DÉSARMER LE POUVOIR FINANCIER A LA RECONQUÊTE DE LA CITOYENNETÉ

Le 25 septembre 1998, Riccardo Petrella vient à l’invitation des Amis du Monde Diplomatique,
du Cercle Gramsci et du Cercle Condorcet. 350 à 400 participants. Le compte-rendu du débat paraîtra dans le prochain numéro de la Lettre. Nous vous présentons, ici, l’exposé de l’intervenant.
Après la présentation des trois associations et de Petrella, Emilie, des Amis du Diplo, a introduit les termes du débat : « Le désarmement implique déjà la guerre, et c’est le pouvoir financier qui a les armes. Les victimes, atomisées, ne disposent ni des munitions, ni de l’argent. Elles ont les mains nues. »

La parole à Riccardo Petrella :

Pour changer le monde, les associations doivent coopérer. Face à la puissance des dominants, ceux qui veulent « raconter une autre narration » – ceux qui veulent une autre mondialisation, ceux qui veulent une autre économie, une autre entreprise, un autre syndicat – ont à travailler ensemble. » La citoyenneté est au coeur de tout. « Dans vingt ans, on sera 8 milliards de gens sur la terre. Combien d’entre eux seront citoyens ? Quels principes, quelles méthodes, quels moyens d’action voulons-nous pour que ces 8 milliards, dans vingt ans, soient, effectivement, des citoyens comme nous pensons, comme nous voulons être ? » La citoyenneté n’est pas un discours, mais une pratique.
Nous allons « aller au coeur de ce que j’appellerai le réacteur de l’économie mondiale et de la société mondiale : à la fois la finance et la technologie, c’est la même chose pratiquement. Mais aujourd’hui, je prends les choses du côté de la finance. »

Quelques questions à propos d’un fait récent

Pour sauver l’un des plus importants fonds spéculatif : Long Term Capital Management (LTCM), qui a un déficit de 4,1 milliards de dollars, le président de la réserve fédérale américaine a convoqué les représentants des seize plus grandes banques du monde, et il leur a demandé de souscrire 300 millions de dollars chacune. Elles ont souscrit 3,7 milliards de dollars sans aucune contrepartie : c’est l’équivalent de 22 milliards de francs français, pour sauver un fonds d’investissement qui avait inventé ce qu’on appelle les fonds de couverture, les « hedge funds »[1], créés pour donner une espèce de sécurité sur les produits dérivés.
C’est révoltant. La banque mondiale et le PNUD[2] avaient calculé, il y a trois ans, que, si le monde allouait à peu près quatre milliards de dollars par an pendant dix ans, de manière intelligente, on arriverait, sur une base coopérative, à donner l’eau et l’alimentation aux six milliards de gens : cela fait 40 milliards de dollars sur dix ans. En quelques secondes, le système financier a donné 4 milliards de dollars pour sauver un fonds spéculatif, mais il est incapable de donner aujourd’hui quoi que ce soit pour l’eau. C’est inacceptable.
C’est un représentant des pouvoirs publics, parce que la réserve fédérale est malgré tout une institution publique, qui a obligé d’autres banques à intervenir pour sauver un acteur privé dont la fonction est de faire de la spéculation. Autrement dit, les pouvoirs publics interviennent pour sauver des mécanismes pervers, et des banques internationales interviennent aussi. Par exemple, ce qu’on a fait, en France, pour le Crédit Lyonnais. Aucun gouvernement, aucun organisme puissant des systèmes qui se disent démocratiques n’a protesté.
Comment se fait-il qu’un système financier, qui se prétend l’instrument de l’allocation optimale des ressources financières du monde, a permis à un énorme fonds d’investissement d’aller à la faillite? (LTCM gérait à peu près 3000 milliards de dollars par mois, alors qu’il y a 2000 milliards de dollars de transactions financières quotidiennes). Où étaient les contrôles ? Comment se fait-il qu’ils peuvent faire des telles bêtises ? Comment se fait-il qu’on leur a laissé la possibilité de pouvoir jouer avec des milliards de dollars chaque jour, qui pouvaient décider de la destinée de dizaines de millions de gens ? Et comment se fait-il que, aujourd’hui, nos dirigeants continuent à parler de notre système en disant « oui, il y a certaines choses qui ne marchent pas, mais le système est bon, fonctionne et assure l’efficacité de la gestion. » ? Voilà mes questions.

Pour comprendre – et répondre à – ces questions, j’aimerais:
7 décrire un peu ce qu’est un système financier, et rappeler les caractéristiques fondamentales du système né après la deuxième guerre mondiale
7 voir pourquoi il a disparu
7 voir pourquoi depuis 20 ou 25 ans, on est dans un système totalement autre
7 voir les caractéristiques et les causes de ce système qui font que l’on parle maintenant de crise du système financier mondial
7 lancer des pistes de réflexion.

Le rôle de la finance

La dette extérieure des Etats-Unis
est le double
de celle des pays africains,
sud-américains et asiatiques réunis
Quand on critique le système financier, on ne critique pas la finance. Elle fait partie de toute société organisée. Quel est son rôle ? La finance, c’est le mécanisme à travers lequel ceux qui ont du capital accumulé – épargné pour des raisons diverses – le donnent à ceux qui ont des besoins, mais qui n’ont pas – provisoirement ou structurellement – assez de capitaux pour pouvoir les satisfaire. Et ainsi c’est normal, c’est juste, c’est bon, la finance. Le marché fait rencontrer ceux qui ont le capital et ceux qui n’en ont pas, ceux qui ont des besoins, et ceux qui les ont déjà satisfaits, et qui peuvent se permettre d’aider les autres, moyennant, non pas la solidarité et la mutualité, mais le prêt et le remboursement.
La finance internationale aussi est bonne. Elle a comme fonction fondamentale de financer le commerce. Elle permet à une entreprise d’acheter une matière première, et de payer plus tard, quand elle aura vendu le produit fini. Ou bien elle sert à augmenter les capacités d’expansion de la production, à aller créer des richesses ailleurs. Tant que la finance internationale finance le commerce ou l’investissement direct à l’étranger, qui est censé augmenter la capacité de production de richesses, elle joue un rôle important.

Le système financier de l’après-guerre

Après la deuxième guerre mondiale, selon les Accords de Bretton Woods, on avait créé un système financier et monétaire mondial. On s’était mis d’accord sur les règles qui devaient diriger les échanges commerciaux et les échanges de capitaux entre pays en fonction de leurs besoins. Le fonds monétaire international (FMI) devait régler la liquidité entre pays. Un pays faisait de grands investissements, avait des besoins et n’avait pas assez de capitaux ? Il allait au FMI, qui prêtait à bas taux d’intérêt. Et c’est pour cela qu’on a augmenté les capacités de tirage que chaque pays avait sur les capitaux gérés par le FMI. Et le FMI, la banque mondiale, c’était aussi des prêts aux pays sous-développés, après la décolonisation, en fonction de leur politique de reconstruction- ou de construction – de leur économie nationale.
Pour cela, il y avait un principe fondamental : l’existence d’une monnaie de référence, le dollar, moyen de paiement international. Un Coréen, qui achetait quelque chose en Argentine ne payait ni en won ni en pesos, mais en dollars. Le dollar était monnaie de référence parce qu’il était convertible en or. C’était surtout la France qui avait imposé la convertibilité, cette possibilité d’échanger des dollars contre de l’or, et vice-versa.
De plus, les taux de change entre les monnaies était fixes ; toutes les monnaies avaient un taux de change par rapport au dollar. Chaque fois qu’il fallait surévaluer ou dévaluer une monnaie, les banques centrales, dans le club de Paris, devaient donner leur accord.
Tertio, dans le système financier de l’époque, la monnaie était un instrument aux mains des pouvoirs publics. A travers les banques centrales ils établissaient les taux d’escompte et les taux d’intérêt qui servent de robinets de circulation de la monnaie. Quand on ouvrait le robinet, en baissant les taux d’intérêt, on favorisait la consommation. Quand on voulait empêcher qu’on consomme trop – pour éviter l’inflation et favoriser l’investissement – on fermait les robinets par des taux d’intérêt élevés. Donc, l’Etat contrôlait les grandes masses macro-économiques, l’investissement, le niveau de consommation.
L’Etat contrôlait alors la politique fiscale, parce que, en contrôlant la monnaie, il pouvait aussi affecter, à travers les taxes, la redistribution des richesses. Si les taxes sur le capital étaient élevées, ça permettait de financer l’Etat, qui avait des revenus à répartir, sous forme de pensions, d’allocations chômage, de Sécurité sociale, etc… Et, donc, l’Etat pouvait contrôler l’économie. Et, à travers les douanes, les taxes, les tarifs, etc., l’Etat contrôlait les interactions de l’économie nationale avec l’économie internationale. On pouvait faire une politique monétaire nationale et donc une politique de développement social et une politique de sécurité sociale. C’était la politique keynésienne, c’est à dire de manoeuvre de la dépense publique, et donc du capital ; elle était possible parce que les Etats contrôlaient la monnaie. Ce système a fonctionné jusqu’à la fin des années soixante, début septante…

La fin d’un système

Qu’est-ce qui a mis fin à ce système? Les Etats-Unis avaient inondé le monde de dollars, en particulier à cause de la guerre du Viêt-nam, et ils commençaient à avoir une dette extérieure particulièrement élevée. Ils se sont dit: « Si nous devions rembourser toutes ces réserves en dollars qu’a le monde entier, on va à la banqueroute. » Les conseillers de Nixon l’ont poussé à déclarer la non convertibilité du dollar en or, et c’est ce qu’il a fait en 1971. Un principe fondamental du système monétaire et financier du monde a craqué. Ca ne signifie pas que les dettes des Etats-Unis ont disparu. Je me permets de vous rappeler que la dette extérieure des Etats-Unis est le double de celle des pays africains, sud-américains et asiatiques réunis. Elle s’élève à 4700 milliards de dollars, alors que celle de tous les pays pauvres est de 2400 milliards de dollars. Donc, le plus grand pays endetté du monde, c’est les Etats-Unis. Seulement, personne ne va leur réclamer même un dollar…
Deuxième événement, en 1973 : la « crise du pétrole » : nous avons donné 5% de notre richesse de pays développés aux pays de l’OPEP[3] parce qu’ils avaient augmenté les prix du pétrole. Alors, il y a eu une masse énorme de ce qu’on a appelé les pétrodollars, qui étaient un surplus fantastique. Nous, on les appelait « surplus pour les pays de l’OPEP », parce qu’ils ne savaient pas comment les utiliser. Ils n’avaient pas de banques, d’assurances, de sociétés financières… Et c’est nous qui avons géré ces pétrodollars et nous les avons prêtés aux pays d’Afrique et d’Amérique Latine. On les a prêtés à 1,2% de taux d’intérêt, et, en 78, on avait 6 ou 7% de taux d’intérêt, c’est pourquoi on a endettés ces pays, et nous sommes devenus de nouveaux riches. L’augmentation des prix du pétrole n’a profité, ni aux pays de l’OPEP, ni aux pays pauvres, mais à nous…

La « liberté des mouvements de capitaux »

L’Afrique pourrait disparaître aujourd’hui, l’économie mondiale
ne le saurait même pas. Seulement, il y a 750 millions de gens qui disparaîtraient…
A partir de 74, Nixon a déclaré la « liberté des mouvements de capitaux ». Tous les capitaux pouvaient entrer ou sortir des Etats-Unis sans contrôle de la part des autorités monétaires et politiques. Et tous les autres pays ont dû faire la même chose. On nous a dit qu’il fallait libéraliser les mouvements de capitaux, parce qu’on était dans une nouvelle ère financière qui allait favoriser le commerce. Et, plus ça augmenterait le commerce international, plus ça apporterait de richesses… et tout le monde aurait été content et heureux !…
On a obligé tout le monde à libéraliser les mouvements de capitaux : le Japon en 87 et l’Europe en 89. Et puisque – les Etats-Unis, le Japon et l’Europe – nous représentons 92% des transactions financières, quand on dit « mondialisation des finances », c’est la mondialisation des nôtres. Vous savez, les marchés financiers, c’est pas l’Afrique… L’Afrique représente 0,9% du produit mondial, « ma » Belgique représente 1,1%. Nous, les 10 millions, on pèse plus que l’Afrique sur l’économie mondiale ! L’Afrique pourrait disparaître aujourd’hui, l’économie mondiale ne le saurait même pas. Seulement il y a 750 millions de gens qui disparaîtraient…

Le système actuel

Et donc on a tout libéralisé. Après la libéralisation des mouvements de capitaux, il fallait que le commerce des marchandises soit libre. Le GATT a eu la fonction historique d’accélérer toutes ces négociations, pour éliminer les barrières douanières, les tarifs, pour permettre que tous les biens puissent circuler. Inutile d’avoir des capitaux qui circulent librement si les marchandises ne le font pas. Alors, on a libéralisé le commerce, et cela a augmenté la mondialisation du système de production. Les entreprises ont commencé à s’implanter partout et elles avaient besoin de capitaux. La libéralisation du commerce a appelé davantage de mondialisation des capitaux et des marchés financiers.
On est alors entré dans un système financier d’instabilité monétaire. Avant, les monnaies étaient des instruments, à partir des années septante, les monnaies sont devenues des marchandises. On les achète comme on achète du pétrole, du cacao, du blé, etc. Le prix des monnaies varie : on est passé du système de taux fixes des changes à celui des taux de change flottants, c’est-à-dire que toute monnaie flotte dans sa valeur par rapport aux autres monnaies. Ces fluctuations se font, non pas en fonction de l’économie réelle d’un pays, mais en fonction du marché financier. Le franc français est quelque chose qu’on achète et qu’on vend, indépendamment de ce qui se passe dans « votre » économie. C’est pour cela que, à l’heure actuelle, plus que par le passé, l’action Renault peut changer, en quelques secondes, sans que les ouvriers ou les ingénieurs de Renault produisent mieux ou moins bien. Il y a une distanciation croissante entre l’économie financière et l’économie réelle. Puisque les monnaies sont des marchandises, elles ont des prix. Donc, on dit : « tiens ! le dollar ne vaut plus tellement… tiens ! la couronne suédoise a augmenté de 10%… » Et tout ça en quelques secondes ou minutes.
Plus tout cela a été libéralisé, mondialisé, plus on a développé les technologies de l’information et automatisé les transactions financières.
L’informatisation croissante des marchés financiers accélère le changement de valeur des monnaies. Les bourses s’automatisent. On va vers la virtualisation de la monnaie, car la valeur des monnaies est donnée simplement par des évolutions de transactions. Faites par qui ? Justement, par ceux qui gèrent les fonds d’investissement comme LTCM. Les marchés deviennent « volatils ». On est entré dans un système où le long terme c’est : trois jours, cinq jours, dix jours. Le court terme : c’est à la seconde.
On a 2000 milliards de dollars de transactions par jour, et personne ne contrôle plus ces mouvements. Les pouvoirs publics ont accéléré tout ça et disent : « Ah, mais nous on n’y peut plus rien ! » Désormais, nos économies doivent se soumettre aux contraintes des marchés financiers mondialisés, libéralisés, déréglementés, privatisés.
Une fois qu’on a libéralisé, on a déréglementé. Ca veut dire que l’Etat n’intervient plus pour fixer les règles du système. L’assurance est un produit financier. Donc, on a déréglementé les assurances et les banques, et on les a ensuite privatisées. Vous êtes maîtres, en France, de la privatisation des assurances, puisque vous avez le number one de l’assurance. Donc vous appelez ça un « secteur géostratégique », et aucun gouvernement, même le plus socialiste qui soit, ne va aller contre la logique de la privatisation de l’assurance. Vous y perdriez un avantage géostratégique important pour l’économie française. Comme aucun gouvernement, aussi socialiste qu’il puisse se prétendre, ne modifiera jamais la privatisation de l’eau, parce que les deux plus grandes sociétés mondiales de l’eau sont françaises. Et ça donne un pouvoir important à l’économie française. La Lyonnaise des eaux, Vivendi (ex-Générale des eaux), et la SAUR (Bouygues) sont en train de conquérir le marché de l’eau à l’échelle mondiale. Les banques et les assurances ont été déréglementées et privatisées, et maintenant, partout dans le monde, les banques s’unissent. Parce que, désormais, dans tout ce mouvement – libéraliser, déréglementer, privatiser – il n’y a que les « gros » qui survivent et peuvent manger les autres.
Et c’est pour cela que le système financier actuel est composé, de plus en plus, de structures oligopolistiques, de grands oligopoles[4] bancaires. Maintenant, on a déréglementé et on a fait ce qu’on appelle la « total bank », la banque totale. C’est-à-dire que les banques, les assurances, les sociétés de distribution font la même chose. Une société bancaire peut faire de l’assurance ou de la distribution, et vice-versa. Et toutes ces sociétés se concentrent et deviennent des fonds fantastiques. Lorsque l’une ou l’autre est en crise, toutes les autres ont peur, et la solidarité égoïste se manifeste de la manière la plus belle. Parce que, si jamais ils laissaient tomber LTCM, eux aussi, ils pourraient tomber. C’est le prix de l’irrationalité qu’ils payent.

Perte de contrôle du politique

La logique financière tue
la logique industrielle.
Le politique, ayant perdu le contrôle de la monnaie, déclare que la monnaie devient un problème technique de marché, de gestion du marché, de gestion des portefeuilles, des avoirs financiers. La monnaie devient un problème de « gestion optimale des portefeuilles d’avoirs financiers » au niveau mondial. Le politique déclare alors que les banques centrales doivent être indépendantes et souveraines. Il leur donne la tâche d’assurer la stabilité des prix. S’il y avait inflation et si votre monnaie s’affaiblissait, aucun investisseur des fonds d’investissements – comme LTCM – n’investirait en France. Donc la France, comme tous les pays, cherche à avoir une monnaie forte pour que les gens achètent, investissent, fassent des transactions financières en francs français. Parce que, après, il leur faut payer les services financiers, ce qui rapporte de l’argent. La libéralisation a impliqué la politique du franc fort.
Pour faire un franc fort, une monnaie forte, il faut la stabilité des prix. Les banques centrales, autonomes, sont garantes de la politique de stabilité des prix qui est devenue une politique autonome. Aucun autre objectif ne peut changer cela. Vous voulez faire une politique économique de développement, pour les vieux, pour la santé, une politique sociale, une politique culturelle ? Rien ne doit affecter la politique de stabilité des prix ! Au contraire, tout autre objectif doit y être subordonné. Tout autre objectif, sauf le militaire… Finance et armée, ce n’est pas l’objet de ce soir, mais vous devriez y réfléchir…
L’Etat, ayant affirmé la politique monétaire comme une politique indépendante de toute autre politique, ayant donné l’indépendance à la Banque centrale, n’a plus la maîtrise des politiques macro-économiques. Pour obéir aux logiques du marché financier, ne pouvant plus autant taxer les capitaux et les transactions financières, ses revenus diminuent, et il doit diminuer les dépenses publiques. Sinon, il créerait un déficit, mauvais, pour la monnaie. Tout gouvernement actuel, même se disant de progrès, chaque fois qu’il prend une mesure politique, financière ou sociale, attend la réaction des marchés financiers. S’ils réagissent bien, tout le monde est content. S’ils réagissent mal, c’est la catastrophe.
Aujourd’hui, tout se passant en fonction de la valeur des monnaies, il y a une mutation des comportements d’épargne de la part des ménages européens. Déjà, aux Etats-Unis, 60% des ménages américains n’ont jamais investi leur épargne pour l’achat d’un bien. Nous, les Européens, on n’avait pas tendance à acheter des actions ou d’autres produits financiers, mais, plutôt, des maisons, du solide quoi !… Désormais 27% des ménages européens n’achètent plus, avec leur épargne, des biens, mais des produits financiers. Ceux-là ont tout intérêt à ce que la valeur de leur monnaie augmente, à ce que l’action de leur entreprise augmente. L’augmentation de la valeur des avoirs des actionnaires est devenue le paramètre pour mesurer si l’économie est bonne. Après les journaux du soir à la télévision, vous regardez deux choses : la météo, et le Cac 40. La ménagère française, même si elle ne sait pas ce qu’est le Cac 40, sait qu’elle doit le regarder pour savoir l’état de sa richesse.

Capital contre travail

Désormais, la répartition des gains de productivité va de plus en plus vers le capital, et de moins en moins, à l’Etat, à la société et aux revenus du travail. On diminue les salaires, les allocations; on augmente les revenus du capital. Ces cinq dernières années, la quote-part des revenus du capital sur le revenu total des pays de l’OCDE a augmenté de 49%, et celle venant des revenus du travail total a diminué de 18%. Ceux qui ont des revenus à partir du capital deviennent plus riches. Ceux qui n’ont que leurs salaires, ceux qui n’ont que leurs pensions, deviennent plus pauvres. Et tout ça, au niveau mondial !
C’est ça le désastre du système financier. Désormais ce sont des logiques financières qui déterminent la redistribution des gains de productivité au plan mondial et l’allocation de ressources. Le désastre de notre démocratie, c’est que ce n’est pas « nous », les citoyens, qui décidons. Ce n’est pas l’Assemblée nationale française, qui décide de la valeur du franc français. Ce n’est pas du tout le Parlement européen. D’autant plus que le Traité de Maastricht dit que la Banque centrale européenne doit être absolument indépendante de tout pouvoir politique national et européen.
Je n’ai pas le temps d’expliquer toutes les conséquences mauvaises, pour les entreprises par exemple. La logique financière tue la logique industrielle. Toutes les entreprises doivent compenser l’incertitude industrielle par la maîtrise financière, et elles ont développé un portefeuille financier. Celles qui ne pensent qu’à la logique industrielle risquent de disparaître du jour au lendemain, mais celles qui ne pensent qu’à la logique financière aussi…

Il n’y a plus aucune entreprise mondiale de 750.000 personnes travaillant par sites de 20 ou 30.000. Les grandes entreprises mondiales deviennent des fédérations de petites et moyennes entreprises sous-traitantes, qui se localisent là où les taxes sur le capital sont basses, où les syndicats ne sont pas puissants, les conditions de travail pas contraignantes pour eux, etc. Elles se disent, « c’est fini l’entreprise, vive la fédération! ». ACCOR, encore une « forte » française, a lancé, dans tous les journaux anglo-saxons, la campagne « Global brands /local citizens », c’est-à-dire « produits (commerciaux) globaux »/citoyens locaux. Ils se disent des structures de production mondiales, mais avec une citoyenneté locale. Et ils disent que c’est eux la citoyenneté !
L’indépendance des banques centrales est un leurre. Les banques centrales, même Greenspan et la Federal Reserve Bank, sont soumises aux contraintes du marché financier mondialisé. Parce qu’aucune banque centrale n’a assez d’avoirs financiers pour pouvoir contrer des mouvements spéculatifs, qui peuvent mobiliser 500 ou 1000 milliards de dollars en quelques secondes.

Alors, que faire ?

Face à tout ça, il me semble qu’il y a des mesures importantes qui doivent être prises immédiatement.

Je propose
de ne plus élire les parlementaires européen…
et d’élire les six gouverneurs de la Banque centrale…
La première, c’est qu’il faut arrêter la liberté de mouvement des capitaux. Il faut effectivement aller à la substance. Et la substance, dans le réacteur, c’est cette liberté du réacteur. Il faut que les mécanismes de la démocratie représentative récupèrent la maîtrise de la finance. De sorte que la finance soit remise au service de la création du welfare, de la création de la richesse partagée. Comment ? Il faut que nous, les citoyens, nous revendiquions les droits, pour les parlements, d’avoir des pouvoirs d’orientation et de contrôle sur les banques centrales.
Et maintenant, nous avons une occasion : le 13 juin de l’année prochaine, nous allons élire de nouveau le Parlement européen. Ma proposition c’est de dire que nous, comme citoyens, nous devons commencer à faire une campagne de pression sur les parlementaires actuels – et sur les directions des partis politiques – pour dire que nous n’allons pas élire un parlement si les membres de ce parlement ne changent pas les rapports avec la Banque centrale européenne. Si le Parlement européen continue à dire que l’indépendance de la Banque centrale est l’un des principes fondamentaux de la politique monétaire européenne, moi je propose de ne plus élire les parlementaires européen… et d’élire les six gouverneurs de la Banque centrale… Eh ! c’est la démocratie représentative… élisons ceux qui ont le pouvoir ! Au moins, ils seront nos représentants. Mais vous riez… c’est normal, parce que c’est absurde… C’est absurde d’aller élire les six gouverneurs. Elisons des membres du Parlement européen qui puissent avoir un pouvoir d’orientation et de contrôle sur la Banque centrale, sur les six gouverneurs. Nous devons, avec nos associations, exercer cette pression sur les politiques. Si nous ne faisons rien, la droite et l’extrême droite ont raison de dire : « A quoi sert ce parlement de bla-bla et ces élections fictives ? » Et c’est nous qui aurions contribué à faire avancer le discrédit du politique. Parce que, nous, nous acceptons… que les politiques acceptent qu’ils n’aient « rien à dire » sur la Banque centrale européenne.
C’est une idée que je reprends, c’est possible, ce n’est pas seulement une déclaration idéologique de principe. Ca reste évident que nous ne sommes pas organisés pour ça, que les mouvements associatifs ne sont pas prêts pour le 13 juin. Je vous signale qu’on a lancé ce matin, en Belgique (mais je n’étais pas là), on a lancé l’idée du 13 juin, l’association du 13 juin, pour dire : « il faut que »… Ce n’est pas l’appel du 18 juin, c’est le 13 juin. C’est pour dire qu’il faut faire quelque chose…

Deuxième chose qu’il me semble qu’il faut faire : convoquer – faire pression pour qu’on convoque – une conférence mondiale, un sommet mondial, mais un vrai… pour établir un Conseil mondial de la sécurité financière. Ce n’est pas possible qu’un fonds d’investissement comme LTCM puisse perdre 3,700 milliards de dollars en affectant la vie de millions de gens. Aucune banque n’a le droit de fragiliser une économie nationale. Aucune banque, aucune assurance, n’a le droit de fragiliser une ville. Aucun système financier n’a le droit de fragiliser des centaines de millions de gens.
Peut-on accepter le cynisme des Européens qui, alors que les pays du Sud-Est asiatique ont perdu 20 à 30% de leur richesse, caracolent, arrogants et fiers, en disant : « Nous, avec notre Euro, on se porte très bien… On n’a rien à craindre…. On est très heureux parce que notre Euro… » ? On ne fait rien pour empêcher des choses pareilles, mais « nous, on est très fiers. Nos journaux, nos dirigeants, nous disent que désormais l’Europe, l’Union Européenne avec l’Euro, est devenue une île de prospérité… Et de stabilité des prix… ». Alors qu’on a 52 millions de pauvres ! Pareil aux Etats-Unis où le gouvernement reconnaît qu’il y a 37 millions d’américains en dessous du seuil de pauvreté, et qu’il y a 41 millions d’américains exclus de toute protection médicale. Mais les Etats-Unis, c’est le « number one », c’est la puissance financière !…

Troisième chose qu’il faut faire : taxer toutes les transactions financières spéculatives. Il n’y aurait pas eu cette crise des 3,7 milliards de dollars de LTCM, si on avait taxé ces transactions. Donc il faut que nous nous battions pour ATTAC. ATTAC, c’est, comme l’avait suggéré le prix Nobel d’économie de 1981, Jack Tobin, mettre 0,5% de taxe sur toute transaction financière internationale. Nous, dans ATTAC, on a un peu plus développé ça : par exemple, si votre gain de capital s’effectue en moins d’un mois, il faut taxer 100% ; si, au contraire, vous avez fait un gain de capital sur une année, on le taxe normalement, à 10 ou 15%. C’est-à-dire qu’on module la taxation en fonction du lien avec l’économie réelle.
Partout, il faut éliminer les paradis fiscaux. Il y a 37 paradis fiscaux de par le monde qui ont permis à LTCM et à tous les fonds d’investissements équivalents d’exister sans aucun contrôle. Il faut éliminer aussi toutes les « zones franches » qui se multiplient de par le monde. « Votre » pays n’a fait que multiplier les « zones franches » ces dernières années, ces zones où toute entreprise étrangère s’établissant est très peu taxée. La France est le deuxième grand pays au monde qui attire les investissement directs étrangers. Pourquoi Toyota a-t-il choisi Valenciennes ? Parce que les ouvriers de Valenciennes sont meilleurs que les ouvriers mexicains ? Ou parce que les Japonais aiment davantage la couleur des yeux des femmes de Valenciennes ? Non, mais parce que c’est là, à Valenciennes, que le taux de productivité de leur investissement est le plus élevé pour leurs actionnaires, parce que le taux de profit du capital est plus élevé. Et c’est parce que le gouvernement français a donné tout : « zone franche » et autres facilités.

Donc, il faut éliminer les paradis fiscaux et les zones franches. Et finalement, il faut récupérer les contrôles nationaux de la monnaie. Après, comment faire tout ça ? On peut en débattre… J’espère que le débat me permettra de clarifier des choses que j’ai survolées à toute vitesse.

Alain DOBIGNY.

[1] Fonds de couverture, fonds d’arbitrage, ou même fonds de spéculation. Ce sont surtout des firmes d’investissement qui, pour le compte de particuliers (à plusieurs centaines de milliers de $ la mise initiale…), ou d’investisseurs institutionnels, font de la gestion spéculative ultra-sophistiquée. Elle ne sont soumises à aucune réglementation prudentielle, ni à aucune autorité de tutelle, ce qui leur permet de « jouer » des sommes sans rapport avec les fonds propres qu’ils détiennent. C’est donc – idéologiquement la seule « discipline du marché » qui est choisie, avec aussi la peur d’une fuite de capitaux vers les centre offshore, ou extraterritoriaux. Combien y en a-t-il ? 4000 ? Quels sont les montants qui y sont investis ? Quelque 200 milliards de $, contre 4 il y a 5 ans ! NDLR, d’après le Monde Diplomatique, nov.98, Ibrahim Wiarde.
[2] Programme des Nations Unies pour le Développement.
[3] Organisation des pays exportateurs de pétrole.
[4] Marché dans lequel il n’y a que très peu de vendeurs face à un très grand nombre d’acheteurs (à l’inverse de l’oligopsone).


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