Avec Pascale Pellerin
Pascale Pellerin a travaillé essentiellement sur la question des Lumières et leur réception à différentes époques. ce travail publié fin 2009 chez l’Harmattan porte essentiellement sur la façon dont les textes des Lumières ont été reçus sous l’Occupation, aussi bien
Dans les rangs de la Résistance mais aussi, ce qui est sans doute moins connu dans le camp d’en face : les collaborateurs, y compris chez les plus fanatiques d’entre eux, pas seulement les vichyssois ou les maréchalistes mais aussi dans les rangs des collaborationnistes et y compris,
(ce qui peut paraître plus surprenant), chez des gens de gauche, des gens qui avaient manifesté au cours de leur vie leur opposition aux thèses antisémites. Donc elle se pose la question de comment les Lumières ont été récupérées, détournées pour, de façon, à première vue paradoxale, être mises au service d’objectifs politiques qui paraissent complètement à l’opposé de l’image que l’on garde aujourd’hui des idées des philosophes des Lumières.
Enfin la question que l’on pourra se poser, c’est : l’histoire sert à éclairer le présent, on interroge le passé pour mieux comprendre notre présent et pour jeter les bases de l’avenir ; aujourd’hui est-ce qu’on assiste à ce type de retournement d’idée ? On peut s’interroger sur la récupération d’idées progressistes pour les mettre au service de politiques conservatrices et de démantèlement des acquis sociaux. Exemple : certains discours du Président de la république invoquant Jaurès, Blum, la Résistance, Guy Mocquet, pour les mettre au service d’une politique qui a priori ne paraît pas en lien direct avec ces personnages ou ces gens qui ont eu une action forte à un moment donné de notre histoire.
Christophe Nouhaud
Je vais commencer par la fin. J’étais arrivée quasiment à la fin de la rédaction de mon livre quand je tombe sur cette phrase d’un candidat à l’élection présidentielle qui proposait aux enseignants et aux éducateurs de » reprendre le projet des Lumières, un âge d’or qui avait volé en éclat avec Mai 68 « . Cette phrase certainement écrite par un conseiller de ce candidat posait une grosse question. Car de quelles Lumières s’agissait-il ? Celles des salons d’Ancien Régime où l’on prenait le café sucré récolté par les esclaves, ou bien les Lumières radicales, celles de Diderot, je pense en premier lieu au Supplément au voyage de Bougainville, où Diderot condamne la colonisation, au Neveu de Rameau, superbe satire sociale ou aux textes de Rousseau, le Discours sur l’origine de l’inégalité, le Contrat social ou l’Emile. Cette question est même plus complexe que la façon dont je la pose car ces Lumières ne sont pas étanches. Il n’y a pas de frontière entre les Lumières radicales et celles des salons. Rousseau a été protégé par des princes, Diderot a fait le voyage jusqu’en Russie pour voir Catherine II. Voltaire a fait œuvre de militant dans l’affaire du Chevalier de la Barre ou l’affaire Calas, un protestant accusé d’avoir tué son fils. Les Lumières sont secouées de tensions, de contradictions.
Comment comprendre le devenir d’une littérature globalement considérée comme émancipatrice à l’égard de la religion chrétienne et de l’absolutisme monarchique, à l’intérieur d’une période régressive, celle de la France de Vichy et de l’occupation nazie ? J’ai mené une enquête sur l’écart entre les diverses interprétations et lectures des Lumières et le contenu même de ces textes. Et dans l’essai que j’ai écrit, j’ai voulu comprendre, relire, réinterroger les textes des Lumières sans censure préalable sur telle ou telle réception. Effectivement il y a une quinzaine d’années on ne pouvait pas dire que des gens se réclamant de la gauche anticapitaliste avait récupéré Rousseau. Ces textes peuvent aujourd’hui être interrogés de façon neutre et réaliste.
Les textes de Rousseau permettent-ils une récupération idéologique par des nazis ou des vichyssois ? Voltaire est-il antisémite ?
Deuxième réflexion, celle que j’ai menée sur les divers retournements et récupérations que subissent les textes au cours de certaines périodes. Curieusement, le gros essai de Zeev Sternhell, Les anti-Lumières du XVIIIème siècle à la guerre froide (2006) n’aborde pas cette question de l’Occupation. Il n’y a pas un mot sur la période nazie.
La collaboration de guerre
J’aimerais dans un premier temps dresser un panorama de ce que j’ai appelé la collaboration de gauche qui se réclame effectivement de la Révolution française, de la laïcité, du socialisme, de Jaurès, de Rousseau et parfois même de Blum. Car Pétain et son entourage, sauf exceptions, rejettent l’héritage des Lumières, alors que la droite collaborationniste est plus circonspecte. Dans la collaboration il y la droite qui vient de la droite et celle qui vient de la gauche (Déat vient du parti socialiste, Doriot du parti communiste, Félicien Chalaye, anticolonialiste, devient collabo…).
Il faut avant tout resituer le contexte historique. La gauche doit faire face à deux événements majeurs avant-guerre. Du côté du PC, c’est le pacte germano-soviétique et l’interdiction du parti en septembre 1939 qui voit ses effectifs s’effondrer. Du côté de la SFIO, il y a bien entendu les traces de la non-intervention pour sauver la République espagnole et ensuite les accords de Munich qui vont dans le même sens. On a laissé faire Franco, on laissera faire Hitler. Les partisans de la paix suivent Paul Faure au sein de la SFIO, les autres sont plus proches de Léon Blum mais lui aussi, a laissé triompher Franco. Bien évidemment, la boucherie de 1914-1918 pèse encore lourdement sur les esprits qui réalisent difficilement la réalité d’une nouvelle guerre vingt ans après. Les militants pacifistes sèment le doute sur l’attitude à adopter face à la défaite. L’anticolonialiste Félicien Challaye, Charles Spinasse qui fut ministre de Blum, Georges Albertini, Marcel Roy, Alexandre Zévaès, Claude Jamet, membre avant-guerre du comité de vigilance des intellectuels antifascistes, tous hommes de gauche, passent très rapidement du côté de la Collaboration. On trouve également le nom d’un libertaire, René Gérin, qui écrit dans L’Oeuvre, journal de Marcel Déat qui fonde un nouveau parti le RNP, Rassemblement national populaire qui compte 20 000 adhérents. C’est le principal parti de zone nord. Doriot après sa rupture avec le Parti Communiste ne se réclame plus de la gauche. Il fonde le PPF, Parti populaire français, qui est soutenu par les services militaires de la propagande allemande. Le PPF et le PC ne s’entendent pas du tout.
Une figure importante va jouer un rôle central dans cette collaboration de gauche, celle de l’ambassadeur allemand à Paris, Otto Abetz qui connaît fort bien la France depuis le milieu des années vingt et sa rencontre avec Jean Luchaire, rédacteur du journal Notre Temps de sensibilité radical-socialiste. Abetz va flatter la collaboration de gauche, très heureux de constater une division dans le camp collaborationniste. Il soutient le parti de Déat. Il a organisé des rencontres dès 1930 entre Allemands et Français où se retrouvent des membres du parti nazi, certains proches de l’Action française mais aussi des membres de la deuxième et de la Troisième Internationale. Abetz veut diviser pour mieux régner. Il favorise les tendances de gauche car écrit-il, » elles détournent plus facilement le pays des idées de revanche « . Abetz, fort intelligent, avait compris également le poids de la figure de l’intellectuel dans la culture française. C’est la raison pour laquelle il soutient la reparution de la Nouvelle Revue Française dirigée par Drieu La Rochelle.
La manipulation des textes
Je vais prendre deux exemples de manipulations des textes des Lumières qui peuvent faire réfléchir encore aujourd’hui.
Tout d’abord, la récupération idéologique de Rousseau par Marcel Déat qui fait de Rousseau un inspirateur direct du nazisme. Ensuite, l’ouvrage d’un certain Henri Labroue, auteur en 1942, d’un Voltaire antijuif.
Qui est Marcel Déat ? D’origine modeste, né en 1894 dans la Nièvre, Déat poursuit des études supérieures au lycée Henri IV. Il adhère à la SFIO en 1914. Après la guerre, où il est mobilisé, il rencontre Blum puis passe avec succès l’agrégation de philosophie. Il devient député de la SFIO en 1926 et 1932. En 1930, il publie ses Perspectives socialistes qui lui valent de sévères critiques au sein de la SFIO. Déat s’éloigne de la conception marxiste de lutte des classes. Pour lui la classe ouvrière ne constitue plus le moteur central du combat anticapitaliste. L’Etat n’est plus au service de la classe dominante mais constitue un organe neutre chargé de régler les conflits sociaux. Il n’est plus question pour Déat de restreindre la propriété privée ni les monopoles capitalistes. En raison de son soutien à Daladier et au Parti radical, Déat est exclu de la SFIO en 1933. Avec ses amis Pierre Renaudel et Adrien Marquet, il fonde un nouveau parti qui refuse son soutien au Front populaire en raison de la présence des communistes. La défaite de Déat aux élections de mai 1936 face à un communiste achève sa rupture avec le marxisme. Ultra-pacifiste puis germanophile, il s’engage dès juin 1940 dans une collaboration étroite avec l’occupant nazi et devient l’ami d’Otto Abetz. Il se réclame déjà de Rousseau. Mais, jusqu’en 1942, Déat ne perd pas tout espoir dans la Révolution nationale de Vichy dont dit-il, Le Contrat social a pu fournir les bases idéologiques. Il écrit dans L’Oeuvre le 24 octobre 1940 : » C’est donc une révolution encore une fois. Mais en quoi cette révolution exclut-elle la république ? Il me paraît au contraire qu’elle en reprend et en prolonge les meilleures traditions, il n’est pas paradoxal de prétendre qu’elle l’achève et en retrouve l’esprit. Est-ce que Le Contrat social de Rousseau n’organisait pas la plus disciplinée et la plus autoritaire, voire la plus totalitaire des républiques, tout en mettant très haut la dignité de la personne et les droits du citoyen ? » Déat a mal lu Rousseau qui essaie de penser le fonctionnement d’une société qui, par le pacte social, sauvegarde la liberté et l’égalité. Pour expliquer cela, je dirai que ce qui, dans la nature constitue la garantie de la liberté individuelle, c’est l’absence de relations sociales et l’isolement de l’homme sauvage. Au sein de la société, cette garantie ne peut être cherchée que dans la force de l’Etat, dans la subordination des volontés particulières à la volonté générale. Mais cette aliénation des individus à la communauté politique les préserve de tomber sous la tyrannie d’un des leurs. Rousseau essaie de penser un système où, dit-il, » chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même. Les hommes doivent conserver leur liberté naturelle convertie en liberté civile. Et le pacte social se ramène à un engagement du peuple avec lui-même. » Déat a complètement oublié l’aspect de la liberté chez Rousseau.
En 1942, désespéré par la révolution nationale, Déat place tous ses espoirs dans le nazisme. Le 21 janvier 1942, il publie à la une de L’Oeuvre un article, » Jean-Jacques Rousseau totalitaire » qui fait de Rousseau un précurseur du nazisme. » Le contrat social de Rousseau dit-il, comporte une immédiate et définitive abdication de l’individu entre les mains de l’Etat. » Déat invente un Rousseau inventeur du parti unique : » Et sans doute aurait-il inventé, pour appuyer l’effort de l’Etat, ce Parti unique, qui exclut les factions, et qui n’est que l’élite disciplinée des citoyens les plus désintéressés. » Déat cherche à légitimer le régime nazi. Il rapproche même le concept de la religion civile chez Rousseau de la propagande des Etats totalitaires. Il conclut par ces termes : Rousseau est socialiste national. On lui sait gré de ne pas avoir inversé l’ordre des adjectifs. Il cite également l’article » Economie politique » de Rousseau, écrit pour L’Encyclopédie, tome VII. Là c’est subtil :
» Le corps politique peut être considéré comme un corps organisé, vivant et semblable à celui d’un homme. » On a ensuite un parallèle entre organisme individuel et organisme politique. Et Déat poursuit : » Voilà un type de pensée qui n’est absolument pas dans la ligne du libéralisme mais bien dans celle du romantisme allemand. Et qui conduit à une notion véritablement hiérarchique et totalitaire ». Mais ce qui m’intéresse ici, c’est que Déat altère le texte de Rousseau en se référant à un homme alors que Rousseau emploie l’article défini qui renvoie à la notion générique de l’espèce humaine, l’homme. Chez Déat, la société politique est construite sur le modèle d’un homme, d’un individu particulier qu’on identifie sans trop de mal, en 1942. Pour couper court à toute ambiguïté, il rattache cet homme au romantisme allemand. Si le doute pouvait persister entre le maréchal et le chancelier, il est vite écarté. Déat oublie l’essentiel. Pour Rousseau, le souverain n’est pas un individu, c’est un corps collectif et moral.
Deux jours plus tard, nouvel article : » Critique du suffrage universel « . Déat s’efforce de résoudre les difficultés que pose Rousseau dans Le Contrat social.
Rousseau se demande si le peuple est assez éclairé pour vouloir le bien de ses semblables. Faut-il toujours s’en remettre à son jugement ? Rousseau aborde ces questions aux chapitres III et VI du Contrat social : » La volonté générale est toujours droite et tend toujours à l’utilité publique : mais il ne s’ensuit pas que les délibérations du peuple aient toujours la même rectitude. On veut toujours son bien mais on ne le voit pas toujours. Jamais on ne corrompt le peuple mais souvent on le trompe, et c’est alors qu’il paraît vouloir ce qui est mal. […] Comment une multitude aveugle qui souvent ne sait ce qu’elle veut, parce qu’elle sait rarement ce qui lui est bon, exécuterait-elle d’elle-même une entreprise aussi grande qu’un système de législation ? » Pour éviter ces écueils, il dit qu’il faut que le peuple qui délibère soit suffisamment informé. Mais Rousseau qui se méfie des représentants du peuple, ces » voleurs de souveraineté « , refuse l’idée qu’une élite puisse décider à sa place. A ce stade, la tentation est forte de rattacher le contrat social à l’utopie ou à la rêverie politique. Quitte à faire l’impasse sur les fondements de la pensée politique du philosophe qui ne badine pas avec l’exigence d’égalité et de liberté, seules aptes à transformer le sujet en citoyen et à construire une société juste et libre. Le contrat social porte en lui la nécessité profonde et constante de l’impératif démocratique. Déat se targue de répondre à Rousseau en rapprochant le Genevois de Proudhon. » Quant à Proudhon, ayant honni le suffrage universel, mais se refusant à abdiquer aux mains d’un seul, il ne renonce pas à l’expression des volontés individuelles, et même il leur fait confiance pour reconstruire un ordre meilleur. Mais à une condition, c’est que l’individu se prononce et légifère dans le milieu qu’il connaît, dans la sphère qui lui est propre, disons dans le cadre de la commune et celui du métier. […] Car il nous est arrivé maintes fois de réclamer un suffrage universel, mais cantonné en ces deux domaines, où le jugement retrouve cette liberté et cette compétence réclamées par Jean-Jacques Rousseau. […] Ainsi achèverons-nous de réconcilier les vues de Rousseau avec celles de Proudhon. « .
Déat brouille les pistes en identifiant le peuple suffisamment informé, base de la souveraineté populaire avec le législateur. Il commet un lourd contresens. Chez Rousseau le législateur est bien celui qui écrit la constitution, mais non l’auteur. Sa tâche accomplie, le législateur s’efface. Il ne peut exercer aucune fonction de législation ou de gouvernement. Il est bien le rédacteur des lois mais non l’auteur : » Le Peuple soumis aux lois en doit être l’auteur […] Celui qui rédige les lois n’a donc ou ne doit avoir aucun droit législatif, et le peuple même ne peut, quand il le voudrait, se dépouiller de ce droit incommunicable. » [Le Contrat social] Ce législateur rousseauiste qui ose entreprendre d’instituer un peuple a fourni de l’eau au moulin des admirateurs de Robespierre, Hitler ou Staline oeuvrant à la régénérescence de l’être humain. Ce rapprochement entre Rousseau et Proudhon est surprenant car le Bisontin déteste le Genevois et ne s’en cache pas. Mais la référence à Proudhon dans le discours fascisant n’est pas nouvelle. A l’aube du vingtième siècle, l’Action française, dans un article intitulé » Nos maîtres « , lui rendait hommage. S’y retrouvaient pêle-mêle » ce que les maurrassiens considèrent comme son antirépublicanisme, son antisémitisme, sa haine de Rousseau, son mépris pour la Révolution, la démocratie et le parlementarisme, son apologie de la nation, de la famille, de la tradition et de la monarchie. » Certains syndicalistes révolutionnaires et l’aile gauche maurrassienne se retrouveront au sein du Cercle Proudhon fondé en décembre 1911 et animé par Georges Valois (mort en camp de concentration) et Edouard Berth. Ils veulent construire un nouveau socialisme syndical et national. Déat puise largement dans ses idées. En 1944, dans un recueil intitulé Pensée allemande et pensée française, Déat revient plusieurs fois sur Rousseau dont il fait le précurseur du jacobinisme, » le totalitarisme de l’An II, un national-socialisme avant la lettre, d’essence jacobine, et qui est bien tout le contraire de l’anarchie. » Analogie chez Déat entre 1793 et 1933. Mais Déat oublie cette phrase essentielle de Rousseau : » Le plus pressant intérêt du chef de l’Etat, de même que son devoir le plus indispensable, est donc de veiller à l’observation des lois dont il est le ministre, et sur lesquelles est fondée toute son autorité. S’il doit les faire observer aux autres, à plus forte raison doit-il les observer lui-même, qui jouit de toutes leurs faveurs. » Je crois qu’un grand nombre de chefs d’Etat ont oublié cette phrase de Rousseau.
Deuxième type de récupération
Celle de Voltaire par Henri Labroue. Qui est ce Labroue ?
Il fut dans ses jeunes années un dreyfusard et un philosémite exalté, rempli d’admiration pour Voltaire. Député du parti radical en 1914 puis en 1928, il adopte ensuite dans les années trente des positions antisémites très violentes. Une explication à ce revirement : aux élections législatives de 1932 et 1936, il a perdu son siège au profit d’un socialiste et un an plus tard il attaque le Front populaire parce qu’il est dirigé par un Juif.
En 1942, quelques mois après la conférence de Wansee – qui décida de l’extermination massive des Juifs d’Europe, il publie un Voltaire antijuif aux Documents contemporains. Cette maison d’édition appartient à un groupe de presse de l’ambassade allemande, les éditions Le Pont. Labroue venait juste d’obtenir, grâce aux faveurs d’Abel Bonnard, ministre de l’Instruction publique, une chaire d’histoire du judaïsme à la Sorbonne. Il ne pourra pas faire cours. La parution du texte de Labroue, financée par les autorités d’occupation, poursuit un but essentiel : la justification de la politique d’extermination des Juifs. Les occupants cherchent à ancrer l’antisémitisme dans une pratique et une tradition françaises. L’entreprise de Labroue constitue pour eux une véritable aubaine. D’ailleurs, sur un plan historique, pour citer Enzo Traverso, » l’Allemagne du début du siècle apparaît comme un îlot heureux pour les Juifs européens, à côté des vagues d’antisémitisme qui déferlaient dans la France de l’Affaire Dreyfus et dans la Russie des pogroms tsaristes « .
Le texte de Labroue fut rédigé avant-guerre mais fut interdit suite au décret-loi Marchandeau du 21 avril 1939 sur la discrimination raciale. Le retard de parution a permis à l’auteur de faire des additions au manuscrit primitif. Ce texte d’une mauvaise foi et d’une turpitude indigestes pose une question véritable, celle du prétendu antisémitisme de Voltaire admis et relayé par des historiens de l’antisémitisme, le plus célèbre étant Léon Poliakov qui s’appuie sur ce texte dans son Histoire de l’antisémitisme moderne, de Voltaire à Wagner publié en 1968 pour démontrer l’antisémitisme de Voltaire.
L’anticléricalisme de Voltaire
L’ouvrage de Labroue part d’un postulat : l’anticléricalisme de Voltaire constitue pour l’essentiel une attaque contre la religion, la culture et les mœurs du peuple juif. Mais très vite, il cherche à atténuer l’antichristianisme de Voltaire pour nous le présenter comme un bon chrétien qui déteste L’Ancien Testament, un livre juif, mais qui respecte Jésus. Il essaie de nous convaincre en citant des textes de Voltaire comme l’article » Juifs » du Dictionnaire philosophique qui en fait n’existe pas. Cet article a été fabriqué après la mort de Voltaire. Il rassemble plusieurs textes de Voltaire. Ce serait trop long d’entrer dans les détails. En 1935, Raymond Naves, un universitaire mort en déportation, offrit une version exacte du Dictionnaire philosophique chez Garnier dans une édition très accessible. Labroue ne mentionne pas cette édition qu’il ne pouvait ignorer.
Quant à sa méthode, elle est assez simple. La plupart du temps il coupe des débuts ou des fins de phrases. Je vais vous citer un texte de Voltaire :
» Ne voudriez-vous pas que nous perdissions notre temps à lire le livre de Bossuet, évêque de Meaux, intitulé La Politique de l’Ecriture sainte ? Plaisante politique que celle d’un malheureux peuple qui fut sanguinaire sans être guerrier, usurier sans être commerçant, brigand sans pouvoir conserver ses rapines, presque toujours esclave et presque toujours révolté, vendu au marché comme on vend l’animal que ces Juifs appelaient immonde, et qui était plus utile qu’eux. J’abandonne au déclamateur Bossuet la politique des rois de Juda et de Samarie… Je suis las de cet absurde pédantisme qui consacre l’histoire d’un tel peuple à l’instruction de la jeunesse. »
Labroue a découpé ce texte en deux parties, la première intitulée Assassins se situe au chapitre XII de son texte intitulé Cruauté des Juifs. Il a supprimé le début de la phrase qui commence par » Roitelets de Juda et de Samarie, etc » La manipulation efface le nom de Bossuet, et avec lui, le projet de Voltaire qui veut écrire une histoire universelle débarrassée de toute sujétion à l’Ecriture sainte. Deuxième partie chez Labroue, Le porc est plus utile que les Juifs. Là non plus aucune mention de Bossuet et Labroue enlève une phrase entière. Labroue veut offrir une image de Voltaire très respectueux de l’Eglise catholique et dans cette perspective, il est logique qu’il ait effacé le nom de Bossuet.
Autre exemple d’un texte de Voltaire : » telles sont les mœurs du plus sage des Juifs, ou du moins les mœurs que lui imputent avec respect de misérables rabbins et des théologiens chrétiens encore plus absurdes. »
Labroue efface la référence aux théologiens chrétiens dans son texte qu’il prétend pourtant fidèle à celui de Voltaire. Labroue intercale entre chaque texte de Voltaire des titres de son propre cru, parfois plus ou moins empruntés à Voltaire lui-même. Il invente aussi des titres du genre Réjouissons-nous de la destruction des tribus juives.
Lorsqu’on sait que cet ouvrage a été publié en 1942, l’année même où les nazis ont décrété la solution finale, on en saisit encore plus douloureusement la violence cynique insoutenable.
L’extermination est ramenée à une entreprise rationnelle digne de la philosophie des Lumières. Il reste cependant une question que l’on doit se poser, car Labroue reproduit un passage de Voltaire où ce dernier stigmatise le mythe toujours vivant à son époque du peuple élu » assurant que le ciel et la terre et tous les hommes ont été créés pour lui « . Pour Voltaire, les Juifs sont victimes de cette conception absurde de nation choisie par Dieu qui leur fait mépriser les autres peuples. Je cite encore Voltaire : » Il y eut toujours chez les Juifs les gens de la lie du peuple qui firent les prophètes pour se distinguer de la populace : voici celui qui a fait le plus de bruit, dont on a fait un Dieu : voici le précis de son histoire en peu de mots, telle qu’elle est rapportée dans les livres qu’on nomme Evangiles. […] Vous savez avec quelle absurdité les quatre auteurs se contredisent. » Là il parle de Jésus.
Lorsqu’on examine de près les textes de Voltaire, le philosophe n’est pas plus indulgent pour la religion chrétienne que pour le judaïsme. Voltaire considère » la secte chrétienne comme le pervertissement de la religion naturelle. » Il trouve déplorable le sentiment de supériorité des Juifs sur les autres religions mais en donne une explication : » Ils sont le dernier de tous les peuples parmi les Musulmans et les Chrétiens, et ils se croient les premiers. Cet orgueil dans leur abaissement est justifié par une raison sans réplique, c’est qu’ils sont réellement les pères des Chrétiens et des Musulmans. »
La filiation très nettement soulignée entre le christianisme et le judaïsme est précisément celle qui est rejetée par Labroue alors que Voltaire ne cesse de marteler que la religion chrétienne est fille du judaïsme. Voltaire reconnaît l’antériorité du judaïsme sur les autres religions, non sa suprématie. Il rejette la traduction surnaturelle, irrationnelle d’un fait historique. Il récuse la conception du peuple élu. Ce rejet est commun aux principaux philosophes des Lumières et constitue sans doute la preuve qu’ils restent parfaitement étrangers à l’antisémitisme.
Antijudaïsme et antisémitisme
Mais on ne peut confondre, au risque d’une bévue anachronique, l’antijudaïsme et l’antisémitisme au sens moderne. La première occurrence du terme antisémitisme apparaît chez Drumont, l’auteur de la France juive, publiée en deux volumes en 1886. Ce livre opère une synthèse entre l’antijudaïsme chrétien et l’antisémitisme racial. Affirmer que Voltaire n’éprouve aucun sentiment de type antisémite élude la question essentielle, celle de l’évolution, de la transformation de l’antijudaïsme en antisémitisme. Il n’existe pas d’antisémites au XVIIIème puisque le terme n’existe pas. Mais la haine du Juif est étrangère à Voltaire. Voltaire refuse les religions révélées et il loge à la même enseigne judaïsme, christianisme et islam. Il attaque le judaïsme parce qu’il est à la source du christianisme. C’est l’intégration des Juifs, leur assimilation progressive dans les sociétés laïques et l’abandon, pour un certain nombre d’entre eux, de leur religion, qui a constitué le terreau de l’antisémitisme moderne et racial. Voltaire attaque sans ménagement les absurdités du texte biblique. Ses attaques contre l’Ancien Testament constituent une arme de combat contre l’Infâme. Ce qu’il remarque, c’est que les Chrétiens ont persécuté leurs propres parents.
Il écrit notamment ces phrases éclairantes. » Ce qu’il y a de singulier, c’est que les chrétiens ont prétendu accomplir les prophéties en tyrannisant les Juifs qui les leur avaient transmises « . Ou cet extrait de l’article » Salomon » du Dictionnaire philosophique :
» Nous avons les Juifs en horreur, et nous voulons que tout ce qui a été écrit par eux et recueilli par nous porte l’empreinte de la Divinité. Il n’y a jamais eu de contradiction si palpable. » Voltaire plaide pour un affranchissement du peuple juif à l’égard de son histoire biblique qui est aussi celle des Chrétiens : » Comment n’aurais-je pas la plus grande pitié pour vous, quand je vois le meurtre, la bestialité, constatés chez vos ancêtres qui sont nos premiers pères spirituels et nos proches parents selon la chair ? Car enfin, si vous descendez de Sem, nous descendons de son frère Japhet. Nous sommes évidemment cousins. »
Ce qui me semble grave, c’est qu’un historien important comme Léon Poliakov accorde crédit à Labroue et aucune attention au travail de Raymond Naves, l’éditeur du Dictionnaire philosophique, mort en déportation. Alors que son statut de chercheur et de Juif aurait dû l’inciter à dénicher la manœuvre de ce pourvoyeur de chambre à gaz qu’est Labroue.
Du côté de la Résistance
Comme j’aborde essentiellement ici les méthodes de détournement de textes, je ne vais qu’effleurer la question de la Résistance. Il y a d’un côté les Chrétiens qui se réclament ardemment de Rousseau puisque paraissent durant l’Occupation deux ouvrages importants qui concernent l’écrivain, une thèse sur L’Emile d’un jésuite, André Ravier, qui rejoint assez vite la résistance et l’essai d’Henri Guillemin, un historien très connu qui rédige une chronique, Cette affaire infernale sur la persécution contre Rousseau orchestrée par Voltaire principalement. Je vous épargnerai les réflexions sur la religion de Rousseau pour m’en tenir au texte de Guillemin car son image de Rousseau habillé en Arménien rappelle la déportation des Juifs. Guillemin oppose la figure d’un Rousseau persécuté, décrété de prise de corps par le Parlement français, condamné par les dévots, la Sorbonne, interdit de séjour en Suisse, chassé d’une principauté prussienne puisqu’on jette des pierres sur ses fenêtres en pleine nuit. Rousseau doit subir les attaques des philosophes, Voltaire en premier qui non content d’assister au spectacle d’un homme traqué, s’adonne à une véritable chasse à l’homme qui les a trahis en proclamant sa foi en l’Etre suprême. Image christique de Rousseau, figure diabolique des encyclopédistes qui le torturent. Guillemin cite la lettre d’un Anglais ennemi de Rousseau : » Rousseau devrait être exclu de la société… Trois ou quatre nations l’ont chassé et il est honteux qu’il soit protégé dans ce pays-ci… Je signerais volontiers un décret de déportation contre lui. » (1766).
Du côté de la Résistance communiste, ce sont Georges Politzer et Jacques Decour qui rendent hommage à Voltaire et à Diderot dans deux journaux, L’Université libre et La Pensée libre qui paraissent clandestinement en 1941. Ils sont fusillés au Mont-Valérien en mai 1942. Ils font paraître un gros article sur Voltaire le 11 juin 1942 : » Voltaire fut un combattant de la liberté et de la tolérance. Sa vie est celle d’un militant ; il a su attaquer et prendre des risques. » J’aimerais également mentionner l’ouvrage de Pierre Naville, dirigeant du Parti ouvrier internationaliste jusqu’en 1939. Il écrit un gros livre sur d’Holbach, un matérialiste des Lumières. Les positions de Naville lui valent une critique sévère de Maurice Blanchot qui fut d’extrême droite avant la guerre, et qui dénonce très rapidement les persécutions antisémites du régime hitlérien. Sa critique de Naville prend pour cible les inconséquences du matérialisme des Lumières : » Il oublie volontiers que les affirmations antichrétiennes les plus fortes du XXème siècle sont aussi les plus sévèrement antimatérialistes. » Blanchot fait allusion ici au paganisme nazi fondé sur une mystique de la race, de la force et de la violence. Dans leur volonté de dominer le monde, de s’en emparer comme une collection d’objets, les matérialistes auraient déshumanisé l’être humain. D’où les contradictions de la philosophie des Lumières qui prône la liberté de l’individu en tant que sujet politique et qui le transforme en objet économique corvéable à merci : » Faire de l’homme une chose qu’on peut étudier comme une chose, c’est assurer aussi qu’on peut se servir de lui comme d’une chose et l’exploiter comme une chose. Toutes les contradictions du libéralisme sont déjà dans cette affirmation. Et le point de départ en est L’Encyclopédie. » Selon Blanchot, le matérialisme encyclopédique peut déboucher sur un utilitarisme propre au système capitaliste et à l’exploitation de l’homme par l’homme, ce que seul Rousseau avait perçu à son époque.
Négationnismes
Afin de comprendre les parcours des intellectuels durant la Seconde guerre mondiale, j’aimerais interroger la politique européenne des démocraties occidentales, la boucherie que fut la Première guerre mondiale légitimée par la deuxième internationale. Et Bien évidemment la guerre d’Espagne, qui fut le début de la Seconde guerre mondiale. La trahison du Front populaire donne un avant-goût de ce que sera la politique de collaboration de la France à l’égard des nazis. Pour certains qui viennent de la gauche, défendre la démocratie parlementaire et aller se faire massacrer pour elle n’avait aucun sens. Mais pourquoi rejoindre le camp nazi en se réclamant des textes des Lumières ? Sans doute veulent-ils revenir aux sources, à la grande révolution de 1789 ? Ou plutôt de 1793. C’est le cas pour Marcel Déat qui pense que l’Allemagne nazie constitue un modèle révolutionnaire pour l’Europe. Il y a eu 13 millions de morts durant la première guerre mondiale, 55 millions avec le nazisme sans compter Hiroshima et Nagasaki. A partir de là, certains négationnistes ont pu parler de point de détail.
D’où la possibilité de détourner les textes. On peut se demander si de tels détournements de textes sont possibles aujourd’hui. De quelle manière ils se produisent, avec quel outil de propagande. Comment comprendre la domestication de ceux qu’on appelle les intellectuels et qui font tout sauf penser ? On en a des exemples tous les jours. Les retournements de certains. Leurs parcours. Ces enjeux idéologiques sont toujours d’actualité. Qu’il s’agisse de l’intégrisme religieux, des inégalités sociales, de la résurgence de la question coloniale ou de l’écologie, les Lumières sont toujours appelées à la rescousse. Dans un magazine j’ai trouvé un article intitulé » Michel Foucault, contre-révolutionnaire » ; Foucault disait en gros que les partis de gauche n’étaient plus capables (dans les 1975/76) de mener à bien la lutte révolutionnaire en Europe. A partir de là l’auteur de l’article affirme que Foucault est contre- révolutionnaire alors qu’il pose la question pour un parti de faire la révolution en France. C’est un renversement total de la pensée de Foucault. C’est vrai qu’un des amis de Foucault, François Ewald, est aujourd’hui conseiller du Medef. On a aujourd’hui des récupérations, comme avec Foucault dont on fait l’apôtre du libéralisme. Il avait une pensée radicale, qui a réfléchi aux modes d’incarcération et aux discours qui les légitimaient. Il essayait de penser les nouveaux savoirs qui induisent de nouveaux pouvoirs. Avec Sarkozy c’est pareil ! Quand on parle de Guy Mocquet, de la Résistance, c’est une insulte à ces gens là, à leur mémoire. C’est pareil sur la Conseil National de la Résistance qui est foutu en l’air. Je pense là au film de Gilles Perret, Walter… Ce sont des choses sur lesquelles ont doit s’interroger car il y a une mémoire qui est emprisonnée, détournée par des gens au nom du libéralisme, de tout ce qui tue les gens aujourd’hui.
Le Débat :
Un intervenant :
Merci pour cet exposé qui montre les enjeux du moment. Ce que je retiens dans ce qui vient d’être dit c’est que d’une part les mots ont une très grande importance et que lorsqu’ils sont triturés, manipulés, ils triturent et manipulent la pensée. Lorsque les mots dérapent la pensée se détraque. Et inversement. Ce qui est particulièrement saisissant dans cette affaire, c’est que consciemment ou pas des gens comme Otto Abetz, Déat, etc., étaient des pro-gramsciens. Ils ont compris que travailler sur la symbolique en la pervertissant, c’était une arme de guerre, que c’est très important d’imposer sa propre culture en puisant dans le fond commun. Et c’est toujours la même chose. Et j’espère que notre mini échec, que j’espère provisoire, à nous gens de gauche, c’est que nous n’avons plus notre propre langue à nous, nous l’avons abandonnée. Et toute la novlangue d’aujourd’hui, qui se trouve dans tous les systèmes, administratifs… par exemple un CES ce n’est ni un emploi, ni de la solidarité. Toujours dans le travail minutieux qui vient d’être fait, notre travail à nous c’est au moins tenter de dire des mots qui sont les plus justes possibles. Cette espèce d’effroyable maëlstrom. Je prends un cas parmi d’autres : antisémite, anti-israélien, anti-sioniste, tout ça c’est la confusion la plus absolue, si bien que si moi je suis contre la politique israélienne, immédiatement je vais avoir quelqu’un qui me dira » tu es antisémite « . Alors que Juifs et Arabes sont des sémites, vous le savez bien. Et tout est comme ça. Et cerise sur le gâteau, l’incroyable fabrique destructrice de Nicolas Sarkozy et de sa bande qui parachève le dispositif.
Un intervenant :
Votre intervention montre qu’il n’y a pas de lecture innocente des grands classiques. Quelle était la réception des thèses de Déat et compagnie ? Parce qu’au fond les idées deviennent des forces lorsqu’ elles s’emparent des masses. J’imagine qu’à l’époque c’étaient des enseignants de base qui devaient transmettre la pensée des classiques. Alors est-ce que quelques beaux parleurs pro-nazis avaient une influence considérable au point de pouvoir égarer les esprits ?
Un intervenant :
L’historienne que vous êtes pourrait faire un autre livre sur les lectures successives de Rousseau, de Voltaire, de Diderot et compagnie. Ce qui est frappant, c’est qu’il n’y a pas une lecture unique. Je me souviens : quand j’étais étudiant il y avait une lecture althussérienne de Rousseau qui s’opposait à une autre. Evidemment les enjeux politiques n’étaient pas de premier plan mais de là à faire une lecture althussérienne ! Il y avait une réappropriation de Rousseau par la pensée marxiste de tout un courant des Lumières, ce qui n’allait pas forcément de soi avant. Mais il y avait d’autres lectures, un peu plus centristes ou droitières. Je me souviens d’une polémique sur l’impensé de Rousseau qui était vu comme pré- marxiste, alors que ceux qui étaient contre l’impensé (un peu contre Freud) prenaient Rousseau au premier degré. On ne peut pas penser qu’un texte aurait une espèce de virginité qu’il faudrait retrouver et que les autres lectures seraient en quelque sorte des lectures faussaires. C’est la vie d’un texte d’un grand auteur que de permettre une pluralité de lectures et c’est à l’époque de faire le tri. C’est étonnant de voir récupérer Voltaire, Rousseau ; Diderot, je ne sais pas, il est plus difficile à récupérer, non ?
Pascale Pellerin :
Des quatre auteurs que j’ai étudiés Diderot n’est pas tellement récupéré parce qu’on le voit surtout comme un encyclopédiste. Je n’ai pas trouvé beaucoup de textes. Il y a celui de Ernest Sellières. Il dit que c’est une espèce d’obsédé sexuel. Il y a une chose très intéressante que tu viens de dire. Sur les textes, je ne crois pas à la vérité de l’œuvre en soi. A chaque fois que l’on parle d’écrivain, je vais prendre Rousseau parce que pour moi il est d’actualité, Diderot aussi. Il n’y a pas de vérité immaculée du texte. Il y aurait un seul Rousseau et on en termine là ? Pas du tout. Si les textes amènent à plusieurs lectures, différentes, c’est parce que dans les textes mêmes il y a des choses contradictoires. Rousseau disait : je préfère être un homme à paradoxes qu’à préjugés. A propos de la portée des thèses de Déat et de Doriot je ne sais pas. Les seuls échos des textes de Rousseau, de ce qu’on peut en faire, c’est dans les manuels scolaires. J’ai trouvé un manuel scolaire pour lycéens où il y avait en fait plutôt une tradition vichyste : dans un chapitre on trouve la vie de famille restaurée ; il parlait de La Nouvelle Héloïse où il y avait la maman qui surveillait ses enfants, le père qui lisait le journal. La position de Rousseau sur les femmes est complexe. On peut le prendre pour un machiste. Vichy récupère ça. Il a aussi été récupéré par l’école D’Uriage mais ça ne va pas très loin. A partir du moment où il est contre les mariages forcés et que Végan écrit un texte en 1942 Comment élever une nourrice, la récupération ne va pas très loin. Les pétainistes détestaient Rousseau. Ce sont des thèses qui ont été strictement vouées à la propagande. Une remarque : durant l’Occupation les communistes ne se réclament pas de Rousseau. C’est qu’à la même époque paraissent des textes qui étalent les polémiques entre Voltaire, Rousseau et les Encyclopédistes. Donc tout simplement les communistes qui attendent l’ouverture d’un deuxième front à l’Ouest, ne veulent pas semer la pagaille entre les catholiques gaullistes et eux-mêmes. Pour moi tout ça c’est pour des raisons strictement stratégiques. A partir des années 1950, Rousseau est partout. Chez les résistants communistes on parle de Voltaire, de Diderot, parfois de Montesquieu, mais de Rousseau, non.
Sur les manipulations, c’est vrai que lorsque l’on lit les textes des collabos, il faut vraiment s’en tenir au mot près. Des fois c’est juste un mot qui glisse. C’est un pervertissement des termes. Comme aujourd’hui quand le gouvernement parle de » réforme » et pour nous ce sont des régressions.
Un intervenant :
Que pensez-vous du débat sur les Lumières entre Michel Foucault et Habermas ? Ma deuxième question : le détournement des idées des Lumières, peut-on le comparer à une sorte de traduction (d’une langue à une autre) ? Traduire c’est trahir.
Pascale Pellerin :
Je ne peux pas vous répondre sur la première question car je ne connais pas Habermas. Pour la seconde je ne crois pas : quand on essaie de traduire soit on le fait de façon malhonnête en utilisant des termes, par exemple péjoratifs alors que ce n’est pas le cas à l’origine ; mais je ne pense pas que dans la traduction honnête il y ait une volonté de déformer le texte. La traduction n’est pas une propagande en soi. Là il y a une nécessité très nette de propagande de la part des collabos. Ils sentent le vent tourner ; à partir de 1942 les armées nazies commencent à se prendre des baffes dans la figure, après Stalingrad c’est encore pire.
Un intervenant :
Il y a une subtilité dans votre question : le fameux traduttore, traditore (traduire, trahir). Je crois que votre question en rejoint une autre. Tu disais qu’un texte n’est pas figé, qu’il a ses propres lectures, de type psychanalytique, structuraliste,… Sur un même texte on peut projeter quatre ou cinq systèmes de lecture. Je me souviens de grands débats complexes avec des périodes où on est sous influence, par exemple, de la pensée freudo-marxiste pour aller vite. Il est évident que nous avions tous des lunettes ; c’est là où le problème est compliqué parce que ce que dénonce, décortique, Pascale ce n’est ni la traduction ni ce que je viens de dire sur les différentes lectures d’un texte, c’est autre chose : ce n’est pas de degré différent mais de nature différente et il faut arriver à la percevoir.
Un intervenant :
Ce qui me frappe dans tout ce que tu as pu dire ou écrire c’est la notion de propagande : on pourrait penser qu’un système comme Vichy maintient son pouvoir par la force, ce qui était le cas, et pas par une idéologie officielle bête, qu’on assène aux individus. Il y a ça bien sûr, mais aussi un travail d’une assez grande subtilité : le cas de Abetz notamment, qui se dit il faut aller beaucoup plus loin pour recréer l’illusion d’un nouveau peuple français qui, après la défaite, s’unit autour d’autres objectifs parce qu’il a pris conscience de l’inanité d’un régime qui l’a amené à la défaite et à la disparition, et donc se mobiliser autour d’un projet effectif d’une Europe nouvelle à direction allemande ; et pour asseoir cette propagande-là il faut être subtil et donner l’illusion que tous les courants de pensée de la France pourraient se retrouver dans cette idéologie nouvelle et pas seulement convoquer Maurras et les idées de droite, il faut aussi aller chercher les idées de gauche pour les détourner et arriver à ça. Donc finalement les propagandes sont subtiles, même à une époque comme celle-là où elles sont servies par la force, par une armée d’occupation.
Pascale Pellerin :
Il faut dire qu’Abetz avait compris une chose très importante qui était la place de culture et du livre dans la civilisation française. Quand les nazis ont fermés la maison Gallimard en disant » il n’y a que des Juifs là-dedans « , il est arrivé en disant » qu’est-ce que vous faites ? vous n’avez rien compris, il faut rouvrir tout de suite. » En dix jours les scellés sont levés. Abetz se disait : parmi ces gens-là il y en a de très intelligents, et il veut faire croire à une continuité entre la France d’avant et celle de l’occupation. Effectivement il y a des partis politiques, des journaux de tendances différentes, il y a l’illusion du pluralisme. Et quand il reprend la Nouvelle Revue Française il fait appel à Paul Valéry, à André Gide, à des gens qui ne sont pas perçus comme d’extrême droite. Au bout du deuxième numéro ils se rendent compte qu’ils se font avoir. Au troisième numéro ils écrivent à Drieu La Rochelle en disant » on ne peut pas continuer « . La NRF s’arrête en juin 1943 parce que Drieu se rend compte que la guerre est perdue pour les nazis et qu’il a fait le mauvais choix. Pour Abetz la NRF est un pilier même si militairement ce n’est rien. Mais c’est un système de propagande qui fonctionne à l’intérieur du symbolique, d’une France qui continue, intellectuelle… Des intellectuels sont envoyés en voyage pour visiter la maison de Goëthe, le représentant des Lumières allemandes. Il a traduit Le Neveu de Rameau.
Il y un livre collabo qui paraît en 1942 et qui compare l’affaire Callas à l’affaire Dreyfus. Et il dit, Voltaire quel génie ! Il a défendu Callas comme Zola a défendu Dreyfus et ça paraît dans un journal collabo. Mais ce n’est pas un problème tant que les enjeux militaires, la déportation des Juifs n’étaient pas condamnés : qu’est-ce qu’on en a à foutre des débats entre philosophes ? Il n’y a eu aucune censure sur les textes des philosophes des Lumières. Ce n’était pas le problème des nazis. Maurice Halbwachs publie son Contrat social sur Rousseau en 1943, une grosse édition, passionnante et il n’est pas déporté pour ça mais pour héberger son fils résistant. Il n’y a pas de censure aussi parce qu’on veut faire croire à ce que disait Christophe, une continuité entre avant et après.
Un intervenant :
Je voudrais poser une question peut-être un peu iconoclaste. Est-ce que le terme de Lumières ne pose pas, a priori, quelque chose de sacré, de sacré pour les gens de gauche. On enlève de son époque et de son lieu d’élaboration cette pensée qui est quand même aussi la pensée d’un certain humanisme, d’une certaine raison toute puissante, d’une rationalité scientifique qui elle aussi peut être au service de politiques, d’aventures intellectuelles, technologiques, principe de maîtrise, de domination, d’emprise totale de la pensée sur la vie, sur l’univers, cette espèce d’idée de toute puissance est aussi quelque chose qui participe de la pensée de cette époque. Est-ce qu’ aujourd’hui on ne doit pas avoir une attitude critique par rapport à ça ? Je pense qu’on entre dans une nouvelle civilisation où ce type de pensée n’est plus une valeur propulsive parce qu’on éradique la faim, les maladies, avec ce type de pensée, on peut créer des choses qui nous libèrent par rapport à l’emprise de la nature, etc.
Pascale Pellerin :
Je dirais que ça rejoint Blanchot. Quand on relit son texte sur D’Holbach il dénonce le matérialisme des Lumières parce qu’il se dit que ça transforme l’être humain en chose et à partir du moment où c’est une chose on peut en faire ce qu’on veut. En gros il dit que les Lumières ont été à l’orée du capitalisme moderne. Ce qui n’est pas faux. Je ferais exception pour Rousseau qui a été le premier à dénoncer le machinisme, cette espèce d’engrenage capitaliste dans lequel allait nous mener cette civilisation. Et c’est pour ça que c’est le plus anticolonialiste de tous les écrivains des Lumières. On peut désacraliser les Lumières mais le problème c’est qu’il y a des Lumières. Elles ne forment pas un bloc : il y a celles des salons, celles radicales, celles plus subversives qui ne sont pas publiées parce qu’on ne peut pas. Il y a des Lumières dissidentes comme Rousseau, Diderot. Voltaire est complètement adapté à la société de son temps. Il faut en voir les spécificités. Et si on ne les voit pas on comprend mieux comment elles sont récupérées aujourd’hui n’importe comment. C’est comme ça que Sarkozy peut se permettre de dire qu’avec 1968 c’est la fin des Lumières. Desquelles parle-t-il ? Effectivement les Lumières, la Révolution bourgeoise… Quand je parle des Lumières je peux parler de Babeuf parce que pour moi il appartient au courant des Lumières, Blanqui aussi. Entre Babeuf et Voltaire il n’y a pas grand-chose en commun ; c’est vraiment un homme des Lumières obsédé par l’éducation, celles des femmes surtout. C’était quelqu’un de progressiste et aujourd’hui on n’en parle plus tellement. Condorcet ? C’est encore autre chose : il s’est radicalisé sur la fin de sa vie. Il faudrait le relire de près. Ceux qui font de l’argent sur l’esclavage des Noirs, où est-ce qu’on les situe ? C’est le cas de Voltaire ; Alors que dans les manuels scolaires la première image des Lumières c’est celle de Voltaire. Il y a un double discours chez lui. Durant la Révolution on se rend compte d’une chose : tous les gens qui ont connu des philosophes des Lumières, sauf un, sont devenus contre-révolutionnaires. Alors, dire que la Révolution a été fille des Lumières, dans la réalité ce n’est pas vrai. Je ne connais qu’un disciple de Diderot qui est devenu révolutionnaire. Pourquoi ? Ils n’ont pas compris : c’était les Lumières des salons et tout d’un coup ce sont celles des clubs. Pour eux il y a eu la brisure d’un monde qu’ils n’ont absolument pas comprise. La Révolution fille des Lumières, c’est l’imagerie républicaine, le mythe républicain qu’on a voulu se faire des Lumières, peut-être pour ne pas avoir à chercher trop loin dans la civilisation (ça veut dire la colonisation, l’Indochine, l’Algérie…). C’est pour ça qu’on dit les Lumières parce que si on avait essayé de penser le disfractionnement des Lumières ça aurait été aussi remettre en cause la civilisation et ce que ça veut dire. C’est pour ça, je pense, qu’on n’a pas trop voulu s’étendre sur le terme Lumières, parce que Lumières égale Révolution française, égale civilisation, égales République. On a tous été élevées là-dedans. Et quand on se rend compte de ce que ça veut dire en profondeur, on est obligé d’aller voir du côté de la liberté des peuples, etc. Et la liberté des peuples c’était la liberté des peuples blancs.
Un intervenant :
Si on veut une définition des Lumières, celle-ci est donnée très clairement par le texte d’un philosophe allemand, Emmanuel Kant, dans un texte qui s’appelle Was ist Aufklärung ? publié par le Berline Monarschtrich en 1880. Quand on parle de sacralisation des Lumières il faut quand même faire attention : ce qu’il y a de commun à tous les courants des Lumières c’est un souci d’émancipation. La devise des Lumières, dit Kant, c’est : » ose te servir de ton propre entendement « .
Donc c’est un mouvement qui s’inscrit dans ce renouveau de la pensée occidentale qui commence avec la pensée philosophique au XVIIème siècle, c’est la continuité logique de gens comme Spinoza, Descartes et quelques autres. Alors vouloir désacraliser les Lumières, pour des gens qui ont eux-mêmes commencé par faire ce travail de désacralisation ! Ce sont quand même des gens qui ont lutté contre les autorités théologico-religieuses – alors leur reprocher ensuite d’avoir fondé une nouvelle religion, c’est un peu fort de café.
Pascale Pellerin :
Ce n’est pas ce que j’ai dit. Je dis simplement que les Lumières ne forment pas un bloc. Il y a une émancipation politique, et il y a aussi une émancipation sociale, qui vient plus de Rousseau que de Voltaire. Montesquieu a une pensée plus complexe. Mais ce n’est pas une religion. Mais derrière ce qu’on pourrait appeler la sacralisation des Lumières il y a parfois un souci de propagande.
Un intervenant :
Vous avez bien expliqué la déformation des textes mais c’est aussi assez dangereux, à l’époque, de lancer des textes qui peuvent échapper à leur auteur, et qui sont quand même à la base des textes subversifs ; c’est aussi dangereux pour les gens qui les utilisent parce que ça s’oppose à toute la pensée de Vichy qui voulait gommer la Révolution, donc c’était revenir sur des choses très contestées par Vichy. Ensuite un texte a sa vie propre : n’y avait-il pas danger de la part des collaborationnistes de réanimer Rousseau et Voltaire ?
Pascale Pellerin :
Non, il n’y avait aucun danger, à partir du moment où Vichy ne contrôlait absolument rien, n’avait aucun pouvoir sur les textes. Ce genre de texte ne gênait personne à part Vichy mais ils n’avaient pas grand-chose à dire.
Le même intervenant : Vichy c’est quand même la Révolution nationale.
Pascale Pellerin :
Oui, mais la France était un pays occupé. A partir de l’occupation de la zone sud en novembre 1942, les textes de Vichy devaient être censurés par la propagande allemande. Je n’ai trouvé aucun texte des Lumières censuré. Sur les listes Otto il n’y a pas un seul texte des philosophes qui y figure. Les listes Otto sont les listes des textes interdits par les nazis. Il y en a eu plusieurs : une en septembre 1940, une autre en juillet 1941, et en 1942. Il y a des textes de Juifs, même si ce ne sont pas des textes politiques. Ils interdisaient tous les auteurs juifs, quel que soit le contenu de leur ouvrage. On trouve de tout sur les listes Otto. Les philosophes des Lumières peuvent dénoncer l’affaire Dreyfus, ils seront publiés.
Un intervenant :
Les éditeurs, pendant ces années-là ont quand même tiré un certain nombre d’ouvrages.
Pascale Pellerin :
Oui, mais dans la limite du papier disponible qui était contrôlé par les nazis. Les journaux sont souvent réduits à deux pages. Et les livres sortent quand il y a du papier disponible. Une des plus grosses ventes ce sont les Cahiers de Montesquieu, en 1941, retrouvés par Grasset qui était vichyssois. Il rencontre quand même des problèmes quand il veut publier un roman de Mauriac, La Pharisienne, que la censure allemande ne veut pas publier. Ca passe à condition qu’il ne fasse pas de publicité dans les journaux. Aragon est publié à la fois librement et clandestinement ; souvent sous des pseudonymes. La première traduction de Mein Kampf a été censurée par les Allemands.
Un intervenant :
A propos du détournement, est-ce qu’on peut avancer comme explication que le texte une fois terminé n’appartient plus à l’auteur et donc on peut en faire ce que l’on veut ?
Pascale Pellerin :
La question se pose à partir du moment où un livre est sur le marché : il n’appartient plus à son auteur, donc toutes les interprétations sont, je ne dirai pas légitimes, mais elles sont possibles. Qu’est-ce qui fait la légitimité d’une interprétation ? Je crois qu’il faut quand même revenir aux sources. On ne peut pas faire dire n’importe quoi à un auteur ; faire dire à Voltaire qu’il est antisémite, je crois que ça mérite un débat. Après c’est tout un débat entre l’auteur et son interprète.
Un intervenant :
Par contre, si on lit l’ensemble de l’œuvre, théoriquement on a la pensée du philosophe. Je prend un exemple : Bernard-Henri Lévy, quand il parle on a l’impression qu’il a lu les livres en diagonale et il arrive à dire le contraire de ce que peuvent être certains philosophes. Il y a aussi la question du prolongement politique de l’œuvre philosophique et de ce qu’elle sous-entend en termes esthétiques et autres. Et là, il y tout les failles possibles ?
Pascale Pellerin :
C’est une question que je n’ai pas abordée. Le problème que j’ai eu en écrivant ce livre, c’est que les philosophes des Lumières ne sont pas des philosophes et des penseurs, ce sont aussi des écrivains. J’ai fait quand même tout un chapitre sur les écrivains parce qu’on ne peut pas les oublier. Quand certains collabos rendent hommage au style de Rousseau cela ne les empêche pas de dénoncer sa théorie politique, mais en même temps ils sont extrêmement touchés par le style des Confessions, par les Rêveries. Donc l’écrivain reste un écrivain, en dehors de sa pensée politique. Il y a quand même toute une corrélation entre l’écriture politique, philosophique, littéraire. On ne peut pas lire les Rêveries sans lire le Contrat social, parce que là il essaie de se faire un monde avec des êtres qu’il aimerait et qui l’aimeraient. On a l’impression d’être dans la volonté générale du Contrat social. Il parle d’une société idéale : on retombe dans la pensée politique. Le Contrat social n’est pas une utopie mais il essaie en même temps de comprendre une société où obéissant à soi-même, on obéirait à tous. Toute écriture reste littéraire, même si elle est politique.
Un intervenant :
Je ne connais pas tellement les philosophes des Lumières, mais j’ai travaillé sur un courant qui incarne les Lumières, c’est l’Education populaire, puisqu’on part d’une certaine rationalité, de la science qui libère… J’ai lu aussi le bouquin d’Enzo Traverso, La Généalogie de la violence nazie. Et je trouve que ça interroge : il met en cause une pensée européenne que l’on pourrait dire proche des Lumières ; pensée qui catégorise, classe, qui hiérarchise au nom d’un progrès, d’un développement. Et en travaillant sur l’éducation populaire je suis aussi tombé sur le congrès de la Ligue des droits de l’homme qui a eu lieu en 1932, à Vichy, qui soutient la politique d’expansion coloniale au nom de l’éducation des sauvages. On retrouve là-dedans Albert Balley, président de la Ligue des droits de l’homme de l’époque, qui sera après la Libération président de la Ligue de l’enseignement ; il sera ensuite Algérie française et j’ai retrouvé des propos qu’il a tenus à la Brasserie Lip, en portant un toast aux Paras qui torturaient en Algérie : » eux au moins ils défendent l’école laïque « . Et le discours actuel de Sarkozy qui dénonce le communautarisme pour lutter contre les immigrés : il y a tout un discours raciste qui se développe, ça interroge aussi. Finalement cette pensée européenne, elle a aussi des effets qui ne sont pas ceux de la libération et de l’émancipation.
Pascale Pellerin :
Tu dis là plusieurs choses fondamentales. Le but de L’Encyclopédie au départ c’était bien de classifier les sciences, de les détacher de la religion. Je ne pense pas qu’il y avait au début dans la tête de Diderot et d’Alembert cette espèce de hiérarchisation : ils sont allés dans les ateliers voir travailler les ouvriers. Et c’est à partir de ça qu’ils ont fait les planches de L’Encyclopédie. Ils dénonçaient ce qu’on appelle aujourd’hui la fracture entre travail manuel et travail intellectuel. Ils disaient que pour construire une véritable société digne de nous il ne fallait pas cette distance parce que de toutes façons un travail manuel est un travail intellectuel. On ne peut pas construire un meuble sans penser. Et Rousseau rêvait que Emile devienne menuisier. C’était sa grande utopie. Mais à partir de cette classification de L’Encyclopédie on a fait une hiérarchisation et ça je crois que c’est la lecture positiviste de L’Encyclopédie. Quoique le grand représentant du positivisme était contre la colonisation. Donc on a fait une hiérarchisation entre travail intellectuel, fait par les riches, et travail manuel, qui était fait par les pauvres. Et tout au long du XIXème siècle on a un glissement où pauvre a signifié colonisé et blanc, colonisateur et peu à peu cette théorie s’est exportée dans les pays colonisés : on faisait travailler les Algériens, les » indigènes « , et l’école a été une reproduction des classes sociales où les pauvres sont devenus les indigènes, d’où un racisme terrible qui s’est mis en place fin XIXème, début XXème. Dans les mémoires de Messali Hadj on retrouve complètement ça, quand il parle de Tlemcen où il est né. Je n’aime pas la sacralisation mais je crois vraiment que c’est une déformation de ce que voulait les encyclopédistes au départ. On pensait quand même que les Noirs étaient une race inférieure, surtout Buffon (il pensait que les Noirs étaient proches des singes). On s’interroge sur l’origine de leur couleur : est-ce que c’est le sang, des éléments extérieurs ? C’est aussi les débuts de l’anthropologie. Il y a aussi le débat : est-ce que l’homme a été créé comme ça ou est-ce qu’il y a plusieurs races qui ont été mises sur la Terre ? Voltaire, comme il est anti-biblique, pense qu’il y a plusieurs races qui ont été posées, comme ça.
Compte-rendu réalisé par
Anne Vuaillat.