Management, réforme de l’Etat. Les consultants, une histoire de la domination.

Avec Odile Henry
Compte rendu de la soirée du 6 juin 2013

Le sujet de cette soirée est à la fois historique et tout ce qu’il y a de plus pratique et contemporain. La réflexion d’Odile Henry s’applique en effet au travail et à son organisation dans la société capitaliste (dans ses entreprises) à partir de l’étude historique et sociologique des professions de consultant, d’ingénieur-conseil et autre organisateur-manager.
Odile est sociologue, professeure à l’Université de Paris 8 ; après sa thèse, elle fait des recherches approfondies sur ce sujet, ce qui a abouti à un ouvrage de référence, monumental, édité au CNRS, intitulé Les guérisseurs de l’économie, ingénieurs-conseil en quête du pouvoir : sociogenèse du métier de consultant.
Francis Juchereau

Odile Henry : C’est avec beaucoup de plaisir que je vais vous présenter non seulement cet ouvrage mais aussi plusieurs publications autour de ce même sujet.
En ce qui concerne Les guérisseurs de l’économie, j »ai travaillé sur un matériau d’archives et des sources imprimées. L’idée était d’aller à la genèse de ce métier considéré sans histoire, sans passé, qui fait très mode, très tourné vers l’avenir.
Je montre, au contraire, que cette profession a une histoire assez lourde qui commence vers 1830. J’ai arrêté cette étude à la Libération en incluant la période du régime de Vichy, ce qui permet de comprendre comment ce groupe professionnel s’est structuré. Je vais parler principalement de ce livre mais aussi aborder plus particulièrement la question du management. Le livre détaille l’histoire des groupes professionnels (de conseil aux entreprises) et l’organisation de ces groupements. Avec cet exemple nous allons voir que, si un groupe professionnel établit des barrières à son entrée (titres, diplômes, ordres), ou si, au contraire, il laisse fonctionner le libre marché par rapport à sa profession, cela a des conséquences bien réelles et tout à fait pratiques, y compris sur les salariés des entreprises.
Nous aurons un premier fil directeur autour des groupes professionnels et aussi une histoire du management, puisque ces professionnels s’appuient sur des savoirs et se développent avec la naissance des premiers savoirs managériaux, juste avant la première guerre mondiale. Il y a donc l’histoire du groupe et l’histoire des savoirs professionnels qui s’entrecroisent dans le livre. Je vais vous parler également de la revue Actes de la recherche en sciences sociales, revue fondée par Pierre Bourdieu, où nous avons dirigé, Frédéric Pierru et moi-même, deux numéros (juin 2012 et septembre 2012) sur le même thème avec comme titre :  » Le conseil de l’Etat « . L’idée était : que se passe -t-il entre l’Etat et les consultants ? En d’autres termes, à partir de quel moment l’Etat s’est-il mis à recruter ses experts au sein des grands cabinets de conseil du secteur privé ? Enfin, la dernière publication à laquelle je vais me référer est le numéro de mars 2013 de la revue de l’IRES : institut de recherche créé pour les syndicats (CGT, CFDT, FO, CFTC, CGC) par le gouvernement de gauche en 1981.

J’ai fait ma thèse en 1993 sous la direction de Pierre Bourdieu. J’ai travaillé alors à l’IRES pour étudier les grands cabinets de conseils installés en France au début des années 1990, notamment les cabinets anglo-saxons (Andersen, McKinsey, BCG…) J’ai enquêté dans ce milieu car les syndicats à l’époque disaient : certains consultants sont spécialisés dans les conflits sociaux ; ils sont donc nos concurrents. Ils m’ont embauché sur de petits contrats pour  » espionner  » en quelque sorte ce que font les consultants et ça a été l’objet d’une thèse.
Vingt ans plus tard, j’ai repris contact avec eux pour coordonner le numéro de la revue de l’IRES qui porte sur la santé au travail. Les consultants, aujourd’hui concurrents des organisations représentatives des travailleurs, sont en train de s’arroger tout le secteur de l’expertise des conditions de travail, jusque-là protégé par l’Etat. Ainsi, pour faire de l’expertise CHSCT (comité d’hygiène, sécurité et des conditions de travail) il fallait être agréé par le Ministère du travail. C’est une procédure longue avec un contrôle de l’Etat sur les prestations fournies. En s’appuyant sur certaines directives européennes, les cabinets de conseils sont en train de faire sauter cet agrément afin de partager le gâteau de l’expertise des conditions de travail. J’ai donc fait ce numéro de la revue de l’IRES dans une perspective politique pour sensibiliser les syndicats sur le risque que fait courir la suppression de cet agrément. Différents articles portent sur les difficultés que les CHSCT connaissent pour qu’un risque soit reconnu comme tel – par exemple les difficultés à mener des enquêtes d’épidémiologie et à convaincre parfois même les syndicats (lesquels défendent d’abord l’emploi) des dangers de certains matériaux : amiante, éther de glycol… C’est difficile de mobiliser les syndicats pour que ces risques soient reconnus comme tels, que des alertes soient données et que des mesures légales soient prises. Ce numéro a aussi en toile de fond le rôle des cabinets de conseil dans cette histoire-là, rôle qui est loin d’être anodin.
Je vais parler des trois publications mais surtout centrer sur le livre Les guérisseurs de l’économie et vous présenter mes conclusions. D’abord, cette thèse, qui portait sur les cabinets de conseil, soulevait une question importante : l’absence de garantie de la qualité de leurs prestations. Aucune information publique ne circule sur eux ; ces cabinets ne sont pas cotés en bourse et il n’existe pas de diplôme de consultant. Les managers de ces cabinets de conseil sont sans certification scolaire et sont en général des éléments de la bourgeoisie qui ont fait de  » petites écoles « . Il n’y a également pas de garantie juridique : il est très rare qu’un patron insatisfait d’un cabinet de conseil auquel il a recours fasse une action en justice à son encontre. Finalement les consultants ne sont pas évalués en fonction de résultats ou d’une efficacité mais en fonction des moyens qu’ils mettent en œuvre. On ne sait jamais comment évaluer une mission de conseil. Je prendrai l’exemple de la thèse de Marie Brandewinder, Les consultants et le journalisme : le conseil médias dans les entreprises de presse, qui montre que l’intervention d’un cabinet de conseil ne donne pas les résultats attendus (l’augmentation des ventes) mais que, de manière souterraine, ces cabinets de conseil redéfinissent le cœur du métier des grands organes de la presse régionale, par exemple, en le faisant passer du journalisme à la finance et à la gestion. Sur le court terme, il n’y a pas de résultat, mais sur le long terme des changements, auxquels les cabinets de conseil participent, s’opèrent de manière insensible. Comment se fait-il qu’on fasse confiance à ces gens, puisqu’il y a ce qu’on nomme  » des dispositifs de jugement  » qui font que, sur un marché, les gens n’achètent pas complètement au hasard des prestations qui coûtent par ailleurs très cher ? Quels sont les dispositifs de croyance qui font que ce marché, même si une entreprise comme Andersen Consulting s’est effondrée, puisse renaître à chaque fois ? Qu’est-ce qui fait qu’il y a des clients qui croient à ce marché, alors qu’il s’agit de charlatans (les  » guérisseurs  » de l’économie) ?
En ce qui concerne les médecins, un certain nombre de garanties est fourni par les diplômes de médecine, l’Ordre, le tableau, le code de déontologie, etc. A l’inverse, les consultants ont refusé tout au long de leur histoire de donner de telles garanties. C’est pour cela que j’ai intitulé ce travail  » les guérisseurs de l’économie  » avec l’idée de suggérer l’idée du charlatanisme par opposition aux professions qui sont installées, contrôlées, au sens anglo-saxon du terme. Je ne dis pas qu’il faut adopter ce modèle, mais c’était une manière de réfléchir à l’objet.
Ce qui m’intéressait aussi, c’était de mobiliser l’histoire sur le long terme pour comprendre la profondeur de la croyance et déplier ces savoirs considérés comme allant de soi. Il y a toute une banalisation, une routinisation de ces savoirs qui ne sont plus du tout questionnés mais qui, historiquement, ont dû s’imposer dans certaines conditions politiques, historiques. Je trouvais que c’était, d’une certaine manière démythifier, ou redonner de l’épaisseur au social là où aujourd’hui on est confronté à des choses que les étudiants, notamment, ingurgitent sans se poser de questions. L’histoire permettait de comprendre comment la croyance se forme. Je me suis donc formée à l’histoire afin de mener un travail de sociologie historique.

Il faut dire aussi – et là je renverrai au double numéro des Actes de la recherche – qu’il y a une montée en puissance de l’expertise privée au sein même de l’Etat. Cela commence en 2001 avec la LOLF (Loi fixant le cadre Organique des Lois de Finance). Puis en 2008 ça s’accélère avec la RGPP (Révision Générale des Politiques Publiques), laquelle est une série de décisions politiques majeures consistant à réformer en profondeur l’Etat et les établissements publics ; bref, d’appliquer à l’Etat les méthodes de gestion qui viennent du privé. Ces deux numéros des Actes ont été conçus en se disant : le poids des cabinets de conseil au sein de l’Etat est un phénomène récent car jusqu’alors les experts de l’Etat étaient principalement des hauts fonctionnaires. Donc, ces savoirs qu’on appelle  » new management  » ou  » public management « , se sont imposés assez récemment, alors qu’ils avaient longtemps été tenus en échec par le savoir juridique : savoir des hauts fonctionnaires, science royale enseignée à l’ENA. Et là, d’un seul coup, les barrières sautent et l’on se retrouve à l’ENA avec des cours de management.
Que s’est-il passé ? Comment expliquer l’arrivée massive de ces experts privés au sein de l’Etat ? Dans la revue, il y a un article intéressant d’un politiste, Philippe Bézès, qui a travaillé sur le  » new public management « . Il montre comment ce savoir, dès la fin de la seconde guerre mondiale, est porté par les cabinets de conseil. Mais ce savoir est alors tenu à la lisière des grandes écoles d’Etat et confiné dans la formation permanente : il n’accède pas au cœur de l’Etat. Mais avec l’arrivée de Sarkozy, on voit les choses changer complètement : ce savoir devient une science royale, une science d’Etat.
Nous sommes arrivés à la conclusion que l’Etat néolibéral n’est pas, comme on le pense généralement, un « Etat maigre « . Les sociologues de la santé montrent que les réformes au sein de l’hôpital ou de l’assurance maladie n’entraînent pas la réduction de l’Etat. C’est un Etat qui va sous-traiter au privé une partie des services qu’il rendait, qui va privatiser, mais c’est aussi un Etat qui va se caporaliser, qui va se verticaliser. Il y a une concentration du pouvoir étatique qui est très loin de l’affaiblissement de l’Etat. L’Etat néolibéral, ce n’est pas moins d’Etat ; c’est un Etat allégé mais plus fort. Ce qu’on observe aussi (article de Julie Gervais qui travaille sur les fonctionnaires des grands corps techniques de l’Etat), c’est qu’il y a une interpénétration au sommet de l’Etat des élites privées et publiques. Il faudrait continuer les enquêtes, travailler sur les think-tanks néolibéraux qui se créent à Bruxelles, le lobbying etc. Mais cette espèce de fusion au sommet des élites économiques et des élites étatiques est un phénomène important et récent.
J’en arrive à mon article sur France Télécom (FT), qui a été écrit au moment où on parlait beaucoup des suicides au sein de cette entreprise. FT est l’exemple-type de l’introduction des méthodes privées au sein de l’Etat et de la double réforme managériale et gestionnaire de l’Etat. Je suis allée enquêter à FT – principalement auprès des syndicalistes de la CGC et de SUD PTT, ceux qui ont vraiment contribué à créer l' » observatoire du stress et de la mobilité  » et ont forcé FT à rendre visible le phénomène des arrêts-maladie, des consommations d’anti-dépresseurs et du suicide en les mettant en chiffres. A ma surprise je n’ai pas trouvé à France Télécom de cabinets de conseil. En tous cas ils n’étaient pas là pour faire la réforme managériale. En fait, les trois dirigeants de FT venaient du conseil et avaient eux-mêmes pensé la réforme managériale. Les cabinets de conseil ne sont intervenus que dans la formation du management intermédiaire : une sorte de lavage de cerveau permettant aux petits chefs de dire au retour :  » Voilà, vous êtes 30, dans un mois vous ne serez plus que 15 « . Des gens qui n’étaient pas du tout dans cette disposition d’esprit ont été pris par  » ce management de folie « . Les trois dirigeants de FT sont en procès pour harcèlement moral et pour mise ne danger de la vie des personnes. Louis-Pierre Wenes (l’ancien numéro 2 du groupe), qui est un centralien, a mis sur son site une conférence faite aux jeunes centraliens voulant entrer dans les affaires. Il leur dit crûment :  » C’est moi qui prends les décisions : c’est moi le patron, celui qui conçoit la réforme. Un consultant qui viendrait m’apprendre mon métier, je pose un flingue sur la table « . Ce texte a disparu du site après sa mise en examen. Les cabinets de conseil ont par ailleurs préparé  » la bataille d’Angleterre  » auprès de l’encadrement intermédiaire. Ils ont mis en place un climat de guerre contre le concurrent anglais, climat où il s’agit de sacrifier des hommes. Le schéma de ce type de management est importé de spécialistes de santé ayant formalisé les différentes étapes de la vie d’une personne quand on lui apprend qu’elle est condamnée à mourir à bref délai. Au début la personne se révolte, puis il y a une phase où elle est apathique, puis elle reprend. Cela forme une sorte de courbe. Ce schéma a été adapté aux salariés de FT pour gérer ceux destinés à être licenciés à très court terme. On trouve dans d’autres administrations (CAF, Hôpital…) des cas similaires. J’étais enseignante à l’Université de Paris Dauphine à ce moment. Mes étudiants estimaient que cette situation était  » normale  » ; ils avaient donc fortement intériorisé l’idée que les fonctionnaires sont moins bons ; et quand on modernise les méthodes, les pratiques : ils craquent. J’avais beaucoup de mal à faire passer l’idée qu’un piège s’était refermé sur ces personnes parce qu’au moment de la privatisation de FT, une partie des syndicats a négocié avec la direction le fait qu’on ne toucherait pas aux emplois de fonctionnaires. Il y a eu deux plans énormes de suppression d’emplois : 140 000 puis 80 000 dans la foulée. Dans le premier plan, les gens sont partis sans trop de difficultés en pré-retraite avec une certaine somme d’argent. Quant au 2ème plan, annoncé juste après, les syndicalistes n’y ont pas cru. Là l’ambiance s’est dégradée (stress, suicides, etc.). Les fonctionnaires qui selon les accords ne pouvaient être licenciés ont alors été mis dans des conditions telles qu’ils craquaient et partaient d’eux-mêmes : mobilité forcée,  » mise au placard « , évaluation à outrance, changement de poste. Je vous conseillerai à ce sujet le magnifique roman de Thierry Beinstingel, Retour aux mots sauvages.
T Beinstingel, salarié de FT- Picardie, s’est occupé de replacer dans d’autres administrations les gens qui craquaient. Son livre raconte l’histoire d’un lignard, technicien entré à FT dans les années 1980, qui avait toute une compétence technique acquise notamment grâce au système de formation interne. FT ayant sous-traité au privé la maintenance des lignes, cette personne est affectée dans un centre d’appels. Cet agent passe tout à coup d’un travail technique hyper pointu à la prise d’appels téléphoniques, sachant qu’il n’avait pas forcément des facilités en matière d’élocution ou de relations sociales. On lui donne un pseudo, un script qui défile, et puis les mots qui sont les mots de l’entreprise et non plus ses mots à lui.

Le livre, Les guérisseurs de l’économie, quant à lui, porte sur la montée en France de cette expertise privée : le conseil aux entreprises. J’ai travaillé sur les luttes de concurrence entre les experts, ces consultants du 19ème siècle, qui étaient quasiment tous des ingénieurs.
C’est aussi une histoire du métier d’ingénieur et des luttes de concurrence entre les ingénieurs liés à l’Etat, les polytechniciens des corps des Mines ou des Ponts, et des  » ingénieurs  » liés aux entreprises privées dans un contexte où seuls les polytechniciens avaient le titre d’ingénieur. les autres étaient des techniciens formés dans des entreprises privées mais ne disposant pas de titre scolaire. J’ai travaillé sur ce contexte de concurrence en montrant que ces ingénieurs liés aux entreprises privées, dans leur lutte les opposant aux ingénieurs d’Etat, se sont mis à dénoncer le corporatisme des polytechniciens, leurs passe-droits, contribuant à déconstruire la croyance dans l’Etat comme lieu où s’opère la réalisation de l’intérêt général. Cette lutte de concurrence a contribué à ce que ces agents endossent l’identité de porteur du bien commun, alors qu’objectivement ils sont liés à l’essor des intérêts privés, des capitaux privés. Je mets ainsi en évidence les paradoxes qui ont marqué la genèse des activités de conseil, activités objectivement liées à l’essor du libéralisme économique et subjectivement investies comme relevant de l’intérêt général, paradoxes qui marquent durablement l’histoire du groupe des consultants.
C’est ce qu’on retrouve avec les cabinets de conseil qui interviennent au sein même de l’Etat, et ce dès le début de l’industrie des chemins de fer : luttes d’experts sur le tracé des lignes, sur l’organisation des entreprises d’Etat… On retrouve ces luttes de concurrence jusqu’au régime de Vichy.

L’organisation
des groupes professionnels

Des modèles professionnels vont être mobilisés par ce groupe d’experts d’ingénieurs-conseil, consultants avant la lettre. D’un côté, l’exercice lié à l’Etat et au statut de fonctionnaire, celui des hauts fonctionnaires qui faisaient à côté de leur fonction des  » ménages  » (à l’époque ça s’appelait des  » activités accessoires « ). Ces activités consistaient en missions ponctuelles de conseil dans les entreprises : ils doublaient leur traitement et en même temps permettaient à l’Etat de contrôler le développement industriel. Il y avait donc ce modèle de  » l’expert haut fonctionnaire  » lié à l’Etat, souvent membre de l’Académie des sciences. De l’autre côté, il y avait l’expert indépendant. Très vite les avocats deviennent le modèle de ce type d’expert, avec un ordre, un code de déontologie, un tableau de l’Ordre afin de contrôler l’entrée dans le métier. Et puis un troisième modèle, celui du marché, c’est-à-dire celui d’une profession libre que le marché régule.
Au long de la séquence historique étudiée, j’ai observé comment ces modèles entrent en opposition et comment ils sont enjeu et objet de luttes au sein du groupe.
C’est dans le contexte de l’Occupation allemande, dans celui du gouvernement autoritaire de Vichy, que les luttes au sein du groupe des consultants atteignent leur niveau maximum d’intensité. Dans le groupe des ingénieurs-conseil, certains vont revendiquer un savoir ésotérique (les patrons ne comprennent pas ce qu’on raconte, on incarne la science) et veulent adopter un dispositif qui se traduirait par un ordre professionnel déterminant ceux qui ont la capacité d’exercer.
Personne ne savait que des archives relatives au projet d’ordre des ingénieurs-consultants existaient ; je les ai trouvées par hasard à Fontainebleau. J’ai pu y repérer les deux fractions de la profession qui s’opposaient alors. D’un côté, ceux qui veulent un ordre et de l’autre des ingénieurs-conseil qui sont liés à ce nouveau savoir qui émerge depuis la première guerre mondiale, le management. Ces derniers défendent des savoirs plus  » mous  » qui sont surtout coproduits en permanence avec leurs clients. Les lieux de production de ces savoirs managériaux ne sont pas des laboratoires d’experts spécialisés, mais ce que Bourdieu et Boltanski appellent des  » lieux neutres « . Il s’agit de lieux où tous les membres de la classe dominante (hauts fonctionnaires, médecins, grands patrons…) sont représentés afin de bricoler les savoirs managériaux. Il n’y a plus cet ésotérisme, cette relation d’asymétrie entre le consultant et son client. Les consultants sont au contraire des intellectuels organiques du patronat élaborant leur savoir de conserve avec les patrons. Ils sont de ce fait extrêmement opposés à l’existence d’un ordre, que j’appelle  » dispositif de croyance impersonnel « , parce qu’ils bénéficient justement d’une croyance  » personnelle « . Ils sont dans les mêmes réseaux que les patrons et ne veulent aucun dispositif de contrôle. Au bout du compte, malgré des projets récurrents et nombreux, l’Ordre des consultants ne sera pas créé parce qu’une partie de la profession veut maintenir son savoir hors de tout contrôle de l’Etat. Mais surtout, les hauts fonctionnaires, les professeurs d’université, les membres de l’académie des sciences qui font du conseil, qui enseignent dans les écoles d’ingénieurs et qui ont un pouvoir sur l’industrie grâce à ces interventions : tous ces gens-là n’avaient absolument pas intérêt à ce qu’un ordre soit créé, car celui-ci les aurait exclu de l’exercice de ces activités. L’esprit de corps de l’Etat a finalement bloqué la naissance d’un esprit de corps professionnel.
Cette conjonction est intéressante car souvent on oppose l’Etat et le marché. En fait, on constate que c’est l’opposition des hauts fonctionnaires à une réglementation par l’Etat de la profession qui a renvoyé celle-ci du côté du marché.
Ce modèle de l’organisation professionnelle par le marché, ce modèle de l’anomie (pas de règle, tous les coups sont permis, le client est roi, la logique du marché fait le ménage) est quelque chose de très profond, de très ancien.
Ainsi c’est au nom de cette logique du marché libre, que l’expertise des conditions de travail est remise en question. Depuis les années 1980 (les lois Auroux), les institutions représentatives du personnel (IRP), les comités d’entreprise, les CHSCT ont vu leurs prérogatives s’élargir avec également l’Europe qui impose aux dirigeants de fabriquer un  » document unique  » où doivent être listés tous les risques encourus par le personnel. Les CHSCT surtout ont le droit de faire appel à des experts lorsqu’ils estiment qu’il y a un risque pour la santé des personnels. L’entreprise est de plus en plus obligée d’accepter l’expertise quand les risques sont avérés, et c’est elle qui paie. Ces experts ont un agrément du Ministère du travail. Très souvent ce sont d’anciens syndicalistes reconvertis dans l’expertise CHSCT. Jusqu’alors le pool de recrutement des experts était étroit. Mais il est en train de s’élargir en incluant des cabinets privés. Compte tenu de cet élargissement, c’est devenu pour lui plus facile de contrôler.
Ainsi cette question de l’organisation professionnelle est intéressante parce qu’elle a des conséquences tout à fait pratiques et politiques sur des questions comme celles des expertises en matière d’hygiène et de sécurité.

Le management, son histoire

Dans ce livre, j’ai également montré qu’avec le taylorisme un nouveau domaine de savoir émerge avant la Seconde Guerre mondiale : ce qu’on appelait alors les  » nouvelles sciences du travail « . Celles-ci se situent entre l’ergonomie, la psychologie et ce qu’on nommerait aujourd’hui la sociologie du travail, c’est à dire l’étude des postes de travail.
À partir de la Première Guerre mondiale, le développement de cette sphère de savoir va aller de pair avec l’essor des consultants et bon nombre de cabinets vont se créer avec comme spécialité la rationalisation du travail et l’application du taylorisme dans les entreprises. Ce phénomène est lié à un changement de régime du capitalisme, celui de la seconde industrialisation avec la naissance de la grande entreprise, la concentration industrielle, l’émergence de nouveau secteurs comme la chimie, l’électricité, les pétroles… Dans ces entreprises qui grossissent, des hiérarchies intermédiaires se forment et un nombre important d’ouvriers sont réunis dans un même centre de production. Taylor a été importé en France en 1908 par un polytechnicien du corps des mines, Henri le Chatelier, ingénieur-conseil lié à l’Etat. Le taylorisme a deux fonctions :
– La première est de discipliner la main-d’œuvre ouvrière, c’est-à-dire empêcher toute appropriation par l’ouvrier de la conception de son travail (dépossession de l’intelligence du travail au sens marxiste). Les consultants opèrent cette confiscation et donc le contournement de toute forme de résistance ouvrière, ainsi qu’une mise en chiffres de l’entreprise. Avec le chronométrage, on entre dans l’évaluation.
– Le deuxième objectif est de rationaliser les hiérarchies intermédiaires : affirmer qu’il y a un chef. Jusqu’alors c’étaient les membres de la famille qui étaient placés dans les positions de commandement ; il y avait une relation de confiance. Le taylorisme a aussi pour fonction de penser l’autorité au sein de l’entreprise..

Une autre doctrine managériale qui est portée par Henri Fayol, ingénieur lié au privé (ingénieur civil des Mines de Saint-Etienne),va développer un ensemble de savoirs managériaux sur la hiérarchie, le leadership, l’administration des affaires, l’administration de soi-même, etc.
On peut faire une lecture marxiste du management, comme un savoir reflétant des transformations économiques – en l’occurrence l’apparition de la grande industrie. Mais ce n’est qu’une partie de l’analyse. Afin de travailler finement sur les trajectoires de ces grands prêtres du management, Il m’intéressait de comprendre quels intérêts, matériels, politiques, sociaux, poussent ces gens à s’engager de la sorte. Cela nous replonge dans le contexte des grandes grèves de la fin du 19ème siècle, celui de la montée en puissance et de l’installation de la République avec l’épuration des éléments non républicains, contexte éminemment réactionnaire où Gustave Le Bon théorise la notion de foule. Les sources du management se situent à ce moment-là, lorsqu’une espèce de trouille de subversion par les masses s’empare des élites. Il y a une pensée de remise en ordre, de défense des élites. Par exemple, le fait que la République met en place un bac sans latin soulève un tollé : « C’est l’invasion des barbares ! « . Les théoriciens du management sont complètement dans ce mouvement-là. Ils sont liés aux fractions les plus réactionnaires de la bourgeoisie catholique, avec lesquelles ils vont créer des écoles privées, comme l’école des Roches, des centres d’efficience mentale, sorte de moyens de perfectionnement au leadership pour héritiers de la bourgeoisie d’affaires recalés au baccalauréat. En regard des élites administratives qui ont pratiquement toutes fait des études supérieures, les élites économiques sont peu dotées scolairement. Il a donc fallu créer pour les héritiers des voies de formation privées, contrôlées. C’est là-dedans que le management puise ses racines et a formé sa pensée dans les années 1930. Aujourd’hui on retrouve à nouveau cette idée que le leadership ne s’apprend pas à l’école, qu’il faudrait des formations ad hoc. Ces ingénieurs qui se sont impliqués dans ces formations managériales de l’entre-deux guerres, se sont aussi énormément intéressés à la réforme de l’Etat. Ainsi, la critique conservatrice de l’école est indissociablement liée à la critique gestionnaire de l’Etat. Ce sont les mêmes personnes qui endossent les casquettes de modernisateur de l’Etat des années 1920 et 1930 et qui incubent des savoirs managériaux ajustés aux dispositions des membres de l’élite économique.
En 1936 c’est le coup de tonnerre : les ouvriers imposent aux patrons des négociations alors que ces derniers ne sont pas du tout formés à cela. Cette période donne une légitimité aux cabinets de conseil. Ils vont offrir au patronat des outils évitant que l’Etat reprenne en main le fonctionnement du champ économique. L’Etat voulant imposer le contrôle des prix, les consultants vont permettre d’éviter ce contrôle en proposant des solutions. Ils vont proposer des outils de gestion et de management, dont les patrons n’avaient pas voulu jusqu’alors.
Puis le régime de Vichy va être une période très particulière dans l’histoire du management parce que ces outils de gestion vont trouver sous ce régime les conditions de leur institutionnalisation au sein de l’Etat.

Le Débat

Un intervenant : Il a été fait allusion aux conseils des Ordres : architectes, médecins, etc. créés par Vichy. C’est le corporatisme en tant qu’idéologie qui sous-tendait la création des ces institutions-là. D’ailleurs une des 110 propositions du programme de F. Mitterrand consistait en la suppression de ce type d’organisation -réactionnaire-par laquelle les intéressés n’ont de compte à rendre qu’à leurs pairs. Je voudrais des éclaircissements sur cette histoire de l’Ordre des consultants qui, vous l’avez indiqué, n’a pu voir le jour sous Vichy.

Un intervenant : Je voudrais faire une petite observation, puis une question.
Comment se fait-il qu’on ait pu faire confiance à ces consultants qui n’avaient aucune obligation de résultat ? Par quel biais s’alimentait cette croyance en la vertu des consultants ? Pour l’avoir vécu, je voudrais faire une observation un peu triviale : il n’y a pas qu’une question de confiance de la part des cadres dirigeants envers des consultants extérieurs, il y a aussi souvent une stratégie managériale dans ce recours, car ce sont d’excellents paravents derrière lesquels on peut se cacher. On peut externaliser la contrainte en disant au personnel : “ C’est le consultant qui préconise … je voudrais vous défendre mais je suis bien obligé de suivre ses conseils”. Ça me rappelle furieusement un sujet tout à fait d’actualité, celui de la Commission de régulation de l’énergie qui préconise de manière drastique la hausse du prix de l’électricité et permet aussi au gouvernement d’apparaître comme le défenseur des petites gens en disant que les préconisations de cette commission sont excessives.
Autre question : est-ce qu’il y a un bon management ? Parce que le management, ce n’est pas seulement le leadership ou la préservation des élites, c’est aussi la recherche de la performance et parfois ça peut avoir du bon. J’ai l’impression que vous taillez des croupières à tous les managers.

Un intervenant : Je poserai des questions sur l’action politique, l’action publique. Je m’interroge sur la floraison de tous ces observatoires, de tous ces groupes d’experts, dont l’action publique se nourrit sous le prétexte d’éclairer les finalités, les orientations de cette action. Ça donne autour des ministères des observatoires sur la criminalité, sur la discrimination, sur la jeunesse, sur la pauvreté, sur le chômage, enfin toutes sortes de choses qui renvoient tout le temps à des crises potentielles ou à des problèmes sociaux. Et je m’interroge sur leur pertinence, leur efficacité, leur rôle pour la construction des politiques publiques et sur le jeu qu’y jouent les enseignants, les chercheurs et probablement aussi les consultants dont tu parles.

FJ : Ce travail de recherche très ambitieux (celui d’O.H.), qui permet de comprendre à travers l’histoire un phénomène (consultants, management) situé au cœur de la société contemporaine et de son mouvement, s’arrête au seuil des Trente glorieuses. Pour nous qui vivons aujourd’hui la rude normalisation managériale de l’économie postmoderne financière (éclatement, reconfiguration, mutations du capital), pour nous qui essayons de comprendre et qui luttons, cette recherche paraît inaboutie, même si tu as évoqué à la manière d’un zoom ce qui se passe à France Télécom.
OH : Je vais commencer par répondre à la dernière question. J’ai passé plus de dix ans à travailler tous mes étés aux archives, dans les caves de l’Ecole Centrale, dans les greniers de l’Académie des sciences. Et je me suis souvent posé la question : à quoi sert un tel travail historique ; politiquement en tout cas ? Il est, me semble-t-il, justifié par ce que Bourdieu avait identifié comme un  » schème de reproduction « . J’ai observé comment ces consultants avant la lettre, qui bricolent des savoirs organisationnels et managériaux, se situant systématiquement en dehors de l’Etat et aux marges de l’Université, conservent jalousement leurs savoirs et interdisent toute forme de codification de ces derniers. Ce sont des savoirs ad hoc, ajustés aux besoins patronaux, et ça nourrit tout un rapport à l’école, à l’université : critique du gavage des cerveaux, des concours… A quoi cela sert-il de repérer ça ? Quand je faisais des entretiens, dans les années 1990, avec de jeunes consultants, je retrouvais la même attitude :  » Vous êtes universitaire, forcément vous n’allez rien y comprendre « . Travailler sur l’histoire, c’est travailler sur un ethos professionnel qui se reproduit. C’est intéressant de voir que ces consultants-managers n’étaient pas du tout au courant de leur histoire mais qu’ils en étaient complètement imbibés. Se donner le mal de faire ce travail, c’est aussi une façon de comprendre le présent, comprendre cette adhésion comme dit Boltanski aux valeurs du capitalisme de ces jeunes qui entrent dans les cabinets de conseil. Je pense aux films Violence de échanges en milieu tempéré ou Ressources humaines. Mon étude montre aussi cette sorte de mépris ou d’attitude très ambivalente par rapport à l’Université, aux savoirs universitaires épistémologiquement contrôlés ; c’est important politiquement d’être conscient de cette histoire qui prend corps, qui se transmet on ne sait pas trop comment. J’ai fait un article sur la culture professionnelle dans une revue qui s’appelle Politique. Ce sont les rites, les blagues, les logiques de sélection interne ; comment ça se reproduit, comment ça passe dans les structures. Ça échappe, en fait ; il n’y a pas de démiurge derrière tout cela, mais ça participe de la reproduction d’un certain ordre social, en tout cas d’un groupe professionnel qui est complètement habité de cette histoire-là.
J’ai l’intention de reprendre le travail sur l’histoire du management de la Libération à aujourd’hui. Mais d’autres peuvent le faire aussi. On a beaucoup d’histoires du management qui sont de l’histoire des idées faite à partir des livres (manuels de management). Mais cela ne suffit pas, il faut travailler sur les auteurs des manuels, sur comment ça s’incarne.
Sur la question de l’Ordre : mon propos n’est pas de dire, il aurait fallu créer un ordre. Ce que j’observe, c’est que, d’un côté, il y a des gens qui veulent créer un ordre et de l’autre il y en a qui sont opposés, pour des raisons très différentes. Soit parce qu’ils sont en relations de confiance très personnelles avec le patronat et n’ont besoin ni de garanties ni surtout du contrôle de l’Etat. Ou bien parce qu’ils sont hauts fonctionnaires et qu’ils ne veulent pas que la profession de consultant soit fermée et réservée. J’observe simplement les enjeux politiques qui se jouent autour de ça. Je renverrai aux travaux du sociologue Pascal Marichalar sur les médecins, profession soi-disant indépendante, autocontrôlée, etc. Il montre très bien que les médecins du travail ne sont pas du tout indépendants. Ils sont très souvent en deçà de ce que peuvent attendre les salariés quand il y a des problèmes de santé au travail. Donc l’Ordre ne garantit pas l’indépendance. Mais ce que je trouvais intéressant d’observer, c’est comment ces professionnels du conseil parviennent à ce que leur marché ne s’effondre pas sans qu’il y ait de dispositif d’évaluation de leurs prestations.

Un intervenant : D’un côté l’Ordre des médecins rassemble des gens qui ne veulent pas se soumettre, qui veulent s’autoréguler sans regard de l’extérieur. C’est la même chose pour les professionnels du conseil en entreprise. Chacun développe sa technique du secret en même temps que sa puissance, y compris financière.

OH : Suite à une présentation du livre, une personne de FO m’a proposé de travailler sur les projets de création d’un ordre des ingénieurs européens. Cette question revient donc. Les archives sur lesquelles j’ai travaillé indiquent une idée d’auto-régulation, mais aussi celle d’un contrôle minimal de l’Etat. Sous Vichy, les médecins se sont opposés à la manière dont l’Ordre était pensé par le régime. Ils ont renégocié après la Libération quelque chose de plus souple. Par ailleurs le modèle de l’organisation par le marché, c’est l’anomie au sens où tous les coups sont permis, où il n’y a pas de règle instituée. Mais je suis d’accord avec vous pour dire qu’il y a des réseaux et les consultants appartiennent aux réseaux patronaux. La clientèle des consultants résulte de leur position au sein de ces réseaux.
A propos de l’instrumentalisation des consultants par les patrons : il y a effectivement des missions-prétextes. Mais il est intéressant d’envisager comment le patron choisit le cabinet de conseil alors qu’il s’agit d’un marché extrêmement opaque et qu’il y a très peu de labels de qualité permettant de discerner un cabinet par rapport à un autre. Cette confiance n’a pas été immédiate. Les patrons pendant l’entre-deux guerres se méfiaient beaucoup des consultants. Ils avaient peur que ceux-ci diffusent les secrets de leurs affaires dans les autres entreprises. Il y a comme une croyance dans une valeur ajoutée, même si c’est pour faire des sales besognes (comme à France Télécom) ou des missions-prétextes.
Quant à la question : y a-t-il un bon management ? Je n’ai pas de point de vue normatif sur le management. Il faudrait sans doute travailler plus finement les oppositions au sein de l’espace des producteurs de visions managériales. Mes recherches ont abouti à une histoire enchâssée dans des luttes extrêmement conservatrices. Il y a sans doute des gens plus humains dans cette profession, mais quelles marges de manœuvre ont-ils réellement ? Quel est le rapport des forces, aussi, pour inventer autre chose ? Ça renvoie à une observation précédente : il faudrait travailler sur ce qui se passe aujourd’hui.
Sur la question relative à l’action publique, il y a, dans le numéro des Actes de la recherche précédemment cité, un article de Daniel Benamousig consacré à cette question à propos de agences de santé (ARS). Je pense aussi au travail de Nicolas Belorgey* sur les structures étatiques qui pensent la réforme de l’hôpital et qui font travailler ensemble consultants, universitaires, etc.

Un intervenant : A propos de l’Etat néo-libéral, vous indiquez que celui-ci est  » un Etat plus allégé et plus fort « . Ce que j’ai personnellement vécu (en tant que responsable en région du Ministère de la culture) c’était plutôt un démembrement de l’Etat avec la complicité d’un certain nombre de gens qui, appartenant à l’élite administrative, passaient de  » l’autre côté  » dans des lieux où ils pouvaient exercer leur pouvoir de manière beaucoup plus forte, voire très lucrative. L’exemple-type est ce qui s’est passé avec Science po.
Deuxièmement, en ce qui concerne les études de marché faites par les experts, il apparaît que dans toute la France la même étude était proposée et il y avait un consensus entre les municipalités propriétaires des terrains et les groupes de marchands.

Un intervenant : Il y a des lieux où de temps à autre un  » bon  » management a pu se développer : le bon proviseur, par exemple, ça a existé. Je rends hommage à votre travail car avoir tenté de déceler la genèse historique de ce monde du conseil est fondamental, malgré tout. Ce que vous avez repéré jusqu’aux années 1945 reste imprimé, même sous une forme rénovée, dans les cerveaux des actuels managers.
La deuxième chose, c’est la violence sociale qui sous-tend l’acceptation de ce monde, aujourd’hui. Je crois que la situation est assez grave. Par exemple dans le film La vie d’Adèle qui a eu cette année à Cannes la Palme d’or, les conditions de travail du personnel étaient terrifiantes. Vous connaissez peut être le livre Hiroshima est partout de Günther Anders ? Eh bien, Hiroshima est partout !

Un intervenant : Localement, il y a plusieurs situations qui pourraient être mises en écho avec ce qui a été dit dans cette conférence. Il s’agit des établissements de santé pour personnes âgées, leur carence en personnel et les souffrances que ça peut induire. Il y a aussi le cas du journal L’Echo, journal qui défend des valeurs de gauche mais dont la direction refuse de communiquer avec ses employés alors qu’elle procède à des licenciements. C’est aussi le cas pour l’usine Albany à Saint-Junien. En ce qui concerne le management positif, il y aurait peut-être à petite échelle quelques pistes à développer avec les sociétés ouvrières de production (SCOP) qui fonctionnent selon le principe un homme = une voix.

OH : Merci pour votre dernière question. Après avoir terminé mon travail sur le management jusqu’à la Libération, j’ai étudié un peu ce qui s’était passé juste après. Une pensée managériale venant des Etats-Unis, appuyée sur la psycho-dynamique des relations de groupes, et portée par des gens très à gauche comme Eugène Henriquez**, a développé une critique de l’entreprise comme lieu totalitaire. Ce mouvement n’a pas duré très longtemps. En la matière, les études montrent que certaines périodes sont plus fastes que celle, très régressive, que nous connaissons aujourd’hui.
Sur l’Etat allégé et plus fort : deux ans de travail collectif, avec des reprises et des relectures, ont été nécessaires pour produire les deux numéros des Actes de la recherche sur la réforme de l’Etat. Toute une littérature sur le  » moins d’Etat  » néolibéral s’est développée. Notre enquête a montré que cela ne se passait pas exactement comme cela. Bien sûr, il y a des pans entiers de l’Etat qui vont être escamotés, des mannes qui sont reversées ou concédées au privé. Mais ces gens-là n’ont pas intérêt à ce que l’Etat rétrécisse. Il faut que l’Etat continue d’exercer ses fonctions pour qu’il puisse continuer à leur distribuer ses largesses.
Ce qui nous a semblé intéressant, c’est que ce mouvement d’allègement va de pair avec une reprise en main par l’Etat et avec un rôle accru des décisions politiques, plus exactement par le Ministère des Finances. Donc ce n’est pas un Etat qui se retirerait, c’est un Etat qui s’allègerait, et qui se caporaliserait. C’est une recentralisation. Je recommande à ce sujet un livre qui s’appelle Le démantèlement de l’Etat (La découverte, 2010), écrit par Laurent Bonelli et Louis Pelletier.

Un intervenant : Il y a eu des périodes moins malheureuses que celle, très dure, que nous vivons. Dans les années 1980, Les lois Le Pors sur la fonction publique ont été des lois à la fois protectrices et développant le dialogue avec les syndicats.
L’Etat peut présenter de multiples formes ; tout dépend comment il fonctionne. Notre histoire s’est construite avec l’École qui constitue une des fondations de la République. L’école est de plus en plus dans de grandes difficultés. Il ne s’agit pas là de management, mais il y a longtemps qu’on ne fait plus sentir aux enfants que l’essentiel c’est l’esprit critique ; c’est-à-dire avoir un recul, un questionnement par rapport à ce qu’on apprend. C’est pourquoi le management se distille à travers tous les mécanismes. Je pense qu’on a échappé à la destruction définitive grâce au départ de Sarkozy. Maintenant les chances sont presque nulles mais il y en a quelques-unes.

Un intervenant : A partir des années 1990 arrivent les jeux vidéo de management qui préparent systématiquement toute une génération à : comment gérer une vie, comment gérer une équipe de football, etc.

Une intervenante : Vous parliez des think-tank et de la collusion ou de l’interpénétration des différents milieux. Ce phénomène a été étudié : une thèse intitulée Tous pouvoirs confondus (EPO éditions, 2003) a notamment été publiée à ce sujet par Joffrey Geuens (Université de Louvain).

OH : Dans les années 1930 on ne parlait pas encore de think-tank. Je me suis beaucoup servi du concept de  » lieu neutre « , fabriqué par Bourdieu et Boltanski dans La production de l’idéologie dominante (réédition 2008, Raison d’agir-Demopolis). Cela permet de comprendre ce qui se passe dans ces lieux où effectivement les intérêts convergent ou en tout cas tout est mis en œuvre pour que les différences soient neutralisées et qu’il y ait une sorte d’intérêt de ces factions différentes de l’élite à converger, à s’unir. On le sent vers 1925, mais on le voit surtout à partir de 1936 lorsque le patronat semble resserrer les rangs face au danger qu’incarnent les occupations ouvrières, puis le Front populaire.

Une intervenante : On peut, me semble-t-il, évoquer cette même peur après 1968, accompagnée d’un resserrement du management et l’arrivée de nouvelles méthodes.

Une intervenante : Vous avez parlé de la genèse en France du management dans les années 1930 ; mais quelle est son origine au plan mondial ?

OH : Il faudrait un travail de comparaison international sur le management et très peu de choses ont été faites à ce sujet. Quand Le Chatelier traduit Taylor en 1908, il traduit par  » organisation  » ce que Taylor appelait  » scientific management « . Le terme était donc utilisé aux Etats-Unis par Taylor. Le père du management à la française, Fayol, a beaucoup écrit sur la réforme de l’Etat, sur la  » gestionarisation  » de l’Etat. Il est assez vite traduit en anglais par des politistes et son terme  » administration  » va être traduit par  » administration  » en anglais. Mais ses ouvrages ne vont pas avoir immédiatement de succès. Au moment de la Seconde Guerre mondiale, dans une seconde traduction, les Anglais traduisent  » administration  » par  » management « . Ceci renvoie à la question : qu’est-ce que c’est que le management ? C’est un terme complètement fourre-tout. Il est difficile a priori et de l’extérieur d’adopter une définition de ce terme. Ce qui m’a plutôt intéressée, c’est de regarder comment les agents le définissaient et ce qu’ils mettaient dedans. On pense souvent en France que le management c’est de la gestion. Ce que j’observe, c’est que très vite les outils de gestion deviennent l’apanage des experts-comptables et de certains ingénieurs qui se reconvertissent dans la comptabilité autour des années 1920 et 1930. Derrière le terme  » organisation  » il y a quelque chose qui est de l’ordre de la technique de domination. Ces techniques perdurent aujourd’hui dans les grandes entreprises. Michel Pialoux et Stéphane Baud ont montré que dans l’industrie automobile, jusqu’aux années 1980, le taylorisme restait le mode de production. Mais les techniques de domination, et surtout ce qu’on peut appeler après Foucault les  » techniques de soi « , vont se doubler de savoirs psychologisants sur soi : comment s’améliorer ? Comment gérer son stress ? Comment se contrôler ?… Nous sommes dans un culte de la performance avec un déplacement du curseur vers la vie intime. Après 1936, on considère de plus en plus que les contremaîtres, les petits chefs ne pratiquent pas le bon mode de commandement en faisant preuve d’autoritarisme, d’arbitraire, de violence… Les centres d’efficience des ouvriers, des employés, des petits cadres, leur inculquent ce savoir psychologisant qui permet de susciter de nouveaux besoins et de nouveaux intérêts. Dans les années 1930, des indianistes, des orientalistes sont recrutés pour apprendre aux travailleurs le yoga, la méditation, les exercices de gymnastique spirituelle.
Il faut vraiment bien séparer techniques de production, techniques de domination et techniques de soi. Pour moi, le management c’est vraiment ces deux aspects-là : technique de domination et technique de soi.

Un intervenant : Il me semble que la source du management est l’héritage militaire, l’héritage de cette puissance et de cette efficacité.

OH : Le modèle de Fayol est importé du modèle militaire. Fayol a trouvé ses plus fidèles disciples dans les élites militaires par ailleurs largement antirépublicaines. La plus grande des grandes figures, c’est le maréchal Lyautey dont l’œuvre au Maroc qui sert de modèle. Il y a toute une filiation de Lyautey à Raoul Dautry, polytechnicien qui devient un des grands serviteurs de l’Etat dans la première moitié du 20ème siècle : après avoir été directeur des Chemins de fer et ministre de l’Armement, il sera ministre de la Reconstruction et créateur du Commissariat à l’Energie Atomique.

Un intervenant : Quel fut le rôle (historique) des Saints-Simoniens ?

OH : Le saint-simonisme est très présent dans la génération des ingénieurs-conseil du 19ème siècle. Il porte jusqu’à la Première Guerre mondiale la marque d’un certain élitisme et d’une certaine revanche de cette bourgeoisie capacitaire qui a été exclue des cercles du pouvoir politique. Après, cela se dilue. L’idéal de productivisme reste le ciment de tous ; la croyance dans un idéal industriel reste l’alpha et l’oméga. Frédéric Le Play a un rôle de figure tutélaire puisqu’il a été professeur à l’Ecole des Mines de Paris pendant très longtemps. Les disciples de Fayol sont à la fois militaires et leplaysiens. L’école de Roches, créée par des leplaysiens, est le lieu où se forment une partie des disciples de Fayol qui vont ensuite créer les centres d’efficience mentale des années 1920 et 1930. Il y a donc une filiation très claire. Joseph Villebois, gendre d’Edmond Demolins, fondateur de l’école des Roches, fait partie de cette fraction des disciples de Le Play proche des libéraux, contre l’Etat. Il va développer les centres d’efficience mentale, savoir-clé de la pratique managériale.

Un intervenant : Il serait intéressant de savoir ce que le management fait aux mots, au langage.
De mots comme  » efficience « ,  » excellence « ,  » qualité  » sont devenus très usités et ont pénétré par capillarité le langage le plus courant. Il faudrait faire un dictionnaire de ces mots. Les gens ont tellement banalisé le rapport avec ce discours managérial que si on leur disait que derrière telle expression il y a des techniques de domination, des techniques de soi, des techniques de contrôle, ils se demanderaient quels mots employer pour éviter de se piéger dans ce langage.

Une intervenante : Je voudrais savoir si dans tes recherches tu as recueilli des éléments sur la participation des salariés aux enquêtes menées par les cabinets de conseil. Dans l’entreprise où je travaillais (une association à vocation sanitaire et sociale), qui fait appel à de nombreux cabinets de conseil, les salariés sont amenés à participer au travail des cabinets et pas toujours de leur gré. Comment pourrait-on créer des stratégies pour contrecarrer le travail de ces experts ?

OH : Dans le numéro des Actes de la recherche, il y a deux articles : l’un sur EDF-GDF et l’autre sur France Télévision. Dans les deux cas c’est une réforme managériale qui se met en place avec intervention de cabinets de conseils. Un des chercheurs (à EDF-GDF) était dans les valises d’un cabinet de conseil et ensuite il a fait une thèse. Il montre que les salariés qui participaient au travail des cabinets étaient rigoureusement sélectionnés. Notamment, il y avait un agent informaticien autodidacte mais féru et se cultivant par lui-même. Celui-ci est dans la croyance de cette entreprise, c’est-à-dire l’excellence technique, bien qu’il travaille dans le département de gestion. Le premier projet de réforme de l’entreprise est  » vendu  » (au personnel) sous le label de l’excellence technique. Et lui va améliorer sa position, c’est-à-dire rehausser le département gestion, en le rendant plus pointu techniquement. Comme il est syndicaliste CGT, il sera ensuite la caution des consultants dans l’entreprise, d’autant que la CGT est extrêmement puissante dans celle-ci. Une seconde vague de réformes survient, mais là on n’est plus du tout dans la technique mais dans le calcul gestionnaire. Il s’aperçoit alors qu’il a trahi en quelque sorte la cause, mais il est trop tard.
L’autre article concerne France Télévision. La réforme de l’entreprise est présentée par les dirigeants de manière à ce que les salariés ne comprennent rien. Une partie des salariés va chercher à s’en saisir ; elle sera formée pour comprendre le projet de réforme. Des équipes se forment dans des réunions et séminaires à Paris aux frais de l’entreprise, petite élite choyée qui se fera malgré elle le vecteur de la politique voulue.

Un intervenant : Les mécanismes que vous relatez sont relativement anciens et assez simples.
En ce qui concerne la dimension militaire : Napoléon en inventant la légion d’honneur disait :  » Avec cela ils se feront tuer pour moi « .
La novlangue dont on parlait tout à l’heure est aussi une vieille histoire. On n’a pas fait assez attention à ça. C’est une langue nouvelle dont on est imprégné. La première action d’Hitler (via Goebbels) fut d’imprégner avec énormément d’astuce la langue allemande de termes nazis. Jean-Pierre Faye, notamment, a débusqué cela avec son travail sur les langages totalitaires (Langages totalitaires, Hermann, 2004).
Il y a cependant une manière de se défendre qui est de refuser autant que faire se peut le jargon adverse.

OH : Pierre Emmanuel Sorignet montre, dans son article d’Actes de la recherche sur la réforme de l’audiovisuel public, que noyer les syndicats de salariés dans une novlangue à laquelle ils ne comprennent rien est une technique de domination.

Une intervenante : Dans ta recherche, est-ce que tu as vu évoluer les outils des cabinets conseil en termes d’intervention ?

OH : Oui, pour ce qui concerne mon travail de sociologie historique sur les ingénieurs-conseil. On voit très clairement qu’il s’agit au départ d’outils plutôt inspirés des sciences de l’ingénieur : rationalisation du travail, chronométrage. Ainsi, dans les revues des ingénieurs-conseil des années 1930 vous ne trouvez quasiment que des équations. C’est très mathématisé. Peu à peu on voit arriver les outils de gestion, la comptabilité, puis la psychologie qui arrive en force enfin, en 1939, la finance commence à se profiler.
Mais entre la date de ma thèse (les années 1990) et aujourd’hui, je n’ai pas l’impression que le répertoire d’outils se soit beaucoup élargi. Il y a l’informatique qui est arrivée massivement ainsi que la stratégie. Bien sûr cette dernière existait déjà, mais les patrons ne voulaient pas que les consultants interfèrent dans la stratégie de leur entreprise. Aujourd’hui les consultants s’occupent de stratégie et conseillent sur les rachats d’entreprises à faire ou ne pas faire, etc.

Un intervenant (à propos de la novlangue) : Il faut bien reconnaître que chaque métier a sa langue particulière. Que ce soient les informaticiens ou les littéraires, il est difficile de discuter avec eux. Mais la réflexion que nous nous faisions précédemment concerne la novlangue transversale, celle qui obscurcit tout le langage citoyen.
Ce qui a été intéressant dans ce qui a été proposé ce soir c’est l’historique de la domination. Comment identifier cet espèce de Big brother qui a fabriqué le management de l’Etat ? Parce que si on regarde les différentes lois (LOLF, RGPP etc.) qui ont contribué à réformer les universités, les hôpitaux, la fonction publique, on s’aperçoit que c’est pour donner, au niveau de chaque organisme, toujours plus de pouvoir à un individu sur lequel aucun  » contrôle démocratique  » ne s’exercera.

OH : Je voulais juste dire que ça vaudrait le coup de faire une sorte de répertoire de la novlangue managériale : un répertoire historique. Pierre Emmanuel Sorignet montrait en conclusion de son article que moins les agents sont dotés scolairement, plus l’effet de la domination de la novlangue est violent ; plus ils sont paralysés et ne peuvent plus rétorquer, même plus riposter.
Et je veux bien revenir l’année prochaine pour voir où en est le dictionnaire de la novlangue (rires et applaudissements).

Compte rendu réalisé par Francis Juchereau


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