Démocratisation scolaire, massification et action collective
l’exemple du lycée Renoir (débat du 26/09/2013)
Avec Jean-Pierre Hierle
Jean-Pierre Hierle est bien connu à Limoges où il a été longtemps enseignant en Sciences économiques et sociales, au Lycée Renoir en particulier, et en Sciences de l’Education à l’Université de Limoges.
Sociologue, il est l’auteur d’un travail sur » relations sociales et culture d’entreprise » (sur RVI à Limoges), publié en 1995 à l’Harmattan, puis en 2000 de Pour une approche ethno-historique du travail, et aujourd’hui de cette recherche réalisée avec son épouse Marie Hierle, sur le lycée Renoir. Il est aussi traducteur.
C’est aussi un habitué du Cercle Gramsci, puisque que nous l’avons déjà reçu à deux reprises à l’occasion de la parution de ses deux derniers ouvrages.
Jean-Pierre et Marie Hierle ont réalisé ce travail sociologique sur un établissement de Limoges qui est emblématique de ce grand mouvement de démocratisation / massification scolaire, accompli à partir de années 1960, puisque Renoir a été le troisième lycée général de l’Académie (après Gay- Lussac et Limosin).
» Notre » lycée : histoire
ethnographique et collective
En introduction à son propos, Jean-Pierre Hierle explicite le choix du titre du livre » Notre lycée Renoir « . Il correspond à ce qui ressort des entretiens conduits dans le cadre de ce travail : un sentiment d’appartenance des acteurs de l’établissement, qui ont pu parfois être critiques à son égard, mais qui l’ont toujours défendu lorsqu’il était attaqué.
Pour eux (lycéens, enseignants, agents, administratifs, proviseurs), ce n’est pas un lycée comme les autres.
Quant au sous-titre, » histoire ethnographique et collective », il caractérise le côté » inclassable » de ce travail. C’est à la fois de l’histoire, celle d’un demi-siècle d’existence d’un lycée, mais en même temps, c’est de l’ethnographie, de la sociologie des organisations et du travail. On peut parler d’ethno-histoire, d’une sociologie basée sur la méthode de recueil de données de l’ethnologue. C’est-à-dire que l’on va voir des gens, qu’on les interviewe, qu’on les regarde faire. Il y a eu 160 entretiens avec les acteurs et aussi l’exploitation d’autres matériaux, comme l’intégralité des comptes-rendus des Conseils d’administration de l’établissement entre 1962 et 2012.
Le terme » d’histoire collective » est un peu un pléonasme parce que toute histoire est collective. Mais dans le sens précis qu’on lui donne dans le livre, c’est le fait que le récit est construit par les deux auteurs, mais aussi par toutes les personnes interviewées et par toutes les autres sources utilisées. C’est donc une sorte de co-écriture qui ne dit pas son nom.
Les auteurs ont dédié ce livre à la mémoire d’un ancien élève du lycée. Il s’agissait d’un élève remarquable avec qui ils ont tissé des relations amicales. Il a été un des leaders des mouvements lycéens de la fin des années 1970. Il était également quelqu’un de très représentatif de ce qu’a été la démocratisation à Renoir. Son père était cheminot, sa mère femme au foyer. Dans sa famille, il a été le premier à faire des études secondaires et supérieures, avant de devenir journaliste.
Les raisons d’un choix
L’ouverture d’un lycée en 1962 en France coïncide avec le début du mouvement de démocratisation scolaire, d’abord dans les collèges, puisqu’en 1959, l’obligation scolaire a été portée à 16 ans. Progressivement le collège est devenu l’horizon normal de la scolarisation pour les élèves, et dans la foulée, le lycée a suivi.
Renoir est très représentatif de ce mouvement d’ouverture de nouveaux établissements destinés à accueillir ce que l’on appelait à l’époque les » nouveaux lycéens « . En 1962, Renoir accueille des filles internes venues de la campagne. Beaucoup d’entre elles auraient arrêté leur scolarité en 3ème s’il n’y avait pas eu ce type d’établissement.
Il était aussi intéressant d’étudier comment ce » 3ème lycée » a été dès son ouverture placé face à plusieurs options :
– soit essayer d’imiter l’inimitable, c’est-à-dire Gay-Lussac, le lycée de l’excellence,
– soit tenter de trouver une voie originale.
Cette question a marqué la vie du lycée pendant ses 15 premières années. Il a fini par trouver sa propre voie, qui le distinguait de Gay-Lu comme de Limosin. Parler de démocratisation, de massification et d’action collective suppose que l’on se mette d’accord sur le sens que l’on veut donner à ces termes.
Démocratisation veut dire simplement que de plus en plus de jeunes poursuivent leurs études au-delà de la classe de 3ème, il y a donc massification scolaire. Le lycée devient l’horizon normal de la scolarisation des élèves.
Quant au terme d’action collective, nous lui donnons un sens particulier. Il s’agit bien sûr des grèves, mais surtout de toutes les formes d’action collective non concertée. Par exemple, un professeur annonce un devoir pour le vendredi et quatre ou cinq élèves, sans s’être concertés, protestent et disent » pas vendredi » !
Ce travail est une monographie, il y en a peu en sociologie, parce cela demande trop de temps (5 ou 6 ans !). Le pari de la monographie est de réussir à mettre en évidence des choses que l’on ne voit pas habituellement. Par exemple, dans mon travail sur RVI (1) (une autre monographie), j’ai constaté, que lors des interviews, les salariés de RVI parlaient beaucoup de l’après grève, du moment difficile de la reprise de travail, alors qu’il y a peu d’études sur ce sujet. A Renoir, on retrouve la même chose. Par exemple, après une grève des élèves vers 1980, lors des conseils de classe, l’Administration s’intéressait beaucoup à la parole des élèves. La question de la » désorganisation de l’ordre » est peu abordée : on s’intéresse plus aux stratégies syndicales… La monographie permet de réinterroger les faits à partir de ce que disent les acteurs, de voir si leurs actions font sens, même lorsqu’elles paraissent désordonnées.
De la démocratisation
Le point de départ de la démocratisation, ce sont les lois scolaires de Jules Ferry au début des années 1880 : obligation scolaire et gratuité. Dès ce moment-là, beaucoup de jeunes qui ne faisaient pas d’études commencent à en faire.
Le système mis en place à cette époque a duré jusqu’aux années 1950, c’était un système dual avec :
– d’un côté des lycées de la bourgeoisie (accueillant les élèves dès la 6ème) : ils ont été payants jusqu’en 1933, associés à des » petits lycées » (correspondant aux écoles primaires d’aujourd’hui),
– et de l’autre, l’école réservée aux enfants du peuple, jusqu’à 13 ans (14 ans à partir de 1936). Les meilleurs élèves allaient au Primaire supérieur, préfiguration des futurs lycées professionnels.
Ces deux systèmes étaient complètement séparés : seuls quelques élèves du peuple entraient au lycée, grâce aux bourses. On peut dire que l’on avait alors un enseignement de classe, aux deux sens du terme, avec un enseignement gratuit pour le peuple et un autre payant pour la bourgeoisie et les classes dominantes.
En 1962, seuls 55 % des élèves du Primaire entraient en 6ème. On mesure l’ampleur du phénomène de massification que l’on a connu depuis.
Pour les » nostalgiques » du Certificat d’études, il faut rappeler que dans les meilleures années du Certif, 50 % des élèves présentés étaient reçus, et cela représentait moins, en pourcentage d’une classe d’âge, les instituteurs ne présentant que les élèves qui avaient une chance d’obtenir le diplôme. Les connaissances scolaires de la population étaient donc faibles …
En 1962, on part donc de très loin. Les lycées sont encore pour l’essentiel réservés aux enfants des classes dominantes. Le mouvement a été rapide. En 1945, 3 % d’une classe d’âge obtient le Bac, 25 % en 1975 et 71,5 % en 2011 (50 % un bac général, 27 % un bac professionnel et 23 % un bac technologique).
Un nouveau lycée
avec de nouveaux enseignants
A Gay-Lussac, l’Administration et les profs sont encore marqués en 1962 par la vieille histoire des lycées. A Renoir, cette tradition-là a été très rapidement écartée pour plusieurs raisons : un bon nombre de profs qui ont été affectés à Renoir n’étaient pas volontaires pour y aller. Le lycée accueillait des filles de la campagne, ce n’était pas très prestigieux … et le quartier était mélangé socialement (zone pavillonnaire, ZUP,…). A l’époque, l’image du lycée était un peu » plouc « . Pour l’anecdote, une partie de profs venait d’un autre établissement où la rumeur avait couru que leur lycée ne serait plus un lycée. Il valait mieux alors aller à Renoir que » finir en collège « . Ces profs n’étaient donc pas porteurs d’un projet spécifique pour Renoir, mais ils ont été rejoints par de jeunes collègues qui profitaient de l’ouverture d’un nouveau lycée pour revenir en Limousin ou bien pour se rapprocher du midi de la France, dont ils étaient originaires. Ces derniers ont bousculé les choses, ils n’avaient pas la culture du lycée d’élite. Donc nous avons un nouveau lycée, avec des enseignants qui sont pour beaucoup d’entre eux de nouveaux enseignants.
Démocratisation
et action collective
Nous avons essayé de périodiser l’histoire du lycée.
La première date clé est 1978, on a donc fait une première période 1962 / 1978 : » les jeunes années « .
En effet en 1978, les élèves ont fait une grève largement soutenue par les profs syndiqués. Leur revendication, c’était les sorties libres lorsqu’il n’y avait pas cours. Nous avons considéré que cela introduisait un changement profond dans le fonctionnement du lycée. La sociabilité lycéenne a commencé à déborder dans le quartier. C’est l’époque où les lycéens de Renoir ont commencé à marcher en direction de la Place de la République, ou pour voir les élèves de Turgot, de Valadon.
Nous avons interrogé les élèves sur ces circulations. Ils répondent que » les garçons de Turgot avec les filles de Renoir, ça fonctionnait bien « . Ils se sentaient également proches de Valadon. Par contre avec Gay-Lu et Limosin, c’était plus difficile.
On retrouve là une constante. Les acteurs de Renoir se définissent souvent par leur opposition ou leur différence avec les autres ( » moins bourge que Gay-Lu » par exemple), ce qui repose en partie sur des représentations, en effet, la composition sociale de Gay-Lu et de Renoir n’était pas aussi tranchée.
1978 a eu aussi un retentissement négatif sur la vie des clubs. A partir du moment où les élèves ont eu le choix entre participer à une activité impliquant de rester dans les murs du lycée, ou bien sortir, ils ont fait le second choix. Les débats au CA s’en sont fait l’écho.
Une hégémonie syndicale forte
Ce sont des années où les jeunes collègues (ils sont aujourd’hui à la retraite) ont construit une hégémonie syndicale très forte, en grande partie parce que les premières directions du lycée se sont succédées très rapidement ; elles ont donc peu marqué l’établissement. Ensuite, ces directions n’avaient pas vraiment de projet, et leur façon de considérer les élèves était une sorte de désaveu de la démocratisation.
L’arrivée des garçons a été un facteur d’inquiétude. Au CA un vœu a été adopté pour le recrutement de surveillants hommes en nombre supérieur à la proportion d’élèves masculins, les garçons étant jugés plus difficiles que les filles.
D’un autre côté, les jeunes profs sont favorables à la démocratisation, en phase avec les politiques scolaires de l’époque. Vers 1965, 50 % des cadres n’ont pas le bac : cela ouvre des débouchés potentiels importants pour les nouveaux bacheliers.
En 1968, la direction de l’établissement a eu très peur, elle a été très absente.
En résumé, les élèves organisés et les profs organisés ont mis à bas l’institution totale qu’était le lycée, close sur elle-même. Mais les acteurs ont eu des difficultés à mettre en place un projet alternatif.
Malgré des relations souvent conflictuelles, il y a eu conjonction entre les syndiqués et la nouvelle proviseure (on disait encore directrice) arrivée dans le courant des années 1970. Elle a voulu mettre en place un projet participatif basé sur l’autodiscipline, le travail autonome, la relance des clubs… cela ressemblait aux travaux personnels encadrés (TPE) ultérieurs, avec un travail par petits groupes, par projets, cassant le groupe classe. Mais la plupart de ces projets n’ont pas connu le succès escompté.
La deuxième période
1979 / 1994
1994 ne correspond à aucun événement particulier dans la vie du lycée. Par contre, c’est le moment où la période de l’invention de nouvelles structures est à peu prés terminée. Entre 1979 et 1994, la section technique a été créée ainsi que le BTS commerce international, et le lycée s’est orienté vers les Langues vivantes (Gay-Lu c’étaient les Sciences, et Valadon les Lettres !).
La démocratisation scolaire à Renoir s’est traduite par quelque chose d’assez original et pionnier.
A la fin des années 1980, Renoir était l’un des lycées de l’Académie qui avait le taux de réussite au bac (à la première tentative) le plus faible, et également le taux de redoublement le plus faible, ceci explique cela ….
» A Renoir, disait-on, on vous assure le bac en trois ans « , sans préciser si on parlait de la 2nde, la 1ère et la Terminale, ou de trois Terminales redoublées ! Mais le lycée avait aussi un excellent » taux de cohorte » : il s’agit du nombre de bacheliers rapporté au nombre d’élèves entrés en classe de Seconde.
Cela est assez typique de la démocratisation, mais cela a aussi été perçu comme du laxisme ( » tout le monde passe en classe supérieure « ). Cette politique a été soutenue par une partie du personnel enseignant, en particulier les syndiqués du Snes et du Sgen, mais une grande partie des collègues (même syndiqués) a vécu cette évolution comme » le début de la fin « .
La dernière période :
1994 / 2012
la fin de la connivence
profs/élèves
Autant la politique de démocratisation a été voulue et soutenue par une grande majorité du personnel, autant la massification scolaire a été subie, et même pas imaginée.
Une anecdote : Vers 1980, j’avais dans ma classe une élève d’origine populaire qui hésitait sur son orientation (faire des études de Droit ou pas) ; je l’avais encouragé à aller en Droit en disant que ce serait bon que des personnes d’origine populaire se lancent dans les professions juridiques. Cette vision assez commune de la démocratisation n’avait pas anticipé ce que serait la démocratisation réelle, à savoir que la grande majorité de ceux qui entrent en 6ème allait poursuivre jusqu’au bac. Les profs jusqu’aux années 1980, pensaient que la démocratisation consistait à donner aux enfants du peuple la culture légitime, celle réservée jusqu’ici à une élite. Ils n’avaient pas anticipé que cette culture-là risquait justement de devenir, dans le cadre de la massification » ce qu’il faut apprendre pour obtenir le bac « , c’est-à-dire plutôt un instrument qu’une finalité.
Ils avaient intégré, comme moi, cette culture légitime (faite de grands auteurs, de musique classique, etc.). Ils n’avaient pas pensé que lorsque les enfants des milieux populaires deviendraient très majoritaires dans les classes, ils amèneraient avec eux leur culture, et n’auraient pas besoin d’en changer alors que lorsqu’un enfant des milieux populaires était seul dans une classe parmi les élèves des milieux favorisés, s’il voulait s’intégrer, il lui fallait adopter la culture dominante.
Cela a déconcerté les enseignants. Un des collègues interviewés parle ainsi de la » fin de la connivence » entre profs et élèves. Dans les programmes, comme dans les méthodes pédagogiques, le lycée de masse n’a pas été non plus anticipé. La question n’a pas été abordée dans les débats syndicaux à la base.
L’hégémonie syndicale (en termes gramsciens) c’est-à-dire cette capacité à convaincre que les questions que l’on pose sont les bonnes et que les questions que l’on écarte n’ont pas d’intérêt, a été perdue à la fin des années 1980. Plus tôt les gens s’en rendront compte, mieux tout le monde s’en portera, car peut-être que l’on commencera alors à parler des vraies questions, plutôt que de parler du » passé qui était si beau « .
Quelques exemples
d’action collective,
de la fin des années 1990
aux années 2010
Les mouvements sociaux peuvent être parfois » grandioses « , mais si les résultats sont nuls, cela ne renforce pas la confiance en l’action collective : par exemple le mouvement sur les retraites en 2003. Les retombées sont donc très négatives sur tout projet d’action collective… cela ne veut pas dire qu’il n’y a plus d’action collective mais qu’il faut aller la chercher ailleurs que dans les mouvements qui s’intéressent à » l’entreprise éducation nationale « . Ce qui se développe c’est une sorte de » patriotisme d’établissement » dans une conjoncture où il n’y a plus assez d’élèves pour conserver les postes d’enseignants.
Il y a une seconde forme d’action collective, promise à un bel avenir, c’est celle qui est entretenue par le phénomène de concurrence entre les sections, au sein d’un même établissement. On se pique les élèves… c’est la négation même du collectif de travail dans son ensemble. Les syndicats ne s’affrontent pas à cette question, c’est la direction qui peut-être essaiera de la gérer. Mais les directions sont mal placées pour recréer du dynamisme collectif, parce qu’elles sont chargées d’appliquer des politiques qui ne donnent pas satisfaction aux enseignants, leur légitimité n’est donc pas très forte.
Du côté des élèves, ce qui est remarquable depuis la fin des années 1990, c’est que les grèves sont de plus en plus longues. La grève de 1978 a duré 2 ou 3 jours, ce qui était très long pour l’époque, où les grèves ne duraient que quelques heures ou une demie journée tout au plus. Il y a aujourd’hui des grèves interminables sur plusieurs semaines.
A Renoir, la grève de 2006 contre le CPE de Villepin a duré 4 semaines ½ (pourtant le taux de réussite au Bac a été très élevé, malgré la durée de la grève et la désorganisation pédagogique qui en a découlé). Les élèves, tout comme les enseignants d’ailleurs, se sont vite interrogés sur l’efficacité des heures passée en cours, sur la valeur du travail fourni, puisque qu’avec près de 5 semaines de cours en moins (sur 36 !) on obtient les mêmes résultats. Ce fut le cas également en 2011, au moment des grèves perlées (tous les mercredis matins pendant plusieurs semaines) des élèves contre les suppressions de poste.
» Les élèves, ils viennent si ils veulent, et c’est à nous
de leur donner envie »
Le contraste est frappant avec les années 1960 ou 1970. A l’époque, les enseignants n’avaient aucun doute existentiel sur leur rôle : il était clair qu’ils étaient là pour préparer les élèves au bac. L’Administration intervenait tout aussi légitimement sur d’autres aspects : la discipline, la tenue vestimentaire, le comportement. Il était alors évident pour l’institution scolaire qu’elle devait traiter les élèves comme des élèves. Mais aujourd’hui, les grèves à répétition démontrent que les élèves ont la possibilité de stopper le fonctionnement du lycée. Donc il n’y a pas d’autre choix que de discuter, de négocier. Le système ne fonctionne que lorsque les élèves le veulent bien.
Le raisonnement vaut aussi à l’échelle de la classe, face à chaque enseignant. Si une classe a décidé de ne pas travailler, l’enseignant aura les plus grandes difficultés. Tout cela compose un paysage où l’action collective est beaucoup plus difficile qu’il y a quelques années. Il y a eu une tendance forte chez les profs à » sauver les meubles « , c’est-à-dire se contenter de gérer sa classe. Au-delà, les formes d’action collective risquent de se cantonner à la défense de la discipline, de la section, de la série.
Dans cette recherche, nous avons beaucoup insisté sur l’organisation du travail scolaire dans le cadre du lycée de masse (il y a 150 pages sur le sujet dans le livre), car nous sommes persuadés que si le collectif doit réapparaître, il apparaîtra à partir de la mise au jour des pratiques réelles. Les profs sont de plus en plus formés, en particulier sur les aspects pédagogiques, mais il y a un non-dit général sur la fatigue ou la souffrance au travail. Les syndicats doivent s’emparer de la question du travail, de son évolution, afin de recréer du collectif. S’ils ne le font pas, ce seront les directions qui le feront à la place des enseignants, et elles ne sont pas les mieux placées pour cela.
Aujourd’hui, le lycée, les classes, sont une sorte de middle ground (que l’on peut traduire par terrain d’entente) (2), selon le concept forgé par un historien américain qui a travaillé sur les relations entre les Indiens d’Amérique du Nord et les Européens de la moitié du 17è siècle jusqu’au début du 19ème. Il a appelé middle ground toutes les situations où des personnes de cultures très différentes sont amenées à faire des choses ensemble (même sans vraiment se comprendre) sans qu’aucun des partenaires puisse éliminer les autres : ils sont donc contraints de travailler ensemble.
Ainsi le lycée, et les classes encore plus, sont des sortes de middle grounds dans lesquels les élèves ne peuvent éliminer les profs, les profs ne peuvent éliminer les élèves, idem pour les directions. Le système de relation est ainsi plus équilibré qu’auparavant. Si l’on veut recréer de l’action collective, il faut partir du constat que l’on se trouve dans une situation où les solutions d’autorité, qui pouvaient exister à une époque, ne fonctionnent plus à présent.
Un ancien proviseur de Renoir disait une fois, confronté à la question d’un collègue, et de façon très réaliste : » les élèves, ils viennent si ils veulent, et c’est à nous de leur donner envie » !
Le débat
Un intervenant (enseignant universitaire) souhaite revenir sur ce tassement de la démographie scolaire, intervenue récemment, et qui a tendance à déclencher des disputes entre filières pour capter les élèves. Finalement, n’est-ce pas sur la base de ce constat qu’on pourrait assister à un renouveau de l’action collective ? Ainsi des collègues qui, auparavant, ne travaillaient pas forcément par matière, se découvrent une nouvelle identité – de prof de langue ou de prof de français…- avec peut-être une nouvelle envie de travailler ensemble. Non pas contre les autres, mais d’une manière qui n’aurait peut-être pas été naturelle avant.
JPH : Ta question est quand même marquée par le fait que tu travailles à l’Université, où ce type de problématique existe davantage. Le Secondaire est beaucoup plus structuré sur la base des différentes disciplines et des sections d’enseignement. J’avais cru comprendre qu’un ministre de l’Education nationale – je ne me rappelle plus lequel- voulait supprimer les sections d’enseignement et faire une espèce de pot commun, avec ensuite des options plus ou moins développées. Je trouvais que faire disparaître la section Sciences économiques et sociales, matière que j’enseignais au lycée alors, aurait été plutôt une bonne idée. On aurait pu lui substituer une espèce de pôle Sciences humaines dans l’enseignement secondaire, où il y aurait eu de la sociologie, de l’économie, un peu de psychologie, de l’histoire, de la géographie. Ce pôle aurait été obligatoire pour tous les élèves, afin que ceux-ci aient droit à un minimum d’enseignement économique et social de base, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. J’évoquerais pour justifier cela une anecdote se rapportant à ma carrière d’enseignant en licence des Sciences de l’éducation à l’Université de Limoges, licence qui commence uniquement au niveau de la troisième année. Ces étudiants venant très souvent de séries littéraires avaient donc au moins deux ans d’études universitaires derrière eux. J’avais introduit dans mon enseignement un cours de l’économie de l’éducation. Une des questions posées lors de mon premier cours sur les coûts de l’éducation fut : » Enfin Monsieur, l’éducation c’est gratuit ! « . Je me suis dit alors : » Là, il y a du boulot ! » Parce que c’est une chose de » consommer » l’éducation gratuitement ; mais en conclure que cela ne coûte rien, c’en est vraiment une autre.
Je m’étais dit que, si l’on veut former les gens à l’époque où ils vivent, un bagage minimum (notions d’économie, de sociologie, d’histoire et de géographie) permettant de comprendre un peu le monde actuel, serait évidemment utile, voire nécessaire. Cela revient aussi à poser les problèmes de manière différente, ceux-ci se réduisant à des querelles sur le nombre d’heures affecté à telle ou telle matière.
J’ai enseigné l’Economie pendant vingt ans et j’ai déjà du mal à comprendre ce qui se passe dans la crise présente. C’est la problématique de la démocratisation. De temps en temps on nous demande de voter, même si ça ne sert pas forcément à grand-chose, mais quand même. Si l’on avait supprimé les sections L, S ou ES afin d’avoir un baccalauréat général unique (avec des options maths, langue, etc.) je pense que nous nous en trouverions beaucoup mieux. De telles questions relatives au décloisonnement et à la mutualisation des enseignements et des savoirs sont très peu discutées.
On ne fait que répéter les divisions qui existent dans l’enseignement supérieur, où un économiste ne saurait être historien ou sociologue en même temps. Pourtant, ce ne serait pas une mauvaise chose.
En effet, la recherche sur le lycée Renoir de Limoges que je présente ce soir contient de la sociologie, de l’ethnologie, mais aussi de l’histoire et une part de psychologie. Les problèmes se poseraient très différemment si, au lieu de s’accrocher aux disciplines, on réfléchissait plus globalement sur ce que l’enseignement devrait effectivement être : répondre aux besoins en connaissances qu’ont aujourd’hui les gens pour vivre dans le monde qui est le nôtre.
Un intervenant : Vous n’avez pas fait allusion dans votre exposé au mouvement de 1986 contre le projet Devaquet, au cours duquel les élèves et les professeurs manifestaient souvent ensemble. Qu’avez-vous à dire à ce sujet ?
JPH : Je pense que 1986 est une date très importante ; elle nous apprend beaucoup sur la nature des mouvements sociaux, en particulier ceux des lycéens et étudiants. On pourrait dire qu’il y a là une espèce de constante, et les profs se sont retrouvés facilement là-dedans, qui est celle d’essayer de résoudre quelque chose d’insoluble. En l’occurrence, vouloir développer la démocratisation de l’enseignement et en même temps faire en sorte que les diplômes gardent leur valeur. Depuis 1986, chaque fois qu’il y a un quelconque projet ministériel visant à restreindre l’accès à l’Université, les lycéens descendent dans la rue et les profs les défendent ; et quelquefois ils participent.
Je me rappelle très bien 1986. A l’époque, je travaillais partiellement à l’IUT. Par rapport à la grève, ses étudiants avaient adopté un système de décision assez surprenant : le vote par promotion – et si la grève l’emporte, tout le monde fait grève ; à l’inverse, personne ne la fait. C’était amusant parce que le délégué de l’année était personnellement très opposé à l’idée de grève, mais comme la majorité avait voté pour, il est allé manifester même s’il avait peu d’enthousiasme pour chanter les slogans. 1986 a marqué vraiment ; ce fut la première tentative pour essayer de freiner le résultat inévitable de la démocratisation. En effet, si on a de plus en plus de diplômés, et que leur nombre excède de plus en plus les besoins en diplômés, il est évident que les diplômes se dévalorisent. Comme l’expliquait déjà dans les années 1920 le philosophe-sociologue Edmond Goblot, dans son livre La barrière et le niveau : tout examen a deux aspects, un aspect niveau – on contrôle un certain niveau de connaissances-, et un aspect barrière ; c’est-à-dire que ceux qui la sautent seront les sélectionnés. Les autres sont refoulés.
Je ne sais rigoureusement pas si depuis les années 1950 le niveau du bac a évolué en plus ou en moins, mais cela n’a rien à voir avec l’effet barrière qui, lui, s’est énormément accru. Ainsi des élèves du début des années 1980 pouvaient avec le bac travailler, par exemple, comme journalistes, alors que dix ans plus tard ils seront recrutés avec un master et des études en école de journalisme. Déjà en 1968, dans une lettre à Georges Pompidou, le général De Gaulle disait : » Si nous voulons éviter que les facultés soient submergées par des étudiants qui n’y ont pas leur place, faites le ménage, monsieur le Premier Ministre, et gardez au baccalauréat sa valeur « . Il était alors hors de question de céder sur le Bac.
On sait ce que c’est devenu ! C’est la pression populaire, l’action collective qui a réussi. Mais quand on démocratise, il faut atteindre un niveau de barrière de diplôme suffisamment élevé pour faire partie des gens suffisamment rares pour être embauchés sans problème. L’idée de tous les mouvements sociaux comme celui de 1986 était de préférer le diplôme au rendement de celui-ci.
Je vais compléter cela par une chose qui, je crois, explique comment les choses se passent. Vous êtes professeur dans le Secondaire d’aujourd’hui et » vendez » un diplôme qui n’a pas grande valeur. Dans mes entretiens, une professeure de terminale dit crûment : » Dans ma classe ils sont presque tous mauvais et, à par ceux qui ne viennent pas en cours, ils auront tous le bac « . Puis elle développe : » C’est un bac technique, et ces élèves ne seront pas pris en IUT ou en BTS, vus leurs résultats. Ils se dirigeront alors vers l’Université puisqu’il n’y a pas de barrière à l’entrée. Beaucoup décrocheront rapidement et ne pourront rien faire avec leur seul baccalauréat « . De plus, on peut s’interroger sur les 150 000 élèves qui sortent tous les ans sans diplôme de l’Education nationale. En fin de compte, le système scolaire démocratisé a aussi un coût humain important.
À l’intérieur de la classe, le processus en œuvre fonctionne de manière assez curieuse. Le professeur commence à être persuadé que ses élèves auront le bac, que ceux-ci travaillent ou pas. Cela a pour conséquence la dévalorisation de son travail et de son engagement professionnel. Afin d’avoir la paix sociale dans sa classe, le professeur ne mettra jamais de notes réellement mauvaises (inférieures à 8 sur 20). Un des aspects de la démocratisation, est que, professeurs comme élèves, tous s’obstinent à défendre la valeur d’un diplôme dont chacun constate qu’il ne donne pas grand-chose. Et cela a tendance à continuer dans l’enseignement universitaire. C’est une logique qui revient grosso modo à donner les examens en étant persuadé que de toute façon la vraie sélection se fera plus tard. Aujourd’hui beaucoup d’enseignants en arrivent à dire : de toute façons, c’est la vraie vie qui tranchera. Comme si l’enseignement n’était pas la vraie vie ! Cette situation correspond à de l’action collective qui ne dit pas son nom, car non discutée. Il n’y a pas de politique d’établissement et ce genre de choses se fait comme ça, cahin-caha.
A titre personnel, cette situation ne me trouble pas. En revanche, ce qui est plus gênant est de ne pas être clair sur les conditions de cette fabrication, de ne pas expliquer clairement aux élèves, à la fois le sens des études et ce à quoi ils peuvent s’attendre ; c’est-à-dire ces notions de niveau et de barrière. L’aspect barrière des examens est très important à expliquer. Et paradoxalement, en Terminale ou en Première, il semble actuellement se constituer spontanément un mouvement collectif de corps qui se traduit par un ressaisissement à la fois des familles, des élèves et des professeurs. Ce mouvement provient du fait qu’à l’heure actuelle, les lycéens de Terminale commencent à réfléchir très tôt dans l’année aux orientations qu’ils veulent avoir et au cursus qu’ils veulent demander. Donc, très vite, les élèves sont confrontés à un constat simple : aujourd’hui l’enseignement supérieur est dans un rapport 48-52% entre la partie fermée de l’enseignement supérieur (écoles et structures qui recrutent sur concours et dossier) et la partie ouverte (facultés de Droit, Sciences et Lettres des universités). Les élèves qui veulent entrer dans des cursus sélectifs commencent maintenant à percevoir de plus en plus clairement que le dossier se fabrique dès la Seconde. Plus les familles seront informées de cela et plus les profs joueront là-dessus, plus une certaine discipline au travail sera récréée dans les établissements. Cela ne réglera pas, bien sûr, la question de savoir comment vont se conduire les élèves qui pensent n’avoir aucune chance d’être sélectionnés : s’ils vont mettre de l’ordre ou du désordre dans la classe. C’est un problème entièrement ouvert qui est à régler par chaque enseignant au jour le jour.
Un intervenant : C’est curieux que tu viennes de parler de discipline au travail alors que précédemment j’avais cru entendre que ce qui pourrait mobiliser les élèves dans leurs apprentissages serait plutôt l’intérêt au travail. Je suis instituteur, j’entends toutes les problématiques relatives aux lycées dont tu nous parles ; mais peut-être, l’école maternelle mise à part, les problématiques sont les mêmes à partir du CP. Je crois que les enseignants n’arrivent plus à se débrancher des injonctions qui leur sont faites par les différents ministres et, n’y arrivant pas, sont incapables de prendre en compte les finalités essentielles de l’école, à savoir : participer à la sélection sociale, faire du tri social. Ceci est la fonction essentielle et fondamentale de l’école depuis qu’elle existe peut-être. Comme ils n’arrivent pas à se débrancher de cette mission essentielle de l’école, ils pédalent, tête dans le guidon, en essayant d’en tirer des choses personnellement. Il leur reste donc la carrière et/ou la possibilité de finir le programme.
Aujourd’hui les grilles de compétences, les évaluations entrent dans l’Education nationale. En conséquence, la question qui se pose aux enseignants est la suivante : suis-je un bon enseignant pour remplir les missions qui me tombent d’en haut ?
Ce qui m’a le plus interpellé (positivement) dans ton intervention, c’est quand tu dis que si on ne permet pas aux élèves de créer un nouveau rapport au savoir, c’est-à-dire de se poser des questions telles que : à quoi sert l’histoire, la sociologie… aucune vraie action collective des acteurs de l’école (élèves comme enseignants ou autres personnels) ne peut exister.
JPH : De mon point de vue, tant que le bac existe tel qu’il existe – mais il n’en a peut être pas pour des années – il répond à la finalité du lycée. A l’époque où je faisais un cours sur l’histoire de l’éducation, j’avais l’habitude de dire souvent : au lycée je ne suis pas tout à fait sûr qu’on fasse des études, mais ce qui est sûr c’est qu’on prépare le bac. Le bac implique des programmes et que les enseignants fassent ces programmes tels qu’ils sont à peu près prévus, en particulier dans les classes de Terminale. C’est en étant recruté à l’Université en Sciences de l’éducation que je me suis tout à fait rendu compte de ce qu’impliquait la réalisation d’un programme. A ce moment il n’y avait plus de programme dans ce cursus et j’ai dû en construire un. Mon idée fondamentale a été de me dire : J’ai en face de moi des gens qui ont un petit cursus universitaire et veulent entrer dans l’Education nationale ; qu’est-ce qui peut leur être utile ? Probablement de l’histoire de l’éducation, de la sociologie de l’éducation, de l’économie de l’éducation, de la sociologie du travail etc.
Tant qu’il y a le bac, les enseignants dans le secondaire n’ont aucunement le besoin de se poser la question du programme. Mais quelque part, ça tue l’imagination pédagogique, sur les contenus, etc. Les programmes ont un tas de côtés absurdes. Je me rappelle dans une interview qu’un collègue me disait avoir ¾ d’heure dans l’année pour traiter la guerre d’Algérie. Pour raconter quoi ? À part quelques faits. Mais si les faits n’ont pas d’explication, ne poussent pas à réfléchir. Quel intérêt étudier la guerre d’Algérie dans ces conditions ? En revanche, si un professeur maîtrise bien un domaine, pourquoi ne passerait-il pas cinq ou six heures à l’étudier avec ses élèves, qu’il pourra faire travailler sur des documents ? Je me rappelle que les programmes de Sciences économiques et sociales étaient détaillés jusqu’à indiquer le nombre d’heure affecté à tel ou tel sujet. Dans ces conditions les enseignants ne sont pas en position de s’interroger et de réfléchir sur ce qui est nécessaire aux gens aujourd’hui pour comprendre le monde dans lequel ils vont vivre. Leur seule préoccupation doit être : Qu’est ce qu’il faut que les élèves sachent pour passer le baccalauréat et avoir une bonne note ? Ainsi, tout le monde joue le jeu de l’examen. Y compris les élèves. Et depuis que les élèves ont compris que, pour » le portail des formations « , il est important d’avoir de bonnes notes en Première, qu’il faut négocier, alors les notes sont effectivement négociées. Quand j’étais élève je faisais du latin, du grec et du français à haute dose. On m’aurait dit de faire du mongol, j’aurais fait du mongol. Jamais aucun professeur ne m’a expliqué pourquoi il était important de faire du grec. A l’époque tous les élèves étaient persuadés que s’ils arrivaient à avoir le bac, ils étaient sauvés. Donc chacun se donnait les moyens de l’avoir. Et il n’y avait alors pratiquement aucun problème de discipline.
Un intervenant : Je voudrais remercier Jean-Pierre pour cette plongée dans l’énorme machine qui est la fabrique de l’ignorance. Pour moi c’est quelque chose d’assez surréaliste, en tant que représentant du Centre International de Recherches sur l’Anarchisme (CIRA), de voir à quel point il y a effectivement une conscience de classe, mais limitée à La salle de classe. On remarque dans l’exposé que les élèves ont, en fait, conscience qu’ils ont le pouvoir de bloquer cette énorme machine à soumission.
D’autres projets existent, comme les expériences éducatives libertaires. Hugues Lenoir* est venu en parler à Limoges et a expliqué ce que pouvait être une alternative à ces systèmes totalement fermés et agressifs où ni l’enseignant, ni à fortiori l’enseigné ne peuvent s’épanouir.
JPH : Je ne serais pas très d’accord avec ce que tu dis en dernier lieu. Des collègues qu’on a interviewés font en général une nette différence entre leur plaisir au travail avec les élèves et les relations avec leurs collègues qui peuvent être dégradées. Nous ne sommes donc pas dans un monde noir et blanc ; c’est beaucoup plus compliqué. Chez les collègues il y a, depuis le ministère Allègre**, une espèce d’impression globale de n’être pas du tout compris par les ministres qui se succèdent et de servir de boucs émissaires à tout le monde. L’intérêt de faire une monographie, c’est que cela permet de constater que le lycée tourne, quand même ; que ce n’est pas l’émeute tous les jours, loin de là ; qu’il y a des élèves qui apprennent des choses et que les professeurs enseignent. Cela veut dire que des bricolages se font en permanence et que cela permet à l’édifice de tenir. Un élève explique que Renoir c’est un vrai foutoir, c’est le moulin : on entre et on sort comme on veut. Mais au bout du compte il dit : » Quand même, derrière l’anarchie, quand on réfléchit, il y a un ordre, car si je dépasse les bornes il y a quelqu’un qui va finir par me le dire « .
Sur l’idée d’épanouissement : les lycéens ne donnent pas l’impression d’être tristes. Le lycée est un grand terrain de drague, c’est la découverte des filles, ou des garçons. Ce qui n’est pas rien. Et puis les élèves se rappellent avec force d’un professeur ou deux qui les ont marqués parce qu’ils les ont amenés à réfléchir. Mais, à ce sujet, ce qui est extraordinaire c’est qu’en général la construction intellectuelle qu’en font les élèves n’a pas toujours grand-chose à voir avec le stimulus de départ. C’est une idée sidérante pour les enseignants.
Sous l’apparence un peu monotone et grise de l’établissement scolaire, il se passe en fait beaucoup de choses plutôt sympathiques : entre autres, tous ces arrangements qui permettent aux uns et aux autres de se supporter et de travailler ensemble un minimum. Le lycée ne sert pas à rien. Il est vrai que la manière dont la structure fonctionne ne pousse pas les individus qui en font partie à raisonner sur la totalité de l’entreprise dans laquelle ils sont. La question des programmes par exemple, est très rarement posée entre collègues et syndicalement.
Un intervenant : Mon expérience de Renoir se rapporte à mes trois enfants qui y ont effectué leur scolarité au collège puis au lycée. Tu n’as jamais parlé de l’articulation collège-lycée ; est-ce qu’elle a joué un rôle ? Est-ce que Renoir a commencé par être d’abord un lycée ? Tu as beaucoup insisté sur le fait qu’au départ il y avait des internes venant du milieu rural : où seraient allées ces internes s’il n’y avait pas eu Renoir ? au lycée Valadon, au lycée Turgot ? Il y a aussi tout cet aspect des élèves qui se dirigent vers l’enseignement technique et professionnel qui n’apparaît pas dans ton exposé. Qu’est-ce qui les a fait choisir Renoir plutôt que Valadon ?
JPH : Nous avons très peu parlé du collège parce que c’est un tout autre monde et le travail demandé par l’élaboration de la monographie du lycée n’a pas permis d’aller au-delà. L’étude du lycée a pris six ans sur la base de 160 entretiens dont la durée moyenne était de deux à trois heures. Il a fallu une année entière, à deux personnes, pour faire juste les transcriptions. En revanche, l’articulation collège-lycée est souvent abordée par le biais des élèves lorsqu’ils racontent leurs souvenirs de Seconde. Quand on a interviewé ces élèves, je me suis rappelé du professeur principal que j’étais, organisant les élections des délégués de classes en Seconde. Je n’avais alors pas réalisé tout de suite que la plupart des délégués en classe de Seconde étaient des élèves qui venaient du collège de Renoir, parce qu’ils connaissaient déjà les professeurs, les codes de l’établissement, etc.
À Renoir, pendant longtemps, la position syndicale a été de pousser tous les enseignants à demander un service à cheval sur le collège et le lycée. Après avoir fonctionné plus ou moins difficilement, cet » enseignement à cheval » a quasiment disparu. Aujourd’hui, pour les enseignants du lycée, le collège c’est terre inconnue. » Le collège à l’intérieur du lycée » est une des questions qui se posent aujourd’hui. Des interviews de professeurs indiquent, par exemple, que lors des assemblées générales collège-lycée, tous les enseignants du collège sont d’un même côté et ceux du lycée de l’autre. Il y a une salle unique des professeurs mais très peu de mélange.
En ce qui concerne la partie technique de l’établissement, c’est la même chose. C’est un lycée à l’intérieur du lycée. Dans les entretiens, des élèves des années 1980 disent qu’ils croyaient à l’époque que les séries Sciences et technologies (STG) se faisaient au lycée Valadon. C’est dire que, pour les élèves de série générale, la série technique était invisible, alors qu’il s’agissait d’une bonne partie des effectifs. On peut parler à ce sujet de conscience de classe. Quand les élèves font la graduation de la valeur sociale des séries d’enseignement, la STG est à l’échelon inférieur, sauf depuis les dernières années où parfois la série littéraire passe en-dessous de la série STG. Ce qui en dit long sur l’évolution de la série littéraire ! Un passage du livre intitulé Qu’est-ce que les élèves apprennent en dehors des contenus scolaires ? montre en gros qu’il s’agit de leur première expérience de travail organisé. Et en même temps, au travers de l’orientation, les élèves découvrent une structuration de la société qui classe les individus dans des cases qui sont de valeurs inégales. Et même si le projet des directions de l’établissement a toujours été de dire : » On éduque en même temps, au même endroit, un même ensemble de jeunes « , la réalité est que la section technique vit sa vie de façon complètement indépendante. Nous avons des interviews de professeurs de langue qui interviennent en série technologique, disant à propos de leurs collègues de STG : » Je crois qu’ils travaillent avec des fiches ? » En fait, ils ne savent pas du tout comment travaillent ces collègues.
Pourtant la section technologique montre une capacité d’invention pédagogique remarquable. Sans porter de jugement de valeur, un style d’enseignement nouveau s’y profile, même s’il n’est pas forcément transposable dans les autres sections. Et il faut vraiment des circonstances extraordinaires pour qu’il y ait mélange et connaissance réels : par exemple, un élève en série Economique et sociale dont le meilleur copain est en série STG, car ils se sont connus à l’internat (le lycée Renoir avait un petit internat pour les garçons situé à l’extérieur au lycée Turgot). Cet élève explique dans son interview que les cours de STG de son copain brassent beaucoup de matières intéressantes et utiles, comme les questions juridiques, etc. C’est cette amitié très circonstancielle qui lui a fait franchir la barrière des préjugés « de classe », car il avait été lui-même orienté vers un bac général après un conseil du type : » Vous être trop bon pour suivre une filière technologique « .
Je trouve donc que la vie au lycée apprend plus à raisonner sur la différence sociale qu’elle n’apprend aux gens à communiquer. Etant professeur de lycée, j’ai particulièrement été frappé quand, à la fin de l’année scolaire, en Seconde, les élèves savaient dans quelle série ils seraient orientés. Alors on voyait nettement dans la classe les groupes se recomposer. Les gens qui partaient en technologique voulaient rester groupés, sachant qu’ils avaient été en quelque sorte désignés comme pas bons. C’est l’aspect pas très gai – pour être gentil- des apprentissages scolaires. Aspect profondément intériorisé par les gens car chacun veut se valoriser.
Un intervenant (qui se présente comme militant syndical » pas au SNES ») demande quel conseil JPH aurait à donner pour inverser un peu les tendances. C’est-à-dire faire en sorte que les enseignants prennent en compte l’ensemble des questions de l’Education nationale et ne regardent pas les choses par le » petit bout de leur lorgnette ».
JPH : Tout le monde sait que depuis pas mal d’années le mouvement syndicat est en position de défense. L’idée c’est : si on ne fait rien, ce sera pire. Il n’y a pas de projet de construction.
Je n’ai aucun conseil syndical à donner mais, si on me permet un avis, je dirais que les syndicats ont intérêt à causer du réel en leur sein, comme avec le public plus large de l’Education nationale : partir des problèmes qui se posent tous les jours à eux dans travail, faire ressortir le vrai travail. Les questions habituellement soulevées ne sont pas très réalistes.
J’ai un copain un peu désespéré de la situation actuelle, alors quand je veux lui remonter le moral je lui dis : imagine qu’on soit en 1815 et que tu sois jacobin, tu aurais le moral à zéro. Voir revenir Louis XVIII après s’être tapé Napoléon, la Révolution, la Terreur, ce serait terrible. Mais après ça il y a eu quand même 1830, 1848. L’histoire ne s’arrête pas.
L’autre jour je lisais sur Internet une interview du milliardaire américain Warren Buffet. Il disait : » La lutte des classes existe et nous l’avons gagnée « . Cela résume assez bien la situation actuelle ; mais j’ai tendance à dire qu’il a intérêt à s’en réjouir, parce que rien ne dit que ça durera cinquante ans. C’est rare que ces choses-là soient stabilisées et il n’y a aucune raison à cela, vue l’ampleur des problèmes qui se posent à l’heure actuelle. Je trouve assez fascinant la situation de décrépitude et d’impuissance de la sphère politique aujourd’hui. Cela veut dire que les voies classiques de la politique sont actuellement plus que problématiques. Où est le pouvoir ? La mondialisation, l’interconnexion de ce monde permet une connaissance de celui-ci comme jamais on ne l’a eue. De nouveaux types de mouvements sociaux, de nouveaux questionnements émergent. Le citoyen moderne et la démocratie supposent que l’on soit sans arrêt capable de comprendre le monde dans lequel on est. L’enseignement aujourd’hui est-il adapté à cela ? Est-ce qu’il forme les gens pour cela ? Non, notre enseignement est bien trop franco-français, pas assez mondial, pas assez ouvert culturellement.
Là, il y a vraiment du boulot pour les enseignants et ça peut donner la pêche !
Compte-rendu réalisé par
Christophe Nouhaud
et Francis Juchereau.