Avec Jean-Pierre Cavaillé
Conférence donnée au Cercle Gramsci, salle JP Timbaud à Limoges, le 25 mars 2010.
[exposition : D’une rive à l’autre, 1997 réalisée par Jeannette Chartreux et un groupe de bénévoles dans le cadre des activités de l’Institut CGT d’Histoire sociale]
Il s’agit de présenter ce soir quelques éléments du collectage de mémoire ouvrière effectué dans les quartiers des Ponts à Limoges (33 personnes interrogées longuement, parfois à plusieurs reprises), depuis 2004 par une petite équipe de bénévoles, dans un cadre associatif… Je voudrais commencer par remercier tout ceux qui ont accepté de s’entretenir avec nous, tout ceux qui nous ont aidés à trouver des témoins, qui nous ont confié de la documentation et notamment des éléments de collectages réalisés avant nous, Jeannette Dussartre, ici présente, Francis Juchereau – que je remercie aussi pour avoir organisé cette soirée et bien d’autres.
Travail associatif, j’insiste là-dessus, parce qu’il se trouve que l’un des membres de cette équipe est chercheur de métier, moi en l’occurrence, pourtant ce travail n’a pas la prétention d’être un travail de recherche répondant aux exigences universitaires. En ce qui me concerne, mes travaux de recherche portent sur une tout autre période et un tout autre domaine, et notre intention n’est pas du tout de suppléer aux recherches historiques qui pourraient et devraient être menées sur les quartiers des Ponts (car il va de soi qu’un collectage de mémoire n’est pas un travail d’historien. Le collectage est une source possible pour un travail d’historien, mais ce n’est évidemment pas de l’histoire) et on ne prétend pas non plus développer un réflexion sociologique sur les Ponticauds, ou anthropologique, ou linguistique, même si la question de la langue a bien été notre point de départ. On voudrait plus modestement restituer, sans trop les trahir, les voix que nous avons enregistrées et retranscrites, de manière si possible polyphonique, c’est-à-dire en les considérant dans leur diversité, dans leurs différences, dans leurs accords et désaccords. Cela suppose évidemment d’organiser la confrontation et la composition de ce que les témoins nous ont rapporté séparément et au fil de dialogues suivis qui avaient bien sûr leur cohérence propre sur le moment, dans l’interlocution : nous en avons retranscrit un certain nombre. Ici je vais évidemment démembrer et recomposer les choses et en le faisant, je ne peux pas ne pas constituer un point de vue, le mien en l’occurrence, et je ne peux pas ne pas apporter des éléments personnels de réflexion mais, encore une fois, sans prétendre pour autant dire la vérité sur les Ponts, sans prétendre non plus à la scientificité universitaire.
J’ai dit que l’on ne fera pas à proprement parler d’histoire, même si l’on va parler du passé, et je ne vais donc pas dresser un historique du quartier des Ponts. On trouvera sur notre site web une petite documentation à ce sujet. Je vais juste tracer le cadre général en deux mots en revenant aux époques antérieures à ce que les témoins ont pu connaître directement, mais qu’ils ont pourtant connu indirectement, au sens où ils en ont quand même entendu parler. Avant que l’on ne désigne les Ponts comme une entité, et que l’on parle de Ponticauds (le premier document où le mot apparaît est de 1863, mais le terme est sans doute plus ancien), on parlait de l’Abbessaille, du Port du Naveix et même du Pont Saint-Martial comme quartier peuplé de naveteaux, qui travaillaient au convoyage et à la réception du bois flotté, armés de leurs perches à crochets et de leurs lancis et propriétaires de barques plates avec lesquelles ils travaillaient. Les naveteaux constituaient une population bien à part, organisée en corporation. Leurs femmes étaient buandières, disait-on en français (las bujandieras en occitan), ou blanchisseuses professionnelles qui lavaient le linge pour les gens de la ville. Les naveteaux ont joué un rôle important pendant les événements de 1848 à Limoges et je renvoie au livre de Philippe Grancoing, Crise urbaine et révolution à Limoges sous la Seconde République, Limoges, PULIM, 2002. Dès les années 1860 les naveteaux sont concurrencés par le charbon qui arrive par chemin de fer. La profession périclite très vite et le grand ramier qui arrêtait les billots de bois flottés a été détruit en 1897. Les naveteaux sont certainement pour la plupart devenus ouvriers dans les usines des alentours : porcelaine, chaussure et autres. La profession de blanchisseuse s’est perpétuée jusqu’après la deuxième guerre mondiale, et surtout les habitants des ponts, ex-naveteaux ont conservé une pratique constante de la rivière, et ils y ont initié les nouveaux arrivants dans les quartiers. Il faut dire aussi que les Ponts ont été mobilisés par les événements de 1905 ; notamment la grève à l’usine Beaulieu sur la Vienne rue d’Auzette, et la mémoire en est restée (voir par exemple dans le récit autobiographique de Suzanne Dumas, Je suis une Ponticaude : la Marie Colharaude, appelée ainsi pour sa témérité politique, qui enseigne à la petite Suzanne L’Internationale, La Jeune Garde et une chanson qui disait :
On va lui ch… dans les yeux,
A Beaulieu, à Beaulieu !
Ces quartiers seront ainsi indissolublement liés aux luttes sociales et à l’engagement dans le syndicalisme et les partis politiques. Bien sûr, il faut dire tout de suite que l’Université Populaire du Pont Saint Étienne, qui existe toujours, a été fondée en 1901, on peut encore y voir le buste du socialiste Louis Goujaud qui est une figure tutélaire du quartier, et qui habitait une belle maison de pierre au bas de la rue du Naveix. Encore aujourd’hui, il demeure une mémoire vive de cet homme mort pourtant en 1920, et pas seulement à travers la chanson La Vienne, qui l’oppose à Betoulle, un autre Ponticaud d’ailleurs, surnommé par certains « le Déserteur », comme en témoignent les paroles de La Vienne[1]. Quand j’ai dit que la mémoire de Goujaud était encore vive, je prends un exemple : Pierre Jeammot l’un des enfants des propriétaires de La Crotte de Poule, nous a rapporté que son père, Léon Jeammot devait sa vaste culture en histoire et géographie à Louis Goujaud qui donnait gratuitement des cours aux enfants du quartier et conclut : « c’est bien marqué sur sa tombe : « L’ami du peuple », c’est bien la vérité ça, d’après ce que j’ai entendu dire », car Pierre Jeammot est né 14 ans après la mort de Goujaud, mais Goujaud fait partie de sa mémoire comme mémoire familiale et mémoire du quartier. C’est de cette façon d’ailleurs, qu’en collectant de la mémoire vive, on se retrouve souvent, à travers la mémoire familiale et la mémoire de quartier, non seulement au début du XXe siècle, mais en plein XIXe siècle. C’est une expérience saisissante. Je ne m’écarte pas de mon propos, parce que cette mémoire est liée évidemment aux modes de transmission, familiale, mais aussi collective, et à la transmission d’une conscience ouvrière. L’Université Populaire y a sans aucun doute contribué, comme Goujaud en donnant ses cours d’histoire, et en fondant la Société sportive et philanthropique des Enfants de la Vienne en 1907, dont je reparlerai parce qu’elle a joué un rôle capital dans l’apprentissage pas seulement sportif, mais proprement social d’une succession de générations de Ponticauds, jusqu’à la destruction du quartier du Naveix.
Je m’excuse de rappeler des choses qu’à peu près tout le monde connaît à Limoges, mais c’est pour tracer le cadre, ou plutôt, l’espace, la profondeur historique, dans laquelle résonnent les entretiens que l’on a fait de gens qui ont connu les Ponts entre 1920 et 1970, disons jusqu’à la destruction du Naveix et du Masgoulet et la construction de la voie sur berges.
Je citerai un seul témoignage écrit : c’est celui d’un syndicaliste anarchiste, un personnage très intéressant, Martial Desmoulins, né en 1890 au pont Saint-Martial, déserteur de la guerre de 14, qui en 1975 est revenu dans plusieurs petits articles de L’Espoir, revue de la CNT française, sur son passé ponticaud, en réaction à l’adaptation cinématographique du Pain Noir : « Chaque année, à la Toussaint, les « Ponticauds » du quartier Saint-Martial, […] voyaient descendre par la rue de la Roche une caravane de charrettes tirées par des vaches, elles faisaient halte devant le n° 5 où je suis né, à trente mètres du vieux pont romain ; dans ces charrettes, peu de meubles, une commode datant de Louis XIII, héritage que des générations de paysans se repassaient, un lit, des paillasses, quelques chaises, des fagots de bois et, sans doute, une provision de porc salé. […]
Le Pont-Saint-Martial, fut pendant longtemps un agglomérat de deux races bien distinctes : l’une, ouvrière avec ses défauts, sa mauvaise réputation, son ouvriérisme révolutionnaire, son humanisme libertaire, ses revendications économiques et sociales ; l’autre paysanne, vivant comme au Moyen-âge, avec des qualités d’économie, de travail, de lenteur à comprendre, sa haine des partageux, des communards, sa croyance religieuse, ses résignations devant les nantis, les curés, les patrons, la police, la peur du lendemain. » J’en déduis d’abord que ce Desmoulins n’était pas exempt de préjugés à l’égard de ces paysans qui, de fait, semblent avoir été très vite absorbés socialement et culturellement dans cette classe ouvrière, d’autant plus qu’ils n’avaient pas pour ce faire à changer véritablement de langue, vu que l’occitan limousin, comme y insiste Desmoulin, qui le parlait et l’écrivait, restait la langue de communication constante du quartier. Je pourrais citer aussi ici le témoignage de cet écrivain japonais, Shimazaki Tozon (1872-1943), qui a passé quelques mois dans le quartier pendant la guerre de 14, qui jouait avec les enfants, et raconte comment des fillettes auxquelles il a donné un paquet de gâteaux lui ont chanté une chanson en « langue limousine » qui l’émut jusqu’aux larmes.
Cela m’assure une transition avec ce par quoi je voulais commencer, à savoir par la question de la langue, ou plutôt des langues des Ponts, qui est en fait à l’origine de notre enquête. En effet l’idée était de développer un projet culturel dans le cadre de l’association Calandreta Lemosina, qui venait de s’installer route de Toulouse. Calandreta est un réseau d’écoles laïques et gratuites, sous contrat avec l’État, qui pratiquent la méthode linguistique dite immersive (52 écoles et 2 collèges sur 17 départements en zone occitane). Et la première idée était de collecter la mémoire linguistique des Ponts : l’occitan, le « francitan » et les langues de l’immigration… Et puis avec ces questions de langues c’est toute la mémoire de la vie des quartiers qui s’est en quelque sorte imposée d’elle-même et que nous avons recueillie. Pour des raisons évidentes, on s’est évidemment d’abord concentré sur les plus anciens, parmi lesquels on pensait trouver naïvement encore des occitanophones en nombre. Et justement, ça n’a pas été le cas ; on a trouvé des locuteurs certes, mais qui tous entretiennent un lien fort avec la campagne (c’est là d’ailleurs l’une des données sociales des Ponts, une partie des Ponticauds avaient de fortes attaches rurales, comme ce Desmoulin que je citais). Quoiqu’il en soit, on peut dire que la langue n’est plus parlée, et depuis assez longtemps en milieu urbain à Limoges. Elle a quitté les familles et la rue en même temps, progressivement, entre 1930 et 1950, du moins dans les générations nées après le début du siècle. Je pense que c’est une évidence pour tout le monde, à Limoges, mais ça ne l’était pas pour nous, peut-être parce que nous avons tendance à prendre nos désirs pour des réalités, mais aussi parce que nous savons qu’en la matière il n’y aucune évidence ; si l’occitan survit, c’est désormais de manière plus ou moins clandestine et on pouvait imaginer le trouver encore dans les Ponts. Ce que l’on a trouvé par contre, c’est une très forte mémoire d’une langue que l’on ne parle plus : il n’est pas une seule parmi les trente-cinq personnes environ avec lesquelles nous nous sommes entretenues qui n’aie évoquée spontanément la langue, son usage massif avant-guerre dans les quartiers, mais aussi sa transmission déficiente ou son absence de transmission aux jeunes générations de l’époque, jusqu’à sa disparition à peu près totale en milieu urbain aujourd’hui, selon un schéma classique que l’on trouve dans les autres villes. Tous ou presque comprennent ce qu’ils appellent généralement, sauf exception notoire « patois », « patois limougeaud » ou plus spécifiquement « patois des Ponts », et ils se souviennent d’expressions, de proverbes, dictons, de bouts de chansons… On chantait vraiment beaucoup aux Ponts en français et en occitan et ils en savent d’autant plus lorsqu’ils ont été élevés par leurs grands-parents plutôt que par leurs parents, parce que pour la plupart d’entre eux la langue n’était plus la langue de communication entre les parents, ni bien sûr entre les enfants. Il faut noter que cet occitan n’avait pas sa source à la campagne, comme certains le croient : il était parlé par les Limougeauds depuis des siècles (d’où d’ailleurs l’existence d’une littérature urbaine patoisante de Limoges au XIXe siècle, parmi lesquels un auteur naveteau qui signait Tistou, Jean Baptiste Tarneaud, mort en 1867, fervent républicain, auteur d’un chant intitulé Vivo la Republico). Cela explique en partie pourquoi tous les témoins insistent sur la spécificité de ce qu’ils appellent le patois des Ponts par rapport à celui de la campagne. Je dis en partie, parce que cette spécificité, je pense, se vérifiait aussi par rapport au parler du reste de la ville (mais cela est difficile à établir à partir des témoins vivants, qui sont trop tard venus). Si je dis cela, c’est parce que lorsqu’on leur demande en quoi leur patois était particulier, les gens parlent du vocabulaire (en particulier la présence d’argot), de tournures spécifiques et surtout, surtout de l’accent : je vous cite au moins un témoin, Pierre Jeammot : « C’est un patois un peu spécial, le patois des Ponts, un patois traînard, un patois mélangé de mots d’argots français. Il y avait beaucoup de gens qui venaient de la campagne et qui se sont installés là pour venir travailler en ville, alors ça parlait tout patois » La dernière phrase est significative : certes la communication entre patois de la campagne et patois des Ponts ne faisait aucun problème (évidemment c’est le même dialecte de la même langue), mais l’idée est quand même que le patois appartient plus à la campagne, conformément aux préjugés, alors qu’historiquement, ce n’est pas le cas). En tout cas cette affaire de l’accent est essentielle, il y a, il y avait, un accent spécifique des Ponts et qui est évidemment le même en occitan et en français. Dommage qu’il n’y ait pas J.C Dourdet qui prépare une thèse de phonétique occitane, il vous aurait expliqué ça très bien : les deux caractéristiques majeures sont les « o » qui sont diphtongués et deviennent « ow » et les « é » qui deviennent « è », et une rythmique lancinante, traînante comme dit Jeammot[2]. Cet accent, les anciens l’ont conservé, et il était peut-être le critère majeur discriminant de l’appartenance aux Ponts ; beaucoup de témoins disent qu’ils se faisaient repérer comme Ponticauds du fait de leur accent, et cet accent, généralement, n’était pas connoté très favorablement (je parle par euphémisme !). L’accent était peut-être le seul critère en fait objectif d’appartenance aux Ponts : on dit par exemple que Charles Roumagnac secrétaire de Vincent Auriol, né au pont Saint-Étienne rive gauche, l’a conservé toute sa vie.
Pour en revenir un instant encore à la langue, la moisson que nous avons pu faire d’expressions ou de phrases types, est quand même assez riche – et je ne vais pas ici en dresser la liste, mais seulement noter qu’une bonne partie nous ont été consignées comme ayant été prononcées par les blanchisseuses des bords de Vienne, qui ont marqué, très profondément, tous les témoins, entre autres pour la verdeur de leur langage, exclusivement « patois » dans l’exercice de leurs fonctions et les relations avec les gens du quartier (elles parlaient évidemment français avec leurs « pratiques », c’est-à-dire leurs clientes). On nous dit qu’elles avaient un langage d’une verdeur remarquable, qu’elles avaient l’injure facile, se traitaient de « pita vacha » et de « pita puta » ; se lançaient des « barra ta gorja » et surtout qu’elles avaient des réparties et des expressions gratinées : soit par exemple pour rassurer une jeune femme enceinte qui se faisait du souci pour son accouchement : « Qu’es ben entrat, faudra que quò sòrte ! » ; ou bien encore une qui appelait ses enfants en leur criant : « ente se vos ? banda de bastards de cures ! ». Ce qui nous conduit à la question anticléricale dans le quartier, mais je la réserve, et je réserve aussi la description de ces groupes de blanchisseuses qui ont continuées de travailler, pour les dernières, jusque dans les années 1950. Voici le dernier carré des laveuses professionnelles du Clos Sainte-Marie, dans les années cinquante, avec notamment la célèbre Bélou. Le célèbre Panazo, André Deixet, en parle déjà au passé, dans un article de L’Écho de 1951, qui contient d’ailleurs une bonne nhiorla sur leur compte ; en 1957, le char du Carnaval des Enfants de la Vienne représente le pont Saint- Étienne et ses laveuses avec l’inscription : « Les l’avant d’hier du Port du Naveix », donc on est déjà complètement dans la commémoration parodique et pourtant, en 1960, trois ans plus tard, le même journal présente comme une photographie insolite une vieille blanchisseuse au travail au pied du pont Saint-Étienne. Cela dit, pour la petite histoire, j’ai trouvé un article de 1863 qui prédit déjà le rapide déclin de la profession, et qui précède donc ces très nombreuses photographies, surtout des cartes postales, où l’on voit sur certaines, pour un seul bout de rive, plus de cinquante laveuses au travail. Il faudrait d’ailleurs se demander pourquoi on a trouvé les blanchisseuses si pittoresques et photogéniques.
Mais je voudrais maintenant aborder la question centrale, qui est celle de l’identité du quartier ou des quartiers des Ponts, en partant du fameux dicton en occitan, que l’on mis en exergue pour cette soirée :
Tu ses daus Ponts ? Passa ! De la vila ? Dins l’aiga !
Ce dicton, qui date au moins du début du XXe siècle, est riche de sens, à condition bien sûr de ne pas le prendre au pied de la lettre, même si plusieurs des témoins nous ont assuré qu’il a été bel et bien mis en acte au pont Saint-Étienne, au pont Saint-Martial et même au Pont-Neuf ; alors que d’autres le nient farouchement… (seul un travail dans les archives judiciaires permettrait de trancher). Reste le dicton populaire, et populaire au point qu’il n’est pas une seule personne interrogée qui ait omis de nous le rapporter, parfois sous des formes légèrement différentes. Il implique évidemment la séparation, un peu brutale en l’occurrence, du quartier ou des quartiers des Ponts (je crois qu’il faut utiliser le pluriel) et de la Ville. Les Ponts ce n’est pas la Ville et ce n’est pas non plus la campagne peuplée de bicanards, pas du tout, les Ponts, c’est les Ponts, une identité urbaine, une identité sociale et je dirai même culturelle très forte – une habitante de Beaublanc nous a dit : « on pensait qu’ils étaient hors de la ville, tout en étant en pleine ville », l’idée véhiculée étant que ceux de la Ville, les Villauds pour les Ponticaudes (terme prononcé avec une petite pointe de mépris, comme si dans Villauds il y avait vil, vilain, curieuse inversion puisque que ce que les Ponticauds reprochent aux Villauds, c’est d’être des nantis, des bourgeois, d’être trop policés et hypocrites) n’ont rien à faire aux Ponts ; beaucoup de témoins nous ont dit que les « Ponticauds » étaient des gens qu’il ne fallaient pas « chercher » et surtout qui vivaient une vie de quartier très forte, très intense et relativement fermée. Mais la circulation entre la ville et les ponts et dans les deux sens est un fait et pour de multiples raisons, économiques bien sûr, par la présence du Port du Naveix et de toutes les usines, mais aussi proprement sociales : les Ponticauds ont mille choses à faire en ville, ils « montent en ville », le samedi, ils vont faire la rue du Clocher comme les autres Limougeauds, mais les Villauds, descendent sur les bords de Vienne pour leurs loisirs, le dimanche essentiellement, se promener, assister aux concours de pêche, aux fêtes organisées par les Ponticauds, aux régates, aux joutes, etc. Certains, y compris de la meilleure société, descendent déguster les fameuses fritures de la Crotte de Poule et du Poisson Soleil. Ce que veut dire aussi le dicton, c’est que « les » quartiers des Ponts sont d’un côté et de l’autre de la rivière, sinon cette question un tantinet menaçante n’aurait pas de sens ; et ça, c’est une indication importante, à savoir que la rivière n’est pas une frontière, mais le cœur du quartier en quelque sorte, et les ponts qui la traversent sont les lieux symboliques de l’identité des quartiers des ponts (les noms mêmes de ponts et de Ponticauds le montrent suffisamment). Autrement dit, les Ponticauds se reconnaissent comme tels d’un côté et de l’autre de la rivière, même si beaucoup font la différence entre les « vrais » Ponticauds et les autres ! C’est là d’ailleurs que le pluriel s’impose et qu’il faut parler « des » quartiers des Ponts, principalement trois, ou quatre quartiers, à très fortes identités et avec des relations disons de rivalité plutôt que d’hostilité : Port du Naveix et Masgoulet, jusqu’au pont Saint-Étienne, mais pas forcément au-delà – il y a donc aussi un petit quartier ponticaud de l’Abbesaille (mais qui a été beaucoup plus important avant ses démolitions successives[3]) ; le quartier du Clos Sainte-Marie, rive gauche, qui n’inclut pas forcément le Sablard ; et plus loin, beaucoup plus loin j’ai envie de dire, le quartier du pont Saint-Martial, rive droite. Dans chacun de ces quartiers, que je viens de nommer, une partie des informateurs disent que les « vrais » Ponticauds, c’était eux, mais que les autres aussi, étaient des Ponticauds, mais disons moins authentiques, moins vrais. Il faut noter que rive droite le quartier s’enfonce assez largement : jusqu’à la rue Saint-Affre comprise, on pouvait se revendiquer tout à fait légitimement « ponticaud ». La chose est beaucoup plus discutée rive droite, lorsqu’on s’éloigne de la rivière – au Clos Jargot par exemple, au Puy Lannaud, aux Carriers, route de Toulouse. Pour le quartier surélevé du Pont-Neuf, le long de l’avenue De Lattre – l’appartenance ponticaude de ces quartiers est discutée par les habitants des bords de Vienne, qui invoquent le fait que la vie, dès que l’on s’écarte de la rivière, est très différente, mais par contre les habitants de ces zones revendiquent haut et fort leur identité ponticaude[4], comme Suzanne Dumas avec son livre Je suis une ponticaude, qui donne d’ailleurs la définition la plus large du quartier : « … ensemble prolétaire qu’on désignait dédaigneusement par le terme général « les Ponts » : Pont Saint-Etienne, Pont Saint-Martial, Pont Neuf et Petits Ponts (l’Auzette en effet, passe sous la route de Toulouse grâce à deux ponts, peu visibles de la chaussée, d’où leur nom). (…) croyez-moi, les nantis ne logeaient point dans le secteur ».[5] L’identité devient alors autant sociale que liée à la présence de ponts. Cela montre en tout cas que l’identité ponticaude était perçue par les habitants des Ponts – et aussi d’une certaine manière par les Villauds – de manière éminemment positive et revendiquée comme telle : il y a une fierté à se dire, à se revendiquer ponticauds, personne n’a honte d’avoir habité aux Ponts, alors même qu’être identifié par les gens de la ville comme ponticauds a longtemps été stigmatisant et discriminatoire. Lorsqu’on demande à un témoin si ça lui nuisait d’être identifié comme ponticaud, par l’accent par exemple, il répond « Non, c’était plutôt l’inverse. Disons qu’on avait des prérogatives plus marquées… On les appelait les Villauds. C’était péjoratif. » Le terme de « prérogative » est évidemment frappant. Mais d’autres rappellent la discrimination sociale dont souffraient les Ponticauds : par exemple une habitante du Clos Sainte-Marie née en 1914 nous rapporte que son grand père paternel, qui était issu du quartier misérable et mal famé de Viraclaud, fut très contrarié lorsque son fils épousa une fille de blanchisseuse des bords de Vienne. Je rapporte comment elle voit les choses, selon elle : « les Ponticauds n’étaient pas des voyous, mais ils étaient… disons vulgaires. Ils avaient la voix haute, les mots grossiers faciles ». Selon elle, le quartier faisait peur, non parce qu’il aurait été marqué par la délinquance, ce qui ne semble pas en effet avoir été le cas, même si les libertés que les Ponticauds prenaient avec les lois et les règles sont souvent rappelées, mais le quartier dit-elle « faisait peur, parce que les gens s’interpellaient de loin, très fort, avec de grands gestes ; c’était une façon de parler, de se comporter… ». Une habitante du quartier Saint-Martial, qui d’ailleurs, dit que le mot de « vulgaire », après l’avoir prononcé, ne convient pas, invoque la fermeture du quartier (en l’occurrence celui du Pont Saint-Martial) et va jusqu’à parler de « quasi ghetto » (ce qui paraît un peu fort) – je la cite : « Vous étiez ponticaud ? Ho la la ! C’est la pègre, c’est le bas de la ville ; comme dit notre ministre : c’est la racaille. Mais ils ne volaient personne. Le terme exact à dire, c’est qu’ils ne voulaient pas être emmerdés. Ils étaient dans leur coin tranquille, ils s’entendaient tous bien, ils ne voulaient pas qu’on vienne les enquiquiner, alors ils faisaient leur police eux-mêmes, ils ne voulaient pas qu’on vienne chez eux. Mais il n’y avait aucune délinquance. Mais le quartier était fermé sur lui-même ». Un autre témoin, qui était lutteur dans sa jeunesse, extérieur aux Ponts, mais qui avaient des amis aux Ponts, fait de la propension des jeunes ponticauds à la bagarre, dans le quartier, (ce dont témoigne pour lui le dicton), et dans les bals où ils se rendaient en groupe, l’une des raisons de la « mauvaise réputation » des Ponticauds, mais aussi de ce qu’ils furent pour lui, qui les côtoyait, « une légende », répète-t-il à diverses reprises, non sans une certaine admiration dans la voix. Ces bagarres sont souvent évoquées, souvent minimisées : « … quelques coups de poings qui faisaient circuler le sang », je cite Pierre Jeammot, fils des propriétaires de la Crotte de Poule. Je le cite encore : « Il fallait pas aller les chercher… Ils étaient un peu chauds de la tête… ». Un autre reconnaît que les jeunes y « jouaient les gros bras »[6]. Un autre témoin, une femme – je crois que c’est important de le noter – évoque même une certaine « violence », dont les femmes pouvaient être victimes à l’occasion, et les inspecteurs du travail aussi (cette dame m’a rapporté une anecdote assez piquante et brutale à ce sujet dans le Port du Naveix). En tout cas, ce qu’on appellerait aujourd’hui la violence verbale semble avoir été une réalité, et pas du tout réservée aux hommes, comme le montre tout ce qui se dit des blanchisseuses.
L’un des éléments unificateurs des quartiers des Ponts est aussi indubitablement, la pauvreté et souvent l’insalubrité de l’habitat : rares étaient les familles qui possédaient plus de deux pièces; une maison habitée au Masgoulet s’était écroulée ; dans le quartier du Naveix, l’eau courante n’est jamais arrivée, c’est-à-dire que jusqu’à la fin, on allait puisait l’eau à la borne fontaine : les toilettes [los retretes] étaient communes, à l’extérieur des bâtiments (trois pour cinquante locataires dit Desmoulins), etc. Nous avons recueilli pas mal d’informations sur les conditions d’hygiène et de promiscuité dans le quartier. Ce sont surtout les femmes aussi qui parlent de ces questions-là. Les maisons étaient minuscules, peu meublées, on recevait donc peu chez soi, et pourtant, tous les témoins disent et redisent inlassablement, souvent avec la plus grande nostalgie, que la sociabilité y était de la plus grande intensité ; les hommes se retrouvaient au bistrot (et il y avait une relation évidente entre le nombre de bistrots et l’exiguïté des logements) ; les petits commerces de quartier jouaient un grand rôle, et d’autant plus que la plupart des femmes travaillaient : certaines épiceries vendaient de la soupe le soir, des boulangeries prêtaient gratuitement leurs fours pour la cuisson des plats de leurs clients. La plupart de ces commerçants acceptaient de faire crédit. Les témoins insistent sur le fait que ces petits commerçants étaient eux aussi de condition modeste et très fortement liés à la classe ouvrière. Beaucoup d’ailleurs étaient d’anciens ouvriers ; il y a au moins un commerce qu’il faut citer, c’est l’épicerie Flotte rue du Pont Saint-Étienne, sur la devanture de laquelle était écrit « à l’irrrascible chemineau » avec trois « r » : le patron avait été licencié des chemins de fer pour faits de grève, et les trois « r » évoquaient l’accent de la famille Flotte, qui comme moi était issue du Sud-Ouest. Sans oublier les succursales de l’Union Coopérative, structure tout à fait différente, qui ne faisait pas crédit, mais offrait bien d’autres avantages, distribuant ces bons qui permettaient, notamment aux jeunes filles de se constituer des trousseaux de mariage. La rue était aussi un lieu important de sociabilité, par exemple lorsqu’on descendait manger la soupe le soir sur le perron de la maison, à la belle saison. La vie associative également y était exceptionnellement riche, regroupée en particulier autour des sociétés sportives et nautiques, mais aussi des jeunesses coopératives (avec la fameuse troupe de cabaret par exemple de l’Artistic Coop dans l’immédiate après guerre), des sociétés de pêche comme Les Ponticauds et L’amicale des Marins Pêcheurs, de l’Amicale du boulevard Saint-Maurice, qui avait formé un club de cinéma, etc. Cette sociabilité de quartier se traduisait par de très fortes solidarités de voisinage, dans les cas de maladies, d’accouchements, de décès aussi. On nous a souvent parlé des funérailles ponticaudes, qui rassemblaient toujours une foule impressionnante, cheminant à pied jusqu’à Louyat, derrière le corbillard hippomobile puis électrique, des enterrements qui se terminaient parfois par des casse-croûtes et des chansons : ce que l’on appelait, nous a-t-on dit, « un enterrement de première classe ». La journée évidemment était chômée.
Une chose que tous les témoins ou presque disent avec une spontanéité déconcertante, c’est que certes le dénuement économique était extrême (avec une sorte nivellement par le bas : « nous ne connaissions pas la jalousie, nous a-t-on dit, parce que nous étions tous ou à peu près logés à même enseigne » ; « c’était la même soupe pour tout le monde » nous a dit une dame), mais malgré la pauvreté, voire la misère, ils ont connu le bonheur dans ces quartiers, du fait de la qualité de la sociabilité et des amitiés. Un élément très significatif à ce propos, me paraît être les récits des inondations récurrentes parce que l’habitat des ponts, en plus d’être délabré, dans la partie basse des quartiers, était inondable : au Naveix, au clos Sainte-Marie, au pont Saint-Martial. Or ce que tous les témoins rapportent c’est que ces inondations n’avaient rien de dramatique, alors même que l’eau montait parfois assez haut dans les maisons. Pourquoi ? Parce que le mobilier était extrêmement réduit et facile à déplacer (en gros, on n’avait pas beaucoup à perdre) et surtout que ces inondations, avec la présence des pompiers et des voisins, était l’occasion de libations et de rigolades mémorables. Évidemment, ce n’est pas du tout l’image que l’on a des inondations aujourd’hui en regardant la télévision…
Cela m’offre une transition avec un thème absolument central, qui ne fait d’ailleurs qu’un avec celui de l’identité : le rapport à la rivière. La rivière ne faisait pas peur, elle n’était pas redoutée ; du reste tout le monde savait nager aux Ponts, filles et garçons (y compris semble-t-il pas mal de femmes nées au siècle précédent et la relation avec la vie des naveteaux est je crois évidente). La rivière était un espace familier, un espace domestiqué et bénéfique, où se déroulaient une multitude d’activités. On y nageait donc, on y allait en barque, les fameuses barques plates et les batelles à deux lèvres. Ces barques poussées et dirigées par cette longue perche qui s’appelle le conte étaient utilisées, surtout par les hommes, pour la pêche, activité ponticaude majeure essentiellement de braconnage, mais aussi par les femmes et par les enfants, qui avaient de petites barques, les barques servaient aussi au sauvetage également, entre autres quand se produisaient des tentatives de suicide par noyade (ce qui arrivait assez fréquemment, les gens de la ville, surtout des femmes, venaient se jeter dans la Vienne). La rive est occupée par les blanchisseuses au travail avec leurs « étendards » derrière elles, mais la rive est aussi occupée par les usines, où beaucoup de Ponticauds travaillent avec les Villauds : filatures, mégisseries, usines à porcelaine, à chaussure, usine à gaz, centrale électrique, etc. Les blanchisseuses travaillent souvent au pied des usines – ce que les photographes cherchent à cacher, mais c’est parfois impossible, certaines profitaient par exemple de l’eau chaude rejetée par l’usine électrique. Évidemment la qualité de l’eau n’était pas irréprochable, avec les égouts qui se déversaient, et il y avait des employés municipaux, à une certaine époque, nous a-t-on dit, qui « nettoyaient » la rivière, comme le faisaient les lavandières pour travailler, en chassant les immondices avec un balai devant elles. Malgré tout, la rivière est restée longtemps poissonneuse, et l’on organisait régulièrement sur les rives des concours de pêche, avec dans certains cas défilés depuis la mairie en fanfare et gaules sur l’épaule. Ces concours étaient organisés par les sociétés de pêche ou les sociétés nautiques. Les sociétés nautiques organisaient des compétitions de natation comme la fameuse traversée de Limoges, du Pont-Neuf à l’île aux oiseaux, de grandes régates également (organisées par le Club Malinvaud), des joutes, etc. Deux sociétés nautiques ont joué un rôle central et sont encore dans la mémoire de tous : les Enfants de la Vienne, rive droite, et les Marins du Clos, fondés par André Poutout (dit Bousta), rive gauche, qui encadrent l’apprentissage et la pratique de la natation et organisent des fêtes somptueuses au début de l’été, où toute la ville est conviée et qui, là aussi, occupent les berges et la rivière elle-même par des radeaux et des chars fleuris, avec des fanfares, des présentations de spectacles de pantomimes. Ces sociétés sont engagées dans des fanfares. Les Marins du Clos ont une célèbre fanfare de mirlitons, dits bigophones, instruments en carton, avec une simple membrane de papier. Qui plus est, elles participent activement au Carnaval en réalisant des chars, chaque année. Les deux sociétés entretenaient une relation de rivalité et surtout d’émulation réciproque (les témoins affirmant, selon leur quartier, que leurs fêtes étaient incomparablement plus belles et réussies que les fêtes de ceux d’en face !). On pourrait, on devrait parler de ces sociétés pendant des heures : ce qui est extrêmement frappant, bien sûr, et que leurs noms disent bien, c’est leur imaginaire marin, mi-parodique, mi-sérieux : chaque société a ses costumes qui évoquent la marine : blanc avec casquette à visière pour les Enfants de la Vienne et dans les premiers temps une écharpe rouge autour de la taille ; pull marin rayé de bleu et bob pour les Marins du Clos et toute l’iconographie se réfère à la mer… Il y a par exemple ce montage photographique merveilleux pour commémorer la fête de 1910 où l’on voit Goujaud et le groupe des organisateurs avec ces mots : « Le Préfet maritime du port du Naveix et son état major – un mousse » et au-dessous on voit des jeunes filles et petites filles en tenue traditionnelle et barbichet. Notons donc que l’élément marin est essentiellement masculin ; pour les femmes, c’est la coiffe traditionnelle et, plus prosaïquement, la lessive – je lis : « Les nymphes du battoir attendent au Port leurs frères les Marins pour leur offrir des fleurs » et l’on a dessiné une ancre de marine au-dessus de leurs têtes et surtout par-dessus les armes on aperçoit une cheminée de paquebot et un gréement. Évidemment c’est de l’humour, une pointe d’auto-ironie, mais pas seulement, on sent une véritable adhésion à l’imaginaire marin. Voyez la décoration intérieure du local des Marins du Clos, juste avant-guerre (théâtre de marionnettes) : les marins sont bien là ! Avec l’ancre de marine. Voyez la première page de l’édition de la Marche des Vrais Ponticauds (Popeye est passé par là !) : premier couplet : « On a chanté sur tous les tons/ Les Marins de Toulon, de Marseille, Et de Montmartre à Saïgon,/ Les matelots sont mis en chanson :/ Mais il est des Marins/ Qui le béret posé sur l’oreille/ Au pays Limousin,/ Chantent du soir au matin… »
En tout cas, même en temps normal, comme je l’ai dit, la Vienne était – au moins à la belle saison – grouillante de vie. Il y a une vidéo de 1967 de l’Ina accessible en ligne, où l’on voit encore quelques barques poussées par des contes (avec les frères), et où est interviewée Mathilde Lafarge, propriétaire du Poisson Soleil, déjà âgée, qui explique que la rivière est devenue un désert.
Je l’ai déjà abordé en commençant, mais il faut dire quelques mots tout de même de ce qui contribuait aussi fortement à l’identité des Ponts, à savoir les idées politiques, qui étaient de gauche : socialistes et communistes (mais il y eut aussi à la fin du XIXe et au début du XXe des anarcho-syndicalistes, comme Desmoulin). On nous a rapporté des querelles assez violentes entre les roses et les rouges. L’engagement syndical y était aussi très fort. Une chose frappante, pour qui vient d’une autre région (de celle de Jaurès en l’occurrence) : c’est la force de l’anticléricalisme (une partie des anciens ne sont pas baptisés, ou « à peine » baptisés comme ils disent, ils n’ont jamais été catéchisés, ils ont opté pour le mariage civil, leurs parents ne sont pas enterrés à l’Église), mais cet anticléricalisme a côtoyé aussi le catholicisme social (beaucoup d’enfants ont fréquenté les patronages, souvent sans grande ardeur religieuse), et il ne faut pas bien sûr oublier que la rue du Masgoulet a accueilli la grande figure de Henri Chartreux, prêtre ouvrier, qui a joué un très grand rôle dans son quartier et bien au-delà, à partir de son installation en 1947. Mais, cette question des convictions politiques et des relations pour le moins difficiles aux institutions ecclésiastiques n’est pas très facile à étudier à travers le collectage, et l’on a parfois la sensation que les témoins, rétrospectivement, minimisent les conflits. Il est vrai aussi que nous avons recueilli d’étonnants témoignages d’une mixité et d’une ouverture sociale inattendue, comme par exemple la relation très forte et très durable entre une famille de Ponticauds du Naveix, d’ouvriers et de blanchisseuses, la famille Héricourt, avec la famille Sar qui tenait une salle d’échantillons de porcelaine ; cette relation était née d’un drame : la mort au Maroc pendant son service militaire d’un fils Héricourt employé d’Haviland, qui s’en était remis aux Sar résidant au Maroc pour recevoir la famille et rapatrier le corps ; il s’en était suivi une grande amitié qui se traduisait entre autre chose par l’accueil de la fille Sar lors des vacances scolaires, qui de ce fait, comme elle nous l’a raconté, vivait la vie de la bande d’enfants des Ponts lors de ses séjours. Il y a aussi le cas des époux Meymerie, qui possédaient une entreprise et vivaient au Masgoulet en parfaite symbiose, apparemment, avec le voisinage. D’ailleurs Goujaud, qui était négociant en tissu, vivait lui-même dans une très belle maison bourgeoise qui n’avait rien à voir avec les masures environnantes. En fait, dans ces exemples, il semble que l’appartenance au quartier, le fait d’y vivre ou d’y résider, était vraiment la chose déterminante, et sans aucun doute plus importante que le statut social.
Une phrase de conclusion, juste une citation d’un texte de 1993 de Daniel Vignol ex-habitant du Masgoulet, au sujet du quartier qu’il a vu détruire ; ce qu’il conteste, ce n’est pas que l’on ait détruit l’habitat insalubre du Pont du Naveix, mais que l’on en ait chassé les habitants : « En ces lieux où étaient installés les premiers Limougeauds, il est regrettable de ne pas avoir construit des immeubles à caractère social pour y loger la population que l’on a déplacée vers Beaublanc, La Bastide ou la ZUP. Limoges aurait conservé une partie de l’esprit frondeur qu’y entretenaient les Ponticauds. » Voilà : ce que j’ai voulu essayer de restituer par ce trop long exposé, c’est un peu de cet esprit frondeur des Ponticauds.
Débat :
Un intervenant : Vous avez fait un collectage assez sympathique, merveilleux, très bien, on retrouve des choses. Par contre, si je ne suis pas de Limoges, je ne vais rien y comprendre, il me manque quelques clés. C’est une espèce de « boirador », vous avez mis beaucoup de choses, mais par exemple je suis un peu frustré que vous ne vous soyez pas arrêté sur la définition … par exemple : La Crotte de Poule, c’est très longtemps après qu’on arrive à comprendre que c’est un bistrot. Et puis je suis un peu frustré par le fait que vous n’ayez pas tout de suite défini ce qu’étaient les Universités Populaires, parce que c’est relativement unique en France. La Ville de Limoges qui a voulu amener le savoir et l’instruction dans les quartiers populaires, c’est une démarche absolument formidable et essentielle dans ces quartiers-là, et c’est un truc sur lequel on ne peut pas passer. Comme il y a celle de Beaublanc d’ailleurs.
Jean-Pierre Cavaillé : Je l’ai citée.
Un intervenant : Oui ! mais il aurait fallu le définir.
Et puis la deuxième chose, c’est des détails : par exemple, « aller pêcher à l’épervier », on se demande si c’est pas un martin-pêcheur plus gros que les autres qui plonge dans la Vienne. Donc il faudrait expliquer ce que c’était ce rituel des pêcheurs, avec ce filet rond qui est une pêche interdite d’ailleurs maintenant …
JPC : Déjà interdite lorsque les mailles étaient serrées. Or les mailles étaient serrées pour pêcher le petit poisson qui faisait ces fritures si réputées de La Crotte de Poule ou du Poisson-Soleil.
Mais bien sûr, vous avez tout à fait raison, il est clair aussi que je m’adressais à un public surtout limougeaud.
Pour ce qui est de l’Université Populaire, ça pourrait, ça devrait être l’objet d’une soirée entière.
Spécificité limougeaude ? Non, pas du tout ! Il se trouve que la spécificité de Limoges, c’est d’avoir conservé son Université Populaire. Des universités populaires, il y en a eu bien ailleurs, il y en a eu dans toute la France mais la spécificité, c’est que Limoges a conservé l’une de ses universités populaires, celle du Pont Saint-Etienne. L’Université Populaire a joué un très grand rôle, ça, je l’ai dit, j’aurais dû sans doute insister, elle a joué un rôle à travers ses merveilleux cycles de conférences, entre autres choses, qui présentaient à un public ouvrier le savoir universitaire, ce qui était vraiment une démarche formidable.
Pour les techniques de pêche, il faudrait s’y arrêter, en parler longuement. L’épervier, j’ai montré une image. « Boirador », évidemment on est au pays limousin, permettons-nous l’image…
Mais je plaide coupable : quand on essaie de faire un panorama, de ne pas trop exclure des choses essentielles, alors qu’il y a tant et tant de choses importantes à dire sur un quartier aussi riche, on peut difficilement ne pas faire de « boirador ».
Un intervenant : Quand vous avez dit au départ de votre conférence que votre recherche était basée sur un certain nombre de témoignages, quel crédit, quelle validité, quelle légitimité accordez-vous à ces témoignages, surtout en sachant que vous les avez enregistrées, et après, vous nous avez interpellées à partir de votre grille de lecture ?
Autrement dit, comment écrire l’Histoire, sans éviter le piège de l’intériorisation et de l’intellectualisme ?
Ma deuxième question c’est : peut-on parler d’une identité purement occitane ?
Ma troisième question : géographiquement parlant, l’Occitanie ou la langue occitane a accompagné la poésie des troubadours. On sait que cette poésie des troubadours qui venaient de l’Espagne musulmane de l’époque, met au centre la femme. L’Eglise a combattu ce type de poésie. Est-ce que cela n’a pas pesé sur le développement de la langue occitane ?
JPC : Ecoutez, d’abord, je ne me suis pas du tout aventuré à parler d’identité occitane. S’il y a une identité occitane évidente, c’est celle de la langue, que je peux constater moi, languedocien, installé à Limoges et pouvant tout comprendre et échanger. Il est clair que, pour moi et pour la plupart des linguistes, on parle d’occitan.
Pour ce qui est de la validité des témoignages, si on retanscrit intégralement les entretiens, au plus proche de ce qui a été dit, ensuite, effectivement, cette parole est susceptible de servir de document pour écrire l’Histoire. Mais j’ai bien insisté sur le fait que nous n’avons pas la prétention d’écrire l’histoire des Ponts. Mais à celui qui voudra écrire l’histoire des Ponts, nous offrons des matériaux qui ne sont pas en eux-mêmes suffisants, bien entendu. Ces matériaux doivent être associés à tout autre type de documentation, et la documentation ne manque pas ! Il y a une complémentarité évidente entre la documentation d’archive et ce type de travail, de collectage de mémoire vive.
Nous offrons des matériaux pour l’Histoire.
Pour ce qui est d’écrire l’Histoire, il y a mille façons possibles d’écrire l’Histoire, c’est certain. Mais ce que vous avez indiqué, à savoir le saut dans l’intellectualisation, si je m’en suis rendu coupable, c’est par vice professionnel, mais justement, j’ai tout fait pour le faire au minimum. J’ai juste essayé de donner quelques indications sur comment moi, après avoir fait ce travail de collectage, je vois les choses mais en restant extrêmement prudent, vous avez pu le constater.
Un intervenant : Moi je tiens à remercier Jean-Pierre Cavaillé parce que j’habite les Ponts et je retrouve avec plaisir mon quartier de façon vivante. De temps en temps, on croise des personnes âgées qui nous parlent de ce quartier et je l’ai revécu ce soir avec plaisir. Même l’histoire du témoignage d’anciens, moi, j’ai une voisine par exemple qui est centenaire aujourd’hui et qui me dit « Monsieur, c’est que moi, je ne suis pas des Ponts, je suis venue en 1925, j’étais toute jeunette ! ». Et habitant depuis 1925 dans notre quartier, elle ne se considère toujours pas des Ponts parce qu’elle n’est pas née là : c’est rigolo !
Au point de vue de l’identité ouvrière, ça me fait penser aussi qu’effectivement, il y avait certainement une forte identité ouvrière et puis cette identité ouvrière, elle s’est déplacée. Certainement faudrait la voir à La Bastide, à la ZUP de l’Aurence, etc. et puis une partie des habitants des Ponts ont été aussi habiter, presque déportés (parce qu’ils le ressentaient comme ça) dans les cités voisines, notamment la Cité des Sablards.
JPC : Oui oui, partout, à Feytiat, …
Un intervenant : Ce que vous avez oublié de parler, c’est la partie des pêcheurs, les ravageurs, du ramassage du poisson et ce que ces pêcheurs faisaient après de l’argent qu’ils gagnaient avec le poisson. Parce que ça, c’étaient des gens qui étaient tout à fait en dehors des autres Ponticauds, c’était presque un club et ils avaient des situations qui étaient tout à fait différentes des autres gens des Ponts.
Quand ils avaient vendu leur poisson, ils se retrouvaient tous au Poisson-Soleil où là, ils menaient des après-midis à jouer de l’accordéon, à chanter, enfin ils passaient une bonne après-midi et le soir, à la tombée de la nuit, la pêche repartait avec les battues. C’était vraiment des gens tout à fait à part des autres. Du reste, c’était un peu des révolutionnaires de leur époque, parce que d’abord, on connaissait pas leurs noms, ils avaient tous des noms de révolutionnaires de l’époque et ils malmenaient ceux qui essayaient de se mettre en travers de leur travail. Au Poisson-Soleil, c’était le rassemblement de ces gens-là.
JPC : De l’autre côté aussi, les ravageurs se retrouvaient aussi à La Crotte de Poule, des deux côtés.
Un intervenant : C’est possible mais je vous en parle parce que j’ai vécu au Poisson-Soleil avec les Lafarge, des années 1930 jusqu’à 42-43, donc là, je connais bien la question.
C’est exactement comme quand vous parlez des bateaux, il y a différentes sortes, vous l’avez dit, mais il y avait aussi ce qu’on appelait les « périssoires » qui servaient à la promenade et qui étaient amarrées au Poisson-Soleil. Enfin, il y a tellement d’autres choses !
JPC : Une partie de ce que vous avez dit, nous l’avons effectivement collecté, mais encore une fois, c’est vraiment impossible de tout dire. C’est sûr qu’on pourrait prendre le thème de la pêche et vraiment, sans se répéter, en parler pendant deux heures, c’est clair.
Un intervenant : Je voudrais vous féliciter pour la manière dont vous avez présenté votre exposé parce que c’est un travail extrêmement complexe en effet de pas mêler et de bien distinguer « mémoire », « récit », « Histoire ».
Au niveau de la langue, moi je fais partie de l’Occitanie, je parle le patois auvergnat mais ma mère était de la Haute-Corrèze. La langue occitane limousine en particulier a eu son heure de gloire au moment des troubadours, des Bertran de Born, Guy d’Ussel, etc., et surtout des fameux papes limousins, au point qu’à une époque, quand la Papauté était à Avignon, on disait « L’Eglise catholique est limousine. », c’est-à-dire que la langue avait acquis une notoriété. Alors je ne veux pas dire que le fin du fin de la littérature occitane c’est l’occitan limousin, parce que bien sûr c’est comme les Ponticauds qui disent les vrais de vrais, mais elle est quand même là et je crois qu’il y en a beaucoup de traces malgré tout. J’ai entendu parler l’occitan il y a une trentaine d’années quand je suis arrivé en Limousin et je le comprenais très très bien.
Une intervenante : Je voudrais vous citer l’anecdote de deux blanchisseuses, dont une a pris sa retraite de blanchisseuse et qui est partie et a été nommée contremaîtresse à une usine de chiffons qu’il y avait là-bas entre le Pont Neuf et le Pont Saint-Martial. Et alors cette dame était très grande, je citerai pas les noms, on dira que les prénoms, allez. Madelin était très grande, très costaud, toujours très élégante, et lorsqu’elle arrivait du travail, y avait notre petite Marguerite qui elle était blanchisseuse, qui de temps en temps prenait sa petite roquille à La Crotte de Poule et si elle en prenait une ou deux, ça allait très bien mais si elle en prenait trois, ça n’allait plus. Alors lorsqu’elle voyait arriver notre grande Madelin, elle commençait à dire : « A, la veiquí que ‘rieba, ‘li vau parlar, a quela granda merchanda de calòts », visa-la ‘ribar, aten, tu vas veire » Alors l’autre arrivait, plus près … Et puis, je dois vous dire d’abord qu’il y avait le caniveau qui coulait, qui descendait se déverser dans la Vienne, et qui venait depuis les Saints Anges là-haut, où était curé M. Pény.
Alors donc, Marguerite la traitait de grande marchande de calots et alors ma Madelin, lorsqu’elle en avait marre, elle lui disait : « O arresta-te, « granda merchanda de calòts » tu me tratas, e te, gòrja d’aqueduc dau Pair Penic : quante quò cola, quò pus ! »
C’était une vraie anecdote.
Un intervenant : Si la définition d’un Ponticaud, c’est quelqu’un qui est né, qui habite les Ponts, il y a des Ponticauds ailleurs, le long de la Vienne. Il y en a à Saint-Léonard, à Saint-Junien, … Est-ce que chez ces Ponticauds-là, l’identité est aussi forte ? En quoi ceux de Limoges se distinguent-ils des autres Ponticauds ?
JPC : Non, il n’y a pas d’autres Ponticauds. Il y a un seul lieu au monde où il y a des Ponticauds, c’est Limoges. Je veux dire, là, le nom est déterminant. Il n’y a qu’à Limoges que l’on parle de « Ponticauds ». Ce mot renvoie à une identité de quartier, entre la ville et la campagne, qui n’est ni la ville, ni la campagne.
Si les gens de Saint-Léonard se disent « ponticauds », c’est par rapport, par ressemblance …
Un intervenant : (Yves Lavalade) Non, non, mais le nom « ponticaud », ça signifie quelqu’un des Ponts et comme la dame vient de le dire, en effet, les gens de Saint-Léonard, los Miauletons, ceux qui habitent au bord de la Vienne sont aussi des Ponticauds. Mais il n’y avait pas tout ce que tu as dit sur les ponts. Alors moi aussi je te remercie pour ton exposé, je ne suis pas ponticaud, je suis né à la campagne mais je suis allé à l’école de l’Hôtel de Ville avec des Ponticauds, celle de la rue qui descend au Pont Saint Martial, et je peux vous dire qu’il y avait des têtes brûlés, des durs à cuire comme on dirait. Donc ça recoupe un peu ce que tu as dit.
Pour compléter ce que tu nous as donné, c’est pas un reproche mais l’image que tu donnes des Ponts est celle donnée par les Ponticauds eux-mêmes. Peut-être que ce serait intéressant aussi de compléter par la vision d’autres personnes sur les Ponticauds. Tu l’as ébauché un petit peu. Alors quand je pense à mon père, inspecteur de police à Limoges à l’époque, et qui est décédé, et à d’autres personnes, ils avaient maille à partir avec ces Ponticauds. Les forces de l’ordre avaient la plus grande difficulté pour exercer leur métier. Ils considéraient ça comme une petite République à part.
Sur l’occitan des Ponts, j’ai relevé quelques mots, il me semble qu’il y en a un, ‘n’ engòtge, pour quelqu’un qui est assez apathique, il semble que ce soit un mot propre à l’occitan des Ponts, il est sûrement très difficile d’identifier des choses qui aujourd’hui sont disparues. Mais je dirais aussi en passant qu’il faut remercier Suzanne Dumas pour le témoignage qu’elle a donné et on est quelques-uns ici dans cette salle en particulier, à avoir favorisé l’expression de Suzanne Dumas, non pas dans le livre Je suis une Ponticaude qui avait été publié par La Veytizou à l’époque, mais dans deux ouvrages qui sont les Contes de la Catarina daus Ponts et les Contes pebrats de la Catarina daus Ponts. Cette « Catarina daus Ponts », c’était pas elle, c’est Suzanne Dumas qui a pris ce pseudonyme mais c’était sa grand-mère. Donc vous trouverez dans ces récits – le premier livre est épuisé depuis longtemps, le second est encore là – vous trouverez dans ces récits tout un tas de choses qui sont l’expression de la vie des Ponts, avec tous ses souvenirs. Tout à l’heure, je pensais à ces Ponts et à la fonction des Ponts, et l’octroi, le passage entre ces quartiers et la Ville, « los Villauds », et il y a aussi dans ces textes de Suzanne Dumas, tout un réceptacle de la culture occitane limousine, je pense en particulier aux contes : il y a beaucoup de choses là-dedans. Donc ce qui nous montre bien qu’il y a une sorte d’osmose, il y a cette identité foncière des Ponticauds, qui se sont vraiment affirmés comme ça dans l’Histoire et qui subsistent dans leur mémoire et leur fidélité, mais il y a aussi tout cet arrière-pays limousin rural qui est là et qui a nourri cette âme ponticaude.
Un intervenant : Je voudrais juste dire deux choses sur l’Histoire. Tu disais que les Ponticauds s’étaient illustrés au moment de la Révolution de 1848 à Limoges, qui est un épisode très important. Personnellement, je pense qu’entre février et juin 1848 à Limoges (il y a des historiens officiels parisiens qui le reconnaissent maintenant, comme Vigier), il s’est passé un des épisodes les plus importants de cette séquence de l’histoire de France.
Pour en revenir aux Ponticauds, dans la dernière période, au mois d’avril, quand il y a eu les premières élections de la deuxième République, il y a eu un coup de force qui s’est passé à l’endroit de la mairie actuelle à peu près, et il y a eu une lutte entre la Garde Nationale qui avait été monopolisée par les classes dirigeantes et les gens qui étaient en train de développer une sorte de commune. Y avait un comité provisoire qui avait pris en main la destinée de la ville, y avait une grande société populaire qui, au Manège à chevaux siégeait pratiquement en permanence. Au moment des élections, il y a eu un événement, un coup de force et les Ponticauds sont montés avec leurs lancis du bord de Vienne et ont désarmé cette Garde Nationale, donc ils voulaient prendre le pouvoir d’une certaine manière, tout au moins ils essayaient de le reprendre. Ça, c’est un premier épisode.
Le deuxième épisode, c’est plus tard mais pas tellement après, à la fin du second Empire, vers 1868 je crois, y a une grande grève qui s’est appelée la « grève de la fente ». Tout à l’heure on parlait des Ponts tout au long de la Vienne, de Saint-Junien à Saint-Léonard et au-delà, toute cette vallée ouvrière s’est mise en grève, à partir d’une histoire de la porcelaine, c’est pour ça qu’on l’a appelée la « grève de la fente » puisque les ouvriers payaient des amendes du fait que les fournées de porcelaine étaient mal réussies, avaient des fentes. Toutes les professions se sont mises en grève à ce moment-là, c’était juste avant que Napoléon III assouplisse le régime social et que le droit de grève soit reconnu. Et c’est une grève qui a eu une importance nationale et qui a eu des échos jusqu’en Angleterre où il y a eu une solidarité y compris financière qui s’est exprimée à ce moment-là.
Bon, tu as parlé de 1905, etc., tout ça pour dire que l’histoire ouvrière a été fortement marquée aussi par les Ponticauds.
En 1848, y a un Ponticaud qui habitait rue du Clos Sainte-Marie, Léonard Ruaud qui a fait partie du Comité provisoire qui était dirigé par Théodore Bac, et qui a été nettoyé après quand l’ordre est revenu en juin 1848.
Un intervenant : Je voulais simplement demander à l’orateur s’il avait entendu parler d’un certain Spada, un Ponticaud surnommé Spada ?
JPC : Non.
Un intervenant : Je voudrais juste donner un tout petit témoignage, parce qu’il y a plus de cinquante ans, j’ai fait du porte-à-porte dans les Ponts, en particulier pour vendre L’Avant-garde à l’époque, et j’ai été très bien reçu dans la rue du Rajat, les rues adjacentes et le Masgoulet. On était quatre ou cinq, on finissait à La Crotte de Poule en buvant une bière. Je voudrais dire que dans quelques-uns de ces immeubles avec des escaliers très larges, c’était carré et on montait comme ça au premier jusqu’au deuxième, et après même, y avait des habitants dans les soupentes et c’étaient en fait des greniers, c’étaient des planches entre deux ménages et on voyait au travers ! On avait mis des … disons des papiers, quoi, mais ils étaient déchirés et les gens vivaient vraiment les uns sur les autres. Et je voudrais signaler que malgré leur pauvreté extrême, c’était très propre, et en particulier quand on allait au Vigenal dans les cités d’urgence, c’était le jour et la nuit entre les Ponts et Le Vigenal.
C’était très propre, y avait pas beaucoup de meubles, un poêle, une table et un lit et puis c’est tout.
[1]1905 la rouge/ La ville bouge/ Jusqu’aux bas-fonds/ Le siège d’une usine/ Fait que domine/ La voix des Ponts./ Allez, Ponticaud chante/ Et de ta voix puissante/ Porte ton cri jusqu’à l’exploiteur/ Qui profite de la sueur de ton labeur/ En révolutionnaire/ Toute la ville est fière/ Pour développer son émancipation/ Aux premiers rangs seront les gars des Ponts./ Mais parfois, chose triste,// Des arrivistes/ Quittent les Ponts,/ Et l’orgueil qui les grise/ Fait qu’ils méprisent/ Les vieux bas-fonds. / Qu’un Ponticaud déserte, / Ce n’est pas une perte ;/ Il peut aller dans ses beaux quartiers/ En nous laissant dans notre vétusté./ La Vienne a ses fidèles/ Qui meurent auprès d’elle :/ Notre souvenir va à Louis Goujaud/ Qui fut sincère et brave Ponticaud.
[2] Ce que je peux relever à l’oreille, c’est un phénomène de diphtongaison des [o] en [ow], avec le [o] ouvert dans la première partie de la diphtongue me semble-t-il, et une ouverture plutôt atypique en Limousin de [e] en [è] du type « la rue du clocher » [la ry: dy ,klow’shè:]. (Mais il me semble que d’autres fois, le [e] se ferme jusqu’à diphtongaison [ej] conformément à l’accent de la campagne voisine mais je ne connais pas la distribution de l’un et l’autre des phénomènes).
La tendance est très nette sur le plan de l’intonation (en guise de rémédiation à la disparition de l’accent lexical du français sans doute) à produire des longues et des glissandos (suivis de pause) là où la phrase française n’en produit pas, en calquant la phrase française sur le modèle intono-accentuel de la phrase occitane, ce qui confère à la phrase une rythmique « lancinante ».
Le « e » dit muet ou central est articulé souvent mais pas en fin de mot.
ex. : je me demande si ce serait pas le fils [i:] de la Louise [i:] celui-ci. (glissendo ascendant sur « lui » avant redescente sur « ci »).
[3] Paroisse de 956 habitants vers 1860, cf. Ducourtieux, Almanach, 1863.
[4] Certains disent volontiers cependant qu’ils sont Ponticauds certes et indubitablement, mais pas des « vrais » parce que trop loin de la rivière, comme Suzanne Calois de la route de Toulouse.
[5] Suzanne Dumas, La Ponticaude à l’Ecole, p. 184-185
[6] Raymond Dardillac.