La prison, quelles alternatives

Avec Jacques Lesage de la Haye
Jacques Lesage de la Haye est psychologue, psychanalyste, ancien détenu et était militant du Groupe Information Prisons et du Comité d’Action des Prisonniers (CAP), il y a de cela presque une trentaine d’années.
Christophe Soulié :
Le thème de ce soir c’est la prison, c’est un thème qui est toujours d’actualité, notamment par rapport à deux choses. Le nombre de suicides en prison qui a été publié ; l’année n’est pas tout à fait finie mais on sait qu’il y a énormément de suicides en prison, et Jacques y reviendra peut-être ce soir. L’autre chiffre à prendre en compte, c’est le nombre de détenus, puisqu’on arrive à 60 000 détenus, ce qui est un chiffre gigantesque.
C’est là que ça devient un thème d’actualité mais je dirais que la prison est toujours un thème d’actualité et que malheureusement on ne pose jamais la question de qui va en prison, qui se retrouve en prison, comment, pourquoi ? Et ça c’est une question fondamentale et c’est une question politique. Alors, en parallèle, on a un ministre de la construction pénitentiaire qui a été nommé par le nouveau gouvernement. Je trouve que c’est assez affligeant et que c’est révélateur de la politique de ce gouvernement, sachant que le nommé Bédier qui est ministre des constructions pénitentiaires est également soupçonné d’avoir reçu des enveloppes. J’ai un communiqué du syndicat SUD Justice qui dénonce le ministre comme ayant reçu des pots de vin, mais lui n’est pas en prison. Et donc à la question  » qui va en prison ? « , on peut répondre que ce ne sont pas ces gens-là, et même si c’était
ces gens-là, il faudrait se poser la question : est-ce que même pour eux, la prison serait un système de réparation, de remise dans une autre voie ? Je pense aux cas limites comme Chirac, comme Bédier, comme Le Pen, qu’est-ce qu’on en fait ? On pourra peut-être en parler. II y a une autre chose dont je voudrais parler ; en préparant cette soirée, je suis allé sur Internet, et je suis tombé sur une interview d’Alain Brossat qui est prof de philo à Paris VIII et qui a écrit Pour en finir avec la prison. Puisque l’on parle des alternatives à la prison, je vais partir de ce qu’il dit. Après, on en pense ce qu’on veut, mais c’est sujet à débat. C’est une question à laquelle les gens du Comité d’Action des Prisonniers, qui était un mouvement issu des prisons qui se battait pour l’abolition de la prison, ont toujours été confrontés. La question c’était :  » D’accord, on abolit la prison, mais par quoi vous la remplacez ?  » Donc, je vais lire sa réponse, sachant qu’à l’époque les copains du CAP disaient :  » De toutes façons pour nous l’abolition de la prison est indissociable d’une révolution sociale, donc dans une société socialiste où les gens sont fondamentalement bons, on ne fera plus de mal à son prochain « . C’était un peu ce genre de réponse qui était dite à l’époque, mais qui n’est pas satisfaisante parce qu’ici et maintenant qu’est-ce qu’on fait ? Est-ce qu’on attend des lendemains qui chantent ?
Alain Brossat lui, répond autrement, je dirais, c’est presque un point de vue éthique. II dit simplement qu’il n’a pas à entrer dans le langage de la police et de la résolution des problèmes de ce type-là. II dit que si la prison est inhumaine, il faut l’abolir, point. Après, on verra ce qu’on fait. Quand on a aboli la peine de mort, on n’a pas cherché à trouver un moyen qui soit aussi cruel que la peine de mort mais qui ne soit pas la peine de mort. Quand on a aboli le bagne, on n’a pas cherché un autre lieu qui soit aussi terrible que le bagne. II fallait abolir le bagne parce que c’était inhumain, comme il fallait abolir la peine de mort parce qu’on pensait que c’était inhumain. Ça c’est une revendication qui est récurrente, Brossat en profite pour critiquer l’OIP, l’Observatoire International des Prisons, tout en reconnaissant leur travail, mais il dit :  » Si on dit que la prison est un système totalitaire, c’est comme les camps de concentration, si on est contre ce genre de principe, on se bat pour l’abolition, on ne se bat pas pour faire rentrer le droit à l’intérieur « . II se réfère à Michel Foucault, le philosophe qui a fait l’histoire de la prison et qui disait :  » La réforme de la prison participe de la prison et de son amélioration « . Donc, Foucault aussi se situait dans une autre perspective, mais qui est ouverte ; d’où l’intérêt d’un débat comme celui de ce soir.

C O M P T E – R E N D U

Alain Dobigny, du groupe local de l’Observatoire International des Prisons :
Effectivement l’OIP n’a pas pour but l’abolition de la prison. L’OIP a pour but de dire ce qui s’y passe et de dénoncer, quand ce qui s’y passe est contraire à la loi ou contraire à l’humanité. Ensuite, au delà de ça, on peut avoir une réflexion philosophique ou politique sur la prison, comme ce dont on va débattre ce soir, et l’OIP n’est pas contre le débat sur ces points-là, mais sa tâche est celle d’observer et de dénoncer quand il y a nécessité de dénoncer. En particulier, actuellement, il y a un mois est sorti le Rapport France 2003. Malheureusement, on en a peu d’exemplaires ce soir. Ce rapport fait un état de la situation aujourd’hui, mais fait aussi un état des politiques pénitentiaires et de pourquoi c’est comme ça aujourd’hui. C’est important de voir ce qui nous amène à une telle surpopulation dans les prisons.
Donc, je vais juste prendre quelques extraits de l’introduction et du premier chapitre.  » Frappant désormais tous les types d’établissements pénitentiaires, la surpopulation, touchant trois détenus sur quatre, rend désormais dérisoire l’ensemble des projets et des actions qui n’ont pas d’effet immédiat sur la vie quotidienne « . C’est-à-dire qu’actuellement on ne peut pas raisonnablement penser qu’on peut améliorer quelque chose à la situation morale des prisonniers sans agir sur cette situation purement physique de la surpopulation. Le taux d’occupation moyen est de 125,4%, mais 53 établissements ont une densité comprise entre 150 et 200% et 25 ont une densité supérieure à 200%, dont la maison d’arrêt de Limoges et la maison d’arrêt de Tulle qui au 1er juillet de cette année étaient à 222 et 224% de taux d’occupation. C’est énorme.
Comment peut-on amener des personnes à vivre dans ces conditions et qu’est-ce que ça provoque chez ces personnes ? Thierry Lévy, le président de l’OIP dit :  » Pour ces personnes, chaque jour nouveau annonce une lutte vouée à l’échec contre le bruit, la saleté, les mauvaises odeurs, l’étouffement et, par voie de conséquence la haine des autres et de soi. En 2002, 122 personnes se sont tuées en prison et en 2003, le chiffre était déjà de 73 au 31 juillet.  » Je ne sais pas le chiffre exact aujourd’hui, mais le chiffre de cette année sera certainement, hélas, plus élevé que l’an dernier. A la maison d’arrêt de Limoges, il y a eu pour la première fois depuis une dizaine d’années un suicide cet été. La famille du jeune qui s’est suicidé fait passer une pétition. C’est un texte assez raisonnable, malgré leur douleur et la révolte qui peut animer ces personnes :
 » L’objet de cette pétition a deux buts. D’une part, nous nous opposons à l’opacité de l’Etat et nous demandons que la vérité nous soit clairement communiquée quant aux circonstances de son décès. D’autre part, nous demandons une justice qui soit la même pour tout le monde et non à plusieurs vitesses, une justice qui soit humaine, qui élève l’être humain et non une justice qui l’abaisse et parfois tue.  » C’est une demande de clarté sur ce qui a pu se passer et une demande de justice égale pour tous ; on est loin d’en être là dans notre société.
Un mot maintenant puisque le thème principal de cette soirée ce n’est pas la situation dans les prisons, mais plutôt les alternatives. On peut considérer qu’actuellement on va dans le sens contraire des alternatives en France. Il y a une baisse sensible des aménagements de peine qui entretient l’inflation carcérale. En cinq ans, le nombre de condamnés admis à la libération conditionnelle a baissé de 4,5% ; le nombre de mesures de semi-liberté a baissé de 6,5% ; les placements à l’extérieur on chuté de 18,7%. Tous
les aménagements alternatifs à la détention sont en baisse alors que dans les pays comme la Finlande en particulier, qui font l’expérience de faire moins de détention et plus de peines alternatives, la délinquance n’augmente pas.
Jacques Lesage de la Haye : Évidemment, on fait un très grand saut quantitatif en parlant des luttes d’il y a trente ans. J’ai participé en effet au Groupe Information Prisons en 1971 et 72 avec tous les intellos de l’époque : Foucault, Vidal Naquet, De Felice et quelques autres. Et puis après, à partir de décembre 1972, janvier 73, j’ai participé au Comité d’Action des Prisonniers qui a continué jusqu’en 1980. Ensuite, il y a eu le Comité d’Action Prison justice ; là, je n’ai pas été membre, mais sympathisant. A l’époque, j’étais surtout centré sur des comités de soutien, dans la mesure où dans ces mouvements et d’autres mouvements, on était arrivé à la fin d’une certaine militance et il ne me semblait pas que des mouvements collectifs pouvaient continuer encore. A partir de là, j’ai participé à 14 comités de soutien et c’est vrai que dans ces combats-là, nous avons toujours gagné. Neuf ans de prison, ce n’était plus que trois ans à la fin de la lutte ; vingt ans ce n’était plus que quinze ans ; douze ans ce n’était plus que cinq ans ; une expulsion ça devenait une assignation à résidence. Bref, des combats avec des comités de 70 à 221 personnes : 221 c’était le comité Serge Livrozet ; 212 personnes c’était Daniel Debrielle. A chaque fois que nous nous sommes battus collectivement, nous avons remporté une victoire.
Et puis, à Paris, il y a eu les radios libres en 1981 et des copains ont créé Radio Libertaire. Ils avaient une émission prisons depuis le début et j’étais souvent invité en tant que militant anti-carcéral, ce qui fait que j’étais souvent dans ces combats-là avec eux, mais à travers leur propre structure, moi-même n’étant plus dans un mouvement en tant que tel. En 1989, à Radio Libertaire, il n’y avait plus d’émission prisons parce qu’il y avait eu un conflit avec ceux qui animaient l’émission à ce moment-là et un des membres de la radio, Patrick Marest, qui aujourd’hui est le délégué national de l’OIP m’a demandé si je serais d’accord pour qu’on créée une nouvelle émission prisons. Elle s’appelle Ras les murs et elle fonctionne toujours. Elle a lieu tous les mercredis soirs et c’est une émission à laquelle je tiens beaucoup. Elle est un carrefour de luttes, et en même temps elle est en permanence en lien avec des prisonniers. Ceux qui peuvent nous entendre sont à 50 kilomètres à la ronde autour de Radio Libertaire. Cinquante kilomètres dans toutes les directions, cela comprend de nombreuses prisons, et de nombreux prisonniers sont passés par la région parisienne, soit dans les maisons d’arrêt soit à Fresnes ; donc automatiquement, ils correspondent avec nous. Bien sûr, ils ne nous entendent pas, mais comme on leur répond individuellement, ça fait des lettres que-nous pouvons lire à l’antenne dans la rubrique courrier. Évidemment quand il y a des luttes, nous participons, ou quelquefois, nous en impulsons. Nous n’en sommes qu’à des frémissements de luttes réelles au niveau collectif et surtout national, et que les luttes actuellement sur le plan carcéral sont surtout sporadiques et sont très loin de cet espèce d’engagement et d’embrasement que nous avons connu à l’époque du Comité d’Action des Prisonniers (CAP).
L’essentiel de la soirée, pour nous c’est évidemment un débat, un échange d’idées ; voici quelques grandes lignes qui pourraient vous donner des éléments pour prendre position, être d’accord, être critique, avoir d’autres propositions, même alternatives aux alternatives. En 1971-72 quand j’ai commencé à lutter, les premières luttes que j’ai menées étaient anti-carcérales et anti-psychiatriques. Je disais : il faut fermer les camps de concentration psychiatriques et les camps de concentration carcéraux. On m’a toujours dit que c’était utopique. Aujourd’hui, le service psychiatrique où j’ai travaillé depuis 1972 est fermé depuis quatre ans. Etait-ce utopique ? Oui, bien sûr, c’était utopique. L’utopie c’est ce qui est impossible aujourd’hui mais qui est possible demain. Et quand je persiste et signe sur la fermeture des prisons, c’est une utopie : c’est impossible aujourd’hui mais possible demain.
C’est un débat contradictoire que j’ai surtout avec l’administration pénitentiaire. Le dernier débat, je vous le donne tel quel :  » Monsieur Lesage de la Haye, vous avez peut-être raison, mais nous avons trente ans de retard sur la psychiatrie.  » Donc, comme nous avons commencé à fermer les HP en 1998, je leur ai donné rendez-vous en 2028 quand nous fermerons les prisons.
J’ai eu un débat contradictoire avec un chercheur, Pierre, qui m’a dit : « Tu es un peu optimiste, moi je crois que c’est 2050.  » Eh bien nos enfants seront là en 2050 pour la fermeture des prisons.
Christophe m’a fait remarquer que notre analyse politique était frontale : abolition de la prison, point, après on verra… On a vu : on ne l’a pas abolie et actuellement la politique est à l’inverse. On remplit et on ne réfléchit pas sur la cause de cet emprisonnement massif, à savoir la misère. On a bien lu un bouquin de Loïc Wacquant qui s’appelle Les prisons de la misère, en France c’est pareil, on suit la même logique. Eh bien, on préfère créer des places nouvelles.
II est entendu que nous avons tous peur. On tremble, on a peur, et on veut être rassuré. Voilà pourquoi il y a des CRS et des gendarmes. La fracture sociale nous menace : c’est Chirac qui le dit. Paradoxalement, il paraît que la délinquance recule ; mais le nombre des prisonniers augmente. Alors ? De qui se moque-ton ? La surpopulation en prison, ajoutée à la chaleur (ou au froid) cause des conditions de vie tellement épouvantables qu’il y a des mutineries.
Après une mutinerie, on nous dit : « Regardez : ça a coûté 13 millions d’euros ». On oublie de dire que les prisonniers de Saint-Maur avaient fait 450 lettres à la Chancellerie, qui ont fini à la corbeille. On ne dit pas les revendications ni les causes, parfois même on cache l’existence d’un mouvement. Le public ne sait pas ce qui se passe dans les prisons. Quand on ne peut pas le cacher, on résume une mutinerie en disant aux contribuables : « Ça vous a coûté tant ». Avec mon équipe de Ras les murs sur Radio libertaire, et deux autres collectifs dont Parloir libre (Aujourd’hui l’Envolée sur Paris fréquence plurielle) nous avons occupé le chantier de la maison d’arrêt de Nanterre. Nous étions 46 occupants : trois filles étaient montées dans les grues, les 43 autres entouraient le chantier. Moi j’avais pour mission le  » dispatching médias « . De 7 heures du matin jusqu’à 16 h 30 j’ai téléphoné sans arrêt, en répétant que 46 militants occupaient le chantier. Et voici les informations officielles données par toutes les chaînes de télé et radio (sauf quelques radios alternatives et TV6) : « Des militants ont occupé le chantier de la prison de Nanterre mais à 8 heures ils ont été évacués par la police. » J’ai gueulé que c’était un mensonge, mais la communication était coupée, ou bien on me baladait d’un service à l’autre. Enfin, à France-Info, quelqu’un a fini par me dire que cette information mensongère était diffusée sur ordre de la Préfecture. Le public est berné par des médias aux ordres, il ne peut pas savoir ce qui se passe vraiment.
Je pense qu’il est totalement insécuritaire de mettre des gens en prison. 75 % de ceux qui entrent en prison le font pour des délits de petite délinquance alimentaire, à cause de la misère. Les autres sont des psychopathes. A leur sortie, leurs problèmes sont les mêmes qu’à l’entrée, mais s’y ajoutent la haine, le désespoir, le désir de vengeance. 50 % des détenus récidivent. S’ils sont déjà récidivistes (2 condamnations), ils recommencent à 70 %. S’ils sont multirécidivistes (3 condamnations ou plus), ce taux est de 90 %. Est-ce que vous connaissez une entreprise qui pourrait accepter un tel taux d’échec ? Voici la vraie efficacité de la prison : on met les gens en prison pour créer de l’insécurité et préparer de nouvelles victimes. La politique sécuritaire est une imposture. La prison doit être déconstruite pour n’être jamais reconstruite.
Alain Brossat, Anne-Marie Marchietti, Pierre Tournier, tous ces chercheurs disent la même chose : les alternatives créent moins de récidive que l’enfermement. C’est très clair. Pourquoi les pouvoirs publics ne veulent-ils pas l’entendre ? On dirait que ça les dérange.
Voici quelques exemples : à la ferme de Champoly entre Saint-Etienne et Le Puy, il y avait un lieu (La Planche) organisé par les éducateurs de la sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence (aujourd’hui il y a une nouvelle structure). Sur les 400 jeunes qui y sont passés, condamnés à des peines entre 6 et 18 mois, le taux de récidive est tombé de 50 à 22 %. Dans l’état de Massachussets, depuis 1965, un psychologue et un sociologue (aujourd’hui fatigués, ils se sont retirés) avaient tenté une expérience similaire, qui fut une réussite. Tout cela met en général en oeuvre trois solutions alternatives : les foyers fermés, les foyers semi fermés et les familles d’accueil ; avec des formations professionnelles et des centres de loisirs. On trouvera les résultats statistiques de ces expériences dans Fermez les prisons de Denis Briggs. Les taux de récidives de ces jeunes tombent à 15 % chez ceux qui sont passés par les centres sans être passés par la prison, et cela économise des millions de dollars, car faire marcher une prison, cela coûte très cher. J’ai rencontré vers 1986-87 un spécialiste en criminologie de Turin, Scatolero, qui avait tourné un film. 11 faisait visiter la prison de Turin aux gens de la ville. Filmés à l’entrée, les gens disaient que les prisonniers étaient des voyous, des salauds, et qu’il fallait bien s’en protéger par la prison. A la sortie de la visite, disaient : « Ça pourrait être nos enfants ; ils sont trop confinés, trop oisifs ; il faut inventer autre chose que la prison ». Une association de 2000 membres a organisé des ateliers de mécanique auto, de boucherie, de cuisine, et de boulangerie pour les prisonniers, qui circulaient ainsi entre prison et association. Une aile de la prison, qui comptait 100 détenus, a fini par n’en avoir plus que 8, et le directeur a fini par dire :  » Monsieur Scatolero, vous m’avez volé ma prison.  »
C’est un constat : chaque fois qu’il y a des peines alternatives à la prison (y compris le bracelet électronique qui par ailleurs est insidieux et pervers) le détenu récidive moins. S’il récidive, il n’y a pas d’escalade dans le délit : par exemple de petit casseur à braqueur, comme cela se produit souvent chez les anciens détenus. On devrait pouvoir facilement faire tomber la population carcérale de 60.000 à 15 ou 20.000 personnes.
Le dernier carré, ce sont les criminels sexuels. C’est ce que nous montrent sans arrêt les médias, qui pratiquent un amalgame honteux entre pédophiles, violeurs, incestueux (il y en a de plus en plus) et agresseurs.
Derrière le cliché du pédophile, il y des catégories de criminels sexuels qui sont en prison pour des raisons différentes. On nous dit :  » Et si la victime était votre fille ?  » et je peux respecter une réaction de vengeance à chaud, quand arrive l’événement. Mais la Justice ce n’est pas la vengeance, ce n’est pas la loi du talion. C’est la recherche d’une solution pour protéger la société, réparer les torts quand c’est possible, et transformer le délinquant pour qu’il ne récidive pas. La prison ne répond pas à cette demande sociale. La Fédération française de santé mentale, dont je fais partie, compte 80 spécialistes qui ont eu en thérapie des criminels sexuels. Nous pratiquons une thérapie bifocale : le criminel sexuel a un psychiatre qui lui donne une camisole chimique, et un psychologue. Ce dernier ne fait pas d’injonction thérapeutique ( » Si tu veux sortir, tu fais une thérapie  » : ça ne marche pas) mais une incitation à la rencontre. Celui qui est enfermé se rend bien compte qu’il est mal. S’il obtient des réponses à certaines questions qu’il se pose, il va demander à revenir. Peu à peu, certains criminels sexuels peuvent sortir : ils ne sont plus dangereux, à condition qu’ils gardent la camisole chimique et acceptent les visites à domicile. L’avantage, c’est qu’il n’y a pas de récidive et qu’il y a un suivi médical. Pour certains même, la thérapie creuse jusqu’au niveau de l’inconscient. Les causes profondes des actes criminels sont comprises, analysées et dépassées. Alors on sait qu’on peut baisser le traitement, à, condition qu’il y ait toujours un suivi. En tous cas, c’est bien plus sécuritaire que d’enfermer un mec pour 20 ou 30 ans ; à sa sortie il va récidiver, et presque toujours de façon plus grave.

II y a eu une fuite dans L’Evénement du jeudi un jour : il y a des criminels sexuels qui marchent dans nos rues ! Nous, nous disons que ceux qui sont arrêtés devraient être suivis dès l’entrée en prison, et après aussi. Mais c’est une question de société : l’équipe de Muret (près de Toulouse) nous répond : « Vous plaisantez, nous avons 600 détenus, dont 185 criminels sexuels. On ne peut les voir qu’une fois tous les 6 mois, par manque de crédits et de personnel ». Est-il électoraliste de dire « Je ne veux pas de gendarmes, pas de surveillants, je demande des éducateurs de prisons, des assistantes sociales, des psychologues, des médecins? » Ca ne marche pas, car l’électeur a peur. II vote pour ce qu’il croit être la sécurité.
Et pourtant la démonstration est faite que c’est bien le contraire qui se passe. Si ce « dernier carré » (l’argument suprême pour ne pas fermer les prisons) est désormais traité, il cesse d’être dangereux. Par exemple, Patrick, de la Courneuve, n’est plus dangereux aujourd’hui. II a tué une femme, il a pris 15 ans et fait 11 ans de prison. Nous avons travaillé pendant 6 ans avec lui. II y a des centaines d’exemples comme ça, ils ne récidivent pas alors que ceux qui sont mis en prison et pas suivis (145 cas pour 40 suivis), ceux-là ont de fortes chances de récidiver.
Le dernier point c’est la gestion de ces problèmes de société. Les politiques nous prennent pour des cons. Nous avions décidé de lancer une expérience pilote dans le Val de Marne. Nous avions créé un lieu, évidemment fermé, car ces types sont dangereux, mais ce n’était pas une prison : il ne s’agissait pas de les maltraiter mais de les empêcher de nuire. Nous envisagions un travail thérapeutique. Pourquoi le Conseil général a-t-il refusé ? D’après les infos que j’ai eues il s’agissait de basses histoires électoralistes. Mais aussi parce que cette expérience aurait pu apporter la preuve d’un travail efficace sur le « dernier carré », qu’on nous cite toujours en exemple. Ce sont les petits délinquants qui peuplent surtout les prisons : la moyenne des peines est de 8 mois et 3 jours. Toutes ces petites peines et même les gros criminels sexuels, pourraient être suivis autrement en alternative, ou dans des lieux comme celui que nous voulions créer. J’espère que ma démonstration a été claire.

DEBAT

Un intervenant :
Le centre de détention d’Uzerche a 600 places, et depuis deux ans ni psychologue ni psychiatre n’y a mis les pieds, malgré les efforts du directeur et des travailleurs sociaux. Une équipe se met en place seulement en ce moment.
Jacques Lesage de la Haye (JLH) :
C’est comme ça dans beaucoup de prisons. En France il y a 166 infirmières pour 187 prisons. 300/o des prisonniers sont des malades mentaux.

Un intervenant :
Toute personne sensée comprend que le maintien de la prison est une nécessité pour un certain nombre de personnages et pour la défense de la société capitaliste. La prison n’a-t’elle pas un rôle économique?

JLH :
Albert Jacquard imagine l’anecdote suivante : un jour des délinquants élus par les autres rendent visite au premier ministre et lui annoncent qu’ils veulent se mettre à travailler honnêtement. Le premier ministre se met en colère : « Je n’ai pas de travail à vous donner, retournez faire les délinquants, sinon vous allez gravement nuire à des professions comme surveillants, policiers, avocats et magistrats ».
Un intervenant :
N’y a-t-il pas aussi une angoisse de la sortie ?

JLH :
Mettre un criminel sexuel en prison avec les autres est une catastrophe. Leur surnom est « pointeur » pour un « garçon » (c’est-à-dire un dur, un voyou, un vrai mec), un pointeur c’est comme une balance ou un homosexuel. On refuse de lui serrer la main, on le rackette, on le tabasse et dans certains cas on le viole. Ca se passe dans presque toutes les prisons. C’est parce que l’administration n’a pas défendu un détenu à Rouen, qu’elle a été condamnée pour non-assistance à personne en danger. A Bois d’Arcy un surveillant a dit à trois détenus : « Le pointeur Untel va aux douches, est-ce que vous voulez y aller? ».
Mais les pointeurs ont peu de demandes thérapeutiques. Nous attendons le moment où ils sont demandeurs. II y a beaucoup d’états limites : des psychopathes, des caractériels, des schizoïdes, des paranoïaques et des pervers. Un pervers n’a aucune demande, au contraire il jouit du mal qu’il a fait. Un psychopathe est conscient de ce qu’il a fait, mais il récidive parce qu’il ne peut pas s’en empêcher, il est convaincu que la société a tort et lui raison. Un caractériel ne se contrôle pas, il explose. Un paranoïaque est convaincu d’avoir raison. Donc une bonne partie de ces criminels n’ont pas de demande de soin. Ils ne se rendent même pas compte de ce qu’ils ont fait. Une explication qui va vous paraître bizarre est psychologiquement simple : ils n’ont pas passé le cap où, quand on se construit, on se rend compte qu’on est un sujet digne d’estime, de respect et peut-être même d’amour, donc que l’autre aussi est un sujet. Ils vous disent : « Je suis une merde, je ne suis rien, il ne faut pas tenir compte de moi ». Mais vous êtes la même chose à leurs yeux. Vous êtes des objets. Pour un criminel sexuel de ce type vous êtes comme une casserole ou comme une voiture. II vous utilise, il vous jette. Ça ne sert à rien de les mettre en thérapie s’il n’y a pas de demande, car pour sortir ils feront des thérapies bidons. L’incitation à la rencontre c’est : ils sont bouclés, ils souffrent, comme tout être humain, et ils ont la soupape de pouvoir parler à quelqu’un. A la longue ils finissent par s’apercevoir qu’être écouté ça fait du bien. Voilà comment peut commencer le travail de thérapie. Lâcher un criminel sexuel non soigné c’est un crime, c’est préparer une nouvelle victime. Ce n’est pas parce qu’on est libertaire qu’on est un con ou un laxiste. La base c’est ne pas faire de victime. Donc le criminel est dans un lieu fermé, il ne sort pas, pour nous il n’est pas condamné à 5, 20 ans ou perpète. Non : on fait un travail thérapeutique parce que c’est un malade. La mode actuelle depuis les années 90 est catastrophique : un paranoïaque ou un débile, on le met en prison pour le responsabiliser. C’est la logique américaine, qui à la limite amène à condamner a mort des débiles, des mineurs, des schizophrènes. Ca ne rime à rien. On ne responsabilise pas quelqu’un qui est fou, qui a perdu le contact avec ses semblables. Dans un lieu fermé le travail; de thérapie commence quand il est demandeur. Tant qu’il ne l’est pas, il n’y a pas de thérapie mais un traitement. En attendant il ne sort pas, mais on ne le torture pas, il n’y a pas de « torture blanche », pas de mitard. II y a un travail, des activités, de la socialisation, et on attend qu’il finisse par se rendre compte qu’il a un problème et qu’il est malade.
Un intervenant :
Tu as commencé ton propos en parlant de la fermeture des hôpitaux psychiatriques. C’est vrai qu’ils ont été fermés, mais aussi qu’on a défoncé par des médicaments une bonne partie des gens qui y étaient. Tu as parlé de camisole chimique. Si c’est une alternative à la prison, ce n’est pas joyeux.

JLH :
Dans un système international à la solde des banques et du FMI, je ne vois pas le bonheur à l’horizon. Alors lisez Ira Lewin, Un bonheur insoutenable, et nous serons d’accord. Dans le mouvement antipsychiatrique dont j’ai fait partie, nous avons voulu fermer l’HP parce que c’était un camp de concentration. Et tous les gens dans ce mouvement (Foucault, Cooper, Basaglia, Guattari) ont multiplié les lieux thérapeutiques, les
appartements, les communautés. J’avais un appartement où j’ai hébergé 70 jeunes délinquants toxicomanes psychiatrisés. Sur ces 70 je n’ai eu que 6 récidives. Dans l’appartement il n’y avait avec moi que ma femme et mon fils et nous n’avions rien d’exceptionnel, nous faisions ça par cohérence avec nos idées. C’était un débat avec les révolutionnaires de l’époque, qui trouvaient ça « réformard ». Mais si je veux être en accord avec mes idées, il ne me suffit pas de faire des manifs ou des discours. Dans mon quotidien, je peux peut-être faire quelque chose si je veux qu’il y ait moins de prisons et de psychiatrie.
En 1972 je suis entré comme psychologue à l’HP La place du psychologue est une question : je n’ai eu de bureau qu’en 1994. Ma chance, c’était que j’étais copain avec des médecins chefs, militants communistes ou trotskistes, des mecs qui n’étaient pas des ennemis même si certains hommes politiques sont des ennemis pour moi. Depuis les années 1990 j’ai vu les circulaires du gouvernement qui disaient : « L’hôpital est déficitaire, fermez ». Or, en 1965 à l’hôpital de Ville Evrard il y avait 2300 patients, en 1997 plus que 400, aujourd’hui plus que 200. C’est bien. Mais ce qui fait marcher l’hôpital c’est le prix de journée, et multiplié par 2300 ou par 200 ce n’est pas la même chose.
On a viré les patients de manière arbitraire, et on les a foutus dans des camps de concentration pour épileptiques, psychotiques, autistes en Belgique (il y a un centre qui est bien, mais un autre comme nos HP est un véritable camp de concentration) ou bien on les a laissés à la rue. Rappelez-vous l’histoire de ces deux femmes qui sortaient de SaintAnne, dont l’une est morte de faim et l’autre s’en est sortie in extremis. Pourquoi ? Parce que des équipes n’ont pas réussi à les suivre. Ils deviennent SDF, ils se défoncent, ils volent. Une bonne partie d’entre eux, à cause de leurs problèmes psychiatriques commettent des délits et des crimes qui les conduisent à la prison, ou à cause de ces mêmes problèmes n’arrivent pas à travailler et commettent des délits ordinaires qui les conduisent aussi en prison. L’effet pervers de la fermeture des asiles, c’est que 30% des prisonniers aujourd’hui sont des malades mentaux. Je reconnais que tous les alternatifs dont j’ai fait partie se sont fait avoir par le système capitaliste, et je crains que si on fait avec la prison comme on a fait avec l’HP la même chose se produise. Le système capitaliste voudra que les prisons soient rentables et si elles deviennent déficitaires il faudra virer les gens de manière catastrophique. L’avenir est très sombre.

Un intervenant :
Aux Etats-Unis en vingt ans on est passé de 500.000 à 2 millions de prisonniers. Ça prouve bien que le capitalisme peut digérer les frais liés à la police. On peut craindre la même dérive en France. Dans les projets actuels, le gouvernement ne garderait plus que les pouvoirs dits régaliens comme la justice, la police et l’armée.
Un intervenant :
II y a un gros problème avec les produits de substitution pour les toxicomanes. II faut les calmer. Mais le traitement engendre racket, violence et trafic. A Agen j’ai posé la question au directeur régional de la pénitentiaire et il en est conscient, mais il n’a pas de solution. A Uzerche, il y a un défilé à l’infirmerie tous les matins. On attend que les détenus aient avalé le produit de substitution, car un comprimé dans le trafic interne a la valeur de 2 paquets de cigarettes et les détenus se livrent au trafic librement ou sous la contrainte.

JLH :
Certains directeurs réagissent comme à Uzerche, d’autres disent que la prise de drogue, quelle qu’elle soit, est un réducteur de tension et donc ne touchent à rien.
Un intervenant :
Je connais la prison depuis 23 ans, je n’ai jamais vu autant de médicaments circuler que cette année. Pas seulement les substituts à l’héroïne, mais les neuroleptiques et les tranquillisants que les détenus stockent et négocient. Est-ce qu’il n’y a pas une responsabilité du corps médical ? Autre problème : j’ai connu Loos lès Lille en 1986/87 et à l’époque il y avait le plan des 13000 qui était en place, c’était l’avenir. Aujourd’hui on a le projet Bédier et on aura un plan des 20.000. J’ai l’impression que les peines se sont allongées, pratiquement doublées sur 23 ans.
JLH :
Aujourd’hui en maison d’arrêt un détenu sur deux est sous médicaments. Sur l’ensemble de la population carcérale, un sur quatre. Ce sont des neuroleptiques, des médicaments de substitution, des anxiolytiques et des antidépresseurs. Le trafic est normal puisqu’en prison on est privé de tout. Quand on ne peut pas tout faire péter et qu’on n’a envie que de ça, quand on est dos au mur, la réaction qui consiste à s’évader me semble légitime. A ce moment-là on retourne la violence contre soi et on prend des médicaments. C’est dramatique mais c’est tout ce qu’a trouvé l’administration pénitentiaire pour éviter les accidents. Qu’est-ce qui va faire que ça change? Pas grand chose : depuis janvier 1994 c’est l’hôpital qui envoie ses soignants à la prison, mais ce personnel lui aussi est prisonnier de la logique carcérale. II faut lire le livre d’une infirmière de Fleury. Elle a reçu de la part des surveillants des menaces qui ont commencé à entrer en exécution et elle a été obligée de démissionner. C’est une logique infernale : la prison détruit, mais en même temps propose des mécanismes pour que les détenus supportent leur propre destruction. On fait d’eux des toxicomanes. Quand ils sortent ils sont accros et vont se précipiter sur n’importe quoi, sur n’importe qui. Cette logique infernale est réductrice des tensions à court terme, pendant le temps de la prison.
Un intervenant :
J’ai vu entrer les télés en prison en 1986 et c’était une révolution. Mais d’abord la télé n’est pas gratuite : ensuite j’ai le sentiment que ça a isolé les détenus et les a conduits à l’oisiveté. Au lieu d’aller à l’école, ils restent sur leur lit à regarder les séries américaines ou le foot.
JLH :
Mon copain Farid appelait ça la télé valium. C’est un médicament, elle aussi est réductrice de tensions. Un des symptômes c’est que là où il y avait l’association Syndicat des prisonniers, à laquelle adhéraient 1700 détenus sur les 42.000 de l’époque, il n’y a plus rien. Un mouvement de responsabilisation comme ça n’existe plus. La télé coûte 230 à 270 francs par mois, et de pauvres gens endoctrinés par les médias disent « et en plus ils ont la télé », en oubliant que les détenus la paient, et bien plus cher qu’à l’extérieur. Des marques font des sous sur cette misère des prisonniers et ceux qui ont le statut officiel d’indigent, eux, n’ont pas la télé.

Un intervenant :
II y a deux piliers : d’une part l’économie car la prison rapporte à des gens, et d’autre part l’expiation car on ne va pas plaindre des délinquants pour lesquels on paie des impôts.
AH :
Bouygues, La Lyonnaise des eaux, et même des services médicaux font de l’argent sur des détenus. II y a aussi les sociétés de distribution de repas. Sodexo s’est dégonflés en France car on a fait des actions, mais aux Etats-Unis cette société fait des sommes colossales. Je crains que même les prisons d’Etat s’alignent là-dessus. On tiendra le détenu par une prison à deux vitesses comme la justice du même nom. Les détenus qui peuvent travailler dans des ateliers organisés par ces entreprises gagnent un peu plus que ceux qui sont au service général comme le comptable, le balayeur ou le linger.
Un intervenant :
II y a un vide juridique, c’est le statut du détenu au travail. Moi j’ai travaillé dans différentes maisons d’arrêt et quand je gagnais 600 francs par mois j’étais content. Or, je payais des cotisations sociales. II faut parler aussi des étrangers expulsables sans argent. On leur prend le peu d’argent qu’ils ont sur leur pécule, à leur libération la Pénitentiaire leur prend 5 à 10%. C’est de l’esclavage organisé par des sociétés privées : la cantine double les prix pratiqués à l’extérieur.
Un intervenant :
Précisez le terme de prison privé. Je suis visiteur depuis 13 ans. Toutes les prisons dépendent de la Pénitentiaire, du ministère de la Justice. Les programmes qui y sont mis en place sont parfois gérés par le privé mais la Pénitentiaire est maître d’œuvre souveraine. Le privé assure uniquement la maintenance.
JLH :
Ce sont les sociétés privées qui gagnent de l’argent, ce n’est pas la Pénitentiaire. Elle a des accords avec ces très grosses multinationales et elle se débarrasse d’une partie de la gestion. Cela aussi est réducteur de tension : celui qui se tient tranquille ira travailler dans une prison où au lieu de gagner 600 francs il pourra se faire 1500 et même 3000 francs par mois.

Le même intervenant :
Dans toutes les réunions il est reconnu que la gestion est meilleure parce que le privé, ce sont des spécialistes. Un directeur, un économe, ce ne sont pas des spécialistes.

JLH :
C’est peut-être mieux géré à court terme, mais cela participe de la même logique infernale : faut-il mettre les détenus entre les mains de gens qui vont les exploiter ? Pour gagner 800 francs je me tiens tranquille, je ne me révolte pas, je ne me responsabilise pas. II y a là un chantage qui entraîne une soumission du détenu sous la tutelle d’entreprises dont le seul objectif est la rentabilité. Ce n’est ni pédagogique ni éthique.
La construction des prisons est financée par le public mais des contrats sont passés avec des architectes et des entreprises. J’avais participé à la commission architecture-prison, sous Badinter en 1984/85. J’y allais uniquement pour qu’il y ait des unités de visite familiale. L’administration pénitentiaire seule organise tout ça, paie les architectes et sous-traite avec les entreprises du bâtiment.

Un intervenant :
Dans les nouveaux programmes, il est prévu aussi que les prisons seront la propriété des entreprises et seront louées à l’administration. Elles représentent donc un investissement du privé.

Un intervenant :
Depuis le début on fait le constat de ce qui existe, mais il y a-t-il des solutions ?

JLH :
Oui, ce sont les lignes théoriques que je propose ; mais il y a aussi un autre travail, qui est à mener dans la rue.

Une intervenante :
C’est diabolique : ceux qui ont le pouvoir possèdent des entreprises, des usines. Ils paupérisent la population, ce qui la conduit au délit et à la prison. Les problèmes de la société se retrouvent dans la population carcérale. Par exemple, les enfants des écoles prennent de plus en plus de neuroleptiques. On voit de plus en plus d’enfants dont les familles sont économiquement faibles. Dans les écoles, les conditions de travail se dégradent. On ferme des écoles et on ouvre des prisons.

Un intervenant :
Evidemment que les gens sont mieux traités dans les prisons privées : cette main-d’oeuvre est une manne. II y a un intérêt évident.

JLH :
Effectivement les détenus des prisons privées ont un niveau de vie meilleur. La question qui se pose est plus vaste. II y a des lois, c’est la base de cette société. Si des infractions à la loi sont commises, la justice, mandatée par nous, décide d’une punition car on est dans un pays judéo-chrétien. La punition, c’est faire souffrir, en fonction d’un code rigoureux, la personne qui a fait du mal aux autres ou qui simplement a causé un tort à une entreprise. Le rôle de la Pénitentiaire est de faire exécuter la punition décidée par la justice. Mais à partir du moment où on arrive à une autre gestion, la prison devient une entreprise capitaliste qui va souhaiter, grâce à la complicité de la justice, avoir de plus en plus de travailleurs sous-payés. La logique carcérale ne sera plus une logique punitive mais une logique de rentabilité. Le glissement d’un Etat à visée sociale (si tant est qu’il le
soit) vers un Etat à visée économique est inquiétant.

Un intervenant :
Tu as cité plusieurs cas d’alternatives qui, chaque fois, se délitaient quand avançait l’âge des personnes qui les avaient créées. Comment faire pour qu’une solution alternative échappe à ces personnalités fortes et puisse se maintenir ?

JLH :
Parfois c’est tout une équipe qui se fatigue et pas seulement un personnage charismatique. Mais il faut garder espoir car les lieux de vie se multiplient. Et le combat continue.

un intervenant :
J’ai fait un passage à la maison d’arrêt de Poitiers en 1992 et j’ai entendu parler d’un projet, le JET J’ai vu partir un groupe de 10 détenus de moins de 25 ans, mais 8 sur 10 sont revenus au bout de huit jours parce qu’il fallait se lever à 6 heures du matin.

JLH :

Le JET (Jeunesse Et Travail) existe toujours. C’est une structure militaire avec une certaine discipline. J’ai rencontré les fondateurs. C’étaient des mecs comme mon père, avec les cheveux gris très courts et les yeux gris bleus. Au JET il faut se lever à 6 heures, faire un salut au drapeau, etc. II y a aussi du sport d’assez haut niveau et des travaux dits d’utilité publique. Ce fonctionnement fortement hiérarchisé rencontre beaucoup d’échecs, car on sait bien que les jeunes en prison sont tellement peu militaires qu’ils ne veulent même pas travailler. Mais ce qui est intéressant c’est que deux sur dix sont restés. Ce système autoritaire les rassurait, un peu comme le père qu’ils n’avaient pas eu. II faut que nous acceptions d’être en contradiction avec nous-mêmes. C’est ce père que je n’ai pas eu, sinon je n’aurais jamais été psychopathe, moi. Voilà, je voulais vous dire ça. Ces pères-là leur marquaient des limites mais ils étaient bons. La majorité des taulards ne demande pas cela, mais pour deux sur dix ça donne des résultats.
Un intervenant :
La justice des mineurs est intéressante car elle est fondée sur l’Ordonnance de 1945 et la primauté de l’éducatif sur le répressif. Même si elle est décriée, elle a donnée des preuves de son aspect positif. Beaucoup de jeunes sont confrontés à la justice une fois et n’y reviennent pas. II n’y a pas tant de récidivistes que cela car il y a un travail éducatif. En revanche le projet actuel de Centres éducatifs fermés est très dangereux sur le plan idéologique car on ne peut systématiser aucune pratique. Même des séjours très courts en incarcération peuvent produire un déclic dans certains cas. Notre travail d’éducateur est de toujours chercher d’autres moyens, une alternative à l’incarcération. Au fond la seule alternative c’est la liberté, fut-elle conditionnelle ou limitée.
Je m’oppose syndicalement aux centres fermés pour des raisons idéologiques, éducatives et économiques, mais je voudrais avoir l’avis du psychologue. Enfin : de quels outils de contention peut-on se doter ?
JLH :
Le gouvernement lui-même dit depuis des années qu’il faut éviter l’incarcération des mineurs. Or depuis des années on a entre 600 et 800 mineurs en prison. A la centrale de Caen (aujourd’hui Centre de détention) mon voisin de cellule avait quinze ans et il était là parce qu’il avait fugué d’un centre pour mineurs dans l’Est. II a fallu que quelques voyous (dont moi) le protègent, car c’était une proie pour les autres. De qui se moque-t-on, quand on dit qu’il ne faut pas les incarcérer, et qu’on l’es met dans une Centrale avec une moyenne d’âge de 28-30 ans où les gens sont frustrés sexuellement ? Quand j’avais vingt ans, j’ai dû me battre six fois en six mois pour ne pas passer à la casserole. L’Administration se fout du monde, la Justice en l’occurrence est lamentable. Cela dit, une juge pour enfants, qui a arrêté tellement elle en avait marre, et qui était au Syndicat de la Magistrature, a dit : lorsque j’ai essayé vingt fois d’éviter la prison à un môme, que j’ai sollicité toutes les boîtes, les associations privées, la protection judiciaire de la jeunesse, les actions éducatives en milieu ouvert et que tout a été tenté, et que ce môme continue à récidiver, que puis-je faire ? Le mettre  » en carafe  » en prison en attendant qu’une solution arrive. Et évidemment elle n’arrive pas. Donc il sortira encore plus démoli qu’avant. Une précision : quand je parlais de récidives de 50 % pour les primaires mineurs (voir plus haut) c’était bien entendu pour ceux qui ont été mis en prison, car il ne faut pas oublier que pour les mineurs les alternatives sont nombreuses. Les surveillants de la CGT Pénitentiaire ne veulent pas de prison pour les mineurs et réclament la multiplication des alternatives, même pour les majeurs. C’est le seul syndicat qui dise cela ; je vous laisse imaginer le discours de l’UFAP ou de FO Pénitentiaire.
Actuellement on est dans une impasse. Les travailleurs sociaux sont en bout de chaîne : otages d’un système, ils sont là pour prendre les coups de ces jeunes désespérés, révoltés. La question qu’on ne pose pas, c’est pourquoi il y a aujourd’hui tant de jeunes sans culture, illettrés, et dans la misère économique avec des familles détruites. Pour survivre, ils sont bien obligés de voler ou de dealer. Je ne fais pas de morale sur ces sujets-là : quand on est à la rue le vol est légitime. Cela dit, ça dérange la société et les individus : c’est normal ; mais tout le monde a le droit de manger. La société ne se pose pas ces questions-là et dit : « Vous, imbéciles de travailleurs sociaux, allez faire les boucliers. »
Qui se souvient aujourd’hui du groupe Information des Travailleurs sociaux ? Qui a encore cette analyse politique ? Les alternatives, ça ne suffit pas : il y a quand même autre chose à faire aussi, et je suis indigné.
Un intervenant: :
Je suis le délégué JET à Limoges et je peux confirmer que cette expérience continue. II y a quatre centres, deux pour majeurs et deux pour mineurs. Nous rencontrons toutes les difficultés dont il a été question au cours de cette soirée très instructive. JET accueille seulement les garçons qui l’ont demandé, après qu’on leur a donné une information détaillée des conditions de déroulement d’un stage (c’est mon travail). JET offre une possibilité à des garçons en fin de peine, donc toujours sous le contrôle de la Justice : le chef de centre n’a pas de pouvoir disciplinaire, la libération conditionnelle dépend du Juge d’application des peines. Enfin, une caractéristique intéressante de JET, c’est que les cadres directs suivent exactement le même régime que les stagiaires. Ils ne les quittent jamais. C’est très important : en trois ou quatre mois se noue une relation, et ce que vous évoquiez se passe souvent. Le cadre a à peu près leur âge, mais il leur parle un peu comme un père ; quelquefois on l’entend dire et ça nous fait plaisir. Ils ont un temps immense pour parler et pour écouter. Le dialogue est dur parfois, mais il existe. Malheureusement, c’est une expérience quantitativement limitée.
Une intervenante :
Y a-t-il une véritable volonté de promouvoir des alternatives à la prison, quand on a un sous-ministre chargé de construire des prisons ?
En général quand on construit des structures, c’est pour les remplir. J’apprends qu’on va changer le mode de remise de peine : cette remise serait accordée dès le départ, mais supprimée peu à peu en cas de mauvaise conduite. Ce qui veut dire que les jurys et les tribunaux vont être amenés à allonger les peines, puisque la remise de peine va apparaître plus clairement au moment du jugement. Et les prisons seront encore davantage remplies si les peines sont un peu plus longues. 11 faudrait parler aussi de « l’après prison » : en général, la prison ne s’arrête pas au moment de la sortie de prison. Les conséquences durent longtemps, dans la vie de ceux qui sortent.
JLH :
Je n’ai fait que onze ans et demi de prison, mais il m’a fallu treize ans pour en sortir. En 1980 la moyenne des peines en France était de 4 mois, aujourd’hui elle est de 8 mois. Mais notez qu’elle n’est « que » de 8 mois, malgré les perpètes et les peines longues : la grande majorité des détenus sont condamnés à des peines très courtes, c’est de la délinquance économique ou alimentaire. Et pourtant cette durée moyenne a doublé. C’est, entre autres, un effet pervers de la disparition de la peine de mort. Les magistrats (surtout de droite et d’extrême droite) se sont dit qu’il n’avaient plus de peine de dissuasion absolue. La durée de toutes les peines longues a augmenté d’un tiers.
Un intervenant :
Je reviens sur l’après prison. Le casier judiciaire est une forme d’interdit professionnel, une entrave à la réinsertion pour le salarié. Le commerçant, l’artisan, ne peuvent plus s’inscrire sur le Registre du commerce ou des métiers. II y a aussi les amendes parfois très lourdes, et le harcèlement du Trésor public : ainsi le détenu libéré est tenté de récidiver ou de trafiquer pour se procurer de l’argent. Le système sécrète la délinquance. La prison offre au marché un terrain fabuleux : une main d’oeuvre qui ne peut pas se syndiquer, un espace de non-droit social. Dans un avenir proche, il y aura la prison à plusieurs vitesses : celles où
les détenus bosseront avec de bonnes cadences, et les prisons dépotoirs. Les concessionnaires feront encore plus de pognon. La prison sert aussi à faire peur à ceux qui n’y sont pas allés. Quant aux détenus, ils analysent mal pourquoi ils y sont, dans quel monde ils sont plongés, et ils en sortent en jouant malheureusement le jeu du système. Ils justifient l’existence de la Police, de la prison, des magistrats et du profit. II n’y a pas de prise de conscience générale, mais des embryons de révolte.
JLH :
Tu es de l’avis de mon ami Farid, que j’ai déjà cité et qui a milité avec nous à Ras les murs. II disait comme toi : la prison est destinée à faire croire aux gens du dehors qu’ils sont libres.
Un intervenant :
Tu as qualifié le bracelet électronique de pernicieux. Peux-tu développer ? Certains présentent cela comme très positif. Dans une réunion publique, la Présidente du Tribunal de grande instance de Limoges, qui est par ailleurs progressiste et ancienne Présidente du Syndicat de la magistrature, considérait que c’était une amélioration. Par exemple, c’est bien, qu’un prisonnier puisse aller à l’enterrement de son père ou de sa mère. Je lui ai demandé : « Voulez-vous que dans une génération il y ait 100 000 bracelets électroniques ? » Elle n’a pas répondu.
AH :
C’est un débat que nous avons très souvent dans les émissions. Farid résume ainsi : si on me propose le bracelet ou la liberté conditionnelle pour raccourcir ma peine, je suis preneur. Je pourrai retrouver ma famille, peut-être même essayer de travailler. Mais au niveau collectif, il faut se battre contre cela. II y a la démerde individuelle, et le combat collectif. Le bracelet est pernicieux car il conduit à intérioriser l’oeil de l’observateur qui devient persécuteur. On intègre peu à peu l’idée qu’aux heures de travail on a un périmètre de 4 kilomètres, et hors de ces heures de 80 mètres. C’est la même chose que les caméras dans les rues ou dans les magasins, ou sur les routes, la même chose que les cartes à puce. Il y a une logique infernale qui nous amène tout doucement à la carte à puce unique où se trouvera le casier judiciaire, les caractéristiques génétiques et le compte en banque de chaque personne. II y aura un peu partout des portails électroniques : c’est Le meilleur des mondes et 1984. Des expérimentations ont déjà eu lieu aux Etats-Unis et en Angleterrre, et certains « observateurs éclairés » jugent la France en retard. Tout cela va concerner bien d’autres populations que celle des prisonniers. Je vois poindre à l’horizon une société qui me fait froid dans le dos.

Un intervenant :
Le bracelet électronique risque de se substituer non à des peines de prison courtes, mais à des peines de sursis.
Chaque fois qu’apparaissent des alternatives, il y a toujours plus d’enfermement. Les alternatives ne remplacent pas les peines de prison, mais d’autres alternatives ou des peines qui n’auraient pas entraîné la prison.
Un intervenant :
La semi-liberté est en voie de régression. Les peines alternatives ne sont pas la panacée, mais on les voit reculer devant des gadgets technologiques qu’on teste d’abord sur les prisonniers, mais au train où vont les choses ce sera bientôt sur tous les déviants. Tout cela préfigure les contrôles de demain.
JLH :
Ca va dans le sens de ce que nous avait annoncé Michel Foucault : le passage d’une société de punition à une société de contrôle, avec une période intermédiaire où la société sera à la fois de contrôle et de punition. A la fin la punition disparaîtra : c’est-à-dire que le contrôle sera la punition de la société tout entière.

Un intervenant :
C’est la notion de servitude volontaire. L’illustration en est le travail en prison, où on gagne trois fois moins que celui qui est à l’extérieur, mais trois fois plus qu’un autre prisonnier, comme en Chine. On obtient une augmentation formidable de la plus-value dans une société où la servitude est généralisée et volontaire.

Un autre intervenant :
II faudrait parler des prisonniers dont l’état de santé ne permet pas leur maintien en prison. Papon est sorti et il a même demandé le RMI,
qui lui a été refusé. Mais très peu de prisonniers peuvent bénéficier de ces mesures. En phase terminale de SIDA ils crèvent comme des chiens. II faut parler aussi de Nathalie Ménigon, qui est hémiplégique, de Cipriani qui est devenu fou et de tous les anonymes. Là il n’y a même pas besoin d’une alternative : on pourrait leur foutre la paix et les laisser mourir, mais la prison c’est une punition, c’est fait pour faire peur.

JLH :
A Ras les murs nous correspondions avec Nathalie Ménigon car elle écoutait nos émissions quand elle était en région parisienne. Elle a des difficultés pour écrire, pour parler, qu’elle surmonte par un courage incroyable.

Un intervenant :
II y a eu 122 suicides en 2002 et 247 décès en prison. Donc autant de morts naturelles que de suicides. Tous ces gens auraient dû sortir pour finir leur vie avec leurs proches.

JLH :
C’est un constat accablant. J’ai tenté de me suicider quand j’étais au mitard. II ne faut pas en rester là. Au-delà du désespoir il faut retrouver une énergie de survie. Je ne suis plus dans la haine, mais dans la détermination, l’énergie et la solidarité. 11 faut améliorer les conditions de détention ou carrément détruire la prison.

Compte-rendu réalisé par A. Dobigny et M. Guillaumie.


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