Résistances et alternatives à la mondialisation

Le 21 novembre 1997, environ 400 personnes se retrouvent autour de Bernard CASSEN, rédacteur et directeur général au Monde diplomatique, afin de débattre sur le thème des résistances et alternatives à la mondialisation.
La soirée s’organise en trois temps : d’abord l’intervention de B.Cassen, puis le témoignage de trois organisations ou entreprises (la Confédération paysanne, Artisans du Monde et Ambiance bois) -trois modes de production et de commercialisation où l’autre est reconnu comme un partenaire de dialogue et non comme un concurrent à détruire- et enfin, bien sûr, le débat entre la salle et la tribune.

UN MOT SUR L’HOMME À LA RICHE PALETTE DE COMPÉTENCES QU’EST B.CASSEN :
Enseignant à l’Institut d’études européennes (Paris VIII), il est aussi écrivain, européen et universaliste, comme l’atteste sa fonction de secrétaire général de la Maison de l’Amérique latine, à Paris, enfin il incarne avant tout, par la rigueur et l’honnêteté de son analyse, l’idée même du journaliste. Le 7 mai dernier, à Londres, le débat contradictoire sur le thème : « la mondialisation est-elle inévitable? », qu’il co-anime avec Serge Halimi et Ricardo Petrella, avec, pour interlocuteurs, les journalistes du Financial Times (FT) en est une parfaite illustration…

LA PAROLE À BERNARD CASSEN :

..A propos de cette rencontre à Londres, justement :

Il faut savoir que les journalistes du FT ne sont pas acquis, ou résignés, à la mondialisation, mais franchement enthousiastes, « frénétiques » de cette dernière. Le débat a donc été un choc culturel entre deux visions du monde qui se sont affrontées, sans jamais se retrouver. En fin de compte, ce sont les « anti-mondialisation » qui, mieux préparés, sachant qu’ils allaient opérer en terrain hostile, ont eu l’avantage sur les journalistes du FT, très imbus de leur personne et qui ont récité une sorte d’abstract de Que sais-je? néo-libéral. Avantage très peu apprécié des Anglais…qui ont quitté la salle sans dire au revoir. L’histoire, au-delà de l’anecdote, montre à quel point ces journalistes, qui sont pourtant de grande qualité, sont habitués à être écoutés respectueusement, à n’avoir aucune contradiction, allant jusqu’à haranguer les ministres.

Mon exposé sera centré sur 4 points :
1- La thématique du nouvel état supranational : un Etat sans société et donc des sociétés sans pouvoir
2- La posture et l’imposture libérale
3- L’intégrisme libre-échangiste
4- La manière dont nous pouvons « jeter quelques grains de sable dans la circulation du capital financier ».
La mondialisation, dont le moteur est la formidable dynamique du capital financier -désormais délivré de toute entrave à l’échelle internationale- est renforcée par les technologies récentes de l’information et de la communication, qui abolissent à la fois l’espace et le temps. Il est important de faire la distinction entre la mondialisation et l’internationalisation, souvent confondues.
L’internationalisation est un passage entre le sentiment d’appartenance à une communauté nationale et l’aspiration à l’universel. En revanche, la mondialisation ne veut rien savoir des ensembles organisés, elle contourne, et nie même, les Etats en tant que lieux pertinents d’exercice de la démocratie et, par là, garants du bien commun.

La thématique du nouvel
Etat supranational

Dans son dernier livre, Misères du présent, richesse du possible, André GORZ écrit que, en contournant les Etats existants, la mondialisation crée son propre Etat. Il existe donc un Etat supranational de facto, qui est la constellation FMI, Banque mondiale, OCDE, OMC, avec, comme relais régional, la Commission européenne.
Ces institutions parlent d’une seule voix, celle du marché. Marché qui, pour le FT est « ce qu’il y a de plus achevé dans l’aventure humaine » (sic). Ce pouvoir supranational est un pouvoir sans sociétés, avec, pour conséquence, le fait que les sociétés se retrouvent sans pouvoir. Pour Gorz, cela s’explique par l' »exode » du capital qui s’est détaché des Etats avec lesquels il a fait bon ménage pendant les « trente glorieuses », mais dont il n’a plus besoin.
Désormais, on considère la mondialisation comme une chose acquise. Le débat politique électoral ne porte même plus sur cette question, l’attention étant détournée sur les questions dite de société. Pensons aux élections américaines, ou même britanniques, durant lesquelles les questions économiques et financières, considérées comme trop sérieuses pour relever de la capacité d’intervention du citoyen, ont été complètement évacuées au profit d’autres sujets tels que la
violence, le droit à l’avortement, le statut des homosexuels, la drogue, etc., problèmes majeurs certes, mais qui, le débat se circonscrivant à eux, occultent la mondialisation qui, pourtant, est peut-être leur cause première.
Comment lutter contre cet Etat supranational? La solution n’est évidemment pas le repli sur soi, mais l’internationalisation, c’est-à-dire l’articulation entre des volontés s’exprimant dans des cadres surtout nationaux -seuls cadres permettant actuellement à la démocratie de s’exercer- cadres qui, bien sûr, doivent s’élargir.
En ce sens, il existe bien quelques tentatives, que ce soit en Amérique du Nord, dans le Sud, ou en Europe. Malheureusement, si l’on prend l’exemple de l’Union européenne, on constate qu’elle n’a qu’une ambition, celle de se diluer, de se suicider dans la mondialisation.

La posture et l’imposture
néo-libérale

Ce qui se passe sur les bourses asiatiques aurait dû amener à une saine auto-critique tous les thuriféraires des marchés. En effet, contrairement à ce que radote le FMI, lorsqu’il déclare sans le moindre humour : « En facilitant la canalisation des flux d’épargne vers leurs usages les plus productifs, les mouvements de capitaux augmentent l’investissement, la croissance et la prospérité », nous ne pouvons que constater, notamment à la lumière du krach asiatique (qui est très loin d’être terminé, et peut se transformer en véritable cataclysme financier) que la libre circulation des capitaux et la globalisation ne réduisent pas du tout les inégalités, mais ne font que les augmenter.
En réalité, il n’y a aucune corrélation entre les flux d’investissement et les besoins. Par exemple, les mouvements de capitaux ne s’intéressent pas du tout à l’Afrique où les infra-structures de tous ordres font défaut. Ce qui veut dire que la mondialisation n’est pas mondiale. Elle n’affecte que les régions du monde où le capital peut s’optimiser, se reproduire, soit un tiers ou la moitié de la planète. Certains diront que les flux financiers ont repris vers le Sud. C’est exact. Mais où vont-ils? La plus grande partie va vers l’Asie orientale, et plus précisément vers la Chine. Quels sont-ils? Il faut distinguer deux types de flux financiers : les investissements directs et les investissements de portefeuille. Ces derniers sont ultra-volatils, puisqu’ils sont réalisés principalement par les fonds de pension américains, britanniques, japonais, etc., qui manient des sommes colossales, qu’ils retirent d’un jour à l’autre, sans se soucier de ce qu’il advient du pays dont ils se retirent, l’objectif de ces fonds de pension étant l’optimisation la plus rapide et la plus élevée, au plus court terme.
Cette façon d’opérer concourt à ce qui s’est passé récemment en Asie du Sud-Est, événements qui mettent à mal le miracle asiatique dont on nous a rebattu les oreilles.

L’intégrisme libre-échangiste

La mondialisation comporte deux articles de foi : la libre circulation des marchandises, c’est le laisser-passer, et la libre circulation des capitaux, c’est le laisser-faire.
Ces principes ont préséance sur toute autre considération, qu’elle soit culturelle, politique, citoyenne, écologique ou autre.

L’OMC a érigé en valeur suprême la libre circulation des biens et des marchandises, indépendamment des degrés de développement des pays qui les achètent ou les vendent. Sur quoi portent ces échanges? En Europe, où le commerce est surtout intra-européen, on se vend et on s’achète les mêmes choses, on achète des voitures aux Allemands, qui nous achètent pratiquement les mêmes voitures. On assiste ainsi à un mouvement brownien de marchandises, aggravé par le système du flux tendu, les stocks étant en permanence sur la route. Tout ceci conduit à la thrombose des transports, mise en évidence encore dernièrement par le conflit des routiers.
La formidable augmentation du commerce intra-européen est donc parfaitement irrationnelle, d’autant plus que tout cela a un coût : la pollution généralisée.
Passons à une autre absurdité du libre-échange : la théorie du commerce international repose fondamentalement sur celle des avantages dits comparatifs. Etant donné que les produits de base sont à peu près tous remplaçables par des produits de synthèse -ce qui ruine d’ailleurs les pays producteurs de ces produits de base- on peut « tout faire n’importe où », trouver le même niveau de qualification pointue n’importe où dans le monde, ce qui fait que la localisation géographique n’a plus grand sens.
Mais au nom de cette localisation devenue caduque, est-ce que les pays développés doivent abandonner, parmi leurs industries celles sur lesquelles ils n’ont pas « d’avantages comparatifs » à cause des coûts de main-d’oeuvre, comme les industries du textile, de la chaussure, etc.? Est-ce qu’ils doivent se concentrer sur les points où ils sont les meilleurs, c’est-à-dire les nouvelles technologies de l’information et de la communication? C’est cette dernière idée que prône Touraine, qui pense qu’avec les excédents ainsi dégagés, il sera possible de fournir le filet de sécurité sociale à la masse de gens laissés pour compte (tout le monde ne pourra pas être ingénieur, directeur de recherche au CNRS ou journaliste au Monde diplomatique). Il faut savoir que cette masse représentera, tout de même, environ 80% de la population.

La libre circulation des marchandises pose une autre question : faut-il être être de plus en plus dépendant des débouchés extérieurs, ou, au contraire, des économies plus auto-centrées sont-elles préférables?
La frénésie exportatrice des pays du Sud-Est asiatique, la croissance de ces pays (Thaïlande, Malaisie, etc.) tirée de mono-exportations dans des secteurs limités -et qui font qu’en cas de crise on assiste à l’écroulement des politiques- feraient pencher pour la deuxième solution.
La question se pose avec une acuité particulière en matière alimentaire. En effet, doit-on faire confiance aux mécanismes du marché mondial pour régler le problème de la faim?[1] Ou, au contraire, faut-il que les pays aient un minimum de sécurité alimentaire?[2]
Dernière remarque sur la libre circulation des marchandises : la bulle commerciale.
Il y a une complète déconnexion entre la croissance de la production et celle -3 à 5 fois plus rapide- du commerce. On échange de plus en plus les mêmes choses pour des raisons d’optimisation fiscale. C’est-à-dire qu’on produit, là plutôt qu’ailleurs, en fonction des jeux de prêts de transfert, des prix de cession, évitant ainsi de payer des impôts dans les pays où ils sont le plus élevés. Mais les partisans de la liberté des marchés devraient raisonner non en termes de prix, mais en termes de coût. En effet, quel est le véritable coût du transport si on lui ajoute le prix des autoroutes, des accidents et de la pollution? Toutes ces réflexions, c’est certain, sentent le protectionnisme à plein nez, et, dès lors, sont disqualifiées par la plupart. Pourtant, des études montrent qu’il n’y a pas de rapport entre la croissance et un degré moins élevé de protection. C’est plutôt le contraire. Les Etats-Unis, par exemple, ont développé leur puissance industrielle au XIXème siècle, à l’abri des barrières tarifaires. Quant à tous ces pays que l’on nous présente comme des modèles (Japon, Corée, Taîwan), ils ont, eux aussi, édifié leur puissance industrielle sur le contrôle absolu du marché intérieur et des exportations, et c’est seulement lorsqu’ils ont été en position de force qu’ils ont décrété le libre-échange, surtout pour les autres.
De toute façon, il ne s’agit pas de promouvoir un protectionnisme au sens où on l’entend habituellement, mais de protéger des niveaux de vie au sein des sociétés, de les tirer vers le haut et non vers le bas. C’est pourquoi la liberté du commerce international doit être subordonnée à des clauses culturelles, sociales et écologiques.

La libre circulation des capitaux est le deuxième article de foi de la mondialisation. pour avoir une idée de son importance, il faut savoir que les 4300 milliards de dollars représentés par les facturation du commerce international réel, sont l’équivalent de trois jours de spéculations financières. L’argent de ces spéculation est uniquement virtuel, sa seule réalité étant… les écrans des ordinateurs. Le même volume d’argent change parfois 10 fois d’affectation au cours d’une journée. La durée moyenne d’une opération est de 10 minutes, quand ce n’est pas 10 secondes, le grand maximum étant la journée. Le capital n’a donc pas de long terme.
Les échanges se succèdent à un rythme démentiel jour et nuit au niveau de la planète, puisque, avec le décalage horaire, les bourses fonctionnent en continu. Cette circulation effrénée du capital fait courir des risques systémiques, d’autant plus que le capital est « moutonnier ». En effet, si le cours d’une action baisse, elle est mise en vente par tout le monde à la fois, ce qui provoque sa chute massive. Depuis le krach de 1985, des coupes-circuits ont été introduits pour empêcher cette spirale infernale qui peut faire s’écrouler tout le système.
Les banquiers centraux eux-mêmes sont inquiets des risques encourus, puisque les capitaux mis en jeux sur les marchés financiers sont beaucoup plus élevés que la totalité des réserves des banques centrales. Les fonds de pension, pour ne citer qu’eux, sont cent fois plus « riches » que les Etats.
…Etats qui se sont auto-démunis à grands coups de décisions politiques, le point de départ en étant la désindexation du dollar sur l’or, décrétée par Nixon en 1971, la deuxième étape, la dévaluation du même dollar en 1973, ceci suivi de divers mouvements de « libération », d’innovations financières qui ont gagné l’Europe. C’est ainsi qu’en France, sous l’impulsion de Bérégovoy, en 1988, le contrôle des changes est supprimé, avec comme conséquence un coût important pour le contribuable. En effet, étant donné que, parallèlement à cette libération, il n’y a pas eu d’harmonisation de la fiscalité entre les différents pays, afin que les capitaux français ne partent pas dans les Etats fiscalement plus intéressant, il a bien fallu alléger l’impôt sur les revenus des capitaux placés en France. « Cette grandiose conquête démocratique » qu’est la libre circulation des capitaux s’est ainsi soldée par 20 milliards de francs payés par les contribuables.

Comment jeter
« quelques grains de sables
dans la circulation du capital financier »

Pour retrouver un peu de morale dans le système financier international, le phénomène majeur contre lequel il faut lutter est l’instabilité des changes. Pour rétablir un système de parité fixe comme avant 1971, il faudrait que tout le monde soit d’accord. Or, les Etats-Unis, qui utilisent le taux du dollar comme une arme commerciale, n’ont aucun intérêt à cela. Seule une monnaie européenne, en étant une monnaie de réserve pour d’autres pays, et en permettant que certaines facturations se fassent en euros, pourrait constituer un contrepoids et devenir un élément de stabilité monétaire.
Malheureusement, l’euro tel qu’il se présente actuellement, soulève bien des inquiétudes : sur la façon dont il va être géré, sa mise en place, telle qu’elle se prépare, risquant d’entraîner de très graves tensions sociales et un accroissement des disparités au sein de l’Europe.
D’autre part, pour que l’euro contre le dollar, il faudrait qu’il y ait une volonté de l’Europe-puissance. Mais, apparemment, il n’y a que le gouvernement français qui soit vraiment européen. Le test, c’est la défense : ou un pays se considère comme une entité capable de se défendre, ou il se met sous le parapluie américain. Or, force nous est de constater que l’atlantisme est une seconde nature pour la quasi totalité des gouvernements d’Europe.
Un autre moyen de lutter contre la mondialisation serait la suppression de ces zones de non-droit que sont les paradis fiscaux tels Gibraltar, l’île de Malte, Andorre, le Luxembourg, etc. Si on prend le cas du Luxembourg, il est évident que, s’il s’oppose à la levée du secret bancaire, c’est qu’il vit largement du recyclage de l’argent pas toujours très net. Les sommes correspondant à l’argent sale, à la corruption, au trafic de drogue, sont énormes et elles sont partout, dans toutes les banques, au point qu’on peut se demander si les trafics en tout genre ne sont pas un lubrifiant nécessaire au fonctionnement du système.
Le troisième point à développer pour lutter contre la mondialisation serait la taxation des revenus financiers. Quelques modestes essais en ont été faits par Juppé et Jospin, provoquant un scandale au nom de la « spoliation des épargnants ». A la suite de ces mesures, certains hebdos, tels Le Point, n’hésitent pas à parler de l’exode des cerveaux qui vont tous s’établir dans les Silicon Valley, des jeunes écoeurés par la France, des chefs d’entreprises taxés à mort, obligé d’aller s’installer en Suisse, aux Etats-Unis, etc. Ceci nous renvoie au type de construction européenne que nous voulons. Serait-ce cette Europe où le capital taxé dans peu d’endroits est tout à fait à l’aise, mais où, en revanche, le travail quand il en subsiste, est de plus en plus imposé?
Une autre mesure souvent avancée est la taxe James Tobin (J.T, prix Nobel d’économie), qui représenterait 0,1 à 0,25% des transactions, et qui s’appliquerait à tous les mouvements de capitaux, afin d’éviter la spéculation effrénée à laquelle nous assistons. En face de cette taxe, la presse a trois attitudes : « c’est scandaleux » (FT), « on n’en parle pas », « d’accord,… mais ce n’est pas possible ».
Si, « c’est parfaitement possible, puisque toute opération laisse une trace informatique. La décision ne dépend donc que du bon vouloir des principaux Etats. En faveur de cette taxe, il faut rajouter que, en plus du fait qu’elle diminuerait l’instabilité, elle susciterait un surcroît de ressources non négligeable, environ 290 milliards de dollars par an.
Voilà donc, énumérées dans le désordre, quelques solutions qui pourraient permettre de revenir sur les aspects les plus négatifs de ce que Viviane Forrester appelle « l’horreur économique ». Malheureusement, dans l’état actuel des choses, si ces solutions sont « connues », elles sont loin d’être appliquées ou même reconnues.

LA PAROLE AUX INTERVENANTS RÉGIONAUX

la Confédération paysanne

C’est un syndicat émanant de 2 branches principales, les Paysans travailleurs, souvent très modernisés et très endettés, et le Mouvement national des travailleurs et artisans ruraux, qui existait surtout dans le Massif central.
Dans l’appellation « confédération paysanne », l’adjectif paysanne est bien choisi, car c’est la première fois que, dans un syndicat agricole, on fait référence au paysage.
Quels sont les effets de la mondialisation sur l’agriculture?
Les échanges alimentaires européens représentent un taux très faible (5%) de la production européenne. La mondialisation ne se fait donc pas sentir au niveau des échanges, mais au niveau de la concurrence qu’elle implique. L’évolution de l’agriculture en France résulte du protectionnisme -national d’après guerre, puis européen- dans la visée d’arriver à l’autosuffisance alimentaire. Des prix garantis, des facilités bancaires devaient permettre l’industrialisation de la production et l’amélioration du revenu des agriculteurs. Cette politique, à part la question des revenus, a réussi, au point que l’on est passé de l’autosuffisance à la surproduction dans les années 60, ce qui a nécessité des financements compensatoires à l’exportation. Ces financements publics ont créé, dans les années 70, une euphorie, que la chute des cours mondiaux, provoquée par l’arrivé sur le marché de la Chine, de l’Inde, du Brésil, a tôt fait de dissiper, à l’aube des années 80. Finalement, l’Europe n’a pas pu écouler sa surproduction, les paysans du Tiers-Monde devenant concurrents des paysans européens. L’amélioration n’est pas pour demain. Ainsi, à l’initiative de la commission européenne, la production de viande bovine devrait baisser de 30%. Dans le même temps, les actifs en agriculture sont passés de 2,5 millions en 1944 à environ 800 000 actuellement.
L’unité spécialisée liée, en aval, à un gros industriel s’est substituée à la petite exploitation familiale qui écoulait ses produits sur le marché local. Selon la fertilité des sols, leur topographie, telle zone agricole est abandonnée, telle autre surexploitée. Ainsi, 10 départements du nord produisent autant que 45 du sud de la France. Le modèle industriel s’est imposé, le parangon en étant la porcherie en bord de mer, approvisionnée en tel ou tel composant alimentaire …au gré des fluctuations de son cours à la bourse de Chicago, saisies par l’ordinateur qui commande la composition de l’aliment distribué aux pensionnaires! Dans ces conditions, et compte tenu de la baisse de prix des produits agricoles, la rentabilité du capital investi devient problématique, s’il n’est intégré à l’industrie d’aval ou d’amont, voire à la grande distribution.
Avant d’être un moyen de gagner de l’argent, l’objectif d’une agriculture est de nourrir durablement les populations, pour les conserver en bonne santé et leur ménager un espace agréable pour se mouvoir. Par rapport à ces perspectives, on voit les limites du système en ce qui concerne la santé (pensons aux récentes crises de la vache folle et des veaux hormonés), aussi bien qu’en ce qui concerne l’espace, tantôt pollué, tantôt désertifié, qui, de moins en moins, assure sa fonction nourricière. C’est dans ce contexte que sont présentées quelques alternatives d’agriculture, biologique, paysanne, durable. Ces alternatives permettent d’une part au consommateur, en retrouvant le paysan, de revenir à une nourriture saine, et d’autre part à l’agriculteur, en préservant le sol, de le transmettre à ses descendants.

Artisans du monde

Il s’agit d’une chaîne de magasins dont le premier a été créé au Pays-Bas en 1969. Aujourd’hui, on compte 75 magasins en France, 3000 dans le monde, qui emploient 2000 bénévoles et 50 salariés (à Limoges, rue Haute-Vienne).
L’objectif d’Artisans du Monde (AdM) est de promouvoir un commerce équitable pour aller vers un développement durable et solidaire. Pour ce faire, plusieurs moyens sont employés. D’une part, ce réseau de magasins créés à travers le monde, magasins dont la particularité est d’appliquer un prix équitable, tenant compte des conditions de travail et de la nécessité pour les producteurs, d’avoir un projet de développement local. En outre, ces magasins font, à leurs fournisseurs, un préfinancement aux producteurs (50% du prix à la commande, 50% à la livraison), afin d’éviter les problèmes d’endettement, et adoptent une politique contractualisée en s’engageant à acheter pendant une certaine durée, ce qui permet aux pays du Sud de mener des projets à long terme. De plus, les permanents et les rattachés à AdM accomplissent un travail d’accompagnement en termes de commercialisation.
D’autre part, afin de promouvoir ce commerce équitable, des campagnes d’information sont lancées régulièrement. Elles ont pour but de faire pression sur les grands groupes, pour qu’ils soient plus attentifs aux conditions de travail des femmes et des enfants dans les pays du Tiers-Monde, et qu’ils signent des chartes avec leurs fournisseurs. En ce sens, en essayant de construire une économie solidaire qui se situerait entre l’économie administrée et l’économie libérale, Artisans du Monde est bien une forme de résistance à la mondialisation. De là à dire que c’est une « alternative », il reste un grand pas à franchir, compte-tenu de tous les problèmes non résolus (dérapage vers une assistance entraînant la dépendance, difficulté d’avoir un partenariat équilibré, question de la distribution en grande surface, question du label « produit équitable »).
On ne pourra parler d’alternative que si AdM arrive à se désenclaver, à tisser des liens avec d’autres entreprises de l’économie solidaire (entreprises d’insertion, épargne de proximité, régies de quartiers, etc.). Ce n’est que dans l’union que l’on pourra jeter quelques grains de sable dans la logique libérale, telle qu’elle vient d’être présentée.

Ambiance bois

Installée depuis 10 ans sur le plateau de Millevaches, c’est une scierie-raboterie, qui fabrique, à partir des bois du pays, du parquet, du lambris, du bardage, de la charpente, etc., et qui construit, avec ces produits, des maisons à ossature bois.
L’objectif d’Ambiance bois (AB) était et est encore d’être une entreprise dans laquelle on travaille autrement. Cet objectif est atteint, puisque c’est une entreprise gérée collectivement dans laquelle les tâches manuelles ne sont pas séparées des taches intellectuelles et où les salaires sont égaux.
Pour s’opposer à la mondialisation, AB ne mine pas le système de l’intérieur mais construit plutôt à côté. En ce sens, elle constitue, à son échelle, une alternative. Son rapport à l’argent est très intéressant. L’argent devant rester un outil au service d’objectifs, l’autonomie financière est assurée par un réseau d’actionnaires qui ne cherchent pas à faire des spéculations mais à faire fonctionner l’entreprise. Son statut, peu répandu, de Société anonyme à participation ouvrière, permet à l’argent de ne pas avoir tout le pouvoir. En effet, avec une telle formule, lors des assemblées générales, 50% des décisions appartiennent aux gens qui ont amené les capitaux, et les 50% restant à ceux qui travaillent.
Une autre originalité d’AB est sa notion de filière. Ayant constaté que la répartition de la valeur ajoutée ressemble à une pyramide inversée, le point sur lequel repose la pyramide étant le producteur de matière première, avec au-dessus, le transformateur, puis tous les intermédiaires commerciaux, l’entreprise décide de ne pas rester à un seul endroit de cette pyramide et, petit à petit, se met à couvrir l’ensemble de la filière, prenant le bois à sa plantation et le menant le plus loin possible…
Ambiance bois est aussi très attaché à l’idée de réseau de communication : il faut sortir de l’anonymat de l’échange. Aller chercher ses produits frais chez le voisin agriculteur qui, inversement, achète son bois à la scierie est un plaisir perdu qu’il est bien agréable de retrouver.
Et, enfin, il s’agit d’aider d’autres à se lancer sur des projets économiques dits « alternatifs ». A cet effet, un parcours pratique a été mis en place l’année dernière, s’inspirant des Compagnons du tour de France, au sein des diverses entreprises du réseau.

Michèle MANDON.

LE DÉBAT :

Joannès Billo, qui introduit le débat, parle des “capitaux apatrides”, évoqués par Marx.

Question : Y aurait-il 2 choix? Deux types de socialisme? Un socialisme libéral à la Tony Blair, un socialisme social-démocrate : contraindre l’économie, les financiers à “faire du social”? Reste-t-il un débat au sein même du Parti socialiste? Où est le débat quand 60 000 personnes suivent comme des moutons. Il y a un verrouillage, un blocage, même dans les partis de gauche. Comment peut-on entrer dans le champ du politique, trouver les moyens de créer un rapport de force, et, pour l’instant, on “se fait rouler”, qu’on soit au PC, au PS, ou ailleurs. Quels moyens le peuple, sans mandat, a-t-il de se faire entendre.? Quant aux syndicalistes professionnels et hommes politiques même ceux dont le discours sur la lutte est très dur pratiquent le cumul des mandats : il serait temps que des mouvements, partant de la base, structurés manifestent leur refus et interfèrent dans le champ du politique.
D’autre part, n’auriez-vous pas une certaine fascination pour cette mondialisation sur laquelle vous insisté tant, avec une “répulsion humoristique” ? Qu’en est-il d’une alternative politique, d’un projet de société positif? On n’attend pas que vous nous parliez d’alternatives modestes, mais de vos idées sur un projet radicalement différent et sur les forces politiques autres qui soient capables de le porter.

Bernard Cassen : Je ne suis pas sûr de pouvoir vous répondre. Je suis un journaliste, je propose des analyses, je ne suis pas en train de faire un programme de gouvernement. Et il y a d’autres lieux, d’autres contextes où on peut élaborer des projets. Quant aux dégâts de la mondialisation j’en parle et je les vois, en France, en Asie, en Amérique Latine, où je voyage beaucoup. Il ne faut pas se tromper de rôle! N’attendez pas que quelqu’un qui vous parle 45 minutes vous dise : “et voilà l’analyse, et voilà la solution clefs en mains”. Ce serait d’ailleurs contraire à l’esprit qui nous réunit pour discuter. Vous avez, vous, un avis, et le mien n’a pas, a priori, plus de valeur. Elaborer ce projet de société, c’est effectivement la question et il n’existe pas actuellement un tel projet de rechange global 8 ans après la chute du Mur de Berlin. Quant à celui qui en a fait figure, personne ne tient à ce qu’on le retrouve. En revanche, on peut avancer des éléments, (valeurs, lexique, …), non pas ceux de la mondialisation, mais ceux d’une société alternative. Aux valeurs médiatiquement dominantes comme la flexibilité, la compétitivité, la concurrence, le libre-échange, l’employabilité, la liberté de circulation des capitaux, on peut opposer des valeurs employées par nos amis à cette table [intervenants régionaux] comme, ce qui est équitable, la solidarité, le partenariat, la justice, la fraternité. De là à en faire un système cohérent, un pas énorme reste à faire. C’est l’échec patent du système totalitaire dans lequel nous vivons actuellement qui, fatalement, provoquera le rejet et, je l’espère, des solutions alternatives. Quant aux idées que j’ai avancées ici, ne pensez pas que ce sont des petits trucs. Dès que vous touchez au libre-échange, vous touchez le système en plein coeur, et à mort. Des petites luttes, par exemple pour le commerce équitable, qui remettent en cause la logique dominante des échanges, ne sont pas des luttes marginales. Elles sont modestes dans leur ampleur, locales. Mais, au niveau mondiale, il y a des millions d’associations (pas seulement des ONG, représentées, elles, au niveau des organismes internationaux). Il y a les bases d’un rejet mondial de ce système, simplement on ne le sait pas et nous ne nous connaissons pas! C’est ici ce que j’apprends. Ce qui fait la logique de la Confédération paysanne va dans le sens de ce que nous préconisons au Diplo : le concept d’agriculture paysanne, opposée à l’agriculture productiviste prônée pendant tant d’années par la FNSEA. Donc, les forces existent. Là, nous sommes 400. A Nantes, Rennes j’ai vu un même rassemblement : des milliers de gens qui veulent “faire quelque chose”. Là-dessus, le couvercle médiatique est particulièrement bien resserré et ces opinions n’ont jamais droit de cité dans les très grands médias où, d’ailleurs, elles seraient noyées, banalisées, passées à la moulinette. Parler 30 seconde à la télé, avec 14 personnes, sur la mondialisation, …Le système, si vous ne le contrôler pas de A à Z, ne sert qu’à faire valoir le producteur ou le réalisateur de l’émission. La vraie communication de proximité, j’y crois, par contre. Il s’agit de trouver des gens qui sont dans des logiques semblables, mais dans des secteurs différents. Ce phénomène de capillarité peut faire avancer les choses. Le terrain d’intervention majeur : l’Europe qui surdétermine absolument tout. Le combat est là! Ce qu’on a perdu -c’est majeur- la signature du pacte de stabilité. Ou on veut une autre Europe, ou seulement la continuité. Ce n’est pas la mascarade du Conseil européen sur l’emploi qui va changer quelque chose. L’habillement d’aujourd’hui ne trompe personne. On est, actuellement, “dans la seringue” . Tant qu’il n’y a pas de remise à plat de cela, je vois mal les choses. Il y a un énorme décalage, dénoncé dans un livre, paru il y a peu chez Arléa, Le bluff républicain, dénonciation du mécanisme qui fait que, alors que les gens sont anti-libéraux à 60%, ce sont toujours des libéraux qui gouvernent. Il y a donc un problème avec cette démocratie, vous aurez toujours, en gros, la même politique quoi que vous votiez. Même si Juppé/Jospin ce n’est pas pareil, sur l’essentiel on est dans la même logique. Quant à savoir si les gouvernants sont traîtres par nature ou si, ce que nous disons, ils ne le savent pas, …au moins certains le savent, ceux qui ont le temps de réfléchir, de lire autre chose que les revues de presse les concernant, pas ceux qui pratiquent le cumul des mandats. Mais, en tirant un peu le bout de la ficelle, on est en train de dévider toute la pelote, on touche à quelque chose et tout vient avec. C’est tout le système qui est à repenser alors qu’on en n’a pas un autre de prêt! Alors, je comprend que les hommes politiques paniquent ; ils préfèrent, à la limite, se suicider collectivement, faire comme tout le monde et comme les marchés boursiers. On va tous dans le mur, mais on y va ensemble! Personne ne dit “je sors de cela, je dis non, et je fais autre chose”. Il est vrai qu’on leur demande d’abjurer ce à quoi ils ont toujours cru et qu’ils ont adoré ; pour le PS et le marché c’est comme si on demandait au Pape d ’abjurer l’Immaculée conception! C’est dur culturellement et

politiquement. Ils n’osent pas franchir le pas par peur de l’inconnu. Ils se réfugient derrière les “contraintes”.

Q : Ce qui m’a frustré, dans votre exposé, c’est l’absence des hommes. Si la “découverte” du Nouveau monde a coûté à l’humanité 70 millions d’indiens, que coûte au monde latino-américain la mondialisation ? Vous qui en êtes un spécialiste, comment pouvez-vous continuer à dire que pour nous c’est en France et en Europe que cela se joue, et ne pas voir le lien nécessaire, indispensable pour la libération de toute l’humanité, qui passe aussi par l’Asie, par l’Afrique, pour sortir de l’hégémonie américaine? Des moyens? Le boycott des produits et des films américains. Le Che, ministre de l’industrie, n’a pas dit aux gens : “faites la safra”[3]”, il a pris sa machette et a été la faire avec eux.. Les gens ont besoins que le médecin, le prof soit un véritable citoyen et donne l’exemple. L’éducation peut passer par le refus, pour un enseignant de donner des notes, moyen de sélection poussant à la compétition. Les démarches possibles, il s’agit d’y penser et d’avoir un certain courage. (applaudissements).

R : Ce qui m’intéresse dans la démarche de la Confédération paysanne et d’Ambiance bois, c’est qu’il s’agit là de ce que nous avons à développer au terme d’une évolution qui risque d’être encore longue et douloureuse. Si compétitivité est devenu le maître mot de notre société, peut-on dire qu’une société peut se bâtir sur la compétitivité ? Si nous commencions par la refuser, par nous fixer quelques objectifs simples, et par apprendre à nos enfants la solidarité, plutôt qu’à définir un projet de société, ce qui est trop ambitieux et même dangereux. En revanche, la mise en avant de valeurs qui, petit à petit, pourraient délimiter un projet, oui. Il y a une antinomie entre l’idée même de société et celle de compétitivité : entre individus, cela ne pourra jamais former une société. Ce sont deux ordres contradictoires. Ce qu’on a à mettre en avant, ce sont les démarches solidaires, ce sont les pas en avant, ceux qui changent beaucoup de choses ; le commerce équitable, il ne faut pas croire que cela soit si simple que ça de le faire.
Pour l’autre interrogation , vous me reprochez un européocentrisme, voire un hexagonalisme, ainsi qu’une supposée absence des hommes de mon analyse ! Si j’apprécie le travail de Bourdieu et Gorz, mon positionnement est différent. Je suis de ceux qui croit que “je peux faire quelque chose là où je suis”, c’est-à-dire en France, et en Europe. Je ne voudrais pas me faire, moi, le porte-parole, de ce qu’il faudrait faire en Bolivie ou au Zaïre. C’est surtout à ceux qui y sont de le faire. Mon objectif, c’est de faire en sorte que nous, en France, et nous, en Europe, nous élaborions, de notre place, des concepts, des valeurs, voire des projets qui ne soient pas seulement des projets pour nous, mais qui soient des projets pour l’ensemble, et c’est beaucoup plus compliqué.
Aujourd’hui, au niveau des Etats ou des regroupements régionaux, les endroits d’où peut surgir quelque chose d’alternatif, ça ne peut pas être l’Asie, ni les Etats-Unis, pour l’instant, mais l’Europe.
Pourquoi l’Europe ?
Parce qu’elle est déjà “entre elle” d’une extrême diversité.
Elle a, de plus, un passé colonial, et, à cet égard c’est un atout. Il nous oblige, que nous le voulions ou non, à raisonner autrement, aujourd’hui. Je me sens, pourtant, rigoureusement sans culpabilité, je ne suis ni redevable, ni comptable de ce qu’on fait les esclavagistes. Ce n’est pas un hasard, si la France a toujours été en tête de l’aide publique au développement : elle a une autre expérience et une autre responsabilité.
Donc, agir en Europe et en France mais en pensant Monde, à notre niveau mais en faisant des leviers. Et l’Europe aurait -a- les moyens financiers, géopolitique d’être elle-même un levier pour une transformation qui aille dans le sens contraire. Si les outils sont là, il s’agit de s’en emparer, de tenter de les retourner contre ceux qui les manient actuellement.
Quant à vos sympathique recettes de boycotter les produits américains, ce n’est pas jouable : qu’est-ce qu’un produit américain, ou français aujourd’hui ? Rien que dans ma montre il y a des composants d’au moins 10 pays différents, peut-être des 4 coins du monde, et on ne peut plus dire “made in…quelque part” mais “made by…” -fait par- avec des identification comme Coca Cola ou Mac Do. Alors boycott? Il est vrai que par principe je ne veux pas être vu à Euro Disney ou dans un Mac Do.
On a “tout lâché” à Euro Disney, et c’est un scandale financier, commencé sous Fabius et terminé sous Chirac. La signature de l’accord aurait dû se faire entre Chirac et Disney représenté par Mickey. Là, Chirac, il a refusé, résisté!

Q : En France, pour lutter contre la montée du chômage, liée au système mondialiste, les socialistes proposent la réduction du temps de travail (RTT) à 35h, d’autres comme les écolos, à 32h, l’extrême droite, elle, a une autre recette : partager le travail “entre les Français”! Comment juger vous ces initiatives? Par ailleurs, j’aimerais connaître votre position par rapport au marxisme.

R : D’abord, je ne dis pas que j’ai lu tout Marx, mais j’ai lu Marx. Je ne sais pas si on adhère -ou pas- au marxisme. Mais il est évident que c’est une influence majeure pour moi et sans doute pour beaucoup d’autres qui ne le savent même pas. Aujourd’hui, d’ailleurs, le capital lui-même est extrêmement marxiste, la lutte des classes sévit sous une forme inouïe. Mais elle est menée surtout par l’autre camp. Le 150ème anniversaire de la publication du Manifeste, va être une occasion importante de redonner, en 1998, vie à des concepts marxistes. J’ai lu le livre de Samir Amin, Chroniques du temps présent. Pour lui, et avec raison, certains des textes de Marx sont d’une particulière actualité. C’est formidablement pertinent, d’où l’intérêt, pour tous de lire ou de relire Marx. Certaines analyses sont lumineuses et éclairent magistralement la situation actuelle.
Sur les remèdes au chômage, pas la peine que je parle des thèses du FN, mais sur la RTT, je n’ai pas plus que vous la science infuse, n’étant qu’un spécialiste du général, mais je lis énormément, par exemple le livre d’André Gorz[4] et celui de Roger Sue sous-titré Vers une économie quaternaire. Ils ont en commun, avec les travaux de Jacques Robin et de bien d’autres, de montrer que le volume de travail nécessaire pour la production de biens et de services marchands est en baisse constante. Pour Sue, le travail que nous avons intériorisé comme une valeur centrale de la socialisation, ne l’est plus dans les faits, dans le temps en tout cas.
Il faudra de moins en moins de main-d’oeuvre…pour produire de plus en plus. A la limite, on produit trop, déjà, et le problème n’est plus du tout, pour le libéralisme, de produire, il est que le capital, pour s’optimiser a besoin d’un nombre de gens de plus en plus réduit. L’armée de réserve, on n’en n’a plus besoin.. En ce sens, certains concepts du marxisme ne sont plus du tout pertinents. Car, en créant ce chômage de masse, le capitalisme en vient aussi, progressivement à s’autodétruire. S’il n’y a plus de pouvoir d’achat, toute cette surproduction de biens et de service, ne va plus trouver preneur. Aussi les remèdes envisagés ne peuvent avoir du sens qu’à partir d’une analyse de la situation.
Globalement, et ce n’est pas un diagnostic théorique, les études des cabinets de reengineering aux Etats-Unis le montrent, en supprimant 25% des emplois, il ne se passe rien, à part 25 millions de chômeurs de plus, pour la même production. En Allemagne même chose. Un quart des gens “ne servent à rien” en termes de production. Cette réduction du nombre de travailleurs ne va aller qu’en augmentant. Alors, 2 attitudes face à cela, ou bien c’est la catastrophe, ou bien c’est formidable. C’est ce que, comme Gorz, je pense! L’aspiration a être libérés du travail est séculaire et si on peut produire assez pour satisfaire tous les besoins mais avec beaucoup moins de temps occupé, tant mieux. Il faut organiser la société en fonction de ça ; cette amenuisement du temps de travail, avec explosion du temps libéré implique évidemment aussi une redistribution des revenus. et je rappelle que ce n’est pas du tout comme ça que c’est en train de se présenter. Gorz ajoute même que, vu l’évolution du travail nous sommes condamnés à être tous précaires. C’est la précarité qui est le fait dominant. 70 à 80% des contrats qui se concluent, en France, sont des CDD. Ailleurs, c’est pire.
Les chiffres du chômage dont on nous bassine ne veulent d’ailleurs rien dire, il sont faux. Aux Etats-Unis, le département du travail a étudié comment on qualifie le chômage pour le quantifier ensuite. Les critères ne sont les mêmes nulle part. S’il y a 9 critères répertoriés, l’un n’est pas pris en considération, c’est le nombre de travailleurs découragés, écoeurés, ne se manifestant pas ils ont disparu des statistiques. Quant au temps partiel subi, si vous le comptez comme un emploi, vous n’avez plus qu’à diviser tous les emplois à temps complets par 2 et vous n’avez plus de chômeurs. Il y aura même une demande! Aux Pays-Bas, exaltés comme un paradis de “la solution”, il y a plus de 30% de temps partiel (17% en France). Si vous prenez en compte le temps partiel, l’accès des femmes au travail, par exemple, en prenant tous ces paramètres, il y a autant de chômage au Japon qu’en Europe, et encore plus aux Etats-Unis, et plus en Angleterre qu’en France….Alors, fustiger la France pour ces 12% et proclamer les Etats-Unis et le Japon “machines à créer des emplois”, c’est une farce. La presse et les hommes politiques, imperturbables, continuent à citer les mêmes chiffres, alors que les organismes sérieux et même l’OCDE, rétablissent les faits. Comment peut-il être fait une politique pour régler un problème dont les données sont totalement fausses à la base ? Les responsables le savent-ils ou pas, je n’en sais rien.
Toujours est-il que la précarité est inscrite dans la logique des emplois de demain. Alors, retournons-là en avantage, acceptons la discontinuité des emplois pour chacun mais avec une continuité dans le revenu. Gorz propose une thèse qu’il contestait (le revenu garanti, à tous, qu’on travaille ou pas). il dit que cette thèse peut choquer mais est défendue par un nombre de plus en plus grand d’économistes. Elle existe, d’ailleurs, déjà en partie : les intermittents du spectacles, ça n’est pas très loin de ça. Quant aux agriculteurs, 45% des revenus agricoles sont d’origines publiques (aides européennes et nationales). Ils sont devenus, en quelque sorte des fonctionnaires à mi-temps, mais pourquoi ne pas étendre, même, cette garantie de revenus aux petits commerçants et à beaucoup d’autres. Les 35h, elles, ne servent à rien, car très insuffisantes. Dans le meilleurs des cas, ça peut maintenir des emplois là où il y en a, mais ça ne peut pas en créer. Même pas les 32h! La rupture, là-dessus, doit être beaucoup plus forte et implique une rupture sur tout le reste. De plus, on ne peut pas prendre des mesures radicales en France seulement : en raison de l’intégration énorme de la France au sein de l’Union européenne, s’il n’y a pas coordination, surtout financièrement, on peut faire des choses, mais pas jusque là. Les marges de manoeuvres nationales ne sont pas pour autant inexistantes mais nous sommes maintenant dans un périmètre européen et c’est ce niveau là qu’il faut prendre le problème.

Q : Faudrait-il changer de mode de vie? N’est-ce pas une politique malencontreuse qui a aboutit à dépeupler nos campagnes? N’avons nous pas en Limousin -partiellement désertifié- une qualité de vie autre que dans les mégapoles? Au lieu de rassembler les populations dans les ZUP où on vit en fin de compte très mal, ne vaudrait-il pas mieux revenir à une meilleure répartition dans le territoire?
En parlant de la démographie galopante, ne peut-on dire que c’est un bon terreau pour l’intégrisme comme en Algérie (8 à 9 millions en 1962, 25 à 30 aujourd’hui)?

R : Comme la Confédération paysanne, je suis à fond les thèses de “l’agriculture paysanne” : la conception du monde rural a évolué. il y a bien, d’ailleurs, un retour de population vers les zones rurales mais pas forcément agricoles, et les citadins y arrivent avec des désirs et des goûts de citadins. La campagne doit être à la fois un lieu de production -et non pas un parc naturel et sans paysans- et aussi un lieu de ressourcement pour les citadins. Ce retour, on en a besoin mais pas pour “retermiter” la campagne.
Quant à la surpopulation, les démographes pensent que nous allons vers une transition démographique : la population mondiale va augmenter jusque vers 2050 et atteindre les 10 milliards d’humains puis se stabiliser. En attendant cela, l’Inde va vers les 1 milliard 800 millions d’habitants, l’Amérique latine va croître de 3 fois sa population actuelle, l’Afrique, de 5! Les flux migratoires aussi vont s’intensifier énormément. La baisse de la démographie passe, et on le sait, par l’éducation des femmes. Ce sont elles qui, en quelque sorte, “tiennent le robinet!” (Rires)
La corrélation est nette entre l’accès à la santé et la démographie. Ces problèmes doivent nous amener aussi à veiller à la sécurité alimentaire, d’autant plus nécessaire qu’il y aura des zones du monde surpeuplées et qu’on ne laissera pas l’arme alimentaire à quelques-uns.
Q : Les forces existent, dites vous, mais dispersées et inorganisées. Il y a quand même un phénomène nouveau, même limité, mais porteur d’espoir : au moment des grandes conférences internationales, les ONG se réunissent, des contre-sommets se tiennent où s’entendent d’autres voix de la planète…

R : Cette opinion publique mondiale commence à apparaître. il n’y a pas encore d’espace public européen ni mondial, mais des aires, des prises de conscience, surtout aux Etats-Unis, au Canada ou en Belgique où le dynamisme et l’ampleur du mouvement associatif est fantastique. Un inventaire des associations travaillant dans le même sens est-il à faire? Le Diplo y travaille. Günter Holzmann a proposé au Diplo de constituer un premier états des lieux des grands mouvements, des grandes associations ou ONG qui, aux quatre coins du monde, oeuvrent pour des changements de société. Avec Ricardo Petrella qui suit cela de près, la première estimation s’élève à plus d’un million. C’est là-dessus qu’on va commencer à travailler : montrer à chacun que, nous croyant isolé, nous sommes pourtant nombreux. Par exemple, l’audience du Monde diplo s’étend en Europe, en Amérique Latine (de plus en plus d’éditions en langues étrangères).
Marie-France Richard Eliet.

Sur ces thèses, lire Géopolitique du chaos, d’Ignacio Ramonet
et pour une critique radicale du “journalisme de marché” lire Les nouveaux chiens de garde, Serge Halimi, Liber, 104 pages, 30F.
[1] Pour l’instant tout est fait dans ce sens, mais on voit le résultat : 800 millions de personnes qui souffrent de disette.
[2] ce qui, du reste, a motivé en 1962 la création de la Politique Agricole Commune -PAC- qui avait pour but de retrouver l’auto-suffisance alimentaire en Europe,auto-suffisance qu’elle a plus que retrouvée puisqu’elle est devenue largement excédentaire.
[3] Safra : récolte de la canne à sucre
[4] Misères du présent, richesse du possible, Galilée, 1997.


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