Démocratie, carte blanche

Démocratie, carte blanche

La prochaine soirée du Cercle avec Barbara Stiegler (professeure de philosophie à l’université Bordeaux-Montaigne) et Christophe Pebarthe (maître de conférences en histoire grecque à l’université Bordeaux Montaigne) se veut plus un moment d’échange et de débat avec nos deux invités qu’un cours magistral.

« Aujourd’hui, la réflexion académique autour du commun porte essentiellement, dans le sillage de l’histoire du communisme, sur la question de la juste répartition des biens, et surtout sur la désignation de « biens communs » jugés inappropriables. L’adversaire à abattre est ici le capitalisme, dont la logique est de transformer toute réalité en une propriété exploitable sur le marché. Je partage évidemment sans réserve ce combat. Mais je crois qu’il faut absolument le doubler d’un autre front : celui qui consisterait à poser en principe la compétence de tous dans l’activité épistémique permettant de déterminer le bien commun, fondement de la croyance en la nécessité d’une délibération. Et ici, l’autre adversaire à abattre, c’est l’aristocratie élective, celle qui ne passe plus par la naissance mais par la compétence, et donc le niveau d’éducation. Or, en France comme dans beaucoup d’autres sociétés, tout le monde est désormais obligé de constater la faillite de ce modèle. Les classes les plus diplômées ont conduit notre société dans un état de crise systémique, ce qui remet évidemment en cause la légitimité des savoirs disciplinaires, considérés comme les seuls légitimes. […] les savoirs académiques se sont trouvés fragilisés et incapables de résister à l’assaut de la ploutocratie, qui s’est mis à les transformer en un ensemble de données, de connaissances et de compétences toutes convertibles en parts de marché. Le capitalisme triomphant et la décomposition de l’aristocratie républicaine en sont venus finalement à s’alimenter l’un l’autre. C’est la situation que nous vivons aujourd’hui, et qui conduit à une forme de stasis permanente, dans laquelle plus personne n’a l’impression de partager le même monde. Notre livre Démocratie ! Manifeste (co-écrit avec Christophe Pébarthe, Le Bord de l’eau, 2023) ne se contente pas de dresser ce diagnostic accablant. Il propose aussi une hypothèse pour sortir de cette crise. Et si nous reprenions au sérieux les pratiques d’assemblée et de délibération ? Et si la révolution démocratique commençait par-là : par une société qui renoue avec l’expérimentation des Athéniens sur la Pnyx, et plus près de nous et dans notre propre pays, avec les pratiques révolutionnaires de la fin du 18ème siècle, multipliant les cercles, les sociétés et les assemblées populaires, dans lesquelles les vérités ne pouvaient s’établir qu’en commun ? » Extraits d’une interview pour Diacritik – octobre 2023.

Barbara Stiegler a pris part au mouvement des Gilets jaunes et au mouvement contre la réforme des retraites de 2019-2020, un engagement qu’elle relate et analyse dans Du cap aux grèves (2020). Elle a aussi critiqué la gestion de la crise sanitaire du Covid-19 par le gouvernement français dans De la démocratie en pandémie, 2021.

Jean Gilbert présente, pour le cercle Gramsci, le débat avec Barbara Stiegler et Christophe Pébarthe :

Le Cercle est très content de vous accueillir l’un et l’autre. Nous remercions aussi Thomas Desmaisons qui a rendu cette invitation possible. Une des raisons pour lesquelles nous sommes heureux de vous accueillir, c’est que vous faites partie de ces universitaires qui produisent des choses philosophiquement consistantes, et qui sont aussi directement engagés sur le terrain des luttes sociales, comme Barbara Stiegler le raconte en particulier dans son livre Du cap aux grèves. L’objet de notre invitation de ce soir est un autre livre, écrit à quatre mains, qui s’appelle Démocratie ! manifeste, avec tout le travail que vous faites à partir de celui-ci.

Vous inviter sur la question de la démocratie va de soi, et je ne vais pas résumer le livre, mais pointer deux choses qui m’ont paru importantes. D’abord la place que vous donnez à l’Université, parce qu’elle représente l’espace où les savoirs peuvent se construire collectivement, et contribuer de façon décisive aux débats publics, ce qui est fondamental dans les processus démocratiques tels que vous les concevez. Cela nous intéresse d’autant plus que la démarche du Cercle n’est pas institutionnelle, mais proche des mouvements d’éducation populaire.

La seconde chose concerne le chapitre dans lequel vous concevez votre processus d’écriture comme une écriture démocratique. Ce projet n’engage pas uniquement de la rédaction, de l’étude, de la lecture, mais toute une série de rencontres, de discussions comme celle que nous espérons avoir ce soir, et aussi cette pièce de théâtre, Démocratie, un spectacle dont vous pourriez être les héros, que vous jouerez au Théâtre du Cloître de Bellac le 21 septembre prochain. Vous êtes en résidence pour une semaine au théâtre, et c’est dans ce cadre que nous vous rencontrons.

On sent donc une très forte cohérence d’ensemble entre les idées que vous défendez, vos processus d’écriture, vos travaux d’universitaires, et vos diverses interventions dans l’espace public, jusqu’à cette représentation théâtrale sur la question de la démocratie, qui est aussi la question de notre puissance ou de notre impuissance politique.

Thomas Desmaison, directeur du Théâtre du Cloître de Bellac :

Bonsoir à toutes et à tous. Merci au Cercle Gramsci pour l’invitation et pour cette organisation à toute vitesse, parce qu’on a commencé à en parler très récemment et j’ai appelé rapidement Barbara et Christophe qui ont tout de suite accepté ! Donc merci à Barbara et Christophe pour cette réactivité. Effectivement, le Théâtre du Cloître est à l’initiative de cette proposition, mais avant tout l’initiative vient de Barbara et Christophe qui se sont lancés dans une aventure théâtrale il y a maintenant quelques années (ce n’est pas tout récent) et qui ont tout pu avoir un lien vers nos réseaux artistiques. On a pris connaissance de ce projet-là. Le théâtre de Cloître, sous ma représentation, a été tout de suite fondamentalement intéressé, parce que, comme tu viens de le dire, la cohérence est totale entre l’écrit et l’idée de passer à l’art, de passer au théâtre. On a discuté dans la voiture avec Christophe, tout est absolument convergent entre ce qu’ils défendent comme idées et comme critiques, et le fait d’utiliser le théâtre pour transmettre ça.

Celles et ceux qui sont curieux et qui veulent voir cette performance démocratico-artistique, auront la possibilité de la voir le samedi 21 septembre au Théâtre du Cloître, puis un peu partout en région, puisqu’on est un certain nombre de programmeurs et de programmeuses intéressés à cette démarche. Et aussi un débat va être organisé dans le cadre du 70e Festival de Bellac, le 5 juillet prochain. Christophe et Barbara reviennent avec Michèle Riot-Sarcey, que vous avez déjà accueillie au Cercle Gramsci, avec Joëlle Zask, et une artiste compagnonne de notre théâtre, la chorégraphe Sylvie Balestra qui travaille beaucoup sur ces questions aussi.

Donc voilà, plusieurs dates parce qu’on s’est dit que pour faire démocratie, faire dèmos, il faut à tout prix multiplier des temps d’échanges. Et ce n’est pas simplement une invitation artistique, c’est une invitation démocratique. Donc merci à vous pour l’invitation. Je transmets la parole à nos invités.

 

Barbara Stiegler :

Je vais ouvrir la soirée. Ensuite, Christophe prendra la parole. Et puis on aura surtout beaucoup d’échanges entre nous. On n’a pas préparé quelque chose de très long. On veut surtout échanger avec vous, que vous ayez lu l’ouvrage ou pas.

La question des biens communs, et de qui en décide

L’angle que j’ai choisi pour ce soir, c’est celui qui a été retenu par le cercle Antonio Gramsci dans sa lettre. Je vais approfondir les mots que j’avais échangés avec la revue Diacritik. Je partirai de la question des biens communs. C’est une question très forte aujourd’hui. Une des raisons, je pense, est qu’elle donne une voie pour à la fois faire une critique du capitalisme, et esquisser une voie de sortie du capitalisme. Or la question de la lutte contre le capitalisme est redevenue totalement à l’ordre du jour – je dis redevenue parce qu’elle s’était effondrée dans les années 1980 et 1990, et elle revient depuis la fin des années 1990 et le tournant des années 2000, en particulier depuis la crise financière. Le terme de « capitalisme » a repris une place centrale : la critique du capitalisme, la relecture de Marx, est redevenue parfaitement d’actualité partout, dans les universités, etc., ce qui n’était pas du tout le cas quand j’étais plus jeune. Et la voie des biens communs offre une possibilité à la fois de faire une critique, mais aussi de dessiner une alternative, d’avoir une voie pour véritablement lutter contre le capitalisme.

Alors, comment ? Eh bien, en désignant des biens inappropriables par le marché, des biens qui doivent s’excepter du marché. On peut prendre comme exemple l’eau, la terre, la culture, l’éducation, la santé. Tout le monde s’empare de cette question des biens communs, à juste titre. Très bien.

Mais il y a quelque chose qui me pose problème dans la manière dont on se jette, non pas sur cette question, mais sur les réponses que je viens de donner : l’eau, la terre, l’éducation, la culture. C’est qu’on oublie de se demander qui définit les biens communs. Donc l’intervention que je voudrais faire n’est pas du tout une intervention dirigée contre « eux » (j’ai employé un vocabulaire gramscien : « Eux » et « nous »), ça ne va pas du tout être dirigé contre « eux », les capitalistes. Ça va être dirigé contre « nous ». Contre la manière dont nous-mêmes, nous avons tendance à totalement oublier la question de la démocratie dans tout ça. Quand je dis « nous », ce sont les mouvances auxquelles nous appartenons, les mouvements de gauche. Et je crois qu’il faut vraiment que l’on fasse très attention à la manière dont on se comporte et à ce qu’on pense de la démocratie. C’est vraiment un appel à une vigilance sur nous-mêmes.

Quand je dis « nous-mêmes », je m’inclus. Tous les jours j’essaie d’avoir cette vigilance. Elle est nécessaire parce que tous les jours un naturel revient au galop, qui voudrait par exemple considérer que les biens communs, je les connais déjà. Je sais déjà ce que sont les biens communs et il me reste à les diffuser, à m’assurer qu’ils ne sont pas appropriés par « eux ». Mais si vous réfléchissez bien, c’est une question abyssale de savoir quels sont les biens communs. C’est quoi, le bien commun ? Si on pose comme sujet de dissertation de philosophie « Qu’est-ce que le bien commun ? » c’est une question immense. Quels sont les biens communs qu’il faudrait sortir de l’appropriation par le marché, et ceux qu’on pourrait laisser circuler dans le marché ? Si on veut spécifier la question, c’est terriblement difficile.

Et puis plus fondamentalement, qu’est-ce qui est bien ? Pour nous tous ? C’est une chose dont il faut parler. Or, très souvent, cette opération n’a pas lieu, sous prétexte qu’on a un programme, sous prétexte qu’on a un projet, sous prétexte qu’on a une hégémonie culturelle (encore un terme gramscien) à diffuser. Et donc, toutes ces étapes sont brûlées. C’est sur ce point-là que je voudrais donner quelques éléments.

La gauche oublie la démocratie

La réflexion académique aujourd’hui autour du bien commun s’inscrit dans le sillage de l’histoire du communisme, elle redonne ses lettres de noblesse et une actualité au communisme, et reprend la question de la juste répartition des biens, en désignant, comme je le disais, des biens communs jugés inappropriables. L’adversaire à abattre ici est clairement le capitalisme dont la logique est, comme chacun sait, de transformer toute réalité, jusqu’à nos conversations, jusqu’à nos idées, jusqu’à nos impulsions, toute réalité en une propriété exploitable sur le marché. Alors, j’insiste sur le fait que je partage sans réserve ce combat. Mais, deuxième point, Je crois qu’il faut absolument le doubler d’un autre front : celui qui consisterait à poser en principe la compétence de tous dans l’activité épistémique, l’activité de connaissance (épistémè en grec veut dire « connaissance »), l’activité épistémique permettant de déterminer ce qui est le bien commun. Et ça, c’est une opération qu’on oublie de faire, en considérant qu’il y aurait ceux qui sauraient beaucoup mieux parce qu’ils sont éduqués, parce qu’ils sont éclairés, parce qu’ils sont avancés, parce qu’ils sont de gauche, parce qu’ils sont du bon côté, parce qu’ils ont compris. « Eux » sauraient par avance quels sont les biens communs, qu’ils auraient ensuite à diffuser aux autres ou à protéger pour les autres.

Je pense au contraire qu’il faut poser en principe la compétence de tous, a priori, dans l’activité permettant de déterminer le bien commun. Personne ne peut être a priori privilégié pour déterminer ce qu’est le bien commun, ou ce que sont les biens communs. Et personne ne peut être a priori exclu. C’est précisément ça, le geste démocratique. La démocratie commence par la délibération collective sur ce que nous voulons, et elle est très souvent oubliée dans la démarche des biens communs. On la considère comme une évidence… On veut l’eau, par exemple, pour tous. Mais qu’est-ce que ça veut dire ? Quelle eau ? À quelles conditions ? Comment ? Pourquoi l’eau ? Pourquoi pas les vêtements ? Pourquoi pas aller au théâtre ? Pourquoi ce théâtre ? Pourquoi le théâtre ?

La voie démocratique : délibérer avec tous

Toutes ces questions sont, comme je disais tout à l’heure, vertigineuses.

Cela repose sur la croyance en la nécessité incontournable d’une délibération, et d’une délibération avec des gens avec lesquels on n’est pas d’accord, pour lesquels on n’a pas d’admiration, dont on n’estime pas a priori les avis, les goûts, les penchants. Une délibération avec tous, puisque si on prend l’étymologie de démocratie, c’est le pouvoir du dèmos de choisir, de décider pour lui-même, d’avoir du pouvoir sur le pouvoir de décider (« le pouvoir » en grec, c’est kratos). Vous ne pouvez exclure personne du dèmos. Vous ne pouvez pas dire à des gens qui sont là, vous sortez, vous n’en faites pas partie.

À Athènes, le peuple athénien, le dèmos, tous les Athéniens qui sont définis comme citoyens, font partie du dèmos, que cela vous plaise ou non, que vous soyez d’accord ou pas avec eux. Il n’y a pas de principe de sélection. Il n’y a pas les femmes, il n’y a pas les esclaves, d’accord ; mais il y a tous les autres. Il n’y a pas les femmes parce que c’est une société patriarcale, très bien ; donc c’est accidentel, ce n’est pas l’essence de la démocratie. Il n’y a pas les esclaves parce que c’est une société esclavagiste, et le fait qu’il y ait des esclaves n’est pas un fondement de la démocratie.

Mais tous les autres qui ne sont ni des enfants, ni des femmes qu’on considère comme n’étant pas autonomes, ni des esclaves qu’on considère également comme n’étant pas autonomes puisque achetés, tous ceux qui ne sont pas achetés, pas femmes, pas enfants, pas esclaves, tous sans exception, font partie du dèmos et aucun ne peut être exclu de cette délibération. C’est quand même très rude comme exigence. Ça n’a rien à voir avec la logique de partis ou de partisans ou de camarades, selon laquelle on se choisit. Or très souvent la voie des biens communs c’est beaucoup plus la voie des partisans, la voie de gens qui se sont choisis et qui considèrent qu’ils savent déjà ce que sont les biens communs, et cela va de soi pour tous.

Là, la démarche est inverse. On ne se choisit pas. On est obligé d’accepter tous les gens qui sont là sur la place publique et qui délibèrent : en l’occurrence la colline de la Pnyx, à Athènes. Tout le monde peut y aller. Et on ne peut pas dire vous ne faites pas partie du dèmos, vous n’en avez pas les aptitudes. Vous n’avez pas le niveau, vous n’êtes pas du bon parti.

Vous voyez, c’est quand même quelque chose de très différent de la voie qui est habituellement la nôtre. Ce que j’essaie de dire, c’est que la manière dont les mouvements de gauche fonctionnent n’est pas du tout la manière démocratique. Je ne dis pas du tout que c’est dictatorial, je ne dis pas du tout que c’est autoritaire, mais je pose la question de la voie autoritaire qu’on risque d’emprunter de manière très douce et en apparence très éclairée. Et c’est pour ça qu’il faut s’observer soi-même sur notre rapport à la démocratie.

La République des élus contre la démocratie

Pour considérer qu’a priori tous sont compétents pour déterminer les biens communs, il faut croire fondamentalement que l’étape de la délibération, qui est longue, qui est ardue, est incontournable. Et ici, l’autre adversaire à abattre, ce n’est pas seulement la manière dont on fonctionne dans nos partis, dans nos mouvements, dans nos groupuscules, mais c’est aussi autre chose qui vient d’une autre source : la démocratie, ce qui s’est appelé et qui s’appelle encore la démocratie, mais qui est l’aristocratie élective. Cette source a été confirmée par l’histoire de la République. République, res publica : « chose commune ». C’est une autre voie pour comprendre le commun : la chose commune qui est sur la place publique. Dans l’histoire de la République, c’est très clairement ça. Une autre voie aurait pu être prise, puisqu’il y avait dans la Révolution française la potentialité d’une république sociale et démocratique qui a été réactivée au XIXe siècle, qui a été repensée par Jean Jaurès, etc. Mais ce n’est pas ce visage-là de la République qui s’est imposé. C’est bien plutôt la République comme République des élus : les élus comme étant les plus compétents, ou plus exactement comme étant les seuls compétents pour déterminer la chose publique. Donc les élus, les seuls compétents et les seuls ayant suffisamment de vertu, à la fois la compétence épistémique et la compétence morale, la vertu qui permet d’avoir un rapport au bien commun.

Ces deux voies vont installer l’idée que le meilleur système, c’est le système du gouvernement représentatif dans lequel ce sont des professionnels spécialisés de la politique, les plus compétents, qui sont les mieux placés pour désigner le bien commun. Et ce système, c’est le nôtre. Ce système est exactement le système actuel qui, évidemment, ne marche pas, qui est dévoyé puisque les meilleurs sont nuls et que les plus compétents sont incompétents, bien sûr ; mais les fondements de notre système, c’est ça. Et ce système s’est construit contre la démocratie. L’idée étant que, surtout, le dèmos ne gouverne pas, parce que c’est une foule irrationnelle et incompétente. Et pour éviter cette catastrophe démocratique d’une masse irrationnelle et incompétente qui délibérerait et qui déciderait, on a imposé à la place le système représentatif, la République des élus. Et prenez le terme « élu » avec tout son sens, y compris biblique : on s’extrait du peuple, on est au-dessus du peuple par les deux voies, à la fois la compétence (donc le savoir, la connaissance) et la vertu.

Notre système est entièrement fondé là-dessus. Avec l’idée que dès qu’on parle d’éducation, il y a une hiérarchie entre ceux qui sont éduqués et ceux qui ne le sont pas. Ceux qui peuvent désigner les biens communs sont les plus éduqués et les plus diplômés. Cette idée d’une délibération de tous sur le bien commun est donc antithétique avec les fondements de notre système représentatif, qui est celui d’une aristocratie élective. Alors bien sûr, les gens qui sont actuellement à la place de ces élus ne sont pas des aristocrates. Très souvent, ils sont ineptes, ils sont ridicules, ils sont idiots, ils sont nuls, ils sont mal élevés, etc. Mais les principes sont bien ceux-là, et ce n’est pas la démocratie. Donc quand vous dites « notre démocratie », quand on dit dans les cortèges « notre démocratie », c’est un peu étrange parce que le système dans lequel nous sommes n’est pas démocratique, c’est un système contraire à la démocratie et qui s’est forgé contre elle.

Nous vivons un moment démocratique

Vous voyez que par le renouveau de la pensée communiste autour des communs, et par la voie élective, qui est celle que la République a massivement épousée, par ces deux voies, à la fois la voie républicaine et la voie néo-communiste, on rate doublement la voie démocratique. Or il est très difficile de sortir de ces deux voies-là, parce qu’elles sont majoritaires pour nous.

Alors, le moment que nous traversons est intéressant parce que la grande révolution du système représentatif, était que l’aristocratie n’était plus fondée sur la naissance mais sur la compétence. C’était une véritable révolution par rapport au système nobiliaire antérieur, qui aujourd’hui est remise en cause avec des fils de milliardaires qui récupèrent les fonctions, etc. Mais il y a quand même eu ce grand moment qui a duré deux siècles, où vraiment on a eu cette révolution du système représentatif. Mais ce n’était pas la révolution démocratique, c’était la réponse antidémocratique au risque démocratique. Alors, aujourd’hui le moment est intéressant puisque cette République fondée sur l’excellence des élus, sur la compétence et la vertu, est en train de s’effondrer sous nos yeux puisque, comme je le disais, plus personne ne croit sérieusement que les élus ont ces qualités. L’idée que les plus diplômés seraient les mieux placés pour définir le bien commun est en train de s’effondrer, à la fois par la crise du système républicain, mais aussi par le fait que les plus diplômés ont conduit globalement les systèmes vers une série de catastrophes, dont la catastrophe écologique, la science, les experts, etc. C’est donc un moment potentiellement démocratique puisqu’au bout d’un temps, si plus personne n’est naturellement et de manière évidente désigné pour déterminer le bien commun, alors après tout pourquoi ne pas se dire que n’importe qui est désigné pour en parler ? C’est un moment de très grande tension, avec des poussées démocratiques très fortes. C’est comme ça que j’ai très rapidement analysé le mouvement des Gilets jaunes.

Les Gilets jaunes

Au départ, j’ai mis un gilet jaune pour des raisons de voiture. J’ai mis un gilet jaune parce que ma voiture ne passait pas au contrôle technique, et parce que j’étais contre les 80 km/h parce que j’avais des problèmes de voiture. Apparemment c’est exactement comme ça qu’est né le mouvement des Gilets jaunes. J’avais des problèmes de voiture et j’ai mis ce gilet jaune très spontanément et sans réfléchir. Et j’ai compris assez vite après ce qu’était ce mouvement : un mouvement profondément révolutionnaire qui posait la question de la démocratie. Derrière cette histoire de voiture était posée la question de la démocratie dans le contexte de la crise écologique. Les Gilets jaunes ont posé la question de savoir quel est le bien commun, comment y accéder, etc. Question qui ne peut plus être confiée à des experts qui vont nous expliquer que la meilleure voie c’est une taxe carbone. Puisque ça ne tient absolument pas compte de la totalité du dèmos, alors qu’il faut envisager ces problèmes écologiques comme des problèmes extrêmement difficiles qui doivent être appréhendés par la totalité du peuple. Peuple qui est le seul souverain, ont-ils rappelé au monarque ou pseudo-monarque Emmanuel Macron, parce que le seul souverain dans la Constitution française, c’est le peuple !

Donc ils ont récupéré ce qui était resté de démocratique de la Révolution : à savoir que le souverain, l’unique souverain, c’est le peuple, c’est le dèmos. Et ils ont dit : « Il faut continuer la Révolution française, l’accomplir, et l’accomplir c’est accomplir la démocratie, qui n’a jamais été mise en place en France. » C’est pour ça qu’ils ont mis en place ce qu’on a appelé ces agora, tous ces systèmes de délibération, tous ces systèmes d’assemblée, et ils ont redécouvert toutes les questions athéniennes autour de la prise de parole, de la rotation, de la constitution, de la délibération, de la participation des assemblées, etc. Derrière cette histoire de voiture, vous voyez, c’est cette révolution démocratique qui s’est mise en route avec les Gilets jaunes.

On a beaucoup de pays où c’est le cas aujourd’hui, avec des poussées démocratiques très fortes. Et il y a en face un parti de l’ordre extrêmement violent qui ne veut surtout pas de ces poussées démocratiques et qui devient de plus en plus réactif et réactionnaire, de plus en plus autoritaire, jusqu’à recourir à la force armée pour mater ces poussées démocratiques. Mais voyez, avec les Gilets jaunes, il est très difficile d’arriver en disant : « Bon ben le bien commun c’est ça, et voilà. » Non, ça ne marche pas. C’est hors de question. Ça ne peut pas se passer comme ça. Il faut passer par tout un système de délibération, d’assemblées, et pour eux c’est un impératif catégorique. Je pense que c’est extrêmement sain. Ils ont ouvert une voie extrêmement féconde, et qu’on aurait tort de considérer comme une espèce de décoration de démocratie participative. Il y a un peu d’effervescence, mais c’est quelque chose de méthodologiquement très exigeant, très rigoureux, et qui va complètement à l’encontre de nos habitudes à la fois républicaines, mais aussi socialistes et communistes. Je prends vraiment les grandes voies, la République, le socialisme, le communisme, ce qui nourrit nos mouvements de gauche, et on est très très loin de cette révolution démocratique.

Le Covid-19

Le deuxième exemple excellent pour illustrer tout ça, et je m’y suis engagée aussitôt, donc je n’ai pas chômé ces dernières années (j’ai eu beaucoup d’occasions de me retrouver en première ligne), c’est le Covid-19. Croire qu’on saurait par avance déjà très bien ce qu’est le bien commun c’est, là aussi, une erreur absolue. On a produit un désastre par cette attitude quand on a décidé, sans connaître les produits, que les vaccins étaient des biens communs. Je vais laisser de côté la question de savoir si ces produits pharmaceutiques étaient bons, pas bons, peu importe, ce n’est pas le sujet avec lequel j’ai envie de discuter, ce n’est pas ça qui m’intéresse. Ce qui m’intéresse, est que c’est un exemple extraordinaire !

On a un produit pharmaceutique qui arrive sur le marché. Il n’y a pas besoin de très longues délibérations pour se demander si le SARS-CoV-2 est un problème : le SARS-CoV-2 n’est pas un bien commun. Quoique avoir une attitude d’éradication avec les virus n’est pas forcément malin, cela pose déjà plein de questions. Transformer un virus en un mal absolu qu’il faudrait extirper par des milliers de tonnes de gel hydroalcoolique, etc., n’est pas forcément la bonne attitude à avoir dans les zoonoses. Ça montre déjà que c’est compliqué, mais on peut très facilement documenter le fait que le Covid-19 est une maladie déclenchée par le SARS-CoV-2 sur des organismes majoritairement fragiles, que c’est une vraie maladie, qu’elle tue, qu’elle a tué et qu’elle tue encore.

On a eu des retours d’expérience très importants. J’ai travaillé avec des gens qui soignaient ceux qui mourraient du Covid-19. Pour moi, il était donc très clair qu’il y avait une maladie, une vraie maladie et qu’il fallait trouver les moyens de lutter contre elle. Ensuite, quand le produit pharmaceutique a été proposé, on était vraiment au tout début. Le fait qu’une grande partie des gens de gauche se soient jetés sur ce produit sans le connaître, sans connaître le processus de mise au point, sans regarder de près la manière dont on fait d’habitude pour mettre sur le marché un produit, et qu’ils le désignent comme un bien commun universel qu’il faut distribuer à tous les êtres humains sur la totalité de la planète, et pourquoi pas tant qu’on y est aux enfants qui viennent de naître, c’est quelque chose de complètement fou. C’est typique de l’attitude consistant à dire « On sait déjà ce que sont les biens communs » : les biens communs ce sont les médicaments, un médicament est bon par définition ; dans les médicaments il y a les vaccins, les vaccins c’est bien, donc si un laboratoire a appelé un produit « vaccin » c’est bien, donc on va l’imposer de manière autoritaire comme bien commun ! Alors le combat de gauche a été de rendre ces biens inappropriables, c’est la voie des biens communs : éviter que ce soit des biens appropriables par le marché, ce qui, évidemment, a complètement raté, vous l’avez vu.

Mais je ne me suis pas reconnue dans ce combat-là, parce que les conditions n’étaient pas remplies. On n’a même pas eu de discussion collective pour savoir si c’était un bien commun, et si c’était vraiment un vaccin. Et là, on voit le désastre. Et la révolte des Gilets jaunes a continué, autour de cette définition autoritaire de ce qui était le bien, sans aucune délibération. On a fait pareil avec le confinement, et avec toutes sortes de dispositifs ou de produits qui ont été élus par la classe dirigeante comme la solution, en l’absence de toute délibération.

La place du savoir

Alors si on me dit « Oui mais il y avait un savoir expert », je réponds très facilement deux choses : qu’il y a un savoir très spécialisé en médecine, mais que ce savoir sur les virus, sur l’immunologie, sur les zoonoses, etc., n’est jamais en mesure de nous dire ce que collectivement la société doit faire. Vous pouvez avoir le savoir le plus hyper-spécialisé du monde, il ne vous donnera pas la martingale correspondant à ce que doit faire une société. Parce que ce que doit faire une société est une décision politique, absolument pas une décision scientifique. C’est justement ce que doit faire le dèmos pour lui-même, c’est purement politique. Aucun être humain, aussi diplômé soit-il, aussi scientifique soit-il, ne le sait : la seule solution pour le trouver, c’est la délibération collective, et c’est la délibération avec toutes les sciences et toutes les formes de savoir. Les Gilets jaunes ont assisté à cette catastrophe d’une imposition du bien de manière autoritaire juste après leur mouvement, un moyen autoritaire qui, accessoirement, a permis d’enfermer les Gilets jaunes chez eux. Je signale quand même au passage qu’on est passé d’un début de révolution démocratique à un confinement généralisé de toute la population. Et ça s’est fait de la manière la plus catastrophique, si on se place au point de vue des Gilets jaunes. Donc on voit très bien que les dernières années illustrent la nécessité de donner du crédit à cette hypothèse démocratique, et c’est ce à quoi nous sommes attachés avec Christophe.

La catastrophe serait de croire que la meilleure manière d’accéder au savoir est d’aller se renseigner auprès des plus spécialisés, et ce seraient eux qui pourraient le plus vite possible résoudre les crises. C’est une erreur absolue. C’est l’inverse, en fait. Concentrer le savoir dans les mains de quelques-uns, c’est produire un faux savoir, c’est détruire le savoir. Et le savoir ne peut s’élaborer et ne peut se transformer en décision collective de nature politique que s’il circule massivement, intensément. C’est notre conviction, c’est pour ça qu’on a concentré notre travail sur la démocratie sur la question du savoir.

Alors on considère que la démocratie, c’est le début de plein de questions vertigineuses, difficiles. C’est une série d’hypothèses, et c’est elle-même une hypothèse. Donc on vous propose cette voie comme une hypothèse, pas du tout comme la solution, avec tous les problèmes liés à cette solution qui seraient vus comme déjà réglés et seraient eux-mêmes toute une série de solutions, mais plutôt comme une voie problématique de questionnement, comme un laboratoire d’expériences.

Une écriture démocratique

Pour revenir à la présentation du début, on essaie effectivement de joindre la parole au geste ou le geste à la parole, de faire ce qu’on écrit et de relier nos paroles à nos actes, ce qui est malheureusement assez peu le cas de la part de beaucoup d’intellectuels particulièrement clivés. On l’a encore beaucoup vu pendant cette épidémie, où on a tout un discours sur la démocratie, sur la liberté, sur l’émancipation, sur les Lumières, et quand arrive un pouvoir ultra-autoritaire il n’y a plus personne pour se lever contre ce monstre. Donc on essaie d’avoir des pratiques d’assemblée récurrente, permanente, pérenne, habituelle, et de poser cette question de l’assemblée comme question centrale.

C’est aussi pour ça qu’à la faveur du premier livre de Christophe sur la démocratie, intitulé Athènes, notre démocratie, on a choisi de lancer une conférence à deux voix, en essayant d’avoir une parole démocratique, qui ne mélange pas nos deux voix pour dire la même chose, mais où on garde nos différences. C’est ça, l’écriture démocratique dont vous parliez : au lieu de faire un livre d’une seule voix à quatre mains, on a gardé les deux voix qui s’entretissent et sont décalées, et ne disent pas la même chose. On essaie de produire ces mêmes décalages avec tous les autres auxquels on s’adresse. On a donc lancé un duo de conférences à deux, et avec vous, et on est ce soir au 37ème acte de ce duo. Et on a voulu aller plus loin en mettant en scène cette parole avec tous les artifices de l’art théâtral pour faire un vrai spectacle avec un décor, des accessoires… C’est un spectacle, pas une performance, et on essaie de se confronter à tout ce que le théâtre peut apporter comme arène démocratique grâce à l’éclairage, à la scénographie, au jeu d’acteurs, à la dramaturgie. On va plus loin dans cette forme théâtrale, mais nous tenons à garder absolument cette forme du duo qui nous confronte immédiatement à la question de savoir comment faire assemblée, pourquoi c’est une question absolument cruciale, qui a quelque chose de décisif, et pourquoi c’est une étape qui ne peut pas être renvoyée à plus tard. Ce qu’on fait la plupart du temps, c’est qu’on renvoie toujours ça à plus tard.

Je te laisse la parole.

Christophe Pébarthe :

Deux conceptions usuelles de la démocratie

Je vais essayer d’aller vite, pour qu’on puisse avoir un temps d’échange entre nous. En même temps, c’est bien que Barbara ait parlé, parce que comme ça j’ai pu noter plein de trucs et trouver des choses à dire ! Donc je dirai pour commencer qu’en gros, on a souvent dans notre boîte à outils intellectuelle deux manières de voir la démocratie.

La première manière, c’est la manière institutionnelle, celle des juristes. Pour résumer, c’est la VIe République : « On va changer la Constitution et on aura plus de démocratie, le peuple aura plus de pouvoir, il y aura des nouveaux droits », etc. C’est une des manières qu’on trouve facilement sur le marché des idées, si j’ose dire, depuis longtemps, parce qu’elle était déjà dans le programme commun des années 1970, de François Mitterrand, l’idée de la VIe République. Ça fait longtemps qu’on en parle, puisque c’était déjà quasiment au cœur de la discussion de 1958, au moment de l’adoption de la constitution de la Ve République. C’est donc une vieille question, qui est une manière bien particulière de penser la démocratie, puisqu’au fond, quand on la pense de manière institutionnelle, ça signifie qu’on lui accorde dans l’espace social (si on imagine que c’est comme un territoire), une partie qu’on va appeler la politique, ou les prises de décisions. Et puis le reste pourra être un peu en dehors de la démocratie. Je vais prendre un exemple que tout le monde connaît, celui de l’entreprise. Jean Jaurès, dont tu as parlé tout à l’heure, disait que « la démocratie s’arrête aux portes de l’entreprise », puisque c’était en quelque sorte un autre monde, avec d’autres règles, etc. Mais on n’y voyait pas nécessairement (au contraire de Jean Jaurès) une contradiction avec la démocratie. Et on acceptait donc que quelque chose qui était démocratique au niveau des prises de décisions (ou du moins qu’on appelait démocratique, avec toutes les limites que Barbara a pointées dans le système politique), n’était pas nécessairement réplicable partout. On sait bien que dans les années 1960 et 1970, ces questions se sont aussi posées dans l’espace domestique, pour les questions de domination hommes-femmes, par exemple.

Donc vous voyez qu’en en fonction de nos tropismes différents, nous mesurons tous et toutes les limites de ce modèle institutionnel, ou les choses qui ne vont pas, et dans lesquelles on aimerait mettre un peu plus de démocratie.

Ça amène à la deuxième autre grande manière de voir la démocratie, c’est-à-dire une manière idéologique. On va considérer que la démocratie est une idéologie, c’est-à-dire une manière globale de voir le monde, un système organisé d’idées qui va se concentrer en particulier sur la notion d’égalité. Et on va essayer de la décliner le plus possible, partout, en disant que le but d’une société démocratique serait d’être une société égalitaire. Dans ce cas-là, vous voyez que c’est davantage que quelques institutions, une assemblée, un tirage au sort, ou tout ce que vous voulez ; c’est une manière globale de vivre ensemble, et une façon de penser la société dans sa totalité.

L’épistémologie de la démocratie : accepter l’incertitude sur le sens du monde

Vous avez vu dans le propos de Barbara (qui a repris des éléments de notre livre) que nous proposons une troisième manière d’envisager la démocratie, qui nous amène à considérer que la démocratie c’est d’abord un rapport social au savoir. C’est-à-dire que le geste initial de la démocratie suppose au préalable de prendre position par rapport à la connaissance, à l’épistémologie si vous voulez. C’est un point très important. Je vais en dire quelques mots parce qu’il faut vraiment le creuser pour bien comprendre ce qui, pour nous, est fondateur d’un geste démocratique.

C’est accepter l’incertitude sur le sens du monde.

Quand je dis ça, il y a deux manières de comprendre. La première manière, c’est de dire qu’on ne comprend pas tout de suite ce sens : il faut le chercher, etc. Mais ce que nous disons va plus loin, puisque nous considérons que le monde social est incertain par nature. Pour le dire autrement, nous considérons que le monde social fabrique à l’instant T des interprétations de lui-même qui sont contradictoires entre elles, et que nous ne pouvons pas trancher a priori entre celle-ci ou celle-là. Et c’est ce choix initial d’une incertitude première sur le sens du monde qui évidemment légitime pour nous l’intérêt possible d’en délibérer ; parce que si on sait déjà, à quoi bon délibérer ? Ça devient de la propagande : il faudra juste te convaincre, c’est la fabrique du consentement des néolibéraux, puisqu’on a la vérité ; et il se trouve qu’il existe quelques petites procédures qui nous emmerdent comme les élections, on va donc passer notre temps à convaincre les électeurs de se rendre à notre vérité qui est là et qu’ils n’auront plus qu’à valider avec leur bulletin de vote… Et ensuite, on la mettra en application.

Comme disait Didier Raoult, la science n’est pas démocratique. Donc si la science est la vérité, alors on ne vote pas sur la vérité scientifique à l’Assemblée. Je prends cet exemple volontairement parce qu’il est intéressant, tout à fait emblématique de cette tension qu’il y aurait à dire que si c’est la science, on ne va pas en parler à l’Assemblée Nationale, on ne va pas organiser un référendum sur la science. Là, vous voyez ce que signifie faire le choix de l’incertitude, mais je dis bien sur le sens du monde, pas sur ce qui permet aux avions de voler. On parle de la finalité de l’action collective. Pourquoi on est ensemble ? Où on va ? Dans quel but ?

On est bien d’accord : il ne s’agit pas de dire qu’on va se mettre à délibérer sur comment il faut faire voler les avions. Ce n’est pas de ça dont on parle. C’est souvent ce qui nous est opposé : vous n’allez pas délibérer sur tout, etc. Mais nous, nous nous intéressons à la délibération démocratique, c’est-à-dire à celle qui vise à élaborer ensemble, sinon un bien commun, du moins une direction commune dont on pense qu’elle est bonne pour tous et toutes. Notre point de départ est donc de dire qu’il faut une épistémologie pour que la démocratie soit possible, consistant à accepter que l’incertitude fait partie du monde social, et qu’une science n’arrivera pas demain, qui nous permettrait d’enfin arriver à un savoir positif sur le monde qui épuiserait la démocratie.

Si on nous suit, on est donc en quelque sorte condamné à la démocratie, puisque nous sommes condamnés à l’incertitude sur le monde. Je ne peux pas être sûr que ce que je pense du monde et de la direction qu’il doit prendre est vrai, bon, juste, etc. C’est le premier point sur lequel je voulais insister.

Comment qualifier les faits sociaux ?

Et cette épistémologie n’est pas originale. Elle se trouve aussi bien chez les Grecs (j’en dirai un petit mot tout à l’heure) que dans les sciences sociales, puisqu’il n’y a rien de plus classique que de constater la difficulté que nous avons à qualifier une réalité ou un fait social qui est en train de se passer sous nos yeux. C’est le deuxième point de mon intervention.

Je vais prendre un premier exemple d’actualité : c’est le génocide. Comment qualifier ce qui se passe ? Si vous acceptez le point 1, à savoir qu’il y a une incertitude et que vous n’êtes donc pas là pour dire « Ouais, c’est sûr, etc. », vous devez vous demander quelles raisons amènent les uns et les autres à se poser des questions, pour ensuite trancher, avoir une opinion. Ce que disait Barbara sur la question des communs, c’est que même si vous pensez de manière tout à fait certaine qu’il y a un génocide en cours à Gaza, ce qui est mon cas, il ne faut pas s’étonner que ça ne suffise pas pour que vous imposiez ce mot à tout le monde, sans au moins faire l’effort de comprendre pourquoi d’autres ne l’utilisent pas, et quel est le problème qu’il pose. Je continue cet exemple.

Avec celui qui considère que vous ne pouvez pas comparer parce qu’il n’y a pas assez de morts, on peut facilement discuter et affaiblir cet argument. Quand vous faites un cours d’histoire et que vous étudiez le génocide des juifs, vous commencez par les Einsatzgruppen en 1941 et 1942, et vous ne dites pas que ce n’est pas un génocide parce qu’ils n’en tuaient pas assez chaque jour. Ça n’aurait strictement aucun sens. Ça veut donc dire que quand on est historien, on accepte parfaitement de qualifier de génocide des événements alors même que ce n’est pas terminé. De la même façon, tout le monde considère aujourd’hui que le génocide rwandais commence avec la radio Mille Collines, qui dit « On va aller couper le village en petits morceaux … », etc. Ça ne choque plus personne aujourd’hui de dire que le génocide commence là, alors même que le génocide en tant que tel est évidemment un processus qui se développe et dure plusieurs mois. Donc vous voyez que ça, il est possible d’en discuter.

Bien sûr il y a la dimension juridique : des juristes définissent le génocide, mais les juristes ne sont que des juristes, ils n’ont pas plus que vous ou que moi la définition ultime du génocide. On prend en considération leur définition, mais on ne la prend pas pour le sens du monde.

En fait, le processus consiste ici à s’enrichir de tout ça avant de vouloir fermer la délibération, même si, j’insiste bien, on est intimement persuadé que le bon mot est celui-là plutôt que tel autre. Et on est tous d’accord, ce n’est pas simple. Et évidemment, il est tout aussi légitime d’avoir une action militante engagée pour pouvoir imposer tel mot plutôt que tel autre. Ça ne disqualifie pas l’engagement, le militantisme pour cette cause-là en particulier. Ça montre ce qu’il y a de démocratique, ou plutôt ce qu’on doit avoir de démocratique quand on veut réfléchir.

Donc comment qualifier une réalité sociale ? C’est un problème de science sociale classique. Je vais prendre un autre exemple, un exemple que j’aime bien, c’est sur le 11 septembre 2001. C’est un exemple que j’aime beaucoup puisque là on a tous les documents : comment ça s’est passé, quasiment à la minute, à la seconde, etc. Et en fait vous avez un clivage énorme entre, en gros, l’Europe et les États-Unis. Pour les États-Unis, le 11 septembre 2001 c’est les 60 ans de Pearl Harbor. Et ils le fêtent à mort… Il y a quatre blockbusters avant le 11 septembre, et ils vivent dans une ambiance Pearl Harbor. Le cadrage qui va alors être très vite imposé par la presse, mais qu’ils vont valider parce qu’ils ont vécu pendant des mois dans cette ambiance, c’est que c’est une déclaration de guerre, comme l’était Pearl Harbor. Et vous allez avoir des photos où on voit les pompiers à Ground Zero qui sont exactement comme des photos d’Iwo Jima. Vous avez même des photos (ça a été étudié) où on montre les tours et qui évoquent ce que tous les élèves américains connaissent : les photos du port de Pearl Harbor en train de flamber. Ils sont dans la même ambiance. Ce cadrage implique que le 11 septembre 2001 est une déclaration de guerre, et qu’il faut donc aller faire la guerre. On a un ennemi, il faut le trouver. Évidemment, ça facilite le travail de ceux qui, comme George Bush Junior, en ont profité pour imposer une guerre qui n’avait rien à voir avec le 11 septembre 2001.

En France, comme nos journalistes français sont très sérieux, ils regardent CNN avant de parler. Et qu’est-ce qu’ils commencent à faire ? Ils disent : « C’est Pearl Harbor ». Sauf qu’au bout d’un moment, vous voyez, tout le monde se regarde en disant : « Pearl Harbor ? On sait ce que c’est mais ça ne nous parle pas, ce n’est pas notre histoire, ça ne nous fait pas réagir. » Et ce qui va se passer en Europe, très vite, ça se joue à quelques minutes, on a les bandes, on peut regarder, donc on le voit, c’est un sociologue qui s’appelle Jérôme Truc, qui a étudié ça dans un livre paru en 2015 et intitulé Sidération. Il s’intéresse à la sociologie des attentats, comment on réagit, comment les sociétés réagissent aux attentats. La première étape, c’est ce qu’il appelle le cadrage, c’est-à-dire quels mots vont être utilisés pour pouvoir désigner l’événement. Et il montre qu’ensuite, ça nous dirige quelque part. Ça ne nous oblige pas, mais ça légitime telle option plutôt que telle autre. Pour les Américains, avec Pearl Harbor, c’est la guerre. Mais en France, comme Pearl Harbor ne marche pas, très vite c’est une autre chose qui va arriver : c’est Hiroshima, « plus jamais ça ». Et « plus jamais ça », ça veut dire « on fait la paix » ! Il ne faut pas que ça se reproduise, etc. Vous comprenez pourquoi il y a eu en Europe d’énormes mobilisations pour la paix, alors qu’aux États-Unis, il y a eu une sorte d’évidence de la guerre puisqu’elle avait déjà été déclarée par le 11 septembre 2001.

Vous voyez donc que ces questions-là sont extrêmement importantes parce que nous ne pouvons pas parler de la réalité sociale sans la nommer. Il ne faut pas nier le phénomène, il faut juste le mesurer et le comprendre, raison pour laquelle aussi le rapport aux autres qui ne parlent pas comme nous, avec nos mots, est extrêmement important. Non pas parce que nous devons adopter leurs mots, mais parce que peut-être grâce au frottement avec eux, nous pouvons comprendre mieux ce que nous disons quand nous le disons d’une manière plutôt que d’une autre. Ça peut nous renforcer dans ce que nous pensons, plutôt que nous affaiblir. Mais pour cela encore faut-il accepter le frottement et la rencontre.

Les savoirs critiques au pouvoir ?

Dernier point sur lequel je veux en venir, parce que c’est une question que j’aime bien quand on est entre gens de gauche, et qui me préoccupe en réalité : c’est qu’une fois qu’on a dit tout ça, on se dit mais… Alors une personne a dit (peu importe son nom parce que quand il l’a dit beaucoup de gens étaient d’accord avec elle) : « En fait, notre objectif en quelque sorte c’est d’avoir les savoirs critiques qui seraient au pouvoir. » Et je me suis toujours posé la question suivante : Que restera-t-il des savoirs critiques quand les savoirs critiques seront au pouvoir ? Si on y arrive, on arrivera avec nos trucs, nos discours, etc. Nous aurons été portés par un discours qui consistera à dire « C’est très important la critique, c’est ce qui nourrit l’intelligence, etc. » ; mais si on gouverne avec nos savoirs critiques, qu’est-ce qui va rester à la critique ? Zemmour ? On va mettre Zemmour à l’université pour dire que c’est la critique, parce qu’il sera la critique, puisque nous on sera le sens du monde ? Vous voyez le problème qui nous est posé ? Ça veut dire qu’il faut d’ores et déjà penser ce problème, c’est le point positif, parce qu’on va arriver au pouvoir un jour et qu’il faut s’y préparer. Parce que sinon on risque de retomber dans des travers que nous connaissons bien, impliquant que puisque les savoirs critiques ont gagné, il n’y a plus besoin de savoirs critiques et on a réglé la question. De mon point de vue, c’est une grande question !

Des institutions qui questionnent l’évidence du monde

C’est là où j’en arrive au théâtre pour les quelques minutes que je vais encore vous voler. En fait, ce qu’il faut penser, c’est une société dans laquelle des institutions (parce qu’il faut bien des institutions, donc des régularités) entretiennent une mise en question permanente de l’évidence du monde – ce que devrait faire la presse.

Pour reprendre mes exemples des Grecs, quand ils font la guerre, qu’est-ce qu’ils vont voir au théâtre ? Un type qui leur dit « et si on faisait la paix ? » Nous, on fait l’inverse. On dit « Attention, là vous cassez le moral, on ne veut plus vous voir, on veut des trucs qui ne parlent que de la guerre et de son évidence. » Regardez à quel point la simple discussion sur Gaza est quasiment interdite. Dès qu’on dit quelque chose qui n’est pas dans le cadre, on vient troubler une sorte d’ordre bien établi en France, comme s’il était dangereux de parler, de discuter, de s’interroger. Ce qui est assez effrayant, parce que cela montre jusqu’où on est arrivé. Mais cela montre aussi de quoi ils ont peur : c’est justement de quelque chose qui soit une mécanique permanente de remise en question, y compris de nos propres évidences. Et c’est à ça que servait le théâtre chez les Athéniens.

Les tragédies en particulier, c’est ce que j’ai essayé de montrer dans mes travaux, servaient à faire faire une expérience émotionnelle, intellectuelle, esthétique, à celles et ceux qui venaient, je dis bien celles et ceux parce qu’il est très vraisemblable qu’il y avait des femmes dans le public. Cette expérience, c’était l’incapacité de tout langage à épuiser le sens du monde. Si vous relisez les tragédies, c’est toujours ça qui se passe. Il y a un événement qui arrive, et ensuite toute une série de discours sont là : le discours du droit, le discours des dieux, le discours des traditions, enfin bref, tout ça, et puis à chaque fois, l’événement résiste. Il y a quelque chose en plus dans l’événement. On n’est pas sûr que ça permette d’y répondre.

Et pourquoi faisaient-ils cette expérience ? Ils faisaient cette expérience parce que c’est de la formation continue du citoyen.

Nous sommes nos meilleurs ennemis, quand on réfléchit à la démocratie, parce que nous ne pouvons pas vivre sans certitude. Nos certitudes nous permettent de nous orienter dans le monde, de lui donner un sens, de dire à nos enfants, quand on en a : « Il faut aller dans telle direction plutôt que dans telle autre ». Quand on est prof, ça nous permet de dire aux élèves : « On fait ci et pas ça ». Enfin vous voyez, on est rempli de certitudes sans lesquelles il n’est pas possible de vivre. Alors si on revient à mon point de départ, qui est l’incertitude, un contradicteur pourrait dire : « Mais nous ne pouvons pas vivre dans l’incertitude, nous avons besoin de certitudes ». Notre problème est de ne pas les bannir, mais de veiller à ce qu’elles ne nous dirigent jamais, et de rester toujours en capacité de les réinterroger, même si c’est pour les garder à la fin. Et je dirais même plus : surtout si on veut les garder à la fin !

Je ne sais pas si c’est l’expérience militante (je suis maintenant un vieux militant) mais je trouve que quand on essaie de convaincre les autres, on se re-convainc soi-même, parce qu’on redécouvre des arguments. On se dit « Ah ben tiens, je n’y avais pas pensé, alors comment je vais répondre à ça ? » On passe son temps à s’améliorer par rapport à ce qu’on pense. Ce n’est pas du tout une expérience désagréable où on perdrait toutes nos idées, où on serait décontenancé par rapport à une autre position. C’est même l’inverse. Et nos propres expériences individuelles nous montrent souvent que c’est parfaitement possible. Eh bien le théâtre, pour les athéniens, il a cette fonction. Il a cette fonction de problématiser les grandes notions. Antigone, je ne vous résume pas la pièce, mais c’est une problématisation de l’idée de la loi. Est-ce que je dois toujours obéir à la loi ? Laquelle ? Et si je n’obéis pas à la loi, est-ce que j’ai raison simplement parce que moi je décide que la loi ne m’intéresse pas ? Voilà, ce sont les deux positions interrogées dans Antigone.

Ce que nous avons voulu, et on espère vous voir le 21 septembre dans notre spectacle « Démocratie, un spectacle dont vous pourriez être les héros », c’est faire la même chose avec la démocratie. Nous avons essayé à notre manière d’organiser une forme de tragédie contemporaine sur la démocratie qui nous aide, on l’espère, et qui vous aidera, on l’espère encore plus, à problématiser la démocratie, à remettre en cause ses évidences et aussi à toucher du doigt tout ce qui, au fond, en nous, la rend, sinon impossible, du moins extrêmement difficile. C’est ce qu’on a voulu faire avec Barbara, en essayant de montrer comment, au fond, nous avons un travail à faire à ce sujet, pas uniquement un travail individuel chez soi, en se regardant devant le miroir et en se disant « Je vais faire attention à mes certitudes, j’en aurai moins aujourd’hui, etc. » C’est bien sûr ensemble qu’on a besoin d’être, pour faire cette expérience collective de l’incertitude, parce que sinon c’est du flan. Vous n’allez pas vous dire « Aujourd’hui je vais essayer la position adverse de la mienne juste pour voir », ça n’a aucun sens. La seule manière crédible de le faire, c’est ensemble. Faire cette expérience permanente en se reconnaissant, à chacun et chacune, a minima la prétention, l’envie de dire le vrai pour tous. C’est la seule condition, même si on n’est pas d’accord.

Voilà, je vais en rester là.

Le débat

Une intervention :

Je vous remercie pour votre intervention intéressante. Je dirais qu’en théorie, je suis assez d’accord avec vous. Par contre, j’ai une petite question pratique en tant que militant, et aussi je suis un prof de philo qui réfléchit pas mal au bien commun. Et j’ai pu avoir l’expérience que cette question-là amenait assez spontanément, on va dire, à des pratiques démocratiques. Par exemple vous avez parlé de l’eau : une des rares expérience en France d’institution de l’eau comme bien commun, avec gratuité d’un certain nombre de mètres cubes vitaux pour les usagers, puis renchérissement du mésusage, a été faite dans la communauté de communes des Lacs de l’Essonne par Gabriel Amard, suite à un processus délibératif qu’on peut discuter, mais qui a eu lieu. À tel point, par exemple, que les chefs d’entreprises locaux ont accepté de surpayer l’eau pour que l’expérience puisse avoir lieu, parce que l’eau est un facteur de production : c’était déductible des impôts sur les bénéfices, et du coup ça ne leur coûtait pas si cher. Ça vaut ce que ça vaut, mais on a aussi les travaux d’Ostrom sur la question, où ce sont toujours des communautés qui délibèrent sur les usages respectifs et sur le partage de l’eau, aussi bien en Californie que sur les terrains de montagne, des choses comme ça. Donc pratiquement, je ne vois pas que la gauche soit systématiquement et a priori antidémocratique sur les questions de biens communs, d’autant qu’en ce qui concerne les Gilets jaunes, le Covid, etc., c’est plutôt la gauche qui s’est fait taper dessus, ce n’est pas elle qui a été antidémocratique. Tout dépend donc ce que vous appelez la gauche, voilà.

Barbara Stiegler (BS) :

Une réponse rapide. En fait, c’est avant la définition (la détermination de l’eau comme bien commun) que se pose la question. Qu’ensuite, en aval, une fois que quelque chose est désigné par la sphère intellectuelle ou la sphère qui s’estime compétente pour désigner le bien commun, il existe des processus et des modalités de délibération, bien sûr, je les vois. Partout il y a des processus de délibération, des processus participatifs, c’est presque banal. Mais ce qui est intéressant, c’est la désignation du bien commun lui-même. Qui désigne le bien commun ? C’est ça que je pointe. La question pour moi n’est pas de savoir comment on va se mettre d’accord par des processus plus ou moins participatifs, une fois qu’on l’a désigné. Mais là où il n’y a pas d’interrogation, c’est sur la désignation du bien commun lui-même.

J’insiste : la gauche, majoritairement, pendant le Covid, a fait l’impasse totale sur cette question, en désignant comme évident le fait que le vaccin était un bien commun qu’il fallait distribuer partout, jusqu’en Afrique, gratuitement, etc. Ça a été la position massive de pratiquement tous les partis de gauche. Et ceux qui portaient des interrogations sur ce produit en disant « Oui, mais c’est pas un vaccin », ou « Il est dangereux », étaient considérés comme des parias. La définition du bien commun allait de soi parce qu’elle relève d’une sphère éduquée, diplômée, qui partage les mêmes références, les mêmes réflexes aussi. Et c’est ça que j’interroge. Vous voyez ce que je veux dire ? Vous voyez la différence ?

Christophe Pébarthe (CP) : Oui, rapidement, si vous pensez à la Sécurité sociale, qui est un exemple de bien commun, tous les médicaments ne sont pas remboursés. Ça veut dire que sur ce qu’on va appeler le bien commun, la santé, etc., on voit bien qu’il y a un accord contextuel, à un moment donné, qui pourrait être modifié et dont on connaît les limites, par exemple sur les appareils auditifs. Je pourrais continuer comme ça sur tous les problèmes que ça pose, les fauteuils pour les personnes à mobilité réduite, etc. Énormément de sujets qui montreraient qu’à chaque fois ce sont des choix. Et plus globalement, la question que pose Barbara est celle des services publics. Est-ce que tout doit être un service public ? (C’est une question, hein, c’est pas pour faire peur, non, non, il faut vite que le marché vienne nous sauver !) Mais on voit bien que dans les crèches il y a des problèmes d’abus, on ne donne pas à bouffer aux enfants, c’est quand même un problème extrêmement grave ! Et je ne parle même pas du grand âge, parce qu’on est presque à la limite de la maltraitance généralisée.

On voit bien que cette notion bute sur : « Est-ce que tout doit être transformé en service public ? » Et sinon, qu’est-ce qu’on ne met pas en service public ? Donc cette question de commun / pas commun, elle concerne aussi la place que nous acceptons collectivement de donner au service public, à ce qui va être socialisé ou pas. Et le plus souvent, ces débats ont eu lieu avant. Notre geste à nous est plutôt d’inviter les gens à y repenser pour ne pas les considérer comme évidents. Et ce n’est pas pour rallonger ou réduire les services publics, c’est juste pour qu’on en rediscute, parce que c’est fondateur d’une certaine manière de vivre ensemble et de voir le monde.

Le même intervenant : D’accord. Donc en fait, vous désignez les partis politiques institutionnels, parce que le rôle d’un économiste, d’un sociologue, d’un philosophe, c’est de faire une proposition. Par exemple, Bernard Friot dit ça… Ce sont des propositions, rien de plus…

BS :

Ce que je conteste, c’est l’attitude solitaire, qui dans la solitude de « ma » science ou « mon » expertise, va désigner le bien commun. Et en fait, une classe va se mettre assez vite d’accord sur le fait que le bien commun, c’est la culture, c’est l’eau, c’est ceci, c’est cela. Mais il y a des gens pour qui le bien commun, c’est pas ça en fait ! Ces gens-là ne sont même pas invités à en discuter, parce qu’on fuit cette discussion, parce qu’elle est très désagréable. Moi je considère comme un bien commun, par exemple, d’aller au théâtre voir les classiques ; mais il y a des gens qui ne s’y intéressent absolument pas. Pour eux le bien commun c’est des références culturelles que je trouve nulles. Donc si vous voulez, c’est la définition, la désignation du bien commun, qui est la prérogative d’une classe de privilégiés : la nôtre, les gens de gauche, bien éduqués, bien diplômés, qui sont habilités à désigner ce que sont les biens communs et qui utilisent cette notion de bien commun dans leur sphère – très bien. Mais à un moment, il faut commencer à se demander qui désigne les biens communs. Quels sont les moyens, quelles sont les procédures permettant de désigner de manière légitime les biens communs ? Quand un intellectuel dans sa chambre fait des propositions sur le monde pour expliquer la liste des biens communs, il laisse complètement de côté la question de savoir qui désigne les biens communs. Parce qu’en fait, ça ne va pas du tout de soi ! C’est la question : Qu’est-ce qui est bien ? Et cette question est vertigineuse.

Une intervention :

Il y a un sujet qui m’attire depuis plusieurs années sur les questions « désignation du bien commun » et « pratique de la démocratie au quotidien », que je n’ai pas expérimenté directement, et qui est la notion de sécurité sociale de l’alimentation. C’est une première chose à admettre quand on veut participer à ce genre de sujet, mais qui ne définit pas au départ ce qui relève du bien commun. La sécurité sociale de l’alimentation, c’est un groupe de citoyens qui définit collectivement un système de production, et l’échelle à laquelle il s’applique, et qui commence à tirer une pelote assez complexe d’échelle de territoire, de transports pour la nourriture, de bassins de vie également, sur un certain nombre de critères qui restent à définir collectivement. Et c’est un point d’entrée intéressant pour pratiquer, parce qu’en fait on manque de pratique de la délibération politique, de mise en pratique quotidienne de cette politique. Je ne développe pas ce sujet, mais ce serait une chose à laquelle, en tant que citoyen, j’aimerais bien participer pour expérimenter la démocratie délibérative.

Le deuxième sujet, c’est la complexité de la désignation des biens communs, du point de vue de la systémique. Alors la systémique est très développée par un chercheur appelé Arthur Keller, dont je vous recommande les conférences. Moi j’en ai l’expérience par mon métier, puisque je travaille pas mal avec l’État sur l’atténuation des effets négatifs de nos modes de vie sur la nature et le climat. Et lui raisonne en termes de systèmes, c’est-à-dire le système-terre, composé de sous-systèmes qui sont la biosphère, la pédosphère, l’hydrosphère, etc., et qui sont tous impactés par nos modes de vie. Au niveau macro, ils consistent à prélever des ressources et à produire des déchets solides, liquides et gazeux qui perturbent ce système-terre. Et actuellement, l’anthroposystème, c’est-à-dire nos sociétés économiques complexes, ne sont pas appréhendées par les gouvernants. C’est-à-dire que les gouvernements aujourd’hui ne sont pas outillés pour appréhender les effets de nos modes de vie sur ces sous-systèmes terre. Quand le gouvernement annonce des mesures, ce qui me fait assez rigoler, en 12 axes avec 150 mesures déclinées sur tous les aspects : transport, agriculture, etc., il n’est pas capable de dire si ce sont des atténuations, c’est-à-dire qu’on repousse le précipice, ou si ce sont des solutions.

Et du coup, pour la définition des biens communs, je prends l’exemple de l’eau. En Limousin, on a l’eau qui pourrait être définie comme un bien commun, et au-dessus on a le Plateau de Millevaches qui est soumis à une sylviculture agressive, avec notamment du douglas qui pollue cette ressource en eau. Et la question qui se pose, c’est : « Si la ressource en eau est un bien commun, est-ce que ce qui impacte la ressource en eau doit aussi être un bien commun ? » C’est une question qui n’a pas de fin, et je trouve qu’actuellement, on est assez mal outillés sur ces sujets.

Alors le problème de la systémique, c’est que l’informatique arrive très vite pour appréhender cela, pour être un élément de médiation dans cette compréhension des systèmes, ce qui pose de nouveau la question du rôle des experts. Voilà, je phosphore un peu sur ces sujets qui m’intéressent et sur lesquels je n’ai pas de réponse toute faite évidemment.

BS :

Je pense que la sécurité sociale de l’alimentation est une très bonne voie parce qu’elle est complètement ouverte, comme vous l’avez très bien expliqué dans votre prise de parole. Ça lance la désignation de ces biens communs à la délibération. Ça impose la question de la démocratie, donc à mon avis c’est une très bonne entrée.

Après, je suis beaucoup plus réservée sur l’idée de la systémique et sur la voie de l’information des systèmes, parce que je crois beaucoup plus, pour ma part, tout simplement à une intelligence collective liée à la délibération, qu’à des voies ultra-spécialisées qui me semblent un leurre en fait, conformément à ce que disait Christophe. C’est-à-dire qu’on se débat de toute façon dans un régime d’incertitude, et qu’il n’y a pas de science à venir, de maîtrise sur le mode de la certitude de ce type d’effets. Je crois que c’est beaucoup moins par la concentration du savoir, et beaucoup plus par la circulation des savoirs, qu’on peut appréhender ces problèmes complexes.

Le même intervenant : j’ai un exemple qui va dans votre sens, qui est tiré du blog Les petits ruisseaux, édité par l’Office international de l’eau. Le dernier épisode s’appelle « La renaturation du Colostre » ; c’est un cours d’eau dans le sud de la France, qui a été appréhendé au départ d’un point de vue scientifique, mais dont la gestion a ensuite été confiée plutôt à des sociologues, et où le processus de préservation se fait sur une dynamique collective par les populations locales. Elle n’est plus appréhendée sous un angle scientifique ou climatique, mais sous un angle de vie et d’attachement aussi. Et ça fonctionne. Et les personnes qui se retrouvent gardiennes de ce ruisseau, dans leur conscientisation de ce ruisseau, n’abordent plus le sujet sous un angle scientifique. Et ça fonctionne. Je recommande ce blog.

BS :

Merci.

Une intervention :

Je m’interroge sur la question de la démocratie. Je l’ai vécue en tant que militante, plein de fois, notamment à mes débuts. Je me suis améliorée. J’arrivais avec la science infuse, avec des collègues que je ne connaissais pas et à qui je venais expliquer ce qu’on devait faire pour lutter. Et en fait, ils ne voulaient pas faire ce que je disais ! Donc je me suis vue mettre en place des modalités d’action que je ne partageais pas du tout, et en fin de compte ils avaient raison parce qu’on a gagné quand même. Donc le débat collectif est vraiment intéressant !

Mais par rapport à cette question de la démocratie, je n’ai pas vécu des régimes anarchistes, j’ai lu quelques trucs là-dessus, mais finalement je me demande si ce ne sont pas les régimes les plus garants de la démocratie, puisque l’anarchie théorique – je sais pas comment ça se passe en vrai -, mais dans la théorie c’est vraiment fondé sur l’assemblée, la décision collective pour un bien, qui ne va peut-être pas être commun pour tout le monde, mais pour la communauté qui va se mettre ensemble pour décider, et ce bien sera celui-là et on l’aura décidé collectivement. Donc, est-ce qu’on ne doit pas viser l’anarchie pour sauver la démocratie ?

CP :

Vous avez parfaitement raison pour les deux choses. En tout cas, je suis d’accord avec vous. Moi qui suis un vieux militant syndical, je trouve que le syndicalisme, ça apprend à tenir compte de tout le monde. C’est parce qu’on doit avancer ensemble, et c’est souvent une très bonne expérience de modération et de modestie sur ce qu’il faut faire. Donc effectivement, je recommande à tout le monde l’expérience syndicale. Parce que ça fait du bien, vraiment, mais aussi parce qu’on y est obligés, en fait. Et pour le coup c’est une expérience très démocratique. On a une lutte à mener et on doit le faire ensemble. On ne peut pas dire « Je suis pas d’accord, je m’en vais », enfin, ça peut arriver ! Mais globalement, dans une lutte on est obligés d’être tenus, et de ce point de vue je suis d’accord avec vous. Puis c’est surtout toujours extrêmement nourrissant et surprenant de découvrir que des personnes que vous connaissez plutôt bien vont vous dire l’inverse de ce que vous pensez sur telle ou telle chose. Et ça a aussi l’avantage d’éviter de se fâcher trop vite. C’est une expérience qui évoque Aristote, qui dit que le lien entre les citoyens c’est la philia, c’est l’amitié. Je dis toujours que si on considère les autres comme des amis, on ne se fâche pas de la même façon que si on les considère comme des gens qu’on ne connaît pas. Donc, effectivement, je crois que dans ce genre d’expérience, il y a une ressource, pas uniquement intellectuelle, mais aussi émotionnelle.

Sur la pensée anarchiste, vous avez parfaitement raison. C’est-à-dire que vous avez énormément de réflexions qui sont qualifiées d’anarchistes, qu’on connaît mal ou pas vraiment (sur le municipalisme par exemple) et qui en fait reprennent, parfois, des exemples athéniens dont elles se revendiquent. Après, on va revenir sur les mots qu’on utilise. C’est-à-dire que si on vient faire une conférence sur « L’anarchie ! manifeste », on n’aura pas le même public que si on dit « Démocratie ! manifeste ». Vous voyez ? Je reconnais qu’il m’a fallu du temps pour comprendre qu’anarchie ça voulait dire démocratie. Parce que pour moi, c’était un autre sujet, ce n’était pas inintéressant, mais je ne peux pas tout lire, donc je disais « Ben voilà, c’est un autre truc, on verra plus tard ». Et quand j’ai compris que ça pouvait, souvent, dire la même chose, je me suis dit que même moi, ça me fait un peu obstacle ! C’est dommage, puisque a priori, je suis plutôt client et intéressé par ce genre de réflexions. Donc effectivement, il y a beaucoup de ressources.

Après, je vais insister quand même sur ce qu’on a dit. Ce n’est pas une différence, mais c’est un élément qui peut-être nous singularise dans cette réflexion beaucoup plus globale, et qui concerne notre insistance sur la dimension épistémologique. C’est-à-dire que pour nous, la démocratie, ce n’est pas juste « On fait une assemblée, on débat, on délibère, on prend des décisions ». Ça, c’est la pointe émergée de l’iceberg, mais il y a tout le reste, toute cette dimension épistémologique qui est fondamentale et qui pose immédiatement la question : Quelle éducation ? Comment on va éduquer ? Comment on fait ? On ne peut pas juste dire aux enfants « Dis-moi ce que tu veux », parce qu’on sait très bien que ça ne fonctionne pas, on les dirige aussi. Ce n’est pas aussi simple. Immédiatement, on a énormément de questions. Donc ça, c’est le premier paquet global qui est pour nous très important. C’est la raison pour laquelle on essaie de penser la démocratie non pas comme une modalité de prise de décisions collective, mais comme une manière d’être ensemble 24 heures sur 24.

Et la deuxième question, qui était suscitée aussi par la question précédente, c’est la place que nous accordons à la division sociale du travail. Ce que je trouve très frappant, c’est qu’il y a une tentation de relocalisation. Je le comprends, parce que c’est une manière d’être plus près de la décision, du pouvoir, donc ça a beaucoup de sens. Mais pour moi toute une série de questions, dès lors, demeurent un peu flottantes, si on veut les envisager de manière démocratique. Les questions liées à l’énergie par exemple : Est-ce que tout peut être localisé ? Est-ce qu’on peut vivre uniquement dans son bassin de vie ? Est-ce qu’on n’a pas besoin des autres ? Qui s’occupe de fabriquer des scanners ? Qui forme les oncologues ?.. On voit bien qu’à un moment donné, on est obligé de définir une manière d’avoir des formes de spécialisation, pour chacun, et qui sont l’état même de la société. Et oui, moi je passe mon temps à faire mes confitures, donc je n’achète pas de confitures ! Mais au bout d’un moment, je suis bien obligé d’acheter des produits transformés parce que je ne peux pas passer mon temps à tout faire ! Je ne fais pas mon huile d’olive – oui, je fais encore mes olives, mais je ne fais pas mon huile d’olive ! Au bout d’un moment, on s’arrête.

Et je trouve que, dans la réflexion démocratique, c’est quelque chose qu’il ne faut pas perdre de vue parce que ça pose la question : « Mais alors le dèmos, il va jusqu’où ? » Parce que ce n’est pas tout le monde, sinon on entre dans la démocratie mondiale, et on voit tout de suite très bien que ça n’a strictement aucun sens, sinon on confierait les décisions à trois experts, etc.

Donc on est obligé de se confronter à la question des limites, de l’échelle. Il est évident qu’en France en particulier, la démocratie suppose a minima de repenser complètement notre organisation centre-périphérie. C’est évident. C’est-à-dire qu’il faut repenser des échelles, des visions, etc., avec de nombreux problèmes qui surgiront, parce que ça remettra de la discussion, de l’intérêt général. Mais ça pose aussi la question : Qu’est-ce qui va rester ?  Qu’est-ce qu’on va accepter de garder ? Est-ce qu’il faut une sécurité sociale par département, et pourquoi dans tel département ? C’est pour ça que ce sont des questions extrêmement intéressantes, parce qu’elles nous obligent à nous auto-définir, et c’est là où on arrive au geste démocratique premier. Quand on commence à réfléchir démocratiquement, la première chose qu’on fait, c’est qu’on s’auto-définit. Plus personne ne nous dit « C’est vous le peuple » ; c’est nous qui nous emparons de cette question pour dire « On est où ? qui on est ? sur quel territoire ? comment on fait ? comment on se répartit nos droits ? » etc. C’est un geste extrêmement important parce que c’est la première réappropriation du pouvoir, celui de pouvoir dire qui on est.

Une intervention :

Merci de nous avoir ouvert des fenêtres. C’est important, on peut respirer un petit air un peu moins pollué, mais je voudrais vous dire une seule chose : il n’existe plus de bien commun, il n’existe que des mots communs, des maux communs, parce qu’aujourd’hui l’air est le plus pollué, qui en parle ? Personne. Même ceux qui soignent le Covid ne parlent plus de la qualité de l’air. Or, le Covid vient de l’air, que je sache. Donc vous voyez bien, on a un problème d’échelle et de renversement à faire aussi, dans nos optiques. On nous parle de l’alimentation, très bien. On nous parle de l’eau, très bien. Mais l’air est le premier. Si on ne respire pas, juste une minute… Il reste premier, vous voyez, c’est notre plus fidèle ami aussi, qui nous lâche le dernier moment.

BS :

Votre question ? Vous avez une question ?

Le même intervenant :

La question c’était de relativiser le bien au mal.

CP :

Une fois que vous avez dit que c’est un mal, il ne nous reste plus qu’à en faire un bien collectif.

Une intervention :

Je suis un peu effrayé par la polarisation des positions à notre époque, dans la société. Et du coup, je vais directement sur ma question : Comment fait-on pour faire dèmos avec des gens que ne le souhaitent pas ? Qui ne le souhaitent plus, et qui ont trouvé des moyens simples de ne pas vouloir le faire, avec des qualificatifs comme, je sais pas moi, écoterroriste, complotiste… Comment on redéfait le nœud pour refaire dèmos avec ces gens-là ?

BS :

Je suis tout à fait d’accord avec vous et je comprends très bien votre question, mais à mon avis il faut être extrêmement vigilant sur le fait que c’est une mise en scène. En fait, le monde politico-médiatique, récemment, a mis tout ça en scène. C’est une mise en scène dans laquelle les médias s’épuisent, littéralement, jusqu’à en devenir ridicules. Enfin, ils font rire les gens, maintenant, tellement ils sont ridicules. Je reprends la dénomination « les gens ». Je crois que « les gens » rigolent surtout de ce niveau catastrophique, de ce niveau de crétinerie avancée, de cette sphère politico-médiatique qui est acculée face à des poussées démocratiques qui lui font extrêmement peur. On a une sorte de Parti de l’Ordre qui a trouvé quelque chose qui est une parade, en organisant une espèce de guerre civile des esprits. Et moi je n’ai aucune certitude, mais vraiment aucune, que « les gens » (ceux que vous appelez « les gens », les Français par exemple) pensent comme ça. C’est une mise en scène en fait, ça c’est sûr. Est-ce que ça correspond à une réalité ? Est-ce qu’ils ont réellement réussi leur coup ? Je n’en sais strictement rien, puisque les gens autour de moi (j’ai affaire à des gens), ils ne sont pas comme ça. Je n’ai pas rencontré de gens comme ça, en fait. Ça ressemble beaucoup à des avatars, des ectoplasmes médiatiques. Il faut vraiment résister à ça parce que le monde que les médias nous présentent n’est pas le monde. Il faut faire très attention parce que ça a un énorme impact mélancolique sur nous-mêmes, y compris sur moi. Je suis extrêmement atteinte par ça. Mais tous les jours, je me réveille en me disant que ce n’est pas la réalité. C’est la représentation médiatique de la réalité qui a de fortes chances d’être fausse, vu le niveau de mauvaise foi, de mensonges, de propagande de ces officines. Donc je suis pas du tout sûre que les gens ne veuillent pas faire dèmos.

CP :

Pour se remonter le moral quand même : une fois, il y a eu un truc qu’ils n’ont jamais pardonné. J’imagine que dans la salle, il y a des militants du Non en 2005. Vous vous rappelez la campagne en novembre 2004 ? On ne faisait pas les malins, hein ! 75% pour le Oui, c’était foutu. Les gens allaient voter Oui… Et qu’est-ce qui s’est passé entre novembre 2004 et mai 2005 ? Une campagne, de la délibération, du travail de conviction, et on a gagné. Voilà. Ça veut dire que la délibération a de l’impact. Donc on ne peut pas prendre des gens comme s’ils étaient statiques, comme s’ils étaient…

Une intervention :

On a gagné le référendum ?!

CP :

Oui, on a gagné. [rires]

BS :

Ce qu’il veut dire c’est que quelques mois plus tôt, tout le monde était pour le Traité constitutionnel européen. Tout le monde s’en foutait. Les Français, ça ne les intéressait pas. Personne n’avait envie de discuter de ça. Et ensuite, on voit pendant des mois des gens se passionner pour l’Europe, se passionner pour la Constitution, se passionner pour la question économique, le néolibéralisme, etc. Et on voit tout un pays qui se lève, un élan démocratique incroyable, et la réponse informée et délibérée à cette question est massivement « Non, nous n’en voulons pas », ce qui était une très belle réponse à mon avis. Voilà, c’est ça qu’il dit. Et a priori, si on regardait la représentation médiatique des gens, ils étaient indifférents à ça, ça ne les intéressait pas, ils s’en foutaient, ils étaient plutôt pour, etc. Voilà, je pense qu’il faut être extrêmement sceptique sur la représentation médiatique des gens.

Une intervention :

J’aurais une dizaine de questions, je vais en retenir trois. La première s’adresse peut-être plutôt à l’historien : c’est de savoir s’il a existé réellement une expérience grecque de la délibération. Parce que quand je fais des débats sur cette question très souvent, un peu partout, bref… [inaudible]

CP :

C’est l’intérêt de la délibération collective.

Le même intervenant :

Mais le problème c’est que quand les citoyens sont réunis sous la pluie, ils ne délibèrent pas d’après ce que je sais, moi, de la réalité. Le Vè siècle d’Athènes, c’est Périclès. Les citoyens, ils sont où ? Ma première question, c’est : Est-ce que dans la réalité du monde grec dont vous parlez, la délibération est quelque chose d’effectif ? Parce que je ne suis pas historien, mais ce que je sais de la réalité, c’est qu’apparemment, les citoyens (ceux qui l’étaient) intervenaient très peu, et qu’en fait c’était un peu notre système, c’est-à-dire que la parole était complètement accaparée par quelques-uns. Ce qui fait qu’aujourd’hui, du Vè Siècle, on ne retient pas les citoyens qui délibèrent, on retient Périclès par exemple. Ça c’est ma première question.

Ma deuxième question, c’est qu’il me semble très important de faire une différence, très facile à faire, entre le débat et la délibération. Parce qu’on dit souvent : « Là on a délibéré », et je ne suis pas sûr qu’on ait si souvent délibéré, mais je pense qu’on a souvent débattu. Par exemple ce soir on ne délibère pas, on est bien d’accord, ce soir on débat mais on ne délibère pas. Donc il faut rappeler la différence entre le débat et la délibération, et je pense que personne ne sait délibérer, et que « Qu’est-ce que c’est que délibérer ? », c’est encore à inventer.

BS :

La différence, c’est quoi ?

Le même :

L’une des différences c’est que quand on délibère, on discute à la recherche d’un accord, voilà. En tous cas c’est une des différences. [inaudible].

Ma troisième question concerne votre démarche. Je ne suis pas convaincu que vous êtes sur la bonne voie. [inaudible] C’est par la citoyenneté délibérative que ça doit passer : là je pense que vous êtes vraiment sur ce qu’il faut faire. Mais par rapport à ça, je suis un peu déçu (mais attention, avec beaucoup de respect et d’intérêt pour ce que vous faites, pour votre démarche telle que vous l’avez expliquée) parce que vous avez dit que tout cela va aboutir à une pièce de théâtre. Je serai le premier à vouloir la voir. Vraiment, j’ai hâte et ça me passionne. Mais en même temps, tout cela va aboutir à un spectacle de théâtre et on sera encore dans le symbolique. Un peu comme quand on nous dit « Si tu mets ton bulletin, tu t’exprimes », alors que je ne dis rien quand je mets mon bulletin. C’est symbolique, je ne m’exprime pas. Et là, on va retomber dans le symbolique.

Moi, j’aime bien le symbolique. Mais la participation des citoyens, elle est toujours symbolique. Et là, ça va être encore une pièce de théâtre. On va tous se rejouer la mise en question de la démocratie. Et puis après, vous, vous allez écrire d’autres livres, et nous, on va passer à autre chose. Et on en sera toujours là. Ce ne sont pas les plus diplômés qui sont capables de décider mieux que les autres, vous avez raison. Par contre, ce sont encore les plus diplômés qui peuvent dire dans l’espace public ce que vous dites là, contre ce qu’on appelle « la démocratie », pour la citoyenneté délibérative. Vous, vous avez quelque chose comme un pouvoir, vous avez pignon sur presse, pignon sur médias. Est-ce qu’il n’y aurait pas mieux à faire que de faire une pièce de théâtre et ensuite écrire le livre suivant ? Est-ce qu’il ne faudrait pas lancer dans l’opinion le débat sur la délibération ? Parce que quand je participe à ces réunions, on me parle tout le temps de référendum. Le référendum d’initiative citoyenne, on me ressort toujours ça. Le référendum, il est dans l’opinion. On demande du référendum. On ne parle jamais de la délibération, et je pense que votre travail, votre rôle, ça devrait être de faire de la délibération un débat public, quelque chose dont on parle dans l’espace politique beaucoup plus qu’on ne le fait.

BS :

Merci beaucoup. Je ne vais pas répondre sur tous les aspects. Je vais laisser Christophe répondre sur la première question notamment, mais je voulais juste vous dire que la pièce de théâtre n’est pas du tout un aboutissement. Ce n’est pas du tout ce à quoi on veut aboutir, absolument pas. C’est un terrain d’expérimentation sur nous-mêmes : « Qu’est-ce que c’est que prendre la parole ? Qu’est-ce que c’est que délibérer ? qu’est-ce que c’est que faire dèmos ? », pour nous-mêmes et avec les autres, un terrain qui est beaucoup plus sophistiqué que les conférences, avec des discussions, etc. Donc ça va beaucoup plus loin, mais ce n’est pas du tout un aboutissement. Et l’un n’empêche absolument pas l’autre, c’est-à-dire que ça n’empêche pas du tout l’action politique. Pas plus que le théâtre chez les Grecs n’empêchait la démocratie proprement réelle d’exister, il va vous le dire. C’est tout à fait complémentaire. Le théâtre était, il l’a rappelé, une formation continue du citoyen à la démocratie. Je vais te laisser répondre en particulier à la première question.

CP :

Ouais. De toutes façons, c’est intéressant ce que vous dites sur le théâtre, parce que d’abord, vous répondrez que nous faisons l’effort de toucher le plus de public possible, donc vous ne pouvez pas le balayer comme ça d’un revers de main en disant « Ah ouais, c’est juste du théâtre ». Bah, parce qu’on va toucher des gens… on va toucher des gens qui ne lisent pas nos livres, et qui peut-être finiront par les lire en se disant que la pièce leur a plu. Donc je vous répondrai presque l’inverse : qu’en réalité, ce qu’on fait, c’est plutôt élargir les publics possibles que juste se contenter des nôtres. Quelqu’un pourrait continuer très facilement à faire réunion sur réunion pour vendre nos livres. Vous voyez, on n’a pas besoin de s’embêter à faire un spectacle de théâtre.

Il se trouve qu’en plus, ce spectacle – mais je ne veux pas vous inviter à venir le voir – travaille sur… comment dirais-je ? Le désir de faire partie du dèmos. C’est-à-dire que le spectacle lui-même est destiné à être le point de départ sensible et intellectuel d’une envie de prendre la parole et de discuter ensemble. Il est fabriqué comme ça, et il est fabriqué pour qu’à la fin, nous fassions, nous, dèmos, une expérience tout de suite, pas après-demain. Et que tout de suite, on puisse dire : « Tiens, mais là, qu’est-ce qu’on fait ? » Je ne vais pas entrer dans le détail de la pièce, mais elle est fabriquée comme ça, c’est-à-dire en partant de nos impossibilités multiples et variées qui font qu’on ne prend pas la parole, que c’est plutôt les mêmes qui prennent la parole, on le sait, c’est intégré dans ce qu’on essaye de faire.

Alors maintenant, sur mes chers Grecs, vous avez dit une chose très intéressante, c’est que c’est un peu notre système. Ça, c’est ce qu’on essaye de faire croire depuis le XIXè siècle, en disant : « Ne vous inquiétez pas, c’est comme chez nous ». Parce que comme ça, on n’a pas besoin de se poser la question. C’est formidable, c’est toujours pareil, c’est toujours les mêmes qui parlent, et hop, on a terminé ! Alors on peut le penser, mais d’abord, vous n’avez aucune preuve documentaire, et surtout ça repose sur une sorte d’anthropologie qui voudrait que dans tout groupe humain, de tout temps et à jamais, Il y en a toujours deux ou trois qui vont dominer les autres. Mais si vous croyez ça, on arrête tout. On devient tous de droite et on considère que la domination est un état naturel et spontané et qu’on ne peut rien contre. Vous voyez ? On peut faire ce choix.

Moi, ce n’est pas celui que je fais. Donc je regarde une expérience en me refusant ce genre d’automatisme. Quand j’étais petit étudiant, j’ai eu un prof, c’était le premier cours, il nous a dit : « Imaginez la Pnyx, c’était comme un concert des Rolling Stones ». Ça, ça a été ma première expérience du mépris du peuple. Ce n’est pas un concert des Rolling Stones, ce sont 6 000 à 10 000 personnes qui sont assemblées pour savoir si elles vont partir à la guerre. Et croyez-moi, quand c’est ça, on écoute le débat. Parce que ce n’est pas les autres qui partent. Ce n’est pas une décision qui ne vous concerne pas, c’est votre propre départ à la guerre que vous allez voter. Et votre départ, il dépend de Bidule, Bidule qui est dans la salle et qui va prendre la parole. Je peux vous assurer que si on était placé dans ce genre de configuration, on s’écouterait beaucoup plus et on ferait extrêmement attention aux arguments qu’on va utiliser pour convaincre, que ce soit pour aller à la guerre ou que ce soit pour ne pas aller à la guerre. Donc, même si (je dis bien même si, ce qui est loin d’être avéré) il y a de temps en temps, sur tel ou tel débat, un individu qui emporte le morceau avec un discours plus brillant, on ne peut pas imaginer que 40 assemblées par an soient dominées par une seule personne, avec 6 000 à 10 000 personnes qui ne sont pas toujours les mêmes, qui tournent, etc.

Et à force qu’on me pose la question, j’ai fini par me dire : « Mais comment je peux répondre ? » Et maintenant j’ai trouvé le meilleur exemple de tout ça. C’était dans mon livre, mais je ne l’ai pas dit comme ça. En fait, c’est qu’au Vè siècle, les Athéniens, quand ils essayent de se dire « Pourquoi on est forts ? », « Pourquoi on arrive à vaincre les autres à la guerre ? », leur réponse est : « Parce qu’on n’a pas de chef ». C’est leur propre définition. C’est-à-dire qu’ils considèrent que leur force par rapport aux autres, c’est qu’ils n’ont pas de chef. Et c’est leur réflexion collective. Donc vous voyez, non seulement il n’y a pas l’évidence du chef, mais pour eux c’est plutôt les autres qui échouent parce qu’ils ont des chefs. Alors qu’eux, précisément parce qu’ils sont toujours un collectif délibérant, ils prennent de meilleures décisions.

Pour ce qui est de la délibération, on n’a pas beaucoup de documents, mais on en a quelques-uns, y compris des décisions qui ont été prises, qui ont été gravées sur la pierre. Quand on regarde les noms, la quinzaine, vingtaine de noms, on ne retrouve pas les grands noms, en fait, y compris sur des questions très techniques. Donc l’immense impression qu’on a, c’est qu’il y a une très large participation. Et je rajouterai que le tirage au sort est utilisé pour renforcer la participation, puisque pour être membre de l’équivalent du gouvernement, vous ne pouvez être tiré au sort que deux fois dans votre vie. Cette interdiction de l’itération veut dire : on a calculé à peu près que chaque citoyen athénien avait une chance sur deux d’être l’équivalent de ministre. Je vous laisse imaginer ce que ça signifie. Évidemment, quand ces gens vont à l’Assemblée, ils ont une formation, parce que pendant un an ils ont pratiquement été confrontés aux problèmes concrets de la cité, et à une technicité beaucoup plus importante qu’on ne l’imagine.

Maintenant, sur les femmes (je ne parlerai pas des esclaves aujourd’hui : ça m’intéresse, parce qu’évidemment la définition du dèmos est une question centrale. Et se reconnaître des droits humains est bien sûr une question importante. Mais l’invocation des femmes dans la réflexion sur la démocratie athénienne sert à nous faire avaler l’idée que la définition de la démocratie, c’est la citoyenneté et c’est le droit de vote. Et quand vous acceptez ça, vous faites disparaître l’idée que la démocratie, c’est le droit égal de participer activement à votre propre gouvernement. Or, quand vous donnez dans le système actuel le droit de vote – on peut le mettre à 16 ans, ça ne donne pas plus de démocratie, même si on a plus d’électeurs et d’électrices, tout simplement parce que le fait de voter, vous l’avez dit vous-même, ne vous permet pas de contribuer effectivement au gouvernement. Alors bien sûr c’est important, on est bien d’accord ; mais aujourd’hui c’est utilisé pour nous faire accepter l’idée d’une autre définition de la démocratie qui serait recentrée sur les droits individuels. Mais nous voyons bien aujourd’hui dans nos démocraties que l’on peut donner de plus en plus de droits individuels, alors même que nous avons de moins en moins de droits collectifs de gouverner, et qu’on affronte de plus en plus de dispositifs autoritaires. Voilà, on l’a sous nos yeux. C’est-à-dire qu’on est à la fois une société où on essaye de donner des droits de plus en plus importants, on est en train de discuter du droit de pouvoir finir sa vie, par exemple, qu’on peut considérer comme un droit supplémentaire, etc. ; et au même moment, on peut à peine se mettre à 100 dans une faculté avec trois tentes pour protester contre quelque chose. Vous avez sous les yeux la manière dont, à force de trop individualiser la question démocratique, on abandonne la question collective du gouvernement. C’est ça notre travail. Notre travail, il est de nous renforcer collectivement à accepter la possibilité que nous pouvons aujourd’hui, maintenant, nous gouverner, délibérer, c’est-à-dire prendre des décisions collectives en vue du bien commun que nous aurons défini nous-mêmes. Voilà, c’est ça notre objectif. Même avec une pièce de théâtre.

Une intervention :

Moi, ça m’évoque quatre choses, quatre points, qui vont aller avec ce qui vient d’être dit. D’abord je vais rebondir sur la question de qui et de ce qu’est que le dèmos, parce que j’entends ce que vous dites, et qu’en plus, je suis d’accord. Mais je pense que cette question de la démocratie, et de qui fait dèmos, est centrale. Et je pense qu’on y est confrontés, qu’il y a une poussée démocratique sur ce plan-là, et que la question de la présence des femmes, de comment on prend la parole, qui la prend, etc., est centrale. Je dis les femmes, mais ça peut être les personnes racisées, on peut l’élargir justement. Donc, qui fait dèmos ?

Cette question-là est liée à une deuxième qui me paraît aussi centrale : c’est le comment. Je ne vais pas dans le détail, mais vous faites fonctionner tout ça, et je vous remercie parce que pour le coup ça fait réfléchir à plein de choses. Le comment, c’est toute une histoire de cadrage et de règles. Comment on fonctionne, comment on délibère si on prend une décision, comment on débat. Des règles de prise de parole, des règles de durée peut-être, des règles communes, c’est aussi quelque chose de compliqué.

Le troisième point concerne la question de l’émotion, qui me paraît aussi hyper importante. Parce que justement, pour des questions de manipulation, on l’utilise énormément. La crise du Covid : la peur. Je pense qu’on a fait fonctionner tout un tas de choses complètement aberrantes démocratiquement, avec la peur. Alors comment s’y prendre pour faire fonctionner une démocratie en tenant compte du fait que tous et toutes, nous sommes mus par des émotions ?

CP :

On va prendre la deuxième question et comme ça on se partage après avec Barbara pour les réponses.

Thomas Desmaison :

Moi, c’est plutôt une réponse, donc ça va être rapide. Je veux juste vous informer que cette semaine, nos deux invités poursuivent leur route avec quatre interventions en trois jours, plus un rendez-vous un peu important (même s’ils ne s’en rendent pas compte) avec le maire de Bellac. C’est-à-dire qu’ils ont une action liée à leur performance artistique, qui est à la fois l’aboutissement d’un certain processus, même s’ils vont poursuivre, mais qui est aussi un prétexte pour nous à Bellac pour agiter les formes de démocratie, de délibération. On n’est pas beaucoup de théâtres à fonctionner comme ça, mais au théâtre de Bellac on fonctionne comme ça. Les spectacles, ils n’arrivent pas en one shot : c’est bien, vous avez bien consommé, vous avez pris votre pied, c’est bon. Non, on l’utilise d’un point de vue démocratique. Je ne voulais pas l’annoncer tout à l’heure, mais c’est leur première rencontre de la semaine. Ce matin, on a rencontré la bière de Bellac, mais la semaine se poursuit.

Deuxième chose : je voudrais vous inviter à regarder le film Les Doléances. On l’a passé à la ferme de Villefavard samedi. Je ne sais pas si vous l’avez vu, il est sur France Télé, il est disponible. Il va venir bientôt à Limoges, mais ils n’ont pas pu me dire dans quel cinéma. Je pense que ce sera le Lido, il y a de fortes chances. Le maire, qui est le héros de ce film documentaire, démontre bien l’impasse consistant à fournir des instruments de délibération, pour tout de suite voir qu’en fait ça fonctionne trop bien, et que là, actuellement, les carnets de doléances sont interdits à la publicisation. C’est un scandale absolu. Le film est hallucinant et il provoque à chaque fois des débats et des manières de vouloir aller vers la délibération et justement de relancer la question de la délibération qui sont extrêmement fortes, qui montrent que le théâtre ou des formes artistiques telles que les films documentaires ont cette valeur démocratique. Merci.

Une intervention :

Par rapport au théâtre, je partage complètement votre point de vue. C’est de l’émotion, c’est de la synthèse, c’est du symbolique. Il n’y a rien de tel que le théâtre. Je voulais intervenir : un champ qui me ferait pleurer, c’est la considération ou la non-considération qu’on accorde à l’enfance, à la jeunesse et aux adolescents. Quand on voit à quel point tous les champs de réflexion auxquels j’ai participé il y a longtemps, qui étaient ceux de l’éducation nouvelle, se sont sabordés, ou ont été sabordés alors qu’ils étaient des lieux de réflexion, de progrès, de délibération, d’action… Tout ça a disparu et le cadre dans lequel on enferme l’enfance et toute cette jeunesse m’atterre complètement. Et je me demande dans le contexte actuel quels seraient les lieux de délibération et de réflexion autour de ce qu’on fait de notre jeunesse, qui est notre bien commun incontournable.

BS :

Rapidement, parce que la soirée touche à son terme, je vais donner quelques éléments très modestes de réponse. Merci beaucoup pour vos questions.

La première chose que je voulais dire concerne les règles communes de la délibération qui sont effectivement incontournables, c’est une vraie question. Et on peut avoir deux voies. On peut avoir une voie juridique constitutionnelle, qui finalement veut écrire la loi des lois dans le marbre. C’est une première voie possible. Et puis il y a une autre voie qui est peut-être plus intéressante, ou vers laquelle j’irais plus spontanément, qui est la voie de l’habitude collective, c’est-à-dire de se lancer, de le faire et d’être dans le laboratoire. Chez les Grecs, il se trouve qu’il y avait les règles qui présidaient à l’Assemblée, et à ce qu’on en sait, elles n’étaient pas écrites. Donc ils faisaient confiance aux usages et aux habitudes collectives, à une forme de sagesse qui s’installe, comme ça, petit à petit, par l’expérience collective. Donc j’irais vers cette direction-là, plutôt.

Sur la question des émotions, ce qu’on essaie souvent de dire avec Christophe, c’est qu’il ne faut pas y voir un obstacle à la démocratie. Je dis ça parce que vous avez parlé de la peur uniquement, mais c’est les deux : c’est-à-dire que c’est à la fois ce qui rend extrêmement difficile et épuisant et impossible la démocratie, mais c’est aussi ce qui la rend possible. Il y a tout un terreau affectif qui est au cœur de l’expérience démocratique, et c’est d’ailleurs pour ça que la forme du théâtre nous convainc plus, nous comble plus que la simple forme des conférences, parce qu’il y a beaucoup plus de circulation émotionnelle au théâtre, et donc voilà, c’était juste un début d’élément de réponse.

Et pour la question de l’enfance et de la jeunesse, je partage votre désarroi. Je pense que c’est le signe d’une société extrêmement malade, que cette capacité de détruire l’enfance et la jeunesse, qui s’est particulièrement illustrée d’ailleurs pendant l’épidémie de Covid – la mise en place des outils de gestion a été une pure catastrophe pour les enfants et les jeunes. Et c’est le signe d’une société qui va extrêmement mal, d’une société qui maltraite ses futurs membres. Et les lieux naturels qui devraient s’imposer pour répondre à votre question, ce sont les lieux d’éducation, bien sûr, écoles et universités, ce qu’ils sont de moins en moins. Donc on peut être extrêmement inquiet, car ce sont des lieux de combat et de mobilisation très importants à nos yeux.

CP :

L’émotion c’est quelque chose de très compliqué parce que c’est aussi parfois utilisé pour dépolitiser un certain nombre de prises de position, qu’on renvoie à l’émotion. Vous voyez, quand vous dites « C’est juste comme ça, c’est pour le plaisir de la discussion et de l’échange » ; mais si vous dites « C’est la peur », je vous dirai qu’on a sans doute au moins autant été gouverné par la peur que par la vérité, ou du moins par une certaine vérité qui nous a été imposée. Je ne prends qu’un seul exemple, celui de tous ces reportages où 24h sur 24, vous aviez Jojo expliquant à quel point il était super-heureux d’être confiné, qu’il était en train de s’éclater, qu’il revoyait ses gosses, etc. Il faudrait qu’on les réécoute, parce que c’est une propagande de masse, où sur Radio France, il n’y avait plus qu’un seul truc, et à chaque fois c’était la même chose. Il n’y avait que ça, et plus rien d’autre, au point que beaucoup de gens croient encore que l’univers entier a été confiné. Alors qu’en réalité, y compris en Europe, il y a eu énormément de différences. Mon frère qui vit à Hambourg n’a pas été confiné une minute de sa vie. Moi, au départ, au téléphone, je lui demandais « Alors le confinement ? » Et lui : « Ben, je ne suis pas confiné. » – « Mais comment ça, t’es pas confiné ? » Parce que dans le land dans lequel il était, ce n’était pas comme ça qu’ils avaient choisi de faire. Et je pourrais multiplier les exemples. Ce que nous devons regarder en face, c’est comment nous avons pu et par quel mécanisme nous avons accepté ces soi-disant vérités qui nous sont tombées dessus, pourquoi nous avons obéi si vite, etc. Ce sont ces questions désagréables qu’il faut se poser, à mon avis, plutôt que d’y voir simplement un effet de l’émotion, de la propagande. Peut-être au début, mais pas pendant six semaines.

Sur la question des prises de parole, ça doit être articulé avec la question de l’éducation. Il est évident que l’éducation prépare la jeunesse au monde tel qu’on pense qu’il va être, ou tel qu’on pense qu’il est. Si on pense que le monde dans lequel on vit n’est pas démocratique mais repose sur une compétition, sur l’élimination des plus faibles, sur une règle de base qui est le désintérêt des autres, si je ne me préoccupe que de ma propre réussite, alors le principe scolaire qu’on apprend dès le départ, c’est que les autres peuvent disparaître : « Machin, t’as réussi aujourd’hui ? T’as eu combien ? » On ne dit pas : « Et les autres, ils ont eu combien ? c’était dur pour eux ? » ; non, on s’en fout. Ce qui compte c’est « Toi, t’as eu combien ? », et hop, et on continue comme ça. C’est un galop permanent, un exercice qui vous apprend à la fois qu’il n’y a que la compétition dans la vie, et aussi l’indifférence aux autres. Imaginez qu’un groupe classe soit, au fond, collectivement responsable des résultats. Donc celui ou celle qui comprend plus vite que les autres, ce n’est pas grave, on s’en fout, parce qu’il faut que tout le monde comprenne. Est-ce que vous ne pensez pas que ça changerait les relations humaines entre les membres de cette classe ? Est-ce qu’ils n’auraient pas d’autres comportements, et que d’autres choses se passeraient ? Là, c’est le premier élément. Il va de soi que le comportement scolaire, aujourd’hui, tel qu’on le fait incorporer aux élèves, y compris aux étudiants, est contradictoire avec ce qu’on raconte sur la démocratie. À commencer par la correction de copie. Enfin je pourrais multiplier les exemples par rapport à tout ce qu’on a dit. On voit bien qu’il y a des petits problèmes quand même de contradiction !

Et après sur les prises de parole, ça pose le problème du statut que l’on reconnaît à la culture. Nous avons pris l’habitude, par le biais scolaire, d’accorder un privilège à un certain nombre de gens dont on dit : « II parle bien ». Je dis bien « il », « il parle bien ». Et rien que ça, c’est un outil incroyable de pouvoir sur les autres. Et ce n’est pas parce que ça ne veut rien dire, parler bien. D’ailleurs, on le voit avec les Gilets jaunes et autres : quand il y a un renversement de l’ordre symbolique, ce sont au contraire des paroles qui, deux jours avant, étaient considérées comme « pas bien », sans respect de la syntaxe, à écorcher l’oreille… Tout d’un coup, on se dit : « C’est incroyable, qu’est-ce qu’il parle vrai ! » Nous avons tous fait cette expérience. Je pense donc qu’effectivement la question scolaire est fondamentale. Et je dirais que rien n’est plus inquiétant pour moi que la désertion quasi-absolue de la gauche sur les questions éducatives, hormis sur les questions des moyens. Je ne comprends pas comment on a pu déserter à ce point-là la question éducative, les enjeux politiques de l’éducation, de l’organisation scolaire, du temps scolaire. Tout ça, c’est une question majeure.

Donc si on a quelque chose à faire pour que cette démocratie arrive enfin, c’est faire du théâtre, bien sûr, et puis c’est aussi je crois se battre pour une autre éducation, partout où on est. Quand on est prof, on peut faire autrement, par petits bouts, des petites choses. Et je pense que c’est aussi ce que j’ai tiré des réflexions de Barbara : qu’il ne faut pas attendre le Grand Soir, parce que si on attend le Grand Soir il ne se passera rien ; il faut plutôt se dire : « Là où je suis, je peux commencer à faire quelque chose ». Et je demeure persuadé, pour l’avoir un peu expérimenté moi-même, qu’il y a beaucoup de pratiques pédagogiques que l’on peut essayer de mettre en œuvre, qui ne fâcheront personne, mais qui peuvent déjà commencer à introduire un coin, mettre un ver dans le fruit.

Voilà. Pour résumer, c’est ça : nous sommes un petit peu le ver dans le fruit.