Actualité de « Socialisme ou Barbarie »
Présentation
Avec Helen Arnold, Daniel Blanchard, Philippe Caumières
Cercle Gramsci – le 12 juin 2007
Jean-Pierre Juillard, qui présente les invités, rappelle que, dans sa jeunesse, il a eu l’occasion de « flirter » avec la pensée théorique, politique et sociale du courant « Socialisme ou Barbarie » (S ou B). Cette analyse critique originale et exigeante des phénomènes tels que le totalitarisme ou la bureaucratie, qui puisait dans le marxisme, a été pour lui fort utile au cours de sa vie publique, politique et syndicale. Il sait gré à cette nourriture intellectuelle « sophistiquée » de lui avoir permis de rester relativement libre, d’avoir su résister aux mille petites tentations de la vie politique qui se nomment domination, récupération…
Daniel Blanchard souhaiterait au préalable dissiper un malentendu qui consiste à assimiler le groupe S ou B à un cénacle d’intellectuels parce qu’un certain nombre de ses membres sont devenus des intellectuels célèbres, comme Castoriadis, Claude Lefort ou Jean-François Lyotard. En fait, pendant les presque 20 ans de son existence, ce groupe s’est constitué et considéré comme une organisation de militants. Il s’agit d’ailleurs à l’origine d’une tendance constituée après guerre dans la 4ème Internationale sous le nom de Chaulieu-Montal (pseudonymes de Castoriadis et Lefort). Sa particularité, en rupture avec la conception de Trotski, était de considérer l’URSS comme une société d’exploitation et non comme une révolution s’étant transitoirement « égarée ». L’argument de Lefort et de Castoriadis consistait à dire : un régime qui a supporté le choc de l’invasion nazie, qui est sorti victorieux de la 2ème guerre mondiale et qui, après la guerre, a essaimé dans d’autres pays – les démocraties populaires- ne peut être une formation sociale transitoire en équilibre instable sur les grandes forces historiques du moment (l’impérialisme et la révolution). Ils s’appliquèrent donc à analyser cette nouveauté historique, traitant la société soviétique comme une société capitaliste – c’est-à-dire une société dans laquelle le capital domine le travail.
En 1948 cette tendance quitte le parti trotskyste et se donne comme tâche théorique et politique d’œuvrer à la reconstitution d’une organisation révolutionnaire prenant en compte la nouvelle réalité du régime de l’URSS et plus généralement le phénomène bureaucratique. Pour refonder la perspective révolutionnaire sur de nouvelles bases, le groupe se donne comme organe une revue et non un journal.
Mais ce qui restera de S ou B est son apport théorique, son action militante ayant été très limitée (90 membres au maximum, peu d’ouvriers) et aussi en raison d’une hégémonie jalouse et parfois très brutale du PCF sur tout ce qui se réclamait de la gauche révolutionnaire au sein des entreprises comme dans le monde intellectuel,
Les principaux points de l’apport théorique de S ou B.
Ces points découlent de la prise de position initiale portant sur la nature du régime soviétique.
– Le couple dirigeant/exécutant
Pour S ou B, analyser le régime soviétique en termes de classes et de société capitaliste, signifie que dans cette société, où la propriété privée des moyens de production a été supprimée, on peut identifier une classe dirigeante par d’autres critères que ceux de cette propriété. Le critère retenu sera celui de dirigeant, et l’opposition qui va être considérée comme pertinente pour caractériser cette société de classes sera l’opposition entre dirigeants et exécutants. Dans un article important, « Les rapports de production en Russie », Castoriadis défend la thèse selon laquelle la propriété n’est qu’un aspect formel de la domination sur les forces productives et que c’est la réalité concrète du pouvoir qui est l’essentiel. Or dans la société soviétique, il y avait une catégorie de gens (la sphère du parti) qui exerçait un pouvoir absolu sur l’ensemble des forces productives, forces matérielles ou prolétariat.
Cette thèse-là est déjà en rupture avec un certain marxisme. Elle suppose d’abord une société de classes, donc une lutte des classes dans ces sociétés. Bien sûr pendant très longtemps aucune information ne filtrait sur ce qui se passait à l’intérieur des usines des pays de l’Est. Mais en 1953 la révolte des ouvriers du chantier de la Stalinallee à Berlin, qui oblige le pouvoir du parti communiste de l’Allemagne de l’est à de très importantes concessions, va être pour le groupe une sorte de confirmation éclatante de cette thèse. Ensuite, les soulèvements en Pologne et surtout en Hongrie font apparaître en grand cette lutte de classes et comment la classe ouvrière s’organise, s’auto organise, pour lutter contre la bureaucratie du parti communiste et de ses organisations satellites.
Mais cette analyse critique va s’appliquer également aux sociétés capitalistes classiques de l’Occident. La notion de dirigeant, qui y est aussi appliquée pour caractériser la couche dominante, paraît plus pertinente que le simple critère de la propriété qui identifie seulement la classe des propriétaires du capital privé. La domination dans ces sociétés est aussi le fait d’appareils exploiteurs et oppressifs qui comprennent l’Etat, des organismes bureaucratiques plus ou moins liés à celui-ci et qui servent à faire fonctionner l’ensemble du système, des sociétés nationalisées etc.
Ce critère s’applique également au sein des organisations du mouvement ouvrier. C’est-à-dire que les tensions et les contradictions qui existent entre les partis communistes et leur base ouvrière, comme entre les appareils syndicaux et leur base, peuvent également être analysées à la lumière du couple dirigeant/exécutant.
Ainsi dans la revue S ou B, certaines analyses de mouvements de grève adoptent ce point de vue. Elles essayent de montrer comment les syndicats ont manœuvré pour finalement passer des compromis soit avec les patrons, soit avec l’Etat, tout en indiquant comment dans ces luttes apparaissent des formes d’auto organisation des travailleurs et comment ceux-ci mettent en avant leur propres revendications, souvent contre la ligne des syndicats.
Une nouvelle analyse du prolétariat
Dans le schéma marxiste le prolétariat est essentiellement défini par son exploitation, c’est-à-dire par le rapport économique qui le lie au patronat : c’est le salariat. Ainsi le conflit central, essentiel à la survie du système, se situe autour de la répartition de la plus-value entre le travail et le capital.
D’une certaine façon cette analyse ne s’intéresse pas spécialement à la réalité concrète de la condition ouvrière : ce qui se passe concrètement dans les usines et en particulier dans le travail. Par contre, c’est une chose à laquelle le groupe S ou B va beaucoup s’intéresser. Il sera en cela influencé par un groupe militant américain de Detroit situé au coeur de la construction automobile américaine : le groupe « Correspondant ». Ainsi S ou B publiera la traduction d’un texte important, « L’ouvrier américain », écrit par un certain Paul Romano. La revue publiera d’autres textes sur le sujet, en particulier ceux de Daniel Motet qui était ouvrier professionnel chez Renault. Ces témoignages sur la condition ouvrière font apparaître qu’on ne peut réduire la domination du capital sur le travail au simple rapport salarial, mais que cette domination s’exerce à tout instant sur tous les aspects du travail et, au-delà même du travail, sur presque tous les aspects de la vie des gens. Mais cette analyse fait aussi apparaître le fait que, dans les usines, les ouvriers s’organisent constamment, par groupes, petits ou grands, pour résister à la maîtrise, aux normes, au salaire aux pièces : à tous les instruments qui participent concrètement à leur exploitation. Tout ceci est en particulier l’apport du groupe Correspondant qui dans ses articles montre comment les ouvriers interviennent dans le processus du travail même pour, d’une certaine façon, le rendre possible. En fait ils se débrouillent, car l’application stricte des règles et consignes imposées par les directions ralentirait le travail jusqu’à le rendre impossible. Pour preuve la grève du zèle qui fait que, si l’on applique entièrement les règlements, tout s’arrête.
Ainsi, ces analyses ont mis en évidence l’existence d’une activité autonome des ouvriers dans leur travail, aussi bien pour résister au patronat que pour, d’une manière embryonnaire, pratiquer une certaine forme d’autogestion. Autogestion qui prit une ampleur et un relief beaucoup plus grands dans certaines périodes de crise, comme au cours de la guerre d’Espagne ou pendant l’insurrection hongroise. Elle aboutit alors à la formation de conseils ouvriers fédérant à grande échelle (région, pays) et fonctionnant de manière tout à fait démocratique.
L’autonomie dans le comportement des travailleurs
Ainsi, à partir de cette tendance à l’autonomie détectée dans le comportement des travailleurs, le groupe va formuler un nouvel objectif de la révolution, une nouvelle valeur révolutionnaire : l’autonomie. (Ce terme sera surtout repris par Castoriadis après la dissolution du groupe). Il s’agit en fait des actes par lesquels des gens prennent en main leur propre vie, leur propre activité ; non pas simplement de manière individuelle, mais collectivement : comment ils s’organisent pour cela. Le but de la révolution sera donc de construire une société dans laquelle, à tous les niveaux et dans toutes les activités, les gens vont avoir la maîtrise de leur propre vie. Cette idée de société révolutionnaire désirable va être élaborée par Castoriadis dans une série de textes très stimulants pour l’esprit intitulée : Le contenu du socialisme. Castoriadis y fait le tableau d’une société entièrement autogérée : comment ça peut marcher, comment même gérer l’économie à l’échelle de tout un pays.
S ou B dépasse également la critique marxiste traditionnelle en montrant que l’opposition entre dirigeants et exécutants, cette nouvelle formulation de la lutte de classes, ne s’inscrit pas seulement dans les activités productives, mais dans pratiquement tous les aspects de l’existence. Ceci va donner lieu à une analyse critique des rapports entre hommes et femmes, parents et enfants, éducateurs et élèves, etc. Cette analyse va pouvoir s’appliquer à tous les domaines de la vie sociale dans lesquels existent en fait des rapports de domination.
Le « capitalisme moderne » (Castoriadis)
Le fait d’appliquer à la société soviétique, qui ignore le système du marché, une analyse de classe, oblige à abandonner tout un aspect du marxisme qui consiste à considérer que l’effondrement du capitalisme découle nécessairement des contradictions internes de son économie. Cette dynamique objective, qu’on peut taxer d’économiste, devient secondaire. S ou B énonce la possibilité de tracer une perspective critique d’abord, et révolutionnaire au-delà, même dans des sociétés où la dynamique du capital n’est absolument pas celle que Marx décrit à propos des sociétés bourgeoises.
Cela va aboutir, chez Castoriadis essentiellement, vers le début des années 60, à une mise en cause du modèle de la critique marxiste de l’économie capitaliste. Il constate, d’une part, que les crises économiques cycliques qui faisaient partie dans le modèle marxiste classique d’une espèce de fatalité, ont fini par être résorbées grâce à divers systèmes de régulation interne que le capitalisme a été capable de se donner, entre autres en faisant intervenir l’Etat. Donc le capitalisme est capable de réagir aux crises et de se donner des instruments efficaces pour les surmonter.
D’autre part, une des idées importantes de l’analyse marxiste était celle de la paupérisation absolue du prolétariat. Ainsi le pouvoir d’achat du prolétariat serait voué à baisser et l’exploitation à devenir de plus en plus féroce et radicale avec le temps. Or, ce qu’on constate sur le long terme, c’est une hausse – depuis la fin du 19ème siècle jusque dans les années 60 – du pouvoir d’achat réel du prolétariat, un des moyens d’ailleurs par lesquels le capitalisme a réussi à éviter ses crises. Evidemment cette hausse du pouvoir d’achat n’a pas été donnée de bonne grâce par le capitalisme, il a été constamment arraché par des luttes qui, en fait, ont aidé le capitalisme à surmonter ses propres contradictions.
S ou B met également en évidence une tendance à un changement dans la structure de classes de la société capitaliste. Celle-ci tend, sous l’effet d’une bureaucratisation croissante, à transformer le clivage brutal entre les dominants et les dominés en une espèce de continuum hiérarchique dans lequel c’est seulement tout à fait en haut qu’il y a des gens qui sont de purs dirigeants et tout à fait en bas les gens qui sont de purs exécutants. La structure radicalement tranchée en classes tend à s’atténuer. Et du même coup le rôle de la classe ouvrière dans les luttes sociales tend aussi à s’atténuer. On voit alors entrer des acteurs nouveaux comme la jeunesse, les femmes, les colonisés etc.
L’ensemble de ces analyses constitue ce que Castoriadis a appelé « le capitalisme moderne », ce qui va d’ailleurs amener une scission dans le groupe.
Quelques axes critiques possibles
Le défaut de cette analyse (celle du « capitalisme moderne ») est aujourd’hui nettement visible. Ainsi, depuis une trentaine d’années une espèce de reconquête du pouvoir est opérée en Occident, comme à l’échelle du monde, par le capitalisme financier et privé au sens le plus brutal analysé par Marx.
Que penser de certaines déclarations de Castoriadis, dans les années 80, telles que : « Je crois que dans la société moderne, ce qui est le plus important ce n’est plus le capital au sens de Marx, mais c’est la bureaucratie » ? Nous pouvons au minimum nous demander si les choses ne sont pas plus complexes que ça !
Par ailleurs, l’accent a-t-il été mis avec justesse sur la bureaucratisation dans des sociétés occidentales ? C’est-à-dire à la fois l’intégration des syndicats dans l’appareil de gestion de la force de travail, le rôle de l’Etat, le poids croissant dans les entreprises de ce qu’on a appelé la technostructure, (ingénieurs et organisateurs). au détriment des détenteurs du capital. Cette tendance à la bureaucratisation, observable très nettement pendant une longue période et qui persiste, n’a pas disparu de nos sociétés. Mais nous pouvons penser qu’elle n’a pas le caractère de la perspective, au développement linéaire à long terme, que lui assignait Castoriadis qui avait tendance à voir la bureaucratisation de la société comme son avenir.
Il est clair qu’aujourd’hui, à l’intérieur même des entreprises, le pouvoir a été repris en main dans une large mesure par les détenteurs du capital, par les actionnaires, etc. D’autre part, des quantités de procédés (sous-traitance contractualisation d’anciens salariés..) ont été utilisés pour contrer une bureaucratisation interne des entreprises qui aboutissait à des absurdités, à des blocages complets de la circulation de l’information.
Et pour finir un aspect plus théorique : Castoriadis disait qu’au fond l’Histoire était création, que le temps était création, et qu’il fallait donc être constamment ouvert à la nouveauté.
Mais il y a des éléments de refoulés dans l’Histoire qui disparaissent momentanément du premier plan, ou bien des possibilités d’un moment qui ne se sont pas réalisées à ce moment, mais qui persistent en fait souterrainement et qui, un beau jour, ressortent. Je pense qu’il a eu tendance à occulter tout cela, peut-être par excès de rationalisme.
Helen Arnold voudrait essayer de raccrocher S ou B à la scène d’aujourd’hui, à ce que peut apporter aux gens d’aujourd’hui la réflexion de ce groupe.
Il faut d’abord souligner l’importance que S ou B donnait à l’activité des gens. Selon eux le militantisme ne se réduisait pas à un engagement contre le colonialisme ou un autre système de domination, mais à aller chercher ce qui, dans tout ce que font les gens, contient les germes de la prise en main de leur destinée, de leur vie et de la société. Ainsi ils allèrent voir dans les usines comment les gens travaillaient et dans quelle mesure ils s’organisaient en dehors de ce qu’on leur demandait, considérant qu’ils comprenaient mieux le processus de travail que leur contremaître.
Dans le même temps les militants de S ou B repéraient ce qui allait dans le sens de l’égalité dans les revendications des ouvriers comme le refus de la hiérarchie ou de se laisser déposséder de leurs luttes. Bien que délaissée, il s’agit d’une piste importante pour aujourd’hui : la prise en main des activités par les gens, à la fois dans les luttes sociales et dans d’autres activités de la vie.
Maintenant, sur les lieux de travail, les patrons ont compris qu’il faut faire participer les gens sinon ça ne marche pas. Dans la consommation aussi, partout, on nous dit que nous sommes créateurs, que nous sommes des individus autonomes. On nous farcit la tête de fausse autonomie, de fausse création. Mais il ne reste pas moins vrai qu’il est important d’essayer de baser, disons, l’activité politique sur la mise en valeur de ce qu’il y a de réellement de pris en main par les gens dans leurs affaires.
Ce qui me semblait important, avec cette anthologie de S ou B, c’était de rappeler la nouveauté de leurs analyses, leur passion de regarder de près comment les gens vivent. Quand on lit les analyses de Lyotard sur ce qui se passait pendant la guerre d’Algérie, on comprend qu’à travers ce combat, pour les jeunes qui luttaient contre la domination française, les rapports à l’intérieur de leur famille, avec les filles, des garçons avec les filles, leur rapport à l’école sont transformés. Ils commencent à entrer dans un autre monde ; à poser les questions autrement. Lire des textes comme ceux-ci a un côté stimulant, nous mettant à l’esprit qu’un renouvellement de la pensée est possible aussi sur ce qui se passe dans la société actuelle.
– Un thème, enfin, a été beaucoup pensé au sein du groupe S ou B, c’est celui des technologies. Il y avait sur cette question l’idée que certaines technologies ne pouvaient pas être employées dans une société autogérée. Ainsi aucun comité ouvrier, gérant une usine, ne mettrait en place des chaînes de montage comme il y en avait partout depuis le fordisme. S ou B proposait donc de réfléchir autrement sur la technologie ; c’est-à-dire selon l’idée d’une société qui réexamine toutes les conditions de son existence : ce qu’elle veut produire ? consommer ? et comment on peut produire ?
Philippe Caumières
Je voudrais proposer quelques réflexions sur la question de l’organisation. Je me suis intéressé à cette question en essayant de pointer un petit peu les éléments de désaccord entre le courant représenté par les positions de Castoriadis et celui représenté par les positions de Lefort qui ont émergé au cours des différents débats qui ont eu lieu dans les années 50 et qui sont à la base de la position intellectuelle de Castoriadis et de Lefort sur la démocratie par exemple.
La question de l’organisation prend fond sur la question de la domination et de l’aliénation.
Le problème de l’émancipation n’est pas nouveau, Platon le posait déjà.
Comme la Russie stalinienne l’a attesté, l’abolition de la propriété privée n’interdit nullement l’exploitation : ce sont les rapports de production qu’il faut changer afin que cesse la relation entre décideurs et simples exécutants. Mais peut-on défendre un tel objectif au moyen d’un organisme (parti) qui reproduit en son sein cette même distinction aliénante ?
I. Le problème de l’organisation au sein de Socialisme ou Barbarie (S ou B)
La discussion sur la question de l’organisation a été présente tout au long de l’histoire du groupe S ou B, ouvrant par deux fois une crise au sein du groupe.
La position du problème
En 1948, c’est un texte de Castoriadis intitulé Le parti révolutionnaire qui est à l’origine de la première crise.
Ce texte exposait la nécessité d’un parti d’avant-garde bien structuré, mais que la conscience des risques de bureaucratisation devait pousser à l’autodissolution au moment du déclenchement de l’insurrection.
Par ce texte, Castoriadis insiste sur l’exigence de la politique prolétarienne comprise comme « l’activité qui coordonne et dirige les efforts de la classe ouvrière pour détruire l’État capitaliste, installer à sa place le pouvoir des masses armées et réaliser la transformation socialiste de la société ».
Il souligne que seul le parti est en mesure de régler les tâches qu’impose la lutte révolutionnaire.
Une telle vue revient à parier sur l’incapacité de la classe ouvrière à se dégager seule de la domination qu’elle subit ; ce que Castoriadis, fort de l’expérience historique[1], souligne explicitement.
« Ce n’est qu’au moment de la révolution que la classe dépasse son aliénation et affirme concrètement son unité historique et sociale » ; avant, « il n’y a qu’un organisme strictement sélectif et bâti sur une idéologie et un programme clairement définis, qui puisse défendre le programme de la révolution dans son ensemble et envisager collectivement la préparation de la révolution ».
Certains membres ne partagent guère cette approche, estimant que cette conception risque de déboucher sur la « dégénérescence bureaucratique du parti ».
Deux positions, donc :
– d’un côté, Castoriadis, mû par un souci d’efficacité, défend la nécessité du parti ;
– de l’autre, des camarades, essentiellement préoccupés par le risque bureaucratique, contestent la légitimité d’un organisme centralisateur.
Ce qui compte pour Castoriadis c’est d’être un militant à la hauteur de la situation, qu’il juge alors mûre pour la révolution (début de la guerre froide).
C’est pourquoi il nous paraît plus proche des thèses de Lénine mises en évidence par Lukács, lequel précise que « l’idée léniniste de l’organisation présuppose l’actualité de la révolution ». Autant dire que l’on ne comprend rien à la conception léniniste du parti si l’on ne saisit pas qu’elle vaut pour une période sociale particulière. Si Castoriadis critique Lénine, c’est parce qu’il commettait l’erreur de « concevoir la direction de la classe comme un corps séparé de celle-ci et cristallisé sur la base d’une conscience que la classe ne pouvait recevoir que du dehors »[2].
La position de Lefort
C’est dans un article intitulé « Le prolétariat et le problème de la direction révolutionnaire[3] » que Claude Lefort développe les raisons pour lesquelles il conteste cette position.
Lefort fait valoir un constat d’ordre sociologique : les directions des partis révolutionnaires sont généralement composées d’individus non issus du prolétariat ; ainsi les ouvriers sont exclus aussi bien de l’élaboration du programme révolutionnaire que des postes de décision au sein du parti.
Le problème affectant le parti révolutionnaire est qu’il prétend viser l’autonomie de la classe ouvrière alors même que sa direction est étrangère à cette classe.
Lefort envisage donc le pouvoir à partir de la question de sa représentation.
Son questionnement est double. Il s’agit :
– de savoir s’il est vraiment possible de représenter le prolétariat,
– et ce que l’on doit penser du fait qu’un groupe qui lui est extérieur y prétende.
Dans un texte intitulé « L’expérience prolétarienne »[4], il insiste sur l’impossibilité de saisir objectivement la nature du prolétariat à partir de la seule considération de son inscription dans les rapports de production capitalistes, car il ne s’y laisse pas réduire.
Lefort pense qu’il est le sujet de sa propre histoire : « sa conduite, dit-il, n’est pas la simple conséquence de ses conditions d’existence ». « Plus profondément, poursuit-il, ses conditions d’existence exigent de lui une lutte constante pour être transformées ». Lutte qui n’est toutefois pas à comprendre comme simple résistance contre l’exploitation mais encore comme apprentissage : une expérience fondamentale.
Il faut alors admettre que nulle organisation ne peut légitimement parler ou agir en son nom, le représenter — à moins d’être sous son contrôle permanent, c’est-à-dire dans un périmètre social ne dépassant pas le cadre de l’atelier, au plus l’usine.
Rassemblant des individus ayant des conditions de vie et une culture différentes, le parti ne peut alors assurer son unité que par une centralité qui le place à la fois en position d’extériorité et de direction : sa ligne politique ne sera donc jamais l’expression réelle de la base.
Dès lors, la réponse à la deuxième question que pose Lefort – que penser d’un groupe qui prétend diriger le prolétariat ? – sera : en tant que direction il ne peut que dégénérer dans un fonctionnement bureaucratique, celui d’une direction qui n’envisage pas la classe ouvrière autrement que dirigée.
Les conséquences de la thèse de Lefort
Lefort est donc conduit à la mise en cause de l’idée même de parti. « La démocratie, assure-t-il, ne peut être réalisée en son sein du fait qu’il n’est pas lui-même un organe démocratique, c’est-à-dire représentatif des classes sociales dont il se réclame ».
Mais alors, comment militer s’il n’est plus possible de s’investir dans une organisation ?
Lefort concluait : « la revue Socialisme ou Barbarie ne doit pas se présenter comme l’expression d’une vérité établie, ni d’une organisation constituée mais comme un lieu de discussion et d’élaboration ».
II. Tentative de dépassement d’une antinomie : vers une praxis renouvelée
Retour sur le problème
Quel est le ressort profond de l’argumentation de Lefort ?
Il est exprimé dans le texte sur « L’expérience prolétarienne » qui dénonce violemment le « pseudo-marxisme » au nom de sa prétention à l’objectivité.
Ce dernier, refusant en effet les aléas de l’histoire, « convertit la théorie de la lutte des classes en une science purement économique et prétend établir des lois à l’image des lois de la physique classique. »
Compte tenu de l’expérience historique, Kautsky et Lénine avec Marx ont insisté sur la tâche éducatrice du parti : seul à même de déchiffrer la vérité quant au social et à l’histoire, il se doit de faire en sorte que le prolétariat puisse accéder à la conscience de sa mission historique, laquelle se trouve inscrite dans les rapports de production.
La dérive bureaucratique ne peut donc manquer. Elle se traduit par le fait que le parti justifie sa domination au nom de son savoir. C’est ainsi notamment que Boukharine s’opposait à la politique agraire de Staline.
Or si la politique relève d’une approche scientifique, de telles divergences n’ont en droit pas lieu d’être. On perçoit mieux pourquoi Lefort raille ce qu’il appelle l’« évidence de géomètre ». C’est utopie, assure-t-il, de croire « qu’une minorité organisée puisse s’approprier une connaissance de la société et de l’histoire qui lui permette de forger à l’avance une représentation scientifique du socialisme ».
Après Merleau-Ponty, Lefort réaffirme que « la politique n’est donc pas à enseigner » ; et qu’en conséquence le militant « apparaît alors comme un agent des travailleurs, non plus comme un dirigeant ».
En 1958 Castoriadis semble du reste tenir le même langage : « ce que l’on demande, écrit-il alors, ce n’est pas que l’organisation “coordonne et centralise”, mais qu’elle aide effectivement les luttes ouvrières ».
Une rupture a pourtant eu lieu. Elle portait sur le rôle dévolu aux militants.
Il est clair que Castoriadis et Lefort n’envisageaient nullement de la même façon le fait d’être « l’agent des travailleurs » ; et ce, parce qu’ils ne partageaient pas les mêmes vues sur la révolution, son sens et son opportunité.
Le problème dans la conception de Lefort c’est que la seule manière d’éviter la prétention consistant à « définir les traits de l’avenir prochain »[5] est de cesser d’être révolutionnaire. Ce que fit Lefort, et que Castoriadis refusa.
Le cercle de la praxis
Castoriadis attribue comme rôle à l’organisation révolutionnaire de tout faire pour permettre aux dirigés de cesser de l’être, c’est-à-dire de devenir à même de décider en connaissance de cause quant à leur vie sociale.
La revendication de la nécessité d’une « activité dirigée vers l’autonomie du prolétariat » pose que celle-ci relève d’un processus social et historique, et assure que « la politique de la liberté ce n’est pas la politique de la non-intervention, mais celle de l’intervention en un sens positif ».
Penser qu’il est possible de devenir autonome hors de toute influence relève selon lui d’une position « désespérément absurde » conduisant concrètement à renoncer à l’espoir d’émancipation[6]. Il affirme que « respecter la liberté de quelqu’un, c’est le traiter en adulte et lui dire ce que l’on pense », non pas en moraliste mais en révolutionnaire, ici et maintenant.
Il ne s’agit pas d’introduire la liberté dans les individus, comme Kautsky ou Lénine voulaient y introduire la conscience de classe ; il s’agit plutôt de permettre à chacun de développer des potentialités qu’il possède déjà.
C’est ce qui poussera Castoriadis à proposer une approche fort originale de la praxis[7] ; celle-ci désignant un faire « dans lequel l’autre ou les autres sont visés comme êtres autonomes et considérés comme l’agent essentiel du développement de leur propre autonomie »
C’est que la praxis est « tout autre chose que l’application d’un savoir préalable » ; non qu’elle soit aveugle, mais parce que le savoir sur lequel elle s’appuie émerge de l’activité elle-même, interdisant par là de se placer en position d’extériorité et de maîtrise. La posture du militant vise à interpréter et relayer les tendances à l’autonomie à l’œuvre dans les pratiques quotidiennes[8].
Bilan
L’apport de Lefort est d’avoir mis en évidence l’usurpation qui menace toujours sous le désir de représentation et la volonté d’anticiper sur le cours des événements historiques, et d’avoir insisté sur le rôle des rapports sociaux effectifs au sein de l’organisation[9].
Mais le problème est que, dans ces conditions, le militant ne peut y trouver sa place :
C’est la dimension du social qui semble mal pensée. L’autonomie des différentes sphères est à ce point affirmée que l’on ne peut plus les ressaisir au sein d’une société. Ce n’est pourtant qu’à ce niveau, global, de la société entière que l’on peut parler de politique révolutionnaire Il faut souligner une évolution dans la pensée de Castoriadis
Ainsi, il pense toujours que la politique révolutionnaire doit viser la suppression de l’opposition entre dirigeants et dirigés, mais l’accent est maintenant mis sur l’action autonome du prolétariat, seul responsable du contenu même du socialisme. Au vrai, le socialisme n’est « rien d’autre que cette action autonome elle-même.
Autonome : se dirigeant elle-même : consciente d’elle-même, de ses buts et de ses moyens »[10]. Cependant Castoriadis ne verse pas pour autant dans le spontanéisme.
Il tâche de dépasser l’antinomie du spontanéisme et du léninisme, compris comme volonté d’introduire la conscience de classe de l’extérieur du prolétariat[11].
Ce qui marque l’évolution de Castoriadis ici, et qui est tout à fait central, c’est qu’en identifiant le socialisme à l’action autonome du prolétariat, il cesse de le concevoir comme le telos immanent à la classe des exclus, et dénonce toute prétention à le déduire d’une pensée achevée[12]. L’autonomie suppose en effet que les hommes aient une emprise réelle sur leur devenir, qu’ils ne soient pas inféodés à une conception sociale déjà pensée ; ce qui conduit à récuser l’idée d’une « mission historique » du prolétariat. On voit que Castoriadis laisse ainsi place à l’émergence du nouveau dans le cours de l’histoire et se dégage un peu plus de la pensée marxiste.
III. Le sens du socialisme
Mais comment penser la révolution, comprise comme transformation consciente de la société, si l’on ne peut anticiper rationnellement la société future ?
1) La question de l’agir (ou du faire)
Il lui faudra donc proposer une élucidation de l’agir humain.
Il affirme que la politique véritable n’est pensable ni comme expression d’un savoir déjà connu, ni comme pratique aveugle : elle est un faire supposant une indétermination principielle. Elle est une modalité particulière du faire, dont la caractéristique est de viser l’autonomie des autres tout en reconnaissant en eux l’agent principal de leur devenir autonome — ce qu’il appelle praxis. Pour la praxis — qui comprend à la fois l’élucidation et l’action de transformation du social , c’est la transformation qui représente « l’instance ultime ».
La perspective révolutionnaire suppose donc à la fois :
– une grande attention aux conditions de vie réelles dans l’entreprise,
– et une bonne connaissance de l’histoire du mouvement ouvrier.
En effet :
– il y a « une expérience immédiate de la société comme travail »,
– il y a aussi « une expérience immédiate de la société comme société », qui permet de saisir, en ce qui concerne les travailleurs, l’existence d’« une analogie profonde et intime entre leur sort de producteurs et leur sort d’hommes dans la société ».
La praxis que Castoriadis entend promouvoir oblige donc à sortir du seul cadre de l’entreprise pour prendre en compte l’ensemble du domaine économique, et, au-delà, la totalité des rapports sociaux.
Castoriadis s’inscrit bien dans l’héritage marxiste puisqu’il assure que la perspective socialiste qu’il défend se ramène à la formulation de Marx selon laquelle « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ».
Autrement dit, précise-t-il, « il n’y aura d’émancipation que dans la mesure où les travailleurs décideront eux-mêmes des objectifs et des moyens de leur lutte ».
Castoriadis entend dégager « les implications à la fois théoriques et pratiques » de cette vue du socialisme.
2) Une dialectique concrète
Cette dialectique caractérise une approche du problème que le débat sur l’organisation au sein de Socialisme ou Barbarie avait mise en avant : dénoncer toute prétention révolutionnaire à tenir un discours de vérité face au prolétariat censé l’admettre sans contestation.
Castoriadis assura ainsi que « le socialisme ne peut être ni le résultat fatal du développement historique, ni un viol de l’histoire par un parti de surhommes, ni l’application d’un programme découlant d’une théorie vraie en soi — mais le déclenchement de l’activité créatrice des masses opprimées, déclenchement que le développement historique rend possible, et que l’action d’un parti basée sur cette théorie peut énormément faciliter ».
3) La notion de totalité
La théorie en question n’est rien d’autre que cette « dialectique concrète » consistant dans une approche renouvelée de la praxis.
a) Elle reste bien dialectique dans la mesure où elle refuse les séparations, caractéristiques de la pensée classique, entre homme et monde, sujet et objet, pratique et connaissance théorique, pour envisager leur interaction réciproque et qu’elle en appelle ainsi à la catégorie de la totalité. Cette catégorie s’impose en effet à qui n’entend pas envisager les faits sociaux de manière isolée, mais cherche plutôt en eux des tendances communes afin de dessiner une orientation pour l’action[13].
Cherchant « un passage, une relation interne entre la situation et les luttes “immédiates” de la classe ouvrière et la question de la société globale »[14], Castoriadis dénonçait chez Lefort une incapacité à ressaisir l’entreprise au sein de la société. Car « ce passage, cette relation s’expriment par le fait qu’une lutte ponctuelle, relevant de préoccupations “quotidiennes” peut renvoyer, par ses implications et ses conséquences, à une contestation globale.
b) L’idée centrale qui se trouve derrière le propos de Castoriadis est que l’agir humain suppose que « le réel historique n’est pas intégralement et exhaustivement rationnel » ; c’est-à-dire que le tout n’est que partiellement ordonné.
Castoriadis conteste donc que la totalité soit nécessairement système. Mais cette thèse centrale, Castoriadis ne l’envisagera dans toute sa portée qu’une dizaine d’années plus tard. Refuser d’admettre l’existence d’un lien nécessaire entre totalité et système, c’est en effet postuler qu’un chaos peut être partiellement ordonné, ce qui ne pourra être soutenu qu’avec l’appui d’une nouvelle logique, la logique des magmas.
Conclusion
Nous percevons mieux maintenant la cohérence et la portée de la démarche de Castoriadis. Démarche qui a le mérite de n’avoir pas renoncé à l’action en vue de l’émancipation. Ce en quoi elle peut constituer un point d’appui pour tous les militants n’ayant pas renoncé à l’espoir d’une société autonome.
Aux antipodes de tout idéalisme, puisant aux sources de l’expérience historique, la redéfinition de la tâche militante comme praxis apparaît ainsi la seule manière cohérente de ne pas céder devant le développement de l’imaginaire capitaliste.
[1]. qu’il s’agisse de juin 1848, de la Commune de Paris, de 1919 en Allemagne, de la Commune des Asturies en 1934
[2]. Castoriadis fait ici référence aux propos de Kausky, rapportés par Lénine : « La conscience socialiste d’aujourd’hui ne peut surgir que sur la base d’une profonde connaissance scientifique. En effet, la science économique contemporaine est autant une condition de la production socialiste que, par exemple, la technique moderne, et malgré tout son désir, le prolétariat ne peut créer ni l’une ni l’autre ; toutes deux surgissent du processus social contemporain. Or, le porteur de la science n’est pas le prolétariat, mais les intellectuels bourgeois : c’est en effet dans le cerveau de certains individus de cette catégorie qu’est né le socialisme contemporain, et c’est par eux qu’il a été communiqué aux prolétaires intellectuellement les plus développés » (Que faire ?, chapitre II : La spontanéité des masses et la conscience de la social-démocratie, point 2 : Le culte du spontané. La Rabostaïa Myl).
[3]. Texte publié dans le n° 10 de Socialisme ou Barbarie (Juillet – Août 1952), et repris dans Éléments d’une critique de la bureaucratie sous le titre « Le prolétariat et sa direction » (op. cit. pp. 59-70). Nous citerons ECB.
[4]. Texte publié dans le n° 11 de Socialisme ou Barbarie (Novembre – Décembre 1952, (Éléments d’une critique de la bureaucratie, op. cit., pp. 71-97).
[5]. L’Anti-mythes, n° 14, p. 7.
[6]. Comme il le souligne de manière ironique, on peut toujours dire que « c’est encore violer les gens que de vouloir les persuader qu’ils doivent être libres. Et si cela leur plaît, à eux, de ne pas l’être ? » (EMO 2, 217).
[7]. Comme on sait, au-delà de Marx, ce terme renvoie aux Grecs, et plus particulièrement à Aristote pour qui elle désigne une action dont la finalité ne lui est pas étrangère — en quoi il s’oppose à la production (poièsis) qui, elle, vise la réalisation de quelque chose d’indépendant de l’action créatrice. Nous verrons comment Castoriadis tâchera de dépasser cette opposition.
[8]. Castoriadis parle du cercle de la praxis. « Ce cercle peut être défini, par trois points non colinéaires. Il y a une lutte et une contestation dans la société ; il y a l’interprétation et l’élucidation de cette lutte ; il y a la visée et la volonté politiques de celui qui élucide et interprète. Chacun de ces points renvoie à l’autre, ils sont tous les trois absolument solidaires ». (CS, 341).
[9]. « .. ce qui comptait, ce n’était pas la pensée de l’autonomie, le programme de l’autonomie, le discours anti-bureaucratique, mais la pratique sociale, les rapports sociaux effectifs qui s’instituaient dans le Parti .. qu’enfin il y avait une invincible tendance du groupe dominant à aménager, protéger, renforcer sa propre position — cela quelles que fussent les idées des individus. En réalité, c’était le cadre logique qu’il fallait briser (L’Anti-mythes, n° 14, p. 12).
[10]. Castoriadis ne variera plus sur ce point. « Ce que nous appelons politique révolutionnaire est une praxis qui se donne comme objet l’organisation et l’orientation de la société en vue de l’autonomie de tous et reconnaît que celle-ci présuppose une transformation radicale de la société qui ne sera, à son tour, possible que par le déploiement de l’activité autonome des hommes » , réaffirmera-t-il dans L’institution imaginaire de la société. (IIS, 112).
[11]. Si Castoriadis se démarque clairement de la conception léniniste du parti telle qu’elle est habituellement perçue, il ne nous paraît pas si éloigné de la manière dont Lukács la pense. Ce dernier refuse en effet de voir le parti comme un organe dispensant une théorie abstraite, mais exige de lui qu’il fasse « l’analyse concrète de la situation concrète », ce qui lui impose de « rester souple et réceptif pour tirer les leçons de toute manifestation venant des masses, si confuses soit-elle, et révéler aux masses les possibilités révolutionnaires qu’elles sont incapables de voir par elles-mêmes » (La pensée de Lénine, op. cit., p. 47).
[12]. Ce que Castoriadis indique lui-même dans la préface à L’expérience du mouvement ouvrier, datée de 1973. (EMO 1, 103-104).
[13]. Lukács a parfaitement raison de souligner que « le danger pratique de toute conception dualiste de ce genre [i.e. qui sépare le sujet et l’objet], c’est qu’elle fait disparaître le moment qui donne à l’action sa direction (…). Plus les faits sont scrupuleusement analysés dans leur isolement (…), moins ils peuvent indiquer, sans ambiguïté, une direction déterminée (…). Ainsi, la façon dont la méthode dialectique aborde la réalité se révèle, justement quand on aborde le problème de l’action, comme la seule capable d’indiquer à l’action une orientation » (Ibid., 44).
[14]. SD, 35-36. Où l’on voit que tout en critiquant les vues du Que faire ?, la position de Lefort ne se démarque pas de ses prémisses. Si Lénine pense que les ouvriers ne peuvent saisir par eux-mêmes la portée de leur revendication, Lefort assure qu’ils ne s’intéressent qu’à leur quotidien. Dans les deux cas, c’est l’idée même du passage dont parle Castoriadis qui est refusée, qui permet de penser que les ouvriers sont en mesure de saisir les implications politiques de leurs luttes dans l’entreprise ; le rôle du parti n’étant que de les y aider.
DEBAT
Le débat s’ouvre avec deux questions écrites, envoyées par un abonné –paysan- du Finistère :
1 – Que peut-on dans la modernité en matière de socialisme et de socialisation, par rapport aux sociétés traditionnelles ?
2 – Je voudrais qu’on m’explique cette affirmation de Castoriadis : « Les individus que la société actuelle fabrique ne peuvent pas la reproduire à la longue. Ou, pour le dire autrement : si tout est vendable, le capitalisme ne peut plus fonctionner ».
Philippe Caumières :
– Au sujet de la première question :
Selon Castoriadis, la société moderne se distingue des sociétés traditionnelles par le fait qu’elle a inventé l’autonomie. C’est-à-dire que l’Homme vit dans une société où il n’a plus besoin de postuler que son origine renvoie à une transcendance quelconque. Dans l’histoire de l’humanité, deux sociétés humaines, la Grèce entre le 8ème et le 5ème siècle avant JC et la société occidentale moderne, ont mis au jour le fait que la société est elle-même responsable de ce qu’elle est, de sa structuration, de ses valeurs et qu’il faut en finir avec les ancêtres, les dieux ou Dieu. Ainsi, dans cette société, l’éducation doit être telle qu’elle permet à l’individu d’être autonome ; c’est-à-dire d’avoir lui-même la possibilité de s’autolimiter tout en ayant conscience que rien dans la société n’est imposé par une quelconque transcendance. Mais on voit bien aujourd’hui que l’idéologie faisant considérer le marché comme omnipotent et nécessaire nous fait sortir de cette voie d’autonomie.
– A propos de la 2ème question :
Castoriadis, au début des 30 glorieuses, se rend compte que, les luttes de la classe ouvrière ont permis l’améliorer très sensible de ses conditions de vie. Il repense la contradiction du capitalisme en pointant l’idée que l’organisation entre direction extérieure au processus du travail et son exécution est quelque chose de contradictoire. Pourtant le grand principe de Taylor – « The best way » – était, par exemple, à aller jusqu’à expliquer à un ouvrier comment il fallait charger à la pelle un tas de sable sur un camion. Conception identique à celle, mise en œuvre par le passé à l’école, visant à imposer à tous les gamins d’écrire avec la main droite. Mais l’organisme refuse ceci, car il y a nécessité pour l’être vivant humain d’adapter son geste et d’être lui-même responsable de sa pratique. C’est cette contradiction, qui n’est pas mortifère car elle ne va pas entraîner la chute du capitalisme, que Castoriadis pointe. Mais on la vit mal (voir le livre « Souffrance en France » de Christophe Dejours).
Castoriadis a repensé cette contradiction du capitalisme au fur et à mesure de l’évolution de sa propre pensée. Finalement, il considère que les représentations imaginaires et sociales qui structurent les individus – valeurs au nom desquelles on vit, on lutte – produites par le système capitaliste ne permettent pas la survie de la société. Le système capitaliste veut gagner à n’importe quel prix (magouilles et corruption comprises). Or une société, dit Castoriadis, ne vit que parce qu’il y a des juges, des professeurs, des infirmières, des médecins etc. honnêtes et consciencieux.
Daniel Blanchard :
A propos des sociétés archaïques et du socialisme, Marx, lui-même, disait que la communauté agricole villageoise russe traditionnelle -le mir- pouvait peut être servir de base à une collectivisation des campagnes en Russie et que la paysannerie n’avait pas pour fatalité d’être réactionnaires. S ou B s’intéressait beaucoup aux sociétés primitives notamment à travers les études du courant de l’anthropologie culturelle américaine ou les travaux de Pierre Clastres sur la société contre l’Etat (Clastres montre qu’il existe des sociétés –dites primitives – luttant consciemment contre la constitution d’un pouvoir séparé à l’intérieur d’elle-même). Ce qui n’invalide pas ce que P.C. vient d’exposer sur les dieux et la transcendance dans ces sociétés là.
Un intervenant :
Les questions théoriques et politiques traitées par S ou B telles que l’autonomie, l’auto-organisation, la critique des classes dirigeantes qui se bureaucratisent, ressemblent beaucoup à une redécouverte de certains principes anarchistes qui existaient déjà depuis plusieurs décennies. On pourrait, de la même manière, retrouver les controverses entre courants anarchistes à travers la dichotomie intellectuelle qui s’est opérée entre Claude Lefort et Castoriadis.
Jean Pierre Juillard :
Ce n’est pas tout à fait la même chose, dans la mesure où, pour schématiser, la genèse de S ou B s’est faite sur des bases de critique marxiste. Les sources et le contexte intellectuels ne sont pas du tout ceux du mouvement anarchiste qui s’enracine dans les utopismes socialistes, même si au final les thèmes paraissent correspondre.
D.B :
En tant que groupe marxiste, S ou B a souvent méprisé la tradition anarchiste, tout en respectant la qualité de ses militants, en particulier en Espagne. Mais à partir du moment où la division entre dirigeants et exécutants est mise au centre de l’analyse et de la critique de la société, c’est l’idée de domination qui est visée, laquelle est bien la cible centrale de la critique anarchiste. Mais la grosse différence est que l’idée d’autonomie selon S ou B n’est pas construite à partir de préoccupations morales ou utopiques. Dans la société moderne l’autonomie est partie prenante dans le comportement des hommes. C’est elle qui fonde la perspective révolutionnaire. A partir de là, nous ne sommes plus dans une démarche anarchiste. Ainsi, à propos du contenu du socialisme, Castoriadis dit : « pour nous la seule source de la critique de la société capitaliste c’est la pratique des hommes dans cette société elle-même ; ils contestent cette société à travers leur propre comportement ».
Un intervenant voudrait savoir quelle est la position de S ou B par rapport à des pays caractérisés, selon l’analyse marxiste, par un mode de production asiatique. L’Algérie par exemple
D.B :
Pierre Souyri, qui signait Brune, abordait un peu le problème du mode de production asiatique dans ses articles sur la Chine. Non pas parce que c’était un pays d’Asie, mais parce qu’on y relevait un certain nombre de traits qui pouvaient correspondre à cette analyse marxiste (le mode de production asiatique est typique de l’opposition entre dirigeants et exécutants et d’une appropriation des forces productives par une collectivité de possédants, membres d’un Etat, d’une caste ecclésiastique, d’un mandarinat).
Après la guerre d’Algérie, S ou B n’était plus là pour analyser la situation, mais, sans risque de se tromper, le système en place se caractérisa, pour un part essentielle, par l’accaparement et la mise en coupe réglée des ressources au profit d’une petite couche sociale dirigeante.
Un intervenant déclare ne pas avoir de « formation » marxiste, mais pourtant être de plus en plus attentif aux problématiques développées par S ou B, notamment l’idée de désir d’autonomie.
Les formes actuelles d’organisation – parti et syndicat – s’enfoncent dans une crise irrémédiable. Mais pour résister véritablement aux mesures antisociales qui se multiplient et aux difficultés croissantes, les gens n’auront pas d’autre choix que de recréer ou développer des réseaux de solidarité, sur une base d’autonomie, d’absence de hiérarchie.
Il y a assurément cet espoir, pense-t-il, pour les années à venir, même si dans un premier temps il s’agira de « digérer » le paysage en ruine offert par les organisations anciennes.
P.C :
A la fin des années 50, l’intérêt de S ou B est d’avoir véritablement rompu avec le marxisme en montrant d’une manière extrêmement pertinente que l’économique devait retrouver sa place – qui n’était peut-être pas aussi primordiale qu’on le pensait. Ainsi, S ou B cesse de rabattre le politique sur l’économique, de tout faire dériver de l’infrastructure économique et montre que ce n’est pas à ce niveau que ça se joue. Ces militants retrouvent ce qu’on pourrait appeler un mouvement machiavélien, c’est-à-dire une dimension propre au politique.
Dans cette mesure, la question concernant le mode de production asiatique porte un peu à faux, car cette analyse, que les marxistes appliquent à certaines sociétés, entre justement dans un schéma (le marxisme) que S ou B abandonne. C’est d’ailleurs à ce moment que Castoriadis dit : « il faut rester ou révolutionnaire ou marxiste, je choisis d’être révolutionnaire ! ».
Sur l’anarchisme. À partir du moment où la relation de pouvoir est mise en crise, on retrouve dans toute dimension militante les problèmes d’autonomie, d’auto organisation, de critique de la bureaucratisation des dirigeants… Quiconque veut lutter trouve en face un pouvoir fort et structuré. Alors comment militer si l’on n’est pas structuré ? Et comment peut-on être structuré sans être bureaucratique ? Castoriadis a toujours considéré que l’action pour amener à l’émancipation est fondamentale. Mais pour lui une question ne se pose jamais, celle de savoir si agir au nom de la liberté ne fait pas violence aux individus auxquels on s’adresse. Il faut trouver une manière d’agir ! (Voir l’exposé de Philippe Caumières sur « la praxis renouvelée » dans La Lettre n°132)
De plus, Castoriadis remarque que, sans développement de la théorie, il ne peut y avoir développement de la révolution. Et c’est bien ce qui manque désespérément aujourd’hui aux organisations de gauche, sans exception. Par exemple, quelle chute pour le socialisme en France d’être passé en un siècle de Jaurès aux leaders actuels !
Un intervenant :
S ou B a insisté sur le fait que l’on trouve les sources d’un possible changement révolutionnaire dans l’activité concrète des gens. Mais en même temps, cette créativité, cette capacité qu’ont les gens à faire fonctionner les choses, donc des embryons d’autogestion, sont aussi des facteurs d’intégration dans la société telle qu’elle est.
Il me semble qu’il faut tenir compte des deux aspects contradictoires de cette réalité et j’ajoute aussi que la non participation au système peut également être un facteur de changements révolutionnaires. Je n’ai d’ailleurs jamais vu de texte sur le sabotage dans S ou B : c’est peut-être une des choses qui le différencie de la pensée anarchiste.
Helen Arnold :
S ou B a mis l’accent sur l’activité des gens et non sur leur participation. Il s’agit de la prise en main active des choses, ce qui existe toujours et partout.
Le fond du problème, c’est l’utilisation politique que l’on fait de cette faculté. C’est-à-dire la façon de la relier à ce qu’on veut : on veut être actif pour créer quoi ? quels types de rapports sociaux ? quel type de travail ? quel type de production ? quelle société ? quel de choix de société …
DB indique que S ou B a évoqué la question du sabotage, notamment à propos des pays de l’Est, afin de mettre en évidence ce que ça traduisait comme résistance au système
Mais le sabotage, excepté à une grande échelle (collective), c’est-à-dire lié à une organisation et à des phénomènes de solidarité, n’a jamais empêché le système de marcher.
C’est la même chose pour la créativité, dans la mesure où celle-ci est dans une dynamique d’intégration. Elle ne prend un sens révolutionnaire, en tout cas contestataire, qu’en se développant dans un certain sens et en donnant lieu à une auto organisation.
Une intervenante aimerait savoir les liens entre S ou B, Castoriadis et la psychanalyse : est-ce que la psychanalyse a nourri leur pensée politique et inversement, d’ailleurs ?
.
PC :
Castoriadis s’est vraiment intéressé à la psychanalyse au début des années 60. Pour lui le lien entre la politique et la psychanalyse est fondamental. Par contre, à l’intérieur de S ou B, je ne sais pas si il y a eu beaucoup de débats à ce sujet.
Castoriadis lit la phrase de Freud : « Là où était le ça, je dois devenir, advenir, enfin, venir » de la façon suivante : « là où est le je, le ça aussi doit émerger ». C’est-à-dire qu’il pense qu’un individu autonome est un individu qui est capable de regarder au-dedans de lui, de prendre conscience de ses déterminations et de laisser émerger, de laisser s’exprimer, d’une manière ou d’une autre, ses désirs inconscients.
Il y a 3 métiers impossibles dit Freud : médecin, parent et enseignant. Pourquoi ? Parce qu’on s’attaque à l’autonomie de l’individu. La question du rapport des dirigeant avec les autres pose pour Castoriadis LA question de la praxis : c’est-à-dire que le parent ou l’éducateur, qui est nécessairement en position d’autorité, se met en position de viser le développement simultané de l’autonomie de celui à qui il s’adresse ou avec lequel il travaille.
JPJ :
Castoriadis et S ou B sortent de la logique : dis moi la place que tu as dans la production et je te dirai qui tu es – pour dire : dis-moi ce que tu regardes le soir, ce que tu lis, ce que tu achètes, un tas d’autres choses et je vais finir par dire ce que tu es ou ce que tu peux devenir. D’une telle démarche ne peut que sortir des convergences, des affinités, entre une recherche psychanalytique et la dimension strictement politique. Ce qui d’ailleurs complique l’appréhension de la pensée de S ou B qui fut un météore, mais eut en même temps une influence très forte.
PC :
Une des grandes forces de Castoriadis est d’avoir pensé le sujet humain comme complètement a-rationnel – et c’est déjà Lacan : l’homme est un animal fou. L’homme livré à lui-même ne peut pas vivre. Il est une monade folle mue par des désirs, et dont le désir de représentation prévaut sur le désir d’organe (pour parler en terme freudien). C’est-à-dire qu’il préfère être dans son monde. Il faut casser cette monade, socialiser l’individu de sorte qu’il prenne conscience du principe de réalité.
Pour Castoriadis, la loi est très importante : une loi telle qu’elle met une limite aux deux désirs de base : je suis immortel et je suis le centre du monde. Ainsi toute psyché, tout individu qui arrive au monde, serait structuré par ces deux tendances là. Or il n’est pas possible de vivre dans ces conditions. Il faut donc casser cette situation et faire en sorte que l’individu arrive à accepter sa finitude par cette loi qui va permettre à l’individu de se socialiser. Mais il faut lui communiquer cette loi de telle sorte qu’il soit aussi capable de la remettre en cause, qu’il soit véritablement autonome. C’est tout l’art de la praxis « politique » que Castoriadis défend.
Intervenante (à nouveau) :
Ça me semble très important. Si dans la pensée politique actuelle on ne fait pas le lien avec le sujet, avec la liberté du sujet, je crains que les choses se stérilisent. Qu’on perde en tout cas un côté vivifiant. Ma question est : est-ce que la psychanalyse a en tout cas nourri la pensée politique de ces gens là. ? Il y a eu l’antipsychiatrie qui est passée par là. Est-ce que S ou B s’est positionné par rapport à celle-ci. Je pense que ce sont des choses importantes à dire et à nommer. Cette dimension là me parait indispensable à l’heure actuelle.
JPJ :
Je suis assez d’accord, à ceci près qu’il ne faut pas non plus être englouti par la pensée psychanalytique, qui elle-même est en crise.
HA :
Castoriadis a commencé à s’intéresser à la psychanalyse avant la fin du groupe. Il a commencé à en parler. Nous savions l’importance que ça avait.
Il y a une affirmation de base que Castoriadis répète tout le temps dans ses textes, qu’ils soient psychanalytiques ou politiques : « il n’y a pas d’individu, il n’y a pas de société, les deux sont totalement inséparables ». En d’autres termes, on ne peut pas parler de société sans parler des individus et on ne peut pas parler des individus en dehors de la société dont ils participent. Mais nous n’avons pas été très loin dans cette direction car le groupe s’est arrêté trop tôt.
Un intervenant :
Il est très étonnant que S ou B se soit arrêté en 1967 alors que s’ouvrait une nouvelle époque, puisque autour de 1967-68 il y eut toute une floraison de mouvements politiques, de politisations, de mouvements sociaux à travers le monde.
Et il a fallu attendre 40 ans tout rond pour qu’on reparle de ce groupe. Pourquoi tout ce temps et qu’est-ce que cela peut apporter aux jeunes militants d’aujourd’hui ?
PC :
Castoriadis propose effectivement la dissolution du groupe à la veille de 68. Je me suis interrogé sur ce paradoxe. Il pensait que c’était fini, parce que, pour lui, le projet d’autonomie connaissait une longue éclipse depuis la fin des années 50. De plus, il a senti le besoin personnel d’approfondir des questions de fond. Le questionnement de S ou B des années 50 débouchera en effet sur des problématiques philosophiques fondamentales qui nous sont utiles pour aujourd’hui. Cette nécessité pour lui de réfléchir d’une manière beaucoup plus théorique lui a fait perdre un peu le contact avec la réalité qui se dessinait. Ceci dit, est-ce qu’on peut espérer une résurgence du projet d’autonomie ? Ou est-ce qu’on peut diagnostiquer, comme le faisait Castoriadis, un éclipse de celui-ci ? Qu’en est-il aujourd’hui ? Sommes-nous dans une phase descendante par rapport à cette volonté des hommes et des femmes de vivre vraiment de manière autonome ? On peut ne pas partager le pessimisme de Castoriadis.
Pourquoi certains reparlent de S ou B ? A mes yeux parce que chacun peut sentir l’épuisement des partis traditionnels. Il nous faut à présent revenir à ce genre de questionnement qui a clairement perçu la question de la bureaucratie et essayé de penser une organisation. Toute la pensée de gauche (du PS aux trotskystes) est aveugle sur cette question. Elle s’est toujours inscrite, de près ou de loin, dans les théorisations staliniennes et n’a pas su se régénérer quand le capitalisme s’est redéployé à la fin des années 70 et au début des années 80.
DB :
Il est sûr que le problème de la bureaucratie est absolument central. C’est l’une des formes que prend le système de domination dans la société moderne. Aux Etats-Unis, dans les années 70, le mouvement de contestation, qui était très vivant, était fasciné, non pas, comme les partis ici, par le modèle bureaucratique, mais par le modèle de l’efficacité de l’organisation capitalistes. Pour eux, quelque chose ne pouvait marcher que parce qu’il y avait quelqu’un qui organisait les gens : les ouvriers de telle branche, les noirs de tel ghetto, les indiens pour faire, par exemple, des procès à l’Etat contre l’accaparement de leurs terres ancestrales… Leur énorme réseau de communes, leurs systèmes de coopératives alimentaires marchaient comme une entreprise (organisation rationnelle, mise en spectacle par la communication). Leur idée était entièrement calquée sur le modèle de l’entreprise capitaliste. La plupart des acteurs du mouvement des années 60 et 70 aux Etats-Unis étaient au départ des inventeurs assez géniaux de formes de luttes etc. Mais ils se sont convertis en vedettes médiatiques et ont complètement aliéné le mouvement à son image. Il n’y a qu’à voir par exemple comment Noam Chomsky lui-même se met en spectacle. Il fascine les gens ; il y a des films sur lui. Il est devenu une espèce de vedette de la contestation du capitalisme américain. Tout cela correspond à une représentation mentale (imaginaire) extrêmement régressive, rétrograde et réactionnaire que peu de gens voient. Ils ne se rendent pas compte de l’effet destructeur que cela produit sur la possibilité d’autonomie des gens
Un intervenant (sur la question de l’organisation, vue comme outil révolutionnaire et projet d’autonomie) :
l’organisation permet de lutter, de résister mais aussi et surtout – et c’est là où l’on peut faire l’articulation entre théorie et pratique – de proposer autre chose. Aujourd’hui le déficit est sûrement dans ce cadre, celui de la définition d’un projet de société.
Dans la pensée de Castoriadis il y a cette double question d’auto organisation et de projet autogestionnaire.
Pour moi, prendre en main son activité correspond aux principes du communisme libertaire issu du monde ouvrier. C’est un projet toujours d’actualité.
PC :
On observe trois étapes chez Castoriadis. D’abord la période de S ou B, où il va parler de gestion ouvrière, puis dans les années 70 d’autogestion et enfin, à partir des années 80, de démocratie. Pour lui, ces trois appellations sont en fait la même chose. Il faudrait comparer avec la théorie de la démocratie chez Lefort, car dans les années 80 Castoriadis propose une approche de la démocratie extrêmement pertinente et originale, à partir de son analyse de la Grèce ancienne. Sa vision de la démocratie – il n’emploie plus le mot autogestion- c’est le pouvoir du peuple : demos cratos.
Alors est-ce le communisme libertaire ? Peu importe le mot.
Un intervenant :
Dans une interview récente, Daniel Cohn Bendit dit : « Personne ne veut comprendre ce que le libéralisme a apporté politiquement à la démocratie. On est dans une société contradictoire. Les écrits de Claude Lefort, de Castoriadis, de ces déconstructeurs de marxisme, ont réinventé, autour de la pensée d’Hannah Arendt, une idée de la liberté et de la démocratie »
Alors je me demande : est-ce que les gens qui participaient à S ou B sont des libéraux politiques ?
DB :
Un mot encore sur l’autogestion, pour dire que cette idée ne prend son sens libérateur et révolutionnaire que lorsqu’elle est généralisée. C’est-à-dire que l’idée d’une usine autogérée dans une société capitaliste ou bureaucratique, comme c’était le cas en Yougoslavie, n’avait pas pour nous de sens positif. Dans une société donnée, il faut que l’ensemble des rapports entre les humains soit pris en main par eux. Ceci ne peut se concevoir pour un îlot, disons, de liberté ou de démocratie que s’il se développe. Celui-ci ne pourra rester tel quel dans une société qui vit entièrement sur un autre mode.
PC :
Cette question, centrale, sépare Castoriadis et Lefort. Castoriadis a toujours pensé une unité de la société possible. Lefort a peur d’une société qui serait trop unifiée. Pour lui, la question essentielle est celle de la place, vide, du pouvoir. Par contre, Castoriadis pense qu’il peut toujours y avoir une approche positive du pouvoir, que celui-ci n’est pas un mal en soi, qu’il n’y a pas « un maléfice de l’existence à plusieurs », comme dit Merleau Ponty.
Il s’agit là de la question de « la totalité ouverte » comme l’est une usine, une entreprise ou une école. Certains considèrent qu’il faut faire avec la situation existante et ne jamais la mettre en question. Or on ne peut pas, si on est vraiment cohérent, ne pas se rendre compte que les problèmes qu’on rencontre à l’école, à l’usine etc., de proche en proche, répercutent sur l’organisation de la société dans son ensemble. Ne pas vouloir le faire c’est se situer dans une politique d’accompagnement qui sert les intérêts du capitalisme.