La violence, son rôle dans l’histoire

Avec Rodrigo de Zayas

 » Choc des civilisations  »
L’Occident : une vision du monde
fondée sur des préjugés

Christophe Nouhaud, en introduction au débat, rappelle le parcours de Rodrigo De Zayas et les raisons qui font qu’il est aujourd’hui devant nous pour réfléchir et débattre. Rodrigo De Zayas est un homme engagé dans la vie politique de son pays, l’Espagne. C’est aussi un homme engagé au travers de sa production littéraire. C’est un essayiste, il a particulièrement travaillé sur l’expulsion des Juifs d’Espagne et sur la question morisque au travers d’un essai. Il a également publié, à propos d’Israël et de la Palestine, un entretien avec un résistant palestinien. C’est un romancier, et ses préoccupations se retrouvent dans sa production romanesque où il parle de la Commune de Paris, de l’Espagne raciste du XVIIème siècle, de la question des Morisques, de la naissance de l’État d’Israël. Il faut aussi parler de sa carrière de concertiste international. Pendant plus d’une dizaine d’années il a fait connaître à un large public la musique de la Renaissance. C’est également un bibliophile puisqu’à Séville où il habite, il a une impressionnante bibliothèque avec des documents rares, ouverte à différents chercheurs. C’est quelqu’un qui, au travers de sa vie et de son parcours, a pu approcher les trois cultures, chrétienne, musulmane et juive et peut aujourd’hui nous faire partager un peu de ses connaissances.

11 septembre 2003, deux ans déjà… Mais c’est à un autre 11 septembre que pense Rodrigo De Zayas venu nous parler de violence et de terrorisme. C’est le 11 septembre 1973 qu’il se remémore, en se référant à un hommage de Louis Chedemois responsable de l’Institut social de la C.G.T, hommage à la mémoire de Salvador Allende.
 » Continuez et sachez que s’ouvriront bientôt toutes les grandes avenues où l’homme digne s’avancera pour construire une société meilleure « . Sur ces dernières paroles d’Allende, adressées au peuple chilien, juste avant son suicide considéré comme son ultime geste politique, Louis Chedemois rappelle le sort de ces milliers de Chiliens torturés et assassinés dont le sang rejaillit sur Pinochet, mais aussi sur la bourgeoisie chilienne et le complexe militaro-industriel financier et politique des états-Unis. Pour lui, la date du 11 septembre 1973 ne peut être occultée par un autre tragique 11 septembre, car le drame de Santiago n’est pas terminé. En effet, Pinochet survit libre, grâce à de honteuses complicités britanniques, vaticanes et autres. Le système qu’il a imposé à son pays n’a pas cessé de semer traverses et embûches sur les chemins de la liberté, pervertissant toujours des consciences et dévoyant les rapports sociaux. Cependant la résistance n’a jamais cessé. Isabelle Allende est de celles et de ceux qui poursuivent la lutte. C’est le continent latino-américain qui, dans son ensemble est devenu l’un des pôles de la bataille internationale contre les forces de la mondialisation néo-libérale. Porto Alegre rassemble contre Davos et contribue à alimenter l’immense réseau capillaire de réflexions, d’analyses, de dialogues et d’actions militantes, dans la ténacité du pas à pas quotidien.
Dans le texte de Louis Chedemois vient ensuite la transcription de l’avant-annonce du Chant général de Pablo Neruda : « …J’ai vu le mal et le méchant. Ils n’étaient pas dans leur tanière. La vilenie dans sa caverne, c’est bon pour les contes de fées. La vilenie, je l’ai trouvée assise aux tribunaux, je l’ai vue siéger au Sénat, bien habillée et bien coiffée. Elle détournait les débats et les idées en direction des portefeuilles. Le mauvais et le méchant sortaient du bain. Ils étaient là reliés dans le beau cuir de leur satisfaction, absolument parfaits dans la douceur moelleuse de leur faux décor. J’ai vu le mauvais. Pour éloigner cette pustule, j’ai vécu avec les autres, j’ai ajouté des vies à d’autres vies, je me suis fait chiffre secret, métal sans nom, invincible unité de peuple et de poussière. Mais quand je me suis fait pierre et mortier, tour, acier, syllabe associée, quand dans mes mains j’ai serré celles de mon peuple, quand j’ai abandonné ma solitude et remisé mon orgueil au musée, ma vanité au dépôt des vieilles voitures, quand d’autres hommes et moi, nous avons organisé le métal de la pureté, alors le mauvais est venu dire :  » Pas de pitié, qu’on le jette en prison !  » Mais il était trop tard. Le mouvement de l’homme était le dur printemps invincible sous terre, l’espoir qui préparait le fruit général « .
11 septembre… Oui, bien sûr, mais c’est à ce qu’il y avait avant, que pense Rodrigo De Zayas. Il pense aux 500 000 à 1 000 000 d’enfants morts à cause de l’embargo qui a suivi l’invasion de l’Irak en 1991. Il pense à la réaction de la ministre des relations extérieures des états-Unis qui, apostrophée par un journaliste, à propos de ces enfants morts avait répondu :  » Et alors ?  » Il n’oublie pas que si Saddam Hussein a commis l’effroyable erreur politique d’envahir le Koweït, c’est qu’il avait reçu l’aval de l’ambassadeur des états-Unis en Irak.

RODRIGO DE ZAYAS :
Nous avons à parler ce soir de terrorisme d’état, du regard sur l’autre dans ce moment qui nous projette vers un avenir de plus en plus incertain. Personnellement, je me demande s’il est possible de déterminer des aires géo-politiques dans lesquelles nous pourrions analyser la confrontation entre les cultures ou civilisations.
Prenons un exemple. On dit que 64% de l’humanité est encore engagée dans des activités agricoles. Or dans les pays du Tiers monde, les gouvernements, pour avoir des fonds, doivent s’adresser au Fond Monétaire International. évidemment les prêts du FMI sont fondamentalement conditionnés par le néo-libéralisme. Pour obtenir un prêt, des pays comme ceux d’Afrique noire doit libéraliser, c’est l’euphémisme qui veut dire ouvrir ses frontières aux exportations américaines de produits agricoles protégés et financés par les états-Unis, donc avec un prix de revient plus bas que les produits agricoles des paysans locaux. La conséquence en est que ceux-ci sont obligés de vendre leur terre et leurs bêtes quand ils en ont, et ensuite ils n’ont plus qu’à mourir de faim. Les moins infortunés versent des sommes considérables à des trafiquants d’hommes, de femmes et d’enfants qui les envoient en Occident, dans des exploitations surtout de primeurs sous plastique, comme par exemple en Espagne, où les salaires sont tellement bas qu’on peut presque parler d’esclavage. Bien entendu le mot est un peu abusif, mais ce sont tout de même des gens qui n’ont aucun droit social, aucun papier, aucune existence légale. Ils ne sont même pas logés. Sur 150 kilomètres de côte vers Almeria, on peut voir des plastiques sous lesquels vivent des travailleurs marocains sans papier. Vers Murcie ce sont des latino-Américains qui travaillent dans « l’agriculture par immersion ». Et ainsi de suite.
Où se trouvent les frontières ? Est-ce-que ces gens ont conscience de ce qui a causé leur malheur ? Je ne crois pas. Parce que s’ils peuvent identifier leur propre gouvernement comme étant responsable de cette situation, ils sont loin d’identifier le mécanisme de la cotation du dollar sur les marchés internationaux, qui a fait d’eux une matière première comme l’or ou l’argent. Ils ne sont pas conscients de ces mécanismes qui les broient petit à petit.
Donc 64% de l’humanité est en danger à cause de ce système, que des personnes comme José Bové se tuent à dénoncer sur tous les tons. Si je nomme José Bové, c’est parce que j’aimerais lancer un débat sur l’utilité réelle des OGM. Lorsque celui-ci dit qu’il n’a aucune mission politique, moi je crois au contraire que le débat est fondamentalement politique.
Que nous fait-on croire ? Qu’il y a une opposition entre une zone euro et une zone dollar, entre l’Union européenne et les états-Unis, mais les multinationales ne sont ni européenne ni américaines, elles n’ont pas d’identité nationale, elles réunissent les pays développés et laissent de côté le Tiers monde et le Quart monde.
Dans ces conditions-là, l’affrontement n’est pas idéologique, ce dernier ne vient qu’après coup. Ce qui est fondamental ce sont les intérêts financiers et économiques, la finance étant devenue une économie parallèle basée sur la virtualité. Les milliards de dollars échangés en quelques secondes à l’échelle du monde, qui ne correspondent à aucun bien réel, font que nous sommes assis sur un volcan et que la majorité de l’humanité est acculée à la mort, à l’émigration en masse ou à la révolte. En ce qui concerne la révolte (et là j’adresse une critique aux gens avec qui je milite depuis des années, c’est à dire à la gauche), j’estime que nous avons raté le coche, dans la mesure où les mouvements de résistance sont actuellement récupérés par l’islamisme le plus fondamental. En France, en Espagne, partout la gauche est morcelée, pourtant nous défendons tous les mêmes idéaux, nous voulons tous lutter pour cette majorité de l’humanité qui est dans une situation intenable. Je voudrais parler maintenant d’Israël, un cas que l’on croit comprendre. On croit que d’un côté il y a des terroristes et de l’autre côté le gouvernement israélien. Les débats à ce sujet sont d’autant plus échauffés, d’autant plus dangereux qu’ils reposent sur le vide. Par exemple si je me lance dans une diatribe contre le gouvernement de Sharon, tôt ou tard je me fais traiter d’antisémite. C’est absurde, on peut se poser la question sur un plan purement idéologique : comment se fait-il que des Juifs qui se réclament de la Shoah comme raison fondamentale pour la création de l’état d’Israël en 1948, puissent faire de cet état un pays nettement fasciste et raciste ? Cela veut-il dire que je suis anti-israélien ? Pas du tout, pas plus qu’anti-espagnol, bien que l’Espagne ait été une terre fasciste, il n’y a pas si longtemps. Pourquoi, parce que des Juifs ont subi l’horreur, on n’aurait pas le droit de dire que M. Sharon et ses acolytes sont des racistes fascistes ? Ce qui est grave, c’est que dans ce pays on vote pour un criminel, pas un criminel quelconque, mais pour quelqu’un qui a commis des crimes contre l’humanité, selon ce qui a été déterminé par les tribunaux de Nuremberg. Comment peut-on être Juif, dénoncer l’horreur qu’a été l’état raciste hitlérien et avoir le même état d’esprit ? Bien sûr, à un degré moindre, il n’y a pas en Israël de fabriques de morts comme à Auschwitz, certainement pas. Les Palestiniens sont un peuple dans une situation d’occupation qui voit ses résistants qualifiés de terroristes (ce qui ne veut pas dire que le fait de lancer des opérations suicide contre les populations civiles soit justifiable) et qui est tout entier sous le joug militaire. Combien de fois a-t-on entendu parler de femmes en train d’accoucher, qui n’ayant pu traverser un poste de contrôle, sont mortes ? Je connais bien Israël, je connais bien la Palestine, j’y ai des amis des deux côtés, et je puis vous assurer que bon nombre d’Israéliens d’extrême-droite considèrent les Palestiniens comme des êtres inférieurs.
Voyons maintenant ce qui se passe en Irak. On nous a menti en ce qui concerne les armes de destruction massive et l’occupation de l’Irak s’est faite essentiellement aux dépens des populations civiles. Si on en revient au procès de Nuremberg, il faut savoir qu’une des accusations les plus fortes dirigée contre Hermann Goering et qui lui a valu la condamnation à mort (finalement il n’a pas été pendu puisqu’il s’est suicidé) c’est les bombardements des populations civiles à Rotterdam et en Angleterre. Et que font les Américains en Irak ? La même chose. Mais peut-on amener M.Bush devant un tribunal et le condamner pour crime contre l’humanité ?
Parlons maintenant d’une autre frontière, celle qui existe entre l’information, la réalité et l’opinion. On est enclin à croire que les états-Unis, l’Union européenne, Israël sont des démocraties, donc des gouvernements par le peuple, ce dernier s’exprimant à travers un vote en faveur d’un candidat. Mais ce n’est pas suffisant. En réalité, la démocratie est une tyrannie cachée, car l’opinion de ceux qui votent est manipulée. Nous n’avons plus une démocratie, mais une doxocratie (doxa en grec signifie opinion). C’est le gouvernement par l’opinion, une opinion créée artificiellement. Les méthodes extrêmement sophistiquées de marketing font que la démocratie réelle n’existe pas. Sinon, comment pouvez-vous expliquer qu’en Espagne mes compatriotes votent pour un gouvernement qui fait tout contre leurs intérêts et ne représente qu’une infime minorité de riches ? Comment se peut-il qu’en France, on ait voté démocratiquement pour un gouvernement qui est en train de détruire votre système sanitaire, votre service public, notamment la SNCF et l’enseignement. Pourquoi supprime-t-on de plus en plus dans l’enseignement de la République française la philosophie et l’histoire ? L’histoire n’est-elle pas ce qui vous pousse vers l’avenir ? La philosophie, si elle est des réponses à des questions, n’est-elle pas avant tout une méthode critique ? Si on a conscience du passé on a l’esprit critique, on devient alors capable de dire à un gouvernement qui agit contre la majorité de ses administrés, de partir.
En revanche si on est pour la droite, on est pour ce système qui consiste à supprimer des postes de travail. Regardez ce qui s’est passé en Angleterre avec les réseaux de chemin de fer qui étaient magnifiques, maintenant les trains déraillent et tombent des ponts. Quant à leur système de santé, il fonctionne tellement mal que les Anglais qui le peuvent viennent se faire soigner en France, mais pour combien de temps encore ?
Pour la droite qui n’œuvre que pour la rentabilité, rendre accessible à tous un système de santé qui se tienne ou un réseau de chemins de fer qui fonctionne bien, n’est pas rentable. L’Union européenne a un credo néo-libéral absolu. Savez-vous que compte tenu de ce que l’on demande à la Turquie pour entrer dans l’Union, l’Union européenne elle-même ne pourrait pas y entrer ?
A quoi pensent tous ceux qui prétendent que le libéralisme représente la liberté ? Sommes-nous libres à partir du moment où la télévision que nous regardons tous détermine notre opinion et fait de nous tout à fait autre chose que des citoyens responsables capables de voter en connaissance de cause ? Les partis politiques de gauche sont-ils capables de s’unir ? Moi-même je milite dans la Quatrième internationale et je suis obligé de constater que par exemple en France, il n’y a pas un parti troskiste, il y en a trois qui représentent entre 10 et 11 % du vote. En Espagne c’est infiniment moins, nous sommes à peu près à 2%.
Que reste-t-il du Parti communiste ? Quant au Parti socialiste… Comment se fait-il que des socialistes sincères, des gens qui croient en ce que je crois, puissent voter pour des candidats qui, quand ils arrivent, commencent par tout privatiser ? C’est du socialisme ça ? ça fait longtemps que les socialistes ont renié la guerre des classes, Marx et tout ça, mais de là à tout mettre entre les mains de ceux qui veulent tout rentabiliser… Ce même système qui est en train de détruire notre service public, à l’échelle du monde cause plus de morts que la seconde guerre mondiale, et tout cela se fait au nom de la démocratie, de la liberté et des valeurs occidentales. Qu’est ce que l’Occident ? Il y a peu de temps, je siégeais dans un jury de prix littéraire arabe à l’UNESCO. Parmi les candidats il y avait un musulman, détracteur de la Charia, qui avait lu les principaux philosophes orientaux et occidentaux, et ce monsieur disait qu’il y avait de sérieuses oppositions de points de vue entre l’Occident et le monde musulman. Mais quel Occident ? Est-il possible que nous soyons tous derrière les mêmes idées, que nous n’ayons plus aucun sens critique? Est-ce que du côté musulman, il n’y aurait plus qu’une seule tendance? Ce manichéisme, s’il existe vraiment, donne la chair de poule. Mais le problème n’est pas là. Ben Laden, le chef de ces terroristes prétendus wahhabites, est un capitaliste tout à fait occidental, formé par les états-Unis. Le problème c’est l’Autre. Vous vous souvenez de Georges Orwell, 1984 : un quart d’heure de haine quotidienne obligatoire devant l’image de l’Autre. Or si nous ignorons notre histoire, nous ne pouvons pas savoir quel sens donner à cet Autre et à nous-mêmes.
Prenons l’exemple de l’Andalousie. 1492, le 2 janvier, tombe le dernier bastion européen occidental de l’Islam, Grenade. En 1499, Francisco Cisneros, confesseur de la Reine catholique, institue l’obligation légale pour tout musulman d’exercer un choix totalement libre selon le droit canon : le baptême ou la mort. Il va sans dire que peu de gens choisissent la mort, et on convertit en aspergeant de l’eau bénite, sur des milliers de musulmans. N’ayant pas reçu d’éducation chrétienne, ils tombent dans le domaine de l’Inquisition, bras juridique de l’Église dont la fonction est de juger les cas d’hérésie. L’Inquisition est implantée en Espagne en janvier 1482 par les rois catholiques Ferdinand et Isabelle, dans le but d’unifier l’Espagne de façon non seulement politique, non seulement géographique, mais idéologique, l’idéologie étant le catholicisme d’État, moyen extrêmement puissant de contrôler les masses. Au temps des Rois catholiques c’était le prêche obligatoire, aujourd’hui c’est la télévision.
Les musulmans ne comprennent pas que, pour faire honneur au prophète Jésus considéré comme fils de Dieu et Dieu lui-même, l’on mange sa chair et que l’on boive son sang. Pour un musulman espagnol à qui on n’a pas expliqué que tout ça est symbolique, c’est une religion monstrueuse. Là, effectivement, il y a un choix des civilisations, mais un choc voulu par l’État. Les Morisques vont être exploités jusqu’au décret de déportation signé par le diminué mental Philippe III, le 22 septembre 1609. Qu’ils soient chrétiens ou non, n’a plus d’importance, puisque le critère de définition n’est plus religieux mais social, mais racial, c’est à ce moment-là que l’on voit apparaître le mot « race » dans des documents de l’Inquisition.
Un document publié par un inquisiteur de Valence parle de 500.000 déportés avec 75% de pertes en chemin, car il était plus rentable de les débarquer en haute mer que de les emmener jusqu’à la place forte d’Oran.
Les précédents ne manquent pas. En l’an 35, l’empereur Hadrien avait ordonné l’extermination de tous les Juifs de l’empire : 90% de la population juive de la Judée a été ainsi éliminée, en pourcentage Hadrien était plus efficace qu’Hitler.
Pour en revenir à aujourd’hui, il ne s’agit pas seulement d’éliminer les musulmans les plus extrémistes, par exemple les wahhabites qualifiés collectivement de terroristes, mais d’éliminer par la faim 50 à 60% de l’humanité.
C’est contre cela que nous avons à lutter politiquement, ce qui mérite un débat.

Le Débat :

Un intervenant : Je reviens sur la guerre du Golfe. On sait très bien que pendant dix ans l’Irak a été financé par l’Occident, a été armé par lui et par les pays voisins comme l’Arabie saoudite. Cette guerre a été planifiée par les états-Unis.
C’est très intéressant de voir comment marche le matraquage télévisuel. Tout ce qui a été dit concernant l’Irak est un tissu de mensonges. Prenons l’exemple des couveuses, on sait très bien que cette fille qui prétendait avoir perdu son nourrisson était la fille de l’ambassadeur du Koweït qui jouait parfaitement la tragédie et dont les larmes étaient d’une vérité hollywoodienne. Beaucoup de téléspectateurs marchent. La presse n’est pas plus objective. Même le Monde manipule l’opinion, évidemment sous des allures plus sérieuses. Le capitalisme, la mondialisation essaient d’enjoliver l’image du futur, une telle manipulation empêche de passer à l’objectivité.

RDZ : L’information n’est pas toujours incomplète. Par exemple le journal espagnol El Pais, qui est l’équivalent du Monde, a publié un reportage sur les circuits d’émigration et d’esclavage (c’est le terme utilisé) en Espagne. Ce reportage a été fait par un garçon et une fille d’un courage extraordinaire qui ont refait le chemin des émigrés du début jusqu’à la fin et ont décrit cela en détail, en donnant des noms et des indications. Donc en Espagne, nul ne peut ignorer ce qui se passe. 91% des Espagnols se sont opposés à la guerre en Irak et pourtant les menteurs qui nous ont poussés dans cette guerre sont toujours dans notre gouvernement et ont de fortes chances de gagner les élections de mars 2004. C’est là que joue la force de la télévision. En ce qui concerne la critique, il y a deux façons de l’aborder : soit par le doute, le doute paralysant, je doute de tout donc je ne m’engage dans rien ; soit par le doute que les Grecs appelaient épokhè qui est le refus d’adhésion a priori. La connaissance est souvent limitée, mais sans aucune connaissance, sans aucune analyse, s’engager n’a aucun sens.

Un intervenant : Vous dites que José Bové n’est pas un homme politique. J’ai entendu des hommes politiques, surtout à gauche, dire qu’il ne faut pas se faire d’illusions, qu’ils auront peut-être le pouvoir politique, mais pas le pouvoir économique ; donc personnellement je préfère des gens comme José Bové qui s’attaquent plutôt au pouvoir économique.

Un intervenant : Dans une émission qui parlait du 11 septembre 1973, un ami chilien qui était au MIR à l’époque, disait qu’ils avaient été très naïfs. Évidemment Allende a été élu démocratiquement mais toute une partie de la société chilienne n’était pas prête à ces changements.
Ce que je vois dans l’action des mouvements sociaux du type ATTAC, c’est qu’on n’est plus dans la recherche du pouvoir, changer « Machin » pour « Machin », on voit bien que c’est de la foutaise, de toute façon ils sont tous pieds et poings liés à un système économique. Donc, comme vous venez de le dire, il vaut mieux chercher à comprendre et intégrer certains problèmes avant d’adhérer à un système. Voilà pourquoi des révolutionnaires n’ayant pas compris et n’ayant personne pour les contrôler dérapent et quittent la démocratie. Ce qui me plaît dans des mouvements comme ATTAC, c’est cette idée de comprendre ensemble. Je vais peut-être faire de la peine à certains, mais je crois que les combats de reconstitution de la gauche pour reconquérir le pouvoir, sont du temps perdu. Dans notre confort on oublie trop que 64% de l’humanité est gravement menacée. Même s’il y a des exclus en France, la plupart des gens sont dans un confort qui les anesthésie et ils gobent tout ce que leur dit la télévision, comme cette publicité qui affirme qu’on vit dans un monde où tout est possible, on veut nous faire croire que tout est possible, ce n’est pas vrai, ne serait-ce qu’à cause des lois purement physiques. On veut donc bien nous endormir.

Une intervenante : Le mouvement qui se développe actuellement qu’on appelle alter-mondialisme est très important car il se développe contre une mondialisation qui nous dépasse. Il fait appel à l’information et à la réflexion. Cependant je pense qu’il ne faut pas séparer l’économique du politique car après avoir réfléchi il faut concrétiser, le pouvoir politique est alors nécessaire pour mener les réformes à bien.
Le mouvement altermondialiste a besoin de l’action politique pour effectuer les transformations, ce qui peut se passer de façon complètement différente selon que l’on est en France, en Amérique Latine ou ailleurs. Les deux aspects sont complémentaires même si on a été très souvent déçu par les hommes politiques.
J’ai beaucoup apprécié vos rappels historiques, car ce qui manque énormément c’est le lien entre les différents évènements, ce que ne donne pas l’information télévisuelle où tout est concentré sur l’image choc. Par exemple quand on voit un bus qui saute dans une rue de Tel-Aviv, devant l’horreur de ces corps déchiquetés, la réaction du téléspectateur lambda est de dire : eux tuent, les autres ripostent, c’est normal. Il ne réfléchit pas au fait qu’un État de droit ne peut pas se permettre les mêmes méthodes que celles qu’il dénonce chez les terroristes.
C’est le même problème que la peine de mort qui est basée sur la loi du talion, (tu as tué, tu seras tué), la justice des États de droit est passée à une autre phase. Il est donc important d’avoir une réflexion ancrée dans l’histoire, même dans l’histoire récente.
On peut critiquer la presse écrite, cependant elle permet d’avoir un certain recul. On a beaucoup perdu en matière de pluralité de la presse mais si on sait lire entre les lignes, on trouve encore des informations valables.

RDZ : Évidemment les critiques de José Bové à propos de l’économie néo-libérale sont parfaitement justes. Quand il explique la façon dont le monde est en train de se faire étouffer par le FMI, la Banque Mondiale et l’OMC, ce qu’il dit est vrai. Mais il n’a pas de projet de rechange. Le problème est incontournable : ou on l’attaque d’un point de vue politique, ou on se contente de battre en brèche quelque chose que nous ne savons pas remplacer.
Donc oui, Bové peut être utile s’il se limite à ce qu’il est censé être, c’est-à-dire un syndicaliste. Nous militants en Espagne, faisons très attention à cette distinction entre le syndicalisme et l’action politique. Les deux sont nécessaires. Si on élimine la politique, ce qui est en train de se produire, je vous garantis que le syndicalisme n’a plus aucune chance.
à Porto Alegre, il y a eu une belle fête, on dansait la samba, c’était merveilleux, mais il n’y avait pas une idée, il y en avait 150, 200, 300, 400. Ce n’est pas en ordre dispersé que l’on peut détruire la puissance qui nous oppresse. Il faut autre chose. Quoi? Si je vous disais l’union de la gauche, vous rigoleriez. Pourtant!
Concernant Allende, c’est un fait que la bourgeoisie chilienne n’était pas prête à affronter un gouvernement avec à sa tête un communiste. Quel horreur! Mais le fond de la question ce sont les mines de cuivre.
Quand nous disons qu’il ne faut pas séparer le politique de l’économique, nous sommes bien d’accord mais je voudrais revenir à ce néo-libéralisme dont le but est justement d’éliminer le politique.
Si on admet, comme Francisco Fukuyama, que la fin de l’histoire sera la victoire définitive de la vision néo-libérale du monde, on arrive à la réduction de l’état à un rôle purement répressif : police pour l’intérieur, armée pour l’extérieur, du social n’en parlons même pas.

Une intervenante : Je vous ai trouvé extrêmement pessimiste. Il est vrai que tout au long de l’histoire des groupes humains en ont vampirisé d’autres, qu’entre gens de gauche il y a beaucoup de clivages et que le monde politique est en train de disparaître. Quand on entend qu’aujourd’hui 50% des gens seraient capable d’élire Sarkosy Président de la république, je me demande ce que nous, enseignants, gens d’un certain âge, pouvons dire aux jeunes. La plupart d’entre nous ici faisons partie d’ATTAC, de Limousin-Palestine, de différents mouvements, nous avons envie d’agir, mais ne faudrait-il pas arriver au fond pour donner un coup de pied et pouvoir remonter, c’est-à-dire ne faudra-t-il pas recommencer l’histoire ?

Un intervenant : Vous analysez très bien la réalité et malheureusement elle est ce qu’elle est : noire. Ceci étant, je voudrais souligner, pour prendre le contre-pied des méfaits du libéralisme, la richesse du monde associatif, richesse qui, elle, n’est pas d’ordre matériel.
J’ai milité dans pas mal d’associations et c’est là que l’on peut se battre. C’est le cas du cercle Gramsci, cet espace de liberté où il possible d’échanger des idées.
En ce qui concerne l’histoire, très souvent on a voulu faire passer la charrue avant les bœufs. On a voulu trop rapidement arriver à la réconciliation alors que l’histoire avait été occultée. Or, le passé a beaucoup à nous enseigner, et ce n’est qu’ensuite que la justice peut intervenir et que l’on peut arriver à la réconciliation que j’appellerais plutôt la reconstruction. Un exemple : Papon a été jugé pour ce qu’il a fait pendant la seconde guerre mondiale, mais pas, que je sache, pour ce qu’il a fait en 1961 à Paris. On ne peut pas faire l’économie de l’histoire. Il faut que justice passe, or elle n’est pas passée partout. J’ai vu un reportage sur le Chili, dans lequel la génération des enfants était en train de découvrir les souffrances endurées par leurs aînés et ces gens-là pleuraient, et je me suis dit que si les jeunes avaient le droit de savoir, nous, les aînés, avions le devoir de transmettre.

Un intervenant : Moi, je suis optimiste. On vit une période de mutation, de bouleversement. Aujourd’hui, on raisonne encore avec des schémas, notamment en politique. Il faut essayer, quand on est pris dans un processus de changement, de savoir ce qui change, et arriver le plus consciemment possible à créer des réalités nouvelles.
Les institutions politiques sont prises dans ce mouvement, dans ce maelström.
Question écologie, au début du Cercle, on a invité Vincent Labeyrie pour parler de marxisme écologique. C’était il y a vingt ans. Aujourd’hui c’est la télévision qui parle de changement de climat, de l’effet de serre et compagnie, avec la science, la technologie, c’est tout un ensemble qui est en train de se bousculer. Ce sont des outils philosophiques qu’il faut maintenant saisir. Or ce soir, je suis un peu déçu parce qu’on a passablement utilisé des schémas.

Concernant ce qui pourrait être un projet pour la jeunesse, je n’en vois pas de meilleur que de lui fournir des armes qui lui permettent de critiquer, pas dans un sens négatif mais dans le sens d’avoir des capacités critiques devant les propositions qui lui sont faites à travers les médias et particulièrement la télévision. Pour cela, c’est l’enseignement qui est en première ligne, car c’est quelque chose qu’on ne peut pas attendre de toutes les familles de tout un pays.
Il y a au moins trente ans, Jacques Dérida a permis à la philosophie d’être maintenue en secondaire, il aurait même voulu qu’on commence son étude dès l’âge de six ans.
Mais promettre encore une fois monts et merveilles à ceux qui vont porter quelqu’un au pouvoir c’est continuer ce qu’on a toujours fait. Et si nous sommes en position de changement, ignorant peut-être les tenants et les aboutissants, faut-il au moins avoir une capacité critique.
Vous dites que je suis pessimiste. Mais n’y a t-il pas de quoi, quand je vois que les grèves d’enseignants n’ont donné aucun résultat? Il y a des précédents. Par exemple, en Angleterre, sous Mme Thatcher l’opinion est devenue défavorable aux syndicats parce qu’il y avait eu un excès de manifestations et de grèves.
Que faire ? Se conformer, comme fait la majorité des gens, critiquer pour soi, militer dans des ONG ou faire la révolution? Donc la question c’est le choix. Mais il faut que nous y allions tous, sinon on se cassera la gueule. La révolution, je souhaite sa victoire. Est-ce que j’y crois ? c’est autre chose.
Quant au tissu associatif, je pense qu’il est très important. Aristote le disait déjà : nous sommes des animaux politiques. Mais il n’y a pas un tissu associatif, il y en a beaucoup, généralement produits par des ONG et souvent il est difficile de savoir qui les finance et quels sont leurs intérêts réels.
Pour répondre à ce qui vient d’être dit sur l’écologie, je pense qu’elle est un projet politique de pouvoir et que, une fois que les écologistes seront au pouvoir, ils se rendront compte qu’à part le fait d’arrêter d’empoisonner l’atmosphère, il faut aussi gouverner, c’est là que la chose se complique. Je n’ai jamais entendu un parti écologique avoir un véritable projet de gouvernement. Je pense donc que la protection du monde est un projet politique qui doit être incorporé à un des partis de gauche majoritaires. C’est une idée personnelle dont on peut débattre.

Une intervenante : C’est une petite jeune qui vous parle. Je reviens d’Israël et j’ai été un peu choquée quand vous avez parlé à son sujet d’État fasciste. Je ne sais pas si vous entendiez État au sens de gouvernement ou au sens de la nation. Mais je tiens à dire que tous les Israéliens que j’ai rencontrés (et j’en ai rencontré beaucoup), m’ont tous parlé de paix. La seule chose que j’ai à leur reprocher c’est que ne se sentant pas du tout représentés, ils s’intéressent de moins en moins à la politique.

Un intervenant : J’étais en Palestine. Une chose importante à dire c’est que dans les territoires occupés il n’y a que des colons et des militaires israéliens. En fait, la plupart des Israéliens ne peuvent pas voir ce qui se passe chez les Palestiniens.

Un intervenant : Je crois que ce soir, au contraire, c’est une rencontre optimiste qui permet de méditer sur ce qui se passe et de ne pas s’instituer comme consommateur. Je trouve que l’on n’a pas navigué sur des grandes considérations idéologiques. Je me réfère à Umberto Eco pour parler de petite révolution à l’échelle personnelle. Il s’agit d’arriver à une certaine cohérence concernant notre situation dans le monde, notre rapport à l’autre, les interactions entre les groupes. Il s’agit de retourner à l’histoire qui permet d’avoir les matériaux, et à la philosophie qui permet d’en trouver le fil conducteur.
Gramsci parlait de pensée organique, en effet la pensée devrait trouver son ancrage dans le réel.
S’il y a échec du côté politique c’est parce que la plupart du temps nous sommes bombardés de programmes qui n’ont pas été testés dans le réel, qui n’ont pas été vérifiés dans les faits. Là, nous sommes en train de voir comment et pourquoi échapper à cette manipulation. C’est un projet qui est long, un projet qui s’apprend, il s’agit de déterminer les jalons pour atteindre une certaine autonomie en face des forces qui veulent nous spolier de l’économie.

Un intervenant : Je voudrais revenir sur l’idée du choc des civilisations, idée que je trouve fallacieuse.
Dans la « Première guerre civilisationnelle », livre d’un économiste marocain publié juste après la guerre du Golfe en 1991, l’auteur évoque les trois peurs de l’Occident : la démographie, l’Islam et l’Asie. Quand on creuse dans la pensée occidentale on trouve toujours l’obsession de l’Autre, pas dans le souci de le comprendre mais toujours de le prendre comme bouc émissaire, et quand les chercheurs occidentaux ont développé certaines sciences comme l’anthropologie pour comprendre cet autre, ils n’ont pas appliqué les mêmes règles, ni les mêmes concepts à la société occidentale.

RDZ : En premier lieu, je voudrais répondre à la jeune interlocutrice. J’accepte sa critique : quand j’ai qualifié l’État d’Israël de fasciste, le terme était un peu à l’emporte-pièce. Il faut nuancer. C’est un État qui a des aspects du fascisme dans ses relations avec les Palestiniens, mais qui à l’intérieur de son propre système a un certain degré de démocratie.
Quand je dis État fasciste je parle bien entendu des structures de l’État, le peuple israélien n’est sûrement pas fasciste dans sa majorité.
Il faudrait peut-être trouver un autre terme pour définir cette chose très particulière qu’est cet État semi-démocratique, à l’intérieur duquel on trouve des tensions racistes même entre Juifs, par exemple vis à vis des Juifs érythréens, et qui oblige ses ressortissants arabes à porter sur leur passeport la mention « arabe ». Dès lors que les ressortissants juifs n’ont pas de mention concernant leur religion, dès lors que des citoyens, même des députés arabes, sont considéré comme des citoyens de seconde zone pour des raisons raciales, dès lors que l’État occupant la Cisjordanie se comporte comme d’autres armées d’occupation fasciste, alors coupons la poire en deux, disons que c’est un État à la fois semi-démocratique et semi-fasciste.
A propos des Juifs qui ne peuvent pas entrer en Palestine, c’est vrai et ce n’est pas vrai. En Cisjordanie, pour atteindre les colonies, il y a des routes qui traversent les territoires occupés. N’importe quel citoyen israélien peut emprunter ces routes qui ne sont pas accessibles aux Palestiniens et de là, entrer sur les territoires palestiniens, mais ils ne le font pas pour des raisons sécuritaires, car s’ils le faisaient, ils auraient toutes les chances de se faire couper la gorge.

Un intervenant : Cela me fait penser au temps des Grecs, il y avait la démocratie pour les hommes libres mais il y avait aussi les esclaves. Là, c’est un peu pareil, dans la mesure où les Palestiniens, c’est évident, sont des citoyens de seconde zone. En tant que photographe, j’ai fait une photo hautement symbolique : j’ai photographié sur un mur à Hébron, ville avec cinq petites colonies à l’intérieur, l’inscription suivante : « Arabs are sands niggers » (Les Arabes sont les nègres des sables). Il est évident qu’il y a une ségrégation.

RDZ : Je vous rappellerai un texte qui est de Lord Bonnefoy. Après la déclaration Balfour, faite pratiquement à la fin de la première guerre mondiale, il dit ceci : « Concernant la création [d’un foyer juif en Palestine] s’il y a lieu de tenir compte de la vocation historique du sionisme, d’accord ou non, on est obligé de reconnaître sa légitimité. L’opinion des Arabes qui se trouvent là, qui ont été sous la domination ottomane, il n’y a pas lieu d’en tenir compte, quoiqu’ils disent. » Il a adopté le point de vue sioniste. Le sionisme, longtemps avant la Shoah a déjà le projet de créer un État, c’est-à-dire la substitution d’un peuple à un autre sur un territoire donné. Le résultat est une occupation qui a commencé par une déportation massive. J’ai visité les camps de réfugiés à l’intérieur de la Cisjordanie : les conditions de vie de ces gens-là sont assez proches de celles d’un camp de concentration. Ce sont des choses que nous acceptons en Occident parce que vis-à-vis des Juifs nous avons mauvaise conscience. Parce que nous, nous les avons traités bien pire encore. Mais est-ce une raison ? Nous avons ce propos concernant le choc des civilisations, l’obsession du bouc émissaire islamique, asiatique, et tu as conclu en mentionnant le problème de l’orientalisme. L’orientalisme ça donne envie de rigoler : chez nous en Espagne, très récemment encore, l’arabiste était un orientaliste ; sur un globe, Orient/Occident, Est/Ouest, c’est une vue de l’esprit. Le problème de l’orientalisme c’est l’Autre vu d’en haut.

Un intervenant : On passe de l’affrontement idéologique à l’affrontement religieux et je trouve ça regrettable. Quand on entend le président américain dire qu’il parle au nom de Dieu, c’est assez choquant et je trouve que la religion devrait être quelque chose qui rapproche les gens, qui les aide à s’aimer. Or, dans pas mal de religions aujourd’hui on a des montées de fanatisme.

RDZ : Le fanatisme religieux existe depuis très longtemps. Je ne sais pas s’il s’agit d’une montée ou d’une bouffée comme il y en a périodiquement. Bush qui rend obligatoire la prière avant les réunions des ministres, ça nous fait rigoler, mais il n’y a pas si longtemps en Espagne on le faisait aussi. Et qui gouverne réellement en Espagne ? C’est l’Opus Dei ! L’Opus Dei est créé à la fin des années trente par Baptista de Balaguer, qui envisageait d’évangéliser le grand capital et qui était un admirateur d’Hitler et du nazisme, pas tellement par racisme… mais parce que c’était une arme contre le matérialisme athée des affreux communistes. Ce sont ces gens-là qui nous gouvernent en Espagne et qui sont membres de l’Union européenne.
Le combat social mené au milieu du XIXème siècle a abouti à des choses extraordinaires comme la sécurité sociale. Le principe même de l’État social est en pleine régression. C’est là tout le problème dans des pays comme les nôtres où l’État démocratique de droit est transformé en État purement répressif ; et c’est le sens qu’a monsieur Sarkosy en ce moment. Le fait qu’une majorité de Français soient éventuellement capables d’élire ce monsieur-là à la présidence de la République c’est en effet extrêmement grave. Parce que ces Français-là sont en train de voter contre eux-mêmes.

Un intervenant : C’est ironique mais Sarkosy a réglé le problème corse de façon remarquable ! Si la moindre bombe sautait à Poitiers ce serait la révolution : il y a des bombes qui sautent dans tous les coins en Corse et on trouve ça normal, c’est presque relégué à la rubrique des chiens écrasés.

Un intervenant : Je vais prendre le contre-pied. C’est vrai que les années 80 c’étaient des années de plomb. Je n’étais pas dans le même état d’esprit que la personne qui s’est exprimée avant. On en parlait avec Miguel Benasayag il y a un an ici. Lui il avait une pêche d’enfer. Faut dire qu’il revenait d’assez loin et quand il est rentré en avion militaire de la dictature argentine il a vu qu’en France les gens étaient très tristes. Pourtant il sortait de tôle, les gars étaient torturés… C’était après 68 et nous, on était euphorique et on ne savait pas que ça allait basculer, avec la crise des années 80. Aujourd’hui on dit : « ah Bové », enfin Bové c’est le symbole « Porto Alegre »… je vois ça comme un début de quelque chose de neuf et qui peut se potentialiser assez vite. Et là-dedans la faillite de l’État social, c’est le passé. Dans l’État social il y a sûrement des choses à trier. Parce que l’État social c’est aussi les caisses de chômage… c’est une superstructure qui procède d’une société d’une certaine époque – capitalisme industriel, monopolistique. Aujourd’hui on n’en est plus là. On va fonctionner avec des systèmes d’organisation en réseau et ça on est obligé de s’y mettre, que ce soit Seillière ou la CGT. A l’heure actuelle on vit quelque chose de nouveau. Il ne faut pas plaquer les schémas du passé. Il n’y a pas de projet tout ficelé.

Un intervenant : Pour continuer dans cet esprit-là, je crois qu’on a quasiment la preuve aujourd’hui que le monde est condamné. Si ce n’est pas politiquement c’est physiquement. Si on ne réagit pas dans les cinquante ans, nos sociétés occidentales vont s’écrouler. Ivan Illich disait : « ça tombe bien parce qu’on a construit, ça ne marche plus, il faut tout réinventer ». Nos structures de l’État social sont arrivées à bout de souffle : notre enseignement n’enseigne plus, nos transports ne nous transportent plus. Les choses n’existent plus que pour elles-mêmes. Par exemple, le Crédit agricole a été inventé pour aider les paysans. Regardez ce qu’il est devenu aujourd’hui. C’est hallucinant. Il faut tout réinventer. Et je ne crois pas aux hommes politiques élus dans notre système « démocratique », d’opinion. La gauche nous a donné des espoirs et qu’est-ce qu’elle a fait ? Elle nous a fait avaler que l’économie de marché c’était la fin de l’histoire, qu’en dehors de ça, point de salut. Mais non! Il faut refuser ça ! Et c’est en refusant ces schémas et en inventant autre chose qu’on en sortira. Et qu’on peut redevenir un peu plus joyeux, un peu plus créateur et reprendre nos vies. On est imprégné par cette société d’abondance où l’énergie pas chère nous a permis de soulever des montagnes (ex : les autoroutes qui traversent la France de long en large, mais pour aller où ? Et on a oublié de vivre notre quotidien avec notre voisin). On a un virus dans la tronche qui nous fait croire que la vie c’est ça : on perd notre vie à la gagner! Il y a d’autres choses à faire que d’aller travailler pour vivre. Surtout pour produire, produire, produire, pour quoi ? Et le jour où on n’a plus besoin de nous on nous jette, on ne peut même plus consommer. Et c’est ces schémas qu’il faut casser.

Une intervenante : Une parenthèse sur les sondages : Sarkosy ça fait froid dans le dos, mais il y a différents sondages. Un tout récent (CSA) sur la mondialisation et ce qu’en pensent les Français. Il y a une majorité qui pense que ce n’est pas une bonne chose pour les gens ici. La tendance s’est inversée par rapport à il y a deux ans.
Par rapport à la peinture apocalyptique de l’État social, quand le terme a été employé tout à l’heure, c’était au sens de tout ce substrat, de construction d’acquis sociaux par des luttes. Ce sont des biens communs, que beaucoup de ces paysans d’Amérique Latine seraient bien contents de pouvoir gagner. Nos parents, grands-parents ont acquis le droit de se soigner sans se ruiner, de pouvoir communiquer entre eux… Qu’est-ce que c’est qu’un service public ? C’est un ensemble de biens, de services que l’on est prêt à financer collectivement pour pouvoir les utiliser de façon que chacun en ait une part égale. C’est quand même une notion très socialiste, voire communiste. C’est cet acquis-là (pour moi l’État social c’est ça, ce n’est pas un Big brother, c’est notre bien) qu’on réduit à des fonctions régaliennes (justice, police, armée). Bien sûr les choses évoluent, mais il ne faut pas faire table rase trop vite.

Un intervenant : Je crois qu’il faut inventer de nouveaux lieux de parole, c’est-à-dire cesser de parler une parole déjà dite, il faut arrêter de parler à partir d’écrits de médias, de statistiques ou autres.

RDZ : Si je fais la synthèse des trois dernières interventions, je remarque tout ce qui était le parcours de mes propres idées dans la mesure où dans la première intervention il y a tout de même une nostalgie d’un monde qui était à la fois plus simple, moins précipité dans le vide. Je crois que beaucoup de gens se rendent compte que passer des heures dans les embouteillages c’est l’enfer, ça se déglingue. Les vieux qui sont morts, quelques centaines ont été abandonnés… Quand est-ce qu’on va abandonner les gosses parce qu’ils braillent ? Donc, nostalgie d’un monde plus simple mais où il y avait la structure familiale, un tissu social, et c’est ça qui fout le camp. Qui a intérêt à ça ? Ceux qui nous exploitent ?
Le mot communiste a été lâché. La société communiste, où a-t-elle été appliquée ? La première chose qu’à faite Staline c’est trahir la Révolution d’octobre et installer une élite au pouvoir qui a exploité un peuple dans lequel il n’y avait pas de Sécu parce que les soins étaient gratuits, où il n’y avait pas de chômage, et où il y avait des goulags… Une société communiste c’est pas ça.
Inventer d’autres paroles. Oui, l’être humain n’a pas changé depuis l’apparition de l’Homo sapiens. Nous sommes exactement les mêmes. Ce sont les idées qui ont évolué : l’être humain est resté un animal social. Un Français avait dit : « Plus ça change, plus c’est la même chose ».

Un intervenant : Je ne nie pas la nécessité du monde politique. Je dis que pour l’instant il n’est pas crédible. Au début du cercle Gramsci je me rappelle qu’aux premières réunions on disait : « Nous sommes des mutants ». Et je crois qu’on est toujours en mutation et on sera des mutants tant qu’on n’aura pas dégagé une majorité qui, enfin instruite de comment fonctionne l’économie capitaliste, décidera si on doit changer. Aucune formation politique ne peut le faire ni le dire.
Le Larzac, j’y étais il y a trente ans et l’autre jour aussi. ça a changé. A l’époque il n’y avait pas plus de 30.000 personnes. L’autre jour 200.000. Et il a fallu demander aux gendarmes de barrer les routes. Donc les choses ont évolué, pas suffisamment, c’est vrai.
Marx, je ne sais pas s’il avait prévu l’internationale capitaliste ? Il ne niait pas que le capitalisme dans sa phase ascendante pouvait apporter du mieux, mais il le condamnait pour les phases de crise où il est capable du pire.

RDZ : Je crois que Marx avait adopté de Hegel la structure de la dialectique. Ce dont je parle, c’est la guerre des classes.
L’internationale capitaliste, c’est tout simplement le capitalisme. Le fond du problème c’est la guerre des classes.

Compte rendu réalisé par
Michèle Mandon.

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