Quelles sont les bases d’une authentique démocratie ? L’exemple du Chili

Quelles sont les bases

d’une authentique démocratie ?

L’exemple du Chili

Voici le compte-rendu de la soirée du Cercle du mois de juin 2000, croisement entre le témoignage de Pierre DUPUY, ancien prêtre ouvrier, ayant vécu au Chili, et d’interrogations sur les formes de démocratie possibles, question bien actuelle.

« Pinochet a fait son coup d’Etat pour « rétablir la démocratie au Chili » et pour « éviter à son pays de tomber sous les griffes de la plaie marxiste ». Son golpe a réussi grâce notamment aux Etats Unis et à l’Opus Dei. La conséquence la plus grave du coup d’Etat fut la mort idéologique du peuple.

Démocratie et politique

La démocratie est – soit disant – l’apanage des pays riches et civilisés. Ce qu’on peut voir en France ou aux Etats Unis n’est pas très encourageant. La tragi-comédie autour des candidats à la Mairie de Paris nous posent question quant à l’intérêt des candidats pour l’organisation de la ville de Paris dans toutes les sphères, sociale, économique, culturelle… Sortant de ce critère des élections, ce qui se passe avec des multinationales comme Michelin ou Moulinex, qui font des millions de bénéfices et mettent des milliers de personnes au chômage nous indique que nous sommes dans une  » démocratie  » pour une minorité. Aux Etats-Unis qui sont les champions de la démocratie, il suffit pour se présenter aux élections de disposer d’un minimum de 25 millions de dollars!

Début 1967 je débarque au Chili et découvre la Démocratie Chrétienne de M. Eduardo Frei – Président à ce moment-là. Déjà dans l’intitulé, je ne voyais pas comment une démocratie pouvait être chrétienne. Une démocratie est une démocratie tout simplement. La Démocratie Chrétienne, qu’est-ce que c’était ? Je vais vous raconter le lock out du port de Valparaiso. J’y ai travaillé pendant 7 ans comme mécanicien à bord des bateaux dans les entreprises navales. A cette époque-là, Valparaiso était le principal port des côtes pacifiques des deux Amériques. Il employait environ 4500 ouvriers, employés, dockers, etc. Des ouvriers commettent un jour un crime horrible, ils s’engagent dans des partis de gauche – l’Unité Populaire se préparait déjà. Eduardo Frei met 550 ouvriers dehors et les fait remplacer par 800 démocrates chrétiens. Cette affaire se termine par des coups de feu et des morts dans les rues de Valparaiso. La Démocratie à la Frei n’était qu’une dictature camouflée.

A partir de faits similaires, l’Unité Populaire prend de la force, les partis de gauche se rassemblent et font une esquisse de programme commun. Le P.C. chilien avait comme candidat Pablo Neruda qui a été par la suite ambassadeur de l’Unité populaire à Paris. Il fallait absolument s’unir devant la force de la haute bourgeoisie et du pouvoir des grands financiers chiliens. C’est le Docteur Salvador Allende qui fut choisi. Comment fut menée cette campagne ? Tout au long des 4500 km du Chili, 14000 comités de base de l’Unité Populaire se sont créés. Dans tous les quartiers des villes, vous aviez des comités de quartiers, dans toutes les entreprises, dans les raffineries, les usines de cuivre, dans les villages, vous aviez des comités. Ils n’ont pas dit amen au projet du programme de l’Unité populaire mais ils l’ont eu en main. Dans le quartier de Valparaiso où j’habitais, très mal famé, nous avions notre comité de l’Unité Populaire. Ce comité avait pour mission de réunir les gens et d’étudier le projet de programme, de le critiquer, de l’amender et de faire remonter ces modifications aux comités de sections puis aux comités régionaux et enfin au comité national. C’est à dire que les gens découvraient ce que c’était que la démocratie authentique. Le pouvoir entre les mains du peuple. Et si l’Unité Populaire a gagné – Allende a été élu avec une faible avance de voix – c’est parce que les chiliens se sont mobilisés. Le projet de l’Unité Populaire était un peu leur enfant. Le 4 septembre 1970, Allende est élu. Au bout de 2 ans, la situation au Chili était très difficile, le blocus par les U.S.A ayant été mis en place dès l’élection du président. Des bateaux chargés de cuivre arrivaient dans le port du Havre et étaient réquisitionnés par les Etats-Unis, c’est ce que l’on appelle des saisies arrêts. Ce blocus provoquait un certain manque de nourriture. Dans le quartier du port de Valparaiso où j’habitais, l’Unité Populaire comme dans tous les quartiers a créé une institution de l’Unité Populaire : les JAP (Junta de Abastecimientos y control de Precios). Les responsables de quartiers avaient la mission d’aller chercher les aliments qui arrivaient par des chaînes alimentaires sous contrôle du gouvernement. Cela représentait le quart de l’alimentation générale. On trouvait un commerçant honnête qui allait pouvoir distribuer cela en fonction de la carte d’alimentation que l’on avait et nous contrôlions cette distribution. J’avais été bombardé président de cette JAP. Ce qui m’intéressait c’était de faire vivre cette démocratie et j’y ai intégré des militants de la Démocratie Chrétienne. Je suis allé voir la responsable de la Démocratie Chrétienne dans mon quartier et je lui ait dit que l’on avait besoin d’elle dans cette JAP. Que l’on avait besoin de s’unir pour réussir à surmonter cette crise, que ce n’était pas une question de politique mais d’organisation de la vie pour nos enfants. Après discussion elle a accepté et je l’ai fait nommer présidente de la JAP après l’avoir présentée. C’est une expérience de démocratie extraordinaire car on voit comment les partis politiques divisent les gens de la base jusqu’au sommet et qu’en menant une action on peut arriver à établir cette démocratie concrète dans le peuple et que les gens de partis opposés arrivent à s’unir pour organiser le quartier, la ville dans tous les domaines, la santé, l’éducation…

Démocratie et pluralisme

Dans les pays civilisés on entend toujours dire que sans pluralisme la démocratie n’existe pas. Je ne trouve pas cela très juste. Je connais Cuba depuis 1986, j’y retourne tous les ans pour du travail de solidarité. J’y ai travaillé pendant 3 ans et j’ai découvert une situation politique aux antipodes de celle que l’on nous présente dans les médias en France et ailleurs. Pour les U.S.A et les pays riches Cuba est une dictature car il n’y qu’un parti, le parti communiste qui dirige tout. On nous affirme qu’il n’y a pas d’élections. C’est ce qu’affirme récemment Jacques Duquesne dans un article de La Croix. Dans cet article les mensonges et les erreurs sont accumulés et je trouve regrettable que l’on ignore à ce point ce qui se passe à Cuba car il y a des élections ! Elles ne sont pas comme en occident l’occasion de campagnes électorales avec des murs couverts d’affiches. On ne nous casse pas les oreilles pendant des mois pour nous convaincre que le meilleur candidat est celui de son parti, il n’y a pas d’insultes et de rivalités. Là-bas, cela se passe sur un système un peu comparable aux comités d’Unité Populaire du Chili. Mais ce sont des comités de quartiers qui se réunissent et choisissent leurs candidats. On demande à untel ou untel s’il veut être candidat. On choisi un ou plusieurs candidats en fonction de l’importance de la commune. Celui ou ceux qui l’ont accepté doivent afficher leurs Curriculum Vitae dans la salle de l’assemblée populaire pour qu’ils soient connus. Le jour de l’élection il n’y a pas de parti politique. Le Parti Communiste ne présente aucun candidat. Ce sont les gens qui choisissent eux même leurs candidats, je pense que c’est une preuve d’authentique démocratie. Le jour des élections, il n’y a pas de militaires avec des fusils mitrailleurs comme on voit dans beaucoup de pays d’Amérique latine, il n’y a pas de policiers non plus. Les bureaux de vote sont gardés par des élèves de l’école primaire, par des collégiens ou des étudiants qui se relaient toutes les deux heures pour garder les urnes.

Les élections se font, les candidats qui ont le plus de voix sont élus et on passe à un niveau supérieur, aux élections législatives, à la formation de l’assemblée et au gouvernement. Je résume très rapidement mais je pense qu’il s’agit d’un autre type d’élections que nous ignorons totalement et qui existent à Cuba. Les cubains se sentent responsables. Il savent qu’ils ont un pouvoir entre les mains, il n’y a pas d’abstention comme en France ou aux Etats Unis. Les cubains votent à au minimum 95% sans pourtant être obligés d’aller voter avec un pistolet dans le dos. Le vote n’est pas obligatoire à Cuba. Quand j’étais à la Havane, mon coiffeur était ouvertement contre le régime de Castro, et les gens venaient discuter dans son salon en toute liberté. Quand je lui demandais pourquoi il ne partait pas à Miami, il me répondait :  » je ne veux pas partir, je suis bien ici, je gagne beaucoup d’argent, et si toi tu ne vas pas au restaurant, moi j’y vais déjeuner tous les midi « . Quand on parle de démocratie on ne peut pas comparer celle du Chili que j’ai connu ou celle de Cuba aujourd’hui, ce sont des démocraties différentes mais il y a quand même des éléments communs constituant une certaine démocratie qui peut plaire ou non mais ce genre de démocratie me paraît tout à fait défendable.

La santé

Dans une enquête de l’O.M.S on observe que la plus grande puissance du monde arrive sur le plan de la santé en 25ème position – peut être que la démocratie en ce qui concerne la santé n’est pas bien respectée – alors que Cuba, un petit pays du Tiers-monde, arrive en 35ème position et le premier pour l’Amérique latine. En ce qui concerne le taux de mortalité infantile, quand je suis arrivé à Cuba en 1986 il était de 15 ‰ et depuis, tous les ans, ce taux est réduit de quelques dixièmes. L’an dernier ils étaient fiers d’annoncer – c’est l’O.M.S. qui l’annonce – qu’ils avaient atteint un taux de mortalité infantile réduit à 6,4 ‰ alors que les U. S. A sont loin derrière à plus de 7 ‰. Ce sont des signes d’une volonté du peuple, qui à le pouvoir en main, d’arriver à une société plus juste, plus fraternelle.

L’éducation

Si nous passons sur le plan de l’éducation, quand je suis arrivé à Cuba en 1994 pour y travailler pendant 3 ans, j’ai été accueilli par une bande de jeunes, des jeunesses communistes, qui avaient entre 20 et 25 ans et on est toujours restés amis. L’un d’eux s’appelle Eduardo Guerra, c’est un artiste et depuis deux ans quand j’emmène des groupes en voyage d’étude à Cuba je les emmène toujours voir Eduardo Guerra parce qu’il vient d’un milieu très pauvre, d’un village près de Pinar del rio où son père était ouvrier agricole puis veilleur de nuit. Ils n’avaient même pas de maison en dur, et aujourd’hui Eduardo est un artiste qui gagne bien sa vie, il travaille aux beaux arts de la Havane, est responsable de la revue de l’ISHA.(Institut Supérieur de La Havane) Il vend ses oeuvres en dollars normalement, il paye ses impôts sur la place de la Havane et a pu construire une maison en dur à ses parents. Là-bas, qu’un jeune vienne des milieux les plus humbles ou les plus riches de Cuba, il aura les même chances dans la vie pour choisir sa carrière et se réaliser dans la profession de son choix. En 1994, des neveux sont venus me voir à La Havane et ma nièce me dit  » mais tonton, toi tu as surtout des amis dans la classe moyenne et chez les riches. Tu ne nous a présenté que des médecins, des artistes, des ingénieurs etc « . Mais ce sont des gens de la rue, justement. Il y a une telle différence de niveau culturel entre l’Europe et Cuba que l’on est abasourdi. Et ces amis, je les ai rencontré un peu comme cela, par hasard, dans la rue. Selon des statistiques récentes en France il n’y a que 5% d’ouvriers qui arrivent au 3ème degré d’études supérieures et plus de 10% de la totalité de ces étudiants sont obligés de travailler pour payer leurs études. En France nous avons 100 000 étudiants à BAC + 3 qui vivent en dessous du seuil de pauvreté, c’est la démocratie que nous vivons en France. A Cuba la démocratie est différente. A vous de voir laquelle est la meilleure, laquelle vous convient le mieux. Ce sont des choses que je suis obligé de dire pour rechercher cette vérité et pour la dire.

Démocratie et Révolution

Entre capitulation et voie armée, existe-t-il en Amérique latine une autre alternative ?

Personnellement j’ai vu comment les élections démocratiques avaient été écrasées en l’espace de 3 ans. Quand le 4 septembre 1970, Salvador Allende a été élu, les Etats-Unis ont immédiatement proclamé qu’il n’y aurait pas un deuxième Cuba en Amérique Latine. Trois semaines après, le Général en Chef des armées chiliennes, le Général Schneider est assassiné sur ordre des U.S.A. L’assassinat d’Allende était prévu mais le responsable a été arrêté quelques heures avant. Nixon, dès le résultat des élection a tout planifié pour écraser le Chili. L’ancien président Frei a été mis dans le coup et a reçu des millions de dollars pour soudoyer généraux, responsables politiques etc. Les chiliens faisait pourtant la découverte de la démocratie en voyant que le programme était immédiatement appliqué. Dans les premiers mois plus de quarante décrets furent appliqués. Tout le monde avait droit à une retraite. A chaque dévaluation de la monnaie, les salaires et les retraites étaient réévaluées. Les loyers étaient bloqués. Les enfants avaient droit à un demi litre de lait tous les jours. Les salaires étaient augmentés de 50% ce qui fait que le chilien pouvait s’acheter une deuxième paire de chaussures et cela développait toute l’économie. Il n’y avait pas de chômage au Chili. Alors qu’au temps de Frei il y avait 80 % de chômage dans un secteur comme le bâtiment. Les 14000 comités d’Unités Populaire étaient la force de la démocratie qui tenaient le pouvoir en main mais il y eut une telle division entre les grands dinosaures de l’Unité Populaire, entre le Parti Socialiste qui s’est scindé en trois branches : le Parti Communiste, la Gauche Chrétienne, les Sociaux-démocrates… Il y eut une telle lutte que le gouvernement décida de supprimer ces 14000 comités de base. Ensuite ces comités de l’Unité Populaire ont été  » remplacés  » par des commandos fascistes  » patria y libertad  » qui étaient armés jusqu’aux dents, qui nous attaquaient dans la rue… Comme Allende n’avait pas la majorité au parlement, les ministres d’Allende étaient sans cesse « accusés » ce qui provoquaient des remaniements continuels – un par semaine la dernière année.

Allende pouvait, en tant que Président, prendre les pleins pouvoirs mais il se refusa à le faire. Il n’y avait donc plus aucun espoir, le peuple avait été dépossédé de cette démocratie. C’était l’anarchie entre ceux qui commandaient. Ce fut le moment pour les Etats-Unis et les généraux félons de déclencher le coup d’état. [L’intervention des U.S.A s’est exercée aussi, comme pour de nombreux pays d’Amérique Latine sur] la république de Panama, écrasée sous les bombes en décembre 1989. Deux quartiers entiers de Panama ont été détruits pour s’emparer du canal, détruire les accords passés entre le général Torrijo et Jimmy Carter, et s’emparer des trois banques les plus importantes du pays. Le prétexte était d’arrêter le président de Panama, le général Noriegua, qui était un trafiquant de drogue et qui est toujours en prison aux U.S.A. J’ai vu aussi comment le gouvernement sandiniste au Nicaragua – j’y ai travaillé pendant 6 ans – a été complètement détruit par les flots de dollars.  »

LE DEBAT

Intervention : Je suis heureux d’entendre un discours dissonant par rapport au discours habituels. Il y a quelque chose au fond de nous qui nous interpelle. C’est cette interpellation qui fait notre optimisme et même si ce que je vois c’est un tissu social complètement disloqué de telle sorte que le citoyen ne peut pas dialoguer avec le citoyen. La démocratie on est en train de l’assassiner ici et ailleurs et ce combat contre le Capital, on n’a pas commencé à le livrer. Ce Capital on le regarde comme quelque chose d’idyllique, de merveilleux, [ou simplement comme la seule solution]. Le Capital gagne du temps selon un système de progression géométrique parce que le Capital planifie. Malheur à tout pays qui va à l’encontre de ce pouvoir, de cette volonté de tout unifier. Des guerres seront programmées et effectuées à distance par les pays qui détiennent les technologies les plus avancées [afin d’imposer leur vision du monde]. Je crois qu’il est grand temps de se ressaisir parce que personne ne veut parler de démocratie [sauf]sous la forme d’euphémisme avec des mots qui ont perdu leur sens et qui ne permettent plus aux gens de s’exprimer clairement entre eux.

Intervention : Dans le prolongement de ce qui vient d’être dit, par rapport à la mondialisation, est-ce que aujourd’hui en Amérique latine où la dictature a imposé via les Etats-Unis un mode économique sur le modèle capitaliste, aujourd’hui libéralisme ou ultra libéralisme, le problème ne se pose pas dans les mêmes termes que celui que nous avons en Europe : Quelle est la porte de sortie pour ces états ? Aujourd’hui, au Chili, Lagos est au pouvoir, c’est quelqu’un qui est quand même de gauche, et c’est une alternative au soit disant retour de la démocratie au Chili. Aujourd’hui, Lagos, même avec les militaires dans son dos, ose leur dire de rester à leur place. Quand j’étais au Chili il y a un mois, Lagos a convoqué les chefs des armées dans son bureau parce que l’armée avait fait une déclaration disant qu’ils espéraient bien que la société civile resterait à sa place par rapport au jugement de Pinochet. La dialectique reste-t-elle entre  » la capitulation et la voie armée « , est-ce qu’on ne s’oriente pas dans une autre impasse ?

P. Dupuis :  » Il est impossible de répondre directement mais le Chili ou l’Amérique Latine vivent une situation beaucoup plus dramatique que n’importe quel pays du monde par rapport à la mondialisation car la technique est interdite à ces pays-là. On essaie d’avoir de plus en plus le monopole sur la haute technologie, tout ce qui fait l’essor des multinationales aujourd’hui.

Ricardo Lagos se présente comme un socialiste car il a en effet autrefois participé au gouvernement Allende. Mais il a quand même trempé dans cette coalition de droite qui a remplacé Pinochet au pouvoir lorsqu’il a perdu son référendum et dont les partis de gauche étaient évincés. Le Parti Communiste n’avait pas le droit d’y participer et Lagos a très bien accepté cette situation. La voie ouverte à Lagos est un moindre mal mais cela ne va pas faire avancer beaucoup le Chili car nous savons qu’actuellement il y a 60% des enfants qui sont dénutris, ce qui n’existait pas au temps de l’Unité Populaire. Même pas avant l’Unité Populaire, du temps d’Eduardo Frei, père. Le Chili est en train de sombrer dans une situation de misère, avec un chômage de masse. Le peuple chilien ne fait pas confiance à Lagos et j’ai appris d’une chilienne, la semaine dernière, qu’il avait été mis au courant d’un projet d’autoroute qui va traverser tout le Chili et il en avait acheté des milliers d’hectares sachant qu’il allait les revendre très cher au gouvernement pour la construction de cette autoroute. Comment peut on avoir confiance en un tel président ? Lagos instaurera un régime moins cruel que son prédécesseur le fils d’Eduardo Frei ou que les précédents, mais est-ce vraiment une alternative pour sortir de la misère ? Quand on voit les dégâts commis par le libéralisme sauvage au Chili. Les fonds de pension y sont arrivés dès 1973 par l’intermédiaire des golden boys de Chicago qui ont établi la nouvelle économie, l’ultralibéralisme sauvage. La  » confrontation  » n’est plus Est/ Ouest mais plutôt Nord/ Sud. Le phénomène des mouvements de populations, des immigrés qui arrivent par millions dans les pays riches pour survivre va se développer de plus en plus. On attaque beaucoup Cuba avec ses balseros mais c’est bien pire au Mexique avec tous ces mexicains qui passent ce mur de la honte pour arriver aux Etats-Unis et qui se font descendre comme des mouches. Je repense à Allende qui cherchait peut être une troisième voie jusqu’au bout, jusqu’au coup d’Etat de Pinochet mais qui aurait mieux fait de donner sa démission avant. Cela aurait évité au sang du peuple de couler dans les rues de Valparaiso. Dès le premier jour du coup d’état, j’ai vu les mitrailleuses qui descendaient tout le monde. On s’en foutait pas mal si l’ouvrier était socialiste, démocrate chrétien ou communiste. C’est pourquoi il est difficile pour moi de trouver une autre solution « .

Intervention : Une des conséquences du coup d’état au Chili, et vous en avez parlé, c’est d’avoir brisé les esprits, et aujourd’hui je crois que le Chili retrouve une forme de démocratie. Il laisse une partie des gens sur la route mais une certaine classe profite de cette nouvelle économie. Et je crois qu’il n’y a plus la semence pour recréer cet esprit démocratique. C’est-à-dire que ces nouveaux riches du Chili sont abreuvés à la même nourriture que nous, et qui nous vide complètement le cerveau et nous atomise complètement. Il n’y a plus cette conscience politique qui pouvait exister avant le coup d’Etat.

Intervention : Cela fait déjà 25 ans, une génération donc, que le coup d’Etat a eu lieu et cette génération a eu son esprit complètement lavé. Une génération qui n’a pas eu de livres. Quand vous allez dans les librerías il n’y a pas de livres dans le Chili actuel. La conscience politique n’est pas au niveau des élites mais pas non plus au niveau du peuple, elle ne peut pas être là. Et c’est la même chose dans des pays comme le Brésil où il y a eu quelque chose avant ces dictatures. II y a une question de mémoire sur ce qui a été fait avant. Tout a été oublié parce que les gens, qui ont participé à l’histoire politique de leur pays, ont été tués, ou se sont exilés. Il n’y a pas d’héritage de ce socialisme antérieur. Au Chili actuellement le livre n’est nulle part et la télévision est partout.

P. Dupuis :  » En effet, une des conséquences du coup d’Etat a été de détruire la conscience idéologique du peuple et la mémoire du peuple. En 1996 j’étais invité à l’Université de Valparaiso à une soirée avec les étudiants. On leur présentait une vidéo sur le coup d’Etat. Ces étudiants étant trop jeunes pour l’avoir connu, ils se sont levés pendant la projection du film en disant qu’il était impossible que de tels faits aient pu avoir lieu au Chili, qu’il s’agissait d’un montage. On leur montrait quelques barbaries commises par les militaires de Pinochet, quelques tortures, les disparus etc. Ces jeunes se révoltaient en disant : « on nous trompe, cela n’a jamais eu lieu au Chili ».

Aujourd’hui encore les chiliens disent que la vérité n’a pas été faite sur la barbarie de la dictature. Le Chili n’est pas uni parce que personne au pouvoir à l’époque ne l’a reconnue. Le deuil n’a pu être fait et toute une partie du Chili croit encore que cela n’a pas existé.

Intervention : Quel est le rôle de l’Eglise dans les transformations sociales qui ont eu lieu en Amérique Latine en général ? J’entends par l’Eglise, la théologie de la libération qui était même un modèle à un certain moment pour des intellectuels du Tiers monde, je pense à certains intellectuels musulmans par exemple.

P. Dupuis :  » Au Chili, lors du coup d’Etat, toutes les églises avaient hissé le drapeau chilien pour fêter la victoire de Pinochet. Quelques jours plus tard, l’Archevêque de Valparaiso célébrait une messe d’action de grâce et chantait un Te Deum en présence des généraux de Pinochet pour célébrer leur victoire et le miracle que le ciel avait fait pour sauver le Chili de la plaie marxiste. J’ai vu des chiliens maudire l’église…

Le Cardinal de Santiago de l’époque niait les arrestations, les tortures et les massacres. Son évêque auxiliaire Fernando Arrestia avait retiré du Mapocho le corps de Juan Aluna, un prêtre ouvrier, chef du personnel de l’hôpital San Juan de Dios à Santiago. Cet homme était recherché comme franc tireur. Les militaires l’ont pris à l’hôpital, l’ont envoyé dans la rue, lui ont dit de se sauver et lui ont tiré une rafale de huit balles dans le dos. Ils l’ont ensuite jeté dans le Mapocho. C’est l’évêque auxiliaire qui avait retiré le corps du Mapocho et quand il l’a raconté au Cardinal, ce dernier a déclaré que ce n’était pas vrai. Il est allé au Vatican et a fait un rapport au Pape en disant que l’on avait sauvé le Chili d’une dictature marxiste.

Dans un article de Monseigneur Jorge Urtón, évêque au Chili, on peut voir la position de l’église chilienne actuellement. Ce que souhaite aujourd’hui une grande partie de l’église est qu’on laisse mourir tranquille Pinochet, que l’on ne parle plus de cet homme, qu’il ne se mêle plus de politique. Ceci est contraire aux règles du droit canon « .

Intervention : Une remarque quant à ce que vous disiez des faibles perspectives de rénovation au Chili qui font penser à une remarque de Vaclav Havel à Kurt Waldheim, en disant pour l’Autriche que ceux qui ne veulent pas voir leur passé ne construiront jamais leur avenir. Nous sommes dans cette situation de négationisme d’après ce que vous avez dit.

Vous disiez  » en Amérique Latine y a t il une autre possibilité que la capitulation ou la lutte armée « ? Vous nous avez montré l’état de dégradation de l’idéologie, s’il y en a encore. Il faudrait une force extraordinaire des peuples pour s’opposer à la pression idéologique et armée, quand c’est nécessaire, des Etats Unis puisqu’ils n’hésitent pas à bafouer la notion de frontière, de souveraineté en Amérique Centrale et en Amérique Latine.

P. Dupuis :  » Je vous ai paru peut être pessimiste mais je crois au contraire qu’il y a un espoir. Je me base sur mon expérience du Nicaragua où je vais tous les ans pour des projets de solidarité. Je remarque que même si le gouvernement sandiniste a été écrasé un peu à la manière de l’Unité Populaire au Chili, le peuple qui souffre énormément est toujours sandiniste, leur héros c’est Sandino qui vit toujours en eux. Il faudrait peu de chose pour cristalliser ce sandinisme et pour recommencer le départ démocratique d’une révolution. Ce peuple est prêt à reprendre le fusil et à chasser cette mafia qui a été imposée par les Etats-Unis et qui gouverne le pays actuellement, dont d’anciens commandants sandinistes corrompus.

Il n’y a pas besoin de beaucoup d’éléments pour changer une situation, je pense à Fidel Castro, à Che Guevara et au commandant Almeida, à Camilo Cienfuegos, au début ils étaient quatre-vingt six, et douze hommes au bout de deux jours, mais ils ont libéré l’île. Parce qu’ils croyaient en un idéal et ce n’était pas difficile de convaincre le paysan qu’ils allaient libérer dans la Sierra Maestra et de lui dire que la terre qu’ils venaient de libérer était à lui : tu formes ta coopérative, tu travailles avec qui tu veux et en avant ! Et ils ont libéré l’île en trois ans « .

Intervention : Une pensée de J. J. Rousseau à propos de la démocratie s’adressant aux quelques anglais qui, à l’époque, bénéficiaient du suffrage censitaire :  » Vous vous croyez libres parce que vous votez, en fait vous êtes libres le jour où vous votez, après vous n’êtes plus libres « . Cette pensée, elle, est d’une actualité troublante en France. On parlait de Cuba, c’est toujours avec une poignée d’hommes que l’on fait les révolutions. Pour les générations qui viennent ce qui est important c’est la mémoire. Ne plus faire les mêmes erreurs, ne pas prendre de modèle, et aimer son prochain ce que j’ai appris dans ce pays où règne une certaine démocratie et je suis persuadé que Fidel Castro marquera son siècle par rapport à nos petits chefs d’état. La meilleure arme contre l’obscurantisme, contre les marchands du temple, c’est de développer la raison et l’intelligence.:  » Vous êtes institutrice, répandez l’instruction, c’est le seul moyen de défendre les enfants « , fut l’une des paroles de Guevara comme il s’adressait à une enseignante.

Intervention : On parle de la démocratie et tu as commencé à faire allusion aux Grecs. Cela existait peut être avant les grecs mais on n’en a pas de témoignage. La démocratie, c’est une idée ancienne mais on ne l’a jamais réalisée. Aujourd’hui, la manière de dénouer toutes les questions qui nous bouleversent, où on ne croit plus à rien, c’est de pratiquer la démocratie. Elle n’a jamais été pratiquée effectivement sauf lors de petit flashes. Tu as parlé des comités. A certains moments de l’histoire – y compris à Limoges – il y a eu des conseils, des assemblées, des endroits où la démocratie est apparue dans l’histoire d’une manière prémonitoire. Mais aujourd’hui on a les potentiels, le besoin de la réaliser, cette démocratie. Je crois que le socialisme a justement crevé de la carence de la démocratie. Parce que les Che Guevara c’était des dieux. D’ailleurs, c’était une figure christique et c’est ça qui perdra Cuba. Comme le fait d’avoir des maîtres à penser est à l’encontre de ce que peut être la démocratie. C’est pour cela que des pouvoirs arrivent à se cristalliser. Au début, on part des meilleures intentions du monde, on est de gauche, ou des plus mauvaises intentions hypocrites, on est l’Opus Dei, mais le point commun c’est que la démocratie n’existe pas. La vraie pilule verte qui peut transformer la société et vaincre y compris les maladies mentales chez l’individu, c’est la démocratie.

P. Dupuis :  » Quand on voit des maîtres à penser qui sont tellement convaincus que lorsqu’ils agissent on connaît leurs pensées et qui peuvent aller jusqu’à donner leur vie pour la société qu’ils veulent établir, je pense que ce sont des maîtres à penser qui ne sont pas dangereux pour le peuple « .

Intervention : Je voulais faire le parallèle entre le Nicaragua ou le Chili et les pays de l’Est, notamment la Pologne. Avant la chute du mur, la démocratie n’existait pas, les gens ne participaient pas aux décisions. Et maintenant que les élections sont libres les candidats sont corrompus, représentent mal les intérêts des habitants et les gens sont dans l’expectative. Ils attendent quelqu’un en qui ils pourraient avoir confiance.

Intervention : Quelque chose me tracasse depuis quelques temps sur la mort d’Allende. On disait qu’il avait fait confiance à l’armée, que l’armée était légaliste, il s’est trompé. Deuxièmement les groupes démocrates avaient réclamé des armes face aux milices fascistes et il a refusé de les leurs donner. Pourquoi n’a t il pas donné les armes ? Que se serait-il passé si des armes avaient été distribuées ?

P. Dupuis :  » Le jour du coup d’état nous étions 150 sur une colline de Valparaiso à attendre des armes que l’on nous avait promis. Nous avions suivi des cours d’entraînement assez durs par le parti communiste et nous devions recevoir des armes en provenance d’une cache d’armes. Deux jours après le coup d’état, nous n’avions toujours pas touché les armes et la cache était vide… Dans chaque usine, dans chaque fabrique, dans chaque entreprise les ouvriers étaient formés à défendre leur outil de travail. Dans la province de Valparaiso nous étions quatre vingt mille qui attendions des armes. A Santiago, 180.000 hommes attendaient les armes, ils ne les ont jamais reçues. L’Union Soviétique avait prévenu 7 mois avant le coup d’état qu’elle n’aiderait en aucune manière l’Unité Populaire. Castro, qui avait visité le pays en 1971, pendant deux mois, avait dit à Allende, avec lequel il était ami, qu’il fallait préparer son peuple sinon ce serait le massacre…

Intervention : L’armée chilienne avait un appareil militaire. Est ce que les forces armées étaient  » battables  » militairement ?

P. Dupuis :  » Tout à fait car l’armée chilienne d’alors était une armée d’appelés. Ces militaires étaient faciles à retourner, ils avaient peur et étaient drogués pour faire face. Si les quatre vingt mille hommes à Valparaiso avaient été armés il aurait été facile d’entraîner du côté du gouvernement les régiments indécis qui étaient prêts à prendre position pour le gouvernement « .

Compte-rendu réalisé par Marc Vuaillat.

Pierre DUPUY

Chili 1967-1973, témoignage d’un prêtre ouvrier ou Le noir et le rouge, L’Harmattan, 2000, 98F, à commander directement auprès de Joannès Billo, 9 rue Louis Condorcet, 87200, St Junien. Tel : 05 55 02 33 82.

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