S’informer sur l’information

Avec Pierre Rimbert

Débat du mardi 13 mars 2007
En mai 2005, 54 % des Français votaient « non » au traité de Constitution européenne, un texte pourtant porté à bout de bras par l’écrasante majorité des éditorialistes et soutenu par la plupart de grands médias. Cette campagne référendaire a permis de mesurer la profondeur du gouffre qui sépare les journalistes des gens ordinaires. Un gouffre qui ne cesse de se creuser au rythme de la détérioration de la qualité de l’information, de la concentration capitalistique du secteur, au rythme, enfin, toujours plus rapide des faux scoops et des informations frelatées (Bagagiste de Roissy, RER D, Outreau ).

Pourtant, la conscience collective des problèmes posés par les grands moyens de communication a beaucoup évolué depuis dix ans. Nous avons appris à nous méfier des informations, des commentaires qui les accompagnent. De « réformes » libérales célébrées par la presse en conflits sociaux stigmatisés par les chroniqueurs, nous comprenons que les médias dominants font obstacle à toute tentative de transformation sociale. Simultanément, des expériences comme celle du référendum nous montrent que l’obstacle se contourne. Et qu’il est tout à fait possible de faire de la politique sans les médias dominants, et même contre eux.

Présidentielle : 2 candidats présélectionnés par les médias

Mais cela, les grands partis de gouvernement ne veulent pas l’entendre. Pour conquérir ou conserver les faveurs des médias, ils veillent à ne pas les critiquer, et à ne pas mécontenter leurs propriétaires. Le rapport de forces entre la politique et le journalisme penche en faveur du journalisme. Surtout pendant une campagne présidentielle qui se caractérise par la personnalisation, laquelle passe désormais par la médiatisation. Les dirigeants éditoriaux détiennent ainsi le quasi-monopole de la mise en scène de la vie politique. Mais c’est insuffisant : ils s’emploient aussi à présélectionner les candidats pour lesquels nous aurons ensuite le droit de voter.
À droite, nul ne l’ignore plus, les médias ont présélectionné un candidat qui présente la particularité d’être simultanément le confident de Martin Bouygues (propriétaire de TF1), l’intime de Lagardère (qui possède une partie de la presse française), le frère de l’un des responsables du Medef et le copain de la plupart des grands journalistes parisiens. Laurent Joffrin, le PDG de Libération, a expliqué « Je tutoie Sarko, qui d’ailleurs tutoie tout le monde, et alors ? » Jean-Marie Colombani, le PDG du Monde, le tutoie aussi. Philippe Ridet, journaliste au Monde chargé de suivre le candidat de l’UMP, a confié que Sarkozy, en plus de le tutoyer, le prend souvent par les épaules : « C’est une sorte de joke qu’il a en permanence avec certains d’entre nous. […] Ça ne me gêne pas. […] Par ailleurs, peut-être qu’il m’aime bien ». De son côté, Jean-François Achilli, de France Inter, trouve Sarkozy « très sympathique, très avenant, très malin » et confirme que « Oui, c’est régulier, il nous prend à l’épaule, il nous prend à témoin. […] Il y a une part de sincérité parce que le personnage est comme ça ». On peut se demander s’il n’y a pas une part de naïveté chez ces journalistes…
À gauche, les médias ont sélectionné Ségolène Royal qu’ils trouvaient « moderne ». « Moderne », car elle n’est « jamais émue ou impressionnée par les dogmes et par les tabous », nous dit Jean-Michel Apathie (RTL, 17.11.06). Moderne, parce que « sur la sécurité, les 35 heures et le chômage, l’enseignement et la carte scolaire, elle pose les bonnes questions » complète l’éditorialiste de La République des Pyrénées (Jean-Marcel Bouguereau, 17.11.06). Moderne, encore, parce qu’« elle a su inventer un socialisme pragmatique, en rupture avec les naïvetés qui avaient perdu Jospin en 2002 » écrit Jean-Michel Thénard dans Libération (17.11.06). Moderne enfin, parce que la Ségolène Royal qu’aime BHL « liquide les résidus de conformisme marxiste qui n’en finissent pas de coller à la soi-disant gauche de la gauche ; elle finit de nous réconcilier avec le marché » (Le Point, 23.11.2006). « Moderne », serait-on tenté d’ajouter, parce que Royal évolue dans les médias comme un poisson dans l’eau, au point de convoquer la presse pour la naissance de l’un de ses enfants.

« L’affaire » Bayrou

Avant même que ne débute la campagne électorale, les médias ont ainsi présélectionné pour le second tour la candidate socialiste qui exprimait le plus nettement sa rupture avec le socialisme et le ministre qui incarne à lui seul le parti de la presse et de l’argent. Ils escomptaient réduire l’élection aux dimensions d’une primaire entre candidats agréés par la classe dirigeante et, en son sein, par les industriels qui possèdent la presse. Face à cette prétention, les autres acteurs politiques de gauche ne réagissent pas. Ils gardent le silence. Après la campagne contre le Traité de Constitution européenne en 2005, la critique des médias s’imposait pourtant comme une priorité politique. C’est l’histoire d’un rendez-vous manqué : la question de la propriété des grands moyens d’information, cette question qui aurait dû en toute logique être posée par la gauche du Non, un homme de droite, François Bayrou, s’en est finalement emparé.
En septembre dernier, François Bayrou a dénoncé publiquement « l’orchestration médiatique » d’une campagne présidentielle réduite au seul affrontement entre Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal. Se sentant visés, ainsi que Dassault et Lagardère, les dirigeants de TF1 ont convoqué le député UDF pour le sermonner. Étienne Mougeotte, le vice-président de la Une, a expliqué : « Oui, j’assume : nous roulons pour le bipartisme. Parce que la vraie démocratie, c’est ça ». Le PDG de la chaîne, Patrick Le Lay (l’homme qui vend du temps de cerveau disponible), a été plus direct : « Tout ça, j’en ai rien à faire. Moi, je ne suis pas Français, je suis Breton. Je ne vote pas aux élections. Et il n’y a que mon chiffre d’affaires qui m’intéresse » . Ces propos ont été rapportés par Bayrou lui-même.
Cette « affaire Bayrou » détruit le principal argument des porte-parole de la « gauche de gauche » qui n’osent pas critiquer les médias quand ils choisissent d’aller dans les médias. « Si nous critiquons les journalistes, expliquent-ils, on ne nous invitera plus ». Pourtant, jamais Bayrou n’a été aussi présent dans la presse que depuis qu’il dénonce l’influence politique des propriétaires qui possèdent la presse. Le candidat centriste a d’ailleurs abandonné cette tactique aussitôt après en avoir récolté les fruits en termes d’intention de vote.

Pour ne pas laisser aux industriels le pouvoir de définir « la vraie démocratie » ; pour éviter que la vie publique soit définitivement subordonnée au chiffre d’affaires, aux courbes d’audience ou aux sondages, il est important d’approfondir la critique des médias. De savoir comment fonctionnent les grands médias ; qui les possède ; comment se produit l’information. Bref, il faut s’informer sur l’information, s’informer sur ceux qui prétendent nous informer, mais qui restent très discrets sur leurs propres pratiques. Jean-François Revel, ce journaliste de droite qui fut directeur de L’Express, chroniqueur au Point, éditorialiste sur Europe 1 et sur RTL, a expliqué : « Les journalistes, qui s’octroient la mission de faire connaître le vaste monde à leurs semblables, sont souvent, de tous les humains, ceux qui connaissent le plus mal leur petit monde à eux. Je n’ai vu aucune profession, pas même la politique, plus aveugle devant l’écart quotidien qui sépare sa pratique de ses principes, plus mal renseignée sur elle-même et, à la fois, plus incurieuse et plus dissimulatrice de son propre fonctionnement » .

Informer sur l’information, c’est examiner les piliers sur lesquels repose le fonctionnement actuel des grands médias. J’en aborderai deux ce soir :

– Les mythes professionnels, ces illusions collectives sur lesquelles s’est construite l’image de la profession. Le mythe, par exemple de « La liberté de la presse », ou celui de « La liberté des journalistes ».
– Les contraintes économiques, qui assujettissent les médias à des puissances financières et les subordonnent à des critères de rentabilité incompatibles avec une information de qualité.
1. Les mythes professionnels
de la presse

Le journalisme est associé à des images plutôt flatteuses : le « grand reporter », le « journaliste d’investigation », « le droit à l’information ». Jack London, George Orwell, Albert Camus, Daniel Pearl. Tintin aussi, dans un autre registre. « Liberté de la presse », « indépendance », « objectivité », ces trophées sans cesse brandis cachent une réalité moins reluisante. Le travail au quotidien dans les rédactions est très éloigné de ces images d’Épinal. Beaucoup de journalistes de la presse nationale passent leurs journées à recopier des dépêches d’agences ou des communiqués de presse. Leur travail est comparable à celui des employés de bureau. Les entreprises de presse, comme toutes les entreprises, sont organisées autour d’une structure hiérarchique. Il y a des patrons, des contremaîtres, et des exécutants. Beaucoup d’exécutants.
Il faut commencer par eux.

* Les exécutants

Quand ils font partie de cette dernière catégorie, les journalistes sont des salariés comme les autres : ils ont signé un contrat de travail, qui est aussi un contrat de subordination à leur employeur. Leur liberté de définir ce que doit être le journalisme est aussi réduite que la liberté d’une caissière de supermarché qui souhaiterait transformer la politique de la grande distribution. Le journalisme est une profession notoirement sous-syndiquée, mais aussi très précarisée. On compte plus de 7 200 précaires sur 37 000 journalistes en France, soit près de 20 % de la profession. À vrai dire, les journalistes exécutants sont encore moins libres que d’autres salariés lorsqu’il s’agit de critiquer leur direction ou leur entreprise. Car selon l’article 3b de la convention collective de la presse, un journaliste ne doit « en aucun cas porter atteinte aux intérêts de l’entreprise de presse dans laquelle il travaille ». Ainsi, un journaliste de TF1 risque sa place s’il attente aux intérêts de Bouygues, un journaliste d’Europe 1 à ceux de Lagardère. Daniel Schneidermann, l’ancien chroniquer télévision du Monde, a été licencié sous ce motif : au moment de la parution du livre de Pierre Péan et Philippe Cohen sur La Face cachée du Monde, il avait critiqué sa direction. Il a été mis à pied.
La liberté des journalistes exécutants se réduit à mesure que la liberté des patrons s’accroît. Les rédacteurs du groupe Prisma presse l’ont appris à leurs dépens. Prisma édite des titres comme « Capital », « Geo », « Femme actuelle », « Ça m’intéresse », mais aussi « Voici », « Gala » et « VSD ». En mars 2006, les journalistes de ces titres ont été prévenus qu’ils devaient désormais obtenir l’autorisation de leur patron avant d’écrire un livre, soumettre le manuscrit à la direction, mais aussi s’engager par écrit à ne pas mettre en cause les intérêts de leurs employeurs. Voici un extrait, publié par Le Canard enchaîné, de la déclaration qu’ils doivent remettre à leur PDG :
« Mon ouvrage
– ne comporte aucune orientation ou interprétation politique, respectant ainsi la position de neutralité constante prise par PRISMA PRESSE depuis sa fondation.
-Ne met pas en cause, l’un quelconque des partenaires ou annonceurs publicitaires de PRISMA PRESSE » .
En d’autres termes, la direction interdisait à ces journalistes d’enquêter sur les grandes entreprises qui achètent des espaces publicitaires dans les publications appartenant à Prisma. C’est-à-dire sur les plus grandes entreprises françaises. Devant le tollé soulevé par cette censure à peine voilée, la direction de Prisma a finalement renoncé à exiger la déclaration sur l’honneur.
Depuis la fin des années 1970, les journalistes exécutants avaient cessé de lutter pour l’indépendance économique de la presse. On observe à présent un frémissement. Et pour cause : à mesure que la précarisation touche non plus seulement les ouvriers et les employés, mais aussi les classes moyennes cultivées, à mesure aussi que la pression des actionnaires se renforce sur les journaux, les salariés de l’information redécouvrent une chose inouïe : le conflit entre capital et travail existe aussi dans les entreprises de presse. Après qu’Édouard de Rothschild a congédié le PDG de Libération Serge July en juin 2006, une représentante des salariés-actionnaires de Libération (SCPL) a expliqué : « On a l’impression que toute une génération de journalistes découvre le monde dans lequel elle vit avec le départ de July. Ils découvrent que Libé est aussi une entreprise, qu’il y a un patron, un actionnaire, un mode de fonctionnement auquel on ne peut pas couper » . Édouard de Rothschild et Laurent Joffrin, l’actionnaire et le patron, se sont chargés de le leur rappeler. Depuis 2005, plus de 140 licenciements ont été effectués à Libération ; les salariés ont été contraints de renoncer à leur droit de veto sur les décisions stratégiques de l’entreprise. Et pour faire bonne mesure, leur part dans le capital de l’entreprise a été ramenée de 18, 45 % à 1 % : l’équipe du journal fondé en 1973 par Jean-Paul Sartre pour « donner la parole au peuple » a été expropriée par un banquier d’affaires… Au Monde, la situation n’est pas plus brillante : avec l’appui d’Alain Minc, autre banquier d’affaires qui préside le conseil de surveillance de ce journal, « la direction a décidé de retirer avant l’été le droit de veto dont disposait la rédaction » (L’Express, 22.2.07).
Au sein de ces deux publications, mais aussi à La Tribune, au Figaro, à Télérama, à France Soir, à L’Express, à Europe 1, à France 3, à l’AFP, à Paris-Match, à France Inter, France Info, RFI, les journalistes se sont opposés à la volonté du propriétaire ces dernières années. En vain, pour le moment. Mais dans les rédactions, la pression monte.
En vain, car en face des exécutants se trouve les dirigeants de la presse.

* Les patrons de presse

Les patrons de la grande presse sont des patrons comme les autres. Même s’ils se font passer pour des journalistes, ils servent d’abord les intérêts industriels de leur entreprise. Auparavant, les patrons de presse tâchaient d’entretenir chez leurs salariés l’illusion d’une indépendance vis-à-vis des contraintes financières de l’entreprise. Ce temps-là est révolu. Et Arnaud Lagardère, qui possède plusieurs centaines de titres de presse a déclaré récemment : « C’est quoi l’indépendance en matière de presse ? Du pipeau. Avant de savoir s’ils sont indépendants, les journalistes feraient mieux de savoir si leur journal est pérenne » . Les patrons de presse sont aussi bien rémunérés que les autres patrons : en 2006, le PDG de TF1, Patrick Le Lay, a touché 2,2 millions d’euros auxquels s’ajoutent des actions gratuites d’une valeur de 1,6 millions d’euros. Un peu plus de 10000 € par jour. Son vice président Étienne Mougeotte, ancien journaliste à Europe 1, gagne pour sa part 1,7 millions plus 600 000 euros d’actions gratuites. 6000 euros par jour. Jean-Marie Colombani, directeur du journal Le Monde, touche environ 500 000 euros par an. Un peu moins de 1500 euros par jour.
Sont-ils patrons ou journalistes ? La question n’a pas été posée après l’émission de TF1 du 14 avril 2005 au cours de laquelle le président de la République dialogua avec des « jeunes » pour les persuader des vertus du Traité de Constitution européenne. Jacques Chirac était interrogé par trois animateurs d’émission de variétés. Les journalistes politiques avaient protesté contre cette intrusion d’amuseurs sur leurs plates-bandes. Bien entendu, la chose remarquable était ailleurs. Ce que nul n’a rappelé à l’époque, c’est que ces trois journalistes-animateurs étaient aussi trois patrons d’entreprises : Emmanuel Chain, patron de Elephant et Cie, rémunéré 30 000 € sans compter les dividendes ; Marc-Olivier Fogiel, PDG de PAF productions, rémunéré 23 000 € mensuels ; Jean-Luc Delarue, patron de Réservoir Prod, rémunéré 40 000 € sans compter les dividendes (L’Express, 28.2.05). Jean-Luc Delarue, qui interviewait le chef de l’État sur les questions sociales, a été condamné à plusieurs reprises pour infraction au droit du travail et entrave à l’exercice des fonctions d’un inspecteur du travail. Delarue n’est pas une exception : des dizaines entreprises de presse, publiques ou privées, ont été condamnées pour des faits similaires. Ainsi les patrons-journalistes font feu de tout bois : ils se présentent comme journalistes quand il s’agit de recueillir le prestige (et les aménagements fiscaux) associés à cette profession ; ils sont patrons quand il s’agit de recueillir salaires et dividendes.
Comment réagissent les patrons-journalistes quand l’intérêt du patron entre en conflit avec celui du journaliste ? En février 2002, Jean-Marie Colombani fulminait dans un éditorial contre l’essor de la presse gratuite qui « prépare le terrain d’une uniformité mortelle pour l’information » . Exactement au même moment, Colombani négociait un contrat d’impression du journal gratuit 20 minutes sur les rotatives du Monde . À présent, Le Monde lance son propre quotidien gratuit en partenariat avec l’industriel Bolloré.
Naturellement, tous les patrons de presse ne sont pas des mauvais bougres : certains s’emploient à mettre en valeur leurs salariés. Par exemple, Robert Hersant, ex-patron du Figaro et de 18 autres quotidiens français. Peu avant les élections législatives de 1986, ce champion de la liberté de la presse avait expliqué aux candidats du RPR et de l’UDF : « Mes journalistes sont à votre disposition. Pendant la campagne, demandez ce que vous voulez, ils le feront. Vous pourrez les appeler à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit » .
Entre les exécutants et les patrons, se trouvent les contremaîtres de l’information.

* Les contremaîtres de l’information
Qui sont-ils ? Des dirigeants éditoriaux de la presse nationale : éditorialistes, commentateurs, rédacteurs en chef, directeurs de la rédaction, chroniqueurs. Ceux qu’on appelle les « faiseurs d’opinion ». Leur position dans la hiérarchie de l’entreprise les incite à pencher du côté patronal plutôt que du côté des salariés. Laurent Joffrin, qui dirige alternativement la rédaction de Libération et celle du Nouvel Observateur depuis 1988, a expliqué : « Au Nouvel Observateur, je suis le seul à avoir licencié des salariés. À Libération, j’ai résisté à trois grèves générales » . Il occupe désormais un poste de PDG.
Les textes de ces faiseurs d’opinion ne sont pas les plus lus par les usagers de la presse. Mais ils sont les plus suivis par les autres journalistes. C’est ce que le sociologue Pierre Bourdieu a appelé « la circulation circulaire de l’information » : l’éditorial de La République des Pyrénées, rédigé par un journaliste parisien qui est aussi un ancien rédacteur en chef de Libération, sera inspiré par l’éditorial du Monde paru la veille et repris le lendemain dans les revues de presse de France Inter, Europe 1 et RTL. Serge Halimi a détaillé dans Les Nouveaux chiens de garde les rouages de cette fabrique de l’opinion animée par une trentaine d’éditorialistes qui évoluent dans un périmètre idéologique minuscule.
En effet, les dirigeants éditoriaux sont des acteurs idéologiques de premier plan. Contrairement aux exécutants, ils jouissent d’une grande liberté de ton et n’hésitent pas à prendre ouvertement position. Une liberté qui leur permet de devancer ou d’appuyer les choix économiques du pouvoir et de nous le faire savoir. Ils ont été favorables au tournant libéral de la gauche en 1983, puis à la guerre du Golfe en 1991, puis à la ratification du traité de Maastricht en 1992, puis au plan Juppé de réforme de la sécurité sociale en 1995, puis à la réforme des retraites en 2003, puis à la ratification de la Constitution européenne en 2005. Ils sont libres d’être libéraux et de nous le faire savoir. La plupart d’entre eux ne dissimulent pas leurs convictions. Nul n’a jamais soupçonné Jean-Marc Sylvestre d’être un militant bolchevik.
Si on ne peut résumer l’information à l’opinion des faiseurs d’opinion, il faut savoir que c’est dans le lit éditorial qu’ils ont eux-mêmes creusé que s’écoule le fleuve quotidien des nouvelles.
2. Les contraintes économiques :
le pouvoir du propriétaire

Des entreprises comme les autres …

Les journalistes sont des salariés comme les autres, les patrons de presse sont des patrons comme les autres. De même, les entreprises de presse sont aussi des entreprises comme les autres : ce sont des entreprises marchandes qui ont vocation au profit. Elles considèrent l’information comme une marchandise ordinaire. François Ruffin, dans son livre Les petits soldats du journalisme, rapporte ces propos d’un enseignant du Centre de formation des journalistes : « Les médias, c’est une industrie. On vend du papier comme on vend des poireaux ».
En France, depuis un demi-siècle, les rapports qu’entretient l’information avec la politique et l’économie ont été bouleversés.
Les éditorialistes s’enorgueillissent souvent de s’être affranchis de la tutelle du pouvoir politique. Bien sûr, l’ORTF a disparu et l’État ne contrôle plus le contenu des journaux télévisés. Mais le directeur d’Europe 1, Jean-Pierre Elkabbach, demande conseil au ministre de la police Nicolas Sarkozy quand il souhaite nommer un journaliste chargé de couvrir le ministère de l’Intérieur… Lequel rétorque quand on l’interroge sur cette singulière conception de l’indépendance : « Si vous saviez. Il n’y a pas qu’Elkabbach qui fait cela » .
Le monopole public de l’audiovisuel n’existe plus, c’est vrai. Mais il tend à faire place à de véritables oligopoles privées. Les médias appartiennent aux plus puissantes multinationales de la planète : AOL-Time Warner, News Corporation, General Electric, CBS, Walt Disney, Bertelsmann… En France, une demi-douzaine de groupes quadrillent les médias d’informations générales : Lagardère, Le groupe Ouest-France, Bouygues, Bolloré, Vivendi, le groupe Le Monde. Entre le printemps 2004 et le printemps 2005, les trois principaux quotidiens français ont bouleversé leur actionnariat en faveur de groupes industriels ou financiers : Le Figaro a été racheté par Dassault, Libération recapitalisé par Rothschild et Le Monde renfloué par Lagardère. Les entreprises de presse sont elles-mêmes devenues des marchandises qui circulent et s’échangent sur un marché. Le marché de la presse de marché.

La presse, dit-on, est en difficulté. Mais les propriétaires de médias se portent plutôt bien. Quand le magazine Forbes (mars 2007) publie le classement des milliardaires de la planète, il découvre que 5 des 10 plus grandes fortunes françaises sont liées aux médias :
– Avec ses 26 milliards de dollars, Bernard Arnault, propriétaire de La Tribune, est aussi l’homme le plus riche de France (7ème mondial). Au moment de l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, il avait fui la France.
– François Pinault, propriétaire du Point, actionnaire du Monde et aussi de TF1 possède 14,5 milliards de dollars. C’est la 3ème fortune française (34ème mondiale).
– Serge Dassault, qui milite pour la suppression de l’impôt sur la fortune, est la 4ème fortune française (66ème mondiale) avec 10 milliards. Il possède le Figaro et une kyrielle d’autres journaux.
– Jean-Claude Decaux, lui, doit ses 5 milliards de dollars à son engagement dans l’affichage publicitaire. (6ème fortune française et 158ème mondiale).
– Il est talonné par Martin et Olivier Bouygues, 7ème fortune française, propriétaires de 43 % de TF1 et de 4,5 milliards de dollars.
– Bolloré, propriétaire du journal Direct soir et de la chaîne Direct 8, atteint péniblement la 13ème place du classement français avec à peine plus de 2,1 milliards de dollars.
Ensuite, c’est l’extrême pauvreté. Celle dont on n’ose à peine parler : avec moins d’un milliard de dollars, 596 millions d’euros pour être précis, Arnaud Lagardère n’est que 63ème fortune française.
En 1984, peu après le lancement de Canal Plus, la première chaîne privée française, André Rousselet avait prévenu : « Nous avons comme premier objectif le profit » .

Concurrence et concentration …

Dans les années 1980, les promoteurs de la déréglementation des médias nous l’avaient juré : la concurrence apportera la diversité et le pluralisme. Elle a débouché sur une concentration inouïe. Une concentration désormais mutlimédia. Principal opérateur du secteur de la presse magazine, Lagardère est également présent au capital du Monde mais aussi dans l’édition (il a racheté une partie des activités d’édition de Vivendi) et dans l’audiovisuel, puisqu’il possède Europe 1, un groupe de chaînes thématiques, et 20 % de l’ensemble Canal Plus –TPS. Lequel ensemble de chaînes câblées, actuellement contrôlé par Vivendi, compte également à son capital TF1 (Bouygues, 10 %), M6 (Bertelsmann, 5,1 %). Canal Plus France, c’est donc Vivendi + Hachette + TF1 + M6…
Cette concentration multimédia n’empêche pas la traditionnelle presse quotidienne régionale. Elle s’y surajoute. À l’Ouest, le groupe Ouest-France domine ; dans le Sud, c’est Le Monde – Lagardère. Et dans l’Est et le Sud-Est, c’est le Crédit mutuel. En 2005, 71 départements métropolitains sur 95 ne comptaient qu’un seul quotidien local. C’était avant l’accélération du mouvement de concentration . On savait qu’il n’y avait pas de grande diversité idéologique dans la presse régionale. Il n’y aura bientôt plus de vraie pluralité des titres. Rien de très alarmant pour Nicolas Sarkozy : « La situation actuelle est satisfaisante dans ses grandes lignes », explique-t-il (L’Express, 15 février 2007).
La baisse de la diffusion de la presse quotidienne a rendu les journaux plus dépendants que jamais de la bonne volonté de leurs propriétaires. Face à ce recul, les patrons de presse restructurent leurs groupes en firmes multimédias qui intègrent des activités Internet, de téléphonie mobile, voire des journaux gratuits. Bref, des activités qui drainent de la publicité. Peu avant le lancement de son journal gratuit Matin Plus en partenariat avec l’industriel Bolloré, Jean-Marie Colombani a exposé la définition de son métier : « Aujourd’hui, il ne s’agit plus de commercialiser auprès des annonceurs de la diffusion payante, mais de vendre des audiences » Commercialiser de la diffusion payante, c’est par exemple le fond de commerce du Nouvel Observateur, qui vend à ses annonceurs la disponibilité mentale de ses abonnés surdiplômés et à fort pouvoir d’achat. Vendre des audiences, c’est faire œuvre de grossiste, à l’instar de Patrick Le Lay sur TF1. On est loin de l’idéal de Hubert Beuve-Méry, le fondateur du Monde.
La conséquence de cette stratégie plurimédias est évidente : les investissements s’orientent vers les activités numériques au détriment des métiers traditionnels du journalisme. Les millions d’euros investis dans l’Internet ou les gratuits, c’est autant de moyens en moins pour les enquêtes et les reportages qui coûtent cher et demandent du temps. Dans ces conditions, le PDG de Radio France, Jean-Paul Cluzel, a dévoilé en juin 2005 sa conception du journalisme : « Mieux vaut rester au bureau, lire un bon rapport, connaître un dossier, mener des investigations sur Internet que courir micro en main à La Courneuve ».

Cette appropriation privée des grands moyens d’information a plusieurs conséquences. J’en citerai trois.

1ère conséquence : en s’achetant la presse, ces patrons s’offrent d’abord un moyen d’influence.

Influence économique, car, pour reprendre le mot de Francis Bouygues qui justifiait ainsi l’achat au prix fort de la chaîne TF1 il y a exactement 20 ans, « il y a des intérêts secondaires découlant de la possession d’un tel outil ». Pierre Péan et Christophe Nick ont montré dans leur livre TF1, un pouvoir comment les dirigeants de la Une ont géré TF1 au mieux de leurs intérêts économiques, en propulsant par exemple certains de leurs clients sur le plateau de « 7 sur 7 » ou en consacrant des reportages-fleuves aux prouesses techniques réalisées par les chantiers de… Bouygues .
Dans le même esprit, Jean-Luc Lagardère avait expliqué aux cadres supérieurs d’une entreprise qu’il entendait racheter : « Un groupe de presse, vous verrez, c’est capital pour décrocher des commandes . » Son fils Arnaud Lagardère pourrait ajouter : un groupe de presse, c’est capital pour parer les mauvais coups. Quand, au printemps dernier, Noël Forgeard et Arnaud Lagardère sont soupçonnés de délit d’initiés pour avoir vendu leurs actions et réalisé leurs stocks-options EADS au cours le plus haut, ils actionnent leur Air-bag médiatique. Noël Forgeard va s’expliquer sur Europe 1 (groupe Lagardère) ; ce salarié de Lagardère se sent chez lui puisque le studio d’enregistrement est baptisé « studio Lagardère ». Et que son interlocuteur, Jean-Pierre Elkabbach, est aussi « Conseiller spécial pour la stratégie médias du groupe Lagardère auprès d’Arnaud Lagardère ». Arnaud Lagardère, lui, a choisi de s’exprimer dans Le Monde, quotidien dont son groupe est devenu le principal actionnaire privé. Quittant les studios d’Europe 1, Noël Forgeard squatte ensuite les colonnes du Parisien (19.6.06), dont Lagardère possède un quart du capital. Le lendemain, il s’exprime dans La Tribune, qui appartient à LVMH, société dont Arnaud Lagardère est co-pilote puisqu’il siège à son conseil d’administration pendant que son principal propriétaire, Bernard Arnault, siège au conseil d’administration du groupe Lagardère. On se sent plus rassuré quand on reste en famille
S’acheter des grands médias revient également à s’offrir un moyen d’influence politique, car – on l’a vu – la presse est désormais le grand metteur en scène du jeu politique. De même qu’ils avaient misé sur Édouard Balladur en 1994, les dirigeants du groupe Bouygues promeuvent la candidature de Nicolas Sarkozy. Quand il publie son livre de Témoignages, le ministre de l’Intérieur est immédiatement invité sur le plateau du journal de 20 heures de TF1. Le propriétaire de TF1, Martin Bouygues, est à la fois le parrain de l’un des fils de Sarkozy et aussi son témoin de mariage. Nicolas a confié : « Martin, c’est pour moi la définition de l’amitié, de la droiture, de la fidélité. Depuis vingt-cinq ans bientôt, nous nous parlons tous les jours » . Et tous les jours ou presque, TF1 parle de Sarkozy. Au cours des 264 premiers jours de l’année 2006, Nicolas Sarkozy est apparu 266 fois à la télévision.
Le groupe Bouygues n’aura pas eu à se plaindre de la législature qui s’achève : non seulement le Conseil supérieur de l’audiovisuel a prolongé de cinq ans l’autorisation d’émettre de TF1 , mais le gouvernement a souvent facilité les acrobaties industrielles du groupe. Par exemple, au début de l’année 2003, Martin Bouygues refusait d’investir dans Alstom, comme il l’avait d’abord promis, tant la situation de l’entreprise lui semblait désespérée. Par le truchement de Nicolas Sarkozy, l’État a assuré la transition en s’emparant de 21 % du capital d’Alstom. Fin 2005, une fois le redressement confirmé et les risques couverts par la collectivité, Martin et son frère Olivier ont racheté la participation de l’État .
2ème conséquence : la généralisation de la pensée de marché

Au cours des trente dernières années, une transformation des rapports entre les médias et l’économie s’est opérée. Auparavant, les journaux appartenaient à de petites PME souvent familiales. Les chiffres d’affaires de ces entreprises étaient ridicules : la presse pouvait commenter l’économie de marché comme une chose qui lui était extérieure. Désormais, les entreprises de presse sont elles-mêmes des acteurs majeurs de l’économie. Fin 2000, réunies, TF1, Canal + et M6 pesaient plus en Bourse que le secteur automobile . Ces entreprises de presse ont un intérêt direct à la perpétuation et même à l’épanouissement du capitalisme financier qui les fait prospérer. Entreprises marchandes, elles diffusent spontanément, par la voix de leurs directions, une pensée de marché. Jean-Marie Colombani, patron du Monde, estime par exemple : « Nous devons souscrire d’autant plus naturellement à l’économie de marché que nous jouons chaque jour notre vie » . À bien des égards, le parti de la presse et celui de l’argent ont opéré leur fusion.
Comment les journalistes qui travaillent dans des entreprises adossées à des groupes financiers peuvent-elles informer librement sur l’économie et le social ? La réponse nous conduit à la troisième conséquence de ce mouvement de concentration et d’appropriation privée des grands moyens d’information :

3ème conséquence : la censure du propriétaire

Comme n’importe quelle entreprise, l’entreprise de presse est subordonnée au pouvoir de son propriétaire. Naturellement, l’actionnaire ne dicte pas le contenu des journaux ; il n’intervient pas directement sur le travail des journalistes, même s’il peut en modifier les contours par des mesures financières qui favorisent tel ou tel type de journalisme.
Mais l’actionnaire n’hésite pas à intervenir lorsque ses intérêts sont directement concernés. Alain Genestar, bon petit soldat du groupe Lagardère qui dirigeait Paris-Match, l’a appris à ses dépens : pour le punir d’avoir vexé par inadvertance Nicolas Sarkozy, Arnaud Lagardère l’a tout simplement licencié pour préserver son amitié avec l’ex-ministre de l’Intérieur.
C’est une règle d’or, ou plutôt une règle d’argent : un média ne dessert pas les intérêts de son propriétaire. Or les intérêts des entreprises qui possèdent la presse sont de plus en plus nombreux et diversifiés. Laissons plutôt au rédacteur en chef de La Tribune, un quotidien économique détenu par le patron multimilliardaire de LVMH Bernard Arnault, le soin de décrire cette forme de censure. En 1998, M. Arnault s’était plaint du traitement de l’information concernant LVMH dans La Tribune. Aussitôt, le rédacteur en chef de La Tribune, Philippe Mudry, avait déclaré : « l’intérêt de l’actionnaire ne doit pas être remis en cause par un journal qu’il contrôle ». Une note de la Société des journalistes avait même déploré que le rédacteur en chef ait « revendiqué le droit d’intervenir sur le traitement de l’information concernant LVMH, même au détriment du lecteur » .
On peut s’en indigner. Mais au fond, pourquoi Bernard Arnault n’exercerait-il pas un contrôle sur le journal qu’il s’est offert ? Les démocraties libérales ayant sacralisé la propriété privée, ce journal est sa chose : il la possède. Et il peut, s’il le désire, transformer La Tribune en bulletin d’information sur LVMH. Même chose avec Canal Plus. Quand il lança son émission « Le vrai-faux journal » en 1998, Karl Zéro avait déclaré : « L’accord de départ, avec Pierre Lescure et Alain de Greef, spécifiait bien qu’il y avait trois sujets sur lesquels on ne pouvait pas enquêter : le football, le cinéma, la Compagnie Générale des Eaux. Cela dit, ces interdits ne me posent pas de problème » .
Le problème, pour nous tous, c’est la possibilité offerte à Bernard Arnault, à Bouygues, à Lagardère ou à Vivendi de s’acheter des journaux d’informations générales. Le problème, c’est le droit concédé aux grands patrons de privatiser à leur profit un bien collectif : l’information.
Il n’en a pas toujours été ainsi….

Quand la liberté de la presse se confond avec la liberté des patrons et des propriétaires de presse, quand la liberté de la presse devient une propriété qui s’achète et se vend pourvu qu’on soit assez riche pour se la payer, la situation évoque irrésistiblement le XIXe siècle.
Retour en arrière : le 11 juillet 1848, dans l’ultime numéro de son journal Le Peuple constituant, l’écrivain catholique Lamennais lançait sa célèbre formule : « Il faut aujourd’hui de l’or, beaucoup d’or pour jouir du droit de parler ; nous ne sommes pas assez riches. Silence au pauvre ! » À l’époque, les journalistes et écrivains luttaient contre cette censure par l’argent. Les politiques aussi. A la tribune de l’Assemblée nationale, le 7 août 1848, le député socialiste Louis Blanc déclarait à propos de la presse : « Si l’industriel domine le penseur, la préoccupation de la vérité à dire est combattue dans son esprit par la préoccupation du gain à faire ». Aujourd’hui, le pouvoir de l’actionnaire n’est plus contesté ni par les députés socialistes, ni par les dirigeants éditoriaux. Le 30 septembre 2004, Laurent Joffrin qui dirigeait alors la rédaction du Nouvel Observateur, expliquait sur France-culture : « On n’y peut pas grand-chose sur le plan des structures économiques. […] Il est logique que le propriétaire fixe une orientation » . « On n’y peut rien », « c’est comme ça », c’est tout le vocabulaire de la résignation qui est ici mobilisé.
Il est important de savoir qu’il n’en a pas toujours été ainsi. À la Libération, les journalistes luttaient pour redorer le blason d’une presse française ternie par le degré inouï de corruption des journaux de l’entre-deux-guerres. Dans les années 1930, Le Temps, qui était l’équivalent du Monde, était possédé et dirigé par le Comité des Forges, qui était l’équivalent du Medef. Pendant la guerre une bonne partie de ces journaux sombra dans la collaboration. Pour l’écrivain et journaliste Albert Camus, cette presse était devenue « la honte du pays ». Francisque Gay, qui s’occupait de la presse au secrétariat général de l’information du gouvernement provisoire, se souvient : « Il est un point sur lequel, dans la clandestinité, nous étions tous d’accord. C’est qu’on ne devait pas revoir une presse soumise à la domination de l’argent » (7 mars 1945). Le 24 novembre 1945, la Fédération nationale de la presse (Albert Bayet) adoptait un « projet de déclaration des droits et des devoirs de la presse libre ». Son premier article stipulait : « La presse n’est pas un instrument de profit commercial. C’est un instrument de culture, sa mission est de donner des informations exactes, de défendre des idées, de servir la cause du progrès humain ». Précisons que la Fédération nationale de la presse n’était pas un repère de gauchistes autogestionnaires : elle regroupait les patrons de presse.
Soixante années plus tard, les patrons de l’information tiennent un discours qui ferait frémir leurs prédécesseurs. On connaît la déclaration de Patrick Le Lay sur la vocation de l’entreprise qu’il dirige, TF1, à « vendre du temps de cerveau disponible » : « Le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola à vendre son produit ». De son côté, Serge Dassault a expliqué peu après son rachat du Figaro que « les journaux doivent diffuser des idées saines » tout en précisant que « les idées de gauche ne sont pas des idées saines » . Certes, TF1 et Le Figaro sont souvent associés à la presse de droite. Mais Claude Perdriel, PDG du groupe Nouvel Observateur, paraît disputer à son homologue de TF1 le titre de meilleur vendeur de Coca-Cola. Il plaide : « comme les articles sont plutôt longs chez nous, le temps d’exposition à la page de publicité est plus grand » .
On saisit mieux la différence entre presse de droite et presse de gauche.

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Les journalistes sont à peu de choses près des salariés comme les autres ; les patrons de presse, des patrons ordinaires ; les entreprises de presse, des sociétés qui, comme les autres, recherchent le profit.
Et le paradoxe surgit aussitôt. D’un côté, chacun reconnaît que l’information constitue une sorte de bien collectif. Pour former nos jugements, nous devons être bien informés. De l’autre, le problème des médias ne préoccupe plus beaucoup les intellectuels, les responsables politiques et la plupart des responsables syndicaux. L’information-marchandise n’est plus considérée comme un enjeu de luttes, même par ceux qui combattent l’ordre marchand.
Si nous en sommes arrivés là, c’est aussi un peu de notre faute : nous avons laissé sans réagir se développer une presse gangrenée par les abus de pouvoir de quelques ténors de la profession, une presse dominée par les puissances d’argent.
Il est peut-être temps d’engager à nouveau la bataille sur ce terrain-là.
Soirée Médias, avec Pierre Rimbert, le 13 mars 2007.
Le débat :

Des sociétés à but non lucratif

Question : Est-il vrai que la grande presse est à ce point en difficulté que les grandes entreprises de presse feraient faillite si elles n’étaient pas reprises par des groupes financiers ?

Pierre Rimbert : Si on reste dans une logique capitaliste pure, il faut en effet remonter en capital pour renflouer un journal. La question est que personne n’envisage autre chose que d’appliquer la logique du marché. Il n’y a pas que la pub et la vente au numéro qui financent la presse écrite, il y a aussi l’Etat qui contribue à plus de 10 % au chiffre d’affaires de la presse en France.
Quand à la Libération on a légiféré sur la presse, on n’a pas fait appel aux grands groupes financiers, on a choisi d’autres solutions. Le problème c’est qu’aujourd’hui, ces solutions ne sont même pas envisagées par les acteurs de la presse.
Parmi ces autres solutions, il y a la constitution de sociétés à but non lucratif. C’était une revendication basique des journalistes dans les années 1960. Il s’agit d’un type de société, qui dans ses statuts, précise que les bénéfices ne sont pas distribués entre les actionnaires. La difficulté, c’est qu’il y a peu de chances que les investisseurs se bousculent puisqu’il n’y aurait plus d’argent à gagner…. D’où la revendication de la société des rédacteurs de presse dans les années 1960 de rendre ce statut obligatoire pour toutes les entreprises de presse.

La démission de la gauche

Question : Parmi les 110 propositions du candidat Mitterrand en 1981, il était prévu que les grands groupes financiers ne pourraient plus posséder des médias. Il y a donc eu démission de la gauche.

P. Rimbert : C’était la proposition n° 95 du candidat Mitterrand : “ application stricte des ordonnances de 1944 ”. Ces textes interdisaient la constitution de groupes de presse, c’est-à-dire qu’un même patron ne pouvait posséder plus d’un journal. En 1981, c’était le groupe Hersant qui était visé, il possédait 18 quotidiens. L’ordonnance de 1944 est pourtant toujours en vigueur.
Le Gouvernement de gauche ne s’est attaqué au problème qu’en 1983, en faisant adopter une loi anti-concentration (dite loi anti-Hersant). La loi va instaurer un seuil : un même propriétaire ne pourra posséder des titres de presse dont le cumul de diffusion dépasserait 15 % de la diffusion totale de la presse. Le débat au Parlement sera houleux. Le Conseil constitutionnel invalidera une partie de la loi en indiquant qu’elle ne pourrait s’appliquer aux groupes de presse déjà constitués. Robert Hersant se voit de fait accorder un privilège exorbitant, il pourra continuer à posséder 18 titres à lui tout seul !
En 1986, la Droite de retour au pouvoir élève ce seuil à 30 % de la diffusion totale.

Le Gouvernement Jospin en 1997 a dans ses bagages un projet de texte interdisant aux groupes de presse de posséder plus de 20 % d’une chaîne TV. Le projet n’aboutira jamais. Catherine Trautmann, Ministre de la Culture et de la Communication, s’est justifiée dans les termes suivants : “ Qu’aurait-on eu ? Le bouleversement radical des trois grandes entreprises audiovisuelles privées françaises, un monopoly grandeur nature, jouant avec trois grandes entreprises en bonne santé économique, qui sont nos atouts dans le développement de ce secteur stratégique pour l’avenir. Trois grandes entreprises françaises qu’auraient pu convoiter leurs concurrents internationaux. Le but était louable, le moyen dangereux ! ”. Ces entreprises étaient Bouygues, Suez et la Générale des eaux.
Si elle avait été adoptée, cette loi aurait interdit à Bouygues de détenir 42,9 % du capital de TF1. Une fois de plus, il s’agit d’une démission des socialistes sur cette question.

Les journalistes hétérodoxes, faire-valoir du système

Question : Je m’interroge sur les rôles respectifs de certains journalistes. Bernard Marris, qui est soi-disant le contradicteur de Jean-Marc Sylvestre (les matins sur France Inter), Michel Drucker et Daniel Mermet.

P. Rimbert : Michel Drucker a la particularité de n’avoir jamais tenté d’offenser l’un de ses invités ! (rires). C’est le journaliste auquel Chirac fait appel quand il a quelque chose à dire…. Quant à Bernard Marris (“ l’Oncle Bernard ” de Charlie Hebdo), il est victime d’un processus assez courant et plutôt triste… Il s’agit d’une stratégie de la part de France Inter, qui consiste à injecter quelqu’un qui va donner le change. Marris, journaliste hétérodoxe, arrivant à la radio et débattant avec JM Sylvestre, est conduit, de par la logique du débat médiatique, à tomber d’accord avec son interlocuteur. Le but des médias est de faire tomber les gens d’accord, à la différence du débat démocratique où il y a une majorité et une minorité.

De ce fait, Marris et Sylvestre sont, de vendredi en vendredi, de plus en plus souvent tombés d’accord ! (par exemple sur le niveau de chômage en Grande Bretagne, la réforme des retraites…), on peut retrouver tout cela dans Le Plan B.
Quant à Mermet, il est la caution pluraliste de France Inter (pour 1/24ème du temps d’antenne…), cela ne l’a pas empêché d’être rétrogradé d’un heure de grande écoute (17/18h) vers le créneau 15/16h, beaucoup moins écouté.

Question : Que pensez-vous de l’hebdo Marianne et de son attitude pendant la campagne présidentielle ? JF Kahn a pris position en faveur de Bayrou, le rédacteur en chef pour Ségolène Royal, et tel autre pour Sarkozy.

P. Rimbert : Marianne est LE journal de Jean-François Kahn. Il y écrit 25 % des articles à travers différents pseudos (PMO, Thomas Valière…), 50 % des brèves c’est lui ! Ce qui est original, c’est que l’on lit dans Marianne des infos que l’on ne retrouve pas ailleurs, mais cela est sans doute dû à la très grande médiocrité des news magazines français, presque interchangeables (les mêmes Unes au même moment : immobilier, salaire des cadres, les puissances qui gouvernent la France…).

Un intervenant témoigne qu’il n’a pas souvent rencontré de journaux vraiment informatifs, à part Charlie Hebdo ou La Gueule ouverte. Il a toujours connu l’expression “ journaux à emballer le poisson ”. Il pense qu’il n’y a pas à Limoges de vrai journal d’information, contrairement à ce qui a été dit à propos de l’Echo. Il souhaite que l’on parle du profil des lecteurs et des acheteurs de journaux. Il trouve Brigitte Jean-Perrin (toujours sur France Inter le matin) “ beaucoup plus redoutable ” que JM Sylvestre.

La presse quotidienne est socialement très inégalitaire

P. Rimbert : Une pétition a circulé il y a quelque temps, demandant de virer Sylvestre de l’antenne de France Inter. Pourtant par son côté caricatural, il sert beaucoup la cause de ses adversaires. S’il était parti, il aurait très probablement été remplacé par quelqu’un de moins abrupt, donc de plus dangereux.
Quant aux lecteurs, on peut constater que de moins en moins de gens achètent la presse : 9 % de la population lit un quotidien national plus d’une fois par semaine, 20 à 25 % pour la presse quotidienne régionale. 50 % des gens achètent occasionnellement un quotidien régional et 20 % seulement un quotidien national.
La presse quotidienne est socialement très inégalitaire. Ce sont surtout les cadres et les professions intermédiaires qui lisent la presse nationale. Internet reproduit les mêmes inégalités : 41 % des Français ont une connexion à leur domicile, mais le taux monte à 79 % chez les cadres et professions intellectuelles supérieures, contre 42 % chez les employés, 31 % chez les ouvriers, 13 % chez les retraités. La différence est encore plus accentuée quand on regarde le niveau de diplôme. 71 % des diplômés de l’enseignement supérieur sont connectés à domicile contre 11 % de ceux qui sont sans diplôme (le rapport est donc de 1 à 6 !).
Sur Internet, on trouve une profusion de journaux, de blogs, etc., mais il est intéressant de regarder qui consulte quoi. Le top 15 des sites d’info les plus visités en novembre 2006 était le suivant (dans l’ordre décroissant) : Orange actualités, Le Monde, Yahoo, Google, Le Nouvel Obs, Le Figaro, TF1 actualités, Libé, l’Express, Ouest France. C’est-à-dire les sites des médias dominants !
Internet peut être un vecteur de mobilisation, cependant ce n’est pas la même chose que de réunir des milliers de manifestants dans la rue. Un exemple : la pétition contre le changement d’horaire de “ Là bas si j’y suis ” a réuni 215 000 signatures électroniques, mais cela n’a pas eu le même impact que si 215 000 personnes avaient manifesté devant les locaux de Radio France à Paris.

La liberté d’opinion a été en quelque sorte privatisée

Question : On peut aussi critiquer fortement la presse, et l’acheter quand même. On peut en effet “ lire entre les lignes ”, recouper les infos, et par là même “ se faire une opinion ”, aiguiser son esprit critique et apprendre beaucoup de choses. La liberté de la presse ne se confond pas avec celle des journalistes, ce qui compte d’abord c’est la liberté de publier.

P. Rimbert : La liberté de la presse ce n’est pas la grande conquête révolutionnaire que les journalistes nous présentent en permanence. En fait, la conquête révolutionnaire c’est la liberté d’opinion (article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen), pas celle de la presse. La liberté de la presse n’est que le moyen permettant la liberté d’expression.
La liberté d’opinion a été en quelque sorte privatisée, parce que les seules personnes en mesure d’exprimer leur opinion ont été au fil du temps celles qui étaient suffisamment fortunées pour s’acheter un journal. La liberté de presse est devenue la liberté des industriels qui possèdent la presse.

Le règne de TF1

Question : Il faut également parler des moyens de presse qui sont aux mains de l’Etat : France télévision par exemple. On remarque aussi (exemple : un récent dossier sur les prisons, sur le site du Nouvel Obs) des choses qui ressemblent à un vrai travail d’information sur Internet. Il faut souligner aussi le rôle d’Internet comme vecteur d’une information alternative (cf. la campagne référendaire sur la Constitution européenne en 2005).

P. Rimbert : On ne voit pas de différence en matière d’information entre médias publics et privés : ce sont les mêmes infos au même moment. En effet, les médias d’information sont condamnés à “ sucer la roue ” des médias privés, tant que ceux-ci occupent la 1ère place, en vertu d’un principe économique qui s’appelle “ le gagnant prend tout ”. TF1 c’est 33 % de part d’audience et 54,8 % du marché publicitaire. Car quand on est numéro 1, on prend une part bien supérieure à son poids en termes d’audience. TF1 se trouve donc en capacité d’imposer aux autres chaînes la manière de faire de la télé, via la course à l’audience. La concurrence entre privé et public sur les objectifs et les moyens qui sont ceux du privé est perdue d’avance pour le public !

Il y a 10 ans, presque jour pour jour, en 1987, TF1 était privatisée et cela a transformé en profondeur le paysage. Auparavant quand les diffuseurs décidaient de passer un magazine d’information (comme “ Cinq colonnes à la une ”), de l’opéra ou du théâtre à 20h30, cela passait à 20h30, quelle que soit l’audience. Si on accepte l’idée que France 2 ne peut pas faire une concurrence loyale à TF1, parce que TF1 est celui qui bat la mesure… les médias publics tentent de lutter sur le terrain du privé, ce qui est absurde. Se réapproprier TF1 devrait être un objectif, pas seulement politique, mais aussi un objectif de bon sens concernant la qualité de l’information. TF1 dégage des marges bénéficiaires à 22 %. S’il s’agissait d’une société à but non lucratif, ces 22 % de rentabilité financière pourraient être réinvestis dans l’information. Par exemple, TF1 n’a que cinq correspondants permanents dans le monde, et pas un seul dans l’hémisphère sud : ça coûte trop cher ! Il faut rappeler que Bouygues ne détient TF1 que par une concession de l’Etat, qui doit être renouvelée périodiquement en fonction du respect d’un cahier des charges que pourtant TF1 n’a jamais respecté.
Pourquoi les gouvernements capitulent-ils devant TF1 ? Les citoyens pourraient exercer une pression pour que la question de TF1 revienne au cœur des enjeux politiques. Car TF1, qu’on la regarde ou non, est quand même financée par les citoyens au travers de la pub. La publicité représente 60 % du chiffre d’affaires de TF1, ce qui veut dire que tous les consommateurs payent ce prix, par les achats qu’ils réalisent. En 2004, chaque ménage a versé l’équivalent de 1200 € à la pub, et TF1 s’est approprié 55 % de toute la pub investie à la télévision.

L’enjeu de la déprivatisation

La déprivatisation de TF1, plus que sa renationalisation, est nécessaire. Renationaliser serait mettre la chaîne entre les mains de Sarkozy. On peut inventer des statuts intermédiaires, du type d’AFP par exemple. Tant qu’un nouveau statut des entreprises de presse, les soustrayant à la loi du profit, ne sera pas mis en place, on ne pourra pas transformer le système. Pourtant tout ça n’est pas fatal puisqu’en 1944/45 on a été capable de donner un coup de pied dans la fourmilière de façon salutaire. Simplement, la prochaine fois il faudra sans doute être plus vigoureux !

Le débat se conclut par une invitation à lire la presse alternative : LE PLAN B, que l’on trouve en kiosque, par la vente militante ou sur abonnement, ou bien CREUSE CITRON par exemple. La presse alternative peut contribuer à la mobilisation qu’il est nécessaire de construire afin de se réapproprier les médias.

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