Un projet artistique dans le champ social ?

Discussion avec Denis LEPAGE et Martine PANARDIE
Cette soirée du Cercle fut une discussion avec Denis LEPAGE et Martine PANARDIE de la Compagnie de théâtre Paroles et le public après une introduction sur l’historique de la compagnie.

Christophe Soulié : La compagnie Paroles interroge notre regard sur le monde qui nous entoure, et c’est de cela que nous allons débattre ce soir. C’est le Théâtre, évidemment. Par les situations qui sont montrées, les propos qui sont tenus, il parle de la vie, parle des passions, parle des désirs. Et Paroles parle à partir des marges, ou, en tout cas, interroge le centre à partir des marges.
La compagnie Paroles appartient à des réseaux, il y a une réflexion qui est commune là-dessus, et notamment le « théâtre en mouvement », acte de création, acte de résistance, texte qui construit ce réseau de gens qui ont cette pratique du théâtre, autour du social mais avec une pratique artistique. Ce qui est mis en avant dans ce texte, c’est la qualité de la relation à l’autre, l’implication de ceux qui sont en situation, la remise en cause des modèles sociaux, politiques et culturels… Donc ça c’est l’optique de ce mouvement auquel contribue Paroles. Et à partir de là, on peut interroger : “Qu’est ce que la culture dominante, ou dominée, et quelle création correspond à ce genre de choses ?”. Avec Paroles, je trouve que l’on peut interroger le rapport de la personne dans le groupe : ça aussi c’est quelque chose d’intéressant, la notion de citoyen d’un côté, ou alors la personne.
En tout cas, est-ce qu’en intervenant dans le champ social, Paroles forme des bons travailleurs, des gens qui seront prêts à être polyvalents et autour du « savoir- être « , des valeurs qui sont très en vogue dans la manière de produire, ou est-ce que Paroles produit autre chose en intervenant dans les quartiers ? Ce soir, on peut aborder toutes ces questions à partir du théâtre, qui se réinterroge à partir des marges, et cette manière de reconnaître à chacun un rôle critique et créateur.
La manière de donner la priorité à la parole des gens qui sont écartés par le système dominant est déjà un acte qui, à mon avis, est politique.
On peut dire que Paroles, en intervenant dans le champ social, n’est pas dans l’activation des dépenses passives.
Actuellement c’est insupportable pour la classe dominante et pour le patronat de donner de l’argent aux précaires et à ceux qui sont dominés : on préfère donner de l’argent aux entreprises pour qu’elles  » activent  » (les mots ne sont pas neutres). La pratique de Paroles ne va pas du tout dans ce sens, et c’est déjà une manière de se démarquer de cette intervention.

Denis : Il serait judicieux de présenter un peu historiquement la structure, pour pouvoir essayer de restituer les choses… Est-ce que c’est une histoire personnelle qui fait qu’à un moment ou à un autre, Paroles peut exister ?
Il se trouve que Paroles s’est crée en 1993, à l’initiative de deux personnes qui étaient déjà dans le milieu théâtral, plus ou moins conventionnel (la compagnie indépendante Expression 7, pour ne pas la citer), et qui se trouvaient en pleine mouvance des années Lang. On était là, du moins au niveau de la production artistique, dans une sorte de fabrication, me semble t-il, d’une tour d’ivoire pour les créateurs, qui leur permettait à un moment ou à un autre, de ne pas avoir – et ça a été des mots qui sont revenus après, lorsque Trautmann s’est retrouvée ministre – envisagé leur responsabilité par rapport à la société.
Quelque part il y avait, me semble t-il, un temps de vaches grasses pour la culture, un ministre battant et qui laissait les artistes trouver. Il y a eu un énorme développement des compagnies qui s’est fait à cette époque là. Le problème, c’est que, certainement, aussi, le théâtre semblait déjà se couper de ses publics habituels. C’était réservé de plus en plus à une frange de la société qui semblait se resserrer. Donc, à la fois, une augmentation des compagnies indépendantes, avec toute une série d’expériences parfois passionnantes, et en même temps un mouvement de désaffection par rapport au spectacle vivant (type théâtre, danse contemporaine…). Et il se trouvait qu’on était dans cette mouvance-là et qu’il y avait une interrogation personnelle de notre part :  » Qu’est-ce qu’on faisait là-dedans ? Qu’est-ce qu’on racontait ? Quelle était la fonction de ce théâtre au milieu duquel on vivait ? Quelles pouvaient être les places qu’il y avait en direction d’autres choses, d’autres publics que les publics habituels ? « ; toutes ces réflexions nous ont amenés à l’idée de créer un projet vers cette époque-là.

Martine : Oui, tu parles d’une histoire personnelle, et c’est vrai que ça s’est construit sur l’interrogation :  » Pourquoi toi, Denis, ancien prof, et pourquoi moi, éducatrice spécialisée, avions-nous envie d’un autre théâtre ? « . Cela correspondait bien avec ce que je m’étais donné comme fonction dans la société, qui était :  » J’ai envie d’enseigner quelque chose, d’apprendre quelque chose, d’apprendre à apprendre avec d’autres « . C’était ça qui me motivait. Je pense que l’aspect pédagogique a été quelque chose de moteur dans l’histoire.

Denis : Quand je parle d’expérience personnelle, c’est qu’il y avait des missions, quelque part, à travers les métiers d’origine, que ce soit éducatrice spécialisée ou enseignant, qui apparaissaient fondamentalement comme du contrôle social.
Et il y avait par ailleurs une envie de pratique artistique liée au théâtre qui nous amenait à côtoyer des compagnies et qui nous montrait que là aussi, on avait une reproduction d’une culture dominante et un discours à sens unique par rapport à une élite. Donc il y avait là aussi deux choses qui ne marchaient pas.
Nous sommes tous deux (ce qui est très rare dans le recrutement du milieu théâtral) issus de milieux très modestes, et en plus nous sommes autodidactes.
A partir de là, on est déjà atypiques dans ce milieu-là. C’est très difficile par la suite, pour tout un tas de raisons, de s’intégrer dans le  » move  » théâtral, quels que soient le projet, le talent, la persévérance, ou la possibilité qu’on a de s’inscrire dans des pratiques clientélistes, qui sont habituelles dans ces milieux-là. La création de Paroles vient à un moment où on commence à repérer toute une série de faillites dans les dispositifs d’intégration, de socialisation, de contrôle social, notamment en ce qui concerne les  » classes dangereuses « , manifestement médiatisées sous la forme du jeune de quartier d’origine maghrébine. Paroles vient aussi au moment d’une réinterrogation sur l’être, sur la place de la personne handicapée dans la société. Je pense que la société judéo-chrétienne commençait à poser une certaine culpabilité, loin d’un discours humanisé par rapport à ces personnes qui étaient encore tout à fait marginalisées. On avait une pratique d’enfermement objective, avec les établissements spécialisés – même s’il y avait des tentatives d’ouverture.
Il y avait toute une série de personnes qui travaillaient avec des publics dits spécifiques, dangereux. Des institutions se sont dit  » Ah ben c’est vrai, comme on est dans une certaine difficulté à mettre en place des formes opérationnelles, sympathiques, humanistes, de contrôle social, on va permettre, à un moment ou à un autre, à des acteurs qui se situent en-dehors du champ théâtral traditionnel, de venir et de monter des projets, et plus tard on ira même jusqu’à demander à des artistes installés, qui ont pignon sur rue, de reconsidérer leur responsabilité (c’est la charte de Trautmann) en essayant de faire en sorte qu’ils commencent à s’intéresser à ces publics spécifiques, difficiles, isolés, marginaux, dangereux, brûlant des bagnoles, pas comme les autres, etc.”
Ceci, au fond, pour intervenir dans une démarche totalement inscrite dans celle de l’après-guerre, qui était l’universalisme, à savoir qu’il y a un pauvre peuple, sans culture, et que tout le monde va se mobiliser pour qu’il accède à la culture.
Pour moi, c’est la culture qui écrase un peu tout le monde. A un moment, il y a à reconsidérer de quelle culture il s’agit, dans quel contexte, et quel rôle nous – qui défendons une démarche artistique – allons jouer là-dedans.
Paroles s’est crée dans ce contexte et dans ce milieu-là, milieu de « regard neuf  » sur des personnes. Comment était-il possible de les intégrer différemment ? Sachant que le mythe de l’intégration par le travail et de l’ascension sociale étaient en train de s’effondrer.

Martine : Oui, donc on s’est déjà construit sur cette interrogation : on servait un système, ou, dans ce système, on était libres de servir notre envie, notre plaisir, et de partager du plaisir avec d’autres. Ça a été la grosse contradiction dans laquelle on est encore : il y avait cette demande, et nous on avait envie de faire cette proposition au même moment, et les demandes se sont accentuées, cette mouvance de travailler sur autre chose que l’insertion professionnelle, travailler aussi sur le fait d’être à l’écoute de ces publics, de les  » calmer  » surtout (c’était des « publics dangereux « ). Donc on était pas très à l’aise et on s’en est rendu compte assez vite.
Mais bon, en même temps, quand on fait une structure, que les demandes se font et que le projet peut marcher parce que c’est le bon moment, on ne peut pas s’en plaindre. Parce que, bien sûr, il était aussi question qu’on bouffe, parce qu’on commençait. Je tiens à souligner cela parce que c’est quelque chose d’important et que c’est quelque chose qui nous habite encore.

Denis : C’est surtout le problème de la compromission, du fait qu’à un moment on reçoit des subsides de l’Etat, des collectivités locales, pour des missions qui sont souvent interprétées par ces collectivités comme des missions d’intégration, donc nous disons « Intégrer oui, mais intégrer dans quoi ? « . Pas de transmission de savoir, car on est surtout dans une démarche pédagogique, mais pédagogique dans le bon sens du terme, quel est ce  » bon sens du terme  » ? Dans une démarche éducative, mais là aussi, quel est le bon sens du terme ? Surtout dans une démarche… Je disais le mot  » rencontre « , mais là aussi, c’est un mot tellement bateau, il n’a pas grand sens…
Il y a une petite notion qui m’est apparue il n’y a pas si longtemps que ça, à savoir que pendant tout un temps, nous avons été dans la transmission des savoirs, puis on a dit  » Ah là là, c’est dépassé, il faut travailler sur le savoir-faire « . Maintenant nous sommes dans le  » savoir être « . Le savoir être, à un moment, c’est comme une  » tarte à la crème  » pour gratifier socialement à bon compte les personnes. Quand on nous demande ce qu’on fait, on n’est pas sur les savoirs, quoiqu’on soit peut-être sur une certaine forme de savoir-faire. On nous classe beaucoup plus sur le savoir être. Mais ça ne suffit pas, car là on est dans les grandes notions qui permettent de donner à des gens, repérés dans une situation de manque, les outils qui vont leur permettre de s’intégrer dans une société, que par ailleurs on critique. Donc là on essaye de se situer sur le faire être : Comment, à un moment ou à un autre, dans la formation artistique, arriver à travailler sur l’être des personnes, pour qu’elles développent leur propre regard critique sur leurs pratiques, sur le monde, avec cette pratique ?

Christophe Soulié : Ce sont des publics qui sont construits par les institutions : le jeune de quartier, etc. Vous êtes dans cette logique : il faut faire bouillir la marmite, mais vous faites autre chose : vous arrivez à créer une marge de manœuvre et un espace, vous remettez en cause cette notion du public  » catégorisé « , puisque vous mélangez les publics. Vous allez même à l’encontre des institutions qui construisent ces personnes, les classent dans un système.

Denis : Ça c’est assez compliqué, puisqu’il faudrait qu’on entre dans le détail de nos pratiques d’ateliers, car à chaque fois c’est différent. Il y a différents cas de figure : soit ce sont des publics  » captifs  » : dans ce cas, il y souvent un décalage entre l’attente de la personne en charge de ces publics, le public lui-même, et nous. Là, on a un réseau de contradictions. De la part du partenaire qui va nous demander d’intervenir, on est souvent dans une démarche d’intégration, de resocialisation, éventuellement de redynamisation, avec toujours derrière, une démarche d’évaluation sociale. Après, on a des gens totalement libres de venir, soit parce qu’ils n’ont pas trouvé leur compte dans une autre démarche artistique, théâtrale, et trouvent à Paroles une ouverture politique, et une manière de travailler qui met la parole des gens au centre de la pratique.
On a là des rencontres d’intérêt intellectuel, social, artistique, qui font que ce sont des démarches totalement individuelles. Il y a aussi d’autres cas de figure : il y a des gens qui viennent d’eux-mêmes et qui prennent la responsabilité de porter une représentation sociale particulière du fait d’être engagé dans une activité théâtrale. Il faut imaginer que, par exemple, pour un jeune d’origine maghrébine, il est quasiment impossible, du fait de la culture, de faire du théâtre. Quand ce jeune-là fait cette démarche, c’est sous le regard de la société, et il s’investit d’une mission de représentation, qui fait qu’à un moment, il se retrouve être la passerelle entre sa communauté, et des  » céfrans  » âgés, barbus, qui portent un regard artistique habituellement à 10.000 Km de leurs pratiques culturelles habituelles. Là, il y déjà une volonté de rencontre, et ces gens sont déjà  » sortis de la galère « , dans une recherche d’autre chose, de mélange des cultures et de réflexion sur les fonctions qu’ils peuvent avoir. Ils sont aussi dans les fonctions d’une recherche de représentation, et par rapport aux familles, on connaît des jeunes qui ont travaillé en atelier pendant six, sept ans, et qui n’ont jamais dit à leurs parents qu’ils faisaient du théâtre, et quand ça se savait, ils disaient “ah, on fait du cinéma  » : le cinéma ça passe, pas le théâtre.
Ça, c’est fabuleux, car le cinéma, allez hop! on prend et c’est fini, alors que le théâtre, c’est une recherche sur soi, sur des thèmes qu’on a envie de traiter et qui nous touchent immédiatement, pour pouvoir ensuite restituer à sa communauté d’origine et à d’autres communautés. C’était vraiment :  » Vous avez une technique théâtrale et une façon de nous amener à dire les choses, et on sent bien que vous avez des exigences artistiques, mais nous on ne comprend pas toujours, parce qu’on a des représentations assez particulières, fantasmées, du théâtre. Mais bon, ce n’est pas grave, on fait un deal de confiance et de cooptation des différents codes qui se mettent en place, et on va travailler ensemble sur des thématiques qui nous intéressent « . Et il est évident que les thématiques qui les intéressent nous intéressent aussi, ce sont les grands thèmes : le racisme, l’exclusion, la femme, la place de la femme dans la société… Ces thèmes-là ressortent immédiatement au départ. Et puis, petit à petit, les jeunes vont se retrouver, après avoir dit ces choses, à en dire d’autres, et autrement, beaucoup plus profondes, plus ambiguës, parfois contradictoires en elles-mêmes, en posant la difficulté qu’il y a à être au monde quand on est ce type de jeune… Alors là c’est totalement passionnant par rapport à ce type de groupe, parce qu’il y a une véritable évolution.
Cela est totalement différent des groupes dont je parlais au départ,  » captifs  » dans une démarche de resocialisation, de redynamisation… Là, on est dans la stratégie : l’attente du partenaire n’est pas du tout ce que nous, nous cherchons (faire être, faire naître un regard critique), mais elle est tout à fait autre. On est obligé de tenir compte de ça, et d’amener des pratiques théâtrales, qui font, qu’à un moment ou à un autre, les publics, qui sont là théoriquement pour se faire chier, pour apprendre à bien parler, à bien se tenir, à réussir un entretien d’embauche (parfois c’est aussi basique que ça) ; que ces jeunes-là, à un moment, partagent une chose avec le reste du groupe, qui est le plaisir. Le plaisir est encore totalement tabou dans ces espaces de resocialisation, il ne faut pas qu’on prenne de plaisir, il y a des anecdotes à ce sujet-là qui sont édifiantes. Tout à coup, découvrir que sa parole, partagée dans cette pratique théâtrale est intéressante, pertinente, juste, et voir qu’un autre ne dit pas la même chose, et que donc elle n’est plus si juste que ça…
Travailler les contradictions à l’intérieur du groupe : au lieu de travailler sur l’homogénéité, au contraire, on travaille sur les individualités, les subjectivités… Ce qui nous importe avant tout n’est pas de faire du prosélytisme artistique, mais de révéler toutes les contradictions qui traversent le groupe, et de faire en sorte que le groupe porte l’ensemble de son message. Souvent c’est étonnant, il y a des choses très saignantes dites par ces publics, vis-à-vis de ce qu’ils vivent, vis-à-vis de leur sentiment d’être prisonniers de l’institution, de ceci, de cela, etc… Et les gens voient ça d’ici, et nous disent  » Oh c’est bien ! Comme ils ont bien appris ! « . Alors c’est génial, finalement chacun reste dans ses objectifs, tout le monde s’en fout, parce que l’essentiel c’est qu’à un moment ou à un autre, ils soient capables d’aller sur une scène quoiqu’ils racontent.

Martine : L’important dans tout ça, juste pour aller un peu plus loin mais tu l’a déjà dit, il ne faut pas oublier que l’on travaille beaucoup sur l’intime. On ne travaille pas la voix tout de suite, mais il est vrai que quand on fait un travail de voix avec un quelconque public, il y a beaucoup de problèmes, parce que il n’y rien de plus intime qu’une voix, et puis un corps aussi… il ne faut pas oublier que le théâtre, c’est une pratique artistique où il n’y a pas de garde fou, pas d’intermédiaire entre ce qui va être produit et nous. Donc en fait c’est la même chose : on est créateur et on crée avec nous, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de matière, de matériaux à malaxer, de peinture à projeter ou à mélanger… Là, on est un petit peu à nu, on a l’outil et le médiateur en même temps. Le produit final, ça va être avec son propre corps qu’on le fait, il ne faut pas oublier cette dimension, la dimension de l’intime. Mais ce qu’on va trouver ensemble, dans un groupe, c’est que cet intime-là, il ne va pas correspondre à celui de l’autre, ou pas y correspondre totalement. La dimension qu’on va passer ensuite, c’est celle du public : on va aller raconter à d’autres ce qu’on a découvert ensemble, qui n’était pas pareil, ou qui était pareil. C’est ça, c’est tout simple finalement, mais on le dit avec des outils de tous les jours.
Là on se met vraiment à nu et on est en danger. Il y a vraiment le danger de la scène, je crois. Ça me semble primordial car on est habité de ça, et ça ne peut pas être rien dans la société actuelle, car c’est avec ça qu’on va aller s’adresser à l’extérieur, avec tout ce bazar-là qui n’est pas simple. Alors après, la contradiction dans laquelle on est toujours, c’est qu’on va aller dénoncer des choses avec le théâtre. Cette contradiction, on va la faire passer au public, et on va finalement faire passer quelque chose de très conventionnel, parce que le théâtre quelque part, c’est plein de règles. Il n’y a plus les  » poulaillers  » comme autrefois, les endroits où on pouvait huer les acteurs, il n’y a plus de tomates. Les jeunes en parlent beaucoup, des tomates, mais personne ne leur en jette, mais donc il n’y a plus ce danger dont je parle, comme avant. Finalement, on vient calmer un peu, même si on se met en danger.
C’est cette contradiction que je dénonce : on se met en danger, on dénonce des choses, mais en même temps, on se dit :  » Ah, on a fait ça, c’était bien ! « . On dénonce des choses, mais on ne fait pas mal à la société. On n’a pas brûlé de voitures dans le quartier. On a fait une belle pièce de théâtre, on a bien critiqué, ça a touché le spectateur, ça l’a ému, ça l’a interrogé, le soir il va se dire  » mais pourquoi on m’a dit ça, qu’est-ce que j’ai fait de mal ? « , mais au fond, on a négocié quelque chose dans le calme : c’est quelque chose qui nous anime tous les jours, quelquefois, on aimerait bien foutre le feu nous aussi… On a un outil qui veut le faire, on a toutes les données pour le faire autrement, justement, pour le faire plus dans le calme… Ça m’interroge beaucoup, je ne sais pas ce que vous en pensez, alors je vous renvoie la balle : “Qu’est-ce que vous en pensez, vous ?

Question : Est-ce que, par rapport à l’interrogation que vous avez, effectivement, c’est peut être leur permettre de dire à certaines personnes, dans le calme, des choses qu’ils n’auraient pas la possibilité de dire, et donc peut être de faire qu’ils soient plus calmes, si c’est l’institution qui demande qu’il y ait cette intervention, mais est-ce que finalement vous ne leur donnez pas la possibilité de se dépasser, d’aller au-delà de la stigmatisation ? Et tout à l’heure, je me demandais presque si ce n’était pas de l’  » art- thérapie  » ? Je vois la possibilité de sortir de leur stigmatisation, et peut être une démarche d’  » art- thérapie « .

Martine :  » On va toujours aller plus vers la socialisation, la construction de la personne, et du discours dans la société de cette personne-là, et de son positionnement politique…C’est ça qu’on va encourager. Surtout par le soin. Alors c’est bien malgré nous si ça arrive : c’est souvent que ça nous est renvoyé, surtout de l’institution spécialisée :  » Vous avez fait en sorte grâce au théâtre, que cette personne-là ne soit plus angoissée, ne se balance plus  » (j’ai longtemps travaillé avec des autistes). Une personne qui ne se balance plus sur scène, c’est fabuleux ; on découvre qu’elle se balance par hasard, un jour, lors d’une répétition… Elle se balance à l’arrêt, mais pas sur scène, ce n’est pas mon souci de donner du soin, mais ça arrive. Ceci dit, quand on décide de faire du théâtre, c’est aussi pour se soigner.
En fait, on cherche toujours à soigner quelque chose. A partir du moment ou ça devient un métier, par contre, on n’a plus le droit de se soigner avec. Nous, ça nous interroge à Paroles, on se dit qu’on devrait avoir dépassé le stade ou on se soigne avec ce métier : à partir du moment où on gagne notre vie avec, c’est la moindre des choses de ne plus se soigner avec. Après, qu’on apporte des soins, que ça se passe avec des personnes handicapées, c’est un fait, mais ce qu’on va privilégier, c’est le discours citoyen, le positionnement dans la société, les valeurs qu’ils vont défendre, le sens qu’ils donnent à leur vie et à la société dans laquelle ils veulent vivre : on va plus chercher un positionnement politique et social.

Denis :  » Il y a une chose un peu provoc’ que je dis aux institutions. Quand on nous dit :  » Oui, vous intervenez après de publics dangereux… « , je dis :  » Nous, on n’est pas là pour empêcher les jeunes de brûler des bagnoles, on est là pour qu’ils sachent pourquoi ils les brûlent… « . Maintenant, en prenant la dimension du soin, est-ce qu’on peut soigner l’envie de brûler des bagnoles ? Et si, sachant pourquoi il les brûle, il ne les brûle plus, il est guéri de ça ? C’est une pratique théâtrale, qui fait que malgré nous, à un moment, on a un rôle de temporisation sociale. Si il y une dimension soin, il ne faut pas la nier (elle est souvent vécue comme donnée, reçue…) mais ce n’est pas notre problème, je pense que c’est le problème de l’individu… C’est là aussi qu’on se distingue de l’  » art- thérapie  » parce que ce n’est pas une mission que l’on se donne.

Martine : Ça fait partie du trajet le soin, mais ce n’est pas l’objectif.

Christophe : Oui, a propos de l’  » art- thérapie « , après les discussions que nous avons eues, je ne vous voyais pas du tout là-dedans, puisque la réparation n’est pas votre objet, et je prends l’exemple de quelque chose que j’ai ressenti très fort : c’est le travail avec les sourds-muets par exemple, où la norme, pendant longtemps, était de les faire parler, et dès lors, ça fait des générations de gens qui étaient marginalisés de fait, puisqu’ils n’étaient pas en accord avec la norme. Le langage des sourds-muets était d’ailleurs interdit dans les lycées jusqu’au début des années 1990, je crois. Et vous, vous n’êtes pas là pour leur donner cette parole qui est la norme, vous, ça passera plutôt par autre chose, plutôt par le fait de faire bouger la société, de ne pas cantonner les gens dans des ghettos…

Denis : Faire bouger la société… elle est tellement lourde ! Interroger, questionner on va dire…

Martine : Il faut voir que c’est très difficile aussi de faire défiler des handicapés dans les rues… C’est un objectif que j’aimerais bien atteindre, mais je ne peux pas non plus le leur imposer. Eux, ils n’ont pas forcément les mêmes attentes et les mêmes objectifs. Loin de moi l’idée de leur mettre des pancartes dans les mains et de leur dire  » ça y est, faites la révolution ! « .

Denis : Sur la réparation. En termes d’influence politique, même en ce qui concerne la personne handicapée, il y a un super truc qui a été vécu, et qui mérite d’être raconté : on travaillait à une réflexion théâtrale, artistique, sur  » comment raconter la notion d’enfermement, le monde carcéral, la souffrance due à l’isolement, à l’enfermement, etc « . On avait un atelier avec toutes sortes de gens de tous milieux, et on a fait un travail qui donnait toute une série de questionnements, sans réponse, et qui montrait toute une série d’états, qui posait question intimement.

Martine : Ce travail était réellement sur la prison, très marqué, on voyait un gardien qui rythmait le quotidien, les rituels du milieu carcéral…

Denis : Quelque chose de très abstrait. Puis on est allé jouer ce spectacle à la Courtine. Type de public : très lourdement handicapé, etc … Il s’est trouvé qu’avant qu’on présente le spectacle, un comédien, dans un geste de grande générosité artistique, est venu lire des textes, de Claudel je crois… Tout le monde s’est magnifiquement fait chier, les handicapés se balançaient sur des sièges, visiblement ne supportaient pas. C’était terrible, lui était très gêné, et pendant les intermèdes, il enguelait ceux qui n’écoutaient pas… Puis on a présenté notre spectacle, et on a eu une qualité de salle…pfiou ! Manifestement, ils ont accroché. Après, les éducatrices sont venues nous dire :  » Eh bien, ils ont vraiment accroché, et en plus, ils ont réagi, il y a eu de la contestation derrière ! « . C’était en foyer occupationnel, en milieu très dur, et ce spectacle était très abstrait, très dur à comprendre, même avec des images qui parlaient…

Martine : Et eux-mêmes, ils se sont reconnus, ils n’étaient pas dans un milieu carcéral, mais ce milieu était totalement institutionnalisé…

Denis : Nous, on n’a pas d’autre mission que d’être des révélateurs puis des passeurs, de faire passer des choses même dans les situations les plus impossibles. Pour la réparation, qui fait la spécificité de notre démarche, ce n’est pas de dire :  » Oui, le texte est difficile, mais tu vas voir, on va t’aider et tu vas y arriver… « . Quelqu’un de « basiquement normal  » va y arriver en se disant  » oui, je suis le plus compétitif… « , mais quand c’est quelqu’un de profondément handicapé, qui a un putain d’accent maghrébin, etc, qu’est-ce que vous voulez lui faire lire du Claudel ? On s’en fout de ça ! Alors nécessairement, on va travailler sur sa parole, et sur toutes les façons possibles de révéler sa parole, et de lui faire comprendre que ce qu’il dit est pertinent. A partir de là, toute parole est essentielle.
Le principe n’est pas de travailler sur la réparation du langage, mais de faire de ce manque une richesse. On va faire en sorte que ce qui apparaît socialement comme un manque apparaisse artistiquement comme une richesse. C’est valable aussi bien pour un jeune avec un handicap  » social  » ou  » culturel « , que pour quelqu’un qui souffrirait d’un handicap physique ou mental. On n’est pas là pour faire de la  » monstration « , on ne prend pas un handicapé pour le mettre sur une scène et dire  » regardez, un handicapé qui joue, comme c’est émouvant… « . Il est là, conscient d’être comédien et du recul que ça apporte ( » je suis sur un plateau, avec un public, etc « ), et dans la conscience critique, il sait que ce qu’il dit tous les jours et dont parfois on le moque, va prendre une dimension artistique, c’est devenu artistiquement pertinent, pour des tas de raisons (travail, rencontres…).

Martine :  » Quand vous voyez des personnes handicapées aux répétitions, ils savent qu’ils viennent pour deux heures de bonheur, mais aussi deux heures ou il y a une écoute, une attention, une disponibilité à l’autre particulière, qu’il n’y a pas partout. C’est un lieu magique, c’est peut-être un lieu psy, moi je n’en sais rien, mais en tout cas, il se passe des choses…

Question : Pourriez-vous, pendant deux minutes, parler d’exemples de textes, que vous dites  » textes de théâtre  » ?

Martine : On a beaucoup parlé des ateliers théâtre avec des publics très différents, qu’on côtoie tous les jours, avec lesquels on crée des textes, mais il y a aussi des textes qui sont nos propres créations, ou on fait nos recherches sur des sujets sociaux ou d’actualité, parce que ça nous intéresse. Mais il nous est aussi arrivé de travailler sur des sujets de commande, type  » la maltraitance des enfants « , le sida plusieurs fois, le suicide aussi. Le dernier thème a été celui des combats de femmes (avortement, contraception…) des années 1970 à nos jours.

Denis : On peut fournir les textes, ils sont derrière. Mais pour nous, le texte n’est pas l’essentiel de notre théâtre, parce que sinon j’aurais peur qu’on reproduise une certaine forme de théâtre, assez classique dans sa recherche, qui fait tout passer par le texte, donc par le mot et l’intellect. Ça nous arrive, dans certains spectacles, de ne faire dire qu’un mot pendant dix minutes : c’est du texte verbal, mais non théâtral. Et dans ce contexte, une très belle phrase est sortie dans un vieux spectacle.

C’était un spectacle où il y avait huit personnes handicapées, et trois ou quatre comédiens de la compagnie : c’était donc un travail mixte. Et à un moment, une des comédiennes dites  » professionnelles « , n’arrêtait pas de répéter  » ça va pas, ça va pas, ça va pas… « , et les comédiens handicapés, qui jouaient leur propre rôle, allaient la voir sans cesse en essayant de la réconforter, etc. Et la fille qui n’allait pas, voyait, dans ces gens qui l’approchaient, tout ce qu’elle fuyait, et elle renvoyait tout ce regard au public. L’image de ces handicapés, alors qu’elle n’allait pas, la renvoyait à la laideur de vivre, à la mort, etc… Le groupe arrivait à se rapprocher d’elle, à l’entourer et la séquence se clôturait par une phrase de l’actrice :  » on est tous handicapés par notre image « . Et ça c’est une phrase qui nous a toujours traversés et sur laquelle on travaille en permanence, parce que pour chacun il y a un travail à refaire sur  » Quel est mon manque ? Quelle est ma richesse ? Comment transformer mon manque en richesse ? Comment me servir à un moment de ma richesse pour émerger du groupe ? Comment négocier dans le groupe ?

Anne : Christophe, tu as parlé de mélanger les publics. Que donne ce mélange ?

Martine : On appelle ça la  » transversalité des publics « , ils peuvent être mélangés sur scène, ils sont souvent mélangés dans la salle. Par exemple, quand on présente nos productions d’ateliers de l’année, comme dans quelque temps, il y aura déjà des publics mélangés : des scolaires, des handicapés de différents établissements, là on va aussi accueillir de jeunes Palestiniens qui ne seront là malheureusement qu’un soir. Tous ces publics-là vont être mélangés et se confronter aux productions théâtrales des autres, ils vont être étonnés des autres travaux, puis vont s’interroger sur les différents thèmes. Puis à la fin du spectacle, il va se passer des choses fabuleuses, les gens osent se parler puisqu’ils ont vécu la même expérience. Il y a une rencontre qui se fait. Il nous est aussi arrivé de mélanger les publics sur scène : les professionnels/ non professionnels, personnes handicapées… Là c’est formidable, c’est la rencontre de deux mondes artistiques, qui ne se soupçonnaient pas, et qui arrivent à donner des choses très intéressantes. Il nous est aussi arrivé par exemple d’avoir des jeunes  » de quartier  » avec des personnes handicapées, ce qui a permis par exemple à une personne qui travaillait avec les jeunes dans les quartiers, plutôt comédienne, d’entreprendre une formation d’aide médico-psychologique à l’école d’éducateurs suite à cette rencontre sur le plateau avec des personnes handicapées…

Denis : Sinon, il y aussi des ateliers  » libres  » avec des personnes handicapées, des comédiens, des personnes qui viennent car elles sont curieuses de rencontrer ce public-là, et des gens qui sont plus ou moins dans le milieu de l’éducation spécialisée, et qui sont intéressés par le théâtre, pour voir comment travailler ensemble, à développer des projets avec ce type de comédiens.

Martine : Je pense aussi, par exemple, à une personne qui voulait faire du théâtre en amateur, et qui a choisi de venir en atelier avec des personnes handicapées (en début d’année, on présente tous nos ateliers), et ça lui a permis d’avoir une expérience exceptionnelle, et de rencontrer ces gens-là, chose qu’elle n’aurait sans nul doute pas pu faire à l’extérieur, car ces personnes sont  » ghettoïsées  » : on leur organise des choses pour eux, et puis malheureusement, ces personnes ne peuvent pas trouver cette ouverture à l’extérieur : ça nous arrive que des personnes handicapées physiques viennent aux ateliers, et repartent au bout de quelques séances, car elles sont mélangées à des personnes handicapées mentales, alors là, bien sur, ça pose un gros souci, car ces personnes handicapées physiques se sentent dévalorisées d’être avec des personnes handicapées mentales, et veulent aller vers des espaces de théâtre dits  » normaux « . Et là, elles se heurtent à des difficultés, car il n’y a pas d’installations pour pouvoir accéder aux salles de théâtre, avec les fauteuils par exemple, et puis il y aussi des difficultés, car souvent on travaille sur du texte, et ces personnes ont parfois des difficultés de langage, d’élocution, et nous, on va au rythme de ces personnes handicapées avec qui on travaille, mais ce n’est pas le cas quand ils se retrouvent confrontés à une troupe de comédiens dits  » normaux « … Et donc ils finissent par revenir nous voir, et elles nous disent qu’elles veulent bien être mélangées avec des personnes handicapées mentales, car chez nous, on prend le temps de travailler avec leur lenteur, leurs difficultés, etc, parce qu’ailleurs on ne prend pas le temps, mais en plus on a peur, car on ne sait pas comment prendre le temps.

Denis : Il faut souligner que, pour les personnes qui choisissent à un moment ou à un autre de travailler avec nous, il y a une envie de développement personnel, mais qui passe par la curiosité envers l’autre, à l’inverse d’une certaine conception du développement personnel, qui passe par un développement de l’ego. C’est vrai que ça nous arrive que des gens viennent en activité chez nous, voulant développer leur ego, ne trouvent pas leur compte, et, à l’inverse, c’est vrai que des personnes viennent nous voir car elles sont à la recherche d’une curiosité envers l’autre et ne trouvent pas leur compte ailleurs car on leur demande de développer leur ego… Je vais essayer de répondre à la question des publics… Tous les publics dont on a parlé jusqu’ici étaient des publics  » participants « , après, il y a les publics  » spectateurs « , et le terme français de  » public  » regroupe ces deux notions. « .
Question : Vous avez dit que le mot  » public  » vous posait problème car c’était le même mot pour deux choses. Mais c’est votre spécificité d’introduire la notion de public  » médico-social  » dans le théâtre, sinon, cette notion-là n’existe pas.

Martine : Oui et non, parce que moi j’ai animé des ateliers dans d’autres compagnies, et on demande toujours  » quel public  » vous avez sur cet atelier, mais c’est vrai que nous on l’emploie d’autant plus du fait de notre spécificité de travail.

Denis : Par rapport à la notion des publics spectateurs, là il y a un gros problème, qui va peut être vous permettre de dissiper deux ou trois confusions dont on peut être victime et qui traversent notre parcours. La première est de dire  » attention  » : quand on crée un spectacle, on ne le crée pas à partir de rien, on le crée de quelque chose qui se sent politiquement et socialement, car c’est une préoccupation des publics avec lesquels on travaille. Ca a été le cas pour le travail sur le suicide par exemple, ou il y a une préoccupation très particulière d’une institution qui nous passe commande d’un spectacle, et il nous arrive souvent de voir qu’il y a une correspondance entre nos propres préoccupations et soudain le problème social qui se pose à travers la demande de l’institution. Quand c’est ça, on se pose la question des  » publics cibles  » : à qui on va le raconter, comment, et pourquoi ? Si on partait de nos seules préoccupations d’artistes, on ne ferait pas ce qu’on fait maintenant. Comment faire, en s’adressant à ces publics, pour que leur réticence connue à propos du théâtre puisse s’effacer ? Il y beaucoup de représentations péjoratives du théâtre, donc on veut essayer de savoir de quoi est fait ce public, et si il y a des spécificités en termes de code culturel, ou si il n’y a pas de spécificités. On est obligé de balayer les référencements culturels classiques, et de travailler sur des référencements qu’on pourrait avoir en commun.
Nous essayons de trouver les principes de cooptation artistique entre le public et le spectacle présenté. C’est un travail d’écriture très particulier pour que ce type de public réticent au théâtre puisse trouver au théâtre quelque chose qui lui corresponde, qui lui parle, qui le questionne. On a deux questionnements à faire passer dans nos spectacles : le théâtre, est-ce si chiant que ça quand c’est un autre théâtre ? Et ensuite il y a le questionnement sur le thème lui-même. Nous, on n’apporte pas de réponse au thème qu’on traite, on est dans la situation de questionner le public si le message passe bien. On a cette première contrainte de devoir s’adresser à un public réticent au théâtre. Et si on sort du spectacle en pleurant, en étant ému, c’est parce que ce qui est dit dans le spectacle est terrible, mais c’est aussi de joie, parce qu’enfin on s’y retrouve, et que notre parole est portée devant des gens pour qui elle n’était pas juste. Il faut arrêter d’être hypocrite, on nous subventionne pour travailler avec des publics dits  » spécifiques « , mais ces publics représentent en fait 90% du public, puisque seuls 10% des personnes ont accès à des institutions culturelles.
Comme il y a de la culture à deux vitesses, il y a du théâtre à deux vitesses. Donc on doit faire en sorte de rassembler le plus grand nombre de publics spécifiques, mais si on doit catégoriser, le public qu’on vise est le  » non public « . Je m’explique : il y a le public avec un grand P, qui représente les 10%, mais ce public ne cesse de baisser, donc les instituions veulent aller vers ce qu’elles appellent les  » nouveaux publics « , ce sont ces publics dits spécifiques qui sont intégrables dans la norme culturelle. Nous, on veut travailler pour les gens qui n’iront jamais au théâtre car ils se disent  » non, ça n’est pas pour moi « . Nous, on revendique le droit que chacun puisse mener sa propre expérience théâtrale, en sortir en se disant  » finalement je ne me suis pas fait chier, c’était bien « . Et ce travail-là, d’amener les gens dans un nouvel espace de communication qu’ils ne connaissent pas, ça fait partie pour nous de notre mission militante et politique, dans le fait de pouvoir leur dire que cet espace doit permettre une émergence d’une pensée esthétique et artistique, car cela contribue au développement de la pensée critique.

Martine : On vise tous à sortir de là enrichis, mais ce qui me pose problème, je pense notamment à ce qu’on a pu faire avec des classes en difficulté du collège Léonard Limosin, c’est qu’on a tendance à oublier que la valeur de ces jeunes c’est leur qualité sur scène, et pas le fait que ça soit une classe en difficulté…

Denis : Ce qui est assez génial quand même, c’est qu’il y a eu Lang, où c’était :  » C’est même plus la peine de faire les TNP, Jean Vilar, de toute façon, laissons les créateurs tous seuls, et le peuple viendra tout seul, donnez des moyens à la culture, et ça se fera tout seul, mais n’emmerdons pas les créateurs avec des contraintes publiques, laissons-les travailler, ils font de l’art, point barre », sachant que ce discours- là n’a pas été forcement partagé au départ. N’empêche que quand Dufour était secrétaire d’Etat à l’action culturelle je crois, un truc comme ça, on s’est vus deux ou trois fois et il disait :  » Non non non, c’est fini cette période où on parlait de démocratisation culturelle « , ouais, enfin, derrière ce terme, il y a l’universalisme,  » maintenant il faut parler de démocratie culturelle « , alors ça c’était son introduction, et après cinq minutes de discours, il reparlait de démocratisation ! Donc ces trucs-là sont terriblement ancrés…il n’empêche qu’avec toutes ces petites choses-là, il existe des lignes spécifiques, et que quand nous à un moment ou à un autre on émerge au niveau du ministère de la culture, on est soit sur des queues de budget, ce qui n’est pas très intéressant, soit on passe en force sur des programmes culturels de quartiers qui ont été mis en place à un moment ou il s’agissait d’apporter la  » bonne  » culture aux  » sauvages « , et comme nous on était là, on en a bénéficié, mais il a manqué d’un rien pour qu’on n’en bénéficie pas, et que ça passe sur des structures de meilleure réputation que Paroles, alors que nous on travaillait sur le terrain depuis cinq ou six ans déjà. Et puis donc on a maintenant un niveau de subvention assez important.
Mais il faut savoir qu’au Ministère de la culture, pour entrer dans leur cercle de  » clients « , alors là je caricature un peu mais c’est pour bien montrer, il faut avoir l’avis du comité d’experts, comité de gens qui viennent voir si effectivement, les productions des artistes sont adéquates,  » solvables  » par rapport au Ministère de la culture, et ce qui est quand même étonnant, c’est qu’il nous subventionne maintenant depuis dix ans, et qu’il n’y a jamais personne de ce comité qui est venu voir nos spectacles ou très très rarement, alors que normalement ils en ont l’obligation pour pouvoir renouveler nos subventions… Alors nous on est des spécifiques de spécifiques, c’est-à-dire que nous-mêmes on est une compagnie spécifique, qui travaille avec des publics spécifiques sur des lignes spécifiques, et ce qui est génial, c’est que comme cette année c’est l’année internationale du handicap, nous on est augmentés… alors c’est très bien pour nous, puisque on avait rien demandé (ou plutôt on le demande depuis toujours, c’est toujours la course aux subventions), et cette année, avec le contexte actuel très difficile, nous, on est augmentés ! Où est l’intérêt ? C’est de pouvoir dire, au niveau de la région, quand le ministère nous demande si untel en Limousin travaille avec les handicapés, untel travaille avec les femmes sourdes de plus de cinquante ans, etc, de pouvoir dire  » ah ben oui, nous, en Limousin, on a ParOles, qui travaille avec les gogols de chez machin-truc mélangés aux polyhandicapés frapadingues de la tête, nous on a ça en Limousin, et depuis dix ans s’il vous plait « . Là je suis bêtement méchant, mais en même temps, les gens disent que c’est bien, mais comment peuvent-il le savoir, puisqu’ils ne viennent pas voir…
Cette reconnaissance est quelque part frauduleuse, par le ouï-dire, mais en tout cas pas une reconnaissance institutionnelle.
Indépendamment de ça, c’est vrai qu’il n’ y a pas beaucoup de compagnies qui se fadent des publics qui sont pas toujours faciles, avec qui ça se passe relativement bien… il faut savoir que quand on a commencé à travailler avec la politique de la ville et qu’on leur a présenté notre projet, ils ont dit :  » Ah ben vous avez du courage, parce qu’en général, ce type d’action, c’est soixante dix à soixante quinze pour cent d’échecs ! « . Merci pour l’encouragement ! Et nous on a été à soixante dix ou soixante quinze pour cent de réussite, donc ils savent d’emblée qu’il y a un gros taux d’échec pour ces types de projets, et ils sont prêts à parier là-dessus car il y a des trucs qui fonctionnent, c’est clair. Sauf qu’ils ne savent pas pourquoi ça marche mieux avec untel qu’un autre, parce qu’eux mêmes fantasment le théâtre…
Il faudrait un séminaire au niveau national sur les pratiques, sur comment travailler avec tel type de public tout en gardant une grande exigence artistique, ça se fait déjà au niveau européen, mais ça serait génial au niveau national. Parce que nous, on ne veut pas faire de  » petit théâtre « , on veut garder une exigence artistique parce qu’on est des artistes. Ils ne comprennent pas, ce qui fait que comme on travaille avec des publics spécifiques, et qu’on touche des nouveaux publics (ils les appellent ainsi), ils espèrent les conquérir, mais nous on leur dit :  » Vous ne les toucherez jamais ces non publics, vous les avez bousillées avec l’école et le reste, donc vous ne pourrez pas les récupérer. Il n’y a qu’une approche radicalement alternative qui pourra à un moment ou à un autre les réconcilier avec la culture « .
Mais il ne faut pas oublier que nous avons des exigences artistiques énormes. Nous ne voulons pas faire du théâtre  » de pauvres  » parce qu’on travaille avec de personnes dont on dit qu’elles ont une culture pauvre. Des fois, on balance des choses très dures à comprendre, et ces personnes, qui n’ont théoriquement pas la culture suffisante pour, les comprendre !
Je reste persuadé que même dans les institutions les plus fermées, il y a des gens que j’appellerais  » de progrès « , qui sont capables de faire un bilan de la faillite de leur projet et de dire :  » Bon, on a rien à perdre à faire autre chose « . Donc des gens qui retrouvent leurs projets auprès de certains publics ne fonctionnant pas, vont faire appel au théâtre en se disant :  » Ah ouais, c’est bien ça, le théâtre, ça fonctionne bien ! « … Mais ce n’est pas le théâtre qui fonctionne ! Nous on dit au partenaire  » On, nous on sait pas si le message passe, même vous, vous n’arriverez pas à l’évaluer, mais nous on a joué notre rôle de compagnie, et on a intéressé le public en question « , et le partenaire nous répond que certes, on ne sait pas si le message est passé, mais qu’en tout cas, les personnes sont restées un moment à entendre parler de ce message (la prévention de la drogue par exemple), et que ça n’a pu que les sensibiliser. Je crois qu’on arrive à mêler les publics, dans des lieux qui ne sont pas fermés, qu’on est dans un taux de réussite extraordinaire, qu’on ne coûte pas très cher, et qu’en plus on arrive à créer de l’emploi (l’intermittence). C’est plus  » tranquille  » avec les collectivités territoriales, où là, on relève en général des services culturels qui nous disent :  » Alors là, vous, on ne comprend rien, mais allez-y « … Par contre, je reste persuadé qu’il reste un gros travail de discussion et de formation avec nos responsables politiques, car vraiment, ils ne sont pas formés à ces sujets-là…

Francis : Mais cette micro opération, telle le projet avec le ministère de la santé sur la drogue, on peut imaginer que ça se fasse dans d’autres sphères ou sur d’autres thèmes, telles la sphère politique, morale, etc ?

Denis : Si les groupes politiques arrivent à faire fantasmer le ministère de la santé, tout est possible, parce que si ça marche avec nous, c’est que le théâtre les fait fantasmer…

Francis : Ce n’est pas ce que je veux dire, mais on peut imaginer que cela crée du sens, de l’intelligence, de la révélation (pas au niveau religieux du terme), de la démocratie, tout ce qu’on veut…

Denis : Attention, je ne crois pas qu’il faille parler du ministère de la santé, mais de quelques personnes à l’intérieur de ces ministères, qui sont en progrès, qui essaient de comprendre des choses, or, ce sont des personnes très minoritaires, et très usées par les portes qu’ils essaient d’enfoncer.

Francis : Moi je ne parle pas dans les institutions, je parle en termes militants…

Denis : Nous avons le projet de travailler avec la Chorale des résistances sociales. Je trouve ça fabuleux, il y a une notion de  » redistribution  » des fonds publics. La Chorale des résistances sociales nous a demandé d’essayer d’intervenir pour théâtraliser les chants sur lesquels elle travaillait. A l’époque, on était justement sur un projet avec le ministère de la santé sur le thème du mal-être, et on a fait une demande pour bénéficier de fonds pour travailler avec des partenaires, mais ça a pris beaucoup de temps, et on a eu la réponse il y a peu, et effectivement, on va prendre trois ou quatre jours pour travailler avec la Chorale des résistances sociales sur ce thème-là du mal-être.
Et on a un autre projet, il n’est pas impossible qu’il y ait une demande faite auprès du ministère de la culture de faire un spectacle à partir des chants révolutionnaires, avec une présentation faite au bout du compte devant un public de tous types confondus, avec au bout, une interrogation :  » Où est la fonction du chant révolutionnaire, hier et aujourd’hui ? « .

Martine : C’était juste pour rajouter quelques petites choses, même si ça n’était pas en lien direct avec ce que tu as dit… Voilà, quand on traite par exemple des projets avec le ministère de la santé, on ne traite pas seulement le problème de la santé, on interroge au niveau politique, de société, etc, et en tout cas, ça interroge au niveau plus large que le problème de santé qui est posé… Par exemple sur le sida, on va parler des relations homme/femme, on va parler de l’oppression, on va toujours élargir les sujets autour…

Francis : J’ai encore une question, tu disais, Denis  » en Limousin, depuis dix ans, on a quelque chose de typique… « , or je suis désolé, le typisme, ça n’existe pas, on a forcément pas qu’une réalité ou qu’une molécule ParOles dans la société ? Or, est-ce que vous avez identifié de quelle réalité actuelle vous êtes partie prenante, avez-vous identifié des troupes parentes, et à partir de là, avez-vous identifié et crée des synergies ?

Denis : C’est vrai qu’il n’y a pas beaucoup de compagnies françaises subventionnées à la fois par des partenaires sociaux ou sanitaires. Le montage de la structure est atypique. Par contre il existe d’autres compagnies qui font a peu prés le même boulot, parfois en portant une attention particulière sur tel ou tel type de personne. En général, ces gens-là ont très peu les moyens de développer une structure administrative forte, alors ça les handicape beaucoup, Ils arrivent à développer des projets fantastiques et monumentaux, qui retombent à cause de ça. Alors, avec ces gens là, on essaye de créer un mouvement national :  » Théâtre en mouvement « . La grosse difficulté pour ces gens-là, c’est de se rencontrer en-dehors des difficultés de vie quotidienne, ça pour beaucoup c’est la galère, pas de quoi se payer un ticket de train, etc… Pourquoi un essai de reconnaissance ? En Belgique, il existe une mouvance, le  » théâtre action « , qui a existé en France dans les années 1970 et qui continue de créer aujourd’hui.
Tous les deux ans, ils montent un festival des  » Théâtres en résistances « , auquel on participe régulièrement, et ils font venir des compagnies du monde entier, et c’est vrai que là, on retrouve, notamment dans les pays du Tiers monde, en Amérique centrale, en Inde, à Cuba, dans les pays de l’est, beaucoup de compagnies qui sont vraiment dans une démarche de résistance, car elles ne sont pas coincées par le problème des subventions, car généralement elles n’ont pas de thunes, et elles ont été obligées d’inventer un projet de vie alternative, communautariste, etc, pour pouvoir vivre en auto-subistance et pouvoir développer un projet artistique et théâtral, car souvent, une grosse partie de leur combat dans ces pays-là est de dire  » on nous mange nos racines, notre culture, et on veut le retrouver, et aujourd’hui, il y un combat à mener « , donc beaucoup sont à la recherche de leurs racines, recherche inscrite dans une réalité contemporaine très forte. Et souvent, le groupe belge leur organise des tournées sur quelques jours. Mais tout ça est très lourd, et on voudrait travailler sur tout cela même si depuis quelque temps, du fait des combats que les gens ont à mener en France, ils se sont un peu détournés de cela, mais je pense que cela va reprendre sous peu.

Martine : Oui, je voulais dire que si ce type de rencontre, de mouvements s’étaient un peu affaiblis en ce moment, c’est que si on veut mener ce combat-là, il ne faut pas oublier que le combat est aussi quotidien, et que pour nous par exemple, même si à un moment ça allait, là, c’est devenu un peu plus dur, C’est le cas pour beaucoup de monde. Sur Paris par exemple, il est devenu très dur de travailler dans une compagnie professionnelle. Souvent, la compagnie se résume à une seule personne qui galère.

Denis : Pour finir sur une note optimiste, il y a un sénateur français qui a découvert par hasard le centre théâtral belge, et a demandé au directeur de ce centre un projet de loi sur un modèle de ce centre belge adaptable à la France. Donc il n’est pas impossible qu’un projet sorte au Sénat sur la reconnaissance des expériences alternatives qui ne sont ni complètement artistiques, ni seulement socioculturelles, mais comme on dit :  » socio artistiques « . En France, il y a une soixantaine de compagnies qu’on a pu rencontrer, mais après il y a toujours les mêmes débats : que mettre en avant ? l’artistique ou le politique ? accepter ou non les subventions ? que faire, etc… Avec toujours le même problème de la reconnaissance, qui pour le ministère de la culture, passe par le fait d’être subventionné.

Martine : Il y a toujours aussi les problèmes concernant l’esthétique, et le réseau s’est arrêté aussi sans doute à cause de cela, car le texte de base de ce réseau n’avait pas suffisamment été établi clairement, et à partir d’un moment, on ne peut plus cautionner certaines choses qui ne nous correspondent absolument plus…

Compte-rendu réalisé par Philippe Naneix.


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