Que crève le capitalisme, ce sera lui ou nous

Que crève le capitalisme, ce sera lui ou nous

Pour présenter à partir du regard écologiste les axes du technocapitalisme et discuter des chemins de l’insubordination, Hervé Kempf, auteur de Que crève le capitalisme (Seuil, 2020) sera à Limoges mercredi 13 octobre.

Le capitalisme est devenu à peine dicible. Il serait là, comme une espèce de fatalité, un Etat inébranlable, une réalité aussi naturelle que l’air que l’on respire. C’est la ruse du capitalisme : se cacher en étant partout, pour devenir innommable ou mieux, tel que le nommer devient inutile, un nom qui n’agit plus rien, mot désuet renvoyant à un ancien temps peuplé de poussiéreuses figures en noir et blanc – URSS, Marx, les travailleurs… Et pourtant : non seulement le capitalisme a une histoire – ce qui veut dire qu’il va disparaître comme il est né et a grandi -, mais il est en train de la renouveler. Même celles et ceux qui maintiennent le combat de la critique ne voient pas assez que le capitalisme a reformulé son paradigme, que la séquence dite « néo-libérale », ouverte triomphalement par Tchatcher et Reagan, ne suffit plus à décrire l’état présent des relations sociales mondiales. Car nous sommes entrés dans un technocapitalisme qui a reconfiguré un projet nouveau. En deux mots : la catastrophe climatique et l’intelligence artificielle dessinent les deux pôles du nouveau théâtre des luttes humaines du XXIème siècle. Et dans la post-humanité hybridée avec les machines qu’imaginent les seigneurs du numérique, il y aura selon les propres termes de leurs idéologues les « castes inférieures », livrées au chômage et à la détresse provoquée par la catastrophe écologique, et « une élite privilégiée » qualifiée de « surhomme ». Cette vision du monde conduit à l’apartheid climatique – et l’assume.

HK

Que crève le capitalisme Ce sera lui ou nous Hervé Kempf “La catastrophe écologique est enclenchée, la crise du coronavirus a fracturé le monde entier. Un responsable : le capitalisme. En saccageant le service public de la santé, il a transformé un épisode grave mais gérable en désastre. En poursuivant la destruction des écosystèmes, il a mis en contact des virus mortels avec la population humaine. En aggravant les inégalités, il a plongé des dizaines de millions de personnes dans la misère. Le gong avait pourtant déjà retenti lors de la crise financière de 2008. Mais plutôt que de se remettre en cause, les capitalistes ont formé un nouveau paradigme : l’avenir sera technologique, fondé sur la numérisation et l’intelligence artificielle. Il conduira à une nouvelle élite hybridée avec les machines. Et la masse de l’humanité sera rejetée dans le chaos climatique, au prix d’un apartheid généralisé. Il faut rejeter cette vision mortifère. L’oligarchie est aujourd’hui une caste criminelle. On ne la convaincra pas, on la contraindra. Des stratégies de résistance sont nécessaires, possibles et nombreuses. Cet ouvrage est un appel à dépasser le fatalisme et à entrer en lutte. Car le capitalisme vacille. Et c’est tant mieux : il est temps que s’ouvre le monde nouveau.” Auteur de plusieurs essais dont Comment les riches détruisent la planète (Points Terre, 2020)et Tout est prêt pour que tout empire (Seuil, 2017), Hervé Kempf est rédacteur en chef de Reporterre, le quotidien – en ligne – de l’écologie.

mercredi 13 octobre 20h30 Salle du temps libre (derrière la mairie de Limoges)

avec Hervé Kempf Ancien journaliste de Courrier international, La Recherche et du Monde , il est l’actuel rédacteur en chef de Reporterre .

Coorganisé par Attac et le Cercle Gramsci

Voici la première partie du compte-rendu de la soirée-débat avec Hervé KEMPF, en octobre dernier.

Hervé KEMPF : Le thème de la discussion de ce soir est Que crève le capitalisme !, et c’est le titre de mon livre. Depuis pas mal d’années, une phrase de Fredric Jameson me tournait dans la tête : « Il est plus facile d’imaginer la fin du monde que d’imaginer la fin du capitalisme ». Effectivement, nous sommes dans une période, depuis des années, où l’on accepte comme des choses normales le changement climatique, l’augmentation de température du globe de 1,5° ou 2°, la disparition de la forêt amazonienne, et le fait que dans cinquante ans il y aura plus de plastique que de poissons dans les océans. On accepte comme une évidence cet effondrement, cette catastrophe écologique, mais en revanche, pour la majorité des gens, la sortie du capitalisme, non ! Il leur est plus facile d’imaginer la fin de la Terre, la fin de l’écologie globale, que la fin du capitalisme. C’est le point de départ de ma réflexion. En fait, il est tout à fait possible d’envisager la fin du capitalisme, d’en sortir. Ce n’est pas une essence, une fatalité, un mode d’organisation social et politique qui existerait de toute éternité. C’est une forme historique, et d’autres formes historiques importantes ont disparu. Pour nous, Européens, l’empire romain, ça nous parle ; mais on pourrait aussi parler de l’empire ottoman, des Aztèques, des Mayas… On pourrait ainsi faire la liste des empires qui ont duré quelques siècles. Les formes historiques changent. De la même manière le capitalisme a connu des phases historiques, il n’a pas existé de tout temps. Il est né avec un capitalisme marchand qui commence aux XVè-XVIème siècles, se développe au XVIIIème avec la colonisation, élément absolument structurel et essentiel du développement du capitalisme industriel européen, puis avec un capitalisme militaire très fort au XIXème. Ensuite on arrive à cette catastrophe absolue : la Première Guerre mondiale. Là, on entre dans un autre cycle. Après la Deuxième Guerre mondiale, il y a eu un capitalisme keynésien avec une hybridation, un accord entre la liberté du marché et des régulations sociales et politiques très fortes. On est sorti de cette phase autour des années 1980 avec le néolibéralisme, historiquement daté de Hayek et d’un certain nombre de gens qui ont commencé à réfléchir dans les années 1940. Ce nouveau cycle a démarré avec Mme Thatcher en Angleterre et Ronald Reagan aux États-Unis. Un des éléments de ma thèse, c’est que l’on a dépassé la phase de maturité du capitalisme. Il s’est passé quelque chose autour de 2008. Ébranlement financier énorme, chute des bourses, d’un très grand nombre de banques ; on a été à deux doigts de voir le système financier s’écrouler et de retrouver des situations comme celles des grandes dépressions des années 1920 en Allemagne, où les gens avaient des brouettes remplies de billets pour aller acheter leur pain, ou celle des années 1930 aux États-Unis, où les chômeurs s’alignaient sur des centaines de mètres en attendant une soupe populaire ou l’espoir d’un travail. C’est ça qui aurait pu se passer, et qui a été évité par l’intervention de l’État. On est sorti du catéchisme néolibéral alors que la spéculation financière invraisemblable avait été stimulée par toutes les politiques enclenchées à partir de Reagan et Thatcher. Là, il fallait intervenir. On a évité la pire crise, qui aurait pu avoir des conséquences humaines et sociales dramatiques, par le rachat de banques, l’augmentation de la dette, des travaux publics, et l’injection de fonds dans l’économie.

A ce moment-là, logiquement, il aurait dû y avoir une remise en cause du capitalisme. L’analyse évidente était que la crise avait été créée par une spéculation invraisemblable des marchés financiers avec des jeux sur les titres pourris et sur les prêts immobiliers. On avait évité une crise. L’État, c’est-à-dire la collectivité, était intervenu avec l’argent des contribuables. On devait tout remettre en cause, et après un moment de flottement (discours de Nicolas Sarkozy indiquant qu’il faut réformer le capitalisme financier) il ne se passe rien. Après ces moments de flottement autour de 2010, tout repart comme avant, avec de vagues réformes du système bancaire qui ne changent rien fondamentalement, car on conserve un élément essentiel du dérèglement des marchés financiers : le fait que les banques de dépôt et les banques d’investissement ou de spéculation se mélangent. La Bourse reprend son ascension et atteint son plus haut en avril de cette année 2021, très largement au-dessus des niveaux de 2007-2008. Les inégalités recommencent à croître. Je veux faire un petit retour en arrière important : on a évoqué le capitalisme keynésien, en France les « Trente glorieuses » entre 1945 et 1975, des années avec des inégalités mais où les rapports de force entre le Capital et le Travail étaient tels que les inégalités ne bougeaient pas. Mais à partir de 1979 et 1980, quand M. Reagan et Mme Tatcher arrivent, les courbes d’inégalités commencent à augmenter car dès la première année de leur mandat, ils desserrent l’imposition sur les riches et ils ouvrent la boîte des marchés financiers. S’ensuit une augmentation continue des inégalités, avec des nuances selon les pays (très forte aux États-Unis et en Angleterre) mais peu ou prou tout le monde a suivi la même courbe, qui s’arrête en 2008, et qui repart après. Avec la Covid, il y a eu un nouveau bond des inégalités. Aucune remise en cause : le système repart comme avant. Aggravation aussi de la crise écologique, quel que soit le domaine dont on parle : le climat, l’augmentation des gaz à effet de serre avec des chiffres jamais constatés dans l’atmosphère terrestre depuis des millions d’années, une érosion, un effondrement de la biodiversité, une phase d’extinction des espèces absolument historique… La dernière crise d’extinction des espèces, celle qui a vu la disparition des dinosaures, c’était il y a 65 millions d’années. Et une pollution de tous les écosystèmes par les plastiques, les pesticides, les déchets toxiques, les déchets nucléaires. On est dans cette situation. Et non seulement on le fait, mais on le sait. Bien avant 2010, tous ces éléments étaient connus, ils étaient sur la table. Rien fondamentalement n’a changé, c’est-à-dire que si on observe l’écologie comme on le fait à Reporterre, on voit malheureusement que tout s’aggrave, En fait, que s’est-il passé pour que cette crise fondamentale, qui a été comparée à la crise de 1929 justement, n’ait pas entraîné une refondation ou même une restructuration ou une réforme profonde et qu’on ait continué dans la sphère néolibérale ? Mon hypothèse, ou mon argument, est que non seulement on est dans le néolibéralisme, mais que dans ces années-là, le capitalisme a formulé une nouvelle façon de se voir et d’imaginer la Terre. Un système économique, mais aussi un système social existe par la façon dont il organise son présent, sa façon d’être, et aussi sa façon d’organiser ses relations avec ce qu’on appelle la nature ; et c’est aussi une vision du monde, une représentation de la société qui se projette dans l’avenir. Et ce qui s’est passé, c’est que le capitalisme a formulé un nouveau paradigme. On peut associer cela à quelque chose de plus important qui s’est passé dans le domaine technique, dans le domaine informatique : un progrès très considérable en intelligence artificielle s’est produit dans ces années-là. L’intelligence artificielle, c’était une variante, une sorte de discipline de l’informatique, qui a eu ses phases de progression et de stagnation. Dans les années 2000, c’était un peu une voie sans issue dans un domaine où il y avait beaucoup moins d’informaticiens ou de chercheurs qui travaillaient. C’était beaucoup moins à la mode que d’autres domaines informatiques. Cependant, quelques chercheurs travaillaient sur cette « technique », que je serais bien en peine de vous expliquer ce soir, technique qui reprend l’assimilation du modèle, de l’image, des neurones dans la tête d’un être humain ou d’autres êtres vivants. Donc, voie sans issue. Mais dans ces années-là, une équipe de chercheurs, dont un Français maintenant directeur de la Recherche et Développement chez Google, trouvent dans cette technologie semblable aux réseaux de neurones un changement, on appelle ça le deep learning « l’apprentissage profond ». Ça marche à ce moment-là, parce qu’on se trouve à un moment où d’une part pour faire fonctionner ce deep learning, il faut énormément de données, que l’on n’avait pas dans les années 1970 ou 1980. Là, avec le développement d’Internet, des réseaux sociaux, dont certains d’entre vous se servent quotidiennement, avec Google, avec Apple et Microsoft, il existe des masses de données absolument énormes, en quelque sorte le carburant de ces réseaux de neurones. D’autre part, ces algorithmes, ces suites de séquences logicielles sont très lourdes, donc nécessitent des ordinateurs très puissants pour les faire tourner, et on en dispose maintenant. Si on compare avec l’automobile, c’est comme si on avait un nouveau moteur beaucoup plus puissant (des ordinateurs), des carburants (une masse de données) et l’intelligence artificielle qui va faire fonctionner tout ça : un nouveau système de conduite et de fonctionnement. On a donc un développement vraiment très grand de l’intelligence artificielle dans ces années-là, et bien sûr les « Gafam », les Google, les Amazon, les Facebook, les Apple et Microsoft s’en saisissent presque tout de suite. On voit les premières applications intervenir très rapidement, notamment dans la reconnaissance vocale ou faciale, et puis dans d’autres domaines. Elles étaient déjà puissantes mais en tant que journaliste, j’ai constaté une évolution de leur cours en Bourse : dans les années 2000 en gros, elles sont déjà riches et puissantes mais assez stables ; et puis, on voit vraiment une évolution d’un seul coup. Leur cours en Bourse monte et donc leur puissance devient énorme, chacune devient plus valorisée que Wallmart par exemple, qui était le plus valorisé de la planète. Ça veut dire que le capitalisme a trouvé ce qui lui donne vraiment son tempo. Les puissants regardent maintenant de haut les gens de General Motors, pour ne citer que le vieux capitalisme, le capitalisme industriel, l’automobile, la grande distribution, et autres. Les entreprises du numérique ont une manne financière extrêmement importante. Elles pèsent parfois plus lourd que des États. Elles ont un idéologie née dans les années 1980, avec le développement de la micro-informatique (qui au demeurant est un phénomène technique tout à fait passionnant), au départ sur une base qui baignait un peu dans la Californie des années 1960, une vague vision hippie rapidement perdue et se transformant de plus en plus en une idéologie libertarienne, c’est-à-dire critique de l’État, pour la valorisation de l’individu et la compétition. Finalement, pour résumer, ce sont ceux qui réussissent le mieux qui doivent diriger la société. Donc le ferment idéologique et culturel était là. Le développement d’Internet a encore renforcé ce phénomène dans les années 1990 et 2000. Et quand arrive vraiment la puissance permise par ce progrès technique, et notamment l’ intelligence artificielle, toutes ces sociétés ont la capacité d’imposer leur vision du monde, une vision très particulière. D’abord, l’idée que la technique peut résoudre tous les problèmes. Il n’y a plus vraiment de problème social : la technique est le moyen par lequel on va répondre à toutes les questions. Une technique qui évolue extrêmement rapidement. L’idée aussi que l’informatique, la biotechnologie, la nanotechnologie vont se fondre, vont se renforcer mutuellement, vont se croiser et encore accélérer le rythme des progrès techniques. Ce qui fait que cette évolution technique, pour des gens normaux comme nous, c’est fantasmatique. Mais des idées d’immortalité, de prolongation de la vie humaine, de transhumanisme, que je prenais au début de ce travail comme quelque chose d’anecdotique, je me suis rendu compte que c’est vraiment quelque chose qui est dans la tête de Messieurs Zuckerberg, Musk et autres : l’idée qu’il va y avoir une forme d’immortalité. Autre aspect des choses, la possibilité de croisement de l’humain avec la machine. Ce croisement de toutes les techniques entre elles va si vite qu’on peut envisager la « singularité 2.0 ». Ces machines animées par l’intelligence artificielle deviendront supérieures aux humains. Chacun son fantasme : soit que les machines vont prendre le pouvoir sur l’humanité, soit que les humains vont se croiser, s’hybrider avec ces machines. Et par ailleurs, on envisage très sérieusement de s’installer dans le cosmos, d’aller sur Mars… Les plus connus sont Jeff Bezos, l’homme le plus riche du monde et directeur d’Amazon. Lui, son truc, c’est de faire de grandes stations dans le cosmos, où il y aurait des personnes qui vivraient. Quant à Musk, l’autre le plus connu (ils sont rivaux évidemment, on ne sait plus très bien lequel est le plus riche), son truc c’est d’aller sur la Lune, sur Mars. On ne va pas dire « fantasme » parce qu’ils croient à la prolongation de la vie, voire à l’immortalité. Ce n’est pas une croyance au sens que des personnes qui ont la foi pourraient avoir ; mais c’est concret, ce n’est pas une question de foi, c’est comme ça que les choses vont se passer. Hybridation de l’humanité, installation dans le cosmos, etc. Et en fait, cette vision du monde entraîne l’ensemble du capitalisme. Par exemple Klaus Schwab, le directeur du Forum économique mondial de Davos, quelqu’un qui sent très bien les évolutions du capitalisme, et qui a totalement intégré tout ça, parle depuis quelques années de la « Quatrième Révolution industrielle », ce qui est aussi une vision de la société humaine. On rompt avec l’humanisme tel qu’on peut le définir avec cette idée qui a mûri dans ce qu’on appelle « le siècle des Lumières » (avec ses bons et mauvais côtés, puisque ce sont des idéaux qui sont peu appliqués), où il y avait quand même l’idée que tous les êtres humains ont un droit égal, une dignité égale à participer à l’aventure commune, l’idée qu’il y a une seule humanité composée d’êtres de même essence, de mêmes droits, malgré l’infinie diversité culturelle qu’il peut y avoir au sein de cette humanité. Là, on sort de cet idéal qui a forgé des choses extrêmement fortes, par exemple les Nations Unies qui sont une représentation institutionnelle forte de ce que peut être l’humanité fondée sur cet idéal humaniste et universaliste. Là, on rompt avec cet idéal. Celui qui en parle le mieux, le plus clairement, c’est Yuval Harari dans un livre lu à des centaines de milliers d’exemplaires : Homo Deus. Ce projet n’est pas enfoui dans des textes cachés, des brochures confidentielles. Pour moi, c’est le manifeste du nouveau capitalisme. Il emploie très clairement les termes de « surhomme » et de « castes inférieures ». Il dit que ceux qui sauront être dans cette fusion avec la nouvelle technologie, dans cette compréhension, seront des surhommes. Et il y aura des castes inférieures qui se débrouilleront dans la pauvreté, la confrontation au changement climatique, au désastre, au désordre qui s’installe. Il ne le dit pas au second degré, il l’affirme, et on trouve d’autres textes moins connus qui développent la même idée. Donc, ce qui ce passe, c’est qu’on est face à ce nouveau capitalisme que je veux bien appeler technocapitalisme, pour le différencier des phases précédentes. C’est ce qu’un dénommé Philip Ashton qui était le responsable aux Nations Unies justement sur les droits humains a appelé « l’apartheid climatique ». Dans cette idéologie, on est vraiment dans cette idée de séparation, puisque la question écologique n’est pas tout à fait niée par ces gens-là, mais secondarisée. Précisément si on reste dans cette vision extrêmement ségréguée et clivée de la société humaine, on va développer des effets absolument terribles. Une grande partie de l’humanité sera plongée dans une misère et une difficulté très grande. On n’est plus dans le néo-libéralisme, même s’il se prolonge en termes de rapport à l’État ; mais il se prolonge en quelque chose de différent, un autre capitalisme que celui à qui ATTAC se confrontait à sa création en 1997. On est là face à autre chose, à des gens qui ne répondent même plus. Dans les années 1980-2000, on était encore dans la fiction que répandaient les dominants, les oligarques capitalistes : la démocratie, la liberté, une société unie avec des valeurs communes. C’est de moins en moins le cas. Yuval Harari le dit : il a deux humanités. Monsieur Macron est un pur représentant de cette caste capitaliste, avec « ceux qui ne sont rien et ceux qui réussissent ». Macron exprime très bien la pensée de ce capitalisme actuel. Voilà la situation dans laquelle on est. Concrètement, on peut en voir les effets. Il n’y a aucune remise en cause des politiques économiques, du fonctionnement spéculatif des marchés, aucune réelle prise en compte des questions écologiques. Et arrive une pandémie telle que la Covid, qui est née des errements du capitalisme, parce que c’est né fondamentalement de la destruction de la biodiversité, d’une déforestation massive, que ce soit pour des intérêts américains ou pour la Chine, car la Chine est entrée dans ce jeu du grand capitalisme mondial et se comporte comme une branche particulière de ce technocapitalisme en étant totalement dans cette direction du développement de la numérisation et de la technicisation de la société. La Covid est née de ça. On pourra parler de l’hypothèse du laboratoire ou de l’élevage industriel, mais fondamentalement dans la thèse du laboratoire, il y a l’enjeu de la confrontation avec des organismes vivants, les virus, qui ont un comportement écologique et ne sont ni mauvais ni bons, mais trouvent une niche d’expansion écologique. Et il se trouve que maintenant ce sont les humains qui sont pour les virus un merveilleux terrain d’expansion. Mais c’est né de la destruction de la biodiversité, des élevages industriels, du développement du marché et donc de la circulation d’avions absolument délirante, ce qui fait que cette pandémie s’est répandue à une vitesse extrêmement grande, alors que par exemple la « grippe espagnole » (avec laquelle on l’a comparée) dans les années 1918-1921 avait mis quatre à cinq ans pour se répandre sur toute la planète. On ne tire aucune conséquence de cela. On n’essaye pas d’avoir une vraie politique sur la biodiversité. Il n’y a pas de politique sur l’élevage industriel, et on n’attend qu’une chose : faire redémarrer les avions, afin que le trafic retrouve enfin son niveau de 2019 pour atteindre un doublement en 2050. On en profite pour développer à fond la numérisation : cette pandémie est presque une aubaine même si, là aussi, il pourrait y avoir une discussion. Il y a une gestion politique et sanitaire qui était nécessaire, mais à laquelle on a collectivement adhéré parce que la pandémie est une menace très grande ; mais c’est un peu comme dans La Stratégie du choc de Noami Klein. Elle explique que quand une société est en crise, que vont chercher à faire les dirigeants ? Non pas essayer de la remettre en bonne santé, mais profiter de la crise pour faire avancer leur agenda. Et là, c’est ce qui s’est passé : l’agenda de la numérisation se fait à fond par les codes, les passes sanitaires, par le télétravail et l’habitude de tout faire à distance. C’est d’une certaine manière une très bonne chose pour ce technocapitalisme et ce n’est pas tout à fait un hasard si des gens comme Jef Besos et Musk ont vu leur capitalisation boursière augmenter énormément, et si pour Amazon ça a été une possibilité de développement énorme avec les commandes sur Internet. Donc l’écologie est pour moi la question politique essentielle du XXIème siècle. C’est-à-dire : comment on délibère ensemble pour trouver les moyens communs pour rester en paix sans régler nos conflits par la violence ? Comment on envisage l’avenir dans nos relations entre êtres humains et aussi avec les autres êtres vivants ? La seule réponse qui va être apportée par le technocapitalisme à la question écologique, ça va être : développer les technologies pour résoudre les problèmes (ce qui ne marchera pas). Donc on va développer les énergies renouvelables sans jamais se poser la question de la réduction de la consommation d’énergie. La géo-ingénierie, la recherche dans les fonds marins, les compensations carbones… On coupera des forêts primaires dans un coin pour replanter des centaines de pins, des épicéas ou des eucalyptus ailleurs. L’écologie n’est considérée que si elle peut, d’une certaine manière, permettre d’appliquer davantage la vision technocapitaliste en cours. C’est hier que monsieur Macron, qui a été un excellent représentant de cette caste, a parlé de ces investissements verts pour l’écologie, le nucléaire, l’exploration des fonds marins (il y a des métaux rares donc on va s’y intéresser), deux millions d’autos électriques… On avait deux millions de voitures polluantes au carbone, et maintenant on aura deux millions de voitures nécessitant du lithium venant des mines d’Amérique latine ! L’agriculture sera hight tech. On est dans cette vision. Il y a un autre aspect dans cette évolution du capitalisme, dans la phase que nous vivons, qui est à mon sens très différente de celle qui s’est achevée en 2008 : c’est que ça devient un capitalisme policier, voire militaire. Parce que dans la vision du monde de ce technocapitalisme, il y a très peu de gens pour croire qu’on va tous aller dans la fusée sur Mars avec des messieurs comme Jeff Bezos. Tout le monde a compris que les projets qu’ils envisageaient, ce n’était pas pour tout le monde. Si on reprend l’époque des Trente glorieuses avec tous leurs défauts : il y avait à cette époque une adhésion collective autour d’un pacte social. L’inégalité n’augmentait pas et la croissance conduisait à une amélioration de la vie matérielle de la société. Par ailleurs face à la dictature soviétique – je ne sais pas si c’est le terme qui convient – il y avait le « Monde libre », il y avait l’idée qu’on défendait les droits humains. Il y avait des débats politiques, mais il y avait quand même un accord sur une adhésion d’une large partie de la population à un projet capitaliste qui prétendait apporter l’abondance – qui était réelle – et des libertés. Or c’est clair que l’abondance, elle n’est plus là, et elle ne sera pas pour tout le monde. Il y a une richesse injurieuse d’un côté, une misère abominable de l’autre, et une précarisation générale qui remonte le long de la pyramide de toute la société vers les classes moyennes. Et par ailleurs on sent bien, même si la question écologique n’est pas assez présente dans les médias, qu’elle est là. Les gens le savent, par les sécheresses, les inondations, etc. Donc les peuples n’adhèrent pas à cette situation et ils se révoltent de plus en plus. On l’a oublié, mais c’est maintenant bien documenté par un certain nombre de recherches : il y a un cycle de révoltes, de rébellions, d’émeutes qui a commencé en 2011 avec ce qu’on a appelé « le Printemps arabe », mais il y a eu un certain nombre de révoltes dans beaucoup de pays, comme au Chili, au Québec, etc. et parallèlement il y a eu une répression de plus en plus forte. Ce n’est même pas le terme qui convient. C’est une militarisation des forces de police, un appareil presque de terreur – on l’a vu au moment des Gilets jaunes – ce renforcement de l’armement policier. Les médias on évolué, eux aussi. Ils sont très largement contrôlés, possédés par des milliardaires. Et un milliardaire n’achète pas un journal pour qu’il critique le système auquel il adhère. Une partie de ces médias cultive la peur de l’Islam, du « grand remplacement ». A droite, il y a une partie de l’oligarchie qui fait le choix délibéré de l’extrême-droite pour détourner l’attention des opinions publiques des vraies questions, qui sont l’inégalité et l’écologie. Et puis aussi je note les prisons : dans tous les pays il continue à y avoir des programmes de construction de prisons, il continue à y avoir ça comme éternelle réponse à la délinquance. Et là aussi, ça se discute, mais on peut voir la délinquance comme une forme de rébellion sociale, où en tous cas de refus d’adhésion à certaines normes. Je ne justifie pas la délinquance, j’ouvre une discussion. Toujours est-il qu’on répond par des prisons alors qu’il y a d’autres façons de faire. Toujours monsieur Macron : il a annoncé en avril dernier 9000 nouvelles places en prison. Dans ce capitalisme policier, l’interaction avec les techniques d’intelligence artificielle (IA) se développe et le secteur économique de la répression policière, le marché de la sécurité, devient lui-même un lobby qui peut peser ouvertement auprès des gouvernants. C’est dans le domaine de la surveillance que l’IA a beaucoup d’avenir. Le technocapitalisme, aussi bien par gestion de la contestation sociale que par le prolongement même des voies techniques, a à faire avec ces nouvelles formes de contrôle social et de répression. Et la pandémie est une occasion de contrôle. Il y a une loi qui dit que si on fait des réunions politiques ou de culte il n’y a pas besoin de pass sanitaire. Donc ce soir, on fait une réunion politique. Ce technocapitalisme entraîne une répression policière et militaire forte. Sur la militarisation, il y a des enjeux très forts. On pourra y revenir. La pandémie, du point de vue des capitalistes, a eu de bons effets. Ce cycle de rébellions engagées dans beaucoup de pays (ici les Gilets jaunes, et d’autres révoltes à Hong Kong, au Chili, au Soudan, en Biélorussie, etc.) l’arrivée de la Covid l’a cassé. Alors, que faire ? Eh bien, je n’en sais pas plus que vous. C’est à trouver ensemble. Si déjà on a des outils, des analyses communes, cela peut nous aider. Trois points rapides. Premièrement, il n’y a rien à attendre des dominants, il n’y a que le rapport de force qui compte. Ce sont des méchants, des gredins, des pervers. On discute avec eux quand il le faut, mais quand il y a trop de policiers on reste chez soi, on cherche autre chose. Il n’y a rien a en attendre. Ce sont des adversaires. Deuxième point, les révoltes dont j’ai parlé : Chili 2019, Gilets jaunes 2018/2019, Hong Kong 2019, Algérie avec le Hirak 2019, Biélorussie 2020, et j’en oublie. Je crois que le covid 19 a mis un couvercle là-dessus. Espérons que notre ami le virus (je dis « ami » parce que c’est un être vivant) et faisons collectivement en sorte qu’il ne redémarre pas, pour que la rébellion puisse repartir. Parce que je pense que notre avenir n’est pas celui de monsieur Musk, de monsieur Macron ni de monsieur Pinault. Troisième point : l’alliance des luttes plutôt que la convergence. C’est Assa Traoré qui le dit très bien : ce n’est pas une convergence – une convergence, c’est quand on va tous vers le même point – non, c’est une alliance. Il y a ceux qui se battent comme Assa Traoré, pour la Justice face à la répression policière ; et il y a des écolo, des anti 5G, des syndicats qui se battent pour leurs droits.

Compte-rendu réalisé par Anne Vuaillat et Jean-Louis Vauzelle.

 


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