Actualité de la pensée de Georges Guingouin « Une philosophie de la praxis qui aide à agir en période de fin de civilisation »

Actualité de la pensée de Georges Guingouin

« Une philosophie de la praxis qui aide à agir en période de fin de civilisation »

 

Nous publions ici la première partie d’une intervention de Francis Juchereau au colloque Actualité de la pensée de Georges guingouin, le 9 mars 2013 à Limoges Espace CITÉ. dont les actes sont à paraître.

 

Trois événements significatifs des années 2000 (2004-2005) Le soixantième anniversaire de la Libération : « recadrage » En 2004, le soixantième anniversaire de la Libération se traduisit par une série de célébrations tout à fait particulières : elles furent la « dernière occasion pour les survivants de parler avant de laisser la place aux historiens »1. A ce moment crucial, Francis Marmande, universitaire et journaliste au quotidien Le Monde, se rendit à Sainte-Savine dans l’Aube pour recueillir les paroles et les souvenirs de Georges Guingouin. Il en résulta un long article circonstancié de l’histoire de ce dernier et de son maquis limousin. Ce récit, qui débute par un étrange et fascinant grand portrait-photo de Guingouin tiré par Gérard Rondeau2, sera publié dans un hors-série Le Monde 2, novembre-décembre 2005 particulièrement soigné intitulé : « 1945, de la victoire des alliés au début de la guerre froide ». Dans ce grand dossier historico-journalistique sur la fin de la seconde guerre mondiale, qui se déploie du débarquement de Normandie (juin 1944) au procès de Nuremberg (octobre 1945 – décembre 1946), se côtoient et se croisent : acteurs de l’Histoire, journalistes, historiens, reportages, souvenirs, photographies, entretiens, archives, analyses, choix de temps forts. Entre le chapitre sur l’offensive des Alliés, illustré par l’opération Overlord, et celui des camps relatant Auschwitz, s’intercale la séquence sur la Résistance, exclusivement consacrée au Grand maquis limousin et à la figure de son chef irréductible. Ce chapitre de 16 pages, bâti à partir de l’article de Francis Marmande, s’achève avec bonheur sur une série de « portraits de maquisards » faits à Limoges à la Libération par le photographe Izis3. Avec cette publication, un événement inédit est intervenu, dans la mesure où ce journal réputé pour son sérieux a choisi, à l’occasion de cet important anniversaire, le maquis limousin et son dirigeant communiste hétérodoxe comme emblèmes de la Résistance intérieure toute entière. Ainsi, pour la première fois dans une publication nationale, la figure de Georges Guingouin sort de la mémoire historique périphérique pour recouvrer une place éminente. Il aura fallu attendre le 21ème siècle pour qu’une telle reconnaissance advienne. De plus, on notera sans ironie que la préface de ce grand dossier, signée par André Fontaine4, a pour exergue le mot « recadrage ». (2008) L’affaire de Tarnac : Guingouin et la nouvelle génération militante En 2007-2008, le gouvernement du président Sarkozy traque un mystérieux adversaire qu’il nomme « anarcho-autonome », ennemi censé menacer la sécurité intérieure. Au même moment, une affaire de sabotage de caténaires sur une ligne TGV, sans risque pour les usagers, déclenche une procédure antiterroriste accompagnée d’une massive, violente et médiatique intervention policière. Cette répression, qui s’abat principalement sur de jeunes habitants du village limousin de Tarnac, projette au premier plan un livre attribué à ces personnes. Cet opuscule, qui dénonce radicalement et avec un style recherché le système-monde actuel, a pour titre L’insurrection qui vient et pour auteur un « Comité invisible »5. Mais l’agitation effrénée, par le pouvoir de Sarkozy, du fantasme sécuritaire se révèle être une pantalonnade ; le dossier des interpellés s’avère sans consistance, le procès s’enlise et tourne court. D’autant que les errements du capitalisme financier déclenchent alors une crise mondiale sans précédent qui rappelle la juste mesure des choses et n’aura pas comme moindre mérite de contribuer au succès international de librairie de L’insurrection qui vient. Ce nouveau « Manifeste communiste », qui évoque avec acuité le crépuscule de notre civilisation, porte la parole et les perspectives de militants de la nouvelle génération. Après avoir pointé de manière elliptique, en sept petits chapitres, les pierres de touche d’un monde contemporain qui se délite, le Comité invisible, dans un capitule intitulé EN ROUTE !, annonce : « Nous nous situons d’ores et déjà dans le mouvement d’effondrement d’une civilisation. C’est là qu’il faut prendre parti ». C’est au chapitre suivant, « SE TROUVER », que la « rencontre » de ces nouveaux communistes avec Georges Guingouin s’annonce de façon tout à fait spécifique. En effet, aucune autre personnalité n’est prise nominalement pour référence dans cet ouvrage, si ce n’est Alexandre Kojève6, de manière moins directe. L’épigraphe du passage, « S’attacher à ce que l’on éprouve comme vrai. Partir de là », est lui aussi très signifiant. Et quelques lignes après, sur fond d’un rapport à la vérité conditionné par la praxis, la filiation avec Georges Guingouin est présentée en ces termes : « Une vérité n’est pas une vue sur le monde mais ce qui nous tient lié à lui de façon irréductible (..) pas quelque chose que l’on détient mais quelque chose qui nous porte (..) Elle m’apparente à ceux qui l’éprouvent. L’être isolé qui s’y attache rencontre fatalement quelques-uns de ses semblables. Tout processus insurrectionnel part d’une vérité sur laquelle on ne cède pas. (…) Georges Guingouin, le « premier maquisard de France », n’eut en 1940 pour point de départ que la certitude de son refus de l’occupation. Il n’était alors, pour le Parti communiste, qu’un « fou qui vit dans les bois » ; jusqu’à ce qu’ils soient 20 000, de fous à vivre dans les bois, et à libérer Limoges » (fin de citation). (janvier 2013) « Le Grand Georges » : Guingouin et la génération 1968 Le 7 janvier 2013, Edwy Plenel, co-fondateur du journal en ligne Mediapart, publie sur la toile un long article sous le beau titre Georges Guingouin, en souvenir des résistances à venir 7. Ce grand journaliste français de la génération 1968 rend dans ce papier un hommage à la fois solennel, personnel et émouvant au Libérateur de Limoges. Edwy Plenel a  posté ces mots à l’occasion de la sortie nationale du téléfilm Le Grand Georges  de François Marthouret et Patrick Rotman8, évocation sensible et juste de l’homme Guingouin à la Libération et au temps de « son affaire », même si par trop romancée et biaisée politiquement9. Ces propos de Plenel indiquent par leur éloquence simple et leur profondeur la force de sa filiation idéologique, morale et historique avec le Libérateur de Limoges. En voici quelques bribes faisant particulièrement sens : « Guingouin, en souvenir des résistances à venir » (titre d’anthologie, à retenir !). « Moment trop ignoré de la mémoire française, l’histoire de vie que (le film) nous remémore est de celles qui, par leur modeste grandeur, sauvent l’espérance pour demain ». « Un homme dont le ressort n’était pas de l’ordre du pouvoir mais de celui de l’idéal ». « Un de ces imprudents qui, devant l’événement, ses défis et ses paris, choisissent d’inventer le chemin inconnu que leur dicte leur conscience, plutôt que d’arpenter les routes trop fréquentées des calculs, des renoncements et des carrières ». A l’instar des écrits du Comité Invisible, les mots d’Edwy Plenel et le film écrit par Patrick Rotman attestent que l’esprit, la pensée ou l’exemple de Guingouin se sont effectivement transmis aux générations militantes ultérieures, celle de 1968 mais aussi celle, bien différente, des années 2000. A la lumière d’une époque nouvelle et bouleversée qu’il s’agit autant que possible d’appréhender, essayons d’esquisser une approche des ressorts et de la pertinence de cet héritage. Caractériser notre époque  « Transition », un mot marqueur du temps présent Depuis les années 1980 et la chute du bloc soviétique, le mot « transition» suivi d’un qualificatif (économique, énergétique, démographique, écologique, climatique, technologique…) revient de plus en plus souvent sous la plume des journalistes, des économistes, des démographes, des climatologues, des responsables politiques. Sans conteste, la fréquence et l’étendue du champ de ce vocable dans les « récits » de notre époque, signalent que nous vivons un moment-charnière de l’Histoire. Fin du 20ème siècle : la « transition » néo-libérale En réponse à la double crise, pétrolière et des profits, des années 1970, puis à la disparition de l’URSS en 1989, le capitalisme en Occident s’est reconfiguré en néolibéralisme et emparé de la planète entière. Cette incroyable conquête, appelée de manière métonymique « mondialisation », s’est effectuée avec une telle rapidité qu’un universitaire américain, Francis Fukuyama, s’autorisera en 1989 à annoncer dans un article à succès que « la fin de l’Histoire », concept élaboré par Hegel, était advenue par la grâce de l’économie et de la démocratie libérales10. Ainsi, dans les années 1980, le mot « transition » était surtout utilisé par les économistes ou les politistes libéraux pour désigner le processus de passage massif à l’économie de marché des ex pays socialistes ou la conversion à la démocratie libérale de nombre d’entre eux. Les transitions au 21ème siècle 20 ans après, si cette transition économique, la « mondialisation », peut être considérée comme achevée, il n’en sera pas de même avec l’Histoire humaine, loin s’en faut. Dans un laps de temps historique extrêmement court, ce mot, qui continue plus que jamais à être utilisé, change de destination. Il s’applique en particulier dorénavant à des initiatives locales discrètes qui développent « par en bas » une transition d’une autre nature. Ces « villes en transition » ou ces « initiatives de transition » paraissent effectivement s’engager dans une voie les éloignant du mode de développement néolibéral. Ainsi, de telles communautés réduisent drastiquement leur consommation énergétique, relocalisent l’économie, expérimentent un ensemble de micro-politiques et de stratégies dites « de résilience »11. Les transitions du début du 21ème siècle sont clairement apparues au moment où la mondialisation libérale, qui s’achève, ouvre dans son sillage une pléiade de crises à l’échelle de la planète : crises climatique, écologique, alimentaire et énergétique ; crises financière et de la dette ; crise des dictatures, crise des valeurs morales et civiques, etc. Aujourd’hui le mot « transition » désigne des processus qui affectent à la fois les sociétés et l’environnement (humains et biosphère) à l’échelle planétaire, qui les dégradent ou les transforment rapidement, profondément voire radicalement et irrémédiablement. Ce vocable est aussi associé aux programmes établis par des institutions, des organisations ou des communautés afin de résister ou de remédier à ces crises systémiques complexes. Les formules « transition climatique », « transition énergétique », « transition écologique », « systèmes financiers et transition », « transition démocratique », etc. en sont devenues les locutions consacrées. L’idée de transition est par ailleurs très présente dans les travaux des intellectuels et des militants qui explorent aujourd’hui les pistes d’une alternative historique au néo-libéralisme, recherches qui connaissent un réel renouveau. Chaos et nouveautés historiques La première décennie du 21ème siècle ouvre une période troublée, particulièrement complexe : difficile à saisir. Au sein d’une écomomie-monde régie par le capitalisme néolibéral et sur fond de crises systémiques, de grands bouleversements s’opèrent à l’échelle de la planète pour une humanité quasiment interconnectée et interdépendante. Ces mouvements historiques ont comme caractéristique de se développer et de se décliner, dans tous les domaines et tous les endroits, sur le mode de la « guerre de basse intensité » : une guerre permanente et généralisée. Ce processus tectonique se déploie à travers un complexe de crises planétaires interactives déterminé par trois éléments structurels inséparables : – la crise économique néo-libérale, alimentée par l’hégémonie historique des marchés financiers mondialisés et surdéterminée par les mécanismes pervers (fuites en avant) inhérents à ce capitalisme de la démesure : plus-value fictive, dette, croissance-expansion sans limite, etc. – la crise écologique, sans précédent, qui impose la sortie de l’anthropocène12 et met l’humanité au défi de transformer radicalement son rapport avec la biosphère. – la crise culturelle qui interroge la modernité jusque dans ses fondements philosophiques, techno-scientifiques, politiques et moraux. Dans cette conjoncture, le sentiment de vivre la fin d’une époque et d’entrer confusément et chaotiquement dans une période historiquement et nécessairement nouvelle, « un temps où des limites seraient nécessaires », se répand à travers le monde.

Francis Juchereau

 

Notes :

1/ Le Monde 2, nov-déc 200 5 « 1945, de la victoire des alliés à la guerre froide » (132 pages, 170 photos), introduction page 3.

2/Guingouin pose debout dans son intérieur, à Sainte-Savine, tenant, poing serré en avant, la hampe du fanion de sa brigade de partisans, fanion derrière lequel apparait le masque au regard grave, fermé, résolu et étrangement pénétrant du libérateur de Limoges.

3/«A la fin du mois d’août 1944, le maquis du Limousin parvient à libérer Limoges. Izraëlis Bidermanas, alias Izis, photographe parisien, juif d’origine lituanienne, qui a rejoint les FFI, choisit ce moment pour faire poser un groupe de résistants, ‘ceux de Grammont’ (..). Ces photos, présentées à Paris en 1947, vont également changer la vie de leur auteur » (J-M Normand, Le Monde 2 nov-déc 2005 page 27).

4/ Historien et journaliste français ( 1921- 2013), journaliste au Monde dès 1947, rédacteur en chef de ce journal de 1969 à 1985. Il en est le directeur de 1985 à 1991.

5/ Comité Invisible, L’insurrection qui vient, La Fabrique éditions, 2007. http://www.bloom0101.org/pdf_Insurrection.pdf

6/ Alexandre Kojève (1902 -1968), philosophe français d’origine russe, est une figure importante dans la réflexion sur la philosophie politique ; il a renouvelé l’étude de Hegel en France. 7/http://blogs.mediapart.fr/blog/edwy-plenel/070113/georges-guingouin-en-souvenir-des-resistances-venir

8/Patrick Rotman, auteur scénariste-réalisateur, docteur en histoire, a réalisé plusieurs documentaires sur des grands événements de l’histoire et de la politique française aux XXe et XXIe siècles. Ses parents, réfugiés juifs en Limousin pendant la 2ème guerre mondiale, ont participé à la Résistance avec Georges Guingouin.

9/Voir article « Quelques remarques après la projection du Grand Georges » Per Lou Grand, bulletin n°92-2013 de Les Amis du Musée de la Résistance de Limoges.

10/Francis Fukuyama « The end of History ? » revue The National Interest, été 1989, article repris dans la revue française Commentaire n°47, automne 1989 puis développé dans La Fin de l’histoire et le Dernier Homme, Flammarion, coll. Histoire, 1992, pour l’édition française.

11/Cf., notamment, Rob Hopkins, Manuel de transition : de la dépendance au pétrole à la résilience locale, Les Éditions Écosociété, pour l’édition française, 2010, Montréal Québec.

 

A paraitre : ACTUALITÉ de la PENSÉE de GEORGES GUINGOUIN Actes du colloque tenu le 9 mars 2013 Limoges, Édition, Amis du Musée de la Résistance. Avec les interventions de : Marcel PARENT : Les années d’apprentissage de G. Guingouin (1913-1935) Elsa EBENSTEIN : La municipalité Guingouin (6 mai 45 – 19 octobre 47) Francis JUCHEREAU : une philosophie de la praxis qui aide à agir en temps de fin de civilisation Geneviève HUTTIN : Le point de vue du peuple Gérard MONÉDIAIRE : Les pensées politiques de Georges Guingouin, hypothèses Pierre LABROT : « L’école du terrain ou le maquis de l’universel

 

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