Avec Razmig Keucheyan
Le concept d’hégémonie chez Gramsci
Je voudrais évoquer un célèbre concept de Gramsci, et tâcher de montrer comment ce concept peut nous servir à comprendre la réalité dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui. Cela permettra d’illustrer à quoi servent les pensées critiques. Ce concept, c’est celui d’ “hégémonie”, par lequel Gramsci essaie à la fois de comprendre la nature du pouvoir dans les sociétés modernes, et de voir comment on peut le transformer dans un sens communiste. La notion d’hégémonie a une longue histoire avant Gramsci. Gramsci l’emprunte aux marxistes russes, et en particulier à Lénine, pour qui il avait une grande admiration. Lénine se sert de l’idée d’hégémonie pour penser la dynamique des alliances de classe dans le cadre des processus révolutionnaires. Ce qui l’intéresse particulièrement, c’est la manière dont la classe ouvrière peut s’allier avec la paysannerie – largement majoritaire dans le contexte russe – tout en exerçant sur elle son hégémonie, c’est-à-dire en avançant ses propres intérêts. Le prolétariat n’étant pas majoritaire, il doit passer des alliances. Chez Lénine, l’hégémonie est donc un concept tactique.
Gramsci va reprendre à son compte ce concept, mais il va lui donner une toute nouvelle dimension. Par son entremise, Gramsci essaie d’analyser un problème concret, le problème sans doute le plus important pour un communiste ouest-européen de son époque. Ce problème est le suivant : en 1917, les communistes russes sont parvenus à réaliser une révolution là où personne ne l’attendait. Dans un article antérieur à son emprisonnement, Gramsci parle à propos de la révolution russe de » révolution contre le Capital » (le livre), pour dire que Marx lui-même n’aurait pas imaginé que la révolution puisse se produire en Russie. En Russie, le capitalisme n’avait pas encore eu le temps de prendre racine, et la bourgeoisie était très fragile. Dans le marxisme classique, la révolution prolétarienne est censée survenir dans des pays déjà développés, dans lesquelles le capitalisme a déjà largement socialisé la production. Surprise, ce n’est pas là où on l’attend que la révolution surgit ! c’est d’ailleurs rarement le cas, si on y réfléchit…
Le constat que fait Gramsci depuis sa prison à la fin des années 1920 est le suivant : les révolutionnaires russes sont non seulement les premiers à avoir réussi à prendre le pouvoir durablement, mais ce sont aussi les seuls. Les processus révolutionnaires se sont multipliés au cours des années 1910 et 1920, mais partout ils ont échoué. Gramsci lui-même a pris part entre 1919 et 1920 aux » conseils de Turin » (le bienno rosso, les » deux années rouges « ), pendant lesquels les ouvriers de cette ville occupent leurs usines, et des formes embryonnaires d’autogestion se mettent en place. Mais en Italie comme partout ailleurs (Allemagne, Hongrie, plus tard Espagne…), le mouvement ouvrier est battu et doit reculer. Si bien que le seul constat pour lui à la fin des années 1920 est un constat d’échec et de défaite. La question que se pose Gramsci est : pourquoi ? Pourquoi dans les pays les plus avancés (France, Allemagne, Italie…), ce qui était prévu par tous les textes marxistes, à savoir la révolution socialiste, n’arrive pas ? Cela même lorsque les organisations ouvrières peuvent se prévaloir de centaines de milliers, voire de millions, de membres, comme en Allemagne, où la social-démocratie obtient aux élections un quart des voix. Le concept critique d’hégémonie, c’est la réponse que Gramsci va proposer à ce problème.
Donc on voit à quel point les pensées critiques, c’est du concret, ce ne sont pas du tout des discussions pour intellectuels. Gramsci était un dirigeant politique, même depuis sa prison il a tant bien que mal pris part aux activités du PCI. Il est face à un problème politique majeur, et il essaie de se donner les moyens de le penser… Evidemment qu’aujourd’hui nous sommes dans une situation similaire. Gramsci a écrit dans une période qui ressemble à certains égards à la nôtre : crise du capitalisme, recul du mouvement ouvrier, montée de l’extrême-droite… Aujourd’hui, la crise devrait produire des processus de mobilisation massive chez ceux qui la subisse, mais hormis des émeutes éphémères çà et là, et quelques mouvements sociaux puissants comme en France le mouvement des retraites, ce n’est pas le cas.
La raison pour laquelle la révolution a pu se produire en Russie, mais pas dans les pays capitalistes plus avancés, s’explique pour Gramsci dans les différences de structure sociale des pays en question. La structure de classe, les rapports de classe, et par conséquent la nature du pouvoir, n’est pas la même en Russie et disons en Allemagne ou en France à la même époque. Cela implique que faire la révolution suppose de mettre en oeuvre des stratégies en partie différentes, puisque le mode de transformation d’une société est lié au type de pouvoir qui y règne. Voici une célèbre citation de Gramsci, tirée du Cahier de prison n°6, dans laquelle il résume sa pensée à ce propos :
“ En Orient, l’Etat était tout, la société civile était primitive et sans forme ; en Occident, entre l’Etat et la société civile, il existait un juste rapport et derrière la faiblesse de l’Etat on pouvait voir immédiatement la solide structure de la société civile. L’Etat était seulement une tranchée avancée derrière laquelle se trouvait une chaîne solide de fortifications et de casemates… “
Que dit Gramsci dans cette phrase? Gramsci distingue entre l’ » Orient « , par exemple la Russie, la Chine, certaines sociétés latino-américaines, et l’Occident : en gros l’Europe de l’Ouest, les pays les plus développés sur le plan du capitalisme. Les Etats-Unis sont sans doute au XIXème siècle dans une position intermédiaire entre Orient et Occident. En Orient, l’essentiel du pouvoir est concentré dans l’Etat, dans l’administration, l’armée, la police, etc., alors que la société civile – partis politiques, presse, entreprises, syndicats, associations en tous genres – est primitive et fragile. Cela implique une chose simple : si vous désirez prendre le pouvoir dans une société de ce genre, vous prenez le pouvoir d’Etat, et vous détenez donc l’essentiel du pouvoir. C’est ce qui est arrivé dans le cas russe. Evidemment, ensuite, les ennuis commencent, parce qu’il faut gérer l’Etat, gérer les réactionnaires, etc.
En Occident, les choses sont plus compliquées. Dans ce cas, l’Etat est relativement faible (pas forcément dans l’absolu), mais derrière lui la société civile est dense et solide. Gramsci emploie cette métaphore militaire très parlante : » L’Etat était seulement une tranchée avancée derrière laquelle se trouvait une chaîne solide de fortifications et de casemates… « , à savoir justement la société civile. Autrement dit, en Europe de l’Ouest, vous aurez beau vous être saisi du pouvoir de l’Etat, celui-ci ne représente qu’une fraction du pouvoir total. Vous aurez beau avoir renversé la première tranchée avancée (l’Etat), derrière elle vous attend encore une solide chaîne de tranchées et de fortifications (la société civile). Attention, Gramsci ne dit pas qu’il est complètement erroné d’appliquer la méthode bolchevique, le modèle de la » prise du Palais d’hiver « , en Occident. Il reste un révolutionnaire, et même un léniniste. Mais il ajoute que cette stratégie doit être élargie dans le cas de l’Occident. En somme, en Occident, la société civile et l’Etat s’interpénètrent à un point tel, et sont à ce point développés, qu’il est illusoire de penser que l’affrontement avec l’appareil d’Etat pourrait à soi seul tenir lieu de stratégie. Cet affrontement est nécessaire, mais pas suffisant. Ce qu’il faut au préalable – en réalité dans un même mouvement – c’est trouver le moyen d’affaiblir la chaîne de » fortifications » et de » casemates « , de sorte à prendre le pouvoir d’Etat, mais aussi d’autres formes de pouvoir » privé » disséminées dans la société civile.
D’où vient la différence de structures sociales entre Occident et Orient ? Avec la révolution industrielle et la révolution française (et les révolutions qui ont suivi : 1830, 1848, la Commune…) émerge un nouveau type de rapport entre l’Etat et la société civile. A partir de la seconde moitié du XIXème siècle, l’interpénétration et le développement de l’Etat et de la société civile s’accroît, les grandes corporations (partis, syndicats, associations) se mettent en place, le parlementarisme et l’instruction publique se généralisent. Gramsci dit que la société civile et l’Etat deviennent indissociables au point de devenir » une seule et même chose « , c’est ce qu’il appelle l’ » État intégral « . Or, avec une société civile aussi dense et robuste, aussi éduquée et organisée, vous ne pouvez plus gouverner uniquement par la force. La seule violence physique ne mène à rien. Le pouvoir doit désormais reposer sur deux piliers : la force, certes, mais aussi le consentement de la population, qu’il faudra susciter. Le consentement lui-même s’obtient non seulement en s’appuyant sur l’intérêt matériel des individus (salaires, etc.) ou sur la peur de la répression, mais il comporte aussi une dimension culturelle, liée aux valeurs. Ce mélange de force et de consentement, qui évolue d’époque en époque, c’est exactement ce que Gramsci appelle » hégémonie « . Donc faire la révolution en Occident implique d’affaiblir l’hégémonie en place, et de faire émerger un nouveau mélange de force et de consentement.
Guerre de position,
guerre de mouvement
La distinction entre l’Orient et l’Occident conduit Gramsci à opérer une distinction célèbre entre » guerre de mouvement » et » guerre de position « . Cette distinction remonte au moins à Clausewitz et aux guerres napoléoniennes et elle est présente aussi chez Trotsky. Mais elle fait surtout référence à l’expérience des » guerres de tranchées » de la Première guerre mondiale. Tout processus révolutionnaire contient ces deux types de stratégie, mais à des degrés divers. La distinction entre » guerre de mouvement » et » guerre de position » est essentiellement liée à la durée du conflit, qui influe sur sa nature, sur le type d’armes qu’on utilise. Dans la » guerre de mouvement « , on cherche à obtenir la décision rapidement, par exemple en opérant une brèche dans les lignes ennemies, et en atteignant le centre du pouvoir rapidement. C’est ce qui s’est passé lors de la révolution russe, le centre du pouvoir étant le Palais d’hiver. Ça n’empêche pas évidemment d’accumuler des forces auparavant, mais comme son nom l’indique, l’emporter par le mouvement suppose d’aller vite.
Avec l’évolution de la société, la » guerre de mouvement » est progressivement remplacée par la » guerre de position « . Dans ce cas, il est devenu impossible d’obtenir la décision rapidement, justement parce que l’Etat est seulement la tranchée avancée du pouvoir et que derrière lui se trouve une solide chaîne de fortifications et de casemates. En termes militaires, les armées sont devenues trop lourdes pour se déplacer rapidement. L’État, les corporations, le parlementarisme… jouent le rôle de » tranchées » et de » fortifications « , qui rendent difficile sinon impossible le renversement de l’ordre social par le seul » mouvement » rapide, et supposent que celui-ci soit précédé par des luttes d’épuisement ou d’attrition de longue durée. Le mouvement ne disparaît pas, il devient partie intégrante de la guerre de position.
Pour Gramsci, c’est par la » guerre de position » que l’on construit l’hégémonie. Plus précisément, c’est cette stratégie qui permet d’affaiblir l’hégémonie combattue, par exemple aujourd’hui l’hégémonie néolibérale, et de la remplacer par une nouvelle hégémonie. La raison en est que construire une hégémonie suppose d’influencer la culture, les valeurs, les représentations du monde des individus, et pas seulement leurs salaires ou leur intérêt matériel, et que cela prend du temps. D’où l’idée que l’opposition entre une hégémonie et une contre-hégémonie est comme la » guerre de tranchées » lors de la Première guerre mondiale. Il est important d’insister sur le fait que la guerre de position pour Gramsci n’est pas seulement une bataille » culturelle « , ou encore moins » institutionnelle « . La révolution de Gramsci, ce n’est pas uniquement la révolution citoyenne… Elle inclut ces deux dimensions, mais elle suppose aussi par exemple des grèves de masse, des expériences d’autogestion, des mouvements sociaux larges, la politique de la rue, etc.
La conception gramscienne du rapport entre société civile et Etat dans les sociétés modernes a une influence sur la manière dont on conçoit les crises économiques, ce qui nous intéresse au premier chef, puisque nous sommes plongés dans une crise sans précédent. Les crises modernes, dit Gramsci, ont ceci de caractéristique qu’elles ont rarement des effets politiques immédiats. Ces effets sont le plus souvent amortis par les » tranchées » et » fortifications » de la société civile et de l’Etat. Autrement dit, entre les structures et les superstructures se trouve un ensemble de médiations, qui les conduisent à former un » bloc historique « , et qui empêchent qu’un effondrement de l’économie se traduise par un effondrement correspondant du système politique. Il me semble que c’est exactement la situation dans laquelle nous sommes aujourd’hui, où la crise économique n’a pas (encore ?) produit d’effets politiques significatifs. C’est seulement lorsque les crises deviennent » organiques « , c’est-à-dire qu’elles se transforment en crises du bloc historique lui-même, lorsque les tranchées et fortifications (les médiations) ne résistent plus, qu’elles contaminent toutes les sphères sociales : économie, politique, culture, morale… Gramsci qualifie aussi ces crises de » crise d’hégémonie « , et il se pourrait bien que nous vivions actuellement une telle crise.
Alors quel est l’intérêt de ce concept d’hégémonie pour nous aujourd’hui ? J’en signale deux rapidement. D’abord, les évolutions dans la nature du pouvoir que Gramsci cherche à appréhender par l’entremise de ce concept se sont encore accentuées depuis son époque. Comme l’ont bien montré Michel Foucault et Pierre Bourdieu, des penseurs très proches de Gramsci à certains égards, le pouvoir est aujourd’hui encore plus complexe, plus décentralisé, plus incorporé qu’à l’époque de Gramsci. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a plus de pouvoir concentré dans l’Etat. L’Etat reste le détenteur du monopole de la violence légitime, pour parler comme Weber, ses capacités d’intervention dans l’économie sont colossales, comme on l’a vu au moment du sauvetage des banques, et pour les Etats impérialistes comme la France, il continue à avoir la possibilité de projeter ses forces armées de par le monde. L’Etat n’est pas une structure neutre. En même temps, le pouvoir est aussi disséminé aux quatre coins du monde social, et l’idée d’hégémonie permet de penser ce fait.
Autre point sur lequel Gramsci peut nous aider : une caractéristique des pensées critiques et de la gauche actuelles est la grande faiblesse de la réflexion stratégique en leur sein. Les modèles stratégiques du passé (social-démocratie, mouvement communiste, gauchisme, anarchisme…) ont disparu, et ceux qui les remplaceront n’ont pas encore eu le temps d’apparaître. Or, Gramsci constitue un excellent point de départ pour renouer le fil de la pensée stratégique, pour réfléchir à la stratégie pour le XXIème siècle. Les Cahiers de prison ne fournissent pas des solutions toutes faites, et il ne saurait être question de rejouer telle quelle la distinction entre la guerre de mouvement et la guerre de position. A certains égards, la seconde moitié du XXème siècle a donné tort à Gramsci sur ce point, puisque la prolifération des guerres » asymétriques » – de type guérillas – illustre la recrudescence des guerres de mouvement. Ce que fournit Gramsci, c’est un cadre d’analyse, qui permet de placer la réflexion politique sous condition de la stratégie. Entre autres problèmes, celui de l’Etat n’a pas reçu l’attention qu’il mérite dans les pensées critiques contemporaines. Quelle est la nature de l’Etat néolibéral, dans son rapport aux formes d’État qui se sont succédées depuis les origines de l’époque moderne ? Quel est son degré d’interpénétration avec la société civile, avec les organisations économiques, les médias ou encore les partis politiques ? Comment les nouveaux liens entre l’Etat et la société civile affectent-ils les conditions de la transformation de l’un et de l’autre, et l’émergence de ce que Gramsci appelle la » société régulée « , c’est-à-dire le communisme ?
Le Débat
Razmig Keucheyan (réagissant à un article paru dans le journal Les Echos d’avril 2012 qui comparait la campagne de JL Mélenchon pour les présidentielles à une opération » gramscienne « ) :
Depuis les années 70, il y a en France, mais pas seulement, une tradition de lecture de droite de Gramsci, en particulier à l’extrême droite. Dans la revue Eléments, longtemps dirigée par Alain de Benoist, on trouve toute une interprétation des notions gramsciennes d' » hégémonie » et de » guerre de position « . Tout ceci est arrivé par capillarité jusqu’à Nicolas Sarkozy qui, lors du 1er tour de l’élection présidentielle de 2007, déclarait au Figaro être, à droite, celui qui a appliqué la méthode gramscienne de la guerre de position et de l’hégémonie culturelle. Il est peu probable que Sarkozy ait lu dans le texte les Cahiers de prison, mais il est clair qu’autour de Sarkozy des gens venant de l’extrême droite, notamment Patrick Buisson, ont étudié Gramsci.
Un intervenant :
1/ Quelle différence y a-t-il entre la conception de l’hégémonie, qui occupe une place importante dans le discours de Gramsci, et ce qu’on appelle aujourd’hui le discours dominant ?
2/ Quelle différence y a-t-il entre Gramsci qui parle des nations de l’Orient et la conception marxiste du » mode de production oriental » ?
3/ Est-ce que la pensée de Gramsci répond à l’actualité d’aujourd’hui ?
RK :
1/ » Hégémonie » et » discours dominant » sont deux notions proches, mais avec une différence fondamentale. Le discours dominant, c’est du discours. Dans l’hégémonie il y a du discours, il y a du langage (Gramsci était linguiste de formation et attachait beaucoup d’importance à la question du langage), de la culture, des valeurs, de la religion éventuellement, mais aussi du » matériel « . Ainsi l’hégémonie contient de la violence physique au moins à l’état potentiel, mais aussi une alliance de classes basée sur des intérêts matériels.
La notion d’hégémonie chez Gramsci ne vise pas à dire que la culture toute seule est cruciale ou que la bataille révolutionnaire va avoir lieu dans le domaine de la culture. Cette notion vise à prendre en compte la dimension culturelle, mais elle la met en rapport avec d’autres.
En résumé, la notion d’hégémonie, qui englobe celle de discours dominant (ce qu’on peut lire dans la presse, etc.), intègre d’autres éléments qui sont d’ordre économique ou ont une dimension répressive.
2/ Dans la tradition marxiste, le » mode de production asiatique » est probablement une des notions les plus désuètes. On ne voit pas exactement ce que cela veut dire. C’est une notion qui consiste à dire qu’il y a des sociétés en avance, d’autres en retard.
Pour sa part, Gramsci distingue entre l' »Orient « et l' »Occident » tout en récusant toute essentialisation de ces deux notions. Cela veut dire qu’il n’existe pas de pure société » orientale » ou » occidentale « . L’Orient et l’Occident sont comme deux pôles. Chaque société se trouve plutôt d’un côté ou plutôt de l’autre. En se développant, elle va évoluer dans un sens ou dans l’autre. Aucune société n’est figée. Toute société est en développement, toute société est fluide. C’est un concept qui essaie de cerner une réalité mais pas de manière absolue. Lorsque Gramsci distingue Orient et Occident, il ne s’agit pas vraiment d’évolutionnisme mais plutôt d’une sorte de grille de lecture permettant ensuite de prendre des décisions stratégiques. Un contexte plutôt oriental signifie que la société civile est plutôt faible, donc l’affrontement avec l’Etat va être primordial (exemple de la révolution russe). Dans un contexte plutôt occidental, c’est la société civile qui va être forte, ce qui induit plutôt un autre type de stratégie, même si l’Etat reste important tout de même. C’est une différence d’accent et de sensibilité.
3/ Sur l’actualité de la pensée de Gramsci : Après les grands mouvements sociaux des années 1960-70, le néo libéralisme s’est développé à l’échelle internationale. Nous avons là affaire à une séquence historique complexe, variée selon les pays, qui s’étend des années 1980-90 aux années 2005-2010.
A partir de là commence une crise d’hégémonie, et dans cette crise des opportunités révolutionnaires sont à prendre. Gramsci est l’un des grands penseurs des opportunités révolutionnaires, d’où l’actualité de sa pensée. Il n’est pas le seul. Rosa Luxembourg, Lénine, sont à mon avis des penseurs qu’il nous faut aussi fréquenter. Leur pensée développe aussi la manière dont la crise stratégique du capitalisme ouvre des opportunités.
Un intervenant considère lui aussi qu’il est utile de relire Gramsci. Gramsci a repéré quelque chose d’extrêmement important qui avait déjà été pressenti par Rosa Luxembourg ou les imaginistes russes. C’est le sentiment très fort, parfois mis en pratique, que la dimension culturelle, la symbolique, la représentation… formaient aussi un enjeu. En un mot, des gens ont commencé à affiner la notion, complexe mais relativement sommaire, du » dis-moi la place que tu as dans la production et je te dirai ce que tu es » avec celle du » dis-moi ce que tu lis chez le dentiste, ce que tu écoutes… et je te dirai ce que tu es, aussi « . Je ne voudrais pas être trop pessimiste mais, à mon avis, depuis une quarantaine d’années les gouvernants de ce capitalisme effectuent un travail extrêmement pointu et fabriquent de la sorte avec une finesse nanoscopique l’homme-endetté, l’enfant-publicité, la ménagère de moins de 50 ans, etc. Il s’agit d’une production d’idéologie omniprésente. N’importe quel grand magasin n’arrête pas de diffuser de l’idéologie dominante aux antipodes de toute possibilité émancipatrice.
Alors que s’est-il donc passé autour des années 1965-70, à un moment où l’on pouvait penser que la gauche dans sa diversité était sur le point d’être hégémonique, amenant avec elle de vrais débats et des perspectives de sortie du capitalisme ?
RK :
C’est une vaste question. Il est clair qu’au cours des années 1960-70, dans certains milieux, dans certains pays, des formes embryonnaires d’hégémonie de la gauche ont existé. Mais avec la transition vers les années 1980 et le néolibéralisme triomphant, cette hégémonie s’est effilochée, a disparu progressivement.
Il y a d’abord une explication matérielle à cette montée en puissance de la gauche. La combativité, la conflictualité sociale et politique des années 1960 et 70 ne sont arrivées qu’à l’issue de trente années de croissance économique sans précédent, les » Trente glorieuses « . Cette période, qui a permis l’élévation du niveau de l’instruction générale et du bien-être, a engendré la » critique de 1968 » et celle des années qui ont suivi. Mais dès que la crise économique a frappé, au premier choc pétrolier des années 1975-76, les gens se sont trouvés dans des dispositions différentes du point de vue politique. Ces circonstances ont joué sur leurs prédispositions à combattre, à lutter.
Les situations de crise sont toujours ambivalentes à cet égard. D’un côté elles peuvent conduire à des mobilisations massives, mais de l’autre elles peuvent conduire à des situations de » chacun pour soi « . Et comme vous l’avez très bien dit, le » chacun pour soi » qui profite de la crise, est aussi organisé et patiemment construit d’en haut par les classes dominantes. En fait, l’hégémonie de l’individualisme, de l’individualisation n’est pas quelque chose de naturel.
Même si Gramsci, et d’autres dans la tradition marxiste, ont développé très tôt la critique du stalinisme, un deuxième facteur explique la » démobilisation populaire » : c’est la fin du modèle soviétique. Qu’on le veuille ou non, L’URSS se présentait comme une sorte de contre-modèle permettant l’organisation et la mobilisation de millions de gens. Même si les conditions de cette mobilisation s’avéraient extrêmement critiquables, celle-ci a pesé sur le système capitaliste, le conduisant dans une certaine mesure à des concessions. Illusion ou pas, l’idée qu’un autre monde est possible, qu’une alternative existe quelque part, a aussi joué fortement dans la constitution d’une hégémonie de gauche. Ce point d’appui s’est effondré avec l’Union soviétique. Aujourd’hui la planète est, d’une certaine manière, unifiée sur le plan du système économique et l’on ne voit pas vraiment les alternatives au capitalisme. Cela peut expliquer pourquoi des gens comme JL Mélenchon portent un si grand intérêt au Venezuela de Chavez.
Il y a eu ensuite l’incapacité de la gauche radicale, composantes diverses et variées issues des années 1960-70, à s’unir, à proposer des modèles alternatifs sérieux. Cette tradition issue de 1968, qui peut porter d’excellentes choses, doit en même temps être très critiquée car elle correspond aussi à un temps de défaite dont l’adversaire n’est pas le seul responsable. Une autocritique reste à faire par les gens de cette génération.
Un intervenant ajoute un autre élément : la défaite du régime de Vichy. En effet, celle-ci a largement affaibli, voire discrédité, l’image et les valeurs de la droite pendant quelques décennies. Le temps aidant, cette dernière a fini aussi par se » décomplexer « .
Un intervenant souhaite quelques précisions sur la vie de Gramsci car il sent fortement chez le jeune Gramsci d’avant la première guerre mondiale un militarisme sous-jacent.
RK :
Je ne connais pas bien le Gramsci de cette période, mais je pense qu’il faut voir dans quelle mesure ce » militarisme » renvoie à son concept de » national-populaire « . Cette notion va ensuite fortement marquer son œuvre, et va le singulariser du point de vue de son internationalisme. Etre Sarde en Italie à cette époque, c’est évidemment être dans une situation de domination à l’intérieur de l’Italie, domination non seulement de classe car c’est une région pauvre, mais aussi domination régionale – j’allais presque dire » ethnique « .
Si par la suite l’œuvre de Gramsci a circulé autant, notamment dans les pays du Tiers-monde (Inde, Amérique latine, etc.), c’est parce que, d’une certaine manière, lui-même était issu d’une région en voie de développement ou sous-développée, un peu analogue à ces régions » périphériques « , comme on disait autrefois. De par sa sensibilité, il y a chez Gramsci l’esquisse d’un tiers-mondisme. Il a inspiré en Inde et en Argentine, notamment, ce qui sera appelé par la suite les » Etudes subalternes » (subaltern studies).
La dimension nationale a toujours été importante pour Gramsci. Il considérait que l’internationalisme avait pour condition l’émergence d’une sorte de sentiment national-populaire qui, dans l’Italie de l’époque, était fondamentalement non accompli en raison du caractère inachevé du Risorgimento (construction et unification italienne). Gramsci critique d’ailleurs Trotski pour ça, et a tendance à voir dans ce dernier un cosmopolite ou un internationaliste un peu abstrait qui pose tout de suite les problèmes à l’échelle internationale et va trop vite en besogne. En effet, pour Gramsci, dans la plupart des pays, le sentiment national-populaire – c’est-à-dire communiste et populaire mais national -, qui est totalement différent du nationalisme de droite, n’est pas encore apparu. Ce nationalisme populaire est pour lui une condition de l’émergence d’un internationalisme authentique qui ne serait pas qu’un internationalisme pour intellectuels mais serait basé sur des affects populaires réels. Un autre auteur s’est intéressé bien plus tardivement à cela, c’est Nicos Poulantzas dont les œuvres sont en cours de réédition (voir L’Etat, le pouvoir, le socialisme).
Certains passages, les plus beaux des Cahiers de prison, relatent le » national-populaire « , notamment ce fameux passage où il parle de Dostoïevski et de l’Italie de son époque, incapable de produire un Dostoïevski. Car Dostoïevski incarne un véritable sentiment national-populaire en ce qu’il réconcilie l’art élevé avec le peuple russe qui lit effectivement ses ouvrages. Gramsci déplore l’incapacité de l’Italie d’alors à produire une langue qui interagisse avec l’Etat-nation en tant que tel, et qui n’engendre que des écrivains régionaux ou des écrivains cosmopolites comme Croce.
Un intervenant :
Iil semblerait bien pourtant que cette Italie-là ait produit concrètement un Mussolini et ses envolées verbales qui font mouche sur toute la péninsule, même si Gramsci, qui en est la première victime, ne veut pas le voir.
RK :
La réflexion de Gramsci sur le césarisme n’est pas du tout étrangère à l’analyse du fascisme. Il n’y a pas chez Gramsci une théorie du fascisme aussi aboutie que celles faites ensuite dans d’autres courants du marxisme. Mais, on distingue assez nettement l’arrivée au pouvoir de Mussolini à travers sa thématique cruciale de » révolution passive » et surtout de » césarisme « .
Gramsci reconnaissait certainement que Mussolini était un être composite, composé en partie d’éléments national-populaires. A l’époque, un parti communiste efficace, prêt et sur la scène politique, aurait pu tirer les choses dans un autre sens. Cela nous ramène d’une certaine manière à la question de la crise. A l’époque, en Italie, les classes dominantes étaient prêtes, les fascistes étaient prêts, Gramsci ne l’était pas, Togliatti non plus.
Un intervenant :
J’aimerais savoir si Gramsci a eu des contacts intellectuels, des rapports avec l’école de Francfort, Adorno, W. Benjamin, etc.
RK :
Il n’y a pas eu de contacts sur le plan intellectuel, en tout cas pas chez Gramsci. Adorno ou Horkheimer ont eu connaissance indirectement de Gramsci, mais certainement de manière très superficielle. Togliatti met en circulation de manière assez restreinte les Cahiers de prison à la fin des années 1940. Les premières éditions paraissent au début des années 1950. A ce moment Adorno ou Horkheimer ont déjà cristallisé leur pensée. Ils ont fait des voyages aux Etats-Unis et en sont à un degré de maturité intellectuelle qui n’attend plus de bouleversement au contact de quelque œuvre que ce soit. C’est en Italie que l’influence de Gramsci va se faire sentir le plus rapidement, notamment parce que Togliatti va l’utiliser dans sa stratégie générale en disant : Gramsci est le meilleur d’entre nous, il est partie intégrante de la culture italienne légitime. Togliatti fera en sorte que Les Cahiers de prison obtiennent des prix, des consécrations. Ensuite ses œuvres ont circulé rapidement, notamment en Argentine du fait d’une immigration italienne massive. Plus vite qu’en Europe continentale. Depuis lors existe en Argentine une fantastique tradition gramscienne. En Europe, les premiers gramsciens non italiens, les plus importants, forment en Angleterre » l’école de Birmingham « . Dans les années 1960, des gens comme Richard Hogarth, Raymond Williams, Stuart Hall -auteur très important – vont lire et s’inspirer de Gramsci pour penser l’émergence des médias de masse. Le premier courant intellectuel significatif inspiré de Gramsci est celui-là. Ensuite cela va essaimer, à la fin des années 1960 et au début des années 1970, avec en France André Tosel et toute la tradition euro-communiste critique et des membres critiques du PCF comme Nicos Poulantzas ou Christine Bucci-Glucksmann qui est l’auteure d’un des meilleurs ouvrages jamais écrits sur Gramsci.
Un intervenant :
J’ai pris le train à Paris ce matin, je ne m’attendais pas du tout à trouver un tel débat et, en vous entendant, j’ai pris conscience que ma place était ici. Surtout lorsqu’on met ensemble la question de Gramsci et celle de la culture. Personnellement, je viens de Monaco qui est très loin de la culture. Mais il y a eu un moment où cette question (la culture et Gramsci) s’est brusquement posée dans ma vie. Ce fut au moment de l’Occupation. A Monaco ce sont les troupes de Mussolini qui ont envahi. On avait là des Chemises noires, ce qui illustre tout à fait ce qui vient d’être dit (sur le » national-populaire composite » de Mussolini) car la chemise noire, devenue l’emblème Camicie nere, est en quelque sorte la chemise volée aux anarchistes. Il y a donc eu l’occupation, la guerre, et la question : Que faire à Monaco ? Finalement, il y avait à Monaco un gramsciste, un tailleur qui s’appelait Pezzana. J’étais très ami avec son fils. Pezzana m’a dit : » Toi, il te faut Gramsci « . J’ai dit, » oui, mais comment ? « . Il a répondu, » Je m’en occupe » et a téléphoné ici, en Limousin, où il avait des amis gramscistes – le premier cercle Gramsci, quoi ! C’est comme ça que je suis arrivé pour la première fois à la gare de Limoges. Et puis Pezzana m’a emmené à Tarnac chez le boulanger Raymond Mas. À ce moment-là, en France, le centre de la pensée gramsciste était en quelque sorte à Tarnac. Elle débordait sur une forêt, qu’on a pas mal assassinée. C’était la forêt de la Berbeyrolle, au sein du premier maquis de France. Et pendant que Guingouin essayait de créer ce qu’il a fini par créer, je me trouvais ici grâce à Gramsci que je connaissais déjà grâce à mon père qui était aussi anarchiste. J’ai passé ma vie à être contre les armes ; alors en attendant les parachutages d’armes j’ai proposé à mes compagnons de maquis un programme. J’ai essayé de créer un » courant « , ici dans le maquis, en leur disant : “Voilà, le combat c’est le mot, c’est le verbe ; c’est par les mots qu’on créée”. Les situations créent les mots et, par là, toute une façon de vivre. Que disent les mots ? Ils disent Gramsci ! A ce moment-là – en tout début 1943- notre maquis c’était parler de Gramsci aux arbres. C’était ça le combat. Et c’est comme ça que les GMR sont arrivés. J’ai été arrêté, je me suis retrouvé en prison -j’ai connu cinq prisons. Donc il y a eu toute une façon d’être, une façon d’être au combat. Puis sont arrivées les armes, ce qui n’a pas éclairci les points de vue, mais que faire devant la soldatesque ?… autant avoir un pistolet, enfin.
Tout cela pour dire une chose très simple : avec l’arrestation, Gramsci, je ne l’ai jamais oublié ! Jamais. Il a toujours été présent quels que soient les lieux de déportation. Cinq prisons, ça compte. La dernière, c’était Nice. Mais toujours, toujours avec Gramsci.
Autre intervenant :
Je voudrais vous demander si Gramsci seul n’est pas » fragile « , au sens où il y aurait une fragilité de la pensée de Gramsci s’il est considéré isolément comme penseur (sans l’apport d’autres de ses contemporains).
RK :
Effectivement. Mon plaidoyer n’est pas de dire qu’il faut écarter les autres et mettre Gramsci en seule position, ni même forcément en position centrale. Je pense que dans la construction de la contre-hégémonie, à laquelle nous devons nous livrer dans les années qui viennent, il y a une dimension d’expérimentation. Expérimentation sur le plan organisationnel, mais aussi dans l’ordre de la pensée. Nous sortons d’une période où un certain marxisme a eu beaucoup de certitudes. Ce qui s’est écroulé avec l’Union soviétique, en réalité depuis bien longtemps, est ce corps de doctrines bourré de certitudes. Nous sommes aussi dans une période de transition en ceci que nous devons expérimenter. Et l’expérimentation est aussi intellectuelle. En faisant cette anthologie (avec les camarades des éditions La Fabrique) je mets Gramsci au pot commun de la réflexion des organisations, des militants et des mouvements sociaux actuels. En rappelant que Gramsci avec ses spécificités est l’héritier d’une longue tradition révolutionnaire et que, dans la nouvelle mosaïque intellectuelle contradictoire et plurielle que nous devons construire progressivement, il faut une place pour cette lignée. Par ailleurs il est évident qu’Adorno, Horkheimer, Reich mais aussi les gens de l’école de Birmingham, les subalternistes indiens, la pensée latino-américaine avec notamment José Carlos Mariategui, ont toute leur place. Tout penseur par définition dans une période de transition est fragile. Et d’une certaine manière c’est une bonne chose. Il faut faire s’entrechoquer aujourd’hui des traditions.
Le même intervenant : … un peu comme Gramsci avec Sorel et Croce.
RK :
Avec Croce, Sorel a eu une réelle influence sur Gramsci. A cette époque Croce était un intellectuel très installé représentant d’une variante italienne de l’idéalisme. De son côté, l’influence de Sorel était protéiforme à l’échelle européenne, notamment au regard de l’anarcho-syndicalisme qui occupe alors une place prépondérante dans le mouvement syndical ouvrier. Gramsci l’a beaucoup pratiqué mais aussi beaucoup critiqué car le marxisme de Gramsci s’inscrivait, disons, dans une filiation léniniste. Sorel est quelqu’un d’important (voir le très bon texte de Robert Paris Géographie du sorellisme qui fait la cartographie de toutes les influences de Sorel – et ceux de Victor Sartre).
Un intervenant :
Gramsci a parlé de l’intellectuel organique. Aujourd’hui existe-t-il un intellectuel organique et, s’il existe, comment le définissez-vous ?
RK :
Quand on parle des intellectuels, il faut rappeler la phrase excellente de Gramsci : » Nous sommes tous des intellectuels mais nous n’exerçons pas tous la fonction d’intellectuel « . Cela veut dire que le capitalisme comme système a ceci de particulier : il isole une partie de la population pour faire une classe sociale en soi, la classe des intellectuels organiques de la classe bourgeoise. Ce qui ne signifie pas que l’intellectualité est confinée à cette classe. » Nous sommes tous des intellectuels » dit Gramsci. Simplement, il faut trouver les moyens de révéler, de travailler, d’élaborer, cette intellectualité commune qui est en chacun de nous, mais qui demande pour se révéler, pour exister, une organisation collective. Gramsci l’appelle parti politique ou « prince moderne « . Ce » prince moderne » ne consiste pas seulement en l’organisation de l’action collective, mais aussi à permettre la mise en circulation des savoirs (la culture, les arts…), à révéler l’intellectualité commune à tous, ou la part individuelle d’intellectualité. Ce qui suppose de posséder les bonnes formes d’organisation.
Ainsi, trouver les formes d’organisation adaptées à la situation actuelle, consiste à penser la manière dont les savoirs circulent aujourd’hui. Gramsci n’évoluait pas à l’époque d’Internet, des blogs, des réseaux sociaux. Ces nouveaux moyens sont une des conditions indispensables de l’organisation d’aujourd’hui.
Pour Gramsci, l’intellectuel organique de la classe bourgeoise (techniciens spécialistes du fordisme, avocats etc., ces « fonctionnaires de l’universel « ), est donc cette part de la société qui sert à la construction de l’hégémonie bourgeoise. Aujourd’hui ce sont tous les intellectuels que nous pouvons repérer dans les médias, les journalistes, mais aussi ceux qui font l’Europe (Mario Draghi, par exemple, est un intellectuel organique type de la classe bourgeoise européenne). L’intellectuel organique n’est pas forcément quelqu’un qui écrit des livres, mais c’est celui qui a un impact politique particulier dans une conjoncture.
Selon Gramsci, il n’existe pas d’intellectuel organique en général mais toujours celui d’une classe sociale particulière. Ainsi, la classe ouvrière doit créer ses propres intellectuels organiques pour s’opposer à ceux de la bourgeoisie. L’intellectuel organique de la classe ouvrière, » le prince moderne « , a été appelé » intellectuel collectif » par Togliatti. Existe-t-il des intellectuels organiques de la classe ouvrière aujourd’hui ? J’aurais tendance à dire non, parce qu’il n’existe pas véritablement d’organisation des opprimés aujourd’hui. Pour que cette forme d’intellectualité liée aux classes subalternes émerge, il faut qu’émergent en même temps des organisations qui lui correspondent. Dire qu’il ya des intellectuels organiques de la classe ouvrière qui seraient isolés serait une contradiction dans les termes. Chaque classe sociale a ses propres intellectuels et des intellectuels d’une forme particulière. La forme particulière des intellectuels organiques de la classe ouvrière, ou des opprimés en général, c’est le collectif. Ce peut être un parti, ce peut être autre chose : un cercle Gramsci, un collectif, un journal indépendant anarchiste…. Mais la dimension de collectivité est essentielle.
La réponse à la question sur l’existence, aujourd’hui, de l’intellectuel organique (collectif) est donc : oui du côté de la bourgeoisie ; pas encore du côté des classes opprimées.
Un intervenant :
Ce débat sur les intellectuels est capital dans la mesure où Gramsci dit que nous sommes tous des intellectuels, au moins en puissance. Cela renvoie à la question du langage, importante pour Gramsci, le langage contenant selon lui les éléments d’une conception du monde. Etant donné qu’il définit la philosophie comme une conception du monde, on peut penser que nous sommes tous des philosophes, à partir du moment où nous parlons une langue nationale véhiculant des éléments de conception. Mais il y a dans la langue de chacun plus ou moins de complexité ; la conception du monde que nous avons est plus ou moins complète, plus ou moins élaborée selon notre éducation, suivant nos cultures, nos héritages, etc. Chez Gramsci la question du langage est très importante car elle conditionne la construction d’une culture.
En cela, l’histoire de Dostoïevski est toute à fait passionnante ; il y a même une sorte de paradoxe. Comment se fait-il que dans un pays comme la Russie on arrive à construire une culture commune, une culture nationale, et que cette société soit surplombée par un césarisme dont il faudra se débarrasser par une révolution ? C’est donc très compliqué. Staline a aussi repris ce schéma à travers le cinéma d’Eisenstein, par exemple. Ainsi à travers le film Ivan le Terrible, une forme de mobilisation de masse s’opère contre l’envahisseur nazi. Du Cuirassé Potemkine jusqu’à Ivan le Terrible, ce cinéaste travaille dans le sens d’une conscience de classe de plus en plus forte du côté des masses. Une question se pose alors : comment les politiques manipulent-ils la culture pour asseoir leur pouvoir, et comment les gens parlant la langue la plus simple, la plus commune, peuvent-ils se hisser au niveau d’une culture commune sans que les politiques y prennent part ? On trouve toute cette complexité-là dans l’œuvre de Gramsci.
Une question d’ordre marxiste se pose aussi : il y a une protohistoire où les marchés sont nationaux, repliés sur eux, avec des frontières protectrices ; l’étape suivante étant la mondialisation du marché. Est-ce que Gramsci avait conscience d’une ouverture du marché à l’international, avec les conséquences que cela aurait par rapport à cette culture, ces langues dont il a éprouvé dans sa chair le côté dialectal, puisqu’il parlait le dialecte sarde ? Il y a un passage dans les Cahiers de prison où il dit que le dialecte sarde est incapable d’universalisme tandis que la langue nationale est porteuse d’une culture autre que la culture locale en question. Cela veut dire que dans la langue nationale on peut parler diverses cultures et pas seulement la culture de sa nation. Il donnait donc beaucoup de pouvoir à la langue nationale, du point de vue même de sa capacité à devenir mondiale.
On peut se demander s’il ne reprend pas le leitmotiv de Socrate : “Connais-toi toi-même”. Le problème de Gramsci ne serait-il pas de dire que les peuples, en se connaissant eux-mêmes à travers leur langage national, se découvrent dans leur dimension critique, dans leur dimension historique ?
Le “Connais-toi toi-même” de Socrate a une dimension individuelle, alors que le “Connais-toi toi-même” de Gramsci est immédiatement collectif et tout de suite historique. Ce passage à l’historicité, à la collectivité, porte la marque de fabrique de Gramsci. C’est toute la différence avec la philosophie portée par l’individualisme, de Platon jusqu’à Kant et au-delà.
RK :
Je suis d’accord. Il y a chez Gramsci un concept auquel on pourrait consacrer du temps, c’est la notion de » sens commun » et de » bon sens « . Cela veut dire que dans chacun de nous il y a, du fait que nous sommes des individus de langage, une espèce d’universel à l’état potentiel. Il existe donc un universel en potentiel dans le sens commun et la philosophie en est un prolongement. Contrairement aux courants ayant existé autour de Louis Althusser dans les années 1960-70, Gramsci n’établit pas de coupure nette entre la science et l’idéologie, le sens commun et la philosophie, etc. Pour Gramsci une philosophie est une sorte de radicalisation, c’’est l’élaboration de quelque chose qui existe déjà en germe dans le sens commun et dans le langage… dans le folklore. Cela nous ramène évidemment ensuite à la question du national-populaire. Comment le sens commun, le bon sens, le national-populaire, la philosophie, en particulier la philosophie de la praxis (le marxisme), peuvent constituer une sorte d’élément commun permettant d’élever le peuple dans son ensemble vers l’universel, vers l’internationalisme, etc. ?
Personnellement, c’est une des problématiques qui me passionne le plus dans la pensée de Gramsci. A l’inverse, j’avoue être assez allergique à tout ce qui est de l’ordre de l’althussérisme ou des choses de ce genre. Leur distinction entre la science et l’idéologie et l’idée selon laquelle les intellectuels seraient les dépositaires de la science -je caricature un peu Althusser – porte en germe beaucoup de » déviations « , comme on disait autrefois. La philosophie du sens commun de Gramsci est beaucoup plus attrayante, plus contemporaine.
Sur la deuxième partie de l’intervention (précédente) : je ne ferai pas de Gramsci un penseur de la mondialisation. Il y a chez d’autres marxistes – et ça renvoie à la mosaïque d’auteurs à travailler – des choses plus intéressantes sur la question internationale, sur la mondialisation du capital, sur la mondialisation. La notion de » développement inégal et combiné » chez Trotski, par exemple, est une notion tout à fait d’actualité, d’ailleurs retravaillée par une série d’auteurs contemporains, comme le géographe britannique David Harvey, ou dans les années 1960-70 par le tiers-mondisme et des gens comme Immanuel Wallerstein et Samir Amin. Il y a aujourd’hui des gens qui essayent de penser l’hégémonie à l’échelle internationale, des néo-gramsciens en matière de relations internationales, dont le fondateur est un canadien, Robert Cox. Il y a toute une ramification hollandaise de cette pensée. Ce sont des gens qui se proposent de prendre ce que Gramsci dit de l’hégémonie dans le contexte italien et de le penser à l’échelle du système international moderne. Ils s’inspirent des concepts de Gramsci – révolution passive, césarisme, hégémonie, contre-hégémonie, sens commun, etc., mais sont créatifs avec ces concepts (ils en prennent l’esprit, non la lettre). C’est très intéressant de voir la circulation de ces concepts à l’échelle internationale.
Un intervenant :
Gramsci a été député de la Vénétie et a eu une pratique partisane et politique à l’intérieur du Parti socialiste italien qui deviendra, après le congrès de Livourne, le Parti communiste italien (PCI). Il a aussi fondé une revue, l’Ordine nuovo, et a été journaliste à l’Unità qui sera aussi l’organe central du PCI. Une analyse fine de sa vie nous donnerait l’occasion de comprendre comment l’homme s’est comporté en militant et en révolutionnaire, cela afin d’éviter le risque de récupération et d’assimilation comme avec l’histoire, en fin de compte assez grotesque, de Sarkozy dans le Figaro. Gramsci ne doit pas être considéré à la façon des idéologues bourgeois, idéalistes, coupés des mouvements sociaux et utilisés de manière désincarnée, un peu comme on utilise Platon, par exemple.
De plus, Gramsci a fait une lecture critique du Manuel du marxisme de Boukharine. Il serait également intéressant de montrer comment il a lutté contre les » maximalistes « , contre Bordiga et ceux qui criaient à la révolution sans jamais l’obtenir. Mais cela pose aussi la question de Gramsci partisan du gradualisme [réformiste -NDLR]
RK :
Certaines interprétations ont fait de lui un » gradualiste « , par exemple, dans les années 1970-80, celles des euro-communistes. D’une certaine manière, ces débats interminables ne sont pas tranchés. De son côté, Perry Anderson, dans un excellent petit ouvrage d’inspiration trotskisante intitulé Sur Gramsci, présente un peu Gramsci comme un réformiste de gauche. C’est pour cela que l’anthologie que je présente ici a un certain écho. Ces débats autour de Gramsci (réforme – révolution – gradualisme, etc.) ne sont pas de la pure histoire mais de l’histoire au sens actif du terme. Ils sont les nôtres comme ils étaient les siens. Les constructions politiques existantes, les expérimentations, qui marchent ou ne marchent pas, sont encore, plusieurs décennies après, traversées et structurées par des problématiques de ce genre. Nous ne sommes donc pas sortis de l’époque des Gramsci, Lénine, etc. Il faut innover, mais ces débats constituent pour nous un héritage commun qu’il faut, je crois, continuer à travailler.
FJ :
Gramsci disait lui-même, je crois, qu’un intellectuel révolutionnaire ne doit pas s’abaisser à croiser le fer avec les intellectuels à la mode ( » médiatiques « ) : son devoir est de s’affronter à la quintessence de la pensée adverse. Je fais référence ici au bras de fer, à l’entrée du XXème siècle, entre Gramsci et Benedetto Croce, intellectuel qui avait à l’époque en Italie une aura et un impact politique énormes. Gramsci s’était choisi cet adversaire. Quel serait-il pour nous aujourd’hui ?
RK :
C’est une question difficile à laquelle j’ai beaucoup réfléchi, mais n’ai pas vraiment de réponse.
Dans une des introductions de cette anthologie, je systématise le point de vue de Gramsci suivant : » Il faut toujours que le révolutionnaire, le marxiste, cherche à s’affronter avec les points hauts de la pensée adverse ; il ne s’élèvera progressivement à la hauteur de ladite pensée qu’à cette condition « . En revanche, ferrailler avec des médiocrités intellectuelles revient à placer la pensée critique et le marxisme à leur échelle. Il s’agit donc d’éviter les combats intellectuels mineurs comme avec les Minc et Bernard-Henry Levy, par exemple. Mais avec qui s’affronter, dans la mesure où il ne semble pas exister aujourd’hui de grands penseurs équivalents à Croce ?
Je vous livre une hypothèse : les intellectuels dominants qui comptent ont changé de forme. En ce qui concerne l’Europe par exemple, il s’agit des gens placés à la tête de la Banque centrale ou de la Direction générale de la compétition. Ce sont les plus hauts responsables en charge de la gestion de la crise européenne, ainsi que les dirigeants de la Commission. Ces gens-là ne sont pas particulièrement producteurs de livres. Ce ne sont pas des intellectuels – idéalistes, vitalistes, matérialistes, etc.- s’inscrivant dans la grande tradition intellectuelle occidentale, comme Benedetto Croce. Ils ont un effet constructeur sur la réalité, mais par d’autres biais. Entre l’époque de Gramsci et la nôtre, les intellectuels organiques de la classe dominante ont changé de nature. C’est pour cela qu’il parait si difficile de trouver aujourd’hui en France, du point de vue de la pensée conservatrice, un équivalent à Benedetto Croce par rapport à Gramsci.
Un intervenant :
Michel Foucault a parlé des intellectuels spécifiques ; quelle différence ont-ils avec les intellectuels organiques précédemment examinés ?
RK :
Foucault a élaboré toute une théorie de » l’intellectuel spécifique « . Par là il se situe essentiellement par rapport à la conception de Sartre qui était celle de » l’intellectuel universel « . Selon Sartre, l’intellectuel a un avis sur tout et se réfère pour cela à des normes supposées universelles : la vérité, la justice, la révolution, le communisme etc. Il intervient sur cette base et en fonction du rapport qu’il entretient avec ces normes. C’était déjà le cas avec Zola.
Foucault considère, lui, que ce modèle ne fonctionne plus, qu’il faut aujourd’hui des intellectuels experts d’un domaine et qui interviennent politiquement sur cette base. Lorsque son livre Surveiller et Punir paraît en 1975, Michel Foucault est un intellectuel reconnu. Depuis le début des années 1970, son engagement politique s’est accru : création du Groupe d’information sur les prisons (GIP), élaboration d’un questionnaire pour rendre publique la voix des prisonniers et des personnels impliqués dans le système carcéral. Il entreprend alors de théoriser la position qu’il entend adopter à l’intersection du monde militant, du champ académique et de la sphère publique ; ce travail aboutit en 1976 à la formalisation du concept d’ » intellectuel spécifique « .
À cette même époque et dans cette même conception, Félix Guattari aura comme champ d’intervention politique les asiles psychiatriques.
L’intellectuel organique – ou l’intellectuel collectif deTogliatti – est une troisième conception. C’est l’intellectuel en tant qu’il révèle la part d’intellectualité inhérente à chacun de nous, mais par un travail collectif. Ce n’est pas tout à fait la même chose que l’intellectuel spécifique ou l’intellectuel universel. Pour caricaturer un peu et être un peu critique avec Foucault et Sartre, qui sont des auteurs que j’admire, l’intellectuel universel de Sartre et l’intellectuel spécifique de Foucault restent malgré tout des individus, même si le GIP créé par Foucault était un collectif et que son travail a eu un réel écho.
Pour Gramsci, la condition de l’émergence d’une nouvelle intellectualité est résolument collective : c’est le parti qui est le Prince moderne.
Gramsci n’avait pas l’expérience du stalinisme et de ses conséquences, celle que nous avons aujourd’hui à gauche. Il n’a donc pas développé de manière aussi aiguë que nous une sensibilité au problème de l’embrigadement. C’est la raison pour laquelle, à notre époque, on peut difficilement concevoir de revenir à des formes d’organisation de type parti discipliné, militarisé. Par conséquent, nous avons à inventer, sur la base de ce que dit Gramsci, mais aussi de ce que disent Foucault et Sartre, de nouvelles formes d’organisation qui d’une certaine manière évitent ce risque de l’embrigadement. Est-ce que ça passe par une combinaison de la forme parti et de la forme réseau, prendre ce qu’il y a de meilleur dans la forme parti et dans la forme réseau, peut-être ? Je voudrais cependant rappeler que les formes d’organisation anciennes ont permis de rassembler des centaines de milliers de gens – le Parti communiste italien de Togliatti comptait 2,5 millions de militants, c’est-à-dire autant que Paris intra muros. On n’a plus de parti comme cela, à gauche, depuis très longtemps. C’était aussi une manière d’organiser une culture populaire ; de faire ne sorte que les gens arrivent sur la scène politique collectivement. Il faudrait à mon avis, mais je ne sais pas si c’est possible, prendre cette part d’organisation collective de masse et la combiner avec des formes beaucoup plus souples, celles qui ont, par exemple, été expérimentées dans le mouvement alter-mondialiste.
Un intervenant :
J’aimerais que vous nous parliez d’un autre de vos livres, Hémisphère gauche, livre passionnant, même si des critiques peuvent en être faites.
RK :
Ce qui m’a poussé à écrire ce livre part du constat suivant : les années 1960-70 furent celles du développement de mouvements sociaux et de l’élaboration d’une pensée critique très intéressante, avec ses courants libertaires, marxistes et autres. A partir de la deuxième moitié des années 1970 arrive la montée en puissance du néo-libéralisme et la liquidation progressive, mais assez brutale et rapide de tout cela. Et puis, dans les années 2000, une pensée critique resurgit au-devant de la scène avec des mouvements en Amérique latine, l’alter-mondialisme…. Ces penseurs sont des gens assez âgés qui apparaissent dans les médias ou sur la scène publique vers la fin des années 1990 et début des années 2000. Il s’agit d’Alain Badiou, de Jacques Rancière, de Toni Negri, de Gayatri Spivak ou de Judith Butler dans le domaine de la théorie féministe. Ce sont, en quelque sorte les héros de ce livre qui cherche à rendre compte, provisoirement, de l’unité ou de la différence qui existe entre ces différents penseurs. La question qui s’est posée lors de son écriture fut : Est-ce que dans ces nouvelles pensées critiques le degré de consistance et d’unité interne est du même ordre que ce que l’on trouve dans le marxisme des années 1960-70 ou dans celui de l’époque de Gramsci, ou bien est-ce, au contraire, beaucoup plus pluraliste, » multitudinaire » comme dirait Negri ? A partir de là j’ai établi une cartographie des pensées critiques en sélectionnant une trentaine de penseurs que j’essaye de présenter avec les liens entre eux. Au préalable, j’ai essayé de contextualiser en montrant qu’élaborer de la pensée critique aujourd’hui n’est pas la même chose qu’à l’époque de Gramsci. La génération des marxistes de l’époque de Gramsci (Lénine, Trotski, Otto Bauer, Rosa Luxembourg…) étaient tous à la tête des organisations ouvrières de leur temps (partis, syndicats). Il s’agissait de stratèges, de dirigeants politiques. Aujourd’hui aucun des penseurs politiques dont je parle n’est un dirigeant d’organisation politique, à l’exception d’Alvaro Garcia Linera qui est vice-président de la Bolivie et a de ce fait un impact politique immédiat. Les questions qui se posent alors sont : Comment le fait que les penseurs critiques ne soient plus des dirigeants d’organisations influe-t-il sur la nature des pensées qu’ils produisent ? Comment ces penseurs, qui évoluent dans un contexte d’hégémonie néo -libérale, produisent-ils des pensées critiques, sachant en plus que dans l’univers académique où ils exercent la gauche n’a plus l’hégémonie relative qu’elle avait dans les années 1960-70… ?
A une époque, les scientifiques intervenaient dans la politique, en France beaucoup étaient dans l’orbite du PCF et étaient très radicalisés. Tout cela n’existe plus. C’est un changement de contexte fondamental. La science » dure » est devenue de plus en plus académique, de plus en plus spécialisée, de plus en plus machinisée, ce qui fait que les scientifiques d’aujourd’hui sont de plus en plus » techniciens « . La nature des savoirs a changé. Il faut se poser ces questions si l’on veut comprendre ce que veut dire être un intellectuel organique et être une organisation politique aujourd’hui. L’écrasante majorité des penseurs dont je parle dans Hémisphère gauche sont des universitaires. C’est toute autre chose que d’être militant à la tête d’organisations politiques. Il faut aussi s’interroger sur les configurations du savoir. Connaître la manière dont on produit du savoir est importante, non pas pour le plaisir de faire l’histoire des idées, mais parce que c’est politiquement important ; c’est politiquement influent.
Une intervenante :
Je reviens sur ce que vous présentiez en parlant de Lénine et de Trotski, c’est-à-dire des gens qui, selon les livres, ont fait la révolution russe (bolchevique). Il y a quand même un aspect qui disparaît terriblement dans toutes ces aventures et dans toutes ces réflexions sur la » dictature du prolétariat « , c’est que – et j’ai peur de me tromper dans mes chiffres – il n’y avait alors en Russie que 14% de prolétaires. Le reste était un immense pays paysan. Cette caractéristique a produit une pensée autre, vraiment différente. Je voulais le préciser parce que, quand on a parlé de Dostoïevski, on n’a pas dit que la Russie était un autre continent. Les gens de la première génération, celle qui a fait la pensée marxiste en Russie (Lénine, Trotski, etc.), avaient tous fait leurs études ailleurs ; ils avaient une peur absolue d’une grande vague, d’une grande montée du paysan russe qui produirait de nouveaux Pougatchëv et de nouvelles grandes marches paysannes. C’est une chose sur laquelle les générations russes actuelles pensent énormément : Qu’est-ce que c’est que l’espace ? Qu’est-ce que c’est que l’espace littéraire ? Qu’est-ce que c’est que l’espace physique ? Et ils essayent, par rapport à nous, de trouver des échos ; oui, des échos, qui soient vraiment pertinents.
RK :
Je suis entièrement d’accord ; je veux juste ajouter un petit mot. Ce que vous dites là pour la Russie vaut aussi pour l’Italie de Gramsci. L’Italie de son époque est un pays majoritairement paysan. Juste avant son emprisonnement (1926), Gramsci écrit un texte sur la question méridionale, resté inachevé, qui est la première formulation d’une de ses hypothèses stratégiques. Gramsci pense alors que la révolution en Italie ne se fera que si les conditions d’une alliance entre le prolétariat du nord et la paysannerie du sud, massive, majoritaire, peuvent être mises en place. Pour cela il faut soustraire la paysannerie du sud à l’influence de ce qu’il appelle les » intellectuels traditionnels « , c’est-à-dire les intellectuels régionaux – journalistes, mais aussi notables locaux, l’Eglise – qui asservissent d’une certaine manière la paysannerie au sud. C’est l’une des fonctions de l’organisation politique qu’il souhaite. On revient donc au début de notre conversation : Gramsci remarque qu’il y a des différences entre la Russie (l’Orient) et l’Europe occidentale (l’Occident), mais il y a aussi des similitudes car l’Italie est aussi un pays » oriental « , du point de vue du caractère massif de sa paysannerie et du caractère politiquement déterminant des paysans. Il y a donc là une vraie similitude.
FJ :
Est-ce que Gramsci peut nous apporter quelque chose à propos d’une exigence qui me paraît fondamentale aujourd’hui, celle de dépasser la modernité – dans les esprits et historiquement. Il me semble, en effet, que la notion de praxis inhérente et particulière à l’œuvre de Gramsci, dont Sartre parle également, porte en elle ce dépassement. Je rappelle que Sartre définit la praxis comme » mouvement de va et vient entre le vécu, la pratique et la pensée : faire et ce faisant se faire « . On peut traduire plus simplement cela par une métaphore comme » tracer le chemin en marchant « , ce qui renvoie aussi d’une certaine manière à la physique quantique et à son principe d’incertitude ou d’indétermination.
Gramsci, me semble-t-il, n’est pas seulement un philosophe de la praxis au sens ou il prolongerait la tradition du marxisme. La démarche de sa pensée me paraît aller plus loin. Et je reviens à ce propos sur l’apport éventuel de sa praxis philosophique au dépassement de la modernité, enjeu essentiel du temps présent, que des penseurs comme Augustin Berque, Bruno Latour, Gilles Clément, etc., ont saisi philosophiquement, politiquement, anthropologiquement, conscients qu’ils sont de l’irruption écologique, événement absolu qui marque notre temps et notre monde, questionnant fondamentalement notre rapport à celui-ci et à notre pensée.
RK :
La question de la praxis est difficile. Il y a chez Latour une remise en question des catégories de la modernité, mais je pense que ce type de pensée est en fait profondément étranger à Gramsci. Il y a bien sûr chez Latour un intérêt pour les pratiques. Il est à l’origine un sociologue des sciences qui a commencé sa carrière avec un livre relatif à l’anthropologie d’un laboratoire américain qui s’appelle La Vie de laboratoire. Mais c’est un concept de pratique qui est tout de même très différent. Par ailleurs, pour répondre à une autre partie de ta question, il n’y a pas à ma connaissance chez Gramsci de pensée écologique en quoi que ce soit. On peut trouver certaines choses chez Marx paradoxalement. Des livres savants ont été écrits pour dire qu’il y a déjà chez Marx une critique de la modernité productive. Mais je pense qu’on peut très bien, en utilisant les concepts de Gramsci, élaborer quelque chose comme une écologie radicale qui soit utile pour aujourd’hui en faisant comme les penseurs évoqués précédemment qui ont repris sa notion d’hégémonie pour penser les relations internationales. Nous pourrions prendre par exemple ce même concept pour dire : il y a une écologie, aujourd’hui hégémonique, illustrée par le Ministère de l’environnement ; l’écologie que l’on veut est une écologie différente.
Il faudrait donc approfondir cette hypothèse et voir s’il est possible ou non de tirer quelque chose de Gramsci pour cette question. Et si l’on ne peut rien en tirer, ce n’est pas grave. On passe son chemin et on va voir ailleurs. Bordiga par exemple, qui était scientifique de formation, a écrit un texte sur la question du rapport entre l’environnement physique et le capitalisme. Si sa stratégie maximaliste a paru peu opérante dans le contexte de l’époque, il semblerait en revanche qu’il ait dit des choses assez intéressantes du côté de l’écologie. Peut-être faut-il alors creuser la piste Bordiga plutôt que la piste Gramsci sur l’écologie ?
A propos de la post-modernité et de la question de la pratique, Gramsci a une très belle phrase qui dit : “ Toute personne est un site archéologique vivant ”. Cela signifie que chacun d’entre nous est composé de différentes strates : des strates anciennes voire très anciennes, des strates récentes, des strates intermédiaires. C’est comme la géologie à travers les couches terrestres. Et nous activons selon les lieux dans lesquels nous nous trouvons, selon les circonstances dans lesquelles nous sommes placés, certaines de ces strates. D’autres demeurent d’une certaine manière endormies. Comme le suggère Armand Gatti, il pourrait aussi bien s’agir de quantas organisés à l’échelle d’une personne humaine, sauf que Gramsci utilise ici, non pas une métaphore physique, mais une métaphore archéologique. Sa conception de la personne est très » post-moderne » avec cette figure des strates et leurs dispositions. Gramsci élabore ainsi toute une théorie de la personne humaine au sens, dit-il, d' »un humanisme radical de l’histoire « . Gramsci s’est particulièrement interrogé sur ce qu’est la personne humaine ; il défend la notion d’humanisme, un humanisme complexe, élaboré. Il faut lire ses Lettres de prison.
Compte rendu réalisé par
Francis Juchereau.
Notes :
Benedetto Croce
(1866 -1952) philosophe, historien, écrivain et homme politique italien, fondateur du Parti libéral italien.
Continuateur de la pensée de Hegel, il s’opposa au fascisme. Son opposition opiniâtre au naturalisme et au scientisme positiviste l’amena très tôt à condamner les différentes formes du racisme. Les thèmes principaux de son œuvre sont l’esthétique et la philosophie de l’histoire (dite aussi historicisme). Il rapprocha l’esthétique de la philosophie du langage.
Carlos Mariategui, marxiste péruvien qui a écrit un grand livre : « Sept essais d’interprétation de la réalité péruvienne (éditions Maspero). Il est le contemporain de Gramsci et le fondateur du marxisme latino-américain.
Georges Sorel (1847 -1922) philosophe et sociologue français, connu pour sa théorie du syndicalisme révolutionnaire. Il est le principal introducteur du marxisme en France.
Son interprétation originale du marxisme fut foncièrement antidéterministe, politiquement anti-étatiste, antijacobine, et fondée sur l’action directe des syndicats, sur le rôle mobilisateur du mythe – en particulier celui de la grève générale -, sur l’autonomie de la classe ouvrière et sur la fonction anti-intégratrice et régénératrice de la violence.
NDLR : Dans un journal italien du Piémont, région d’où est originaire la famille d’Armand Gatti, une page entière lui a été récemment consacrée sous le titre » L’homme qui parle de Gramsci aux arbres « .