La gauche institutionnelle fascinée par le
libéralisme :
L’exemple de la Grande Bretagne.
compte-rendu de la soirée du 8. 02. 01 avec Keith DIXON.
40 personnes.
Christophe NOUHAUD, au nom du cercle Gramsci, ouvre la soirée. Il évoque le livre récent de Keith DIXON (KD), Les évangélistes du marché, dont le sujet était le thatchérisme. En 2000, le nouveau livre de Dixon, Un digne héritier, fait le portrait de ce “ thatchérisme à visage humain ” qu’est le blairisme.
Jean-Louis VAUZELLE ouvre le débat. Selon lui, un élément important du fonctionnement de l’idéologie capitaliste est la “ croyance en un monde juste ”.
En 1980, les politologues autorisés avaient fixé à 4% le seuil indépassable du taux de chômage ; au-delà, affirmaient-ils, la situation deviendrait incontrôlable, et les insurrections se multiplieraient. Or vingt ans plus tard, la société semble accepter sans trop de mal un taux de chômage de 13 %. Les politologues avaient-ils tort ? Oui, dans le sens où leurs prédictions (comme il est de règle en futurologie ! NDLR) ne se sont pas réalisées. Non, car ils ont prouvé tout simplement que la société des années 2000 n’est plus celle des années 1980. Notre société a acquis une capacité nouvelle : celle d’oublier le malheur d’autrui et l’injustice.
Jean-Louis insiste sur la différence entre capitalisme (organisation économique) et libéralisme (doctrine politique : droits individuels, égale liberté de tous les hommes). La critique morale du capitalisme est facile : le capitalisme est amoral, il est objet de dégoût. Max WEBER au début du siècle montrait les similitudes entre capitalisme et protestantisme : l’ascétisme tempéré par la charité. Dans les années 1930-1970, ont dominé l’Etat-Providence et la grande entreprise. A partir de 1968, il y a eu une critique sociale du capitalisme, et une critique “ artiste ”. Ce fut un nouvel élan, une nouvelle justification, un nouveau discours.
On ne doit pas confondre non plus équité et égalité : au départ, l’équité, c’est corriger le droit. Or le libéralisme fait un détournement de sens. Selon lui, la contribution tend à égaler la rétribution, c’est cela la croyance en un monde juste. “ On obtient ce qu’on mérite ; on mérite ce qui arrive ”. Ce qui justifie les attaques contre le droit du travail collectif, et l’accroissement de la responsabilité individuelle du chômeur.
Pourquoi cette offensive idéologique a-t-elle si bien marché ? D’une part à cause de la critique « artiste » de 68 : les travailleurs sont plus qualifiés, plus instruits, et vivent souvent dans la déception et la frustration. D’autre part à cause de la hausse des valeurs individualistes et de la récupération de thèmes comme l’épanouissement, l’autonomie. Enfin, tout cela repose sur un bluff : Monsieur PINAULT est-il vraiment mille fois plus productif qu’un smicard ? (contribution = rétribution). Madame DEVIERS-JONCOURT mérite-t-elle 45 millions de francs ?
Pour finir, Jean-Louis cite Albert JACQUART : « Un gagnant, ça produit obligatoirement des perdants. »
Keith DIXON (KD) : Je vais parler de la Grande Bretagne, qui est mon pays natal et aussi mon objet d’études depuis longtemps. Je suis un Britannique qui vis en France depuis 25 ans. En 25 ans, j’ai assisté à la détérioration des conditions de vie en Grande Bretagne, déterioration qui touche même les universitaires.
En 1979, ce fut l’arrivée au pouvoir des conservateurs, dont j’ai parlé dans Les évangélistes du marché. En 1997 triomphèrent les néo-travaillistes : changement politique apparent, mais en réalité les éléments de continuité sont plus nombreux que les éléments de rupture. Au lieu de prendre comme titre Un digne héritier, j’aurais pu écrire : Les évangélistes du marché II ou Évangélistes du marché : le retour !
Je vais vous présenter les thèses des deux livres. Auparavant, je veux revenir sur le contexte de “Raisons d’agir” et sur le travail avec Pierre BOURDIEU. J’ai commencé à travailler avec lui il y a cinq ans. Le livre Pour une internationale des intellectuels (1989) était le reflet de cette idée : il fallait rassembler, tisser des liens avec les mouvements sociaux. L’étincelle, ce fut les mouvements de 1995 contre Juppé, et la naissance en 1996 de la collection (“Liber Raisons d’agir”, puis “Raisons d’agir”). L’ambition était modeste et nous pensions que ça ne marcherait pas. Ce fut le succès : il y avait donc un besoin réel de débat, d’information, de connaissance. Notre idée, c’était d’agir un peu comme les » think tanks » (mais contre eux), comme un organisme de recherche collectif. Pour ma part j’ai essayé de regarder, de décrire l’évolution du Royaume-Uni, et d’en tirer des conclusions qui auraient une utilité sociale.
Pourquoi le Royaume-Uni ? Parce que c’est la nouvelle patrie symbolique de la droite européenne, des libéraux. On oublie souvent un élément, qui est présent en filigrane : c’est toute la dimension intellectuelle de l’offensive libérale, tout ce travail de subversion de l’Etat par les intellectuels libéraux. Autrefois, le Royaume-Uni était un grand pays social-démocrate. Le cas est très spécifique ; je ne pense pas que le modèle britannique, la révolution thatchérienne, soit exportable, car :
1- La crise britannique est profonde et multiforme : économique, sociale, politique, et il y a une guerre civile en Irlande depuis le début des années 70. C’est une crise générale du mode de gestion de la société britannique.
2- Le néo-libéralisme thatchérien est une doctrine cohérente, forte, qui a enfin un espace pour se développer comme une alternative révolutionnaire !
3- Il existe un réseau bien organisé avec, au centre, les “ think tanks ”, qui sont des collectifs d’intellectuels.
Après la deuxième guerre mondiale, se sont mis en place les Etats-Providence. Battus intellectuellement, les néo-libéraux se regroupent. Voici quelques noms importants.
– La Société du Mont Pèlerin (Suisse, 1947) avec Friedrich Von HAYEK et Milton FRIEDMAN (ce sont les lectures de chevet de Margaret THATCHER et d’Alain MADELIN). C’est la société-mère de tous les think tanks néo-libéraux. Sa fonction : défendre les idées du libéralisme économique dans les universités, et dans les journaux comme l’hebdomadaire Newsweek. Ces intellectuels étaient au début isolés, contre le vent. Ils ont construit des ramifications internationales, tissé des relations avec des Français comme Jacques RUEFF, des Américains, des Britanniques, des Autrichiens.
– l’“Institut des affaires économiques ” vers le milieu des années 50, qui promeut les idées du libéralisme économique dans les journaux de droite. Il organise des séminaires pour les journalistes, les économistes, les financiers de la City. C’est un travail ingrat, un travail de taupes, accompli dans un climat hostile. On retrouvera les jeunes politiciens qui fréquentaient cet « Institut », dans la garde rapprochée de Thatcher.
– le “ Centre d’études politiques ”, créé en 1974, dont la co-fondatrice était Margaret Thatcher. C’est la crise des années 70 : les idées radicales de mise en cause de l’Etat-Providence en hausse.
Il y avait une division du travail chez ces intellectuels : la cible du « Centre » était les cadres du Parti conservateur, tandis que les intellectuels combattants révolutionnaires néo-libéraux rejoignent “ l’Institut Adam Smith ”, créé en 1976-1977. Par exemple, deux étudiants de la droite écossaise, avec qui je me suis battu physiquement, ont reçu une formation chez les Républicains américains à la fondation Heritage”. On peut donc distinguer :
1- Les vieux think tanks des années 50 (Institut des affaires économiques) qui organisent des séminaires et visent les milieux journalistiques et financiers.
2- Le Centre d’études politiques qui s’occupe de la conversion des cadres du Parti conservateur.
3- L’Institut Adam Smith, spécialisé dans la réflexion sur les privatisations. Il a produit une abondante littérature. Dans les années 80, il a organisé des séminaires internationaux pour les cadres des pays de l’Est.
La “ révolution thatchérienne ” ne se réduit pas à cela, mais ce nouveau sens commun britannique, ce nouveau climat d’idées a fait qu’il est devenu difficile de penser, de parler comme avant. C’est une mise en musique très bien orchestrée.
Prenons un exemple : l’idée que le privé est plus efficace que le public. Cette idée a émergé dans les années 70 en Grande Bretagne, et elle est devenue hégémonique dans les années 80. Elle est aujourd’hui très partagée par les travaillistes. Ces derniers ne proposeront jamais une nationalisation des chemins de fer, qui sont pourtant dans un état catastrophique ; bien au contraire ils ont voulu la privatisation du métro. C’est un sens commun construit.
Je n’aime pas beaucoup les termes de “gauche fascinée” par le libéralisme (titre de la soirée, NDLR). On ne comprend pas, avec cette approche, comment le Parti travailliste est devenu néo-libéral. En outre, il faut cesser de parler de gauche. Les néo-libéraux de la deuxième génération ne sont pas des gens de gauche. Il faut le faire comprendre à nos camarades socialistes : ils ne sont pas de la même espèce… ou plutôt un peu trop de la même espèce ? Je n’en sais rien. (rires)
Il y a eu dix-huit ans de domination conservatrice en Grande Bretagne : Thatcher a gagné les élections en 1979, 1983, 1987 ; elle a été évacuée en 1990, car elle était devenue gênante pour les conservateurs. John MAJOR est resté au pouvoir jusqu’en 1997. Ce fut “la construction d’une économie saine et modernisée” (Michel CHARASSE). Puis il y eut un gouvernement travailliste, avec davantage de continuités que de ruptures. J’étais jeune dirigeant travailliste étudiant, j’ai essayé de comprendre ce qui se passait dans ce parti que je connaissais bien. Je ne comprenais pas cette bête hybride : le blairisme, la “modernisation” du Parti travailliste. Il faut se méfier du mot “nouveau” ; on est le “nouveau” Parti travailliste signifie : on doit discréditer ce que le Parti a fait avant.
Vers 1983, ce fut le début de cette “modernisation”. Or les idées n’étaient pas particulièrement modernes ! Par exemple, pour les droits syndicaux, Thatcher vers 1979-80 nous ramène à avant 1906. Pourquoi y a-t-il si peu de grèves en Grande Bretagne ? Parce que c’est très difficile, l’existence même du syndicat est menacée. Voilà quelque chose qui ne gène pas du tout les “nouveaux” travaillistes.
Comment un Parti travailliste hétérogène, mais de gauche,
est-il devenu néo-libéral ?
Il y a eu deux phases : 1983-1994, avec Neil KINNOCK comme dirigeant, puis Antony BLAIR. C’est la “ modernisation ” à reculons, défensive. On est obligé d’accepter le libéralisme.
De 1994 à aujourd’hui, c’est la “ modernisation ” offensive. Les idées libérales sont jugées excellentes. Vive la flexibilité, les privatisations, la dérégulation !
Pourquoi cette évolution? Elle s’explique par une série d’ échecs.
1- En 1976, le gouvernement travailliste est au pouvoir. Le gouvernement de James CALLAGHAN tombe sous la coupe du FMI pour sauver l’économie britannique. Le FMI impose des conditions monétaristes draconiennes de compression des dépenses publiques, d’où la fin des réformes sociales.
2- Deuxième échec en 1979, après une grève des services publics pour le pouvoir d’achat (“l’hiver du mécontentement”). Thatcher instrumentalise cette grève.
3- A partir de 1981, des lois restreignent l’action collective. Vers 1992, on assiste à un retour à la situation du début du siècle : limitation du droit syndical, transformation du marché de l’emploi (flexibilité, précarisation).
En 1984-85, c’est le grand échec de la grève des mineurs. Un an de grève, pour une défaite totale ! Or le syndicat des mineurs était l’avant-garde ouvrière. On sait aujourd’hui que le gouvernement avait préparé, choisi sa cible. Il fallait que les mineurs soient battus.Cette grève a été terrible. Pensez par exemple que Margaret Thatcher qualifiait les grévistes d’ “ennemis de l’intérieur ” dans le contexte de la guerre des Malouines !
Donc, le Parti s’est trouvé sur la défensive. Sa stratégie a été de tenter la synthèse impossible de la nouvelle donne avec la tradition, les héritages. Un exemple : le Parti a d’abord protesté contre la privatisation du logement social ; puis il s’est tu ; puis cette privatisation est entrée dans les mœurs, et aujourd’hui plus personne n’en parle.
Deuxième phase : la “ modernisation ” offensive de Blair. La stratégie est organisée par des publicitaires recrutés, plus que par des militants. Il s’agit de positiver les reculs, les compromissions, sur le ton de l’éloge. C’est aussi le refus de toucher au carcan antisyndical. C’est aussi la trahison que constituent, par exemple, les récentes déclarations de Blair devant un parterre de patrons : “l’ économie se redynamise ”.
Or tout cela n’est pas si loin de la pratique de la gauche plurielle en France. Blair fournit les explications théoriques de ce qui est fait ici. Je suis par exemple agacé par les interventions de Martine AUBRY contre les emplois précaires privés, alors qu’elle a permis l’emploi précaire dans le public. Un tiers du personnel administratif de l’Université est précaire, et effectue pourtant des tâches permanentes. Tout cette pratique est théorisée en Grande Bretagne. Dans la stratégie blairiste, il y a une ambition internationale, Blair le dit clairement : il veut combattre en Europe ce qu’il appelle la “ vieille gauche ”. Il est d’ailleurs beaucoup plus virulent contre sa gauche que contre la droite, par exemple à la mairie de Londres. Il faut poser dire clairement ces questions aux socialistes français :
1- Le blairisme fait-il partie de la famille ?
2- Qu’est-ce qu’on veut faire ?
Dans sa traduction française, le livre de Blair a été préfacé par Martine Aubry. Pour elle, le blairisme, c’est le pari de la gauche gagnante !
Le débat
Amine KHAMLICHI : Il y a des intellectuels de gauche en Grande Bretagne, en particulier des historiens marqués par le marxisme. Quel est le poids réel de cette école dans la société britannique ? Y a-t-il eu des réactions contre Thatcher ?
Kheith Dixon : La gauche n’a pas pris la mesure de la nouveauté, de la radicalité, ni du danger du thatchérisme. Je me rappelle des débats au sein du Parti communiste britannique, et des difficultés à reconnaître en Thatcher quelque chose de nouveau, et ausssi une puissance intellectuelle. Il y a une arrogance de gauche (pas seulement britannique) à considérer que nos adversaires sont toujours cons. J’en suis guéri après cette défaite intellectuelle. Je pense à des intellectuels minoritaires, qui attiraient l’attention sur nos archaïsmes. Nous avions l’impression d’être très forts : avec plus de 50 % de taux de syndicalisation et un très fort militantisme ouvrier, nous avions l’illusion qu’il y avait des places imprenables. Le Syndicat du livre, par exemple, avait l’illusion de “tenir” l’industrie… et ce syndicat a été battu à plate couture dans les années 80. Il y a eu sous-estimation politique et intellectuelle de l’adversaire. Je n’ai pas de nostalgie du vieux Parti travailliste ouvriériste, avec ses pratiques machistes et racistes.
Joannès BILLO : Quel est le contexte économique, les conditions de vie de la population ? Est-ce pire que le Quart-Monde ? Je crois qu’il y a une majorité qui admet tout ça. Je suis surpris à propos du droit syndical, des droits civiques, des droits humains grignotés. En France on a aussi fermé les puits, les mines, fait venir du Tiers-Monde les ressources. Dans quel contexte vit la population ? On ne pourra pas faire avaler tout ça, les gens n’ont pas envie de revenir à l’esclavage.
KD : Je ne dirais pas que la population a admis tout ça. Lorsqu’on regarde à partir de 1979, on constate que Thatcher n’a jamais eu de majorité ; au plus fort, 42 ou 43 %. La majorité était plutôt contre Thatcher, qui a pourtant obtenu bien plus de 50 % des sièges. Par ailleurs, thatchérisme et blairisme sont plutôt anglais qu’écossais ou gallois. Le Parti travailliste écossais, majoritaire et bien plus à gauche qu’en Angleterre, a renforcé ses positions. Le bastion du blairisme, c’est le sud de l’Angleterre. Les partis nationalistes écossais ou gallois sont bien plus à gauche que le Parti travailliste, ils se consolident et défendent l’Etat-Providence. Il ne faut pas dire que tout le monde a accepté comme ça. Il y a eu une résistance politique et syndicale très forte, mais qui a été battue. La mobilisation policière a été terrible pendant la grève.
Il est vrai que l’économie britannique d’aujourd’hui n’est pas celle d’il y a 25 ans. Le taux de chômage, de 5 à 6 %, est beaucoup plus bas qu’à l’époque où il y avait 3 millions de chômeurs. Ces chiffres sont à prendre cependant avec des pincettes : qu’est-ce qu’on comptabilise comme chômeurs ? C’est un peu comme si on disait que l’état sanitaire moyen d’une armée s’améliore quand on tue tous les blesssés. Des pans entiers ont été sacrifiés. Pour les gens, voilà ce que ça a donné entre 1979 et 1990 : les 10 % les plus riches ont eu une progression de +68 % de leur pouvoir d’achat, les 10 % les plus pauvres une régression de –18 %. Ce creusement des inégalités, c’est la réalité du thatchérisme, reconnue même par les économistes thatchériens. La Grande Bretagne est devenue une “ société quarante-trente-trente ” : pour 40 % de la population ce fut une amélioration, pour 30 % la situation est plus précaire, pour les 30 % restant c’est bien pire qu’avant. Si vous étiez un ouvrier qualifié avec un emploi entre 1979 et 1990, votre niveau de vie a augmenté. Beaucoup sont passés du vote travailliste au vote conservateur. C’était fait pour ça : la précarisation n’a rien à voir avec l’efficacité économique ! Il s’est agi de discipliner les ouvriers, qu’ils aient peur. Mais c’est une boule de neige qu’on n’arrive plus à arrêter, et qui produit une précarisation des techniciens, des cadres, des enseignants : à l’Université, il n’y a plus aucun contrat à durée indéterminée ; même un contrat d’un an ou un plein temps, c’est rare pour un jeune universitaire. C’est un processus général de précarisation de la société britannique. Blair a compris cela : d’où l’introduction d’un salaire minimum ; il fallait mettre fin à l’insécurité générale, parce qu’on ne sait jamais où ça va finir. Ça risque d’exploser ; c’était la crainte de Keynes dans les années 30. Il faut calmer le jeu, ce qui explique aussi le discours ultra-sécuritaire : le ministre de l’Intérieur veut mettre en taule les taggeurs.
Il y a eu aussi des gens, bien au-delà de la grande bourgeoisie et au moins à court terme, qui y ont gagné. Il y a eu des réactions en Ecossse, y compris au sein du Parti travailliste. Le Parti londonien est aujourd’hui organisé comme un parti bolchévique. Sa direction vire comme des malpropres les militants trop à gauche.
Emilie CLAUZURE : Je me souviens de mon émerveillement en visitant la Grande Bretagne, son espace public, ses services ; aujourd’hui je pleurerais presque : elle est loin derrière nous. Mon souci, c’est la France. Ce qu’on appelle la gauche n’en est pas. Il me semble que le discours et la phraséologie du blairisme prennent très bien chez nous : le RMI, conquête de la gauche, bravo ! et le CES c’est encore mieux. Il y a des working poors : il leur faut trois emplois pour survivre. On assiste à un creusement des inégalités en France. Quelqu’un peut avoir comme indemnités 2200 ans de SMIC. Il y a les cadeaux aux classes dirigeantes, le discours sécuritaire qui gagne dans la population et les médias qui acclimatent l’idée de criminaliser la pauvreté.
KD : Vous décrivez très bien la situation française. Il y a une déterioration progressive des services publics britanniques. Vous allez penser que j’exagère. Ma mère, après deux ans d’attente, a été opérée de la cataracte. Il y a eu des complications. Je lui ai rendu visite à l’hôpital d’Edimbourg : il n’y avait pas d’accueil et il m’a fallu trouver le pavillon. J’ai découvert ma mère seule, assise sur son lit, soufflant dans un sac en papier : un médecin lui avait expliqué qu’à force de souffler ainsi elle pourrait peut-être arriver à dégager le caillot de sang dans son œil. J’ai dit à l’interne que si la reine mère avait risqué de perdre la vue, il est peu probable qu’on l’aurait laissée seule avec un sac en papier. Le jour où l’on donne la possibilité aux riches de se faire soigner ailleurs, on crée un service de santé pour les pauvres ; un service de santé pauvre.
Claude GOBEAUX : Martine Aubry a édulcoré la traduction française du blairisme : il faut insister sur elle, car c’est elle qui risque de remplacer Jospin pendant la campagne. Elle fait le maximum pour rassurer la droite : un président de gauche ferait au moins aussi bien que Chirac. Comment combattre ? Le maire de Londres, est-ce une “ hirondelle ” qui annonce le printemps ? Y en a-t-il d’autres ? Il n’y avait pas de Britanniques à Porto Alegre. ATTAC est présent partout en Europe, sauf en Grande Bretagne. En France, Jospin n’a pas pu se rallier au manifeste Blair-Schröder, mais l’Europe devient un appendice des Etats-Unis. Comment résister ?
KD : Pour la Grande Bretagne, j’ai passé l’âge de l’optimisme béat. Ça va être très long. Il y a eu les défaites intellectuelles, la sous-estimation de l’effort politique et intellectuel. Il y a très peu de dissidents au “ sens commun ”, et peu de mobilisations. Quelques signes sont encourageants, mais il ne faut pas les surestimer : K.LIVINGSTONE est quelqu’un de très intéressant, mais il ne faut pas oublier son soutien à l’intervention au Kosovo, et il se bat pour être réintégré dans le Parti travailliste.
Dans le Parti travailliste du Pays de Galles, il y a des dirigeants anti-blairistes. De même au Parlement écossais, qui est un vrai parlement avec un gouvernement autonome. L’écart grandit entre le Parti travailliste écossais et celui de Londres. Il y aura un jour une vraie confrontation. En Ecosse il a fait une coalition avec les libéraux-démocrates, qui se retrouvent aujourd’hui plus à gauche que le Parti travailliste ! Le principal syndicat des cheminots est passé, il y a deux ans, à la gauche radicale. Il y a une légère re-syndicalisation ; donc des signes. Mais Blair va gagner les élections au printemps. Ca m’inquiète car le débat politique est devenu un combat entre des néo-libéraux new-look et des néo-libéraux xénophobes : c’est l’ensemble de l’échiquier qui s’est déplacé vers la droite. Le décompte des “ hirondelles ” est intéressant pourtant : dans les partis nationalistes, la xénophobie des années 30 a été abandonnée. Aujourd’hui ils sont plutôt à gauche.
En France j’ai participé à un débat, il y a un an, avec le Secrétaire Général du PS, et je voulais lui faire dire que le blairisme ne fait plus partie de la gauche et que le PS ne prendrait pas cette voie-là. Blair est une aubaine pour les socialistes français, il est tellement à droite qu’il donne l’impression que les socialistes français sont à gauche ! (rires).
Blair théorise ce que les socialistes français font. Dans la gauche plurielle (je ne fais pas tellement de différences) on ne théorise pas, mais les pratiques ne sont pas tellement différentes. On a de la chance en France, il y a un mouvement social. Il y a donc des contraintes symboliques, un poids symbolique du mouvement social. Il y a des choses qu’on ne peut pas dire, des dérives non dicibles. Il y a des mouvements redynamisés, très différents des vieux mouvements. C’est peut-être une spécificité française et précieuse, impensable en Grande Bretagne.
Intervenant : Les intellectuels n’ont-ils pas sous-estimé le rôle de la presse ?
KD : Je pense que les intellectuels jouent un rôle important, et c’est une dimension du combat politique. Thatcher et Blair n’ont pas sous-estimé la presse. Le Sun utilise des phrases, des mots et des idées courtes avec des photos et des insultes. Par exemple : “ Va te faire foutre, Delors ”. Blair au début a été soutenu par les tabloïds. C’est un thatchérisme populiste. Pour Thatcher il faut utiliser “ le langage du supermarché ”, et elle savait le faire. Je suis résistant à l’idée qu’il faut adopter ces méthodes et ce langage. Blair a passé un accord scandaleux avec la presse, qui a vilipendé le mouvement, insulté les militants, caricaturé l’action. Mais le plus terrifiant c’était pendant la guerre des Malouines.
Intervenant : Quelle est l’influence du PC britannique, 1 à 2 % ? En France c’est peut-être différent, le PCF et l’extrême gauche ont plus de poids.
KD : J’en ai été membre. Le PCB c’est négligeable, sauf sur le plan intellectuel et au syndicat des mineurs, en 1970-80, surtout en Ecosse. Aujourd’hui il n’y a plus de PCB depuis la fin des années 1980 ; il y a un groupuscule londonien, la “ Gauche démocratique ”. J’ai été exclu du PCF. Ce parti est impliqué très fortement dans la gauche plurielle, et je constate que sa pratique n’est pas très loin de la pratique du blairisme.
JP JUILLARD : Les analyses que vous faites, sont très nécessaires. Derrière ce théâtre d’ombres, il y a des forces économiques et de l’impuissance. Ils font semblant de gouverner mais ils ne font que faire. Le thatchérisme est très gramscien. Est-ce que ça a été pensé depuis très longtemps, cette affaire-là ?
KD : Qui tire les marrons du feu ? L’intérêt était : discipliner de façon définitive la classe ouvrière britannique. C’était un vieux rêve du patronat qui avait subi des humiliations dans l’après-guerre.
Il y a quelques idées fausses à gauche : les théoriciens qui ont commencé n’étaient pas soutenus. Il faut examiner les comptes des think tanks : ils n’ont rien à voir avec la fondation “Heritage” aux Etats-Unis, qui a un bâtiment gigantesque et des dizaines de chercheurs à plein temps. Non, en Grande Bretagne les patrons, au début, étaient réticents car radicaux. L’argent est arrivé à la fin de la période, lorsque les batailles intellectuelles ont été gagnées.
Ce n’est pas un complot. Il y avait des intellectuels de droite convaincus, néo-libéraux, à la sortie de la guerre, qui ont fait un gros travail, de longue haleine. Nous aussi nous avons ce long travail à faire. Ce qu’ils ont fait a valeur d’exemple : vingt ou trente ans plus tard, on a assisté à un retournement extraordinaire de l’opinion publique. Donc, c’est à nous de nous mettre au boulot.
Daniel COUTY : La fin de la grève dans les mines fut une défaite de la classe ouvrière internationale, pas seulement des mineurs anglais. Les idées peuvent mourir. Un an avant, en France, il y a eu une grève dans l’automobile. A ce moment-là, MAUROY et le PCF au pouvoir, n’étaient pas soupçonnés de libéralisme ; or c’est la CGT (j’étais à la CGT et j’y suis encore) qui a affronté les grévistes. Il y avait beaucoup de xénophobie. Les grévistes étaient essentiellement des immigrés. Je ne pense pas non plus qu’il y ait de grands complots comme ça, mais je me méfie de l’excès d’optimisme. La CGT et même une partie du PS sont retenus par le mouvement social. On tient, mais on n’est pas dans la contre-attaque.
KD : Je ne veux pas faire de la grève des mineurs un cas exemplaire. Ce fut une terrible défaite. C’était l’avant-garde syndicale, le secteur le mieux organisé. Il ne faut pas sous-estimer l’organisation des adversaires politiques. Par exemple, en 1981 devant une menace de grève, Thatcher recule et retire le plan de fermeture. On répète que Thatcher n’a jamais reculé, mais c’est faux : le gouvernement en 1981 n’avait pas encore tous les moyens de casser les syndicats, il a attendu son heure. Ces bolcheviques de droite ont le sens de la stratégie.
En 1974, Thatcher était membre du gouvernement conservateur. Pendant l’hiver 1973-74, il y a la grève des mineurs pour les salaires. HEATH provoque des élections anticipées car il croit que la grève est impopulaire (pas de charbon l’hiver). Il est battu, et les mineurs disent que ce sont eux qui ont battu le gouvernement. Mais c’est une défaite et une humiliation que Thatcher n’a pas oubliées.
On sait aujourd’hui que le gouvernement et la direction des Charbonnages avaient fait des stocks, et procédés à des embauches pour préparer la lutte contre les grévistes. La préparation policière a été intense, la tactique très violente (école de l’Irlande du nord).
La classe ouvrière a compris après que c’était cuit. Depuis, on a une législation antisyndicale, et il n’y a plus de mines.
Anne VUAILLAT : Il n’y aucun mouvement social en Grande Bretagne ? Rien depuis l’affaire de la poll- tax (fin des années 80)?
Freddy LE SAUX : Si on prend l’exemple du Syndicat du livre en France, il ne faut pas s’endormir sur ses lauriers. Les syndicats doivent anticiper sur l’évolution de la société. C’est à la classe ouvrière, disons aux gens modestes, d’anticiper.
KD : Il y a très peu de mouvements sociaux depuis les années 1990 en Grande-Bretagne. Les mouvements contestataires qui existe ne cadrent pas du tout avec la tradition du mouvement social : par exemple les Travellers des années 80, (après le mouvement contre la poll-tax), jeunes partant sur les routes avec des vieux camions, avec un mode de voyage et un mode de vie particuliers : c’est une forme forte de résistance collective à la société néo-libérale[1]. L’énergie s’est perdue. Les émeutes contre la poll-tax ont fait sauter Thatcher. De temps en temps, les pauvres se révoltent. C’est conjoncturel, ça ne dure pas, mais ça fait toujours plaisir. Par exemple les Eco warriors, etc : mouvements limités, conjoncturels, qui n’irriguent pas la société comme les nouveaux mouvements sociaux français.
Pour Bourdieu, “on est aujourd’hui dans une situation où on est obligé de défendre des choses qu’il faudrait transformer ”. Par exemple, les syndicats, il faut les défendre mais il faut qu’ils se transforment. De même pour l’Etat. Il faut tenir les deux bouts de la ficelle : il y a des moments où c’est la défense qui doit primer sur la transformation.
Francis : Le Fordisme est un système auquel s’est ralliée la gauche. Puis il y a eu la crise vers 1975. Le capitalisme ne peut pas continuer sous cette forme dans les sociétés développées. On n’en est pas au niveau des think tanks. On est empêtré dans les cadres de pensée du système gauche = fordisme, productivisme. Nous sommes capables de faire de la critique, des mouvements sociaux, mais incapables de stratégie et de prendre la relève, comme Thatcher.
KD : Je suis d’accord. Il y a un énorme travail à faire.
Claude : Vous êtes proche de Bourdieu. Pouvez-vous faire un bilan provisoire ? comme Bourdieu en 1995-97?
KD : Les ambitions de Bourdieu étaient au-delà des forces en présence. Pour le moment, c’est juste une étincelle et non une contre-offensive. Peu à peu, des choses se mettent en place. C’est très difficile en France… alors, avec des Autrichiens, des Allemands ! On est encore loin. Bourdieu vieillit. Je préfèrerais avoir une vingtaine de noms de grands intellectuels français, mais il n’y en a pas des masses.
Claude : Nous avons Frédéric LEBARON, qui est originaire d’ici et qui est au cercle Gramsci. Comment devient-on un “ grand intellectuel ” ?
KD : Je ne suis pas un bourdieusien, j’ai beaucoup de points de désaccords, mais je constate que dans le paysage français… il n’y a pas beaucoup de “ grands intellectuels ”, Bourdieu en fait partie.
Il y a eu, pendant deux jours en France, un colloque commun “Raisons d’agir”, et l’Offensive démocratique (Autrichiens contre Haider). Il y avait une composante allemande forte, et on a constaté l’impact du radicalisme bourdieusien : des syndicalistes allemands de la métallurgie s’engueulaient en montrant un livre de Bourdieu. Il y a eu une vraie rencontre entre ceux qui se battent tous les jours et la pensée.
Francis : Le mouvement social n’a pas de pensée ? Bourdieu est un entomologiste du mouvement social ?
KD : Vous avez raison. J’ai été très maladroit. D’ailleurs je commence à décliner (rires). Pour vous rassurer : en 1998 à Grenoble, avec les Rencontres européennes contre la précarité, on a imposé la stabilisation des CES à l’université. SUD PTT était invité. Il y a eu des discussions autour de la précarité avec des spécialistes (sociologues, politologues, syndicalistes) : le contraire des intellectuels qui viennent expliquer ce qu’il faut faire au mouvement social. 200 à 400 personnes étaient présentes en permanence dans les séminaires.
Christophe NOUHAUD propose que cette conversation continue autour d’un verre.
Malgré le tout petit nombre des participants, KD semble avoir été enchanté de cette soirée et de la qualité des échanges.
Compte-rendu rédigé par MG.
[1] Lire L’anarchie en Angleterre, de Cohn Nick, sur la triste fin des Travellers.