Avec Jean-Pierre Duteuil
Présentation de la soirée
29 Avril 2008
Voici le compte rendu de la soirée débat avec Jean-Pierre Duteuil, un des co-fondateurs du Mouvement du 22 mars à Nanterre, qui n’a jamais cessé de militer et qui est actuellement engagé au sein de l’Organisation Communiste Libertaire (OCL).
Ce compte rendu a été rédigé à partir de l’enregistrement de la soirée et de sa transcription par nos soins.
Nous avons structuré le compte rendu de l’exposé en deux parties avec d’une part la réflexion portée par Jean-Pierre Duteuil sur les différentes commémorations de Mai 68 et leurs interprétations par rapport au contexte politique, et d’autre part une approche plus événementielle et analytique par rapport à Mai 68, proprement dit.
Les titres des deux parties sont de notre fait.
Ensuite nous avons structuré le débat autour d’un certain nombre de thèmes qui, dans la dynamique de la discussion n’apparaissaient pas en tant que tels. Nous n’avons pas non plus respecté l’ordre chronologique.
Enfin nous avons ajouté quelques notes, notamment les références des livres qui apparaissaient au moment de la discussion. Cela étant, nous revendiquons une certaine subjectivité dans la rédaction de ce compte rendu. Chacun peut écrire à la Lettre du cercle Gramsci pour apporter des compléments d’information ou de position. De même il est toujours possible d’emprunter les cassettes de l’enregistrement.
Réflexions sur
les anniversaires décennaux de Mai 68
Jean-Pierre Duteuil (JPD) propose de revenir sur l’histoire du traitement des anniversaires.
En 1978, l’événement était encore présent. Nous étions dans la période de 1968 et il n’y a pas eu d’anniversaire. Mais tout de suite après, à partir des années 1980, il s’est installé un processus de réduction de l’événement » Mai 68 » à un mouvement culturel, c’est-à-dire de la séparation d’une culture et de son contexte politique. Cela s’est fait progressivement. Des livres emblématiques incarnent ce processus, tels Génération1 de Patrick Rotman et Hervé Hamon, paru à l’occasion du vingtième anniversaire. Cet ouvrage a été présenté comme une histoire de Mai 68, alors qu’il s’agit de la saga d’une centaine de personnes essentiellement parisiennes et ayant appartenu pour la plupart à la même organisation maoïste, l’Union des Jeunesses Communistes Marxistes Léninistes (UJCML). C’est autour de ce travail que s’est construite l’idée d’une génération de soixante-huitards, à partir de la trajectoire de cette centaine de personnes ayant effectivement le même âge, mais loin d’être représentatifs de l’ensemble de leur classe d’âge. A partir de là, Mai 68 a été défini démographiquement (en termes générationnels) et non pas politiquement. Cette approche est fausse. En effet un soixante-huitard est quelqu’un qui avait probablement vingt ans, autour de la période de Mai 68 mais surtout qui a participé positivement au mouvement. Or la majorité de la population n’y a pas participé positivement Le mouvement était loin d’être majoritaire dans le pays.
Le livre d’Hamon et Rotman a véhiculé cette image du soixante-huitard défini en termes de génération, induisant l’idée que ces soixante-huitards ont pris les bonnes places au sein de la société. C’est le cas des 100 à 110 personnes dont ils relatent l’expérience mais ce n’est pas représentatif de l’ensemble de celles et ceux ayant participé positivement au mouvement.
Dix ans plus tard, en 1998, l’image de Mai 68 a continué à se séparer de l’origine du mouvement avec la parution d’un autre livre emblématique, celui de Le Goff2. Le Goff donne quand même des limites à son travail. Il traite uniquement du mouvement des idées à l’intérieur de la société française. A partir de là, cet ouvrage redonne corps à Mai 68 en tant que mouvement culturel, en prenant en compte les changements qui se sont opérés dans la société française, après 1968.
Cette approche occulte l’élément principal constitutif du rapport de forces qui a ouvert des brèches qui ont permis l’émergence de tous ces mouvements qui ont transformé culturellement la société française : la grève générale. Ces mouvements culturels (féminisme, écologie, etc.) séparés de ce qui les a rendu possibles, se sont progressivement affadis, avec l’évolution du rapport de forces. Les « années Mitterrand » ont continué à entretenir cette vision » culturelle » de Mai 68.
Le quarantième anniversaire est différent. Il y a eu un regain de mouvement social, à partir de 1995, avec le mouvement des cheminots. Depuis, d’autres secteurs se sont mis en mouvement : la jeunesse scolarisée, le privé et le public.
Il y a une relation directe entre la » commémoration » d’un événement et le contexte dans lequel il est » commémoré « . Cette année, il y a bien eu deux commémorations : d’une part des livres importants ont été écrits comme celui de Xavier Vigna3, ou encore l’ouvrage collectif Mai 68, une histoire collective4. Ces livres proposent une autre vision. Ils parlent de la grève générale et des mouvements de salariés. Ensuite on peut constater un réveil, du côté militant, avec l’organisation de nombreuses réunions, au niveau local.
Parallèlement à cela, il y a la commémoration des grands médias où on entend les mêmes personnes redire les mêmes choses.
Rotman dit que Mai 68 doit être un objet historique et qu’il est temps que l’événement soit traité par les historiens et non par les acteurs. JPD conteste cette position et estime qu’il ne faut pas laisser aux historiens le monopole de l’écriture des mouvements sociaux.
Mais que s’est-il donc passé en Mai 68 ?
D’abord, Mai 68 n’a pas commencé en mai et ne s’est pas terminé en juin. La période dure une dizaine d’années, un peu avant et beaucoup après.
Certains affirment qu’avant Mai 68, les gens étaient heureux, qu’ils n’étaient pas menacés par le chômage et qu’ils se vautraient dans la consommation, à l’inverse de la période actuelle.
Pourtant il y avait entre 450 000 et 500 000 chômeurs, et notamment un développement du chômage partiel pendant toute l’année 1967, comme à l’entreprise Rhodiaceta à Besançon. En 1966, il y a des luttes autour de cette question.
Il y avait aussi le problème des délocalisations internes d’entreprises. Dès les années 1960, de grandes entreprises s’installent notamment dans le grand ouest, à la recherche d’une main-d’œuvre moins chère et n’ayant pas besoin d’être trop qualifiée pour travailler à la chaîne. Cette main-d’œuvre, d’origine rurale, n’a pas de tradition syndicale, ce qui ne l’empêche pas de se révolter contre les conditions de travail. Ainsi les révoltes peuvent être brutales et se transformer en émeutes comme à Caen, au Mans ou à Redon. Et ces émeutes ont imprégné l’imaginaire des étudiants de 1968. Il y a eu ainsi une interpénétration entre ces deux types de luttes (étudiantes et ouvrières), bien avant 1968.
Le milieu étudiant
L’UNEF considérait que l’ensemble des étudiants avaient les mêmes intérêts de classe et qu’ils pouvaient s’unifier. A l’inverse, une minorité, dont le Mouvement du 22 mars, considérait que le milieu étudiant n’était pas homogène. Cette question a été débattue.
Si on considère, à partir d’une analyse de classe, que les étudiants n’ont pas tous le même intérêt, il est possible de mener un certain nombre de critiques, telles qu’on les pense, sans se préoccuper de savoir si on va être suivi ou pas, même en restant minoritaire.
La structuration
du mouvement
La structuration du mouvement est constitutive de la spécificité de Mai 68. Des dizaines de milliers de personnes se sont retrouvées dans des comités d’action, alors que l’extrême gauche ne représentait que quelques centaines de personnes même si elle avait une certaine influence. Les comités d’action ont été le cœur de Mai 68. Il y en a eu partout. Ils ont produit beaucoup de textes. Ce n’est pas sans évoquer les soviets, c’est-à-dire comment à un moment donné, les gens se regroupent et essaient de se prendre en charge eux-mêmes.
Ils n’ont pas remis l’économie en marche mais ils ont perduré quelques années et ils ont marqué profondément les formes de luttes qui sont apparues jusqu’à maintenant, comme les coordinations.
Maintenant, chaque fois qu’il y a un mouvement, il y a des coordinations où des gens reprennent la parole, s’expriment sur leur condition d’être humain dominé, voire écrasé.
Les occupations
En 1936 il y avait deux millions de grévistes. En 1968 il y en a eu sept à huit millions mais les usines ont été moins occupées qu’en 1936. Elles étaient occupées par peu de gens. Les ouvriers s’y rendaient tous les deux jours pour reconduire la grève mais, en général, ils préféraient aller dans la rue qui était le véritable lieu de rencontre et de discussion.
Le débat
Réflexion sur l’écriture
des mouvements
Un intervenant estime que JPD a instruit le procès des historiens, par rapport à l’écriture de l’événement. Faisant partie de l’association des Amis du musée de la Résistance de la Haute-Vienne, il constate qu’il y a le même débat entre les témoins qui ont vu et les historiens qui essaient de faire une synthèse un peu plus large. Il pense que c’est dangereux de dénier aux historiens le fait d’étudier Mai 68, d’autant plus que dans vingt ans les soixante-huitards ne seront plus là.
JPD répond qu’il n’a rien contre les historiens mais qu’il estime que tout le monde peut l’être et qu’il faut faire attention à ce que le point de vue de l’historien ne dessèche pas le contenu de l’évènement.
Bilan critique de Mai 68
Un intervenant pose la question du bilan. Pour lui, Mai 68, c’est l’histoire de deux échecs : d’une part celui du mouvement ouvrier qui n’est pas sorti de la bataille du quantitatif (gagner plus, travailler moins) et qui n’a pas été en mesure de repenser le dépassement de l’aliénation, et d’autre part celui de tout un mouvement de civilisation que Mai 68 a catalysé, un mouvement anti-autoritaire qui n’a pas réussi à dépasser l’autorité et la hiérarchie, dans la mesure où il a buté contre elles mais n’est pas allé au-delà. Un autre intervenant défend une vision très différente. Il pense que Mai 68 est d’abord une grande victoire revendicative. Il a été augmenté de 13,70%. Le SMIG a été augmenté de 35%. Les jours de grève ont été payés. Mais il y a eu une défaite politique provenant de la désunion de la gauche. JPD pose alors la question de savoir en combien de temps l’augmentation du SMIG a été absorbée par l’inflation.
Le même intervenant reconnaît que cette augmentation a été absorbée en deux ou trois ans mais que c’est la conséquence de la défaite politique, et donc d’un rapport de forces défavorable : » Si on arrivait à avoir, dit-il, une union réelle, par en bas, les comités d’action et tout le reste, les choses seraient différentes. »
Un intervenant se définit comme un ancien soixante-huitard, tout en se démarquant des soixantehuitards de Nanterre. Il se définit comme Limousin et affirme que la région n’a pas attendu des leçons de gens venant de l’extérieur pour résister : » Ce que j’en retiens, dit-il, ce sont les grandes manifestations syndicales, dans la rue, où on voulait des choses qu’on a obtenues mais aussi des déceptions « .
L’ancien soixante-huitard de Nanterre, JPD, lui répond que pour lui, justement, Mai 68, ce ne sont pas les manifestations mais les prises de parole dans la rue, les comités d’action. On pouvait mettre une affiche au coin d’une rue et il y avait une cinquantaine de personnes qui se réunissaient autour et qui en discutaient, des gens de toute tendance politique, y compris des opposants. C’était un forum permanent, dans tous les quartiers de Paris, de jour comme de nuit5.
Le deuxième intervenant dit qu’à Limoges, le mouvement a démarré avec la CGT après le mot d’ordre de grève générale lancée le 11 mai. Les manifestations ont été importantes et ont pu regrouper jusqu’à 30.000 personnes, dont 8000 paysans. Cette unité ne s’était pas réalisée depuis les comités de Guéret. Après les manifestations il y avait bien une centaine d’étudiants qui voulaient continuer mais qui étaient isolés.
Une dichotomie entre
étudiants et ouvriers
Un intervenant estime que les événements de Nanterre ont été cristallisés par la réaction du Parti communiste et de la CGT. Il rappelle l’article de Georges Marchais paru dans l’Humanité où il était question de Cohn-Bendit en des termes intolérables. Il pense que c’était une provocation de Marchais. Mais il pense aussi que ça a masqué la réalité de ce mouvement et qu’il y a eu tout de suite une séparation entre des étudiants considérés comme bourgeois, et le monde des travailleurs. Il a participé à la manifestation du 13 mai, à Paris. Pour lui la différence entre les uns et les autres étaient patente.
Un mouvement international
Un intervenant aborde la dimension internationale du mouvement et s’interroge sur ces raisons. A partir de 1967, il y a des mouvements à Madrid, à Mexico, au Sénégal. Il aimerait savoir s’il est possible de faire un lien entre eux.
Un intervenant lui répond qu’il y avait toutes les luttes entre la guerre du Vietnam, dans la suite des luttes internationales. La jeunesse était traversée par cela, en France notamment, avec la guerre d’Algérie. Pour lui, Mai 68, c’est la suite de cela : une conscientisation politique d’une frange de la jeunesse par rapport à la situation de colonialisme.
JPD ajoute qu’il y avait des mouvements importants par rapport à la guerre du Vietnam au Japon, aux Etats Unis, en Allemagne, etc. En Espagne, il y avait la lutte contre la dictature. Et il y avait aussi les pays de l’Est.
Pour lui, il y a plusieurs choses qui se sont passées. La spécificité française, c’est le colonialisme, mais partout dans le monde, il y a une contradiction au niveau de la jeunesse entre la morale enseignée, dans la foulée des horreurs de la seconde guerre mondiale et la réalité du monde. La guerre du Vietnam, c’était la barbarie à l’état pur, retransmise le soir à la télévision : » Dans les ciné-clubs, dit-il, on nous passait Nuit et brouillard et le soir à la télé on voyait les Vietnamiens qu’on faisait brûler au napalm »
Vingt ans après la fin de la seconde guerre mondiale qui devait dans les discours, déboucher sur la paix et sur un monde meilleur, on prenait conscience que ça allait de pire en pire. Aux Etats-Unis, ça a commencé en 1963, aussi, avec la révolte des Noirs contre le racisme internationale.
Il y a eu, dans les années 1960, la naissance d’une génération morale qui a trouvé à s’investir dans les luttes, parfois violentes.
La question du pouvoir
Jean-Pierre Duteuil :
En Mai 68, il y a un rapport nouveau entre le mouvement et les institutions. La majorité du mouvement ne se posait pas la question d’un changement de régime. Les léninistes ont beaucoup critiqué cela et y ont vu de la faiblesse. Tout de suite après, il y a eu le même président, le même premier ministre. Mais ça peut être considéré comme la force de Mai 68. C’est la prise de conscience que la vraie vie ne passe pas par les institutions. Il y avait une critique beaucoup plus fondamentale et qui jusque-là n’avait pas été portée par le mouvement socialiste ou le mouvement ouvrier, notamment la question de la production posée à partir d’une critique de la consommation et la revendication de l’autogestion et de la gestion directe.
Un intervenant pense que le mouvement a été lucide par rapport au pouvoir. Le pouvoir, c’était la Bourse, c’était l’argent et il était beaucoup plus subversif d’incendier la Bourse que d’attaquer l’Assemblée Nationale. Mai 68 est une révolte antiautoritaire qui a remis en cause tous les pouvoirs, celui des parents, celui des enseignants et celui de l’Etat.
Un intervenant, ancien sympathisant de la JCR, en 1968, explique comment son organisation abordait la situation à partir d’une vision globale du monde qui prenait en compte les spécificités des » trois secteurs de la révolution » : le Vietnam (les pays non alignés), la Pologne (le communisme bureaucratique) et les pays capitalistes avancés. Pour lui, entre le 24 et le 30 mai, le pouvoir était à prendre. Il a conscience que dans ce domaine, il y a eu des échecs qui pèsent, comme Cronstadt, Makhno, Durruti, » ces fossés de sang, dont les léninistes sont responsables « . Il pense malgré tout, que ces six jours de vide du pouvoir sont une occasion manquée, notamment après l’émeute du 24 mai et l’incendie de la Bourse.
Jean-Pierre Duteuil répond que cette question du pouvoir à prendre a été débattue au sein du Mouvement du 22 mars, portée par les quelques maoïstes qui en faisaient partie. Ils se sont dit que les anarchistes et les libertaires ne pouvaient pas faire face à une telle situation, et là-dessus la majorité du mouvement était d’accord. C’est ce qui les a amenés à créer la Gauche Prolétarienne comme réponse à cette situation.
Réflexion autour de certains acteurs
La CFDT
Un intervenant explique que la CFDT portait la revendication de l’autogestion. Il en était adhérent, mais il a eu du mal à comprendre la déviance de ce syndicat et de ses dirigeants.
Jean-Pierre Duteuil répond que la CFDT avait commencé à réfléchir là-dessus avant 1968 alors qu’elle venait de se déconfessionnaliser. En 1965, il y avait eu une grève dans une usine de Grenoble, technologiquement très avancée et qui comptait beaucoup de cadres. La CFDT y était bien implantée. C’est à partir de là que Serge Mallet et André Gorz ont théorisé sur l’émergence de cette nouvelle classe ouvrière, composée de techniciens et de cadres. La CFDT a repris cette théorie tout en oubliant qu’il y avait d’autres catégories qui se prolétarisaient, comme les employés des services. La CFDT a appuyé son concept d’autogestion non pas sur l’ensemble des travailleurs, mais sur ceux qui savent. Cela l’a amenée à des logiques de négociations et d’intégration dans l’appareil d’Etat. Une des grosses erreurs d’une partie des militants de Mai 68 a été de militer dans ce syndicat qui les a exclus, petit à petit.
Jean-Pierre Duteuil explique la dérive de la CFDT par cette analyse de la nouvelle classe ouvrière et de la disparition du prolétariat.
Les situationnistes
Un intervenant s’interroge sur le rôle des situationnistes à Nanterre.
Jean-Pierre Duteuil répond qu’il y en avait, mais que c’est après Mai 68 qu’ils sont devenus célèbres. Il rappelle son opposition à ce groupe avec qui les relations étaient difficiles. Il pense toutefois qu’ils ont apporté des choses qui ont été reprises largement par le mouvement comme la brochure De la misère en milieu étudiant. Ils ont porté une critique radicale de la consommation. Raoul Vaneigem a écrit des livres très intéressants. Mais il y avait un décalage entre ce que pouvait dire et écrire un certain nombre de théoriciens, et la pratique élitiste et sectaire de ceux qui s’en réclamaient6.
Les maoïstes
Un intervenant exprime son intérêt pour le livre Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary7 qui pose la question des « traitres « , sous forme pamphlétaire.
Jean-Pierre Duteuil répond qu’il aime beaucoup ce livre mais qu’en même temps, cet ouvrage accrédite l’idée que tous les soixante-huitards sont devenus des crapules, alors qu’il ne prend en compte qu’une minorité de personnes.
Celles-ci appartenaient essentiellement à une petite organisation maoïste, l’Union des Jeunesses Communistes Marxistes Léninistes une scission de l’UEC (Union des Etudiants Communistes) opérée par un groupe d’élèves du philosophe Louis Althusser, à l’école Normale Supérieure de la rue d’Ulm. Or ils étaient hostiles au mouvement qu’ils n’ont finalement rejoint que le 15 mai. Ils étaient hostiles au Mouvement du 22 mars. Ils étaient hors du coup et par ailleurs ils soutenaient un régime totalitaire depuis plusieurs années.
Et pourtant, ce sont eux qui, aujourd’hui, se donnent pour mission d’écrire l’histoire de Mai 68, en affirmant qu’ils avaient fait partie du mouvement alors qu’ils n’en avaient pas été. Ce sont eux qui ont la parole, maintenant.
Cette réponse de JPD provoque la colère d’un autre intervenant qui explique qu’il a milité dans une organisation maoïste, le Parti Communiste Marxiste-Léniniste de France (PCMLF), qu’il avait dix-neuf ans et qu’il s’estime aussi légitime que JPD comme soixante-huitard : » C’est Mai 68, dit-il, qui m’a propulsé, qui a déterminé pour l’essentiel la trajectoire de ma vie. Une trajectoire qui est passée par des chemins comme le PCMLF. » Il affirme qu’il est gêné par la posture de JPD. Il pense qu’il est plus intéressant de partir de cette identité qui a rassemblé la jeunesse en 1968 et qui a permis à un certain nombre de jeunes de militer et de se retrouver, au-delà des clivages organisationnels. JPD répond que ce n’est pas de cela qu’il parle, mais uniquement de cette poignée de normaliens organisés alors sous le sigle UJCML, et qui actuellement n’arrêtent pas de donner des leçons, dans un espace médiatique qui leur est largement ouvert alors qu’ils n’ont aucune légitimité pour cela. En aucune manière il ne les assimile au PCMLF, qui a une origine et un positionnement très différents.
Le personnel et le politique
Un intervenant estime que les médias entretiennent une confusion entre l’épanouissement personnel et l’individualisme dont s’est saisi le marché. Il pense qu’en 1968, il y a eu le questionnement autour du personnel et du politique, de l’intellectuel et du manuel, de l’autogestion et du centralisme démocratique.
Libération de la parole
et ouverture de nouveaux espaces
Une intervenante pense que le mois de mai a été une formidable réussite dans le domaine universitaire. Cela a permis un renouvellement extraordinaire des méthodes et de la littérature. Elle se souvient de la linguistique : l’introduction de la linguistique de l’école de Prague, puis de Chomsky. Mai 68 a permis de s’exprimer, de dire des choses qui n’étaient pas académiques. Dans beaucoup de domaines, cela lui semble un succès, souterrain, mais qui n’a pas fini de porter ses fruits.
JPD exprime son accord avec cette position.
Un intervenant aimerait savoir ce que JPD pense du slogan » Il est interdit d’interdire « .
JPD lui répond qu’il en pense beaucoup de bien et que c’est une formule qu’il reprend à son compte chaque fois qu’il voit des mouvements qui veulent résoudre des problèmes par la juridiction, par l’interdiction. Il dit qu’il s’est toujours battu pour le droit à l’expression, y compris pour ses ennemis. Mais il est d’accord qu’on peut toujours discuter d’un slogan.
Un peu plus tard dans la soirée, un autre intervenant s’emporte à propos du contenu des affiches » Election, piège à cons » et » CRS=SS « . Cet intervenant affirme son attachement à l’ordre et à la police républicaine.
JPD répond qu’il n’a jamais scandé le slogan » CRS=SS » avec lequel il n’est pas d’accord. Mais un autre intervenant rappelle le rôle de la police pendant la guerre d’Algérie, terminée seulement depuis six ans avant Mai 68 et dont les acteurs, soit du côté policier, soit du côté du mouvement, avaient été impliqués. Il rappelle le massacre des Algériens à Paris le 17 octobre 1961 (seulement vingt ans après la rafle du Vel’d’Hiv. Note du rédacteur) et la tuerie de Charonne, en 1962. Cette intervention augmente la colère du premier intervenant.
La question de la violence
A ceux qui affirment que la force de Mai 68, c’étaient les grandes manifestations de masse, organisées, pacifiques, unitaires, bien encadrées et bornées par les syndicats, un intervenant rétorque que ce qui marque le mouvement, c’est le degré de violence qu’il a assumé face au pouvoir. Il y a eu des émeutes en différents endroits où se sont côtoyés jeunes ouvriers et étudiants. Il pense qu’il y a toujours de la violence dans les mouvements vraiment revendicatifs. Il se réfère à l’expérience récente du mouvement anti-CPE qui a fait reculer le gouvernement, à l’inverse du mouvement de 2003 sur les retraites. Un autre intervenant dit que la violence en 1968, c’était de la simple défense par rapport à l’agression policière. JPD rappelle qu’actuellement des lycéens sont en prison et que le degré de violence de la part de la police est inégalé depuis une dizaine d’années. Cela amène un nouvel intervenant à demander si, aujourd’hui, le pouvoir emprisonne plus facilement qu’en 1968.
JPD répond qu’en 1968, on emprisonnait facilement mais pour un court moment. Lors de manifestations, il pouvait y avoir entre 600 et 700 personnes arrêtées. Mais cela n’est pas comparable avec le degré de répression actuel.
Génération 68
et génération actuelle
Un jeune intervenant demande à JPD ce qu’il pense de sa génération. JPD lui répond que ça dépend laquelle. Pour lui, il y a des clivages à l’intérieur de chaque groupe. L’approche n’est pas démographique mais politique, et d’intérêts de classe. Il pense que les grands mouvements sociaux se produisent toujours quand on ne s’y attend pas et que le niveau de politisation peut monter rapidement. Il côtoie des jeunes politisés. Il trouve que ce qui se passe actuellement dans le milieu scolaire est très intéressant. Le milieu étudiant, lui, est différent : les étudiants ressemblent à leurs professeurs. Sans doute sont-ils angoissés par l’avenir, mais JPD estime que c’est une erreur puisqu’il n’y a pas d’avenir, de toutes façons. Ainsi, ils devraient plutôt se faire plaisir et lutter, eux aussi, contre le système.
Compte rendu réalisé par Christophe Soulié.