Le travail du Commun – Pascal Nicolas-Le-Strat

Afficher l'image d'origine  « Cette lecture du commun en tant que « commun oppositionnel » apparaît depuis peu dans mon travail ; elle trouve son origine dans la contribution à deux séminaires, d’abord, le vendredi 27 février 2015, au séminaire « Les Communs, l’État et le marché comme système » organisé au CERSA (Centre d’Études et de Recherches de Sciences Administratives et Politiques) par Danielle Bourcier, Gilles Hériard Dubreuil et Sylvain Lavelle, et, ensuite, le 15 avril dans le cadre du séminaire « Le commun entre travail et institutions » (en lien avec le séminaire « Capitalisme cognitif » et le projet européen D-Dent) animé par Carlo Vercellone et Gérard Doublet. Lors de ce séminaire, je suis intervenu de concert avec Toni Negri.

[Ce texte est une première version, encore au travail. Version du 22 avril 2015]

La question du commun rencontre un écho grandissant dans le débat public. Et je ne suis pas sûr qu’il faille toujours s’en féliciter. Elle est fréquemment réduite à une simple affaire de bon usage des ressources – l’administration responsable et soutenable des biens communs ; elle est, de la sorte, dépouillée de sa réelle densité politique et dépossédée de sa portée critique. Je regrette aussi que trop souvent les enjeux du commun soient discutés sans être rapportés aux pratiques sociales sans lesquelles, pourtant, l’idée même de commun s’évapore – des pratiques de coopération, de communalisation ou encore de démocratie radicale. Le commun sera politique ou ne sera pas. Il sera rebelle ou ne sera pas. Il sera coopération ou ne sera pas. Je partage les thèses de Toni Negri et Michael Hardt qui ne dissocient jamais le commun des pratiques collectives qui le constituent en commun, comme commun. « L’homme du commun est donc une personne ordinaire qui s’acquitte d’une tâche extraordinaire […] : découvrir des mécanismes permettant d’administrer, de développer et de soutenir la richesse commune à travers la participation démocratique […]. Nous avons déjà passé en revue certaines des conditions nécessaires à l’accomplissement de ces tâches : la capacité à produire du lien social, le pouvoir des singularités qui communiquent à travers leurs différences, la sécurité réelle de ceux qui n’ont plus peur et la capacité d’agir politiquement de façon démocratique. L’homme du commun est un participant constituant » [1].

Comment éviter que les enjeux fondamentaux du commun ne rejoignent la panoplie des instruments politiques – pourtant d’intérêt collectif majeur – que l’État est parvenu à technocratiser et à aseptiser, dans l’intention évidente de les dépolitiser [2]. La liste est longue, entre les démarches participatives, la démocratie de proximité ou encore les dynamiques de développement. Le commun, lui aussi, peut parfaitement être capté par cet appareil d’État qui s’avilit depuis longtemps en un simple « atelier de réparation capitaliste », selon l’heureuse expression d’Oskar Negt [3], ou de réparation budgétaire pour le formuler dans l’esprit du moment.

Le commun sera oppositionnel ou ne sera pas

Pour contrer cette falsification théorique et politique, je choisis de formuler le commun dans les termes d’un « commun oppositionnel ». Je le fais évidemment en inscrivant mes pas à la suite d’Oskar Negt et sa théorie de l’espace public oppositionnel. Oskar Negt adresse une objection politique substantielle à Jürgen Habermas qui a théorisé l’espace public [4] dans sa forme historique bourgeoise et l’a érigée en universel. Le prolétariat a pourtant été en capacité, historiquement, de développer un espace public en rupture, en opposition – un espace avec ses institutions propres (partis politiques et syndicats), son langage politique et ses formes de publicisation (tracts, journaux, assemblées générales, manifestations) et, conséquemment, ses espaces de débats et de délibérations (les congrès syndicaux, les Internationales ouvrières). La forme bourgeoise de l’espace public – qui institue un citoyen abstrait, dissocié de son expérience concrète de vie, supposé argumenter de façon « éclairée » ses opinions de façon aussi éloignée que possible du tumulte de la vie – ne saurait prétendre à l’universalité, sauf à gommer de l’histoire la capacité de tous les mouvements sociaux (mouvement de décolonisation, luttes ouvrières, revendications féministes…) à constituer en leur sein les espaces indispensables à leur vie démocratique.

Le commun s’inscrit d’évidence dans cette filiation ; il fait mouvement au sein de la société et la met en mouvement en portant à un haut degré de radicalité son opposition à l’artificialisation (la chosification) de la vie provoquée par la logique de marché (n’importe quel besoin ou attente peut être converti en marchandise, en bien de consommation) et sa dépossession opérée par l’État (tous les besoins et les attentes sont conformés par les administrations publiques en vue de leur « bonne » gestion). La lutte pour le commun rejoint donc la longue et riche histoire des soulèvements et des rébellions. Le commun est lutte. Le commun sera lutte ou ne sera pas. En lui adjoignant le qualificatif d’oppositionnel, j’ai bien conscience d’avancer de manière tautologique. Le commun est oppositionnel ou n’est pas. Mais je prends quand même le risque de ce pléonasme pour m’assurer que la portée critique et subversive inhérente, consubstantielle, au commun ne lui sera pas arrachée et confisquée. J’espère que le commun ne sera pas spolié de sa radicalité. Cette vigilance politique peut sans doute justifier l’ajout d’un adjectif quelque peu superfétatoire.

Le commun constitue, comme tel, en soi, un « espace public oppositionnel » ; il assimile cette dynamique. Il ne peut pas se déployer sans l’intégrer substantiellement.

À l’encontre de l’approche politique d’Habermas, qui se donne pour seul horizon de pensée et d’action les institutions politiques existantes, Negt atteste donc la capacité des « subjectivités rebelles » à inventer et réinventer les formes politiques indispensables à l’expression de leurs espoirs et à l’accomplissement de leurs expériences de vie et de travail. Habermas raisonne uniquement sur le versant institué du politique, Negt, pour sa part, sur son versant instituant, en s’efforçant également, qui plus est, d’appréhender les interactions entre les forces émergentes et les institutions établies. Il lui paraît « urgent d’examiner de plus près les relations spécifiques que l’espace public bourgeois et institutionnalisé (qui se limite à mon sens à la simple répartition des opinions existantes, débouchant sur du travail mort) entretient avec les processus sociaux vivants de l’espace public d’opposition ». Oskar Negt promeut donc une conception élargie de l’espace public qui « désigne tous les potentiels humains rebelles, à la recherche d’un mode d’expression propre. Ce concept étendu d’espace public intègre le domaine de la production et de la sphère privée, à partir desquels des potentiels politiques peuvent être mobilisés » [5].

Si je fais mienne sa perspective, je dirais donc que le « commun », à l’égal des autres dynamiques de transformation sociale (lutte anticoloniale, mouvement féministe, squats et occupations…), ne peut pas « changer la misère des vieilles formes publiques étiolées de la société sans développer des structures propres et autonomes d’un espace public critique, oppositionnel et complet, permettant d’englober l’ensemble de la vie humaine » [6]. Ce que d’évidence l’espace public dominant – institutionnellement existant – ne parvient pas à faire et se refusera toujours à faire.

Le « commun oppositionnel » que j’appelle de mes vœux se construira donc – si je continue à écrire avec les mots de Negt – avec « la multitude d’initiatives citoyennes, de squats et de luttes pour la préservation des quartiers, de centres culturels et de maisons de jeunes indépendants au sein desquels la jeunesse échappe au contrôle des institutions, sachant que l’ensemble converge vers une conviction commune : la lutte contre le capitalisme est devenue une cause de la vie quotidienne des hommes […] » [7].

Qu’est-ce qui se produit quand les laissés-pour-compte entrent en mouvement et prennent la parole ? Est-ce inéluctable que leur parole oppositionnelle se délite progressivement, faute de cadres institutionnels capables de l’accueillir durablement et de lui permettre de s’élaborer, ou se corrompt dans la concurrence électorale ou la « publicité » médiatique qui caractérise l’espace public institutionnalisé ? Les paroles rebelles doivent inventer leurs propres dispositifs institutionnels afin de pouvoir s’exprimer avec force et authenticité. Oskar Negt attache une grande importance au fait que cet espace public oppositionnel accueille la diversité des expériences, à l’encontre, là aussi, de l’espace public dominant (bourgeois) qui délégitime constamment l’expression sensible, vécue, corporelle des expériences de vie et de travail, au profit d’un marché des opinions, de plus en plus vides et désincarnées. Alexander Neumann, dans son introduction à l’ouvrage de Negt, le formule très clairement : « Le mode d’expression favorable à la formation d’un espace public oppositionnel est la prise de parole directe, permettant l’échange d’expériences et une résolution dialogique des conflits. Le langage corporel fait partie de cet échange. Là où l’espace public bourgeois propose des généralisations politiques par des programmes, l’espace public oppositionnel cherche à collectionner des expériences, des exigences non reconnues et des souhaits » [8].

Si la notion d’espace public oppositionnel est particulièrement opportune pour traiter du commun, c’est à la fois pour l’accent qu’elle met sur l’expression des expériences sensibles – l’idée de commun est indissociable de la capacité des hommes à faire expérience, à expérimenter ensemble et à innover en commun –, et la considération qu’elle porte à la multitude des sans-parts dont la parole ne sera ni entendue ni reconnue dans le cadre des institutions politiques établies. L’idée de « commun oppositionnel » permet de camper, sans réserve, les enjeux de communalisation du côté d’une parole politique fondamentalement incarnée dans une pratique sociale – une parole à forte densité expérientielle et existentielle –, et du côté d’une parole rebelle, discordante et dissonante, en rupture avec les formes institutionnelles dominantes. L’avenir du commun, ce sont les rebelles qui le portent ; l’avenir de la communalisation, ce sont les expérimentations qui le dessinent.

La portée destituante / instituante du commun

Le mouvement des occupations, qui a secoué le monde occidental et méditerranéen au cours de l’année 2011 (Occupy Wall Street, la place Puerta del Sol et le mouvement des indignés, la place Tahrir…), est emblématique de ces paroles rebelles qui émergent aujourd’hui au cœur de la mondialisation et qui inventent de nouvelles dispositions politiques pour faire entendre la voix des dominés et faire reconnaître la particularité de leur expérience de vie. Il est possible d’y lire au moins trois enjeux, dont celui d’un commun oppositionnel.

L’acte d’occupation manifeste, en premier, la volonté d’incarner physiquement et matériellement le rapport oppositionnel de la part de personnes qui sont habituellement définies dans les termes d’un manque, d’une dépossession ou d’une incapacité : les sans-logement, les précaires, les travailleurs pauvres, les migrants, la jeunesse précarisée. De quelles ressources et puissances disposent ceux à qui la société dominante n’accorde rien, reconnaît peu ? De leur corps, de leur corps en capacité de faire nombre, de leur corps érigé en instrument politique, de leur corps qui fait voix, de la multiplicité des corps qui actualisent et concrétisent une présence oppositionnelle, de tous ces corps qui signent une expérience de vie radicalement antagonique. Cet exemple de mobilisation renvoie, pour la France, à l’expérience antérieure des collectifs de chômeurs et précaires (hiver 97-98) qui ont développé une stratégie d’occupation démultipliée pour « poser » le rapport de force. En effet, pour un précaire la question du « contre qui » est insondable ; il n’a pas de patron en face de lui, il n’a que lui-même et les politiques d’insertion qui ne cessent de lui dire que difficultés et possibles logent en lui. En occupant les Agences pour l’emploi (aujourd’hui Pôle emploi), les directions d’EDF ou encore les agences sociales départementales, ces collectifs ont construit le « contre qui » indispensable à leur lutte, en venant frontalement au contact et en se manifestant au cœur des institutions – contre, tout contre. Donc l’occupation est le mode privilégié de constitution d’une expression oppositionnelle pour les nouvelles multitudes (chômeurs, sans-papier, recalés et décalés, surnuméraires…) qui ne s’inscrivent plus dans un espace-temps institutionnel classique, du type emploi fordiste, et dont l’expérience de vie et d’activité est inexprimable / inaudible dans l’espace public officiel. L’acte d’occupation possède donc une forte portée constituante. Il frappe centralement le partage (institué) du sensible [9]. Il rend présents les corps habituellement invisibilisés. Il fait entendre les voix qui sont tenues au silence. Il fait partager les expériences violemment exclues ou réprimées.

En second lieu, les occupations signent une réappropriation de l’espace public de la ville ou, mieux encore, elles (ré)inventent cet espace public qui n’a quasiment plus de réalité tant la ville est esthétisée (la société du spectacle), marchandisée (le piéton-consommateur) ou fonctionnalisée (un hygiénisme social). Avec l’occupation, l’espace public est réengagé, et il l’est sur le mode d’un « espace public oppositionnel ». Il s’inscrit bien dans la définition qu’en donne Negt puisque cet espace ré-instauré / ré-amorcé par l’occupation fait advenir la parole des dominés et rend présente leur expérience. Ces paroles incarnées – incarnées dans une vie, dans un espoir, dans une souffrance – subvertissent l’espace public officiel. Dans un article de la revue Futur antérieur [10], j’avais insisté sur cette caractéristique du mouvement de 95 en France : l’occupation par le mouvement de l’ensemble du tissu urbain, la réoccupation de l’espace public avec la multiplication d’initiatives festives, culturelles, protestataires… D’ailleurs, les étudiants de mon université ne s’y étaient pas trompés. Ils avaient renoncé à tenir des piquets de grève et à bloquer le campus (tenir le rapport de force sur le terrain de l’institution). Ils avaient eu l’intelligence de vider les salles de leurs tables et chaises, et de les entasser dans les amphis. L’institution évidée, l’institution désamorcée, les étudiants étaient partis en ville… pour occuper l’espace public, le ré-ouvrir et y faire entendre leur voix.

Enfin, tous les récits d’occupation racontent immanquablement la capacité des gens à inventer une gestion démocratique de la vie quotidienne et leur capacité à construire en commun les « communs » indispensables au développement d’une communauté de vie (pour les repas, pour l’hygiène, pour la communication, pour le débat, pour la co-formation…). De ce point de vue, les occupations sont un parfait synonyme du « commun oppositionnel ». Elles s’accompagnent d’une réappropriation des conditions de vie et rehaussent l’expérience de l’autonomie. Nul besoin d’école pour apprendre, nul besoin de médias pour communiquer, nul besoin de restaurant pour se nourrir, nul besoin d’institution culturelle pour créer. David Graeber le montre excellemment : « Chaque campement développe vite ses propres institutions centrales : les plus petites comportent généralement une cuisine libre, une tente de soins de santé, un centre de communication où les militants peuvent se regrouper avec leurs portables, et des centres d’information pour les visiteurs et les nouveaux arrivants. Les assemblées générales sont tenues à heures régulières : disons, chaque jour à 15h pour une discussion générale, et chaque soir à 21h pour les questions techniques liées au campement. De multiples groupes de travail se rencontrent aussi et fonctionnent en permanence : un groupe sur l’art et le divertissement, un autre sur la salubrité, un troisième sur la sécurité, et ainsi de suite. Le nombre et la complexité des questions que soulève l’organisation sont tels qu’on pourrait écrire tout un livre sur le sujet […]. Plusieurs questions épineuses font rapidement surface. La question des espaces communs et des espaces privés : à mesure qu’un parc se remplit de tentes individuelles, les espaces communs finissent par disparaître. Il y a la question de la sécurité… » [11].

Qu’est-ce que ces mouvements opposent aux institutions dominantes ? Fondamentalement, bien sûr, leur rage, leur espoir, leurs revendications. Mais, de façon tout aussi substantielle, ces engagés / enragés dressent face aux institutions établies leur puissance d’autonomie, leur capacité à « faire autrement », sur un mode collectif et transversal, en déjouant toute autorité verticale, et en apportant la preuve, en acte, par une pédagogie du faire, qu’ils peuvent se rapporter égalitairement les uns aux autres, « comme s’ils étaient déjà libres » pour reprendre la belle formule de David Graeber qui donne son titre à son livre. Je nomme « commun oppositionnel » cette conception substantielle du rapport critique qui puise pareillement dans des affects « négatifs » (s’opposer) et dans des affects « positifs » (communaliser), qui les conjugue pour, simultanément, dans le même mouvement critique, destituer les normes d’activité dominantes et en instituer de nouvelles. Dans le contexte français, les ZAD – Zones À Défendre (Notre-Dame-des-Landes, barrage de Sivens…) – manifestent la même créativité destituante / instituante. L’occupation a pour objet d’empêcher physiquement – par une politique du corps – la réalisation d’un aménagement, mais elle a toujours pour sujet un « commun oppositionnel » ; un habitat alternatif est construit, des champs sont remis en culture, une vie se réinvente, de multiples formes de communalisation sont expérimentées (hébergement, cuisine, outils de communication, pratiques artistiques, co-formation…). C’est ce « commun oppositionnel », à savoir un ensemble d’activités déprivatisées et désétatisées, qui devient le principal sujet / moteur du rapport antagonique. C’est lui qui se dresse contre les logiques dominantes. C’est lui qui interpelle les décideurs. C’est lui qui assume le rapport de force et dessine le partage entre le désirable et l’intolérable. Ce sont ces multiples « communs », expérimentés et éprouvés en commun, qui signent l’engagement critique et qui l’institue – un engagement d’autant plus « résistant » qu’il est parfaitement incorporé dans une pratique, irréductiblement liée à elle. Cette pratique oppositionnelle est assimilée à la vie, intériorisée dans les corps, à travers de multiples « communs » qui font différence, radicalement, avec l’ordre majoritaire, qu’il s’agisse de la production bio, d’ateliers autonomes de fabrication (Do It Yourself, culture maker) ou encore de laboratoires de recherche alternatifs. C’est à la mesure et à la hauteur de ces communs – à l’aune de leur créativité – que les politiques capitalistes de développement montrent, manifestement, effectivement, toute leur inanité, que ce soit à Notre-Dame-des-Landes ou à Sivens.

Le mouvement des occupations, des squats ou des ZAD sont des révélateurs / analyseurs d’une transformation du rapport critique. Qu’est-ce que nous sommes en capacité d’opposer à la société dominante / majoritaire, avant tout les possibles que nous faisons dès à présent exister, avant tout le commun que nous sommes en capacité de faire advenir, avant tout le principe d’égalité dont nous relevons le défi. Qu’est ce que nous opposons au fatalisme et au cynisme politiques ?, la multiplicité de nos expériences et de nos expérimentations que nous entreprenons, lors de l’occupation d’une place ou dans le cadre d’une ZAD, comme si nous étions déjà libres, comme si la société du commun / des communs était déjà constituée. C’est bien la force de ces expériences du commun, concrètes, effectives, dès à présent manifestées, qui signe le rapport oppositionnel contemporain.

À l’épreuve de l’activité et de la vie quotidienne

Ce « commun oppositionnel », je le théorise avec Oskar Negt, mais un peu au-delà de lui. Oskar Negt met au cœur de sa problématisation de l’espace public oppositionnel l’expression des expériences sensibles. Je partage avec lui cette sensibilité politique qui fait différence, radicalement différence avec la conception très désincarnée de l’espace public capitaliste / bourgeois, pour peu que l’on puisse encore parler d’espace public tant cet espace a peu à voir avec un espace contradictoriel et délibératif, tant il est enseveli sous le marketing politique, la concurrence électorale et les injonctions d’experts. Nous avons besoin de réinstituer une forme démocratique dans laquelle les expériences peuvent se dire (les expériences d’oppression et d’exploitation mais aussi les expériences de lutte et d’espérance) et peuvent s’éprouver les unes aux autres dans un rapport égalitaire. Cette nécessité de redonner voix et présence à l’expérience sensible – que je fais mienne – traverse le récent ouvrage d’Alexander Neumann. « Les individus sociaux qui composent la société sont tous traversés par deux types d’expérience distincts, à savoir une expérience sensible (qu’Adorno qualifia de non réglementée), et une autre modalité de l’expérience qui l’on dira représentative, liée aux abstractions sociales […]. L’expérience non-réglementée est cette part de motivation subjective qui ne vise pas à satisfaire les injonctions ou les attentes sociales provenant du travail, du marché, de la gestion administrative ou étatique et des schémas esthétiques préfabriqués par l’industrie de la culture. […] L’expérience sensible est particulière et singulière, c’est pourquoi elle ne peut prendre la forme abstraite de l’intérêt général qui guide l’espace public bourgeois. […] La modalité discursive par laquelle l’expérience sensible peut se manifester socialement, en prouvant son existence, est l’espace public oppositionnel (ou les espaces publics oppositionnels) » [12]. Mais, au-delà (peut-être) de l’approche de Negt, je dirais que l’urgence est de faire surgir dans l’espace public, non pas simplement la diversité de nos expériences, de nos savoirs situés (dans le travail et dans la vie) et de nos paroles impliquées (impliquées dans un rapport à soi et dans un rapport aux autres, pareillement investis et densément vécus), mais aussi d’y faire surgir « le commun des hommes » [13], en tant qu’expérience substantielle, en rupture fondamentale avec les institutions dominantes totalement désincarnées et dévitalisées, et réglementées à l’excès – d’où ma proposition d’aller au-delà de Negt, tout en cheminant avec lui. Cette expérience sensible (substantiellement vécue par soi et par soi dans un rapport à l’autre), à la portée fortement émancipatrice, je conviens de la nommer « commun oppositionnel ». Je tente de la sorte de rehausser (stratégiquement) la thèse d’Oskar Negt. Comme l’écrit Alexander Neumann, je crois, effectivement, que l’ensemble réglementé de la vie sociale « vole en éclats, grâce aux expériences sensibles des acteurs, éprouvant les contradictions, incohérences et discontinuités des représentations prédominantes » [14]. Mais cette thèse politique prend sa pleine et meilleure portée quand on la rapporte à cette expérience fondatrice que constitue le « commun des hommes ». Et c’est bien ce « commun des hommes » qui est expérimenté dans les ZAD et lors des occupations, et c’est bien cette expérience du rapport à soi et du rapport de soi à l’autre, réengagée sous le signe du commun, qui fait opposition, radicalement opposition, et qui contribue à (ré)inventer une forme politique appropriée à l’expression singulière de nos vies et de nos activités.

L’idée de « commun oppositionnel » me semble élargir la proposition de Negt, sur un mode plus stratégique, en y associant plus explicitement l’ensemble des activités conduites en commun, l’ensemble des activités qui font commun dans un rapport oppositionnel à l’ordre dominant. J’opère, avec cette notion, un déplacement vers l’activité, qui inclut fortement une dimension expérientielle, mais qui intègre aussi une densité institutionnelle et normative. L’espace commun oppositionnel émergera grâce aux multiples institutions du commun qui auront été expérimentées lors des luttes.

Pour l’instant, pour « éprouver » cette notion, et en vérifier la pertinence, je me suis surtout intéressé à des exemples de lutte et de mobilisation. Ces exemples sont particulièrement intéressants car, comme toute cristallisation du rapport social, ces mouvements apparaissent comme des révélateurs / analyseurs du fonctionnement dominant de la société ; ils viennent en dire une vérité. Quand j’évoque cette idée de « commun oppositionnel », j’ai aussi en tête un autre type d’exemple, moins lié à des mobilisations, mais plus en constitution d’une alternative, de l’intérieur de la société et en opposition à elle. Je pense, en particulier, à l’expérience du logiciel libre qui a produit un « commun de la connaissance » devenu aujourd’hui incontournable. Ce commun est associé à des communautés de pratiques, plurielles et pluralistes, fonctionnant sur un mode latéral (par association et hybridation) et transversal (par transgression des milieux sociaux et des mondes professionnels). Ce commun s’oppose explicitement aux logiques d’appropriation / de captation des industries informatiques (les logiciels propriétaires). Ce commun des logiciels libres illustre parfaitement la double capacité sur laquelle j’ai précédemment insisté : il s’agit tout à la fois d’un commun à forte capacité constituante (constitution d’un bien, d’une expertise, d’une démocratie du savoir et d’une communauté d’usage) et, simultanément, d’une capacité destituante avec la volonté – et la faculté ! – d’empêcher l’établissement de nouvelles enclosures et de contredire, en acte, les logiques de privatisation des savoirs (logiciels propriétaires). L’expérience des logiciels libres renvoie donc à un « commun oppositionnel », avec ce qu’il comporte de pragmatique (les logiciels existent !) et d’idéal (une alternative à l’appropriation privée). Elle engage aussi, d’évidence, un espace public, ne serait-ce qu’à travers la richesse des débats qui se développe à propos des libertés sur le Net et de sa neutralité.

L’autre exemple qui permet d’éprouver la notion de « commun oppositionnel » est clairement restitué dans l’ouvrage Constellations (Trajectoires révolutionnaires du jeune 21e siècle) du collectif Mauvaise Troupe [15]. Le livre a été écrit à plusieurs mains par des « rebelles », qui ont fait le choix de « se décaler » par rapport aux institutions établies. Il s’agit de personnes qui, au moment de leurs études, se sont mobilisées soit pour des causes environnementales, soit pour défendre les droits des précaires, soit sur le terrain universitaire contre la marchandisation des savoirs. À la fin de leurs études, ces « engagés » ont décidé de ne rien céder sur leurs idéaux et donc de tenter de mettre en adéquation leurs motifs d’engagement et leur idéaux de vie. Illes se sont maintenu-e-s en collectif et illes ont développé différentes activités (maraîchage, artisanat, hôtellerie, création culturelle et informatique, activité de formation…) pour préserver leur autonomie. Ces collectifs expérimentent des formes ambitieuses d’autogestion, de micro-politiques « émancipatrices » de groupe et de communalisation. Le livre « Constellations » les présente et les analyse de manière approfondie et stimulante. À mes yeux, « Constellations » nous parle de ce « commun oppositionnel » que je tente de caractériser même si, bien sûr, le terme n’est pas utilisé par les auteurs. Le livre nous parle de collectifs qui vivent au quotidien cette tension entre « constitution » de l’activité et destitution des normes dominantes. Comment tenir une auberge ou un bar sans reconduire à l’identique les formes classiques d’organisation du travail et sans devenir insidieusement un simple répétiteur des normes établies ? Comment développer une activité de maraîchage ou d’artisanat sans se laisser piéger par l’appel du marché et par une rentabilité exclusivement financière ? C’est à cet endroit spécifique, à l’endroit de cette tension ou de cette contradiction, que je tente de penser le « commun oppositionnel ». La quête et la conquête d’une autonomie de vie et d’activité supposent, au quotidien, de défaire les emprises normatives dominantes, qui se rappellent à nous au moindre relâchement. L’opposition ne peut être que permanente et continuée ; elle est inhérente à l’activité, substantiellement liée à la vie quotidienne.

Dans le cadre de notre projet collectif des Fabriques de sociologie [16], des travaux de recherche sont menés actuellement sur ces enjeux par des acteurs directement impliqués et concernés. Je pense en premier lieu à Benjamin Roux (il est possible de prendre connaissance de son travail sur son blog : http://www.cultivateurdeprecedents.org/) et à Sylvain Picard dont la recherche de Master sera prochainement mise en ligne sur le site des Fabriques ».

                                                                                                                                                          Pascal NICOLAS-LE STRAT

 

 

[1] Michael Hardt & Antonio Negri, Déclaration – Ceci n’est pas un manifeste, Raison d’agir, 2012, p. 129-130.

[2] J’ai analysé une des ces tentatives, plutôt réussie, d’aseptisation politique d’un instrument politique dans mon livre Expérimentations politiques (p. 57 et sq.) à propos du partenariat – un enjeu et une méthode qui ont rencontré un fort engouement et qui, selon le rapport de force entre acteurs sociaux et décideurs publics, se réduit à une simple coordination instrumentale des actions sous contrainte de la politique publique ou se rehausse à une authentique coopération d’actions à forte portée délibérative et, conséquemment, possiblement critique vis-à-vis de la politique publique. Mon livre Expérimentations politiques est proposé, sur mon site, en libre accès au format ePub : http://www.le-commun.fr/index.php?page=mes-livres-au-format-epub

[3] In L’espace public oppositionnel, Payot, Tr. d’Alexander Neumann, 2007, p. 206 : « Lorsque l’État dégénère en un atelier de réparation capitaliste, qui déploie tous ses moyens et son énergie à convaincre l’espace public du bien-fondé des règles purement techniques des réparations qu’il effectue, sans rien entreprendre pour atteindre les racines socioculturelles de la crise, alors cet État se confond nécessairement avec les intérêts des classes dominantes ».

[4] Jürgen Habermas, L’espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Payot, 1988.

[5] Oskar Negt, L’espace public oppositionnel, op. cit., successivement, p. 158 et 222.

[6] Idem., p. 158.

[7] Ibid., p. 43.

[8] Alexander Neumann, « Oskar Negt et le courant chaud de la Théorie critique : Espace public oppositionnel, subjectivité rebelle, travail vivant », préface à Oskar Negt, L’espace public oppositionnel, op. cit., p. 21.

[9] Jacques Rancière, Le partage du sensible (Esthétique et politique), La Fabrique, 2000.

[10] Pascal Nicolas-Le Strat, « Sujets et territoires du mouvement social (Marseille, Nantes, Toulouse et les autres) », Futur antérieur, n°33-34, 1996, p. 113-125, ; repris dans mon livre Mutations des activités artistiques et intellectuelles (L’Harmattan, 2000) sous le titre « Éloge de l’occupation ».

[11] David Graeber, Comme si nous étions déjà libres, Tr. par Alexie Doucet, Lux éd., 2014, p. 219-220.

[12] Alexander Neumann, Après Habermas – La théorie critique n’a pas dit son dernier mot, éd. Delga, 2015, p. 24-25.

[13] Antonio NEGRI, Inventer le commun des hommes, Bayard, 2010 (préface de Jutith Revel).

[14] Alexander Neumann, op. cit., p. 85.

[15] Publié aux éditions de l’éclat. J’ai discuté les thèses de cet ouvrage dans un article en ligne sur mon blog : Fauteurs d’histoire(s). À propos de « Constellations (Trajectoires révolutionnaires du jeune 21e siècle) » du collectif Mauvaise Troupe

[16] Se reporter au site des Fabriques de sociologie : http://www.fabriquesdesociologie.net/

 

Pour suivre l’actualité de mon livre « Le travail du commun » : blog.le-commun.fr

Mon blog sur la Recherche de plein air : pnls.fabriquesdesociologie.net

Le blog associé à mon séminaire à l’Université Paris 8 : Faire commun en recherche(s)

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