Soirée du 3 avril 98,(80 participants), avec Colette BRAECKMAN, journaliste reporter au quotidien Le soir à Bruxelles, collaboratrice du Monde diplomatique, et auteur de Terreur africaine, chez Fayard. La conférence-débat clôturait le forum sur “Le devenir de l’Afrique Noire”. Les deux autres intervenants apporteront leur contribution dans le numéro d’été de la Lettre.
4 ans après le déclenchement du génocide rwandais, près d’un an après la chute de MOBUTU, et au moment même de la mise en place, à Paris, d’une « mission d’information parlementaire » sur l’attitude de la France au Rwanda, la présence de Colette BRAECKMAN à Limoges venait à point pour aider à la compréhension d’un des drames les plus tragiques qu’ait eus à connaître l’humanité.
L’exposé
Dans son introduction, C.BRAECKMAN rappelle le mot de Bill Clinton saluant dans sa récente tournée « commerciale » sur le continent noir, « la renaissance africaine » . Il peut sembler paradoxal de parler de renaissance en Afrique centrale, alors que cette région semble toujours plongée dans la terreur et la malédiction. Est-ce une fatalité ? Y-a-t-il une issue ? Le génocide de 1994 est strictement contemporain de la fin de l’apartheid en Afrique du Sud…toujours entre terreur et espoir……
Elle va ensuite dans un long rappel historique, rechercher les origines du génocide.
La colonisation belge : aux racines de la violence…
Le colonisateur allemand (puis belge) trouve à son arrivée au Rwanda et au Burundi à la fin du siècle dernier, des royaumes anciens, structurés, ayant un forte identité, avec une langue, des rites religieux communs. Les différences, elles, étant essentiellement basées sur des critères économiques et de statut social, et non sur des critères ethniques.
Les Tutsi sont éleveurs, donc plus riches que les Hutu, cultivateurs. Mais un Hutu qui s’enrichit, acquiert du bétail devient Tutsi et inversement un Tutsi qui s’appauvrit devient Hutu.
Le colonisateur belge, successeur des Allemands après la première guerre mondiale, arguant des différences physiques entre Tutsi (plus grands) et Hutu (de plus petite taille), va donner une lecture raciale de ces différences. Il va comptabiliser, arbitrairement, 15% de Tutsis et 85% de Hutu. Les Hutu sont présentés comme les vrais autochtones, ils ont été dominés par les « envahisseurs » tutsi venus d’Ethiopie ou d’Egypte.
Pour affermir leur pouvoir, les Belges vont chercher à se constituer une clientèle et trouver des relais dans la population tutsi. En 1930, ils décident que les Hutu, « catégorie inférieure », ne pourront être chefs ; on destitue alors ceux des Hutu qui occupent des positions de pouvoir, pour les remplacer par des Tutsi. S’appuyant sur l’Eglise catholique, fortement présente, le pouvoir belge ouvre des écoles réservées aux Tutsi. La fracture au sein de la société rwandaise s’approfondit, les Hutu se sentant de plus en plus discriminés.
Après la seconde guerre mondiale, au Rwanda comme dans toute l’Afrique, les mouvements favorables aux indépendances se développent, particulièrement chez les Tutsi. Sentant le vent tourner, le colonisateur va se chercher de nouveaux alliés. Il va s’appuyer sur la majorité hutu au nom du principe « démocratique » et dans l’espoir de se constituer une nouvelle clientèle, lui garantissant, une fois l’indépendance acquise, le maintien de liens privilégiés.
Lors de la « révolution sociale » de 1959, les Tutsi sont violemment chassés du pouvoir par la majorité hutu, avec le concours de l’armée belge (il y a de nombreux massacres). Une partie de la population tutsi part en exil au Congo, en Tanzanie, en Europe ou aux Etats-Unis. C’est la revanche des « opprimés » d’hier.
L’enfant chéri de la coopération belge…
Sous l’autorité des présidents Kayibanda puis Habyarimana, un pouvoir hutu autoritaire s’installe, avec la bénédiction des Belges, basé sur la différenciation ethnique (pratiquant une politique de quotas tutsi dans les différentes professions) et interdisant le retour des exilés tutsis. Le Rwanda devient l’enfant chéri de la politique de coopération belge, un pays chrétien, stable, un modèle….
Au Burundi voisin, on assiste à un phénomène inverse. Afin de prévenir une évolution à la rwandaise, l’élite tutsi instaure une dictature militaire. En 1972, une révolte hutu est réprimée sauvagement par l’armée (100 000 tués), ce qui renforcera, en réaction, la tendance autoritaire au Rwanda.
A la fin des années 1980, comme dans toute l’Afrique, une opposition démocratique se constitue, au Rwanda, et conteste le pouvoir du président Habyarimana.
En 1990, le FPR (Front Patriotique Rwandais), à majorité tutsi, entame une guérilla sur une partie du territoire. La Belgique, prudemment, se désengage, remplacée par la France qui entraîne et renforce l’armée rwandaise (laquelle passe de 12 000 à 50 000 hommes).
Le président rwandais, qui entretient des relations privilégiées avec François Mitterrand, est contraint, en 1993, de négocier avec le FPR et l’opposition démocratique. Un accord est signé à Arusha (Tanzanie) en août 93 qui prévoit le partage du pouvoir à Kigali. Mais ces accords sont fortement contestés au sein même du gouvernement rwandais.
La machine à tuer…
Une véritable « machine à tuer » va progressivement et méthodiquement se mettre en place, en s’appuyant sur l’antagonisme Hutu-Tutsi hérité de l’époque coloniale.
D’abord, par une préparation psychologique de masse. La « radio des mille collines » basée à Kigali va diffuser un message de haine rendant les Tutsi responsables de tous les maux, prophétisant le retour des « seigneurs tutsi » pour prendre leur revanche. La presse rwandaise reprend ce discours : les Tutsi sont des « cancrelats », des « mauvaises herbes » qu’il va falloir détruire, déraciner pour achever le « travail » commencé en 1959.
Ensuite, au Burundi voisin, l’assassinat du premier président démocratiquement élu (Melchior Ndadaye) par des extrémistes tutsi va déclencher
une vague de répression anti-tutsi (octobre 1993) qui va exacerber au Rwanda le sentiment de haine.
A la suite des accords d’Arusha, les militaires français doivent être progressivement remplacés par par des Casques bleus (Minuar).
Depuis janvier 94, des informations alarmantes (circulant sur la préparation d’un plan d’élimination de masse) sont transmises à plusieurs reprises à l’ONU et au gouvernement belge. Les opposants hutu et les Tutsi ont été systématiquement recensés, des milliers de miliciens recrutés et entrainés spécifiquement aux massacres de masse. Les coopérants militaires français pouvaient-ils l’ignorer ? quelles informations ont-ils transmises à leur gouvernement ? Ont-ils eux-mêmes participé à l’entraînement des futurs génocidaires ?
En avril 1994, la machine à tuer est prête à entrer en action.
Le président Habyarimana accepte le partage du pouvoir avec le FPR. Le 06 avril, l’avion qui le transportait (avec son homologue burundais) est abattu au dessus de Kigali.
C’est le signal du massacre : le soir même, des barrages sont érigés dans Kigali, on commence méthodiquement l’assassinat des responsables de l’opposition hutu et des chefs tutsi. Dès le lendemain, 10 Casques bleus belges sont assassinés, dans le but de provoquer le départ des troupes de l’ONU. Dans les jours qui suivent les Français et les Belges évacuent le pays, abandonnant les Rwandais à leur sort. Entre 800.000 et 1 million d’entre eux périront dans les massacres, qui se poursuivront pendant 4 mois.
Pendant le génocide, la guerre continue…
La guérilla du FPR progresse. Tardivement l’opinion mondiale s’émeut. La France décide en Juin (4 mois après le début du génocide) d’intervenir, c’est l’Opération Turquoise à justification humanitaire. En fait, ce sont des unités de combat qui partent, ce qui tend à donner du crédit à l’idée que l’objectif premier était de secourir l’armée gouvernementale rwandaise en déroute. Devant l’ampleur de la tâche et les risques encourus, l’opération s’est limitée à constituer dans le Sud-Ouest du pays une zone de sécurité qui a permis de sauver quelques milliers de Tutsi, mais aussi de protéger les cadres du régime et les auteurs du génocide avant leur fuite vers le Zaïre.
Dans les camps au Zaïre, à la frontière du Rwanda, s’établit donc une masse de réfugiés – fuyant l’avance des troupes de FPR – parmi lesquels se trouvent nombre d’acteurs et de responsables du génocide. Ces derniers s’organisent politiquement, conditionnent la population et préparent la revanche.
Zaïre, la fin de Mobutu, victoire africaine…
En octobre 1996, le Rwanda intervient au Zaïre afin de démanteler les camps, d’assurer le retour des civils et de chasser les miliciens hutu.
Cette intervention révèle la faiblesse de l’armée zaïroise. Les troupes de « l’alliance » de Kabila entament leur longue marche, qui les conduit à Kinshasa en mai 97.
Cette victoire « historique » marque aussi la défaite des anciennes puissances coloniales dans leur tentative de sauver Mobutu. C’est aussi une victoire africaine, sans ingérence européenne ou américaine, à laquelle ont contribué les pays voisins (Rwanda, Angola, Zimbabwé) . Le temps semble révolu où les changements en Afrique étaient décidés à Washington, Paris ou Bruxelles.
Le Rwanda aujourd’hui…
Le Rwanda subit aujourd’hui les attaques des vaincus de la guerre, qui opérent toujours sur le modèle du génocide -massacres de civils,…- et qui font régner la psychose d’un nouveau génocide, dans le but probable de radicaliser le nouveau régime en place à Kigali, pour accréditer la thèse du « double génocide » : cela permet de renvoyer dos à dos les victimes et les bourreaux, et aussi d’exonérer ceux qui, en Occident, n’ont rien fait pour prévenir et arrêter les massacres.
Vers une seconde indépendance ?
Ainsi, pour Colette Braeckman, se dessine un tableau qui n’est pas en “noir et blanc” mais tout en nuances : une Afrique plus autonome vis à vis des anciennes puissances coloniales, allant vers une seconde indépendance, mais aussi avec des facteurs de déstabilisation.
Le pire danger semble être celui de la manipulation de l’“ethnie” à des fins de guerre, ce qui n’est pas inscrit du tout dans la réalité profonde des sociétés africaines . Voilà qui n’est pas sans rappeler une actualité toute récente au cœur même de l’Europe….
Le débat…
Question : Il m’a semblé que vous aviez un double point de vue dans votre appréciation de l’attitude des pays occidentaux : d’une part, vous dites – notamment en parlant de l’opération Turquoise – que la France avait envoyé, non pas de l’aide à une population opprimée, mais plutôt un armement offensif contre le FPR. D’autre part, vous la présentez comme, soit craintive, soit inconséquente, face au danger alors croissant de génocide, y a t-il contradiction ? Ou alors, les grandes puissances ont-elles agi dans un but néo-colonial en soutenant des pays contre d’autres, des « ethnies » contre d’autres…?
Vous parlez d’une « nouvelle coopération » en Afrique, mais enfin !… On sait de quelle « coopération » sont capables ces grandes puissances pour contrôler des marchés, des matières premières. Bref, les logiques néo-coloniales sont toujours à l’œuvre.
Colette Braeckman : En effet, qu’elles fassent quelque chose ou qu’elles ne fassent rien, les grandes puissances ne sont aucunement désintéressées. Si les Etats-Unis s’interessent à l’Afrique, ce n’est pas pour rattraper leur non-intervention à l’époque du génocide, mais pour avoir accés au marché qu’elle représente. Elle est pour eux une nouvelle « nouvelle frontière ». L’Afrique est la dernière région du monde qui n’est pas assujettie totalement à la règle du marché.
Quant à la timidité des Occidentaux, c’est surtout les Américains que je visais. L’Occident ne veut plus risquer de « soldats blancs » en Afrique. Si, en 94, les diplomates n’avaient pas le droit de prononcer le mot génocide, c’est en vertu du droit international. Si la réalité d’un génocide est reconnue, il y a obligation juridique à intervenir pour l’arrêter.
La France, elle, avait plutôt les yeux fixés sur les difficultés militaires des ses alliés au moment où ceux-ci avaient presque partie perdue. La motivation principale de l’Opération Turquoise était de sauver les alliés militaires de la France, mais l’intervention a dû être limitée à ses aspects politico-humanitaires.
Quant à la question économique, les progrés sont extrêmement lents, paralysés par le fait que ces pays (le Rwanda et le Congo surtout) sont exprêmement fragiles, dépendants.
Par exemple, le Rwanda a une dette extérieure qui représente 60 à 70% de ses exportations, or une part importante de cette dette correspond à des achats d’armes opérés par l’Ancien régime. Ainsi le pays doit aujourd’hui rembourser les armes qui ont servi à exterminer sa propre population ! La logique du FMI et de la Banque mondiale impose de présenter un plan de remboursement : 14 milliards de dette pour le Congo, alors que pas un dollar n’a été utilisé pour le développement du pays. L’argent emprunté a servi à asseoir la fortune de Mobutu, et de son clan, ainsi qu’à équiper l’armée. Le gouverneur de la banque centrale du Congo est actuellement en conflit avec le gouvernement : il a dû accepter le principe du remboursement, alors que le Gouvernement refuse de payer le 1er arriéré (de 500 millions de dollars) exigible à la fin mars. Le chois possible consiste soit à rembourser le FMI soit à payer les fonctionnaires.
Le Rwanda, lui, est soumis au plan d’ajustement structurel du FMI, qui le pousse à réduire de moitié les effectifs de la Fonction publique, alors que 1,8 millions de réfugiés, revenus des camps, parmi lesquels de nombreux cadres, d’intellectuels attendent un emploi. D’où des sentiments d’aigreur, de rage, qui risquent de prendre une coloration ethnique, alors qu’ils sont le résultat de la politique du FMI. Les survivants, les rescapés au Rwanda n’ont reçu aucune aide. Chaque fois que je vais au Rwanda, j’essaie de rencontrer des veuves, des orphelins,… On voit des des personnes mutilées, seules, ayant tout perdu, survivant dans des abris à moitié en ruines, sans beaucoup d’aide des ONG. L’aide est allée aux camps de réfugiés, dans les ministères, dans les villes, mais peu dans les campagnes, les quartiers pauvres des villes,… Il y a seulement un mois que le gouvernement français a ouvert un fonds d’aide aux victimes, et ce fonds est toujours vide ! les vraies victimes ne sont aidées par personne , même pas par leur gouvernement.
Question : Quelle action concrête a eu l’OUA (Organisation de l’Unité Africaine) ?
C.B : L’OUA a protesté contre le retrait des Casques bleus, mais, alors, l’influence encore grande de Mobutu a un peu paralysé l’OUA. Des forces contraires s’exerçaient, neutralisant l’action de l’OUA.
Question : Quel est exactement son champ d’action ?
C.B : Très limité ! malheureusement l’OUA est faible, divisée entre des pays qui avaient des allégeances envers telle ou telle grande puissance, elle n’a pas beaucoup de moyens économiques ou matériels.
Question : La plupart des génocidaires coulent des jours heureux à Londres, Bruxelles, Washington ou à Paris, on aimerait les voir en Afrique. Pourquoi ne pas mettre en place une politique de coopération judiciaire visant le rapatriement de ces gens et leur jugement devant un tribunal international ?
C.B : En Belgique, le responsable qui a permis l’achat des toutes les armes habite le même quartier que moi . Ce fait est connu, a été dénoncé dans la presse, mais certains bénéficient de protections au plus haut niveau. Par exemple, Vincent Tezmiana aujourd’hui universitaire à Louvain, a livré la liste de ses collègues tutsi aux tueurs. Une instruction judiciaire a été ouverte contre lui, mais le juge a été dessaisi de l’affaire, obligé de la classer sans suite. Le juge a convoqué une conférence de presse, au cours de laquelle il a déclaré avoir subi des pressions de la part des pouvoirs, politique et judiciaire. Pourquoi ces protections ? La peur de certaines révélations qui pourraient venir devant un tribunal ? L’Eglise catholique a organisé des filières d’exfiltration de criminels, certains prêtres rwandais suspectés de crime se trouvent, dans leur ordre, au Vatican ou en Belgique.
L.. de Crisenoy : Cela me gêne quand on parle de développement en Afrique. Pour moi, le développement, c’est le chômage chez nous et la misère en Afrique. Ne faut-il pas plutôt poser l’exigence de justice ? Les « dettes » honteuses, abominables doivent être annulées…
Je reviens sur la Mauritanie, elle représente un aspect caricatural de la politique africaine de la France, qui consiste, depuis les indépendances, à soutenir les pouvoirs en place quels qu’ils soient et quoi qu’ils fassent. Or, la Mauritanie est un petit, pays isolé, en conflit avec ses voisins du Nord (Maroc, Algérie) comme du Sud (« noirs » et donc « inférieurs »). Or, ce pays – raciste et xénophobe, pratiquant un apartheid, sournois et insidieux, mais bien réel – que la France soutient et, ce, malgré les déportations massives de centaines de milliers de Mauritaniens noirs. Notre propre responsabilité est engagée. On ne peut bâtir durablement un avenir sur l’injustice…
M.Bikai : Les banquiers internationaux ne prêtent… qu’à ceux qui peuvent « rendre », dit-on. Lorsqu’on a prêté à Mobutu, on voyait bien que la régime, pourri, allait à la catastrophe. On a prêté à Hbayrimana en sachant que c’était pour l’achat d’armes… les fournisseurs des dites armes prévenant d’ailleurs les banquiers que ce pays n’était pas solvable ! on a donc prêté en toute connaissance de cause, aujourd’hui on leur demande de rembourser… c’est un jeu de dupes !
Pour revenir sur la question de la justice, n’est-on pas en train de mettre en place, au Rwanda, les bases d’un autre génocide ?
Enfin comment l’ex-Zaïre peut-il s’en sortir ?
C.B : La justice c’est en effet fondamental. Kabila n’a pas tellement besoin d’aide, si seulement on pouvait récupérer l’argent qui a été détourné, volé et qui dort dans les banques suisses. Alors il n’y aurait pas besoin d’aide internationale, et le Zaïre pourrait alors redresser son économie. Mais on préfère évoquer « aide et assistance » que « justice et équité ».
On a parlé cet après-midi de l’opposition artificielle entre Noirs et Arabes en Mauritanie. Les déportations ont été le fait d’une politique résolument discriminatoire, pas d’une fatalité historique. Au Rwanda, les gens eux-mêmes disent « on a toujours vécu ensemble ». Les Américains, eux, d’une façon simpliste, parlent de “séparer radicalement les Hutu et les Tutsi, les uns au nord, les autres au sud”, en constituant “deux morceaux de pays différents”. Tous, sur place, y sont hostiles. Mis en antagonisme, mais historiquement “interpénétrés”, ils sont actuellement en recherche d’identité : de plus en plus, des groupes cherchent à parler entre eux de leur histoire, de ce qu’ils ont vécu avec le génocide, tentent d’aller plus loin, de retracer l’histoire, en remontant celle des familles, des unions, des clans. Il y a une tentative réelle de bâtir un nouvel avenir, avec une bonne entente possible, puisqu’il y a eu un passé. Si le génocide a été effectué à une telle échelle, c’est que, pendant les décennies qui ont précédé, il y avait eu impunité : on pouvait agir sans risque.
Quand on parle de “rétablir l’état de droit au Rwanda”, c’est une vaste blague car il n’y a jamais eu d’état de droit réel. Il n’y avait pas de Barreau, pas d’avocats avant 1994, pas de système judiciaire… Tout y est à construire. La priorité est la lutte contre l’impunité, sinon, on peut être sûr que ça recommencera. Comment peut-on imaginer des victimes pacifiées, pouvant pardonner, s’il n’y a pas eu le moindre châtiment des tueurs ? 4 ans après, personne au Rwanda n’a encore eu de sanctions, de procès ? S’il y a eu des condamnations à mort, personne n’a été exécuté (NDLR: Quelques semaines après ce débat, une vingtaine d’exécutions capitales simultanées ont eu lieu, ostensiblement. Cela a-t-il calmé le jeu ?…).
En France, 50 ans après des faits enfin reconnus (procès Papon), les blessures n’étaient (ne sont) pas encore refermées ; en Belgique, pas même 5 ans après les faits, la question de l’amnistie est bien plus sensible encore.
Mais, par ailleurs, quelle solution trouver à l’emprisonnement de plus de 130 000 personnes ? Que faire ? On ne peut les y garder éternellement, et l’on sait, de plus, que les plus grands responsables sont, eux, à l’étranger. Une des propositions consisterait à séparer, parmi les détenus, les présumés responsables de crimes de sang, et de libérer les autres. On a déjà libéré les vieux, les malades, les jeunes… Ne peut-on libérer les autres et leur imposer un travail communautaire utile, par exemple de reconstruire les maisons des veuves ?
Il faut réfléchir à ces mesures, qui peuvent, seules, permettre à la fois de combattre l’impunité et de sortir de cette situation, insoutenable, d’emprisonnement massif.
Pour répondre au dernier point : Kabila n’est-il pas prisonnier de tous ceux qui l’ont aidé ? Je crois que son grand problème aujourd’hui, c’est de montrer qu’il est un Président “indépendant”, mais il est plutôt ingrat à l’égard de ceux qui l’ont aidé. Il a renvoyé les militaires tutsis au Zaïre, rétrogradé ses conseillers tutsis de haut niveau… Il l’est aussi, ingrat, avec l’Angola, l’Ouganda… Les Américains sont furieux ! Clinton a annulé l’étape de Kinshasa en quittant Prétoria. Kabila n’a-t-il pas été, aussi, absent, alors qu’invité, au sommet de la francophonie à Hanoï, sommet qualifié par lui de “forum néocolonial” ?
Q : Quel combat mener pour imposer que les vrais responsables, à l’abri, comparaissent physiquement devant le Tribunal d’Arusha ? Enfin, sur quelles bases peut-on éviter tout génocide à l’avenir… même si cela paraît utopique ?
C.B. : J’ai …oublié de répondre sur ce que l’Occident peut faire. J’ai envie de dire : d’abord ne pas nuire, être prudent ! Dans les camps, l’aide apportée a peut-être aidé, mais : à des préparatifs de guerre.
Le plus utile, c’est de réfléchir, c’est de privilégier la Justice, d’empêcher l’impunité. Comment faire pour que les responsables, français et autres, soient traduits en Justice ?
Le rôle essentiel est celui de la Presse : en Belgique par exemple se multiplient les articles du type : “Est-il normal que X, que Y, soient encore là?”. Il faut exercer, via l’opinion, une pression sans relâche. Les plus grands responsables de la garde rapprochée de Mobutu, par exemple, opèrent, depuis le territoire belge, pour acheter des armes à l’étranger. La seule chose qu’on puisse faire : l’écrire, le dénoncer ! La politique des étrangers est à questionner : à côté des charters qu’on remplit de malheureux innocents… est-ce que le compte en banque tiendrait lieu de passeport ?
Claude Gobeaux : La France se distingue par sa bassesse et son aveuglement. Bassesse en s’alliant avec le Soudan (le pire des Etats islamistes, avec l’Afghanistan et la Mauritanie) pour combattre l’Ouganda, et en tentant de faire “porter le chapeau” aux casques bleus belges, alors qu’elle est, elle, la principale complice. Aveuglement, en soutenant (jusqu’au bout et seule contre tous) Mobutu, qualifié d’incontournable, juste avant sa chute, par Charette[1].
Dans 50 ans, dira-t-on qu’on ne savait pas ? Certains font appel au complexe de Fachoda…[2]. Ce qui apparaît évident, c’est que militaires et diplomates marchent main dans la main, et nos gouvernants font tout ce qu’ils peuvent pour que dure, encore quelques années, le pillage du continent noir.
C.B. : On n’a pas fini d’analyser le rôle de la France avant, pendant, et après le génocide… Mais la question la plus cruciale, actuellement, est celle-ci:
– qui tue aujourd’hui, dans les camps ?
– qui y a parachuté des armes ?
– qui a rassemblé, rééquipé, réentraîné des miliciens hutu rwandais, en République Centrafricaine et au Congo-Brazzaville ? Qui les a fait re-traverser pour attaquer le Rwande ?
– bref : qui arme actuellement ?
L’investigation est nécessaire. Les monstres qui ont parrainé le génocide au Rwanda sont toujours à l’œuvre dans la région.
Q : 1) Auriez-vous eu confirmation de l’hypothèse selon laquelle l’Opération turquoise -qui était dite à visée alimentaire- servait à “donner des armes par derrière” ? De toute façon, les opérations à
caractère dit strictement humanitaire ne peuvent pas être, je crois, des opérations neutres.
2) Je veux dénoncer par ailleurs le rôle de l’Etat français, et celui des pays impérialistes… Partout, on tente d’isoler les victimes. Au Zaïre, les camps de réfugiés civils sont tenus en otages par les militaires hutu responsables du génocide. En France, les sans-papiers sont tenus isolés de ceux qui les soutiennent -et même, à Roissy, des simples passagers scandalisés par la violence des embarquements forcés-, et on tente de criminaliser leur lutte.
C.B. : Je suis entièrement d’accord. L’humanitaire n’est pas neutre, mais le plus grave, c’est qu’on essaie de le présenter comme neutre. L’humanitaire, qui n’est pas accompagné d’une analyse politique sereine, ne sert à rien, ou, pire, peut être nuisible… De plus en plus, il est l’objet de manipulations. Et même, en-deçà de la générosité qui l’alimente, on joue avec l’émotion des gens. Par exemple, au moment de la constitution des camps de réfugiés, et sans dire l’ensemble de la vérité à propos de ces camps, on a présenté les réfugiés comme étant, tous, des victimes innocentes et affaiblies, alors que s’y mêlaient des victimes… et des tueurs !
Marie-France Richard-Eliet
Christophe Nouhaud
Maintenant que, depuis un mois et demi (juste au moment de la venue de Colette Braeckman à Limoges), les dossiers -enfin ouverts- sur le génocide du Rwanda se font lourds, et que les principaux journaux français en reconstituent l’histoire ; maintenant que la “mission parlementaire d’information” -qui n’a qu’un rôle… d’information, et non d’enquête comme en Belgique- recueille des témoignages ;
maintenant que le colonel Lanxade -ancien chef d’état-major des armées- récuse les accusations portées contre l’action de la France aux côtés du pouvoir hutu au Rwanda de 1990 à 1994, en justifiant ses propres actions comme “exécutant strictement les ordres du pouvoir politique” ;
maintenant que Kofi Annan -Secrétaire général de l’ONU- vient de se voir violemment pris à partie et très explicitement confronté, en Afrique même, à la question : « Où étaient passées les Nations-Unies pendant le génocide ? » ;
maintenant que Jean Kambanda – ex-Premier ministre rwandais en place lors du génocide – est disposé à tout dire au Tribunal international, et que, plaidant coupable, il devient un témoin précieux ;
maintenant que beaucoup de langues se délient, et que l’opinion publique frémit, l’exposé de Colette Braeckman et le débat qui a suivi, le 3 avril à Limoges, n’en gardent pas moins toute leur actualité et toute leur acuité.
L’analyse de celle qui a été la première -et avec quelles rigueur, clarté et opiniâtreté- à ouvrir les consciences et les esprits, à traquer les faits, à les articuler, reste irremplaçable, imparable.
Que (de) la vérité -pas toute, jamais toute, bien sûr- se fasse jour dans les médias, et que les “instances” ne soient pas épargnées, cela ne fait que corroborer, tardivement hélas, ses investigations.
M-F. – R.E. et C.G. – 15 mai 1998
Eléments de bibliographie :
â Medhi Ba, Rwanda, un génocide français, L’esprit frappeur, 1997. 10F
â Dominique Franche, Rwanda, généalogie d’un génocide, coll.Les petits Libres, Mille et une nuits, 1997. 10F
â Colette Braeckman, Rwanda, histoire d’un génocide, Fayard, 1994.
â Et les premiers numéros de Maintenant, à l’époque mensuel, trimestriel aujourd’hui, dont un des motifs de création a été l’implication de la France dans le génocide.
Adresse : Agora International, 105 rue de l’Abbé-Groult, 75015 Paris/
E-mail : maintenant7 @hotmail.com
Abonnement 60F.
[1] alors ministre des Affaires étrangères de la France
[2] NDLR : En 1898, une expédition française remontait le Nil pour conquérir le Soudan, et dut s’incliner devant une mission anglaise… et ce pays devint colonie britannique. Aujourd’hui encore, cet épisode alimente chez nos généraux et nos diplomates une “paranoïa africaine” permanente