Avec David PLANQUE et Jeanne GAGGINI
Présentation
Busqueda piquetera
La créativité sociale
dans les luttes populaires
L’exemple du mouvement des chômeurs argentins
Film suivi d’un débat.
David PLANQUE (D.P.) et Jeanne GAGGINI (J.G.) décrivent le contexte dans lequel ils ont réalisé leur film Busqueda piquetera et ce qui les a motivés. En décembre 2001, pendant la débâcle économique en Argentine, la majorité de la population s’est révoltée contre les pouvoirs publics. David fait référence à la quête des chômeurs argentins et à la vitalité des mouvements. Jeanne précise qu’ils avaient voulu voir ce qu’il restait du mouvement des chômeurs, un an et demi après les émeutes de 2001, et David souhaite un débat de fond sur les formes d’organisation collective dans les luttes.
LE DÉBAT :
Après la diffusion du film en V.O., David ouvre un débat qu’il ne souhaite pas orienter sur la situation économique en Argentine qu’il laisse aux spécialistes, mais sur l’originalité du mode d’organisation du MTD SOLANO. Ce mouvement utilise les termes d’horizontalité et d’autonomie comme les autres mouvements de piqueteros *, mais le mode de fonctionnement est différent et novateur. Ils n’ont pas de délégué » spécialisé » dans les contacts avec les pouvoirs publics. Chez eux, c’est à la base que se prennent les décisions, dans une mouvance où chacun a la possibilité de s’exprimer. Ils réfléchissent ensemble, échanges qu’ils qualifient d’Éducation Populaire.
Dans le public, il est fait référence à la marginalité du mouvement présenté.
D.P. confirme les propos tenus à la fin du film réalisé en 2003, à savoir un isolement qui n’a fait que s’accroître, même s’il existe d’autres mouvements assez proches de ces piqueteros, notamment un mouvement de paysans dans le nord de l’Argentine. Les termes d’autonomie et d’horizontalité sont communs à de nombreux mouvements (notamment celui des usines récupérées) qui fonctionnent aussi en assemblées ; mais les piqueteros vont plus loin dans la volonté que tous puissent contribuer aux discussions, aux prises de décisions.
Un intervenant :
Comment peuvent-ils entrer en contact avec les pouvoirs publics sans représentant ?
D. P. :
Le mode d’organisation est complexe. Un groupe instaure une réflexion qui est reprise dans une autre coordination ; chacun s’exprime ; c’est un processus qui prend son temps, où chacun apporte sa contribution à la réflexion jusqu’à arriver à un consensus. Pour éviter que les porte-parole ne deviennent des professionnels de la délégation, les représentants tournent, les pouvoirs publics ne sont jamais confrontés aux mêmes interlocuteurs. Les piqueteros ont eu à imposer cette forme de dialogue, malgré une volonté manifeste des pouvoirs publics de négocier les plans de travail et aides alimentaires avec toujours les mêmes interlocuteurs.
Un intervenant :
Dans le film, une des femmes souligne la participation féminine fortement majoritaire (90%) depuis les premières assemblées. Quelle en est la motivation ?
J. G. :
C’est le rôle nourricier de la femme au sein de la famille qui en est la raison. Lorsque les hommes perdent leur emploi, l’équilibre de la famille et sa survie quotidienne sont menacés. La femme ne peut plus pourvoir aux besoins des siens.
Un intervenant :
Par delà ces phénomènes, le plus intéressant, c’est le mode d’organisation en ateliers. C’est en 1995-1996, pendant la montée de la crise en Argentine, que l’idée a germé dans les esprits d’un recours à l’autogestion pour couvrir les besoins vitaux à moindre coût.
D. P. :
Les mouvements de piqueteros ont en commun le même type d’activités qui tourne essentiellement autour de l’alimentaire. Lorsque la survie même est en question, cette volonté de partage de la parole et des savoirs prend tout son sens.
Un intervenant :
Il est fait référence au manque de culture flagrant (pour ceux qui comprennent l’espagnol) qui donne un caractère exemplaire à leur réflexion sur un mode d’autogestion commun avec les ouvriers des fabricas recuperadas qui ont occupé et géré leur entreprise en faillite.
David et Jeanne pensaient, avant leur départ pour l’Argentine, faire un film qui traite des deux sujets, mais le mouvement des piqueteros leur a semblé plus intéressant à analyser que celui des fabricas recuperadas qui illustrait la lutte des salariés pour ne pas perdre leur outil de travail, et alourdir les rangs des chômeurs, sans espoir d’un autre emploi. David perçoit un caractère syndical dans cette lutte désespérée.
Un intervenant établit un lien entre la participation massive aux mouvements de chômeurs et la misère en Argentine, et met en parallèle cela avec le mouvement de chômeurs en France, qui n’a pas eu le même impact.
D.P. précise que la croissance a repris en Argentine, mais qu’une grande partie des classes moyennes s’est retrouvée parquée dans des bidonvilles pour ne plus en sortir. Cette reprise a eu pour conséquence de radicaliser et marginaliser encore plus le mouvement des chômeurs qui perçoivent une indemnité de 150 pesos par mois et par famille, soit environ 50 euros obtenus lors des revendications.
Une autre personne revient sur une scène du film où les piqueteros brûlent des pneus sur la chaussée et coupent les routes du pays sur de longues durées. Elle s’étonne de la passivité des pouvoirs publics, notamment de la police. S’agit-il de routes peu utilisées ?
J.G. dément cette hypothèse. Elle insiste sur le caractère névralgique du trafic routier en Argentine, puisque le trafic ferroviaire a été presque abandonné après la privatisation des chemins de fer. L’intention des piqueteros était donc bien de bloquer l’économie, ce qui a été un succès. Pour les autorités, contrer des mouvements de masse était difficile mais il y a quand même eu une répression sévère ; il y a eu deux décès parmi lesquels celui d’un chauffeur de taxi dont la mort gratuite a alimenté l’indignation publique. Il y a aussi plusieurs modes de gestion dans les différents États argentins, ce qui opacifie le judiciaire et nuit à des interventions rapides et ciblées. D.P. ajoute qu’une telle situation n’a été rendue possible que parce qu’une majorité de gens était au chômage.
Le parallèle est fait avec les manifestations en France pour le retrait du CPE. L’intervenant cite l’exemple des grèves de 2003 qui ont vu la ville de Guéret bloquée pendant plusieurs heures. Le mouvement n’ayant pas été suivi massivement, l’impact a été moindre. Dans le cas de l’abrogation du CPE, ce sont les blocages des jeunes qui ont pesé dans la balance, et la police a évité la confrontation (impopularité garantie).
D.P. voit un contraste saisissant entre les actions nationales en France, à caractère politique, qui consistent à frapper de manière coordonnée, vite et fort, et celles qui ont lieu en Argentine où le caractère des blocages, communautaires et ancrés dans la durée, a eu une influence certaine sur les nombreuses initiatives des mouvements de piqueteros jalonnées de succès.
Dans le public, quelqu’un précise qu’en France, ce sont les mouvements étudiants qui créent la dynamique de grève.
J.G. souligne qu’en Argentine, en 2001, c’est le désespoir public qui était dans la rue, sans corporatisme.
Un intervenant avance un lien éventuel entre la bienveillance des groupes, ce désir que chacun apporte sa contribution, et l’extrême pauvreté ambiante.
D.P. écarte cette explication et insiste sur le lien indéfectible qui s’est tissé entre des personnes qui ont vécu ensemble pendant deux ans. Leur exigence commune sur la participation de tous a abouti à une pratique consensuelle : au final, six ans à réfléchir avant d’instaurer la discussion tout en résistant aux tentatives extérieures de récupération.
Un intervenant s’interroge sur le mode d’organisation des piqueteros. Leurs pratiques remettent en question notre démocratie représentative, dotée d’une organisation hiérarchique. L’exemplarité du fonctionnement de ce mouvement porte en elle le germe d’un projet de société.
Une autre personne renchérit sur l’exemplarité du mode d’organisation et le compare au mouvement des chômeurs en France, assembléiste et versatile.
Il est précisé que le mouvement des piqueteros en Argentine est une histoire de terrain, pas un courant de pensée comme en France.
D.P. dessine le contexte du rejet de la politique en Argentine (que se vayan todos : qu’ils foutent tous le camp) et son impact sur tout le continent un peu plus tard. J.G. souligne le caractère spontané de la parole au sein du mouvement, sans dérive politique. Seule la pratique a droit de cité. David souligne la différence entre le syndicalisme européen et la pratique syndicale en Argentine, où la cotisation est une taxe versée à une corporation sans retombée sociale. Avec Jeanne, ils évoquent la situation des paysans du nord, pas très nombreux dans un pays fortement urbanisé. Quelques familles isolées occupaient, depuis des générations, des terres dont elles se sont vu expulser du jour au lendemain par des gens qui avaient acheté ces mêmes terres à l’État. Ces familles se sont organisées pour lutter et ont créé des liens avec certains mouvements de piqueteros.
David et Jeanne racontent leur voyage initiatique, leurs intentions de rapporter des témoignages plus que de faire un film, et les difficultés pour le monter. Des groupes de soutien zapatistes et une personne du Chiapas ont organisé des projections du film, très intéressés par ce mouvement non nationaliste, ce qui est rare en Argentine. D.P. insiste sur l’image optimiste renvoyée par ce groupe de personnes défavorisées, qui au lieu de déprimer ont choisi la lutte.
Dans le public, quelqu’un demande ce qu’il est advenu du MTD SOLANO.
D.P. :
Les nouvelles sont rares. Les piqueteros auraient réussi à organiser une clinique, mais leur isolement s’est accru sous la présidence de Kirchner. Deux choix s’offrent à ces piqueteros : soit une médiatisation de leur mouvement matérialisée par des contacts privilégiés avec l’État (avec un risque de récupération : on connaît l’exemple de piqueteros payés pour participer à des manifestations), soit une radicalisation qui est l’option choisie par le MTD SOLANO. David et Jeanne estiment que la réussite du mouvement ne tient pas au fait que la situation est inextricable mais à un contexte spécifique à l’Argentine qui n’a pas entretenu au cours de son histoire des rapports harmonieux avec l’État-nation ou l’État-providence. Pourtant la protection sociale et le syndicalisme ont été introduits en Argentine bien plus tôt qu’en France dans des moments forts de leur histoire, mais n’ont pas résisté aux périodes de mieux-être. J.G. ajoute que cette différence fondamentale permet de réfléchir sans s’identifier.
Dans le public il est fait allusion au désenchantement inquiétant envers l’État en Amérique latine, qui a été aussi à l’origine du mouvement des piqueteros.
D.P. compare le réalisme argentin à l’inconstance des Français qui après les luttes pour le retrait du CPE sont quand même allés voter. Confrontés au cynisme des politiques, ils se sont comportés comme des moutons, dit-il. Ce mode d’organisation des piqueteros en Argentine est une réponse intéressante au formalisme démocratique occidental.
Un Brésilien dans le public ajoute que la défiance de la population latino-américaine est alimentée par une corruption omniprésente. En France, les institutions judiciaires fonctionnent.
Un autre intervenant se revendique de l’anarcho-syndicalisme et affirme que des alternatives à l’État existent, notamment en choisissant l’autogestion. Il fait référence aux tentations assembléistes dans les moments forts de l’histoire du monde.
Il est également fait allusion à la dimension fortement humaine de l’expérience du MTD SOLANO où les conflits interpersonnels n’ont pas droit de cité et où l’autorité de tous prévaut sur le pouvoir.
D.P. insiste sur le partage des compétences pour libérer la parole et sur un processus qui sait prendre son temps. Il termine le débat par une affirmation : cette expérience est une histoire de contexte, et d’individus qui ont partagé sur une longue période une vie commune, ce qui leur a permis d’instaurer une réflexion constructive sur un projet de démocratie participative.