L’exposé de Frédéric Lebaron, lors de la soirée du 5 juin 98 est, ici, repris dans ses articulations essentielles. Le débat qui a suivi sera retransmis dans la prochain numéro. On peut aussi, avec profit, (re)lire le texte original, écrit pour la Lettre par Lebaron dans le n°76.
Frédéric LEBARON rappelle en premier lieu l’origine des éditions « LIBER Raisons d’agir » et de l’association « Raisons d’agir ».
Les éditions LIBER ont vu le jour en 1996, à l’initiative de Pierre BOURDIEU. 5 ouvrages ont été publiés à ce jour (voir bibliographie) avec le succès de vente que l’on connaît, ce qui a suscité très rapidement la réaction violente de certains éditeurs commerciaux. Le projet est en effet clairement associatif et autogestionnaire : à l’origine Pierre BOURDIEU voulait créer une sorte d’ encyclopédie populaire accessible, pour le plus grand nombre, par le prix mais aussi par le manière d’aborder les sujets traités.
L’association « Raisons d’agir » est un collectif de chercheurs en sciences humaines (on y trouve des sociologues mais aussi des historiens, des économistes, des philosophes, des chercheurs en sciences de l’éducation,…etc.) ayant la volonté de publier des ouvrages et d’intervenir, de manière originale, dans les débats publics : par des textes courts (par exemple la pétition de soutien aux chômeurs ou encore l’appel « pour une gauche de gauche » publié par le Monde),…etc. ;
Pour introduire le débat, Frédéric LEBARON va tenter de définir cette nouvelle figure de l’intellectuel qui se constitue aujourd’hui et qui entretient avec le mouvement social des relations originales…
Elle se veut une composante propre du mouvement social, à la fois engagée et autonome, et s’inscrivant dans une démarche collective et réaliste.
Elle se définit d’abord à ses yeux par ce qu’elle n’est pas : ni l’intellectuel « organique », ni l’expert (économique le plus souvent), conseiller du prince, ni enfin l’intellectuel médiatique.
La crise des figures de l’intellectuel issu du mouvement ouvrier.
Le modèle de l’intellectuel « organique », qui est investi dans les organisations politiques ou syndicales, et dépendant de ces organisations, – au plan financier (il en est parfois le salarié) mais aussi au plan intellectuel (il est chargé de préserver et de transmettre un patrimoine intellectuel : grands auteurs, textes fondateurs,…) – ce modèle est remis en cause.
D’abord par les intellectuels eux-mêmes, qui ont organisé des dissidences au sein de leur organisation, ils se sont rendus plus autonomes (ex : l’IRM[1] est devenu « espace Marx », et c’est plus qu’un changement de nom).
Ensuite, la crise de légitimité des organisations y a largement contribué.
Crise il y a, car depuis les actions de novembre./décembre 1995, où les intellectuels liés à des organisations du mouvement ouvrier n’ont pas eu de rôle moteur dans les mobilisations collectives ou dans les prises de position publiques.
Par exemple, c’est grâce à la Fondation St Simon, expression d’une certaine « société civile », que les intellectuels défenseurs du plan Juppé ont obtenu l’impact que l’on sait. A l’opposé, les intellectuels qui ont lancé la pétition de soutien aux grévistes, ont été dépassés par son succès.
De même, en février 1997 (pour le soutien aux « sans papiers ») et en janvier 98 (mouvement des chômeurs), les intellectuels des organisations n’ont pas joué de rôle important.
Cette tendance semble s’accélérer : beaucoup de chercheurs appartenant aux partis de gauche gardent leur distance vis-à-vis du gouvernement de gauche.
Le discrédit de l’expert
économique dominant
La toute-puissance de la science économique est remise en cause, parce que l’économie évacue de ses préoccupations la souffrance des hommes.
Le mouvement des chômeurs a contribué à ce discrédit. Auparavant, les chômeurs constituaient un « groupe objet », ils n’avaient pas la parole, mais « étaient parlés ». La rhétorique néo-libérale a même fait des chômeurs un instrument de son argumentation (le chômage devant remettre en cause la permanence de l’Etat-providence).
La grande revendication pour le mouvement des chômeurs est celle d’un relèvement des minima sociaux ; cela a porté au grand jour des arguments qui n’avaient pas leur place dans le débat médiatique, parce que en opposition avec la rationalité économique.
Pour Frédéric Lebaron, la critique de la domination de l’économie « ne peut prendre la forme de la construction d’une métaphysique globale (comme le marxisme) », mais doit se traduire plutôt par « un travail de sociologie de la production des discours économiques » : les économistes étant les premiers « producteurs de croyance économique », de par le réseau de diffusion dont ils disposent. Il faut donc mener un travail scientifique sur les origines sociales de l’économiste, sa trajectoire de formation, sa position institutionnelle,… savoir « d’où il parle », d’où vient cette autorité dont il est doté (« l’argument économique n’est-il pas devenu aujourd’hui, le paradigme de l’argument d’autorité ? »). Il faut donc élaborer une science de l’économie, qui « analyse les pratiques, les institutions économiques, comme le produit d’une construction sociale dans laquelle les économistes sont, eux-mêmes, partie prenante ».
L’incapacité de l’intellectuel médiatique
La nature de la relation entre l’intellectuel et les médias est un enjeu déterminant.
Les journalistes sont, eux aussi, des acteurs intellectuels, et pas seulement les spectateurs désengagés qu’ils prétendent être. Ils réduisent l’intervention de l’intellectuel à leur propre temporalité de journaliste et parfois sur des aspects marginaux, (par exemple l’hypothétique « liste Bourdieu » aux élections européennes).
Ainsi, « les intellectuels à fort capital médiatique » vont subordonner leur stratégie intellectuelle à l’accumulation d’une notoriété médiatique externe aux champs scientifique ou artistique qui sont les leurs (ex : dénoncer les crimes commis dans les pays les plus éloignés, sans proposer d’explication causale de ces crimes, se limiter à une condamnation morale,…) ; et subordonner cette stratégie au profit dérivé qu’ils peuvent en tirer (chroniques dans les journaux qui font l’opinion. Cherchez des noms… !).
Que peuvent donc être les intellectuels efficaces d’aujourd’hui ?
Ils doivent d’abord persister à approfondir leur spécificité de producteur culturel. C’est là qu’ils acquièrent leur autorité, fondée sur des travaux, des résultats de recherche. C’est à partir de cette position acquise qu’ils ont autorité à parler, à intervenir dans certaines circonstances.
Ainsi ils peuvent, dans un certain contexte « sortir de leur champs » pour tenter d’avoir un effet social plus direct, plus rapide que celui qu’ils attribuent à leurs travaux habituels (par exemple, si le médecin repère des pathologies sociales, il va sortir de son « champ » de recherche pour proposer un ensemble de directions qui peuvent apporter des réponses, des remèdes).
Mais, dès qu’il sort de son « champ », l’intellectuel est soumis à une demande sociale très forte, et il est alors menacé d’un double risque :
* d’instrumentalisation de sa notoriété, de son « capital symbolique »,
* d’utilisation comme expert du mouvement social.
Une réponse possible est la création de collectifs d’intellectuels, afin d’éviter une trop grande personnalisation.
L’intervention des intellectuels peut ainsi être à la fois plus modeste et plus spécifique, si elle se donne des buts explicites :
– contribuer à définir les priorités de l’action politique ou syndicale : par exemple la construction d’une véritable Europe sociale. Le rôle des sociologues peut être, dans ce domaine, d’étudier les obstacles sociaux à la construction d’une Europe sociale avec un syndicat européen, un mouvement européen des chômeurs, la synchronisation des luttes à l’échelle européenne, avec les difficultés linguistiques et autres.
– combattre la vision médiatique dominante des problèmes sociaux : c’est-à-dire réagir régulièrement aux interprétations dominantes d’un événement (ex : les « problèmes des banlieues »), lutter contre le faible impact médiatique de certains mouvements sociaux (ex : les employés de commerce, un groupe de « Raisons d’agir » travaille sur le sujet).
Ainsi, les points de contact entre intellectuels et mouvement social sont voués à se multiplier dans les années qui viennent, à se diversifier, et à devenir constitutifs de la nouvelle alternative qui s’élabore peu à peu.
Christophe NOUHAUD.
[1] Institut de recherches marxistes.