de force. Jusqu’alors, l’État-capital a sans cesse créé un rapport de force frontal depuis sa propre réglette en distribuant les statuts ». Mais là, on se rend compte que, si on ne garde plus son statut de prolétaire, de Klallam, d’ingénieur, etc., et qu’on se dit, « je suis habitant de cette rivière », habitant corporel, psychique, mental, alors je peux créer des alliances qui auparavant n’étaient pas possibles. Et donc ça, c’est une manière de dire : « Au fond, si on n’était pas seulement citoyen, mais aussi habitant !». Si le saumon peuplait mes nuits, mes rêves, si ma condition me permettait d’avoir un temps favorable à autre chose que d’être producteur (de saumon), alors je laisse vivre quelque chose en moi qui n’appartient pas au « producteur-consommateur-citoyen ». Cet espace là n’est pas seulement un espace démocratique citoyen, c’est un nouvel espace qu’on appelle espace agonistique. Que veut dire « agonistique » ? Les Grecs avaient deux façons de penser le conflit et la lutte. La façon connue est la « polémique » qui vient du terme « polemos ». C’est la relation duelle conflictuelle : l’un doit absolument l’emporter sur l’autre. C’est ce qu’induit le mot « kratos », (demo)kratos. Si le peuple gagne, on s’évite de prendre l’État ou une tyrannie sur le dos, s’il perd, comme en ce moment où la souveraineté n’est plus aux peuples mais aux États et au capital, nous n’avons plus que nos yeux pour pleurer. Donc, dans cette conjonction-là, qui suppose un espace politique réglé non seulement par un rapport de force de classes mais par un rapport de guerre, il s’agit de dominer l’autre. Ce dispositif peut, et a pu conduire à commettre des massacres, voire des génocides contre les peuples premiers, les paysans, les femmes…, contre celles et ceux qui n’ont ou n’avaient pas le moyen d’être inclus dans l’espace politique. Au fond, l’État et le capital sont prêts, depuis la colonisation de l’Amérique jusqu’à aujourd’hui, à massacrer des peuples (génocide). Et l’écocide va avec, puisque pour arriver à mettre fin aux Indiens d’Amérique, il fallait en même temps bousiller leur appartenance aux forêts, aux bisons et à tous les êtres avec lesquels ils étaient en cohabitation : leur existence allait avec la subsistance. L’espace agonistique est encore un espace où on met en jeu des conflits, mais ceux-ci ne sont plus simplement duels, en confrontation. Ils sont dans l’espace du théâtre. On appelle ça le protagoniste (celui qui est sur le devant de la scène) et l’antagoniste (celui qui répond). Pour nous, le protagoniste n’est certainement pas celui qui détient la parole dans l’hôtel de la Préfecture où à l’hôtel de ville, mais c’est tout un chacun – et notamment les « sans voix ». Pour tous ceux et celles qui ne sont pas citoyens – les moins de 18 ans, les personnes sous tutelles, les femmes (il n’y a pas si longtemps), les migrants, tous les non-humains – , c’est la majeure partie d’un territoire de vie qui est en dehors de l’espace citoyen (sans compter l’accès à la parole que demande cet espace). Alors, l’espace agonistique c’est de se dire : si c’est la rivière qui devient l’enjeu du conflit, on n’aura plus une dualité entre deux parties, entre deux idéologies ; cet espace est le lien à partir duquel on peut vivre en commun. A ce moment-là, puisque c’est le fleuve qui devient le nouveau lieu commun, on peut renverser la donne et dire à ceux et celles qui sont les cohabitants du lieu de vie, que ceux et celles qui n’avaient pas la parole, qui étaient derrière en antagonistes : « vous êtes maintenant les protagonistes ! ». On peut changer les rapports, les rôles. Le conflit n’est pas simplement un conflit duel, celui d’un parti ou d’une idéologie contre un.e autre. Parce qu’il y a un tiers (ici le fleuve) qui change les rapports de statuts, les rapports d’habiter un lieu, alors on peut à tout moment, dans une situation, changer les statuts en fonction. À ce moment-là, la situation, la scène devient agonistique. Et le but n’est pas un but guerrier mais celui de dire : on déplace les rapports de force et le champ dans lesquels ils s’inscrivent. S.G. L’autre aspect de l’agonistique, c’est de dire, ce qui compte, ce n’est plus simplement les groupes et leur identités, mais c’est aussi toutes les chaînes de relations qui font que, en tant qu’habitant.es, on est pris dans plusieurs niveaux relationnels. L’espace politique doit faire apparaître les différents niveaux relationnels qui font qu’on appartient à telles ou telles communautés terrestres. C’est à dire qu’on appartient à un milieu de vie. Ceci conduit à délégitimer ceux qui ne viennent là que pour extraire. Parce que, eux, sont pris dans des chaînes relationnelles qui mettent en péril les milieux de vie. La question est : qu’est ce qui doit faire autorité dans l’espace politique ? Ouvrir un espace politique agonistique c’est, depuis le milieu, depuis les communs terrestres refaire émerger les différentes lignes de conflictualités, les rendre visibles depuis toutes les relations qui trament l’habiter, qui conditionnent l’habiter. Aujourd’hui, c’est un peu ce que l’on voit sur les batailles qui se dessinent autour de l’eau, notamment ce qui se passe autour des bassines. Cela signifie : quels liens à la Terre-mère avons nous depuis la perspective de l’eau ? Qu’est ce que ça indique, les bassines ? Ce n’est pas qu’une question technique de retenue de l’eau. Est-ce que ça peut mettre en péril l’écosystème ? En fait, c’est quoi le monde qui va avec les bassines : quel type d’agriculture, quel type de relations, quelles manières d’habiter le lieu ça indique ? Du coup, on rend visible tout un ensemble de relations qui sont incompatibles avec la possibilité même pour ce lieu, ce milieu humain et non humain, de pouvoir continuer à se renouveler. Il y a d’autres types de relations, d’autres manières d’habiter qui peuvent préserver. À partir de là, il s’agit de faire émerger d’autres sources, d’autres espaces de légitimation qui justement s’ancrent depuis les milieux. D’où cette idée de créer des institutions terrestres, c’est-à-dire de faire émerger des institutions depuis ces espaces agonistiques. En gros l’idée c’est : comment on ouvre des espaces agonistiques autour des communs, des communs terrestres. D.G.B. Pour les bassines, une question se pose : est-ce qu’on laisse l’eau à tous ? Auparavant, l’eau souterraine était commune. C’est récemment que l’État français considère que ça ne participe pas de l’eau commune (à la terre, aux vivants et aux humains). Si on la prend dans une régie publique, elle devient publique, mais si Évian ou autre l’extrait directement, c’est du pompage pour du privé. Les fonds sous-marins océaniques sont un des communs principaux qui va aussi être renié en « raison » de ses ressources. On sent bien qu’aujourd’hui les bassines ne posent pas seulement la question du type de production agricole mais pour qui cette eau se distribue ? On sait très bien qu’il faut conserver cette eau en réserve souterraine pour qu’il y ait un renouvellement d’eau pour les humains mais pas seulement ; c’est aussi un ensemble de strates non humaines qui faut prendre en compte. A l’occasion de cette lutte, des rapports de force ont aussi basculé comme celui, habituellement frontal, entre chasseurs-pêcheurs et écolos. Parce qu’il s’agit là de reposer les problèmes autrement, les pêcheurs locaux ont joué avec les écolos et d’autres participants un rôle majeur de compréhension, en signifiant qu’il y avait une autre manière d’interpréter l’espace. Et là on peut trouver de nouvelles alliances. En reprenant quelque chose de délaissé, et vendue par l’État, on trouve moyen de faire des alliances, auparavant « imperméables » parce qu’idéologisées, c’est à dire qui ne se construisent pas depuis ce qu’on appelle la condition terrestre. S.G. Ça fait pas mal d’années que nous circulons du côté du Plateau de Millevaches et on a vu émerger la Fête de la montagne limousine. Au départ, une des questions centrales était de réunir les différents habitants : il y avait plusieurs générations d’habitants, les néo-ruraux, etc., tous n’étaient pas exactement en phase. L’idée était de créer un espace de rassemblement, de convergence. Je me souviens aussi que parmi les premières thématiques il y avait la question des forêts. Le commun qui apparaissait était : comment on prend en charge les forêts et comment, nous, humains on se sent concernés par les forêts. Et à partir de là va émerger ce qui aujourd’hui s’appelle le Syndicat de la montagne limousine. Ce qui est intéressant, c’est que ce syndicat redessine le territoire. Le Plateau est divisé entre trois département alors que les gens de ce territoire travaillent quotidiennement ensemble. Il suffit qu’une association déménage pas très loin et change de département pour se trouver pris dans des enjeux politiciens et administratifs qui ne sont plus du tout les mêmes et n’ont rien à voir avec ce qui se vit au quotidien. Faire émerger ce syndicat était affirmer un territoire de vie, un territoire habité et non plus un territoire administratif géré d’en haut. Pour nous, l’emploi du terme «… la montagne limousine » était déjà très intéressant car c’est la montagne, c’est le territoire qui va faire politique. Comment, en habitant ce territoire, on va re-politiser celui-ci depuis la question de l’habiter. Ça redessine un espace politique. Il ne s’agit plus simplement d’entrer dans les institutions existantes pour essayer de les changer, mais plutôt de faire émerger ces institutions agonistiques terrestres pour créer des rapports de forces, faire valoir d’autres valeurs, d’autres manières de poser les problèmes, créer d’autres sources de légitimation. D.G.B. C’est entre autres une lutte actuelle pour les forêts, en rapport avec les grandes forêts de conifères traitées au moyen de coupes rases qui dévastent complètement les terrains. On assiste à une espèce de remplacement : la forêt n’est plus vivante, ne possède plus ses propres temporalités (ce qu’on essaie en revanche de respecter en agroforesterie, par exemple). On trouve différents niveaux de temporalité dans une forêt. Certaines peuvent avoir 300 ans parce qu’on laisse pousser ses chênes, ses hêtres, ses châtaigniers… et il y a à côté des arbustes et des prairies. On a donc un étagement de temps, d’espaces. C’est ce qui fait la vitalité d’un lieu. Mais là, d’un coup, tous les 30 ans, on rase ; on revient à zéro et ça part chez Ikea ou ailleurs. C’est le modèle dominant. La question est alors d’agir comme habitant ce milieu de vie (comme chasseur, propriétaire forestier, promeneur, écolo…) en rapports et en alliances possibles, à partir de la forêt, pour le renouvellement de ce commun, pour sa vie. Le Syndicat agit aussi par rapport aux migrants. L’État « balance » les migrants dans des CADA# « paumés au milieu de nulle part ». La question est : est-ce qu’on les accueille ou pas ? La réponse va de soi pour le Syndicat. Et là, on déborde la politique citoyenne. Dernièrement le Syndicat a initié une enquête-arpentage de terrain avec les habitants du Plateau sur le « chevelu de la Vienne ». Cette remontée à pied, en canoë pendant une semaine de la partie haute de la rivière et de son réseau de cours d’eau (le « chevelu ») a montré notamment que la rivière avait perdu ces dernières décennies une part importante de son débit (le quart environ). En plus, « on » a fait ce pari fou d‘implanter une centrale nucléaire (Civaux) abreuvée par cette seule rivière. D’où la canalisation de l’ensemble du bassin-versant pour jeter tout le stock d’eau s’il en manque pour la centrale. J’ai fait le parcours du Rhône, cette « fierté humaine », cette « force de la nation ». Tous les 20 km un barrage a été installé, soit pour la production hydroélectrique, soit pour des retenues de différentes sortes. La nation a cette « fierté » de dompter totalement un fleuve qui n’est plus qu’un fleuve de production, un canal entre Marseille et Lyon pour tout ce qui est énergétique, pétrochimique et autres. Avec le Rhône, on assiste à la production de l’État-capital à l’état pur : un canal et un ensemble de productions. L’idée c’est que sur le territoire du Plateau, aux confins des trois départements on n’en arrive pas là, mais que les communautés d’habitants deviennent des communautés terrestres. D’où le Syndicat de la Montagne. S.G. Et que le politique puisse se faire depuis l’habiter. Habiter, c’est habiter des relations, à la fois dans le temps présent mais aussi dans le temps profond. Pour nous, habiter dans l’horizon de la condition terrestre, c’est aussi s’inscrire dans une autre temporalité. C’est permettre de se penser non plus seulement à l’échelle de l’histoire humaine, mais à l’échelle de plusieurs temps : temps de la forêt, temps d’une rivière, le temps qu’elles puissent se reconstituer. Le temps de la montagne et les différents temps terrestres. D.G.B Juste avant le débat, je veux bien faire un petite aparté. Il s’avère que je suis corse d’origine. Donc le FLNC (Front de Libération Nationale Corse) on connaît ! En Nouvelle Calédonie il y a aussi le FLNKS (Front de Libération Nationale Kanak et Socialiste). Pendant les années 60-70, en Amérique du sud aussi, avec les mouvements guévaristes notamment, des fronts de libération nationale se sont constitués et ont lutté contre les souverainetés d’État et du Capital afin que les peuples recouvrent leur souveraineté propre. On s’est rendu compte que ces luttes étaient, au fond, petit à petit court-circuitées, parce que le Front de libération nationale, comme son nom l’indique, revenait à placer les forces populaires dans le giron de la nation. La plupart sont restées encastrées dans des formes de luttes sociales et politiques avec comme horizon l’État-nation. En revanche, ce qui s’est passé avec les Zapatistes est quelque chose d’un peu inouï. Leurs luttes sociales et politiques qui se déroulaient dans le maquis, dans les forêts, dans les territoires du Chiapas en périphérie du Mexique n’étaient pas focalisées par l’État. Les révolutionnaires ont simplement rencontré les gens qui habitaient déjà là, des peuples dont ils n’avaient pas connaissance. Ces peuples n’étaient pas (des) modernes et la lutte des Zapatistes se greffa sur leur mode de vie, leur culture, leurs coutumes. On n’avait plus affaire à une lutte avant-gardiste, révolutionnaire progressiste. Les habitants du Chiapas parlent de coutumes, parlent de temps long, parlent de Terre-mère. Il s’inscrivent dans un autre temps que celui de l’espace social-historique. Ça a été une rencontre capitale. Ces guérilleros marxistes de luttes d’émancipation sociale venus dans les montagnes du Chiapas ont rencontré des émancipations terrestres et coutumières. Là, dans l’espace social intra-humain circonscrit à des États, quelque chose s’est noué à des temps longs, ceux de la Terre. Dorénavant les Zapatistes parlent « depuis la Terre » : Nous, planète Terre, 1er janvier 202… Ça veut dire que, après les luttes de front de libération nationale, il faut passer à des fronts… de libération territoriale… et terrestres, avec des temps très longs. Ce qui fait qu’on n’est pas obligé de rester aligné sur les temps du Capital, qui passe son temps à le manger, et celui de l’État. On voit bien que l’État républicain aujourd’hui nous laisse aucun horizon de temps. Donc, c’est cette capacité de re-nourrir du temps long, appuyée sur une vraie autonomie – et à côté des institutions d’État – qui nous permettrait d’avoir une émancipation importante. S.G. Je voudrais juste terminer sur la citation du sous-commandant Marcos qui ouvre notre livre et qui, indique un peu l’horizon de ce livre. Pour nous, la puissance, la force du mouvement zapatiste c’est qu’il a été capable d’affirmer ne pas être prisonnier de l’État-capital mexicain et d’affirmer son propre temps, c’est à dire, un autre horizon temporel que celui de l’histoire humaine : le temps terrestre. C’est cette capacité de s’inscrire dans un autre temps qui, pour nous, explique leur force politique et leur force d’inventivité institutionnelle.
Notes :
1/ On appelle généralement Modernité la période de l’histoire humaine toujours en cours qui débute en Occident vers le 17è siècle avec l’explosion, l’essor et le mélange des sciences et techniques, du rationalisme, de l’industrialisation, du capitalisme, de l’État-nation. 2/ Le Plant Patent Act de 1930 est une loi fédérale américaine relative au droit de brevetage des plantes. Cette loi autorise le dépôt de brevet pour les « variétés de plantes distinctes » et « nouvelles », autres que celles trouvées à l’état sauvage, qui ont été « découvertes » ou « inventées » et reproduites de manière asexuée
3/ centre d’accueil pour demandeur d’asile
Le Débat
Une intervention : Vous parliez de ne pas participer au système démocratique ; votre politique est de faire quelque chose à côté. Mais au niveau local, je dirais dans un petit village, une mairie?Localement, pensez-vous que c’est la même chose ? Qu’il ne faut pas s’impliquer dans le système local dans ces conditions-là ?
S.G : Il ne s’agit pas de ne pas du tout s’impliquer. Il s’agit de dire que ce n’est pas par là que l’on va forcément transformer les choses. On peut parfois s’appuyer dessus. Nous, notre horizon stratégique serait : investissons par exemple les mairies, les collectivités locales, mais pour que celles-ci soutiennent l’émergence d’institutions qui, elles, se pensent depuis les milieux de vie. Il ne s’agit pas de complètement abandonner ce qui est là, à côté, parce qu’il faut bien partir de ce qui existe et faire aussi avec ce qui existe. Mais c’est l’idée de dire qu’à un moment, on déplace le lieu à partir duquel les choses doivent se penser. C’est pour ça que le premier chapitre du livre est sur le fleuve Whanganui en Nouvelle Zélande, où une lutte portée par les peuples maoris, dépossédés de leurs terres (qu’ils ne possédaient pas sur le mode propriétaire), durait depuis plus d’un siècle. Ils habitaient ces terres sur lesquelles s’appliquait un contrat fallacieux, contrat qui avait été intentionnellement mal traduit pour les déposséder. La Couronne britannique a pris ces terres, mais les Maoris sont des peuples combattants et sur le fleuve Whanganui ceux-ci ont réussi à obtenir la signature avec la Couronne d’un traité politique en 2017, qui a abouti à la reconnaissance du fleuve comme personne morale juridique ainsi qu’à la création d’institutions qui s’envisagent depuis ce fleuve. Ce ne sont plus simplement des institutions humaines qui gèrent les ressources naturelles du milieu. Il s’agit de penser, de porter la parole de Te Awa Tupua, cette entité collective qui est le fleuve, faite d’humains et de non-humains. Les Maoris disent : « Je suis la rivière et la rivière est moi ». Ce n’est pas, « j’habite sur la rivière » mais « la rivière est une partie de moi ». Ce qu’il s’agit de porter, c’est la relation entre Maoris/ rivière/ poissons/ arbres/ etc., donc de penser des institutions politiques depuis et au nom du Te Awa Tupua (du fleuve). Et là, rien qu’en termes de temporalité, les problématiques sont reposées tout autrement. Cela veut dire : comment prendre soin du fleuve dans les temps longs.
D.G.B : Le dispositif qui a été pensé, c’est de dire : si on inscrit le politique dans des temps longs, alors, il ne faut pas confondre les différents niveaux. Ils ont donc établi trois niveaux concentriques. Le premier niveau est celui d’une démocratie traditionnelle (par exemple, pour nous, un quinquennat). Dans ce temps court, les questions seront : sur le fleuve, est-ce qu’il va y avoir trop de passages de touristes, est-ce qu’il va y avoir l’eau nécessaire pour boire ? Dans ce premier cercle il sera question des choses quotidiennes. Des garants (habitants, personnel politique, Maoris) se situent à ce niveau-là. Au deuxième niveau, il s’agit d’imaginer dans cent ans les conséquences des actes que l’on porte aujourd’hui vis-à-vis du milieu de vie. Enfin la dernière couronne est constituée par deux représentants : d’un côté, celui de d’État, et de l’autre le représentant maori (un sage). Eux portent des temps très longs, voire mythiques. Ainsi le temps de la montagne et celui de l’eau, qui peuvent correspondre à des millions d’années. Ce recadrage fait concrètement apparaître l’idée de condition terrestre ainsi que le rapport singulier que la condition humaine entretient avec elle, sachant que les vivants-humains ont à reconsidérer leurs politiques d’intérêts dans le respect des multiples temporalités (âges) de la vie et du monde. Par exemple, des forêts pouvant vivre 300 ans, des forêts primaires 1000 ans et plus.
C’est intéressant, de dire comment ré-imaginer notre rapport au politique qui ne se soumet pas simplement à des dispositifs d’intérêts court-termistes, ni surtout à des intérêts productifs et de rentabilité.
S.G. : Sur le fleuve Whanganui, les Maoris se sont appuyés sur un droit émergent, le droit de la nature, pour faire reconnaître et donner une personnalité morale à des entités collectives qui ne sont pas qu’humaines. Le droit reconnaît déjà des entités morales comme l’entreprise, mais celle-ci est essentiellement humaine. Là, il s’agit d’une entité autre qu’humaine : le fleuve, incluant humains et non-humains. Celui-ci peut exister comme personne morale avec les institutions qui en découlent. C’est intéressant parce que ça fait émerger un autre espace politique qui se pose depuis l’habiter (ici, dans le cas de la Nouvelle-Zélande). Le dispositif du droit de la nature a aussi été utilisé dans d’autres pays, mais quand il n’y a pas un peuple derrière lui pour le porter, quand il n’y a pas des gens qui habitent un territoire, il suffit que les politiques changent pour que ce droit soit remis en cause. C’est ce qui s’est passé avec le Gange : en Inde, il y avait une jurisprudence qui reconnaissait le Gange comme personne morale pour son caractère sacré, mais cela a été mis de côté.
D.G.B : La Vienne, c’est un bras d’eau, de l’eau dans une vallée : c’est comme ça que l’État le pense. Le Whanganui, lui, c’est une entité matérielle et immatérielle qui peut avoir un caractère spirituel et psychique, avec ses fonds, avec son ciel. C’est un territoire vivant, de vie, qui est pris en charge. Ça change la façon d’interpréter l’espace, qui n’est plus géographique et administré.
Une intervention : Je voulais rebondir sur votre dernier exemple, parce que je m’intéresse beaucoup à ce qui se fait sur le « Parlement de Loire » et le « Peuple de Loire ». J’ai été surpris que vous ne le citiez pas dans vos exemples, parce que je crois savoir que vous y avez contribué et parce que c’est un exemple assez proche. Est-ce que c’est parce qu’il n’y a pas un « peuple Maori » ?
S.G. : On a participé au processus du Parlement de Loire. C’est complexe. En fait le parlement n’existe pas, c’est une hypothèse qui a été mise au travail pendant deux ans. Cette expérience a été très intéressante, elle a ouvert plein de perspectives, plein d’horizons, et ça nous a beaucoup nourris dans l’écriture du livre – il y a des problèmes qu’on a pu voir à travers les discussions. Mais pour l’instant ça a été essentiellement porté dans un espace culturel et, du coup, ce n’est pas ancré sur un plan populaire. Il n’y a pas encore de prise sur le territoire de vie. Ce qui est étrange, c’est qu’un processus de réflexion passionnant s’est amorcé, mais lorsqu’il s’est agi de passer aux actes, là, on s’est rendu compte que ce n’était peut-être pas parti du bon endroit. Plutôt que de partir de ce qu’on appelle des situations agonistiques – avec des enjeux de lutte, pour défendre véritablement quelque chose du milieu qui fait qu’on se sent appartenir à celui-ci ‒ c’est devenu une espèce de vision culturelle un peu hors sol. Aujourd’hui le problème, c’est : comment on fait pour ré-ancrer cette initiative dans le milieu avec les gens qui habitent ce milieu ? C’est pour ça qu’on n’en a pas trop parlé, car pour l’instant la situation est un peu complexe. Avec toutes les problématiques qui surgissent autour de l’eau, on espère à Tours pouvoir commencer à remobiliser un peu toutes les réflexions qui ont été amenées dans ce cadre d’espace culturel, pour qu’elles soient véritablement un peu en prise avec des enjeux de vie, d’habiter.
On trouve, de cette manière, que le Syndicat de la Montagne limousine a plus de prise avec le territoire, qu’il émerge de toute une histoire, de luttes, etc.
D.G.B : Les situations agonistiques ne manquent pourtant pas. A la centrale de Saint-Laurent des Eaux, près de Blois, dont je suis originaire, il y a eu une situation très particulière avec les deux accidents les plus graves en France dans une centrale nucléaire, survenus en 1969 et 1980. Ceux-ci ont été cachés. À une centaine de kilomètres en aval, près de Tours, il y a aussi Chinon et sa centrale.
La Mission Val de Loire de l’UNESCO a pour objet la protection du site de la Loire, sauf que ces deux centrales font a priori obstacle à cette protection. Il a été convenu que malgré tout, entre ces deux verrues, il y aurait néanmoins protection. Mission Val de Loire est aussi dans le Parlement de Loire. Il y a donc là une réflexion particulière et un travail sur culture et patrimoine dans le secteur. Si on s’attachait plus en profondeur à des zones émancipatrices, il faudrait poser le problème du patrimoine en tant que support du patriarcat depuis quelques millénaires, ce dont le droit est aussi porteur. Pour nous la question de l’usage du droit n’est pas une finalité, s’il n’y a pas une souveraineté populaire que vient accompagner cet usage. Un norme nouvelle peut être une catastrophe. C’est ce qui commence à arriver. Certains font usage, notamment en Afrique, d’un éco-colonialisme, c’est-à-dire que sous prétexte de protéger des lieux, on confisque à une population son territoire de vie en disant : on va sauvegarder telle ou telle chose. Donc cette norme qui supplante le peuple peut être aussi un catastrophe. C’est plein de questions qui se posent. On suit le Parlement de Loire, mais c’est vrai que son développement est plutôt lié à l’émergence de forces populaires.
Une intervention : Bruno Latour disait à propos du Parlement de la Loire : « Mais il est où, le peuple ? ». Je suis né à Chargé, un petit village d’Indre et Loire. Dans ce que vous avez dit, ce que j’entends c’est qu’il s’agit de mener d’abord une révolution culturelle, au sens de : Qu’est-ce qui nous met au monde, et qu’est-ce qui nous fait comprendre le monde ? Ce qui est en jeu dans le Parlement de la Loire, c’est : comment on fait notre révolution culturelle pour renverser les choses, pour nous décoloniser, dé-réifier. Le sujet n’est pas tout seul, avec son corps et les autres corps. Mais maintenant, comment on augmente ?
Pour vous, qui êtes profs, comment est-ce possible d’y aller (au Parlement de Loire), hormis la magie du lieu ? Et il y a cette question de la désindustrialisation. Pour revenir à la première remarque, dans mon boulot (projets en ruralité, développement local, autonomie…) ce qu’on a appelé le municipalisme m’interpelle beaucoup. Cette capacité à faire d’un local + un local + un local… le monde. Et non pas le processus inverse. Là-dessus, comment arrive-t-on à se rééduquer ? Est-ce que vous avez des exemples dans vos voyages ? Comment évite-t-on l’aspect esthétisant de ces affaires ?
S.G. : Énorme question ! Je répondrai peut-être avec deux choses sur lesquelles on réfléchit. C’est, d’abord, de faire émerger, de participer à l’émergence de ces scènes agosnistiques. Ce qui nous a intéressés sur la ZAD, c’est l’idée d’assemblée des usages. À ce niveau, on n’est plus en train de gérer un territoire, on est dans la situation de voir comment des usages peuvent cohabiter. C’est-à-dire comment différents types de relations, différentes chaînes relationnelles peuvent s’imbriquer, s’enchevêtrer sur un territoire partagé. C’est ça, l’idée d’une agonistique. À Tours, cela peut se traduire par l’ouverture de scènes agonistiques sur les questions de l’eau. Mais on pourrait en ouvrir un peu partout. Sur la question des communs terrestres qui sont en danger, comment ouvre-t-on une scène agonistique ? Ça part des personnes qui habitent le lieu et qui en font différents usages. On permet la confrontation depuis l’habiter en essayant de vraiment tenir compte des différents usages. Par exemple, il va y avoir une journée de l’eau à Tours le 18 mars. L’idée est d’organiser un débat entre les pêcheurs, différents usagers de l’eau, dont un agriculteur irrigant. Et pourquoi pas inviter quelqu’un qui travaille à la centrale nucléaire ? Pour l’instant cette invitation a toujours été déclinée. Ce seraient vraiment des scènes agonistiques où l’on mettrait en confrontation les différents usages depuis le milieu. Ça, c’est un aspect. Et puis il y a un enjeu hyper-important, c’est celui de la subjectivation, c’est-à-dire des questions plus tournées vers l’éducation : celles de la vie, de notre rapport au monde. Là on voit bien que les politiques éducatives menées par Blanquer et par les différents gouvernements partent d’une idée très claire sur le type de sujet qu’ils veulent produire à travers une école néolibérale. Ils veulent produire des sujets productifs, des sujets pour le capital. Il savent exactement à quel type de subjectivation doit œuvrer l’éducation. Alors, la question c’est : comment, nous, on crée des lieux, des espaces, comment on fait émerger des écoles qui réinvestissent les savoirs et permettent de mettre en œuvre des processus de subjectivation terrestre. C’est une question sur laquelle on a commencé à travailler. Je fais partie d’un réseau, d’un collectif qui s’appelle « Reprises de Savoirs » et qui s’inscrit dans la continuité de la revue Terrestres. Autour de cette revue plusieurs dynamiques se sont engagées, dont « Reprises de terres ».
D.G.B. : « Reprises de Terres », c’est essayer de repenser collectivement les terres sur l’ensemble de la scène nationale, sachant que l’État ne veut surtout pas repenser le remembrement et une politique de la terre. On sait que la plupart des paysans vont lâcher leur exploitation (départs massifs à la retraite) et qu’on risque de récolter des politiques d’industrie agronomique, voire agro-énergétiques. Il nous faut un contre-feu important.
S.G. : « Reprises de terres », c’est d’abord un processus d’enquête qui a amené à une rencontre sur la ZAD de Notre-Dame des Landes, il y a deux ans, pour essayer de permettre à différents acteurs des reprises de terres de les envisager dans différentes perspectives : en ville, dans le milieu agricole, mais aussi de penser des déprises de terres (bitumées, cimentées, stérilisées, polluées…)
Dans la continuité de ça, on est plusieurs dans le milieu de l’enseignement-recherche a avoir amorcé un autre processus, face à une perte de sens radical dans les dispositifs de l’enseignement universitaire et secondaire. Et face même à la perte de ce que veut dire enseigner. Il y a une contradiction de plus en plus aiguë entre ce pourquoi on enseigne, ce qu’on a envie d’enseigner, et ce à quoi cela contribue réellement. D’ailleurs, au moment où on a lancé « Reprises de savoir », des étudiants, notamment à AgroParisTech, ont commencé la désertion (« bifurcation »). L’idée était dans l’air. On a donc lancé ce processus collectif de « Reprises de savoirs » avec un appel à créer des chantiers à l’adresse de différents groupes dans différents lieux en France, et même au-delà. Il s’agit de mettre l’école en chantiers depuis des territoires de vie, depuis des problématiques portées par les collectifs. L’année dernière en 2022 les chantiers se sont déroulés en juin et novembre. Ils duraient de quelques jours à deux ou trois semaines, en fonction des chantiers et des lieux.
D.G.B. : Il y en a eu plus d’une vingtaine. L’idée était de créer un réseau alternatif où on prendrait, depuis les lieux de vie, le relais d’une école républicaine soumise au capital. Ce seront les lieux de vie qui vont poser les questions à résoudre. À chaque chantier, une vingtaine ou une trentaine de personnes questionnent et se questionnent en fonction du territoire de vie.
S.G. : Il s’agit de créer un réseau de ces chantiers et de permettre que chacun, là où il est, puisse en ouvrir un. Nous avons participé à deux chantiers. D’abord sur l’École des tritons à la ZAD de Notre-Dame des Landes, une école qui avait du mal à émerger. Ce chantier « pluriversité-reprises de savoirs » a permis d’initier l’École des tritons. De la réflexion pendant une semaine sur les pratiques naturalistes et comment les repenser, a émergé un collectif qui s’appelle « Naturalistes des terres ». Un chantier fait donc aussi émerger des choses sur les territoires. Nous avons aussi été sur un moulin à côté de Dijon. C’était une toute autre problématique. Il s’agissait ici de repenser l’autonomie énergétique et en même temps comment cette recherche peut entrer en contradiction avec la continuité écologique : si on repense le moulin depuis le cours d’eau, qu’est-ce que cela implique ?
D.G.B. : Ce moulin se constitue en lieu alternatif commun. Les gens viennent librement pêcher, nager, toute une communauté vit autour. C’est aussi un lieu alternatif de musique. La question posée est de réinscrire la parcelle du moulin dans un territoire avec un amont et un aval, c’est-à-dire dans un milieu de vie plus large qu’un simple lieu de repli communautaire et entre humains.
S.G. : Ce qui est intéressant, c’est que ça a permis de faire lien avec d’autres personnes qui ont aussi repris un moulin. Donc ça trame, ça permet de tisser plein de choses.
L’appel à chantier qui va être lancé pour l’été 2023 prévoit d’autres lieux. Justement, un prochain chantier est en prévision sur l’autonomie alimentaire à Tarnac.
Pour moi, dans une prochaine étape, ces chantiers devraient ouvrir un horizon pour créer des écoles terrestres, véritablement. De la même manière qu’on a pu penser des institutions alternatives, on fait aussi émerger des écoles ‒ terrestres ‒ qui permettent de travailler des territoires et de faire émerger des processus nouveaux de subjectivation. C’est un gros chantier.
Une intervention : Qu’est ce que vous pensez des occupations en ville ? Vous parlez de la ZAD comme étant une occupation rurale, un squat. Du coup, est-ce qu’on peut « habiter terrestre » en ville ?
S.G. : Je te répondrai en donnant un exemple. Il y a quelques années, à Tours, on a participé au rachat collectif d’un bar. C’était un bar qui avait vraiment nourri la vie de son quartier.
D.G.B : C’est un bar punk, haut lieu des années 1970, qui correspond à un territoire en bord de Loire où se créent des « zones non conformes » depuis les années 1920. L’idée était de retrouver ça au moment où Sarkozy et Cie imposaient un État sécuritaire, c’est-à-dire d’ouvrir un peu les zones en ville. La caractéristique aussi de ce lieu c’est qu’il est exactement au bord de la Loire, et lors du Covid ça a été essentiel. Comme les bars étaient fermés, ils ont dressé un bar sur le coteau qui plonge dans la Loire. Ils ont délocalisé le bar pour en faire un lieu de vie en extérieur. Pendant le Covid, cette zone a été bizarrement tolérée. Une zone intermédiaire un peu ambiguë a été instaurée. Aujourd’hui c’est peut être dans ces bordures, dans ces lisières un peu informelles où le quadrillage de l’urbanisme peut s’écarter que des choses peuvent se faire, et se font.
S.G. : Avec l’acquisition de ce bar, l’idée était de travailler avec des permaculteurs qui y vendaient leurs paniers d’AMAP1, donc de retrouver ou de créer des liens.
Nous sommes aussi impliqués dans l’Université Populaire de la Terre à Tours où il va y avoir une tentative d’expérimentation de Sécurité Sociale pour l’Alimentation (SSA) sur un quartier. À travers la question de l’alimentation, on retrouve toute la chaîne qui va de la terre, en dehors de la ville, jusque dans les quartiers populaires en plein centre-ville. Là, on a réuni autour de cette question de l’alimentation ceux qui d’habitude sont séparés par le système de production : ceux qui produisent et ceux qui consomment. Des processus institutionnels comme la SSA sont pour nous complètement terrestres.
D.G.B : Dans nos luttes, les militant.es sont souvent « blanc.hes » et « cultivé.es », mais grâce à la SSA qui s’effectue dans un centre social d’un quartier HLM au centre de Tours, c’est différent. Nous considérons ce centre social comme « territorialisant », c’est-à-dire un lieu où l’on peut inventer. D’autant qu’ici la mairie prend position favorablement à ce genre d’initiative où interviennent des permaculteurs, la monnaie locale, etc. À cet endroit, 16 associations de différentes natures, dont certaines d’éducation populaire, se sont inscrites dans ce réseau qui comprend des fermes situées à une quinzaine de kilomètres. La Loire n’est pas loin, ainsi que de nombreux étudiants dont la pauvreté matérielle s’accroît rapidement. Quelque chose peut émerger dans ces zones et trouer le caractère trop fermé de nos villes métropolitaines.
À Limoges, est-ce que vous voyez des zones, comme ça, de réouverture ?
Une intervention : On peut témoigner à quelques un.es qu’on a failli basculer dans quelque chose d’assez extraordinaire à l’occasion d’une friche militaire de l’État : la caserne Marceau, quatre hectares au centre de Limoges, avec un encéphalogramme plat au niveau des élus, et un quartier populaire mixte. On s’est dit avec un certain nombre de personnes que c’était une belle occasion de réfléchir et de faire des trouées ou des trames dans la ville, mais aussi avec des territoires de la campagne : de récréer du lien, tout simplement. On s’est proposé d’inviter ceux, celles qui voulaient venir, à réfléchir à une autre manière, à repenser l’urbanisme en évitant de retomber dans ces questions d’aménagement, d’allotissement, de fourniture de mètres carrés. A la première réunion on était à peu près 120, mais lorsqu’on a expliqué une certaine manière de penser et de faire projet, à la seconde réunion on était moins nombreux. Et on a fini en petit nombre. Finalement, on se prend dans la tronche à la fois la vision des élus locaux et une peur terrible des citoyens qui sont dans des associations culturelles revendiquant une forme d’émancipation, mais terrorisés par le chantage à la subvention d’une mairie qui nous trouve trop sécants. Marginaux. On affaire à cette soumission et à cette courtisanerie insupportables. La mairie n’a même pas daigné répondre au boulot documenté que nous avons effectué. En même temps, elle lance un ersatz de consultation nommé pompeusement « démocratie participative ».
Autre intervention, sur le même sujet : Dans cette caserne vide (construite en 1880), le premier réflexe du maire a été d’y implanter la police municipale. À partir de là on comprend la qualité du raisonnement qui a été celui de la mise en cause de l’espace. La Ville souhaite occuper l’autre corps de bâtiment avec un « tiers lieu collaboratif ». On est dans une économie sociale et solidaire détournée, récupérée. Cela ne devrait pas aller très loin, parce que les travaux de cette opération de « commerce social » ne commenceront pas avant quelques années, étant donné qu’il n’y a pas de demande.
S.G. : On se pose tou.tes cette question-là : Comment créer des étincelles pour faire émerger des processus populaires là où l’on est ? On essaye de réfléchir en parlant de scène agonistique. Pour ça, les chantiers de Reprises de savoirs sont hyper-bien, ça permet en fait de créer des liens. On invite autour d’une question plein d’acteurs, et ça amorce des processus que souvent on n’avait pas prévus. Ce qui est intéressant, c’est qu’on ne sait pas exactement ce qu’on attend et on se dit : on va se mettre en chantier collectivement pour remettre en question les modes de transmission et de partage. Du coup, on va nouer des liens avec des personnes avec lesquelles on n’est pas habitué à travailler. C’est ce qui s’est passé à Dijon dans le quartier des Lentillères, une ancienne terre maraîchère occupée par des habitants de Dijon qui ont eu l’idée de faire une mare à grenouilles. Comme la grenouille est une espèce protégée, c’est une autre manière de protéger cette terre si des grenouilles arrivent avec la mare. Cela a amené à chercher des spécialistes des grenouilles, des gens qui connaissent les questions de circulation des eaux. Il fallait que cette mare « prenne » avec l’installation de plantes. Cela a initié un ensemble de liens de collaboration inattendus. Cela peut être aussi ça, un chantier de reprise de savoirs.
Une intervention : Sur Limoges il y a eu, a deux pas d’ici au bas de l’avenue de la Révolution, pendant deux ans une expérience de squat sur une friche industrielle (Enedis). Ce vaste lieu a été ouvert par des personnes qui souhaitaient vivre là, auxquelles se sont jointes des personnes migrantes chassées d’un autre squat. Cela a été un lieu dans lequel pendant deux ans il y a eu des activités culturelles, de jardinage, des rencontres, de la cuisine collective etc. Il y a eu de la création. Cela n’a pas tenu, les capitalistes ont repris de force les lieux, mais ça a été quand même un moment important d’échanges et de volonté de créer autre chose.
Une intervention : Je voudrais rebondir à propos de la police municipale qui est arrivée à la caserne Marceau. Ce qui est intéressant, c’est de faire avec les habitants des lieux. Cette caserne a servi de lieu éphémère d’accueil du festival des Francophonies, et la police était là malgré tout. Ce qui se passait pendant quelques soirs, pendant quelques jours était dans le champ culturel, mais ce qui serait intéressant, c’est de voir comment on pourrait (encore) fabriquer quelque chose en laissant la police là.
S.G. : Cela me fait penser à un émission, « Les pieds sur terre » sur France Culture, que j’ai entendue récemment. Ça se passait dans les quartiers nord de Marseille, avec l’histoire d’un militant syndicaliste du quartier qui avait monté un syndicat dans un Mac Do qui avait fermé. Pendant le Covid, les employés ont occupé le Mac Do et ont initié au niveau des quartiers nord un processus absolument incroyable, à tel point que des policiers venaient y faire la bouffe pour les habitants du quartier pendant le confinement. Cela a complètement renversé les choses. Le maire local a préempté le lieu qui devenait un « commun » (sic) !
Une intervention : À Marceau, pour le moment, c’est la police qui squatte le lieu. J’habite dans le quartier, je suis allé aux réunions. Il y a eu des ateliers à un moment. On savait qu’une opération immobilière était envisagée, mais il ne s’agissait pas de faire des jardins ouverts, des espaces à partager en commun, des communs à gérer. On en est au troisième projet depuis trois ou quatre ans. En fait, il n’y a pas de projet. Les gens du quartier disent : C’est un peu à nous ce lieu, mais où c’est qu’on va ?
1Une Association pour le Maintien de l’Agriculture Paysanne (AMAP) est un partenariat entre un groupe de consommateurs et une ferme, basé sur un système de distribution de « paniers » composés des produits de la ferme.