Créations littéraires et engagements politiques

Avec Serge Pey, accompagné de l’artiste sarde Chiara Mulas

Au mois de novembre dernier, Serge Pey, accompagné de l’artiste sarde Chiara Mulas, a proposé une lecture/performance autour des poèmes du livre Manuel philosophique de guerre sociale et a rendu un hommage à Armand Gatti en lui remettant un “bâton de poème”. Un dialogue s’est ensuite instauré entre les participants.

Une intervenante : Monsieur Gatti, vous êtes deux poètes à avoir été dans le dictionnaire de votre vivant : vous et monsieur Césaire. Monsieur Aimé Césaire a conjugué la poésie avec l’action. Vous, qu’avez-vous fait ?

Gatti : C’est la question qu’il faudrait poser aux fabriquants de dictionnaires, parce qu’on y trouve un peu tout ; ce n’est pas une consécration. J’ai deux amis, un est encore vivant, l’autre est mort : un s’appelle Fidel Castro et l’autre Mao Tsé Toung. Et qu’il y a-t-il dans le dictionnaire ? Dictateurs ! Alors, vous voulez croire ce qu’il y a dans les dictionnaires ? On devient prisonnier des mots qui vous décrivent, qui vous figent.

Un intervenant : La poésie sans action ne sert à rien, comme les discours. Plus la poésie est courte, mieux elle est.

Gatti : Je vais vous dire d’où est né, pour moi, le besoin de poésie. Elle est née lorsque j’étais tout petit. Mon père, Auguste, était balayeur dans la principauté de Monaco, ma mère femme de ménage. Il y avait des jours où il n’y avait pas à manger. Que faire ? Qu’auriez-vous fait ? Il a commencé par ma mère et lui a dit : tu vas dire le benedicite. Ma mère a d’abord refusé puis a dit : Auguste, tu as raison. Toutes les fois qu’il n’y avait pas à manger, on se mettait à table, parce que le fait de se mettre à table était quelque chose qui engendrait le repas. Puis mon père se mettait à inventer. Il était immigré, il venait du Piémont. Alors il commençait par les mots dont l’accablaient les policiers corses : pastacciuta, macaroni, et lui il en faisait le repas :  » Alors on est devant un plat de macaroni. Voilà ce que j’ai ajouté comme condiments pour que ce soit agréable à votre palais. Allez-y !  » Et on se mettait là. Il inventait, surtout le vendredi, la morue, parce qu’on mange du poisson le vendredi.  » Mange pas si vite, c’est de la nourriture qu’on invente. Il y a un prestige. C’est nous qui l’inventons, alors mange avec décence « . Et on sortait rempli. Je n’ai jamais eu faim. Et j’étais heureux de raconter aux camarades que j’avais mangé une pastacciuta formidable. Et tout ce repas était fait uniquement de mots. Et les mots devenaient nourriture. En prison j’ai eu faim, mais mon père n’était pas là pour inventer le Verbe ; et pour moi au commencement était le Verbe et le Verbe est nourriture. Et si je suis ici ce soir c’est que les mots m’ont bien nourri.
Un jour je me suis rendu compte qu’il y avait moyen de rentrer dans un monde non pas physique, mais de voyages dans la pensée, et ce jour-là j’ai vraiment découvert ce qu’était la poésie.
Lorsque j’étais dans le maquis, à La Berbeyrolle, la forêt près de Tarnac (Corrèze), c’est le boulanger qui m’a reçu. Son combat à lui c’est d’avoir appelé sa boulangerie Fausto Copi, pas parce qu’il avait gagné le tour de France, mais parce qu’il était gramsciste et donc ça faisait un repère dans la région.
A Monaco les pigeons chient sur ceux qui apportent de l’argent, ceux qui jouent au casino. Le mot pigeon, dès que je l’entends je sais que c’est la révolution en marche. Pour moi c’est le principe même de la poésie. Et là où ça a été la prise de conscience complète, c’est le jour où j’ai été arrêté ; les GMR sont arrivés. Mitraillettes dans le dos on a été amené dans les camions. Le capitaine faisait les cent pas :  » Qu’est-ce que tu allais foutre dans le maquis, toi ?  » Qu’est-ce que je pouvais répondre ? Au bout d’un moment je me suis levé, un rouge-gorge est venu, et pour moi ce sont les arbres qui me l’ont envoyé, providentiellement, et j’ai dit :  » Et lui ! qu’est-ce qu’il y fout ? « . Cela a provoqué sa colère, et de nouveau :  » qu’est-ce que tu allais foutre dans le maquis ? » Et moi, pourquoi j’ai répondu ça ? « Faire tomber Dieu dans le temps « . Ca a été ma première victoire. Deux jours après, à la gendarmerie j’étais interrogé sur le père Elie qui nous avait accueillis et sur sa fille, et j’ai fini par déclamer :  » … tes yeux si tristes et si tendres, miroirs de mon étoile/….  » et je voyais la tête du flic  » les vagues de nos soirs expirent sur le monde et regonflent….  » Et ça a été ma deuxième victoire par le verbe.

Une intervenante : En fait monsieur Gatti, je pose la question par ignorance : vous avez travaillé avec des jeunes gens et vous avez mené une action que j’ai un peu suivie, à travers le verbe. Est-ce que vous voulez bien en parler ?

Hélène Chatelain : Je voulais juste rappeler que notre rencontre avec Serge Pey s’est passée à Toulouse. On nous avait donné un lieu qui appartenait à l’université. On ne savait pas trop ce qu’il fallait en faire. Pas un lieu de spectacle. On venait d’Irlande et c’est là que, pour la première fois, Gatti a commencé à travailler autrement et a rencontré Serge. Au début Toulouse c’était, pour nous, l’infinitif du verbe perdre (to loose, NDLR). On a commencé à regrouper, rassembler. Tous les mois on changeait de poète. On avait pris des poètes que l’on aimait. On est resté deux ans. On a commencé avec des poètes qui nous étaient proches, chers et qui avaient payé de leur vie pour ce qu’ils avaient écrit. Le premier c’était Bobby Sand, parce que l’on revenait d’Irlande. On a eu des problèmes : le mouvement anarchiste est disons, très divers, et on a eu des gens qui sont venus nous mettre le feu parce que Bobby Sand était catholique. Par rapport à des mouvements de résistance c’est sans doute, pour moi, un des rares qui était le plus doué, le plus conscient, qui est parti le premier, qui n’a pas envoyé les autres faire le travail à sa place. Il y avait d’autres poètes autour desquels on s’était rassemblé et on avait décidé de faire trois mois autour de la Russie des années 1920 : Malevitch, tous ces gens-là, et la révolution paysanne d’Ukraine avec Makhno. Et comme on avait du mal à reprendre contact avec ceux qui avaient voulu brûler le lieu, il y a deux personnes qui sont venues nous voir, un chimiste et un avocat, qui avaient des parcours particuliers. Ils faisaient de la formation pour adultes. Ils sont venus nous voir sur ce que Gatti avait écrit sur la poésie en disant  » c’est tellement absurde de vouloir apprendre les maths à des gens qui ne veulent pas se lever le matin « . Et brusquement la conversation s’est envolée autour du travail que l’on voulait faire sur Makhno. Et ils nous ont amenés les mômes des adultes qu’ils formaient, les pauvres du coin. Et c’est là la première fois où Gatti a pris en charge des gens qui n’avaient rien à voir avec le théâtre autour d’un thème. Ca a été une aventure longue de plusieurs mois. C’était la première fois à Toulouse. C’était un texte pris sur eux, sur qui ils étaient, ce qu’ils faisaient, d’où ils venaient. Après il y a eu une deuxième aventure avec des gens proches de la guerre d’Espagne. C’était l’aventure de leurs parents. Le troisième, on avait promis de faire trois aventures avec ce que Gatti appelait ses  » loulous « , c’était autour de ce qui est devenu pour moi un des plus beaux textes de l’aventure théâtrale classique, disons de Gatti, qui était Le train 713, l’aventure d’un train qui partait d’Auschwitz emmenant tous les gens dont on ne savait quoi faire : les brigadistes d’Espagne, les Juifs, les Tsiganes… et ça c’était le troisième temps de ce travail avec des gens qui viennent d’ailleurs et qui viennent d’eux-mêmes, qui ont un langage pauvre, avec lequel Gatti s’est mis à travailler. Là il fallait apprendre ce qu’était un Juif, apprendre ce qu’était un Tzigane, ce qu’étaient les camps, cette guerre. Et c’est à partir de là que toute l’aventure de ce que Gatti a appelé  » les Loulous  » s’est développée. Et c’est étrange comment, par osmose, d’aventure en aventure, le défi du langage s’est renforcé comme s’il y avait une sorte de transmission cellulaire entre des gens qui ne se connaissaient pas. Gatti a pris de plus en plus de risques sur les langages, avec des non-professionnels ; Jusqu’à Sarcelles sur des textes, des propositions liées à ce qu’il appelait la  » traversée des langages « . Donc ça s’est fait comme ça. Ce n’est pas nous qui brusquement avons décidé de changer, pour des raisons  » socialo je ne sais trop quoi « . Non c’était dans une espèce de logique qui fait qu’à un moment donné c’est cette fenêtre-là qui s’est ouverte et dans laquelle on est entré.

Gatti : Ceux qu’on cherche, avec lesquels on se retrouve, ce sont les pauvres. Pour moi ma vérité c’est le pauvre et tout faire pour qu’il ne soit plus pauvre. Etre toujours du côté des vaincus.

Hélène Chatelain : Ca s’est fait par nécessité de trouver au Verbe les porteurs justes. Ce n’était pas du travail social. En travaillant avec les plus démunis, à l’époque on pouvant les prendre en jouant sur les formations et on pouvait travailler pendant 6 ou 9 mois. Donc ils pouvaient être défrayés. Et à un moment c’est devenu impossible en France.
En prison on a monté une pièce, à Fleury, un projet impossible : pendant trois mois pouvoir rentrer tous les jours, avec le matériel. Il se trouve qu’il y avait un type, responsable des actions culturelles, qui a compris l’enjeu et qui a rendu cette chose possible. Ce genre d’aventure ne peut se mener que par des rencontres entre une, deux personnes, le porteur d’un langage et un travail possible dans le temps. La bataille avec le temps est fondamentale. Si vous rentrez dans les normes de temps qu’on vous impose, c’est impossible, du moins avec ces gens-là.

Gatti : A Fleury-Mérogis on a monté une pièce, La Révolution, en 1989. Les taulards on travaillé sur ce que c’était Saint-Just, Robespierre, etc. Le ministre, Jacques Lang est venu voir la pièce. Il s’adresse à un des acteurs, un petit Corse :  » Mais qu’est-ce que ça vous rapporte de travailler là-dedans ? « . Il répond :  » Je suis plus riche de 203 mots, monsieur, pas vous « . Dans chacune de nos pièces il y a deux choses que je rends obligatoires et que j’intègre ensuite dans la pièce, c’est :  » qui je suis  » et  » à qui je m’adresse « . Ca a été des expériences inoubliables ; et maintenant il n’y a plus moyen d’entrer en prison.

Hélène Chatelain : Si maintenant Gatti travaille comme il a travaillé en Corrèze sur le principe de ramener des étrangers qui sont en général des étudiants, c’est qu’il n’y a plus moyen de travailler aussi longtemps.

Un intervenant : Il y a une chose que vous avez dite qui m’a fait rire intérieurement c’est le fait de dire,  » je suis là pour faire en sorte qu’il n’y ait plus de pauvres « . Je me dis : s’il n’y a plus de pauvres, il n’y a plus que des bourgeois, on est emmerdé.

Hélène Chatelain : Je crois qu’il y a un malentendu. Quand on dit pauvre, ce n’est pas économique. C’est pauvre en mots. C’est la bataille de Gatti : ne faire aucune concession au niveau du langage. Et ça c’est très fort.

Francis Juchereau : Personne ne veut parler ? L’éducation populaire c’est beau, mais quand ça vient d’en haut ça assomme. Marchand peut-être pas mais spectaculaire, oui. Ca veut dire que le mec qui est en face il n’a qu’à applaudir le geste, la beauté. Il faut bien qu’on cause et que chacun apporte sa part de création. Ce n’est pas du tout ce que fait Gatti ; quand il fait une expérience, et on l’a vu à Neuvic en Corrèze, il y avait des gens qui amenaient leur quote-part dans le groupe. Là c’était une vraie praxis.

Un intervenant : Il y a une certaine connivence entre Serge Pey et Gatti, on le voit un peu ce soir avec Gramsci. Et ça pose la question de la résistance et des formes un peu alternatives, notamment dans la proposition de ce soir de l’art, de la littérature, du théâtre et des limites que ça peut avoir quand ça frôle l’institutionnel. Il y a aussi une connivence entre vous sur le fait de casser ces codes académiques. Il y a de l’action, du rythme. Quand on entend Gatti, c’est le langage, la parole, de résistance, de création, de projet. Même Lepage peut remettre en question. Je m’interroge aujourd’hui sur les formes de théâtre, d’expression, de poésie. Dans le milieu culturel c’est très compliqué : il y a des commanditaires, des politiques, c’est jamais simple. Gatti l’a dit tout à l’heure : ce qu’on a fait il y a tant d’année on ne le fera plus. J’espère qu’on va pouvoir encore faire des choses. Est-ce qu’aujourd’hui on en est au théâtre clandestin ?

Hélène Chatelain : Ce qu’a fait Serge c’est fait avec un minimum de moyens, le strict nécessaire, pour nous faire comprendre, passer un message.

Serge Pey : Je travaille depuis longtemps avec des choses, des objets, des matériaux avec lesquels tout le monde pourrait travailler. Ce n’est rien, des tomates, du verre, etc., mais ce n’est pas gratuitement. J’ai expliqué pourquoi la tomate : des hommes en armes arrêtaient à Beyrouth des gens une tomate à la main, leur demandant le nom de la tomate et certains répondaient bandura, d’autres banadura ; et puis le Chiapas. Je crois que ce qui nous lie, Hélène Chatelain, Armand Gatti et Chiara Mulas c’est une histoire de naissance. C’est-à-dire que si j’ai écrit – tu disais tout à l’heure que tu étais devenu poète avec ton père balayeur – moi c’est à cause d’une histoire de table avec mon père qui était espagnol. Beaucoup de monde devait venir manger à la maison et la table était trop petite ; mon père a pris la porte d’entrée de la maison, l’a mise sur des tréteaux et nous avons mangé sur une porte. Le fait de manger sur une porte ce n’est pas pareil que de manger sur une table et je suis devenu poète grâce à mon père qui était espagnol, anarchiste comme le tien, et c’était un geste de renversement symbolique, c’est un langage qui était là. Qu’est-ce que je fais ? On commence à naître quand on décide de naître. Ce que nous faisons sert à faire naître. Ce qui fait que nous ne pouvons avoir de relation que de naissance à naissance. C’est-à-dire -et c’est ça le travail que tu as toujours fait- c’est dans cette rencontre de naissance avec toi que j’ai continué à grandir et je crois que l’histoire de la libération c’est l’histoire des gens qui vont naître. En ce sens nous ne serons jamais vaincus même si notre histoire est toujours celle des vaincus, parce que nous avons toujours perdu. Mais nous avons l’honneur de naître. Et c’est cet honneur de naître qui fait de nous à la fois des poètes et des révolutionnaires.

Gatti : Qui sont les personnages de mes pièces ? Qui ? Mes morts. Ca limite les thèmes et en même temps ça les élargit à l’infini et pour moi c’est une grande chose d’avoir mes morts toujours vivants en train de parler avec peut-être une autre tête, une autre façon d’être, mais ils sont là. Et c’est pour ça que le théâtre a cette valeur. Je ne fais pas de la psychologie, je fais parler mes morts à travers les camps de concentrations, la résistance, les bagarres dans les rues, tout ce qui peut arriver. Peut-être certains visages vont me servir à être personnages.

Compte rendu réalisé par
Anne Vuaillat.


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