Armand Gatti a proposé une œuvre poétique et théâtrale résolument ancrée dans les luttes du XXème siècle : dans ses espérances autant que dans ses désastres.
Il a accompagné toutes les révolutions : celles des astres et celle des êtres, de la pensée et des découvertes. Il a permis à la page blanche ou à l’aire de jeu théâtrale d’en accueillir la grandeur et l’effroi.
Son œuvre considérable renouvelle complètement l’articulation de l’art et de la politique, de la poésie et de l’émancipation. Non pas à la façon d’un programme politique mais partant de l’énergie même d’une parole qui n’a jamais renoncé à intervenir dans le temps, à contester l’histoire et à désigner pour les vaincu.e.s l’horizon d’une « terre permise ».
Olivier NEVEUX est professeur d’histoire et d’esthétique du théâtre à l’École Normale supérieure de Lyon et rédacteur en chef de la revue Théâtre/Public. II est l’auteur, entre autres, de Contre le théâtre politique (Editions La Fabrique) et, en 2024, de Armand Gatti. Théâtre-utopie aux éditions Libertalia.
Armand Gatti et le Limousin
Résistance : Gatti – Guingouin – Gramsci
Le Limousin occupe une place toute particulière, essentielle même, dans la vie et l’œuvre d’Armand Gatti. Le poète parlait de cette région, et précisément de la montagne limousine, comme le lieu de sa « deuxième naissance ». Un endroit « juste » par excellence, comme il le rapportait publiquement1. Il n’avait en effet pas vingt ans, en 1943, lorsqu’il débarque sur la plateau de Millevaches venant de Beausoleil ! (entre Nice et Monaco) pour entrer dans la Résistance, planqué à Tarnac par des paysans communistes corréziens. Une destination-maquis et un passage à l’âge d’homme totalement inouïs pour ce jeune méditerranéen, fils de prolétaires italiens émigrés qui rêve de révolution et de littérature. D’autant que ces quelques mois cruciaux, de fin 1943 à 1944-45 en pleine catastrophe guerrière mondiale, seront passablement mouvementés pour le jeune monégasque. S’y conjuguent : maquis, prison, camp, évasion, re-maquis, parachutiste de la France Libre et Libération.
Plus récemment, ceux qu’il nommait « ses gramscistes » de Limoges ont caractérisé le sentiment venu de cette expérience fondatrice qui l’habitait, son moment limousin. « Un processus intime, une sorte de rengaine existentielle, qui resurgissait par intervalle dans sa vie, son discours, son œuvre, et parfois correspondait à des passages C1. Car la dernière partie de l’existence du « Toujours maquisard » (Gatti est décédé en 2017) fut notablement marquée par ce moment limousin. Ainsi, à la fin du siècle dernier, l’auteur commence un (dernier) retour sur ses terres de la Résistance : il est sollicité en 1994 par une classe du Lycée Marcel Pagnol de Limoges, et leur professeure Danièle Restoin, pour présenter son film l’Enclos (un des premiers films sur les camps nazis). Puis viendra une invitation en 1995 aux Francophonies où sa pièce L’Enfant rat est montée par Hélène Châtelain, également sa compagne, en 1996. Cette création est accompagnée par l’invention en 7 endroits de la région de Terrains de parachutages, notamment à Tulle en Corrèze, où l’association Peuple et Culture, et son « pilier » Manée Teyssandier, font pleuvoir une nuit sur toute la ville une avalanche de mots, notamment ceux du « poète surchauffé »2,
Puis survint entre 2005 et 2010 une conjoncture extraordinaire. Gatti rencontre en 2005 via Hélène Châtelain et Peuple et Culture, le cercle Gramsci. Une succession en cascade d’événements, de retrouvailles, de rencontres se mâtinent de création, d’interventions et de créations littéraires et artistiques. Le grand poème Les Cinq noms de Résistance de Georges Guingouin succède à un lecture à Gentioux, alors que le grand maquisard vient juste de mourir. La dernière grande création et mise en scène théâtrale du dramaturge a lieu pendant l’été 2010 à Neuvic en Corrèze, au cours d’une expérience intitulée « université européenne de création. Elle s’intitule Science et Résistance battant des ailes pour donner aux femmes en noir de Tarnac un destin d’oiseau des altitudes. Tout un programme qui fut préparé sur la montagne limousine au moment où « l’affaire de Tarnac » avec ses comités de soutien battait son plein. Une intervention culturelle majeure aux joyeux accents testamentaires que l’auteur a malicieusement qualifiée de Bataille d’Hernani (bis) qui avait pour symétrie3 les remuantes alternatives des jeunes s’installant en nombre sur le plateau.
La LECTURE d’un extrait de son premier écrit,
Bas Relief pour un décapité,
sera proposée par
Mehdi BENGUESMIA et Eve APFELDORFER
Cet ouvrage, écrit dans l’après guerre, a été publié pour la première fois pour ce centième anniversaire par les éditions Mars-A, Limoges. Une brève présentation du livre sera faite par l’éditrice en introduction à la lecture
De 1949 à 1957, Armand Gatti est journaliste au Parisien libéré, aux chroniques judiciaires, et assiste aux procès de la Libération. Il écrit dans le même temps ce premier livre où Il essaye d’envisager si ce qu’il a vécu pendant les cinq ans de la guerre et l’écriture sont compatibles.
Ce qu’il a vécu… Fils d’émigrés piémontais, en 1943 il quitte Monaco pour entrer dans la Résistance, dans une ferme du maquis de Tarnac. Il est arrêté. Il est envoyé au camp de Linderman à Bordeaux contrôlé par les Italiens. Au bout de quatre mois, il s’évade et retourne à Tarnac en début d’été 1944. Là, il est recruté par les Anglais pour devenir parachutiste.
Pendant l’écriture de Bas-relief pour un décapité, Gatti a assisté, notamment aux procès de la collaboration, au procès des bourreaux d’Oradour-sur-Glane, au procès du camp du Struthof, Puis il fera une série d’articles sur les camps en Europe, « Malheur aux sans patrie ». Il recevra le Prix Albert-Londres en 1954.
De qui parle-t-il dans ce Bas-relief ? Il parle de cadavres anonymes, de cinq personnes fusillées qu’il a croisées au bord d’une route à la fin de la guerre, et qu’il regarde longuement comme s’il ne voulait rien oublier des détails de leurs martyres. Exécutés pour avoir tenté de fuir, disent les écriteaux. Ces cinq noms peuvent être à la fois hommes, femmes ou enfants, et participer aussi bien à la guerre de 14-18 qu’à celle de 40-45, tout en étant toujours reliés à un même lieu géographique : une ferme.
Le livre brûle, il est parcouru par le feu, par tous les feux de cette époque… De la tranchée aux bombardements, aux crématoires, tout est feu…
Quand il se lance dans ce qui deviendra Bas-relief pour un décapité, Gatti n’a aucune intention de raconter sa vie. Il a déjà clairement en tête ce qui sera un vœu permanent de son écriture : donner quelques instants de plus à vivre à ceux qui ont été tués, fusillés, massacrés… d’après Stéphane Gatti
1 Cf. Christophe Soulié, Le moment limousin d’A.Gatti, revue A Littérature-action n°4, janvier-avril 2019
2 Qualificatif donné à Armand Gatti par le général de Gaulle en décembre 1968 alors qu’il allait faire interdire dans les théâtres publics la création de sa pièce La Passion du général Franco, à la demande du gouvernement espagnol
3 « Symétrie », terme utilisé dans les mathématiques et la physique quantique, correspond à un concept dont Gatti reprend et prolonge par analogie le sens dans ses dernières pièces (série La Traversée des langages). En physique la notion de symétrie, intimement associée à la notion d’invariance, renvoie à la possibilité de considérer un même système physique selon plusieurs points de vue distincts en termes de description mais équivalents quant aux prédictions effectuées sur son évolution (d’après wikipedia)
1 Cf. les entretiens entre Armand Gatti et le journaliste Marc Kravetz publiés en 1987 (Editions Verdier-Patrice Thierry)