Xavier DELEU
INTRODUCTION :
Jean-Louis VAUZELLE :
Les frontières sont très fines, entre l’enquête et le voyeurisme : la sexualité est une chose intime. Peut-être, au cours de l’Histoire, l’expression de la sexualité a-t-elle été parfois plus visible qu’aujourd’hui ? La notion d’espace intime est historiquement récente. Aujourd’hui la sexualité est très peu dite, sinon sur le registre de la blague.
Les chercheurs réalisent difficilement des enquêtes fines, qualitatives, personnelles, sur l’intime et sur son sanctuaire inviolable : la chambre du couple. Invité par le cercle Gramsci, Didier LAPEYRONNIE remarquait qu’une personne, qui pouvait se raconter sur les ondes de Fun Radio, refusait pourtant d’évoquer le même sujet avec le chercheur, en tête à tête. Ainsi, parler de sa sexualité à un million d’auditeurs serait plus facile que d’en parler à une seule personne dans un face à face.
Qu’est-ce qui travaille la sexualité et ses représentations ?
Voici quatre points importants :
1 : Il y a une désinhibition de la parole sur le sexe (en public), et ce jusqu’à la nausée. Fin de la clandestinité de l’érotisme : les représentations explicites de la sexualité sont très facilement accessibles. C’est une désacralisation totale, et parallèlement une marchandisation du sexe.
2 : Le clivage esprit/corps, ou sexe/sentiment : de plus en plus de pratiques sexuelles sont affirmées en-dehors de liens affectifs. C’est une question à se poser, pour pouvoir aborder la prostitution, le X, l’adultère.
3 : L’internalisation dans le couple de pratiques sexuelles diversifiées, autrefois tabou, grâce (ou à cause des) films, des revues. Nos conduites sexuelles seraient donc en partie apprises ?
4 : L’apparition récurrente dans les médias de déviances sexuelles (tournantes, pédophilie, etc). Appparement, cela fait vendre, bien que cela ne soit pas si nouveau. Mais il y a aussi des incidents inquiétants, concernant des enfants : sexualité de » grands » pratiquée par des enfants de la maternelle (imitation des » grands » ou des films porno).
Représentations sexuelles explicites dans la rue et les journaux ; pratiques sexuelles possibles sans amour ; nouvelles pratiques sexuelles dans le couple ; déviances sexuelles peut-être plus fréquentes. En toile de fond, il y a la volonté affirmée des gouvernants d’imposer un nouvel ordre moral. Ségolène Royal et Christine Boutin : même combat ! Le projet de censure des films X utilise deux arguments : un amalgame entre sexe et violence, et la protection des enfants. Ces arguments sont repris dans un article de Libération, paru aujourd’hui même.
Déjà, la conférence de Didier Lapeyronnie se rattachait à un travail réalisé à la demande du patron de Fun Radio pour répondre aux attaques du CSA, qui voulait supprimer une émission. Le CSA citait comme obscène une question d’une jeune auditrice, sur » la volonté incessante des mecs d’enculer les femmes « . Or, elle pose un problème social très clair : qui définit la sexualité ?
La domination masculine est toujours bien vivante : voyez sur cette estrade, où il y a trois hommes ; voyez la position dans l’acte sexuel, ou encore la distribution des rôles au gouvernement.
Définitions
Dans le Larousse des débutants, dictionnaire destiné aux enfants, on lit : » Femme (n.f) : ma mère est une femme remarquable ; je vous présente ma femme (la personne avec laquelle je suis marié). Homme (n.m) : les hommes parlent des langues très diverses (les êtres humains, les hommes et les femmes) ; les hommes ont de la barbe (les adultes de sexe masculin) ; un curé est un homme d’église, un avocat est un homme de loi « . Donc, une femme est mère ou épouse, l’homme est caractérisé par son activité professionnelle. Cela dessine insidieusement une sexualité adaptée ; on attribue à le femme un rôle à travers sa sexualité : satisfaire son époux et procréer.
Le deuxième exemple, c’est le satut de la femme tel que l’évoque un article de Sciences et avenir : » Un mythe darwinien s’effondre : l’homme actif et polygame, la femme passive et monogame « . Tout cela serait attribué à nos gènes : l’infidélité masculine qui est l’expression de la virilité, l’infidélité féminine qui est le mal absolu. Mais voilà qu’on découvre des femelles volages chez les oiseaux, les chimpanzés, les humains !
Janine MOSSUZ-LAVAU (La vie sexuelle en France, livre cité dans la Lettre n° 102) montre l’évolution de la sexualité et du mariage : inversion du rapport de dépendance qui liait naguère la sexualité au mariage (l’institution matrimoniale donnant droit à l’activité sexuelle). L’échange sexuel devient le moteur interne de la conjugalité : une relation de couple n’est quasiment plus concevable sans activité sexuelle entre les conjoints ; activité accompagnée de plus en plus d’un plaisir partagé, et non réservé à l’homme. Freud a souligné l’importance des pulsions sexuelles et de la libido, d’où le fameux adage : » Les hommes ne pensent qu’à ça « . Voilà qui est sans doute exagéré, incomplet, ou discutable ! Pour le psychosociologue Maslow les besoins sont à la base de la motivation. Ils sont hiérarchisés suivant ce principe : un besoin nouveau n’émerge que lorsque les besoins inférieurs ont été satisfaits. Cela dessine la pyramide suivante : les besoins physiques (manger, boire, s’accoupler) ; puis le besoin de sécurité ; puis le besoin d’amour, d’estime et de réalisation de soi. Existence, relations, développement. Le besoin sexuel est donc loin d’être le seul, et surtout loin d’être le seul mobilisateur.
Voici quelques questions qui ont motivé cette soirée : existe-t-il une sexualité pure, naturelle, ou n’est-elle que culture et construction sociale ? Si c’est le cas, dans quelle mesure reflète-t-elle la société capitaliste ? Quels apports de la médecine, de la psychologie, dans les pratiques sexuelles ? Quelle est l’importance de facteurs tels que l’âge, le sexe, la classe ? La sexualité de la classe ouvrière est-elle différente (c’est probable) de celle de la classe moyenne ? Ou doit-on situer la morale ?
La sexualité n’est pas (ou pas seulement) une donnée de la nature. Nombre de nos comportements ordinaires s’expliquent par un inconscient. Quel inconscient social et culturel est à l’œuvre dans nos pratiques sexuelles ?
Marc GUILLAUMIE : Notre invité Xavier DELEU est journaliste, auteur de reportages. Il a collaboré avec « Zone interdite », « Envoyé spécial », « Capital », « Arte reportages », « Des racines et des ailes ». Il est auteur de films documentaires, et du livre Le consensus pornographique (Paris : Mango éditions, 2000).
Dans le numéro 102 de La lettre du cercle Gramsci, on trouvera un compte rendu de lecture, résumé plus détaillé de ce livre, qui est disponible par ailleurs dans cette salle : nous allons donc seulement évoquer très rapidement les questions qu’il aborde. Xavier Deleu parle de » l’empire des images » dans les médias en général, et plus particulièrement de la généralisation de l’image porno dans la publicité. Puis il décrit le cinéma X ; enfin, le » cybersexe » et la » baise virtuelle « .
Dans des émissions radiophoniques où il présentait son livre, Xavier Deleu insistait sur deux idées qu’il serait intéressant de développer ici : la présence du porno dans des images multiples (parfois très éloignées du domaine du X) a un effet prescriptif. Le porno devient norme. Il marque l’esthétique et les comportements des êtres humains, qui sont le plus souvent des consommateurs involontaires, ou du moins passifs.
La publicité, vaseline du capitalisme
Deuxièmement, capitalisme et porno se rendent des services réciproques : Xavier Deleu désigne avec humour la publicité comme « vaseline de l’économie capitaliste ». Toutes ces questions rejoignent les interrogations du cercle Gramsci, dont le projet est d’essayer de comprendre tout ce qui relève de « l’exploitation de l’homme (et la femme) par l’homme ».
Un mot sur le titre de cette soirée-débat : en mettant entre guillemets l’expression « libération sexuelle », nous voulions dire que cette libération supposée doit être un peu questionnée. En employant le mot » pornocratique « , nous insistions sur la relation de pouvoir, qui est au cœur du porno.
Ce soir, nous allons parler du porno. De quoi allons-nous parler au juste ? Qu’est-ce que le porno? Par glissement euphémique, il est souvent présenté comme » érotique « . Éternel débat !… que je propose de trancher provisoirement de façon simple, à la tronçonneuse.
Qu’est-ce que la porno ?
Quels critères définissent couramment le porno ? Sa vulgarité, son mauvais goût, qui l’opposeraient au raffinement de l’érotisme ? On conviendra qu’un tel critère est trop subjectif pour être utilisable. Le porno, suivant cette définition, c’est l’érotisme des autres.
On entend souvent dire aussi que l’érotisme jouerait sur les sous-entendus, la suggestion, sur ce qui n’est pas montré, alors que le porno serait plus cru et direct : il montrerait » tout « . Qu’est-ce que c’est, tout ? Est-ce que la gynécologie, c’est du porno ? On sent bien que la différence n’est pas dans le contenu objectif de l’image, mais dans ses intentions et les conditions de sa production. Là encore, où se situe la frontière ? A partir de quel degré d’exhibition entrerait-t-on dans le porno ? (Les censeurs des années 1970 qui interdisaient Hara-Kiri répondaient tranquillement : dès qu’on voit des poils pubiens, c’est porno). Qui va juger que l’allusion est très claire (à ses propres yeux), ou artistiquement voilée ? Montrer trop, c’est aussi aveugler ; cacher, c’est aussi une façon d’attirer l’attention. Pour dénuder une paire de fesses, il faut d’abord qu’elle soit voilée : le porno s’accommode fort bien d’une lingerie abondante, compliquée et même gênante.
Devant cette difficulté, recourons simplement au dictionnaire, comme vient de le faire Jean-Louis (Bailly : Dictionnaire grec-français). « Érôs » est, chez le poète Hésiode, le grand dieu à l’origine du monde. C’est le désir universel, désir de tous les sens (pas seulement désir sexuel). Voilà une divinité trop puissante, et qui ne nous concerne pas ce soir, à mon avis. En revanche, » Pornè » ou » Pornos « , la ou le prostitué(e), est un vocable plus univoque et plus modeste. Il vient d’un verbe qui signifie « acheter » (Bailly : » les prostituées étaient souvent des esclaves « ). Voilà un critère simplissime, mais opératoire : le porno a partie liée avec la relation de pouvoir (maître/esclave), l’argent et le commerce. Parmi les images érotiques (suscitant le désir des sens), certaines font l’objet d’un commerce : voilà le porno.
En résumé : si vous tournez avec votre partenaire sexuel un film, même répugnant, et que cette activité vous excite tous les deux, c’est une activité érotique. Si vous contraignez votre partenaire ; si vous le (la) payez ; si vous diffusez ce film contre de l’argent, c’est un film porno.
CONFERENCE :
Xavier Deleu :
On pourrait essayer de cerner ces termes pendant toute une soirée. D’un point de vue pratique, un réalisateur de fims » porno « , lorsqu’il coupe les plans serrés pour exporter son film aux Etats-Unis où de nombreux télédiffuseurs n’acceptent que des films soft, produit alors un film dit » érotique « . Donc, la différence serait dans les plans, et aujourd’hui l’air du temps fait qu’on diffuse de plus en plus de plans très serrés sur les parties génitales.
Il y a une fascination du jeu des organes, et peut-être la pornographie est de ce côté-là. L’érotisme est un autre marché : il y a deux marchés qui cohabitent, avec des pays comme l’Angleterre qui produisent beaucoup d’érotique et peu de porno (sauf depuis deux anx), et la France qui est sans doute le champion du monde de la consommation télévisuelle de pornographie : plus de 900 films par an pour un téléspectateur français bien équipé en câble et satellite, qui capte aussi les chaînes étrangères. La définition pourrait prendre des heures ; on touche un point sensible de ce sujet.
Je ne suis pas un spécialiste du porno à l’origine. Travaillant comme journaliste sur des sujets très différents, j’ai pu m’apercevoir que, dès qu’on touche au sujet de la sexualité (car derrière le » porno » il y a la sexualité), on touche l’intime, on évoque chez l’interlocuteur son vécu, ses limites, ce qui lui paraît tabou. Souvent le débat est difficile, et la part de la subjectivité bloque la réflexion.
Sur ces sujets-là, on pourrait discuter hors du climat démagogique qui règne chez les politiques, qui semblent ignorer qu’une grande partie de la consommation X est sur Internet aujourd’hui, que son développement est vraiment là, que les producteurs de films porno investissent sur ce média. La télédiffusion, c’est le plus souvent Canal Plus le samedi soir : une chaîne que tout le monde n’a pas. Beaucoup de Français sont dans l’impossibilité de regarder chez eux un film porno à la télé.
Une évolution séculaire
On parlait de libération sexuelle. Très souvent on aborde ce sujet de la pornographie ou de la sexualité comme si mai 1968 (pour résumer par une date) ou comme si les années 1960-70 avaient tout inventé. Dans la presse récréative, il semble que le tournant de ces années-là (qui furent aussi celles de la limitation des films X dans les salles) ait vu apparaître une génération qui aurait tout inventé. En réalité, la sexualité est comme d’autres agissements humains : un construit social. Il y a des choses qui perdurent, et l’homme et la femme ne se sont pas brusquement libérés danx ces années-là. Il y a une évolution séculaire. Les historiens ont montré que depuis la fin du XIXème siècle, des pratiques autrefois interdites par la religion catholique ont été peu à peu acceptées. Il faut tenir compte d’un phénomène lent de laïcisation et d’urbanisation : par exemple l’infidélité est d’abord un fait urbain. D’autres pratiques sont anciennes, mais urbaines plus que rurales. Par exemple, la fellation : quand on travaille sur les archives judiciaires comme le font les historiens, on s’aperçoit que c’est une évolution qui date du début du siècle. Il était hors de question pour une femme honnête de se livrer à l’amour buccal en 1850. Cinquante ans après, les hommes y avaient pris goût par les prostituées qui s’étaient spécialisées dans cette pratique (plus commode, ou moins risquée pour elles) et l’ont demandée à leurs femmes, qui, cette fois, l’ont acceptée. Ce qui était obscène devenait osé. Il en va ainsi de beaucoup d’autres pratiques : avec la progression de l’hygiène, le cunnilingus s’est développé. On en a la preuve par les archives : ce n’était pas l’obscurantisme avant les années 1960-70. C’est vrai qu’il y a une évolution, mais il faut éviter le simplisme. Et comme le sida est passé depuis, il y a eu dans la presse une sorte de nostalgie : on disait il y a quinze ans que la génération des années 1960 en faisait plus, était plus libérée ; aujourd’hui une revue de presse montrerait que tous les jeunes dans les cités font des » tournantes » ou regardent des films pornos. Le traitement médiatique va vers la surenchère : il faut toujours en dire plus que le voisin.
Génération débridée ? En réalité, cohabitent chez le même jeune aujourd’hui des questions traditionnelles de puberté, des questions de sentiments, et un imaginaire pornographique véhiculé pas nécessairement par les films porno, mais par une continuité, une récupération qu’on peut dire objectivement pornographique, et qui va de la littérature au clip, de la radio à la télé, au cinéma, aux discussions d’ados. Tout cela légitime en quelque sorte un imaginaire de plus en plus violent.
C’était une mise en garde. Je vois souvent des journalistes auxquels on a demandé depuis le mois d’avril dernier de traiter de tous ces sujets. Chacun veut en dire un peu plus que l’autre. Vous ne pouvez pas, comme journaliste, vous contenter de dire la même chose que le voisin ; on va vers la surenchère et vers des attitudes politiques aberrantes. Le fait de surtaxer les films X ne supprimera pas la demande, mais amènera une surenchère : moins vous avez d’argent, plus vous montrez des choses violentes parce que vous n’avez pas les lieux, l’argent, le matériel, les comédiens, pour qu’il y ait encore un embryon de scénario.
Autre chose : ce débat n’est pas franco-français, mais assez occidental. Dans beaucoup de pays où je voyage, il n’y a pas la même imagerie (crypto) pornographique dans la publicité. Pour quelle raison, depuis les années 1980, les Français semblent-ils en tête des représentation du corps, de l’érotisme, et des schémas habituels de la pornographie dans la pub ?
Des pornographies ?
Il y a au moins deux sens au terme de pornographie : elle ne se limite pas aujourd’hui aux seuls films X, et c’est ce qui est faux aujourd’hui dans le débat des politiques. S’il n’y avait de porno que le seul film X diffusé par Canal Plus une fois par mois et le million d’abonnés français à XXL (abonnés qui font mine d’aller chercher autre chose sur le câble que celle-là), cela ne représenterait pas grand’chose. L’important, c’est le recyclage des archétypes du porno. Il y a vingt ans, il était possible de ne pas subir l’imagerie du porno ; aujourd’hui c’est impossible. Regardez le service public et Ruquier, qui est un garçon sympathique : forcément, le soir autour du plateau, il y a une allusion à la fellation, sinon ce n’est pas normal. Il n’y a pas qu’Ardisson. Il y a les émissions de reportages, qui se mettent de plus en plus à traiter de la sexualité ; les émissions de divertissement, qui en traitent de façon ludique ; la littérature : Houellebecq (qu’on achète hypocritement pour l’intérêt sociologique de ses livres) est un grand consommateur de films X. Ce n’est pas une rumeur, je l’ai constaté moi-même. Il récupère ce qu’il a vu, et met dans ses romans toutes les » trajectoires spermatiques » du X. Ce n’est pas un hasard. Mais quand on va l’acheter, sur la foi d’un prix littéraire ou de France Inter, par exemple, on consomme malgré soi cette représentation récupérée de la pornographie. Je crois que cet usage des stéréotypes du porno dans la littérature n’existait pas autrefois. Il existait, certes, la littérature érotique avec son lectorat, mais pas cette description systématique et assez plate. Ainsi Catherine Millet : jamais on n’a été aussi loin du désir, jamais on n’a été aussi proche de la description clinique qui est celle d’un film X. On n’a jamais été aussi éloigné de la littérature érotique : je crois que personne ne peut ressentir le moindre désir en lisant Houellebecq, Catherine Millet ou Catherine Cusset. C’est toute cette récupération qui me paraît intéressante. Radio, clips, bande dessinée (notamment japonaise) : tout cela procède d’une logique, celle de faire vendre. Monter le corps, la jouissance, pour faire vendre. Ce qui m’étonne, c’est que beaucoup de gens regardent la publicité comme si c’était un divertissement agréable, d’une esthétique plutôt bien lêchée par rapport au J.T. de France 3 qui vient de passer un quart d’heure avant ; ce sont des images valorisantes, des corps plutôt beaux. On regarde cela avec un œil naïf, comme si c’était un art à part. Mais cet art-là est manipulatoire.
Évoquons le grand débat autour du » porno chic « . Les réclames d’il y a cinquante ans étaient loin de montrer le corps. La libération des années 1960 a permis des représentations du corps dans la publicité. Dans les années 1990, cela s’est appelé le « porno chic“ : ce n’est pas avant cela, que le débat a été lancé sur l’usage ou la récupération de la pornographie dans la publicité. A part pour quelques féministes qu’on entendait assez peu il y a cinq ans, la représentation de la femme dans le publicité ne posait pas de problème. Il a fallu que les publicitaires, bien avertis de ce que les gens consommaient dans les supermarchés du sexe ou dans les sex shops, l’utilisent (de manière codée évidemment, pas au premier degré), pour qu’il y ait une réaction. Il a fallu que des gens, pas forcément très avertis, puissent décoder les allusions au porno, pour que l’on se dise : ils sont allés trop loin. Et le débat est reparti. On nous a promis la fin du porno chic. En fait, celui qui a regardé la télévision hier, a encore vu une pub de parfum ou de déodorant avec une allusion très directe à la fellation. C’est codé, ce n’est pas de la pornographie au sens premier ; ce n’est pas la récupération d’un archétype sordide comme il y a peu (la zoophilie), mais c’est la même chose.
Deuxième point : non seulement la capitalisme amène ce nouveau régime libidinal ou ce nouvel imaginaire amoureux, mais il y a un nouveau régime des images. La sexualité (porno ou non) qui est montrée aujourd’hui est toujours une sexualité très masculine. Tout simplement, parce qu’il est beaucoup plus compliqué de montrer une sexualité féminine. On a fait beaucoup de publicité pour le film Romance, fait par une romancière et cinéaste (Catherine Breillat) prétendue féministe. Très peu de Français sont allés le voir. Ca intéresse peu de monde : la sexualité féminine, à l’image, ça ne marche pas ! Je suis réalisateur moi-même : le fait que les organes génitaux masculins et leurs manifestations soient extérieurs, les rend plus visibles que ce qui se passe dans le corps féminin. Dans le porno, on va vers ce qui est visuellement le plus impressionnant.
Un film porno moyen (car il y a des sous-genres, une bonne et une mauvaise pornographie) montre des images de plus en plus extrêmes, car quand on a montré des pénétrations et des fellations, le réalisteur ne sait plus quoi montrer. Les gens qui fabriquent ces films sont les mêmes qu’il y a vingt ans : ils ont déjà tout montré. Ils ont tout raconté, ils ne racontent plus d’histoire. Qu’est ce qu’il reste ? Des femmes prises par trois hommes ; puis quatre ; puis cinq ; puis jusqu’à six en même temps ! On l’imagine mal si l’on n’a pas vu l’image : six hommes en même temps dans le corps d’une même femme. D’autres ont montré que la sexualité féminine, peut-être, passait aussi par les mots. Or, on est dans un « régime d’images », fixes ou animées. Images de plus en plus violentes : on trouve sur Internet des images censurées par Canal Plus (seul diffuseur accessible par la majorité des Français), qui a établi une charte. Ce qui n’est pas montrable sur Canal passe sur Internet. Donc il y aurait (pour reprendre les termes de tout à l’heure) l’érotisme en termes de marché » soft » (assez peu de gros plans sur les parties génitales), le porno traditionnel avec les images qu’on a le droit de montrer (fellation, pénétrations multiples), et une pornographie ultra-hard sur Internet, où on trouve fréquemment de la zoophilie, de l’urologie, du fist fucking, toutes ces sexualités minoritaires (peu pratiquées).
Libération sexuelle ?
On se libérait autrefois de pratiques qui étaient celles des parents. Aujourd’hui, il y a cet empire des images, qui régit les représentations avant même qu’on entre dans la sexualité. Dans notre société, l’image fait foi. » Vu à la télé « , ça marche toujours. Les gens ont appris à disserter sur des textes, à se méfier de certaines paroles ; ils ne se méfient pas des images et de leur montage. Quand on est un adolescent, aujourd’hui comme hier ou comme il y a cinquante ans, on ne parle pas de sexualité avec ses parents. Mais on a tout ce visuel accessible, ou qui (si vous n’avez pas Internet) revient, rejaillit par les émissions radio, la publicité, les BD : cela va nourrir l’imaginaire des jeunes, avant même qu’ils soient entrés dans l’âge de la sexualité. Cette pornographie pose plus problème (même pour Dominique Baudis, patron du CSA) pour l’usage qui peut en être fait par les ados que par les adultes. La production pour adultes peut continuer d’exister ; le problème c’est les enfants, et là, ça nous échappe.
Regardez les magazines qui leur sont destinés, par exemple Vingt ans (dont le lectorat a en fait 16 ans) : il y a une presse qui fait écho au X et qui dit » n’écoute pas ta mère ou ta grand mère « . Il y a aussi le jeu très pernicieux des tests, qui ne laisse pas la parole à la lectrice et qui la range dans trois catégories. 1° La » super extra salope » : » C’est bien, tu vas peut-être un peu loin, mais tu as de l’humour » ; 2° La salope normale : » Tu es fille de ton temps, moderne, c’est bien : tu as des aventures et un peu de sentiment, mais tu ne te laisserais pas avoir par ton mec s’il faisait la même chose » ; 3° La ringarde, le dinosaure pré-soixante-huitard comme il en existe encore, et dont se plaignent beaucoup les journalistes. La journaliste de magazine féminin, « celle qui voit clair », convoque des sondages faits sur mesure. Si vous n’entrez pas dans les catégories prédéfinies majoritaires, c’est que vous êtes un peu coincée. C’est une plume prétendument très émancipatrice, mais qui en fait dicte des règles avec une éloquence putassière (le magazine Mutine ou la presse Bayard fait plus attention). C’est du prosélytisme, ce sont des ordonnances journalistiques. On oublie qu’il y a des accointances entre journalisme et marché.
Logique capitaliste et logique de l’image
Quand, j’ai fait un reportage sur » la plus grande partouze du monde » aux Etats-Unis (je n’en suis pas particulièrement fier) je l’ai vendu en deux jours. On sait qu’on va le passer en dernière partie de soirée sur TF1, que le CSA va regarder. On va piéger le CSA, car on parlera de sexe sans montrer tout à fait des images, mais une esthétique de charme. Tout sera plein de sous-entendus, et tout le monde comprendra. On m’a appelé le lendemain : » Ton sujet était génial ! On a fait 26 %, et sur France 3 ils sont beaucoup plus bas ! ». C’est la même chose dans la presse écrite. Quand Vingt ans ou Max titrent tous les mois sur un sujet sexe énorme (sur l’histoire de la fellation, comment il faut la faire, etc), c’est uniquement pour ça ; alors qu’il y a aussi dans ces magazines des articles sur d’autres sujets qui mériteraient de faire la “titraille”. Mais il y a accointance entre journalisme et marché : ce sera le mois d’avril, où notre magazine ne marche pas très bien, et nous allons orienter en fonction du public masculin ou féminin à reconquérir. Et on finit par l’oublier, comme si le prosélytisme sexuel était seulement de bon ton. Quand on fait de la télévision, on sait que telle mise en scène va apporter un public ou non. Il m’est arrivé souvent d’avoir par erreur filmé des gens de plus de cinquante-cinq ans, et le présentateur de l’émission m’a demandé de virer les plans où on voyait des » vieux « . Maintenant c’est plus simple : vous partez filmer de la bimbo, et on vous dit avant de partir : « Tu nous ramènes de la bimbo ». Donc, on filme dans l’assistance la blonde qui montre ses seins. Le conditionnement du journaliste est, soit au moment où il présente son projet, soit quand on le lui commande, d’aller chercher ce qui fera de l’audimat. En BD et radio c’est la même chose. Logique capitaliste à côté de la logique de l’image.
La presse féminine (mais des journaux masculins comme FHM ont les mêmes rédacteurs pigistes, qui passent d’un canard à l’autre et recyclent leurs articles) est plus évidente que la publicité, qu’il faut davantage décortiquer. Un citoyen d’un pays occidental recoit 2500 impacts publicitaires par jour. On est baigné dedans, on oublie que cette publicité est aussi un art manipulatoire et prescriptif. Impératif de jouir, mon corps est à moi : « Deviens qui tu es ! Be yourself ! » C’est le post modernisme et ce nouveau rapport à soi et aux autres, héritier de l’imaginaire des années 1960 et 70 : la société des loisirs, une nouvelle manière de vivre son corps, de rester soi à l’intérieur du couple. Jamais l’adultère n’a pris autant de sens : ce n’est plus le cocufiage d’autrefois, c’est se retrouver soi-même, être d’abord soi à l’intérieur du duo.
La femme peut enfin avoir (même si les tentatives sont anciennes, comme l’ont montré les historiens) une sexualité non reproductive, basée sur le plaisir. Les craintes de grossesse étaient énormes il y a seulement un siècle, la sexualité extra-conjugale était beaucoup plus dangereuse qu’aujourd’hui.
Films et vidéos X
Je peux aussi vous parler des films X. Pourquoi sont-ils devenus aussi violents à l’endroit de la femme, en trente ans ? Ils ont toujours été machistes, mais il n’y a aucun rapport entre les films que faisait Brigitte Lahaye, et les films produits aujourd’hui ; entre des films qui valaient 1, 2, ou 3 millions de francs, et des films qui sont produits aujourd’hui pour 25.000 francs. Tout cela est très important. Si on avait dû recycler les images porno de Brigitte Lahaye à cette époque, on n’aurait pas montré grand’chose. A l’origine, c’était un sous-genre cinématographique fait par des gens qui prenaient des pseudonymes et joué par de vrais comédiens, avec des professionnels pour les scènes de sexe en gros plan. Peu à peu, ces professionnels (les » hardeurs « ) sont devenus les seuls comédiens. Les autres n’en ont plus eu envie, parce qu’est passée une loi taxant cette production à 33 %. On ne s’en sortait plus. Les seuls comédiens étaient ceux qui assuraient le jeu des organes. Enfin, une évolution technique : aujourd’hui on consomme non pas des films porno, mais de la vidéo porno ; et ce n’est pas du tout la même chose. Avec les films, il fallait de l’argent, il fallait des techniciens, des chefs opérateurs, il y avait une expertise professionnelle. Les bobines étaient de 4 minutes. Aujoud’hui, vous avez de la vidéo qui ne coûte rien, on en arrive à tourner avec des petites caméras de 30 000 francs ou moins, ce qui donne une image beaucoup moins valorisante que l’image film qui était belle, qui avait un éclairage. Certains producteurs comme Vidéo Marc Dorcel (qui continue à utiliser un éclairagiste, un caméraman chef opérateur réalisateur qui sait à peu près tourner) et qui arrive à faire encore deux ou trois fois par an des films qui valent 700 ou 800.000 francs, se targuent de faire un porno visible, et pourquoi pas : pédagogique. Mais la masse de ce qui est regardé aujourd’hui, ce sont des petites vignettes, puisqu’on n’a plus le temps de faire des scénarios. On réunit deux femmes (souvent des amatrices) et un comédien professionnel qui soient capable de tourner les scènes dans les temps impartis dans les budgets, et on tourne dans un café. On ferme les volets, on donne 5000 balles au cafetier, et en quelques heures on tourne un film d’une heure et demie. Il est évident que vous avez quelque chose d’horrible à l’écran, et que si l’œil, qui est habitué aujourd’hui à une esthétique publicitaire magnifique, très travaillée, si l’œil veut trouver un contentement, alors le réalisateur doit aller vers l’extrême. Ces petites séquences de dix à douze minutes, censées amener le spectateur masculin à l’éjaculation simultanée avec celle de l’écran (tout cela est très bien étudié), comportent huit à dix vignettes par » film « . On a le choix : lesbiennes, pseudo-mineures avec des couettes. Voilà ce qui est consommé aujourd’hui. Les films que diffusait Canal Plus il y a douze ans étaient les films qui correspondaient à sa charte et qui étaient plutôt bien tournés, et qui représentaient des pratiques sexuelles consensuelles. Aujourd’hui il n’y a pas un film porno sans triple pénétration. On nous dit que c’est le spectateur qui le demande, mais on n’offre plus rien d’autre.
La télé avec toutes les chaînes Pay per view, par abonnement, achète un film 2000 euros, au maximum 30.000 francs. Moi, quand je fais un reportage pour » Envoyé Spécial « , ça coûte 200.000 francs. Dans le porno, on leur achète les droits 30.000 francs, parce que le spectateur qui aura vu le film à la télé n’ira pas acheter la cassette, et ces cassettes seront vendues 2 euros dans des bacs (« produit masturbatoire », comme dit Ovidie). Le réalisateur ne peut faire que des choses extrêmement violentes : aller chercher les comédiennes dans les pays de l’Est, ou même tourner là-bas, avec les représentations les plus crades. Même si Canal Plus présente encore des choses de qualité, ils achetaient des films 800.000 francs et viennent de commander aux producteurs des trucs à 80.000 francs. Que peut être une pornographie dont le budget de production a été diminué par dix ? Quand on verra ces films, on verra une production beaucoup plus violente et sexiste que ce qui a été montré jusqu’ici.
Or c’est grave, parce que ces films ont le monopole de la représentation de la sexualité : il n’y a pas de discours familial ou scolaire, ou très peu. Quelquefois, avec des médecins scolaires, il y a des questions anonymes posées par les élèves, et le docteur trie les petits papiers et y répond dans la séquence suivante. On trouve alors les questions traditionnelles (« Mon corps change, mes seins poussent »), des questions de sentiment (« Est-ce que je dois coucher avec ce garçon qui me plaît ? « ), et des questions comme : « Est-ce que une femme qui fait l’amour avec un chien peu attraper le sida ? » Je pense que la personne qui avait posé cette question s’était d’abord approprié, avant de passer à l’acte, toutes ces images pornographiques. L’avenir des films X est dans des représentations de plus en plus éloignées du cinéma et de plus en plus violentes.
Pour les dix ans à venir, il faut attendre une grande violence à l’endroit des femmes : les producteurs, les réalisateurs sont des hommes. L’alibi, en ce domaine, c’est Ovidie.
DEBAT :
Question : Ne peut-on attendre des images qui vont se rapprocher du crime ? De la criminalité, par excès de sexe violent ?
Xavier DELEU : Si les producteurs restent ceux d’aujourd’hui, qui ont pignon sur rue, non. Mais certains de mes collègues ont pu acheter dans des sex-shops parisiens des snuff-movies, avec des représentations de l’assassinat réel de quelqu’un. Aucun télédiffuseur ne va jamais diffuser cela, et ces films sont très difficiles à trouver. C’est une autre pornographie. Attention, car on condamne parfois le porno au motif qu’il y aurait des scènes de viol. J’ai vu pas mal de films, et jamais une scène de viol. Sur Internet, oui, on voit des scènes de viol et même de meurtre. Aujourd’hui, les Français vont chercher sur le supermarché du sexe la dernière mode : la zoophilie. Je ne crois pas que Canal Plus se mette à diffuser des scènes de meurtre. Mais si l’offre existait, je ne suis pas sûr que le spectateur n’aille pas vers cela. Par lassitude, par désir de quelque chose d’un peu plus hard.
Q : Donc, cela dépend de la demande, n’est-ce pas ? Si le spectateur le demande très fort,il y aura toujours un réalisateur qui va le faire, pour beaucoup d’argent ?
X. D. : Je me méfie toujours des gens qui avancent l’argument de la demande, que j’ai rencontrés, et à qui j’ai dit que s’ils faisaient autre chose, peut-être le public suivrait. Mais quand Ovidie fait un film avec un budget de 800.000 francs, et une image plus propre, un scénario que je comparerais aux romans de Catherine Breillat en plus réussi (on s’ennuie moins), son film ne marche pas. Avec énormément de publicité, il a vendu 3000 cassettes, ce qui est un record ! Ca ne peut pas marcher. Quand Dorcel produit cela, il a une petite nana (Ovidie) qui passe bien à la télé, qui a un discours féministe pro-sexe ; même si elle est sincère, elle est un alibi. Le public va chercher des choses plus hard dès qu’on les lui présente.
Même intervenant : Un ado qui regarde un film porno soft, qui nourrit son fantasme, puis va vers quelque chose de plus en plus hard, ne risque-t-il pas de passer à l’acte ? Y a-t-il eu des études sur ce sujet ?
X. D. : Je n’en sais rien. Je ne suis pas psychologue. C’est comme le problème de la première cigarette et de la drogue : on sait que parmi ceux qui commettent des délits pédophiles, il y a beaucoup d’amateurs de porno ; donc il y a un lien. Mais je ne suis pas certain que ce soit aussi mécanique. Au salon de la vidéo hot, on trouve des gens qui viennent à visage découvert acheter des cassettes, des gens très ordinaires, sur lesquels d’ailleurs il y a très peu d’études. Des gens qui sont dans le gavage d’images X, mais qui savent très bien qu’il y a du fantasme. Ce gavage a sûrement une influence sur l’imaginaire, j’en suis certain ; ainsi le prouve le vocabulaire des ados : pas un garçon de 13 ans qui ignore ce qu’est un fist fucking alors que sa mère l’ignore. Pour autant, va-t-il présenter ça à sa copine ? Ce n’est pas certain. Il sait que ça existe. Il est certain aussi qu’une jeune fille sait qu’elle va pratiquer des choses que sa grand-mère n’aurait pas osé pratiquer, parce qu’il y a un air du temps. Ce ne sont pas les fims X, mais l’ensemble des médias, qui légitiment un passage à l’acte. Mais je ne connais aucune étude qui montre un lien mécanique entre la consommation de fictions et le passage à l’acte.
Ce qui est sûr, c’est qu’il y a un mimétisme. Les boîtes échangistes étant très à la mode, j’y suis allé, bien accompagné. J’ai constaté une surreprésentation des pratiques comme la fellation : il y a des femmes qui ne font que ça toute la journée ! Mais aussi des gens qui se mettent dans des positions sexuelles pénibles, dont le réalisteur de films porno (déjà cité) m’avait dit qu’elles étaient très malcommodes, mais favorables à la caméra. Sûrement, cela dédramatise aussi des pratiques ; maintenant, quant à savoir exactement ce qui se passe dans la chambre à coucher… c’est une autre affaire. Peut-être Madame Mossuz-Lavau serait-elle plus qualifiée pour en parler ? Elle était arrivée à la conclusion que les gens semblaient globalement heureux avec une sexualité assez banale.
Jean-Louis Vauzelle : La société japonaise est grande consommatrice de pornographie, avec des attitudes inimaginables chez nous, comme celle de lire des revues porno dans le métro, au vu de tous ; et il y a a très peu de violence ou d’agressions sexuelles au Japon. Il ne faut pas confondre violence et pornographie. Le porno est avant tout une violence symbolique, sans forcément passage à l’acte ; un asservissement.
Q : A votre avis, le monde que vous venez de décrire (une nébuleuse que je découvre et qui est passsionnante à certains égards), de quelle manière s’articule-t-il avec le monde économique ? Vous l’avez montré au niveau du » Faire de l’argent « . Mais par rapport à la macro-économie, est-ce qu’il y a une complicité entre ce monde-là et la pensée unique macroéconomique ? Je m’explique : à une période, sexualité et révolution marchaient un peu ensemble, dans la grande tradition surréaliste, ou même chez Sade, où il y avait un lien entre libération sociale (pour aller très vite) et libération sexuelle. Même des films très doux, très gentils comme Élise ou la vraie vie* avaient fait un peu peur. C’est un film qui avait fait mouche, juste avant 1968 : deux ouvriers qui en ont marre de bosser, partent à la plage et prennent des vacances. Il y avait un lien entre épanouissement sexuel et émancipation sociale. Et dans ce que vous décrivez, il y a des interférences, mais d’un tout autre ordre. Ce qui est intéressant, c’est cette captation de l’imaginaire, qui en même temps accapare du temps, une énergie, qui ne vont pas s’appliquer à la question sociale. Sentez-vous qu’il y aurait des liens organiques ou institutionnels entre les grands patrons du monde et ce monde-là ? Ou bien, ces liens sont-ils très distendus (mais le hasard fait bien les choses) ?
X. D. : Je ne peux guère répondre. Le monde du film porno est en vase clos, il est assez parano, il a très peu de relations avec le monde extérieur. Je ne pense donc pas à des liens organiques, mais à des questions de parts de marché. Si XXL est mis sur le bouquet satellite de AB Productions (dont les producteurs faisaient des séries télé gentillettes pour adolescents), c’est parce que sur ce bouquet, cette télévision XXL va amener la stabilité économique. Je suis incapable de dire si le » crime » pornographique profiterait à des gens dont la pensée serait plus générale que cela.
Même intervenant : L’hypostase de la fellation (avec Monica Lewinski) a tout de même été une fomidable machine à détourner de tous les autres problèmes.
X. D. : Un journaliste de terrain peut ici vous répondre : effectivement, chaque fois qu’on fait un reportage sur la sexualité, c’est autant de sujets sociaux dont on ne parle pas. En dix ans de pratique journalistique, je n’ai jamais fait un sujet social, c’est impossible à vendre, ça fait chier les gens. On peut faire du » fait de société » aguicheur ; on ne peut pas aborder un vrai sujet.
Q : Les défenseurs du film porno disent qu’ils visent la franchise dans les relations homme/femme : argument des pionniers du film porno. Maintenant il y a une connivence sournoise entre le pouvoir et ces réalisateurs. Le pouvoir a intérêt à refuser tout débat intellectuel. Il y a un vide intellectuel, qui est une pathologie. Il y a vingt ou trente ans, le public de ces films était composé d’ouvriers, de miséreux, d’exploités, dont le fantasme était complètement broyé par l’impossibilité de s’affirmer. Ils se réfugiaient dans ces images interdites. Et le contenu m’en donne la nausée, ce n’est même pas de l’art, il touche la fibre plus faible de l’être humain et utilise le sensationnel, qui ne va nulle part.
X. D. : Complicité ? (Non affichée, bien sûr). Pour moi le consensus, c’est l’idéologie de masse de la société de consommation. Ce que j’appelle le consensus pornographique (pas seulement les films X, mais cette montrance de l’obscène et même cette montrance de l’intimité, car cela va jusque-là) occupe l’espace de la culture alors qu’il est seulement un avatar du leurre au moyen duquel le pouvoir économique censure la pensée. Quant à dire qu’il y aurait une volonté politique de développer cela, je ne le crois pas. Pour revenir sur la violence, je remarque qu’elle est toujours contre la femme, ce qui n’était pas le cas dans les films d’il y a trente ans. Par ailleurs, cette violence peut être très réelle avec des cas où une comédienne s’évanouit de douleur ; le sous-prolétariat du porno ne peut pas refuser ce que refuse Ovidie. On trouve à l’Est une main d’œuvre généralement beaucoup moins chère (mais pas toujours, car il y a des stars). On va voir les Tchèques, puis les Hongroises, puis les Russes : on va faire son marché.
Autrefois les comédiens étaient payés à la scène ou à la journée de travail, y compris dans le porno. Or les filles de l’Est (qui ont des agents derrière elles, des recruteurs sur place) se font payer à l’acte. On a l’impression que cela ne change pas grand’chose. Mais quel chemin vers la prostitution ! Voilà qui est riche d’enseignement sur le rapport de forces entre producteur, réalisteur et main d’œuvre.
Marc Guillaumie : Pour répondre en partie à l’avant-dernière question, on peut évoquer la stratégie des maisons d’édition que Xavier Deleu connaît bien : ces maisons sortent le bon livre de cul au bon moment. Houellebecq, et le monde cynique qu’il met en scène, est un bon exemple de cette collusion du porno avec l’idéologie libérale.
Jean-Louis Vauzelle : Peut-on assimiler si facilement misère sociale et misère sexuelle ? Je n’en suis pas sûr. Autres questions : Peut-on condamner le porno sans être réac ? Enfin, est-ce qu’il y a quelque chose à sauver dans le porno ?
X. D. : Sans doute, un ouvrier du XIXème siècle avait moins de moyens d’entretenir une maîtresse ou d’aller dans des maisons closes, que le bourgeois de la même époque. Or, beaucoup de personnes avaient leurs premiers rapports avec des prostituées. Le bourgeois aussi d’ailleurs, et ce n’était pas très mal vu, aussi longtemps que sa femme restait à la maison et que la progéniture était de lui. Aujourd’hui, le public, c’est Monsieur et Madame Tout le monde : un public plutôt jeune, et toujours très masculin contrairement à ce qu’on dit. La télévision l’a légitimé : il y a maintenant une cinéphilie du porno.
Condamner le porno : voilà la question que je ne me suis pas posée. J’ai traité le sujet avec la même distance que pour mon documentaire sur les apparitions de la Vierge Marie. J’ai essayé de comprendre. Il y a des livres féministes sur la continuation de la domination masculine générale dans le porno, qui sont très intéressants. Ils décrivent la femme soumise et l’homme détenteur de la puissance, du pouvoir et de la possession. Tout le monde a déjà condamné, mais la chose est là. Condamner, ce n’est pas mon métier. Dès qu’on essaye de comprendre, on n’est pas réac, on se trouve en connivence avec des réalisateurs et on comprend la logique économique dans laquelle ils sont enfermés.
Enfin, oui, il y a quelque chose à sauver dans le porno : par exemple, un discours très séduisant de John Biroute qui voudrait faire du porno pédagogique, et montrer que tout part d’un désir de la femme. Mais le même réalisateur explique aussi que la charte de Canal Plus est gênante, que c’est le » sexuellement correct » qui l’oblige à diffuser sur cassettes et non à la télé. Par exemple, sur Canal Satellite on ne verra jamais d’insignes religieux, ni d’intromission du vibromasseur (alors que tout le monde croit l’avoir vu). Il y a quelque chose à sauver, mais vous voyez qu’il faut être nuancé. Ovidie a un discours féministe pro-sexe : montrer le plaisir féminin, refuser les produits masturbartoires, faire du scénario, montrer des scènes de bisexualité masculine (jamais vues en France, sauf sur cassettes). Mais elle défend le fist fuckng (intromission du poignet), interdit par le » sexuellement correct « , et je ne sais pas si une telle pratique est progressiste.
Q : Revues, films, cassettes des sex shops, sont-ils taxés par l’État comme n’importe quel produit de consommation ? Y a-t-il des taxes variables en fonction de la qualité des produits ? Quellle est la provenance, le statut des comédiens du porno ? Y a-t-il des comédiens déclassés ?
X. D. : Il y a une taxe unique. Je connais un comédien qui a dû arrêter le cinéma classique parce que ses prestations dans le porno s’étaient sues. Les comédiennes sont d’anciennes coiffeuses, des secrétaires, des étudiantes. Beaucoup de jeunes ont dédramatisé : ils ont vu d’abord beaucoup de X, à partir de 15 ans, et se sont décidés à en faire un. En faire plusieurs, c’est plus difficile. Ce qui est plus difficille encore, c’est de se faire payer.
Contrairement à ce qui a été dit dans les médias, Ovidie n’a pas une thèse de philo, ni même une maîtrise ou une licence. Elle n’a pas terminé son DEUG, elle le dit elle-même ; mais les journalistes sont dans la surenchère, ils sont surpris de trouver une fille qui fait du porno et qui n’est pas stupide, alors ils en rajoutent.
Q : Vous avez montré que la surtaxe ne peut déboucher que sur des » produits bas de gamme « . Donc les moralisateurs qui veulent taxer le X arriveront au résultat inverse de celui qu’ils voulaient.
X. D. : Oui. C’est pourquoi je redoute une surtaxe, car tous les télédiffuseurs vont continuer à diffuser, ils ne vont pas s’arrêter ; mais au lieu de faire des films à 80.000 francs, ils feront des films à 20.000 francs, de plus en plus violents. Mais même avec ces taxes, il y a des télédiffuseurs comme CinéCinéma ou comme Kiosque, qui se mettent beaucoup d’argent dans la poche. Même si chaque film est acheté 20.000 francs, les droits sont achetés en totalité, et sur ces chaînes le film passe quinze ou vingt fois en un an ; même si chaque fois il a vingt mille spectateurs seulement, cela fait beaucoup de monde. Et le film est mort ensuite, contrairement à ce qui se passe dans le cinéma traditionnel, où quand un film passe à la télé, il y a des droits reversés en fonction de l’Audimat, comme des droits d’auteur en quelque sorte. Là, il n’y en a pas.
Même intervenant : C’est une petite industrie. Est-ce qu’elle touche beaucoup de monde ?
X. D. : Non, mais elle diffuse autour d’elle. Prenons l’exemple de Rocco Sifredi (si, Freddy ! NDLR), dont un instituteur disait qu’il était plus connu dans les cours de récréation que Vercingétorix. Tout le monde le connaît, mais personne n’est capable de citer le titre d’un de ses films.
Je veux dire un mot sur Rocco Sifredi, qui sévit un peu moins depuis quelques années, mais qui était l’idéal type : l’acteur qui a le sexe le plus long du cinéma porno européen ! Or, c’est celui qui fait les films les plus violents. Un exemple de scène : il est dans des toilettes, il met la tête de la femme dans la cuvette des WC, et au moment de jouir il tire la chasse d’eau. Voilà l’exemple de l’homme qui est passé sur tous les plateaux télé. Quand on l’invite, c’est cette image-là qu’on légitime.
Q : Cette violence contre la femme ne peut-elle pas être rapprochée de la violence fondamentaliste religieuse ? […]
X. D. : L’homme qui voulait mettre du désir dans ses films, John Biroute, veut arrêter de faire des films. Le producteur de porno le plus riche de France (Dorcel) a un chiffre d’affaires annuel de 26 millions de francs. C’est une industrie qui va à la dérive.
Q : Je n’ai jamais vu de film porno. Mon seul contact avec un magazine porno m’a dégoûtée. Autrefois j’étais allée en commando avec des copines dans une sex shop pour me payer la tête des gens. Quand Ardisson pose une question à Rocard sur ses préférences sexuelles, et que Rocard n’a pas le courage de se lever et de claquer la porte, voilà qui est terrifiant. Accepter de venir à la télévision en sachant qu’on va poser ce genre de questions (les hommes politiques ne sont pas innocents à ce point) ; y répondre ; ne pas flanquer une baffe à Ardisson… voilà où il y a un consensus, et le pouvoir y trouve sans doute son affaire.
X. D. : Les hommes politiques se sont aperçu qu’ils avaient plus d’audience quand ils passaient dans ces émissions-là.
Même intervenante : C’est cela, la démagogie. La pornographie existe depuis longtemps et ce n’est pas cela qui est gênant. Mais quel crédit accorder à des hommes politiques incapables de réagir à cela ? Vous me dites que c’est un calcul de rentabilité, mais on peut résister à ce calcul. Des tas de filles savent qu’elles auraient plus d’argent si elles se prostituaient : ce n’est pas pour cela qu’elles le font !
X. D. : La » question à la Rocard « , comme on dit désormais, est un très bon exemple de cette récupération du porno.
Même intervenante : Dans Les amants de Louis Malle, il y avait une scène de cunnilingus (pas montré, mais on comprend très bien) entre Jeanne Moreau et Trintignant. Le fait que la pornographie soit aussi une liberté, c’est vrai. Ainsi, posséder une salle de cinéma à la frontière franco-espagnole avant la mort de Franco, c’était faire fortune : il y avait à l’époque des cars entiers d’Espagnols qui venaient voir des pornos en France. Ces gens étouffaient sous une censure idiote. Mais une fois qu’on n’étouffe plus ? Pourquoi aller voir des films pornos ?
Q : Qu’est-ce qui reste de subversif dans le porno aujourd’hui ?
Même intervenante : Il y a des profondeurs inconscientes en l’homme, dans lesquelles il ne faudrait peut-être pas aller trop remuer, si l’on ne veut pas faire surgir tous les fantasmes. En touillant là-dedans, on fait sortir beaucoup de choses, et on gagne de l’argent.
Compte rendu : M. G.v