Avec Jacques MIGOZZI
et jean-Bernard POUY
Soirée-débat du 28 avril 2000 à Limoges, salle du Conseil régional
Organisée par le cercle Gramsci et La vache qui lit avec Jacques MIGOZZI et jean-Bernard POUY
« Le roman noir est un roman qui doit respecter au moins une chose: c’est la douleur du monde ».
Cette phrase de J-Bernard POUY à Limoges donne le ton, et situe le K roman noir • dans ses rapports complexes avec le «policier» et le «polar». Alors, «le polar, version nocturne du conte de fées » ? A voir…
Marie-France Richard-Eliet
Jean-Louis VAUZELLE : « Polar: quels regards sur le monde ? ».Pourquoi un tel sujet ? D’abord on pourrait croire qu’avec le retour de la Gauche caviar (parler de retour sous-tend l’idée de départ, du moins d’absence). Le Cercle la joue importance de la culture, modernité et tous ces machins ronflants…. Non, c’est pas vraiment pour ça.
D’abord, Gramsci lui-même, dans les quatre grands thèmes de ses écrits (1928-1937) avait prévu de traiter « le goût populaire en littérature ».
Ensuite, le roman noir dépeint essentiellement une réalité crue, violente, celle des laissés pour compte de l’argent, de l’éducation, du pouvoir… Cela peut-il aller jusqu’à une remise en question, et même plus ? Robert Conrath*2 dans Le siècle rebelle dit du Poulpe (« privé » rebelle, création collective et multiforme) : « Il s’adapte à toutes les luttes sociales qui rongent nos sociétés modernes, et ses pulsions contestataires sont le reflet du réel de plus en plus défiguré par les médias […]. Le roman noir serait-il le dernier refuge littéraire de la rébellion vitale, sceptique et indépendante, et qui n’accepte aucun mensonge du pouvoir ? »
Pour ma part, le roman noir m’a fait un peu penser au protest song, à la chanson contestataire à son heure de gloire quand il s’agissait aux EtatsUnis de dénoncer le racisme, le quotidien misérable, la guerre du ViétNam, la société de consommation, etc. Je pense à Dylan, Joan Baez, Pete Seeger, et, en France, Vian, Béranger, Servat.. .
Enfin, la lecture, si elle se fait dans la solitude, est bien une pratique sociale : pour un lecteur assidu, les échanges verbaux, en groupe, autour de ses lectures, sont une constante. Lire des polars, c’est être pleinemment lecteur, avec le jeu des échanges et la capacité de rébellion.
Amateurs de polars, rejoignons La vache qui lit!
Jacques MIGOZZI situera le polar par rapport à la littérature populaire. Jean-Bernard POUY, les potentialités de la dénonciation à l’oeuvre dans ses livres, la perception de son engagement, etc.
Philippe MARJOLET, dans sa belle affiche s’est situé dans cette perspective.
Serge VACHER3 :
La vache qui lit est née en 1996. Riche de 80 adhérents, elle vise à promouvoir la littérature populaire sous toutes ses formes par des rencontres avec des auteurs, des festivals, des débats, des ateliers d’écriture, des spectacles, des lectures théâtralisées (textes et musique) dans les quartiers, et le fanzine La vache qui lit (9 numéros par an).
Jacques MIGOZZI :
Universitaire de service, mais simple lecteur amateur, je vais poser quelques balises historiques et théoriques sur le polar et sa capacité à diffracter les tensions et les dysfonctionnements de la société contemporaine.
La recherche a avancé depuis quinze ans, sur les « pratiques culturelles de grande consommation », longtemps dévalorisées symboliquement, la «littérature de gare ». A Limoges même, J-Claude VAREILLE et Ellen CONSTANS ont fondé en 1982 le Centre de recherches sur la littérature populaire : sa bibliothèque est accessible. Jean-Bernard POUY, « producteur impliqué dans le champ » comme dirait Bourdieu, étudiera le polar comme vecteur d’une prise de conscience politique, propédeutique à un engagement citoyen… à questionner par rapport à la satisfaction recherchée auprès des lecteurs-acheteurs.
Mes questions:
1- Qu’appelle-t-on polar ? En quoi est-il caractéristique de la modernité ? En
quoi est-il lié, historiquement et formellement, à la « culture médiatique » née, au coeur du XIXème siècle, avec l’avènement des « industries culturelles » ?
2 – D’où le polar, si « populaire », tiret-il sa séduction auprès d’un lectorat si divers ?
Je ferai d’abord un panorama historique du « policier » pour saisir les évolutions et les scansions : 1860 / 1920; 1920 / 1968; de 1968 à aujourd’hui… pour déboucher sur une définition du « polar ». Ensuite, le point sur les atouts de l’enquête et du « Noir » pour le lectorat.
Balayage historique
1800/1920.
Période de «fondation».
La filiation avec le roman-feuilleton des bas-fonds où flamboient les figures du justicier, du criminel, du bagnard (Les mystères de Paris d’Eugène Sue, Splendeurs et misères des courtisanes de Balzac, Les habits noirs de Paul Féval, Rocambole de Ponson du Terrail, etc.) est manifeste, ainsi que la parenté avec les « romans américains de la piste et des grands espaces » (Fenimore Cooper). Le limier qui remonte la piste des romans de détection traque sa proie à la trace, comme les trappeurs. Le roman populaire à mystère préfigurerait dans sa thématique et sa stylistique un genre nouveau : parent et distinct.
Le roman semi-populaire de détection nait en Grande-Bretagne et en France. En 1841 avec Edgar Poe et ses trois nouvelles (dont La lettre volée) connues en Europe par la traduction de Baudelaire et, avec Emile Gaboriau (1806 : L’affaire Lerouge). C’est la première figure d’enquêteur, Lecoq. L’enquête est au coeur du récit. Ce sont bien des romans policiers, et non judiciaires ou criminels. On peut parler de « policier archaïque» avec des enquêteurs sagaces, comme Sherlock Holmes, Rouletabille et les Arsène Lupin.
C’est un genre qui, d’emblée, est lié à la modernité, sur plusieurs plans :
Son développement correspond à l’extension du capitalisme industriel qui lui lègue son substrat thématique : la métropole criminogène, la criminalité des marginaux… et son terreau idéologique et fantasmatique : voir Dominique Kalifa, L’encre et le sang*. La fabrique du crime dans la presse, à travers l’hégémonie du fait divers, comme dans les premiers romans policiers, fascine le public (exorcisme ? catharsis des angoisses de l’époque ?) et nourrit une idéologie sécuritaire et coercitive.
Le roman policier épouse -dans son développement même- la dynamique de la culture des mass-media qui se met en place entre la fin du Second Empire et la fin du premier conflit mondial avec l’apparition d’une presse à grand tirage, rampe de lancement du RP.
Des très grands tirages (100.000) de livres deviennent ainsi authentiquement « populaires » et à faible coût (la « Collection bleue), de Fayard). Le lectorat de masse est visé, avec l’alphabétisation, plus ou moins achevée.
Le roman policier est cosubstantiellement lié au développement de la culture des mass-media: il surfe sur l’essor de l’imprimé, flirte avec le cinéma (les premiers grands succès du cinéma populaire: films policiers avec Nick Carter, Chéri-Bibi, Fantômas… )
Il s’impose et séduit par la « transmédiaticité » : l’aptitude de
récits ou de figures à changer de support pour se disséminer dans l’imaginaire collectif.
1920 / 1968
les deux tendances du roman policier se développent en synchronie, entre les deux guerres, sur deux continents. Elles s’opposent durablement, comme deux postures antithétiques, à la fois esthétiques et stylistiques.
En Europe, triomphe le roman d’énigme (Agatha Christie, Simenon) codifié dès 1928. En 1927 naît « Le Masque », collection dirigée par Albert Pigasse (Le meurtre de Roger Ackroyd, d’Agatha Christie). Le roman policier, là, est une « littérature moyenne », un divertissement pour gens de bonne compagnie voulant associer distraction et agilité intellectuelle (romans de Boileau-Narcejac). C’est le « roman-problème», genre i (suprêmement intelligent ». Le « Club des masques» réunit des lecteurs doués d’ «esprit d’observation, de logique, de finesse et de déduction » (A. Pigasse).
Parallèlement Hammett, Chandler, Chase, créent une littérature incisive sur l’envers du rêve américain et de l’euphorie capitaliste ; c’est, en France Manchette et ses outrances, mais aussi sa portée critique.
Le roman noir n’est pas nécessairement centré sur l’enquête. L’action criminelle n’est plus le préambule obligé de l’intrigue. Elle intervient en cours de récit et non pas comme déclencheur. La littérature noire est popularisée après 1945, par la Série Noire en Europe (avec Duhamel) et les adaptations cinéma. L’engouement est fort, chez les intellos, sans tarir la veine du roman d’énigme à la Boileau-Narcejac. Les deux postures sont vraiment différentes.
Citons encore Pigasse : « Nous éliminons impitoyablement tout ce qui est immoral, pervers, malsain »
(1954). Il s’agit de jeux de l’esprit, de divertissement, et non d’ « école du crime ». Mais en pleine guerre froide, c’est aussi l’essor du roman d’espionnage (Fleuve Noir). Pour moi, ce n’est pas du polar. Le succès est grand via les pulp fictions et les livres de poche.
1968 /2000
Pour certains d’entre nous, c’est comme en direct! Dans la foulée de mai 68 émergent en dix ans des
« producteurs textuels » (W. Boyd et D. Hammett, Jean Amila) qui ajustent leurs récits désabusés ou ironiques (marque française) aux zones d’ombres de la France des Trente Glorieuses et de la crise. Manchette en est l’emblème médiatique, puis Vautrin, Pouy, Raynal, Daeninckx, Jonquet, … et aussi ADG, comme pour prouver que le polar et le Noir ne sont pas égaux. Contestation nécessaire des ignominies capitalistes. Pour J-B Pouy, le mauvais polar est de droite, le bon est de gauche.
C’est le « néo-polar » qui consacre, rétrospectivement, l’appellation de « polar ». La définition « polar » naît par croisement entre policier, récit d’enquête et roman social. C’est le réalisme critique qui dévoile les soubassements de la société, déchire les hypocrisies de la comédie humaine du policier. Il serait une catégorie de récits à dominante noire, dont la trame narrative s’organise autour d’une enquête criminelle, et ce, quel que soit le statut social et professionnel du personnage dont le lecteur accompagne l’investigation.
Cela exclut: -Les jeux de l’esprit (Exbrayat, A. Christie) ;
-Le récit policier « psychologisant » (Simenon) ;
-La série des SAS (à l’idéologie manichéenne et fascisante, à la structure dramatique plus proche du roman d’espionnage).
A la limite, cela exclut aussi Japrisot, J-François Coatmeur, ou des auteurs « noirs» adoubés par le polar, mais sans enquête (les premiers romans de Virginie Despentes).
De fait, le genre tel que le lecteur l’appréhende, n’est pas forcément celui de l’éditeur ou celui défini par les érudits (cf. le « trash polar », éd. par Florent Massot).
L’appellation « polar » est malléable, ses contours défient la polémique. Dans le polar, la noirceur est constitutive du genre. Depuis Hammett, il nait de la synergie entre une forme narrative (l’enquête) et un regard critique sur le monde comme il va (mal).
Le polar suppose le décryptage d’énigmes en vase clos (défi intellectuel et déchiffrement d’un monde dont on dénonce les occultations par une enquête). La démarche est d’élucidation, d’investigation.
Jean PONS dans Les temps modernes d’octobre 1997* le dit bien : « Le roman noir puise ses matériaux dans les faits divers. Le monde s’y révèle cru et cruel, comme pour toute écriture matérialiste, qui s’oppose, par une construction critique du réel, aux présentations idéales travestissantes […]. Le réel n’est pas donné, mais il se conquiert ». Il y a décentrement du regard : Le Poulpe par exemple exploite les « failles », « désordres du quotidien ». D’où la proximité de l’écriture polareuse (pourtant fictionnelle) avec celle des journaleuac d’investigation, fouilleurs de vase.
La démarche est, bien sûr, liée à une mise en récit : ce qu’emblématise le dernier Poulpe, Ethique en toc, où l’incendie de la grande Bibliothèque inter-universitaire de Lyon est rattachée à la liquidation des preuves de la complaisance des universitaires de Lyon III pour les négationnistes.
Si 1995 marque le début d’une nouvelle phase historique policière (on manque de recul historique et critique) on peut rattacher cette nouvelle donne polareuse â la mise à mal des grandes utopies transformatrices avec le triomphe sans partage de l’Oncle Sam. Si le polar radiographie la société contemporaine, il en épouse les fractures historiques majeures : désintégration du bloc de l’Est et chute du Mur.
La création du Poulpe (lectorat et succès larges) se fait autour d’un projet militant ouvertement affiché en riposte au désenchantement. Parallèlement, émerge une nouvelle génération polareuse où le chaos et l’horreur sont posés presque comme indépassables : V. Despentes (« no future ! »)
Pour Dantec, « le Noir, c’est l’aiguille du sismographe qui enregistre les convulsions de notre monde malade. »
Le constat : c’est bien une base de départ, mais où est la rébellion ? Enfin, il y a brouillage des frontières entre le polar et la littérature générale : les transfuges, dans les deux sens, (de la Noire à la Blanche ou inversement) se multiplient. Le polar est reconnu comme un laboratoire pour les écritures d’avant-garde (Paul Auster, etc.)
Atouts et séductions de l’enquête du « Noir»
C’est l’enquête, qui serait la figure centrale de notre modernité, une fiction maîtresse de la société urbaine, industrielle, démocratique, qui exprimerait la légitimité de ses aspirations et ses contradictions. On y retrouverait le dispositif essentiel de l’Occident: la posture du chasseur, du pisteur, institutionnalisée.
La procédure de l’enquête (en sciences sociales aussi !) est florissante depuis le XIXè siècle et s’est imposée comme un moyen d’introduire un peu d’intelligibilité dans une société que la Révolution a rendue opaque. On cherche et on produit le Vrai, le Juste, c’est-à-dire des repères, seule voie légitime pour comprendre et exprimer des réalités aussi diverses que le crime, la pauvreté, les bas-fonds de la ville, la machinerie bancaire ! Cela correspond à une triple dimension :
une pratique : les replis du monde social ;
une opération intellectuelle : repérage de traces, d’indices et
constitution d’hypothèses ;
une mise en récit pour rendre intelligible ce qui a été trouvé.
Alors, le polar ?
Serait-ce une formalisation particulière du savoir et de la compréhension de nos sociétés ? A cela correspondrait la forme narrative et le projet du reportage-fiction. Notre délectation de lecteur s’en légitimerait ! Une autre vision (Gramsci) de la séduction qu’exerce la « littérature populaire» la situe comme « rêve éveillé».
On parle même de «paralittérature », et le polar s’ajusterait à six critères (Daniel Couégnas*) qui la signalent, dont l’existence d’un « péritexte » : appareil textuel éditorial par le biais de signaux, de titres, maquettes, noms de collections, illustrations, etc… qui engageraient, par un sous-genre repérable, une sorte de « contrat de lecture ».
Pour Umberto Eco*, comme pour Gramsci, le polar, comme tout roman populaire, « distille à la fois l’espoir et la consolation », l’attendu, « l’orgie de redondance » dans les ingrédients et le protocole.
Alors, serait-il en passe de devenir le prototype de la fiction de masse ? Il illustre bien les « pratiques sérielles de lecture » : « Ca se lit comme un roman policier ».
De témoignage social dérangeant, lourd d’enjeux, le roman policier serait-il tiré vers le ludique dont il illustrerait les formes : compétition, vertige, simulacre, hasard, selon Roger Caillois ?
Alors, le polar , littérature moyenne » comme la photo est dite
« art moyen »? Représentant une valeur symbolique construite hors des circuits de reconnaissance légitime et héritière de la littérature populaire ?
Peut-on le dire « semi-populaire » ? Les produits d’ « Harlequin » sont, en un sens, plus populaires que la « Série Noire » dont on sait que le lectorat disposerait d’un capital culturel plutôt élevé et serait surtout masculin.
Et le roman noir ?
Après 1945, les intellos s’entichent du polar, une intelligentsia (tant « catho » que « coco ») qui dénonce pourtant la littérature populaire comme « opium du peuple».
Actuellement, le polar est porteur d’un questionnement sur le monde, et illustre la réévaluation de pratiques de lecture longtemps jugées secondaires par des acteurs engagés dans les luttes citoyennes.
Il est peut-être » l’aveu du monde », il sert à le voir, à le comprendre. Quant à penser qu’il peut être un « levier» pour transformer le monde. Je reste dubitatif sur cet impact possible.
Jean-Bernard POUY :
Le roman noir est né des soubresauts de la crise de 1929, il est né de la black mass, de la formation des ghettos. Il faut descendre du canapé vers le caniveau : relater les effets pervers de la prohibition, de la corruption politique, etc. Chez Hammett, militant au P.C., détective d’agence qui en bave, briseur de grèves sans doute. Ce n’est pas un chevalier blanc. Mais, après, il prend position, sa littérature mute après qu’il a vécu du dur.
Chandler est le deuxième parangon, sur cent ans. Et joignons-y Mac Cain et On achève bien les chevaux (James Cain). Il se trouve, là, un représentant de la loi morale.
C’est bien un genre transversal, qui gagne peu à peu sur le policier. Le héros policier devenant détective : celui-ci ne représente que lui-même. Il peut être contre la morale, méchant, se tromper, être déprimé, exprimer des valeurs négatives (cf. Chandler).
En France, en gros, jusqu’à Manchette, â part Léo Malet et quelques autres, on reste dans le policier traditionnel avec le monde de Gabin, Pigalle, la lutte des flics contre les gangsters. Tout le jeu est codé, avec argot. Parfois ce jeu de rôles s’affine, il y a un début d’analyse sociologique. La brèche, différente d’une coupure épistémologique car des signes y préparaient, se fait bien avec Manchette. Il donne sa légitimité au roman noir français. C’est une charnière. Chez lui, on n’est pas gangster par essence, on le devient! Les personnages sont bien des gens du temps, par leur profession aussi… Ce sont des gens cassés par le monde et la vie. Ça s’arrête après Manchette.
En 1983 Daeninckx publie Meurtres pour mémoire. C’est le premier roman où on parle d’un événement plus ou moins celé (volontairement?) : la manifestation des Algériens en 1961, sous la «bienveillance » de Papon. Ce n’est pas un récit de dénonciation journalistique. Et ça, c’est une spécificité historique française forte. Grosso modo, tous les auteurs de polar avaient « vingt ans en 68 » : c’est l’école « soixante-huitarde ». Puis, ça a bougé, mais avec des particularités conservées : présence de personnages lambda, des road-movies, etc. Dostoïevski en un sens est déjà auteur de romans policiers.
Il y a une querelle autour du terme de « polar », terme qui a une vingtaine d’années (Manchette) et qui est un terme d’école. Il s’agit de jeunes auteurs, alliant une pratique d’écriture et une pratique d’édition dans de petites maisons (Sanguine, Engrenage) issues de 68.
Le « néo-polar », c’est tout et rien. Ce n’est pas un genre. Il est étudié à l'[Jniversité. Le champ a été ouvert à la « littérature du conte» qui s’est développée hors idées dominantes après le Nouveau Roman, la disparition de la fiction dans la littérature reconnue. L’éclatement de la fiction, l’éclosion de la littérature paysanne, historique (Jeanne Bourin), ont bénéficié au roman policier traditionnel.
Dans le polar, trois ou quatre catégories sont englobées, et se transpercent l’une l’autre.
Le roman à énigme (policier) existe toujours depuis les premiers : Une ténébreuse affaire, de Balzac, et Double assassinat dans la rue Morgue, de Poë. Stricto sensu, le roman policier met en scène des policiers. Le roman criminel illustre la mode des récits psycho-pathologiques (serial killers). Landru, Petiot, Jack l’Eventreur… Retour classique après une crise économique, comme le retour du fantastique, du vampirisme.
Petit à petit, le genre s’impose à part entière. Le roman noir est, lui, transversal.
Là aussi règne le mélange des termes policier/polar, même s’il y a moins de « flics ». Le Noir devient prépondérant. En gros : on n’y trouve pas forcément un crime, mais c’est le roman de la douleur du monde correspondant à l’état mental qu’on a le matin, en ouvrant le journal: y’a pas de quoi rigoler ! Entre l’économie, les guerres, les faits divers, quelque chose insiste à dire que « ça va pas ».
Alors le roman noir ?
Ça ressemble au spectacle du monde dans son rapport direct avec lhistoire (Jonquet, Daeninckx) ou à l’américaine : Patrick Raynal, les dérives. Il y a un lien avec Jack London et les « écrivains de l’erreur » : on est coincés. Le Noir est pourtant reconnu : de plus en plus de critiques littéraires, de cours et de thèses à l’Université. Le plus simple serait que ce ne soit plus un « genre », mais que la discrimination se fasse entre bons et mauvais écrivains, donc, à juger! Il y a eu beaucoup de passion. L’école du roman noir français, issue de 68, était très militante, puisque radicalement d’extrême- gauche. Cela change : les jeunes, plus isolés aussi, sont plus soucieux de stylistique, même si leur thématique essentielle et leur attitude par rapport au monde demeurent souvent proches. Il y a bien des vrais auteurs, mais pas de groupe. Virginie Despentes, pour moi, c’est du roman noir. Je la classe dans le polar, même si elle s’en échappe aussi.
La littérature populaire avait disparu lorsqu’il y a eu la décision de lancement du Poulpe. Ce n’est pas une idée originale en soi (cf. Patrick Cauvin; ou G.J Arnaud et « Le commandeur»). La seule originalité est celle du choix d’un auteur différent pour chaque titre. Il n’y a même pas eu une décision stricte, mais le pari de quatre ou cinq types dans un bar, avec un éditeur. A ce jour plus de centquarante titres sont publiés, plus de trois cents manuscrits en attente, puisqu’on ne les refuse pas, c’est ça la gageure. Du coup avec le succès, je suis devenu « politiquement correct ». Pour quatre ou cinq des auteurs, c’est leur premier roman. C’est une sorte d’atelier d’écriture géant, sous l’appellation contrôlée « libertaire » (pas « anarchiste ») même si les tendances sont multiples (rappelezvous : «vingt-deux trotskistes, vingtdeux tendances ! ») maoïstes, refondateurs, reconstructeurs…
Cela donne un panel d’interventions sur le personnage luimême, le Poulpe, profitant d’Arsène Lupin et du droit d’intervenir sur la vie publique. Il y a un côté tract, agitprop. C’est une expérience unique, car
tous les écrits livrés sont publiés (sauf un). On a de l’avance jusqu’à 2042! C’est terrifiant. Cela prête aussi à critiques. La collection a une disparité stylistique, mais la NRF, c’est pareil.
C’est une expérience qui a servi: dans le roman populaire à 10 francs, il se vend beaucoup plus de Poulpe qu’il ne s’en vend dans l’édition originale.
Il faut une lecture rapide, pas chère, jubilatoire, un plaisir immédiat: ce n’est pas Finnegan’s wake.
En gros, c’est une littérature de dénonciation quand même, d’interventionnisme parfois.
I1 y a des rencontres entre Rimbaud et les gauchistes. On a trop voulu m’enfermer dans un rôle de « découvreur». Si la Série Noire est une école, cela en dit long : que chacun, à l’intérieur, s’exprime. Il n’y a pas à cacher ses références, ni qu’on a une culture lorsqu’on est « intellectuel ». Même si on fait de la littérature populaire, on peut chàtier son style.
La seule règle : tout le monde peut lire cela. Le récit, l’histoire, (comme un conte), a un début et une fin. J’ai essayé d’en sortir, ça ne va pas. Si un type se balade avec une boite tout le long d’un récit, il ne peut pas mourir sans qu’on sache ce qu’il y a dedans! Ne pas cacher qui on est, oulipien ou autre.
Mais, l’histoire ne peut être cachée par un système référentiel, théorique ou stylistique.
Etre enfermé dans un genre a créé une combativité, un milieu, formé d’amateurs, de collectionneurs, de profs, d’intervenants sociaux dans les prisons, lycées et facs, proches des ateliers d’écriture, aussi de librairies et de festivals spécialisés… un milieu de militants ? Savoir si le polar français est de droite ou de gauche ?
A ma génération, il est d’extrême-gauche. Un auteur juppétiste décrirait-il le fonctionnement de la mairie de Bordeaux ?
Certains auteurs seraient-ils (drôle de catégorie) « anars de droite » ? I1 y a des auteurs avocats, anciens flics magouillés sur de grandes enquêtes, se vengeant (l’exemple de Montaldo ?). A part Ellroy (crypto-facho ?) le milieu est plutôt progressiste.
Après les romans noirs « purs et durs », il y a réaction (cf. Umberto Eco et Le nom de la rose) : jouant sur le plaisir du système de narration, l’enquête et le temps. Le lecteur est, là, vraiment partie prenante. Il y a jeu avec l’ellipse, le regard du lecteur sur l’auteur et le manque de l’information principale (Le meurtre de Roger Ackroyd). Dans Quand la ville dort, le jeu se fait sur les codes : le noir, la plume, le chat, etc. Le polar peut être plus ensoleillé avec la « torture » des codes, des scènes, des personnages mais cela reste un conte avec des repères: un actant, un opposant. Sinon cela va vers une littérature passionnante autour de questions comme : la lumière reste-t-elle allumée quand la porte du frigo est fermée? Si on arrive entre RobbeGrillet et Houellebecq, c’est peut-être palpitant: il n’y a pas d’opposant. Y aura-t-il panne, ou grève menaçant le frigo ?
L’essentiel, quand on raconte, qu’on soit griot ou auteur, c’est le plaisir de l’écriture et du lecteur, qu’on peut tromper mais qu’on n’oublie pas. Le lectorat est établi, et même il grossit, mais les collections se multiplient! La Série Noire existe depuis 1945, on publie cinq livres par mois, mais les bureaux sont coincés entre le WC et la photocopieuse.
LE DEBAT
J. Migozzi : La mention « libertaire », pour le Poulpe, a disparu entre l’édition Baleine et Librio. Elle est réapparue récemment.
J-B. Pouy : Avec le choix des éditions Mille et une nuits, cela aurait été différent. Le polar est-il en soi un genre littéraire ? Quand on l’analyse, il y a primat du conte sur la stylistique et une prédisposition au passage à l’écran et à la B.D., à la télé aussi. I1 y a une facture transmédiatique comme produit. Alors, le polar comme « cri rebelle » ? S’il est porteur d’une dénonciation, d’une rage, il devient, dans le formatage consensuel, même si les grandes fictions policières à la TV ne relèvent pas stricto sensu du polar.
A la sortie des films ou des téléfilms « polar », parle-t-on de sous-cinéma ou de sous-télé, comme on dit pour les livres sous-littérature ? La TV « mâche » tout, le libertaire y compris, et les décisions, pour le scénario, la réalisation, l’interprétation, passent par 150 personnes, trois TV, etc. Le lien entre tous ces « décisionnaires » ? C’est le refus de tout ce qui dépasse. Sur 1939-1945, les choses commencent à se dire; sur 1968, faudra-t-il attendre 2060 ? … à part une adaptation édulcorée. Pour eux à la télé, le polar c’est comme du Zola. La littérature « vériste » a-t-elle disparu du champ contemporain ? Le roman noir serait un peu cette littérature réaliste-là !
Une intervenante: « Le Furet » serait-il l’équivalent, pour les jeunes, du Poulpe ? Cela a commencé avec « La Souris Noire » il y a quinze ans. Le premier Daeninckx, La fête des mères, dans sa structure proche du film La nuit du chasseur, a frôlé l’interdit dans les bibliothèques et les CDI. I1 est difficile de se situer par rapport aux tranches d’âge, les 9-12 ans en particulier: nécessité ou pas d’une attitude pédagogique, d’une langue plus châtiée ?
J-B. Pouy : On se venge avec « La Série Grise », de 77 à 83 ans ou de 65 à 93, c’est selon! Bon accueil dans les hospices.
S. Vacher : Thierry Lenain a bien » su – et d’autres depuis – aborder le thème de la mort, du viol, ne s’interdisant l’abord d’aucun problème, mais attentif aux formes.
Une intervenante : Il y a embrouillage, pour moi, dans ce qui se dit ici sur la capacité de révolte et le polar. S’agit-il d’exprimer une capacité de révolte, ou de donner au lecteur cette capacité ? Serait-ce un tract en 10/ 18 ?
Est-ce le reflet dans la fiction des turbulences actuelles, ou un roman militant suscitant l’engagement ? Reportage et fiction sont d’ailleurs proches (« faits divers »).Et le style « formel » avec l’importance de l’aspect fictionnel pourtant m’embrouille encore…
J. Migozzi : Le polar est hybride: il conjugue les séductions d’une investigation et les charmes du récit qui ensorcelle. Débouche-t-il sur une bonne conscience du militant? La plupart des lecteurs sont en lutte avant de lire… Le Poulpe par exemple. Ils vont au Poulpe comme à la fontaine. Il faut étudier les pratiques de réception dans leur disparité. Dans « Poulpe » il y a pulp, le rapport est parodique. Mais Le Poulpe est aussi un avatar du surhomme romantique, du redresseur de torts moderne. Délivre-t-il « l’espoir et la consolation » ? Sur le plan fictionnel, la réussite possible d’une révolte individuelle dans la société d’aujourd’hui est une résolution « rassurante ». Car, vaille que vaille, il arrive toujours à river leur clou aux affreux fascistes. C’est, moralement, jubilatoire.
J-B. Pouy : Personne parmi les auteurs n’est (ni ne se prend pour) Zola, mais pour la plupart, ces bouquins, ça correspond, en gros, à leur vie de tous les jours, avec, en plus, le plaisir d’écrire : Le Poulpe c’est le moyen « d’y aller », mais… SAS est toujours là aussi! Quant aux codes et aux « principes fictionnels », chaque auteur est totalement différent et pourtant cela ressemble à ce qu’ils pensent du monde. Ce n’est pas Christine Angot.
La complexité douloureuse du monde passe ici, par le petit bout de l’entonnoir, il est à l’envers: un mec, un soir, rentre chez lui et… le monde apparaît. Mais la chute du récit doit exister, sinon ça tombe à plat.
Par exemple: dans un livre sur les centres de rétention, Roissy, etc., si le personnage principal disparaît, un autre reprend l’enquête là où elle s’est arrêtée brutalement. Il peut aussi (Le Poulpe) se bourrer la gueule, être près de l’erreur judiciaire, avoir même une pratique dure.
Un intervenant : Virginie Despentes et ses infusions de Tampax, ses déglingues à l’ecstasy, etc., ou Bukowski, est-ce du roman noir ou des chroniques fin de millénaire ?
J-B. Pouy : Oui, dans la mesure où une des vertus du roman noir est d’oublier les personnages du policier ou du criminel. Mais: les personnages n’y subissent pas de conversion. Or c’est la visée favorite du roman noir. Alors tout est permis, y compris le pire !
J. Migozzi : C’est de la provoc ! Mais Le Poulpe reste-t-il du roman noir ? Y a-t-il chez lui « conversion » ? Il change dans chaque volume, et pour cause d’auteurs différents, de l’un à l’autre. Il est déjanté ? Cassé de l’intérieur ? Non. Et, pour lui (et par projection, pour le lecteur) il y a triomphe. C’est plutôt euphorisant.
J-B. Pouy : Non! C’est du roman populaire français, de gare.
J. Migozzi : Alors, du polar ?
J-B. Pouy : Dans le polar, c’est le « noir » qui m’intéresse. Le roman noir, c’est transversal. Une définition ? La coupure se fait entre le polar et le roman criminel. Or certains de ceux-ci sont noirs, purs et durs. On suit un tueur dans Le silence des agneaux. Le roman populaire, lui, est « à côté ». Rouletabille est du roman de mystère, mais en même temps, le fumet surréaliste arrive ainsi que le roman « populiste ».
Le Poulpe, lui, c’est du roman populaire un peu crétinoïde : je veux bien m’en faire accuser, mais sur le mien seulement! Exemple : Hervé Prudhon est un des auteurs de roman noir les plus importants et les plus noirs. Son Poulpe est un des plus durs, la déprime en prime. Le Poulpe y est con, nul, et ne fait rien… mais il règle une histoire. Ce n’est pourtant pas un vrai Noir, car il ne change pas dans le cours du récit. Certains roman sont, par ailleurs, rigolos: humour déjanté. Westlake dans Le couperet, roman social pur et dur et roman noir, rigole « à distance » sur le chômage . Son héros, qui a une compétence très pointue sur le travail-papier, recherche et tue tous ceux qui pourraient lui piquer le poste qu’il vise ! Il a le boulot! Il a passé une annonce, c’est simple. Il n’y a pas, là, de conversion.
S. Vacher : Si, si ! Il croit à ce monde au début (celui des cadres), il tombe de haut. De naïf par rapport à la société, il devient critique, puis choisit la seule voie, rejoint la voie : il est cadre … et donc tueur.
Un intervenant : Dans le polar à la française, dans le roman populaire, il y a toujours une résolution positive : c’est l’une des contraintes formelles, que le héros triomphe. Dans Le couperet, la dénonciation d’un monde et l’obligation de s’élever (ou de tomber) en est proche quand même. Dans Smoke, chez Westlake aussi, il y a farce et dénonciation.
Un intervenant : On insiste sur l’implication des auteurs de polars dans leurs bouquins. Mais Dantec alors ? Comment le situer politiquement ? C’est fascinant, ambigu, ça met mal à l’aise.
J-B. Pouy : Dantec, il est d’une génération nouvelle, moins normée, il a écrit de la science-fiction terrifiante dès ses dix ans. Il a la tête farcie par le futur, centrée sur des discours utopiques. Et il est seul, au Canada, à Montréal. Il participe du capitalisme triomphant. Ce n’est pas un militant.
Pour Izzo, c’est différent. Il y a Marseille derrière lui, et Carey, Merle, etc. : école et nid de militants. Bien sûr il y a Pagnol en filigrane, le pastis et la farigoulette, mais la grève aussi et l’agitation politique. Un vrai terreau local. La génération nouvelle s’en échappe davantage.
Un intervenant : Il y a bien, en tous cas, résolution morale chez JeanBernard Pouy, et positive 1
Un intervenant : Chez Dantec, à la fin, dans son dernier roman, dans La sirène rouge, dans Les racines du mal, l’évolution va vers moins de positions politiques.
J-B. Pouy : Il y a chez lui un manque de culture politique terrifiant. Dantec ? C’est le clonage, Internet et l’informatique.
Le même intervenant : Dantec est attirant par cette violence. Mais il n’y a pas dénonciation, pas d’approche d’une réalité difficile.
Un intervenant : A-t-on entendu les auteurs de roman noir dans le débat sur la pratique de la gratuité du prêt dans les bibliothèques ?
La longue évocation de cette dernière question, qui était d’actualité fin avril 2000, s’est conclue sur la position de Gabriel Lecouvreur, personnage de fiction; position adoptée par J-B. Pouy : il est pour la gratuité.
Transcription du débat : Marie-France Richard-Eliet
Dessins de Hélène Richard Correction et notes : La rédaction de la Lettre Bibliographie: avec l’aide de Jacques Migozzi et des suggestions de Jean-Louis Vauzelle et de Marie-France Richard-Eliet.
Bibliographie
Daniel COUÉGNAS. Introduction à la paralittérature. Paris : Seuil, 1992.
Umberto ECO. De superman au surhomme. Paris: Grasset, 1993. Dominique KALIFA. L’encre et le sang. Récits de crimes et société à la Belle Époque. Paris: Fayard, 1995.
Denis MELLIER. « Thriller post moderne et frontières contemporaines du littéraire », in Le Roman populaire en question(s). Limoges: PULIM, 1997.
Marc LITS. « Le récit médiatique. Approches narratologique et ethnologique » in Recherches en communication. Le récit médiatique. Louvain : Université catholique, 1997.
Jean PONS in les Temps Modernes, n° spécial, « Pas d’orchidée pour les T.M. », octobre 1997.
Robert CONRATH. Le siècle rebelle. Dictionnaire de la contestation au XXème siècle. Paris : Larousse, 1999.
Collectif, sous la direction de Jacques Migoui. De l’écrit à l’écran. Littératures populaires: mutations génériques, mutations médiatiques. Limoges: PULIM, 2000.
Lire aussi :
Jacques DUBOIS. Le roman policier ou la modernité.
Ernest MANDEL. Meurtres exquis.