LA RECONVERSION DES INDUSTRIES D’ARMEMENT

L’intervention de Jean-Paul Hebert :

POURQUOI LES RECONVERSIONS

Nous vivons une mutation radicale de la défense sans équivalent depuis longtemps. Il y avait eu une division par deux des effectifs militaires à la fin de la guerre d’Algérie et la fermeture ou la reconversion d’un certain nombre d’établissement, mais le contexte était celui de la croissance.
La mutation actuelle est liée d’abord à la stratégie globale : la fin du face à face des blocs. La menace, qui pendant quarante ans a servi de justification pour constituer des arsenaux disproportionnés, a disparu. On est dans une période de recomposition où on cherche à inventer des ennemis pour justifier un positionnement militaire.
Les budgets ont changé : en France vers 1985 on était à 4% du PIB consacré à la défense, en 1996 : 2,7%. La loi de programmation militaire (1997-2002) a subi une inflexion considérable : les crédits d’équipement ont été coupés de 20 milliards sur une centaine. Le mouvement va continuer.
La guerre change de place : le livre blanc sur la défense (1994) affirme qu’il n’y a plus de menaces directes à nos frontières.
Une mutation dans le secteur de l’armement : le système était homogène, la DGA jouait un rôle majeur et on avait un certain nombre de firmes, c’est-à-dire une maison mère par secteur et quelques filiales. Ce système vole en éclats. Les firmes changent de structures ; par exemple l’Aérospatiale avait traditionnellement quatre divisions (avions, hélicoptères, missiles, systèmes stratégiques), aujourd’hui presque toutes ces activités sont filialisées : les avions civils sont dans Airbus, les hélicoptères dans Eurocoptère, ….

Un mouvement de diversification a commencé depuis une dizaine d’année : la
part du chiffre d’affaire dans le secteur civil a augmenté. En 1986 la part de la production militaire pour l’Aérospatiale, la SNECMA était de 80%, en 1996 : 25 à 35%. Même Dassault est passé de 90 à 55%.
Le marché des ventes d’armes a été divisé par deux depuis 1987, sommet des ventes (liées en particulier à la guerre Irak-Iran), le marché intérieur lui aussi est à la baisse. Celle ci n’était pas imprévisible puisque l’industrie d’armement était dopée par les exportations : ainsi de 1974 à 1988, 40% du chiffre d’affaire de l’industrie française d’armement était exporté.
D’autre part, la position des Etats-Unis a changé. Jusqu’à la fin des années 80 les exportations des Etats-Unis étaient marginales par rapport à leur CA (5 à 10%). Puis, à la suite de la diminution des crédits militaires, les commandes à l’exportation deviennent importantes. L’exportation n’est plus marginale, elle est un enjeu majeur pour les firmes. Entre 1996 et 2000, les commandes d’avions de combat des Etats-Unis devraient être 4 fois moins importantes que leurs exportations en ce domaine. La volonté des Etats-Unis d’avoir une hégémonie sur le commerce des armes est avant tout un moyen de préserver le maintien des hautes technologies en ces secteurs. Ainsi qu’on le souhaite ou non il faut se poser le problème de la reconversion.

LES RECONVERSIONS
SONT-ELLES POSSIBLES ?

Il existe une certaine reconversion de fait : le terme était encore tabou il y a deux ans au Ministère de la défense, à la DGA, dans des entreprises. Et pourtant il y avait eu un certain mouvement, puisque les emplois directs dans l’armement en 1982 étaient de 300 000, en 1995 de 190 000. La différence se traduit en licenciements et aussi en diversification d’entreprises.
Les problèmes posés sont différents selon les secteurs : dans l’électronique c’est sans doute moins difficile parce que beaucoup de composants sont à double usage. Dans l’armement terrestre la situation est très difficile parce qu’en particulier c’est un secteur surdimensionné par rapport aux besoins de la défense. On a refusé dans le passé de prendre en compte cette analyse. Par exemple il y a déjà dix ans on pouvait avoir des doutes sérieux sur la pertinence du choix des chars Leclerc.
La reconversion c‘est long et coûteux : l’essentiel étant ici la reconversion des personnels. Il faut se battre pour préserver l’avenir : il doit y avoir une pression suffisante pour que les responsables prennent des décisions, mais si le seul résultat était de tronçonner les disparitions de postes, l’armement terrestre serait en faillite. Il faut exiger que l’on donne aux salariés de ces industries les moyens de faire autre chose. Il faut mettre les responsables devant leur responsabilités : certes il est bon que les travailleurs de ces industries aient des plans, des propositions, mais c’est de la responsabilité des patrons et des cadres d’assurer l’avenir d’une entreprise. Les responsables doivent anticiper l’avenir.

L’intervention de Bernard Jauvion, représentant du personnel à la SUM

La société des Usines La Marque (SUM) de Tulle a entrepris une reconversion dans les années 80.

DES EFFORTS FINANCIERS

L’usine était concentrée à 80% sur l’armement, elle faisait partie du groupe Thomson Brandt Armement. Il y avait des activités civiles et cette diversification était dans la tête des travailleurs, on avait toujours lutté pour qu’on ne soit pas tributaire du tout armement. Dès 1982 on avait vu que l’avenir n’était pas préservé, la suite nous donnera raison : en 1982, 800 personnes, en 1996, 300. La reconversion a été coûteuse. Sur dix ans il aura fallu 100 millions de francs. Coûteuse pour les salariés : sur les dix dernières années les salaires ont chuté de 30%.
La définition d’un secteur et d’un produit : finalement on a choisi l’électronique automobile, plus précisément le système de sécurité ABS automobile. Il a fallu beaucoup lutter : il y a deux ans Renault avait le choix entre deux fournisseurs, l’un espagnol, l’autre l’usine de La Marque. Le choix fait en faveur de l’Espagne a été modifié grâce à nos luttes.
Aujourd’hui notre entreprise a réussi sa reconversion sur six ans mais elle est actuellement en sous-charge et vient de tomber dans un groupe américain. La politique menée en France ne permet pas des garanties pour que ces entreprises continuent à vivre.

L’intervention de Yves Juin, syndicaliste à GIAT industries (ex-Manu)

La diversification a toujours été un objectif de notre organisation. Dans tous nos établissements existe cette diversification. A Tarbes par exemple, on a réalisé des tracteurs pour des besoins urgents. Mais la diversification était simplement un complément et ne prenait pas le pas sur les activités militaires. Maîtriser la défense et les armements : nous sommes là pour faire de l’armement, nous voulons être maîtres de cette situation, on doit savoir à qui ça va servir, sinon on devient des marchands de canons. Pas de politique de marchands de canons. Utiliser nos savoirs-faire pour la reconversion, pour la recherche de productions civiles, mais il n’y a pas de volonté politique dans ce sens. Le savoir-faire de nos bureaux d’étude peut être menacé avec la baisse des effectifs. Dans nos structures la reconversion reste très difficile, on est en train de s’enfoncer, les dispositions n’ont pas été prises au moment voulu.

Le Débat (synthétisé)

Question : Est-ce qu’il n’y a pas une course folle technologique derrière les Etats-Unis ?

Réponse (J.P.H) : Pour les armements il y a une nouvelle course à la qualité qui se joue mais elle augmente tellement le coût que le financement nous pose un problème (cf le programme Rafale : 300 milliards de F !). Il faudrait une production autonome d’armements utiles : construire par exemple en France un système de défense anti missiles balistiques est une impasse opérationnelle et financière.

Question : D’abord l’OTAN existe toujours, on pense l’élargir, on se cherche des ennemis et on vise le Tiers Monde qui en fait les frais. Ensuite je crois qu’on casse des usines chez nous pour faire des armes ailleurs.

Réponse : Sur la fabrication de l’image de l’ennemi j’ai déjà répondu. Sur la fabrication des armes, je ne crois pas qu’il y ait de volonté politique de les produire ailleurs dans la mesure où on veut maîtriser sa défense, par contre le monde a changé et nos dépenses militaires étaient disproportionnées.

Question : Dans un contexte d’hégémonie des Etats-Unis, qu’est-ce qu’une production autonome ? Qu’est-ce qu’une production “utile”, autrement dit est-ce qu’on a besoin toujours de produire des armes ?

Réponse : Autonome signifie qu’on maîtrise nationalement les composants et le système d’armement. “Utile”…si elle répond aux problèmes de défense et de sécurité. Il a y deux façons de penser : les uns disent à partir de maintenant on peut avoir une défense sans armes. D’autres disent il faut tout faire pour que les conflits se résolvent au plus bas niveau de violence possible mais ça implique qu’on puisse disposer de certains armements. Cette seconde position n’est pas celle du militarisme qui consiste à dire : il nous faut toutes les armes. Non, il faut avoir juste les armes qui sont nécessaires.

Question : La reconversion vers les marchés civils n’est-elle pas très difficile puisque celui-ci n’a pas les mêmes caractéristiques de production ?

Réponse : Oui, la reconversion est industriellement difficile : délais de production, problème de cadences, aspects commerciaux différents. Reconvertir c’est aussi reconvertir des personnels, des équipes, c’est possible en particulier dans l’électronique, dans l’aéronautique.

Question : La production des armes atomiques poserait quels problèmes par rapport à une reconversion ?

Réponse : Il y a un marché du désarmement, ce marché n’est pas négligeable, par exemple à travers l’aide en Russie pour démonter les têtes nucléaires.

Intervention : Plus on continue dans la politique actuelle plus on va vers une dégradation de la qualité de l’emploi. Deux problèmes n’ont pas été évoqués : d’abord la dimension territoriale qu’il faut prendre en compte. Il y a eu tout un développement (au XIX et XXème siècles) lié à des situations géographiques à l’abri d’attaques et de bombardements de l’époque. Le remplacement de ces situations est difficile : il y a des résistances qui peuvent être positives et d’autres qui peuvent être contradictoires avec des évolutions. Ensuite le statut des personnels, mais aussi celui des entreprises, est très important : on a quitté une économie administrée pour une économie libérale qui n’a plus les mêmes logiques. Donc les problèmes d’aménagement du territoire et de type d’économie sont liés aussi aux difficultés des reconversions.

Question : D’abord il est essentiel de dénoncer la responsabilité de l’Etat : on a le nez sur l’urgence parce qu’on n’a pas eu de politique à long terme. D’autre part il est regrettable que les crédits gagnés sur la baisse du budget militaire tombent le plus souvent dans le trou des déficits publics et n’aillent pas vers un autre type de développement, socialement utile et écologiquement acceptable. Enfin une chose est de repenser les matériels militaires, une autre chose est de penser une défense et à plus forte raison une sécurité collective. Aucun moyen n’est neutre. Quelle sécurité pour quelle société (et réciproquement). Une question : existe-t-il un lieu où s’est organisé une reconversion, sorte d’œuvre collective à partir de l’Etat, des syndicats, des travailleurs, des élus, des associations, des instituts de recherche ?

Réponse : je n’en vois pas beaucoup. Il y a eu dans les années 70 le cas Aerospace en Grande Bretagne mais de façon générale on n’a pas eu de politique à long terme. Si on ne fait rien pour l’armement terrestre je suis très inquiet. Ce qui a été annoncé est en-dessous de la vérité. S’il n’y a pas une reconversion massive, rapide, avec des financements importants, les effectifs de GIAT industrie dans quatre ans seront divisés par 2 ou 3 !

Question : D’abord une question à caractère politique : la question qui se pose est de savoir quel type d’arme est utile, quel type de besoin existe. L’Etat n’est pas neutre et le type de défense non plus. Or il y a des projets de défense alternative très intéressants. Ensuite une question à caractère syndical : les entreprises se retrouvent sur des marchés soumis à la mondialisation de l’économie : est-ce que la reconversion n’a pas à se jouer vers de créneaux de services publics ?

Réponse : Oui, il faut penser en terme de défense alternative et de sécurité collective. Trois remarques : sur la défense, d’abord la suppression de la conscription et la “projection de force” posent de graves problèmes. Ensuite il faut être vigilant à un discours de globalisation des menaces (terrorisme, drogue, flux migratoires, etc.), c’est un amalgame dangereux. Enfin, je suis frappé depuis quelques années par une montée des effectifs des forces de l’ordre : quelle conception a-t-on de la sécurité intérieure ? On ne peut pas résoudre les problèmes uniquement en termes de répression.

Réflexions finales de notre camarade présidant la tribune :
Il y a des problèmes d’immédiateté -la situation des travailleurs- et des réflexions sur la sécurité. Il est dommage qu’il n’y ait pas un lieu où embrasser cette complexité. Comment ne pas être dessaisi, comment créer de tels lieux ? Parmi les questions de fond : qu’est-ce que signifie ce que j’ai lu : “nous ne pourrons envoyer « que » 12000 hommes en projection” Que veut-on préparer ?
D’autre part et enfin : les armes sont une chose, mais la volonté de résistance d’un peuple n’est-elle pas essentielle ?

Jean-Marc LAVIEILLE.

Celui qui est chargé de rendre compte des interventions et du débat a trouvé la soirée (à laquelle participait plus de soixante personnes) intéressante au niveau théorique comme au niveau des luttes sur le terrain. Plus de temps nous aurait permis probablement de réfléchir à une reconversion liée à des créneaux de services publics, également à des possibilités de programmes d’équipements civils pour satisfaire des besoins essentiels (environnement, santé, éducation) programmes non seulement nationaux mais européens et aussi mondiaux liés à des besoins vitaux des peuples du Sud. Enfin peut-être aurions-nous évoqué l’urgente nécessité de reconvertir des recherches scientifiques militaires à des fins civiles. N’est-ce pas tout le problème du contrôle de la technoscience ?


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