Antisionisme, antisémitisme : les enjeux d’un amalgame

Dominique Vidal

                              à Limoges samedi 4 mai 2019 17h00

                                                                                             espace EAGR, 64 av. de la Révolution Limoges

En coopération avec le Cira limousin et Limousin-Palestine

Antisionisme, antisémitisme : les enjeux d’un amalgame

Le 16 juillet 2017, à la fin de son discours pour le 75e anniversaire de la rafle du Vél d’Hiv, le président de la République déclare, face au Premier ministre israélien invité pour la première fois : « Nous ne cèderons rien à l’antisionisme, car il est la forme réinventée de l’antisémitisme. »

Cet amalgame constitue à la fois une erreur historique et une faute politique. Une erreur historique : la majorité des Juifs, aujourd’hui comme hier, ne sont pas sionistes. Une faute politique : le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) s’engouffre dans la brèche pour exiger l’interdiction de l’antisionisme.

Jamais le président n’a repris cette petite phrase… jusqu’au 20 février 2019. La multiplication d’actes antisémites relance alors la pression en faveur de l’adoption d’une loi. Au point que le député macroniste Sylvain Maillard, président du Groupe d’études sur l’antisémitisme, en annonce la préparation.

Mais la plupart des juristes s’y opposent, refusant la réintroduction d’un délit d’opinion. Nombre de politiques proches d’Emmanuel Macron expriment leurs réserves. Et 69 % des Français, dans un sondage Ifop, ont dit avoir « une mauvaise image du sionisme »

À défaut de loi, il faut donc offrir au CRIF un lot de consolation. Lors de son dîner, le président déclare : « L’antisionisme est une des formes modernes de l’antisémitisme. C’est pourquoi je confirme que la France mettra en œuvre la définition de l’antisémitisme adoptée par l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA). » Sauf que ni cette « définition », ni les « exemples » (dénués de toute valeur juridique) qui l’accompagnent ne mentionnent… lantisionisme !

Frédéric Potier, le préfet qui dirige la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah), livre le mode d’emploi de l’opération : « L’apport de cette définition est qu’elle parle de la haine d’Israël en tant que collectivité, même si le mot d’“antisionisme” ne figure pas en tant que tel. Elle permettra cependant de qualifier d’antisémite une partie des propos antisionistes. » Alain Soral a pourtant été condamné à un an de prison ferme en vertu des lois existantes !

La manœuvre est cousue de fil blanc : la droite israélienne veut surtout faire taire toute critique de sa politique. Et, de même que leurs amis français ont inventé une loi – qui n’existe pas – contre le boycott d’Israël, de même ils s’appuieront, pour combattre l’antisionisme, sur une « définition »… qui ne le mentionne pas.

Le combat contre l’amalgame continue.

                                                                Dominique Vidal

Antisémitisme-antisionisme, les enjeux dun amalgame.

Pourquoi peut-on parler damalgame ?

Le lundi 7 mars 2016 Manuel VALLS énonce (très fier de lui, sûrement) : « Il y a lantisémitisme des beaux quartiers et il y a aussi lantisémitisme dans les quartiers populaires dune jeunesse radicalisée et puis il y a aussi la haine dIsraël, il y a lantisémitisme et il y a lantisionisme cest-à-dire tout simplement le synonyme de lantisémitisme et de la haine dIsraël. »

Évidemment, pour les personnes souhaitant un minimum de regard critique sur la politique dIsraël, ce nest pas très agréable d’être assimilé à un antisémite. Mais surtout cet amalgame visait particulièrement les militants de BDS *.

Cette technique consistant à créer un lien entre deux idées, à les confondre, ne touche pas que lantisionisme, bien sûr, et sinscrit plus largement dans une rhétorique réactionnaire.

Hirschman (1915-2012), socio-économiste américain, a théorisé cette rhétorique, la présentant comme la mise en œuvre de contre-feux contre les attaques dirigées vers des politiques conservatrices. Il dénombrait trois formes principales auxquelles elle fait appel :

D’abord, l’effet pervers soulignant que les réformes demandées se retournent en leur contraire. Par exemple, les indemnités chômage et les diverses aides aux démunis ninciteraient pas ces derniers à rechercher un emploi, à faire des efforts.

Ensuite, le principe dinanité : « Ce que vous faites, vous dites, ne sert à rien. » On peut sans doute illustrer ce principe avec tout le discours sur le « vote utile » (donc il existe un vote inutile !). De même, la critique du progrès est-elle menacée par ce principe, avec des affirmations du style « on n’arrête pas le progrè» ou « vous voulez revenir à la bougie ».

Enfin, la mise en péril : exemple, « en revendiquant une augmentation du SMIC, vous voulez mettre notre économie à genoux ».

A ces divers procédés, il me semble que lon peut ajouter la démolition/destruction du sens dun mot par une association fallacieuse (et perverse) à un groupe, une idée, l’amalgame. Actuellement, trois illustrations sont très présentes dans la « vie politique ».

La convergence des extrêmes. La France insoumise et le Rassemblement national critiquent tous les deux les traités européens, soutiennent les gilets jaunes… Cest bien la preuve de lexistence dune connivence.

L’Europe. Bien que le fonctionnement de lEurope soit on ne peut plus critiquable, que les traités soient très contestables, on ne peut rien en dire sans être accusé d’anti-européanisme. De même se réclamer antilibéral vous place pour certains carrément dans le camp des ennemis de la liberté **.

Enfin dernier exemple, la culture de lexcuse. Bernard Lahire*** est très en colère contre les accusations répétées de journalistes ou hommes politiques envers les sciences sociales. Ces accusations consistent à reprocher à ces sciences de trouver des excuses aux délinquants, aux terroristes… « Ceux qui sen prennent à ce quils appellent lexcuse sociologique considèrent que comprendre serait une façon dexcuser en déresponsabilisant » constate cet auteur. Lamalgame ici est bien dassocier étude et compréhension des phénomènes dune part et complaisance envers ces phénomènes d’autre part.

Finalement, lamalgame, les militants antisionistes ne sont pas les seuls à en souffrir.

      • BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions), campagne internationale appelant à exercer un boycott et diverses pressions économiques, académiques, culturelles et politiques sur Israël. Site : bdsfrance.org

** cf. Au nom de la démocratie votez bien, Mathias Reymond,éditions Agone, 2019.

*** Pour la sociologie, Bernard LAHIRE, La Découverte, 2016.

CONFÉRENCE DE DOMINIQUE VIDAL :

Antisionisme, antisémitisme : les enjeux d’un amalgame

Limoges, 4 mai 2019

Mon dernier livre, intitulé Antisionisme = Antisémitisme ?, est sous-titré Réponse à Emmanuel Macron (i). Rien là d’un effet de style. J’ai en effet décidé de l’écrire le 16 juillet 2017, après avoir entendu le discours du président de la République française à la commémoration du 75e anniversaire de la rafle du Vel d’Hiv. Non seulement il avait invité – pour la première fois – le Premier ministre israélien à cette cérémonie, non seulement il lui avait donné du « cher Bibi », mais, à la fin de son (excellent) discours, il avait lâché, comme un cheveu sur la soupe : « Nous ne céderons rien à l’antisionisme car il est la forme réinventée de l’antisémitisme (ii). »

Jamais un président de la République, même pas Nicolas Sarkozy ni François Hollande, n’avait jusqu’ici repris à son compte cet étrange amalgame entre antisionisme et antisémitisme. Étrange, en effet, puisqu’il confond dans une même réprobation un délit – le racisme anti-Juifs, condamné par la loi comme toutes les autres formes de racisme – et une opinion – qui conteste l’impossibilité de l’assimilation des Juifs et donc la nécessité d’un État où ils se retrouveraient tous. On distinguera évidemment deux périodes, séparées par la Seconde Guerre mondiale et le judéocide : avant, les antisionistes rejettent le projet d’État juif de Theodor Herzl ; après, la plupart d’entre eux prônent la « désionisation » de l’État d’Israël, qu’ils veulent, d’« État juif », transformer en « État de tous ses citoyens ». Dans l’une comme dans l’autre période, la plupart des antisionistes sont juifs. Les qualifier d’antisémites relève de l’analphabétisme historique.

L’antijudaïsme, puis l’antisémitisme traversent l’histoire de l’Europe – plus, d’ailleurs, que celle du monde arabe. Ils s’y sont traduits, des siècles durant, par des discriminations, des expulsions et des massacres – ainsi lors des Croisades, mais aussi, au XIXe siècle notamment, lors des « pogromes » de l’Empire tsariste. Ces persécutions ont atteint leur apogée avec le génocide nazi, qui visait certes d’autres cibles (Tsiganes, malades mentaux, Slaves…), mais dans lequel les Juifs formaient le seul groupe destiné à être tué jusqu’au dernier : la Shoah exterminera de fait la moitié des Juifs d’Europe, un tiers de la population juive mondiale.

En France, où le régime de Vichy et sa police ont collaboré activement à la déportation de 75 000 Juifs (sur 330 000, français et étrangers, une proportion qui souligne la solidarité dont ils ont bénéficié), l’antisémitisme n’a cessé de reculer depuis la guerre. Selon toutes les enquêtes, il représente aujourd’hui une idéologie marginale, alors que l’islamophobie bénéficie d’un quasi consensus.

La meilleure preuve, c’est, premier élément, la réponse de nos compatriotes à la question « Les Juifs sont-ils des “Français comme les autres” ? ». En 1946, seul un tiers répond par l’affirmative. Soixante-et-onze ans plus tard – selon une enquête d’IPSOS (iii) –, la proportion atteint… 92 % (contre 81 % pour les musulmans). Ajoutons que 93 % des sondés estiment que « rien ne peut excuser un acte ou une parole antisémite ». Dans son rapport 2018 sur « La lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie », la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) résume : « Les Juifs sont la communauté la mieux considérée dans l’opinion publique, et ce depuis les années 2000 (1). »

En revanche, second élément, les chercheurs observent la persistance de certains préjugés vis-à-vis des Juifs, bien qu’ils soient en net recul depuis le début de la décennie : selon la même enquête d’IPSOS, entre 38 % et 53 % des sondés pensent que « les Juifs sont plus attachés à Israël qu’à la France », « les Juifs ont beaucoup de pouvoir », « les Juifs sont plus riches que la moyenne des Français » et « les Juifs sont un peu trop présents dans les médias ». Mais il existe aussi des préjugés – et combien ! – contre les Corses, les Bretons ou les Auvergnats : parlera-t-on pour autant de racisme anti-corse, anti-breton ou anti-auvergnat ? L’affaire Ilan Halimi montre toutefois qu’un préjugé peut tuer : Fofana, le chef du gang des Barbares, pensait que la famille ou les amis du jeune Juif pourraient payer une rançon…

La France a connu, troisième élément, une flambée de violences anti-juives au début des années 2000. Chaque année, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) publie un rapport, La lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie, qui suit l’évolution des actes et menaces racistes. Cette catégorie de « menace » incluant aussi bien un courriel d’insulte qu’une lettre anonyme ou un graffiti sur la voie publique, nous préférons nous référer aux « actes ». En 2002 par rapport à 2001, le nombre de ces derniers est multiplié par quatre, et, en leur sein, le nombre d’actes antisémites par six. Toutefois, dès 2003, on observe un net reflux des violences antisémites (- 36 %) et des autres violences racistes (- 23%).

Ce recul se poursuit – irrégulièrement – tout au long des années suivantes s’agissant des violences anti-juives. En revanche, les violences racistes, et notamment islamophobes, se maintiennent à un niveau élevé : elles triplent même en 2015, année des grands attentats djihadistes. Mais elles connaîtront un recul de près de 60 % en 2016. Après une nouvelle décrue en 2017, les faits anti-juifs augmentent fortement en 2018 : + 74 %, selon le ministre de l’Intérieur. En l’absence, pour l’instant, de statistiques plus détaillées, il faut préciser que, les années précédentes ayant connu une baisse considérable, la résurgence de 2018 relève aussi d’un effet mathématique. La preuve : si le nombre de violences de l’an dernier est de 541, on en avait recensé 851 en 2014. Quant aux manifestations antisémites symboliques en marge du mouvement des Gilets jaunes, ils semblent plus le fait de militants d’extrême droite, comme l’indique notamment le recours à la croix gammée.

Certains intellectuels parlent néanmoins, depuis une quinzaine d’années, d’« antisémitisme musulman ». Cette thèse (iv) a même fait l’objet d’un procès, l’historien Georges Bensoussan ayant attribué – à tort – au sociologue Smaïn Laacher, lors de l’émission Répliques d’Alain Finkielkraut, l’idée que « dans les familles arabes, […] l’antisémitisme [se] tète avec le lait de la mère ». Blanchi par la justice de l’accusation d’« incitation au racisme », le responsable du Mémorial de la Shoah n’en a pas moins fait l’objet d’une mise en garde du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), considérant que « certains propos tenus par M. Bensoussan […] étaient susceptibles d’encourager des comportements discriminatoires ». Et le Mémorial a décidé de se priver de ses services.

Au-delà des dérapages, ce débat a été alimenté par un sondage réalisé en 2014 par la Fondation pour l’innovation politique (v), qui a suscité de vives réactions. Ainsi la sociologue et politologue Nonna Mayer a-t-elle appelé, dans Le Monde, à « parler d’antisémitisme avec rigueur (vi». À ses sévères critiques méthodologiques, la chercheuse ajoutait « une interrogation plus générale sur la pertinence du concept de “nouvel antisémitisme” » défini notamment par rapport aux « travaux de Pierre-André Taguieff ». Or ce dernier, souligne Nonna Mayer, « voit un antisémitisme masqué derrière la critique d’Israël et du sionisme, au nom de l’antiracisme et des droits de l’homme, et porté tant par l’islamisme radical que par les idéologies tiers-mondistes d’extrême gauche ».

Toutes ces données quantitatives ne sauraient dissimuler les réalités qualitatives : le vécu des catégories concernées. D’autant que, pour la première fois depuis 1945, des Juifs, en ce début de siècle, ont été assassinés en tant que tels : les quatre victimes juives de Mohammed Merah, les quatre martyrs de l’Hyper Casher, mais aussi Ilan Halimi, Lucie Attal-Halimi et Mireille Knoll. La complexité des autres motivations des tueurs – meurtres crapuleux, voire actes de folie – n’empêche pas qu’ils soient d’abord perçus comme antisémites.

C’est dire que la lutte contre le racisme et l’antisémitisme reste plus que jamais nécessaire. Et qu’elle suppose une vigilance de tous les instants. Toute incitation à la haine raciale doit être combattue et sanctionnée. De ce point de vue, la loi antiraciste de 1881, celle de 1972 et le Code pénal constituent un arsenal efficace. Encore faut-il que ces textes soient appliqués. Or, pendant des années, un Dieudonné ou un Soral ont pu jouer impunément avec l’antisémitisme et le négationnisme. Outre les provocations de ces hommes de gauche passés à l’extrême droite, il faut évoquer les dérapages que tolèrent certains défenseurs auto-proclamés de la Palestine. Je veux le dire clairement : compte tenu des accusations dont ils font l’objet, les militants qui professent des idées antisionistes doivent être les plus vigilants. Toute « bavure » leur coûtera désormais très cher et, au-delà de leur personne, à la cause qu’ils entendent défendre.

Voilà pour le premier terme de la comparaison d’Emmanuel Macron.

Et pour le second ? Historiquement, la poussée de l’antisémitisme à la fin du XIXe siècle a aussi suscité la naissance du sionisme. Confronté aux pogromes de 1881-1882 en Russie, puis témoin à Paris de l’affaire Dreyfus à partir de 1895, Theodor Herzl en tire la conclusion que les Juifs sont inassimilables, même dans le pays qui, le premier, les a émancipés (la France), et qu’ils doivent donc disposer d’un État à eux. En 1896, il publie L’État des Juifs et, l’année suivante, réunit le Premier Congrès sioniste mondial à Bâle : « Le sionisme, précise son programme, s’efforce d’obtenir pour le peuple juif en Palestine un foyer reconnu publiquement et garanti juridiquement (vii). » Le mouvement fait l’impasse sur l’existence, dans ce pays, d’un peuple arabe autochtone, qui représente alors plus de 95 % de son demi-million d’habitants, et que le sionisme va progressivement priver de tous ses droits. C’est dire que Herzl inscrit son entreprise dans l’esprit colonial propre à cette période.

Vingt ans après le Congrès de Bâle, le Royaume-Uni, avec la Déclaration Balfour, fait sien le projet de Foyer national juif en Palestine, sur laquelle il obtient en 1922 le mandat. Pourtant, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale et malgré Londres, les héritiers de Herzl ne rencontrent guère d’écho parmi les Juifs : l’essentiel des mouvements politiques juifs s’oppose à leur ambition.

Pour les communistes juifs, la solution de la question juive réside dans la révolution socialiste. Lénine, dès 1903, dénonce le nationalisme juif : « Absolument inconsistante au point de vue scientifique, l’idée d’un peuple juif spécial est, par sa portée politique, réactionnaire. » Pour le leader bolchevique, « dans toute l’Europe, la chute de la féodalité et le développement de la liberté politique ont marché de pair avec l’émancipation politique des Juifs, qui abandonnent le “yiddish” pour adopter la langue du peuple parmi lequel ils vivent et, d’une manière générale, leur assimilation progresse à l’époque ».

C’est pourquoi Lénine, à l’époque, polémique aussi avec le Bund, l’Union générale des ouvriers juifs de Lituanie, Pologne et Russie, pourtant également hostile au projet d’État juif. Pour ce mouvement social-démocrate, la solution de la « question juive » suppose la réalisation d’une autonomie culturelle des Juifs dans les pays où ils vivent. Les bundistes estiment en effet que la culture doit agir comme ciment des Juifs, davantage que ne le ferait un État ou un territoire. Ils considèrent le sionisme « comme une réaction de la classe bourgeoise contre l’antisémitisme et la situation anormale du peuple juif. Le sionisme politique érigeant pour but la création d’un territoire pour le peuple juif ne peut prétendre résoudre la question juive […] ni satisfaire le peuple dans son ensemble ».

Quant aux religieux orthodoxes, leur opposition au sionisme est radicale. Imaginer un État juif avant l’arrivée du Messie est purement et simplement blasphématoire. Seul le mouvement religieux Mizrahi ne voit pas de contradiction entre sa foi et la vision de Herzl. Il faudra attendre 1947 pour qu’une partie plus substantielle des religieux accepte de passer un compromis avec le jeune État d’Israël – qu’on appelle le « statu quo » et qui définit les devoirs réciproques de l’État et de la religion. De pressions en concessions, le premier cèdera de plus en plus de terrain à la seconde. Si bien qu’aujourd’hui seule une petite minorité d’ultra-orthodoxes conteste encore l’existence de l’État d’Israël.

Il faut dire que, de leur côté, Herzl et ses successeurs ne manquaient pas de griefs contre les religieux : pour eux, les rabbins ont fait du peuple juif une entité passive, attendant son salut et son émancipation de la venue du Messie, qui permettrait le retour du peuple juif dans sa patrie historique, mais dans le cadre d’un projet divin et pas dans celui d’un projet politique conçu par des hommes.

Les faits, en tout cas, sont têtus : l’immense majorité des Juifs quittant l’Europe centrale et orientale se rend en Europe occidentale et surtout aux États-Unis – environ 3,5 millions de 1881 à 1939 (viii). En revanche, au début de la Seconde Guerre mondiale, la Palestine mandataire ne compte que 460 000 Juifs, soit 2,9 % de la population juive mondiale (ix).

Une bonne partie de l’immigration est venue à l’époque d’Allemagne. La montée du nazisme a en effet provoqué une accélération de l’émigration juive vers la Palestine : celle-ci passe de 1932 à 1939 à 247 000 arrivants, soit 30 000 par an, quatre fois plus que depuis la fin de la Première Guerre mondiale ! Il s’agit déjà moins d’un « choix sioniste » que d’une fuite face aux persécutions, facilitée par l’accord dit Haavara (transfert), conclu par l’Organisation sioniste mondiale avec le gouvernement nazi, le 25 août 1933 : contrairement aux autres qui partent sans un Mark en poche, les Juifs allemands allant en Palestine peuvent récupérer là-bas une partie de leurs biens sous la forme de produits exportés par le Reich. Plusieurs dizaines de milliers de Juifs allemands sauveront ainsi leur vie. Cet accord coûtera en revanche la sienne à son négociateur sioniste, Haïm Arlosoroff, assassiné sur la plage de Tel-Aviv le 16 juin 1933.

Le génocide nazi bouleverse tout. Six millions de Juifs ont été exterminés et des centaines de milliers de survivants ne veulent pas ou ne peuvent pas retourner chez eux. Or Washington leur refuse tout visa. Bon nombre émigrent alors vers la Palestine, puis vers Israël, d’où la guerre de 1947-1949 a chassé 800 000 Arabes. Comme durant l’entre-deux guerres, les Juifs se rendant là-bas le font moins par « choix sioniste » que par obligation ou calcul, qu’il s’agisse des vagues de Juifs arabes ou de celle des Soviétiques.

S’agissant des Juifs arabes, les raisons de l’émigration varient d’un pays à l’autre. Certains ont été expulsés, comme en Égypte. D’autres ont été « importés » par les autorités israéliennes : ainsi au Maroc, au Yémen, en Éthiopie et, en majorité, en Irak. Seule une minorité, parmi tous ces immigrants des années 1940 à 1970, rejoint Israël par choix idéologique. Il en va de même des Juifs soviétiques, dont une forte proportion, d’ailleurs, n’était pas de religion israélite. La plupart de ces arrivants ont profité de l’accord passé par Mikhaïl Gorbatchev avec Itzhak Shamir pour pouvoir quitter l’URSS, sans savoir que le Premier ministre israélien avait fait en sorte qu’ils ne puissent pas poursuivre leur voyage vers l’Europe ou les États-Unis, comme un grand nombre l’espérait.

Soixante-et-onze ans et plusieurs vagues d’immigrations après sa création, Israël compte 6,5 millions de Juifs – et, avec les territoires occupés, le même nombre de Palestiniens. C’est dire que la majorité des 16 millions de Juifs du monde vit encore ailleurs. De surcroît, en Occident, leur assimilation s’accompagne d’une majorité de mariages avec des non-Juifs. Et de 600 000 à 1 million de citoyens israéliens ont quitté leur pays, où actuellement ils ne vivent plus – rien qu’à Berlin, ils seraient des dizaines de milliers. Même parmi les Juifs de France qui, ces dernières années, ont effectué leur alya en réaction aux violences antisémites, une proportion significative – un tiers ? – repart vers la France.

Faut-il considérer tous ces Juifs qui, de génération en génération, ont résisté aux sirènes du sionisme comme des antisémites ? Ou bien, tout simplement, comme des citoyens ayant préféré poursuivre leur vie dans leur patrie de longue date ou d’adoption ? Historiquement, la petite phrase du président de la République est donc absurde.

Les Français ne s’y trompent d’ailleurs pas. Selon la dernière enquête de l’IFOP (x), 57 % ont une « mauvaise image d’Israël » (68 % chez les moins de 35 ans), 69 % une « mauvaise image du sionisme » (74 % chez les moins de 35 ans) et 71 % pensent qu’« Israël porte une lourde responsabilité dans l’absence de négociation avec les Palestiniens » (68 % chez les moins de 35 ans).

Sont-ils pour autant antisémites ? Évidemment non. Sous le titre « Un antisionisme qui ne se transforme pas en antisémitisme », l’enquête IPSOS déjà citée montre que les sympathisants de la France insoumise et du Parti communiste sont à la fois les plus critiques vis-à-vis de la politique d’Israël ET les plus résistants aux préjugés antisémites (xi). « Au niveau individuel, conclut l’enquête, il n’y a pas de relation évidente entre l’antisionisme et l’antisémitisme. » Conclusion du sociologue Brice Teinturier sur le site Akadem (xii) : « On ne peut pas, rapidement et un peu caricaturalement, dire que l’un dissimulerait l’autre. »

Au-delà du contresens qu’elle implique, la petite phrase du Vel d’Hiv comporte surtout – politiquement – un grave danger pour la liberté de pensée et d’expression. La manœuvre des dirigeants israéliens et de leurs inconditionnels français est cousue de fil blanc : ils tentent de criminaliser toute critique de leur politique parce qu’ils se savent isolés dans les opinions. Ce que reflète la reconnaissance croissante de l’État de Palestine, entré successivement à l’Unesco (2011), puis à l’Assemblée générale des Nations unies (2012) et même à la Cour pénale internationale (2015). Un symbole : lors du dernier vote de l’Assemblée générale sur « le droit à l’autodétermination du peuple palestinien, y compris son droit à un État indépendant (xiii», le 17 décembre 2018, 172 États ont voté pour et 6 contre (dont Israël, les États-Unis et le Canada, mais aussi les Îles Marshall, la Micronésie et Nauru) : jamais un État en conflit n’avait eu aussi peu de défenseurs déclarés sur la scène internationale.

Et cet isolement ne risque pas de se réduire. La droite et l’extrême droite au pouvoir à Tel-Aviv sont en effet engagées dans un inquiétant processus de radicalisation, légitimé par le scrutin du 9 avril dernier. Profitant du soutien de l’administration Trump et de leur alliance avec l’Arabie saoudite contre l’Iran, mais aussi de la guerre civile suicidaire que se livrent les appareils du Fatah et du Hamas, elles veulent passer de la colonisation, qu’elles accélèrent, à l’annexion. Plusieurs lois ont été ou vont être votées par la Knesset en ce sens. À terme, Tel-Aviv enterrera la solution dite des deux États au profit d’un seul État, où les Palestiniens annexés avec leurs terres ne jouiraient pas du droit de vote : un État d’apartheid.

La nouvelle loi fondamentale adoptée le 19 juillet 2018 symbolise ce tournant. Celle de 1992 définissait Israël comme un « État juif et démocratique » : le nouveau texte s’intitule « État-nation du peuple juif ». Et précise : « Le droit à exercer l’autodétermination nationale au sein de l’État d’Israël appartient au seul peuple juif. » De surcroît, il prive l’arabe de son statut de « langue de l’État » réservé à l’hébreu. Bref, il renie explicitement la Déclaration d’indépendance qui, le 14 mai 1948, promettait que le nouvel État « assurera une complète égalité de droits sociaux et politiques à tous ses citoyens, sans distinction de croyance, de race ou de sexe (xiv) ». 

Il ne s’agit hélas pas seulement de la fuite en avant de dirigeants hors sol. Selon le dernier sondage en date (xv), si 34 % des Israéliens restent attachés à la solution des deux États, 11 % souhaitent l’annexion de la Cisjordanie avec des droits politiques pour les Palestiniens et 16 % sans ces droits, 15 % prônant l’annexion de la seule zone C – et 30 % ne savent pas. À noter que la majorité des Palestiniens d’Israël soutiennent l’annexion si elle comporte le droit de vote pour leurs « frères » de Cisjordanie. Un tel passage de la colonisation à l’annexion n’améliorera évidemment pas l’image d’Israël dans l’opinion mondiale.

Voilà pourquoi l’extrême droite israélienne et ses relais français voudraient interdire toute contestation. Premier objectif de l’opération : la condamnation de la campagne Boycott-Désinvestissement-Sanctions (BDS). Aucune loi ne l’interdisant, ses censeurs s’appuient sur une circulaire ministérielle, signée Michèle Alliot-Marie, que de rares parquets ont suivie. Et sur un arrêt de la Cour de Cassation, que la Cour européenne des droits de l’Homme peut néanmoins encore retoquer. D’autant que la Haute représentante de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Federica Mogherini, ne cesse de répéter : « L’Union européenne se positionne fermement pour la protection de la liberté d’expression et de la liberté d’association, en cohérence avec la Charte des droits fondamentaux, qui est applicable au territoire des États membres, y compris en ce qui concerne les actions BDS (xvi). »

D’où un second objectif, auquel le propos d’Emmanuel Macron risquait d’ouvrir la voie : l’interdiction de l’antisionisme proprement dit. Dès novembre 2017, Francis Kalifat, le président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), exigeait du Premier ministre l’adoption d’une législation à cet effet.

Si cette proposition d’une loi visant à interdire l’antisionisme ne constituait pas une manœuvre aussi grave, on pourrait presque en rire. Imagine-t-on les communistes demander l’interdiction de l’anticommunisme, les gaullistes celle de l’antigaullisme, les néolibéraux celle de l’altermondialisme ? La prétention des ultra-sionistes relève ici d’une pensée qu’il faut bien qualifier de totalitaire.

Mais, si ce projet prenait corps, le Conseil constitutionnel le bloquerait sans doute en route. Sinon, ce serait la première fois, depuis la guerre d’Algérie, que la France réinstaurerait le délit d’opinion. Je suis (malheureusement) assez âgé pour me souvenir des pages de journaux alors parsemées de blanc, car caviardées tous les soirs par la censure.

Or l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 affirme : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi (xvii). » Quant à la Constitution de la Ve République, son article premier assure que la France « respecte toutes les croyances (xviii) ». Et, pour sa part, la Convention européenne des droits de l’homme stipule dans son article 9 : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion (xix). »

C’est la raison pour laquelle, au dîner du CRIF du 20 février dernier, Emmanuel Macron a finalement renoncé au projet de loi dont, deux jours auparavant, Sylvain Maillard, le député LREM qui préside le groupe d’études de l’Assemblée nationale sur l’antisémitisme, annonçait l’adoption. Tous les juristes s’y opposaient. Nombre de politiques, y compris des proches du président comme Richard Ferrand, la refusaient. Des ministres – Jean-Michel Blanquer et Nicole Belloubey – s’exprimaient publiquement contre. Et, je le rappelle, 69 % des Français disent avoir une « mauvaise image du sionisme ». Bref, le président a fini par lâcher : « Je ne pense pas que pénaliser l’antisionisme soit une solution (xx). »

Impossible, cependant, de ne pas offrir au CRIF un lot de consolation. D’où le repli présidentiel sur la « définition » de l’antisémitisme par l’International Holocaust Remembrance Alliance (IHRA). Élaboré le 26 mai 2016 à Budapest, ce texte présente l’antisémitisme comme « une certaine perception des Juifs, qui peut s’exprimer comme de la haine à leur égard. Les manifestations rhétoriques et physiques d’antisémitisme visent des individus juifs ou non juifs ou/et leurs biens, des institutions et des lieux de culte juifs (xxi) ». Voilà qui mériterait au moins un prix Nobel !

À cette définition indigente s’ajoute une série d’« exemples », présentés comme des « illustrations » sans valeur juridique. L’un d’entre eux est particulièrement tordu : « L’antisémitisme peut se manifester par des attaques à l’encontre de l’État d’Israël lorsqu’il est perçu comme une collectivité juive. Cependant, critiquer Israël comme on critiquerait tout autre État ne peut pas être considéré comme de l’antisémitisme. »

Que signifie « comme on critiquerait tout autre État » ? Faudra-t-il reprocher au Lichtenstein d’occuper un territoire ou à Andorre d’en coloniser un autre pour pouvoir accuser Israël d’occuper et de coloniser Jérusalem-Est et la Cisjordanie ? Quel autre État qu’Israël occupe depuis cinquante-deux ans des territoires qu’il a conquis par la force, où il a installé plus de 700 000 colons et où il impose un système d’apartheid ?

Comment Emmanuel Macron présente-t-il ces textes au dernier dîner du CRIF ? « Je l’ai dit lors du 75e anniversaire de la rafle du Vel d’Hiv, l’antisionisme est une des formes modernes de l’antisémitisme. C’est pourquoi je confirme que la France mettra en œuvre la définition de l’antisémitisme adoptée par l’IHRA. Il ne s’agit pas de modifier le code pénal. Il s’agit de préciser et raffermir les pratiques de nos magistrats ou de nos enseignants (xxii). » Sauf que ni la « définition » en question, ni les « exemples » qui la suivent ne mentionnent… l’antisionisme !

Si le président de la République reste dans le flou, Frédéric Potier, le préfet qui dirige la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah), en sort : « L’apport de cette définition est qu’elle parle de la haine d’Israël en tant que collectivité (xxiii), même si le mot d’“antisionisme” ne figure pas en tant que tel. Elle permettra cependant de qualifier d’antisémite une partie des propos antisionistes. Quand sur une pancarte est inscrit “Mort aux sionistes”, ça veut dans les faits dire “Mort aux Juifs” (xxiv). »

S’il s’agissait seulement de condamner les antisémites camouflés en antisionistes, à quoi bon tout ce branle-bas ? En janvier 2019, Alain Soral a été condamné à un an de prison ferme en vertu des lois… existantes. Visiblement, les amis d’Israël attendent bien plus de l’officialisation de la « définition de l’IHRA ». Bien qu’« illustratifs », les « exemples » leur serviront à harceler quiconque critique la politique de l’État d’Israël, ou a fortiori le boycotte.

Bref, le combat pour la liberté d’opinion et d’expression continue. Avec un acquis : la mise en échec du projet de loi criminalisant l’antisionisme que le président du CRIF exigeait depuis des mois (xxv). Mais face à un nouveau danger : celui du détournement de la définition de l’IHRA à des fins de diffamation, voire de condamnation de toute mobilisation contre la droite et l’extrême droite israéliennes.

1L’indice de tolérance, créé en 2008 par le chercheur Vincent Tiberj, a atteint en 2018 un pic, augmentant de 13 points en cinq ans. S’il se fixe en moyenne à 67, il atteint 79 pour les Noirs, 77 pour les Juifs, 73 pour les Maghrébins, 61 pour les musulmans et… 35 pour les Roms.

i() Libertalia, Paris, 2018.

ii() www.elysee.fr/declarations/article/discours-du-president-de-la-republique/

iii() www.ipsos.com/fr-fr/levolution-de-la-relation-lautre-dans-la-societe-francaise

iv() https://blogs.mediapart.fr/gilles-manceron/blog/100217/propos-du-proces-de-georges-bensoussan

v() www.fondapol.org/wp-content/uploads/2014/11/CONF2press-Antisemitisme-DOC-6-web11h51.pdf

vi() Le 6 décembre 2014.

vii() http://akadem.org/medias/documents/CongresBALE_1.pdf

viii() www.histoire-immigration.fr/dossiers-thematiques/caracteristiques-migratoires-selon-les-pays-d-origine/juifs-d-europe-orientale

ix() www.anti-rev.org/textes/Dieckhoff94a/ et http://www.jforum.fr/en-2015-la-population-juive-mondiale-retrouve-le-niveau-de-1939.html

x() www.ifop.com/wp-content/uploads/2018/05/70-ans-israel.pdf

xi() 68 % de mauvaises opinions d’Israël contre 42 % pour la moyenne des Français, 23 % d’affirmations antisémites contre 28 % pour la moyenne des Français (et 47 % pour les sympathisants du FN).

xii() www.akadem.org/conferencier/Teinturier-Brice-6669.php

xiv() www.ladocumentationfrancaise.fr/dossiers/israel-60-ans/declaration-independance-etat-israel.shtml

xv() Haaretz, 25 mars 2019..

xvi() Middleeasteye.net, 18 avril 2017.

xvii() www.legifrance.gouv.fr/Droit-francais/Constitution/Declaration-des-Droits-de-l-Homme-et-du-Citoyen-de-1789

xviii() www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/la-constitution/la-constitution-du-4-octobre-1958/texte-integral-de-la-constitution-du-4-octobre-1958-en-vigueur.5074.html

xix() www.echr.coe.int/Documents/Convention_FRA.pdf

xx() Le Monde, 19 février 2019.

xxi() www.holocaustremembrance.com/sites/default/files/press_release_document_antisemitism.pdf

xxii() www.crif.org/fr/actualites/diner-du-crif-le-discours-du-president-emmanuel-macron-au-34eme-diner-du-crif

xxiii() Ce qui est faux : la haine d’Israël ne constitue qu’un « exemple », sans valeur légale répétons-le.

xxiv() www.lepoint.fr/societe/frederic-potier-il-y-a-deux-formes-d-antisemitisme-tres-virulent-22-02-2019-2295473_23.php

xxv() https://blogs.mediapart.fr/dominique-vidal/blog/071117/le-crif-exige-une-loi-interdisant-l-antisionisme

 

Compte-rendu

Antisionisme, antisémitisme : les enjeux d’un amalgame

Débat avec la salle,

après la conférence de Dominique Vidal

(texte revu par le conférencier).

Intervenant 1 : J’ai une remarque à faire sur le projet « d’État juif » de Théodore Herzl. Dans un de ses textes, Herzl expliquait que l’État juif pourrait servir de rempart, vis-à-vis de l’empire ottoman par exemple.

Intervenant 2 : Vous avez dit que la bourgeoisie juive internationale était peu favorable au sionisme, du moins à celui des origines, celui de Théodore Herzl. Ce n’est pas tout à fait vrai car le baron de Rothschild a joué un rôle déterminant dans le basculement de l’opinion britannique pour obtenir la déclaration Balfour ; donc il y avait quand même quelques personnalités juives éminentes qui étaient en faveur du sionisme.

Intervenant 3 : A la naissance d’Israël, la situation était assez ambiguë. Staline a soutenu la création de l’état d’Israël ; et bien plus : les premières armes qu’ont eues des organisations comme l’Irgoun ou la Haganah, organisations non officielles, étaient des armes soviétiques et tchèques. Alors, comment expliquez-vous cette situation ? Staline lui-même était très ambigu sur la question de l’antisémitisme et avait créé un État juif extrêmement pauvre, le Birobidjan, dans une région reculée de la Sibérie. On n’avait pas le droit d’y parler l’hébreu, considéré comme une langue religieuse ; mais le yiddish, uniquement. Donc, il y a une sorte d’ambiguïté et j’aimerais connaître votre sentiment sur la question.

Dominique Vidal : Il est évident que le projet sioniste est un projet colonial. Mais il faut préciser qu’à l’époque, c’était très bien vu. On était dans une période où l’on pensait que l’Occident devait assumer sa mission civilisatrice. Mais la démarche de Herzl était aussi tactique : il avait très vite compris qu’il obtiendrait ce qu’il voulait obtenir de ses « sponsors » en présentant son État juif comme l’avant-garde de l’Occident dans le monde arabo-musulman. Vous avez donc touché du doigt quelque chose de très important.

Sur les Rothschild : je n’ai pas dit qu’ils étaient antisionistes, mais qu’eux-mêmes (et plus généralement la grande bourgeoisie juive) n’avaient pas l’intention d’aller labourer la terre dans les kibboutz. Quand j’étais enfant, on plaisantait : un sioniste, c’est quelqu’un qui envoie sa famille et ses amis en Israël, mais qui reste en France, car on y est tellement bien ! C’était un peu ça, la démarche des Rothschild.

Vous avez raison de signaler le caractère très particulier du cadre britannique parce que, jusqu’à la déclaration Balfour, malgré tous ses efforts, Herzl avait échoué. Si bien qu’à sa mort, en 1904, le mouvement sioniste connaissait une crise profonde du. D’où ces propositions d’installer l’État juif en Ouganda ou en Argentine. Elles naissent de l’échec du projet palestinien. On débattait donc pour savoir s’il fallait accepter un autre lieu que la Palestine pour y créer un État juif ? L’espoir de Herzl à la fin de sa vie, et de son successeur Haïm Weizmann (qui va obtenir la déclaration Balfour), c’était de passer un deal avec les Britanniques. En gros : « Vous, vous nous aidez à créer un État juif (à l’époque on disait, pour amadouer Londres, un ‘’ Foyer national juif ‘’), et nous, nous vous aidons, sur la base de ce projet, à obtenir le mandat de la Société des Nations, donc à mettre la main sur la Palestine ». Il n’est pas du tout évident que les Britanniques aient reçu le mandat de la SDN s’ils n’avaient pas cautionné le Foyer national juif. En effet les fameux accords Sykes-Picot entre les Britanniques et les Français prévoyaient une Palestine non pas britannique, mais internationalisée. J’ajoute que, pour les Britanniques, c’était absolument vital. On le mesure mal aujourd’hui, car tout cela est bien loin. Mais, si vous tracez une ligne qui va de Londres à New Delhi, vous voyez très bien qu’elle passe par le canal de Suez. D’où le caractère décisif du contrôle de cette voie de communication majeure qu’assure la Palestine, comme une espèce de vigie à l’entrée du canal de Suez.

Les nouveaux historiens, enfin ceux qui sont plus jeunes que moi et qui travaillent à nouveau ou encore sur la déclaration Balfour, soulignent deux autres éléments. D’abord la situation au 2 novembre 1917 (la date compte). Le moment est très délicat pour les Alliés : d’un côté la Russie en révolution menace de se retirer de la Première Guerre mondiale, soulageant un des deux fronts sur lesquels les Allemands devaient combattre ; d’autre part, les Américains avaient promis d’intervenir, mais leur corps expéditionnaire n’était pas encore là – il n’arrivera qu’en mars 1918. Londres essaie donc de s’appuyer sur les Juifs, via le mouvement sioniste, pour qu’ils fassent pression là où ils peuvent : en Russie, où ils sont nombreux parmi les révolutionnaires, afin que la Russie ne se retire pas du conflit ; aux États-Unis, afin que leurs troupes arrivent plus vite en Europe. Il s’agit donc d’enjeux de longue haleine, qu’il faut garder en tête.

Après la Seconde Guerre mondiale, ce qui frappe, c’est un paradoxe : les Américains et les Soviétiques ont à l’époque la même stratégie : chasser les Britanniques… mais pas avec les mêmes ambitions. Les premiers veulent remplacer les Britanniques et devenir la force dominante dans la région. Je vous rappelle qu’avant ces évènements, Roosevelt est allé faire la cour à Ibn Saoud, le roi d’Arabie Saoudite – pétrole contre sécurité… Les Soviétiques, de leur côté, pensent que, si les forces juives l’emportent en Palestine, cela va déstabiliser les Britanniques et leur faire perdre tous leurs points d’appui dans la région. Et, de fait, Staline avait raison : cette stratégie a entraîné des révolutions en Égypte, en Irak, en Syrie. Londres ne contrôle plus que la Jordanie. Même du Golfe les Britanniques se retirent en 1971.

Souvent on reproche à Staline sa courte vue. Non, au Proche-Orient, il avait une vraie vision. Un de mes confrères, Laurent Rucker, a publié à partir de sa thèse un livre remarquable intitulé Staline, les Juifs et Israël où il démontre l’ampleur du soutien de Moscou aux forces juives en Palestine à partir de 1947 : la livraison par les Tchèques de quantités phénoménales d’armes : l’envoi des dizaines de milliers de Juifs d’Europe centrale là-bas, à l’instar des Brigades internationales pour l’Espagne. Mais tout ce dispositif n’empêche pas Staline, simultanément, de réprimer les Juifs soviétiques : il craint que son soutien aux forces juives en Israël conforte les Juifs soviétiques dans une ambition politique d’autonomie relative par rapport au régime. Il y a un texte très connu de l’écrivain Ilya Ehrenbourg dans la Pravda où il met en garde les Juifs soviétiques, disant en substance : « Si vous dépassez les bornes, cela va mal finir ! » Et cela finit mal. Pourquoi ? Parce que Golda Meir, future Première ministre d’Israël, est nommée à l’automne 1948 ambassadrice d’Israël, la première, à Moscou. Elle est accueillie par des dizaines de milliers de Juifs moscovites qui la portent en triomphe jusqu’à la synagogue pour les fêtes. C’est le signal de la répression antisémite qui va être extraordinairement féroce et ne s’arrêtera qu’à la mort de Staline. Elle se termine avec le « Complot des blouses blanches », ces médecins juifs accusés d’avoir voulu assassiner Staline et d’autres dirigeants soviétiques. Personne ne peut dire ce qui se serait passé si Staline avait survécu la maladie, car il semble qu’il avait des projets de déportation massive de la population juive.

Intervenante 4 : Aujourd’hui ,on nous dit que beaucoup de Juifs quittent la France pour Israël. Est-ce vrai, ou faux ? Comment cela s’explique-t-il ? Et ce que dit l’ancien maire de Sarcelles, est-ce que c’est vrai, ou faux ?

Intervenant 5 : Tout à l’heure, on a évoqué l’ostracisation de personnages comme Soral, Dieudonné ou Zemmour. Qu’en est-il finalement de l’honnêteté de chacun d’entre eux, puisqu’il semblerait que deux d’entre eux soient de simples escrocs s’appropriant l’antisionisme à des fins autres que la critique de l’État d’Israël en tant que pays comme un autre ?

Intervenant 6 : Je voulais savoir si la communauté juive française se reconnaît dans le CRIF.

Dominique Vidal : Commençons par un premier problème posé à tous les sociologues : comment définir le fait d’être juif ? Selon la définition que vous utilisez, pour la France, vous obtenez un chiffre de l’ordre soit de 500 000, soit de 800 000. Le premier est fondé sur les seules lois religieuses. Autrement dit, est juif quiconque est né de mère juive. Personnellement, je trouve cela absolument scandaleux, pour un sociologue ! Que le président du CRIF ou du Consistoire considèrent que seules les personnes nées d’une mère juive sont juives, c’est leur affaire. Mais je ne vois pas pourquoi des sociologues laïques devraient se plier à cette définition, et faire fi de l’autodéfinition des gens. Je vous donne un exemple extrêmement simple : le mien. J’ai un fils et une fille. Tous les deux sont nés d’une femme non juive. Et pourtant ils considèrent le judaïsme comme un des éléments de leur identité – pas le seul, évidemment. Moi, je suis pour une vision ouverte : est juif qui se définit comme tel.

Cette manière de se considérer implique souvent une attitude différente vis-à-vis des institutions juives officielles. Certes, on n’est pas adhérent du CRIF à titre individuel, mais par l’intermédiaire d’associations. Officiellement, elles rassembleraient 100 000 Juifs. Si vous prenez les « chiffres de la police » – je plaisante -, il n’y en aurait que 60 000. Autrement dit, le CRIF ne représenterait au plus qu’un Juif sur dix en France.

D’autant que, dans les vingt dernières années, la radicalisation du CRIF (de plus en plus bourgeois, de plus en plus à droite et de plus en plus pro-israélien) a fait du vide. Je connais énormément de relations, d’amis qui ne sont pas membres du CRIF et le disent. Même Alain Finkielkraut a écrit un texte d’une rare sévérité sur le dîner annuel du CRIF, où il parle de « tribunal dînatoire où les membres du gouvernement français comparaissent devant un procureur communautaire ».

La communauté juive est en fait extrêmement diverse. Ce qui pose problème, c’est qu’on entend toujours les mêmes : ceux qui ont pris le pouvoir au CRIF, au Consistoire et qui prétendent parler au nom de tous. Quand Esther Benbassa s’exprime, personne ne dit qu’elle est juive. Pourtant, elle l’est et elle s’exprime souvent comme telle, elle aussi. Nombre d’autres intellectuels juifs critiques n’ont pas de rapports avec le CRIF et n’acceptent pas qu’il parle en leur nom.

Quant aux Juifs de France qui partent en Israël, sachez que cela a toujours existé. En gros, depuis des dizaines d’années, entre 1 000 et 2 000 Juifs s’en vont là-bas chaque année. Et nul ne sait combien y restent et combien en reviennent. Il est vrai que la multiplication d’actes de violence au début des années 2000 a poussé un plus grand nombre de Juifs à immigrer là-bas. Je précise qu’à 99 %, ce sont des Juifs d’Afrique du Nord. Car ces derniers, comme tous les Pieds-noirs, ont mis très longtemps à s’intégrer dans la société française après leur retour d’Algérie en1962. Et que dire des Harkis ! Les Juifs algériens étaient moins enracinés dans la société française. Ils avaient un passé, très mémorisé, de combat contre les Arabes – la guerre d’Algérie a été dure pour tout le monde, surtout pour les Algériens , mais aussi pour un certain nombre de Juifs, sans parler de ceux qui ont pris fait et cause pour l’OAS. Autre élément important : ils ont une autre religion. Le rite séfarade n’est pas identique au rite ashkénaze. Toutes ces spécificités les ont rendus plus fragiles, plus sensibles à la tentation de l’alyah.

Au total, une vingtaine de milliers de Juifs français sont partis en quelques années. Aujourd’hui, ces chiffres ont considérablement diminué : on est revenu à environ 2 000 par an. De toute cette émigration des années 2000, un tiers au bas mot est retourné en France. Non pas pour des raisons politiques : ils ne sont pas antisionistes, ni même critiques de la politique de Netanyahou qu’en général ils aiment bien. Mais ce sont des Français ; ils ne parlent pas l’hébreu et croient qu’ils parlent anglais (mais eux seuls le pensent). Cette faiblesse linguistique explique pour beaucoup l’incapacité à refaire leur vie là-bas. Israël est une société brutale, dure, où personne ne vous aide. D’autant que les Français sont mal vus, car leur immigration a fait exploser le prix de l’immobilier en Israël. Avant de partir, ils avaient aussi commis des erreurs. A la question de comment se battre contre les difficultés que rencontrent certains jeunes Juifs dans certaines écoles, collèges et lycées, une réponse évidente aurait été de le faire avec les profs (qui ne demandent souvent que ça) et avec les parents d’élèves. Hélas, nombre de parents juifs d’Afrique du Nord n’ont pas choisi de combattre, mais de placer leurs enfants dans des écoles juives, les transformant ainsi en cibles. La République est plutôt bonne fille, mais elle ne peut pas mettre des CRS partout et ce n’est d’ailleurs pas forcément une garantie de sécurité.

Sur Soral et Dieudonné, j’ai tendance à ne pas mélanger les genres. Ce qui m’inquiète, ce sont leurs idées, et notamment leur antisémitisme et leur négationnisme. Je me félicite d’ailleurs que la justice les condamne enfin sévèrement. J’ai cru comprendre qu’elle leur reprochait aussi de grosses affaires d’argent, voire de harcèlement. Comme quoi…

Un intervenant : J’aimerais avoir votre avis sur la situation suivante : en France, les jeunes Juifs français peuvent partir en Israël pour l’alyah mais surtout pour faire leur service militaire et combattre. Et on peut se demander ce qui se passe pour ceux qui partent pour le Jihad, en Syrie ou ailleurs.

Dominique Vidal : Ma réponse est simple. On ne devrait plus accepter qu’un jeune qui fait son alyah avec à la clé un service militaire israélien conserve la nationalité française. C’est d’autant plus scandaleux que, nous le savons d’expérience, depuis 79 ans Israël n’extrade presque jamais ses ressortissants. Bref, c’est l’impunité. Souvenez-vous du crime d’un jeune Juif français qui a logé une balle dans la tête d’un agresseur palestinien gisant par terre inconscient. Quand la justice militaire a fini par sévir contre lui (très temporairement), il a bénéficié d’une incroyable campagne de soutien de la droite et de l’extrême droite israéliennes. Je n’ai jamais entendu le ministre français des Affaires étrangères dire quoi que ce soit à ce sujet. La moindre des choses aurait été (puisqu’il est français) de demander son extradition, afin qu’il soit jugé comme un criminel de guerre. Ce qu’il a fait s’appelle bel et bien un crime de guerre.

Je suis également pour une grande sévérité à l’égards des jeunes qui font le Jihad, mais il ne faut pas faire deux poids deux mesures. Si on a des criminels de guerre français qui sévissent en Palestine, vu les positions, théoriques en tout cas, de la France, cela pose un vrai problème. Il faut imaginer ce qui arrive quand un jeune tueur comme ça rentre chez lui. Ce sont des monstres. Et on s‘étonne qu’Israël détienne un nombre record de femmes et d’enfants battus. L’autorisation de torturer et de tuer donnée aux soldats en Cisjordanie ne disparaît pas miraculeusement quand ils repassent la frontière.

Un mot sur le Mufti de Jérusalem, Amin Al-Husseini, qui a effectivement collaboré avec les dirigeants nazis.

Intervenant : Je parle aussi du leader libanais druze Magi Berslam et d’el Kinani en Irak. Est-ce que vous pensez que ça a eu un impact sur un antisémitisme caché dans le monde arabe, ou bien c’était de la naïveté ?

Dominique Vidal : Je ne souhaite pas développer sur le Liban. Je sais qui sont ces personnages, mais je n’ai pas travaillé sur ce qu’ils ont fait pendant la guerre ni sur les rapports qu’ils ont entretenus avec le nazisme.

Le Mufti, c’est un sujet qu’il est difficile de ne pas aborder dans ses recherches quand on travaille sur le Proche-Orient. Il y a plusieurs choses à dire. D’abord, le Mufti est une création des Britanniques. Cet homme n’est pas venu porté par le suffrage populaire palestinien : c’était un membre d’une grande famille palestinienne, choisi par les Britanniques qui voyaient en lui le meilleur adversaire possible – donc un très mauvais adversaire du point de vue palestinien. Après la grande révolte palestinienne de 1936-1939, exilé par les Britanniques, il part en Irak, puis au Liban et de là – je résume – à Berlin. Là, il rencontre notamment Hitler le 28 novembre 1941 et se charge de créer deux divisions SS musulmanes. C’était leur nom, que nos amis sionistes utilisent volontiers comme ils exploitent beaucoup le Mufti, mais en oubliant un détail : parmi ces SS musulmans, il n’y avait aucun Arabe et notamment aucun Palestinien. Il s’agissait de Bosniaques, membres d’un courant dont nous avons vu le dernier avatar au moment des guerres de Yougoslavie : Alija Izetbegovic.

De cette lamentable histoire, Benyamin Netanyahou a donné une version imaginaire : selon lui, Hitler n’a pas imaginé la Shoah, car c’est le grand Mufti qui lui a soufflé l’idée lors de leur rencontre. Ce qui prouve ou bien que Netanyahu est un sot, ou bien qu’il nous prend pour des sots. Pourquoi ? Parce que le 28 novembre 1941, 600 000 à 700 000 Juifs soviétiques avaient été exterminés par la Wehrmacht ou les Einsatzgruppen dans le cadre de ce qu’on appelle la Shoah par balles. Hitler avait donc déjà inventé et commencé à mettre en œuvre le judéocide. Y compris son caractère industriel : non seulement les chambres à gaz avaient déjà été pensées, mais elles étaient construites et essayées. C’est dans ces jours de la fin novembre et du début décembre 1941 qu’ont lieu les premières expérimentations, notamment à Auschwitz. Juste pour la vérité historique, je signale qu’elles ont été menées sur des soldats de l’Armée rouge.

Bref, la reconstruction de l’histoire par Netanyahu ne tient pas debout, mais alors pas du tout debout ! La vraie question est celle que vous posez : quelle a été l’influence de cet individu isolé sur les opinions palestinienne et arabes ? Car le Mufti était très seul. Dans son excellent livre intitulé Les Arabes et la Shoah, Gilbert Achcar donne les chiffres. Il montre en particulier que l’immense majorité des Arabes qui ont participé à la Seconde Guerre mondiale (ce qui n’est pas le cas de tous, évidemment) l’ont fait du côté des Britanniques. Du côté allemand, ce fut extrêmement limité.

J’ajouterai deux choses qui me paraissent importantes pour la compréhension du sujet. Moi, je ne crois pas que l’antisémitisme était influent dans le monde arabe jusque dans les années 1930. Il y avait un antijudaïsme, c’est-à-dire une opposition aux Juifs sur une base religieuse à partir de tel ou tel verset du Coran, de telle ou telle sourate. La notion d’antisémitisme est apparue en Allemagne à la fin du XIXe siècle. Seconde remarque : la guerre de 1947-1949, la défaite des régiments arabes et l’expulsion de 800 000 Palestiniens va évidemment alimenter un antisémitisme moderne dans les pays arabes. Je ne crois pas qu’on puisse dépeindre Nasser comme un antisémite. En revanche, Sadate, certainement : celui qu’on nous présente en Occident comme un homme formidable qui a voulu faire la paix a commencé sa carrière comme… un espion de l’Afrika Korps.

Bref, je crois honnêtement que la propagande israélienne instrumentalise le personnage du Mufti, le présentant comme une incarnation du mouvement national palestinien alors qu’il a suivi un itinéraire très singulier, qui n’a pas eu d’effet important sur le Proche et le Moyen Orient. D’ailleurs, après la guerre de 1948, Hadj Amin verra son rôle diminuer jusqu’à n’en plus jouer aucun après la création de l’OLP.

Intervenant 6 : La question que je me pose, c’est : à qui profite le crime ? On présente Israël comme un État tout-puissant ou fréquentant des États voyous ; et je ne sais pas si c’est implicite ou tabou, mais il est peu question de la protection d’autres puissances pour expliquer l’immunité totale dont jouit l’État d’Israël et ses exigences illimitées. Voilà ma préoccupation.

Dominique Vidal : Ça pourrait nous amener trop loin, et je ne voudrais pas que le débat s’égare. Ce qui est clair, c’est que la puissance d’Israël comporte des éléments intrinsèques : c’est un grand pays, avec une économie puissante, une armée extrêmement moderne et dotée de toutes les armes possibles, y compris nucléaires… Mais il est clair que la politique des États-Unis explique aussi la puissance d’Israël. D’ailleurs, si demain Trump n’était pas réélu (inch Allah !), il est certain que Netanyahu – sauf s’il a perdu le pouvoir avant – se retrouverait dans une situation bien plus difficile, parce que la réalité du soutien dont il bénéficie parmi les États du monde est réduite.

Je pourrais peut-être terminer sur des chiffres qui me semblent très intéressants. Chaque année, l’Assemblée générale des Nations unies vote une résolution qui proclame le droit des Palestiniens à l’autodétermination et à un État. Le texte n’a guère d’importance : on le vote, puis on le met dans un tiroir et on le ressort l’année suivante. Ce n’est donc pas le texte qui importe ici. Ce qui est intéressant, c’est : qui vote ? Eh bien, le 19 décembre dernier, 172 États ont voté pour, et seulement 6 contre. Parmi eux, trois qui comptent indiscutablement : Israël, les États-Unis et le Canada. Et puis trois superpuissances mondiales dont le rôle ne vous a certainement pas échappé : la Micronésie, les Îles Marshall et Nauru. Mettons donc de côté ces trois derniers.

Jamais, dans l’histoire des Nations unies, un État en conflit n’a eu que trois États (dont lui-même) pour le défendre devant l’ensemble de l’Assemblée générale. C’est-à-dire que, d’un côté, Netanyahou est tout-puissant parce que Trump lui assure cette toute-puissance – comme il l’assure à ceux qui veulent empêcher l’Iran de vendre du pétrole. Je veux dire qu’il n’y a pas qu’Israël : c’est une politique de puissance générale.

Mais, de l’autre côté, si ça s’arrêtait, on ne voit pas très bien comment Netanyahou pourrait faire passer sa loi constitutionnelle d’apartheid, son projet d’annexion de la Cisjordanie, ses alliances populistes avec des antisémites. Et, pour parler franc, Trump aussi est antisémite. Il l’est comme les suprémacistes blancs le sont : ce n’est pas le même type d’antisémitisme, mais c’est de l’antisémitisme. La preuve, d’ailleurs, c’est que la communauté juive américaine dans sa majorité condamne sa politique. On aurait pu penser que ces Juifs approuveraient le soutien de Trump à Israël… Mais non : ils pensent que la politique de Netanyahou est dangereuse et que Trump a tort de l’appuyer.

 

 

 

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