Les Chemins de la liberté en questions Histoire et politique de 1848 à Notre-Dame-des-Landes

Les Chemins de la liberté en questions Histoire et politique de 1848 à Notre-Dame-des-Landes

Publié en janvier 2016, le Procès de la liberté reçut le prix Pétrarque France Culture-Le Monde ; ce livre fut pour moi une étape nécessaire me permettant de restituer les enjeux du temps au cours desquels les contemporains assistèrent à la confiscation de la liberté par une minorité de privilégiés qui s’arrogèrent le droit et la fonction pérenne de gouverner le peuple. Ainsi est née ce que fut nommé la démocratie représentative. Cette démocratie très singulière fut fondée non seulement sur l’exclusion de la liberté du plus grand nombre (non seulement les femmes, mais aussi tous les hommes « non libres », les prolétaires en particulier) mais, à l’aide d’un discours « de vérité », les régimes qui s’en réclamèrent se construisirent sur un socle légal de hiérarchie sociale rendu compatible avec les principes égalitaires. (Notons en effet que le préambule de la Constitution révolutionnaire ou Déclarations des droits de l’homme n’a jamais été mis en cause quelque soit le régime en place). En ce sens nous essaierons de comprendre ce qu’était la liberté « authentique » ou la « vraie liberté » en faveur de laquelle nos ancêtres luttèrent. Nous aborderons cette question de méthode historique en s’appuyant sur une critique de l’histoire à partir d’une interrogation théorique de penseurs, comme Walter Benjamin, qui su concilier « le matérialisme historique » avec un messianisme populaire sécularisé. Ce sera l’occasion de développer cette notion qui émergea concrètement en 1848 et qui aujourd’hui est totalement galvaudée par ce qu’il est convenu d’appeler le populisme. Ce détour par le passé du XIXe siècle m’a semblé d’autant plus nécessaire qu’en cette rentrée je prépare un livre sur l’effacement de l’idée d’émancipation en cherchant à comprendre comment les outils utopiques d’hier, au fondement des mouvements pour la liberté de chacune et de tous, et qui animèrent les moments insurrectionnels de la première moitié du XIXe siècle, furent évacués du politique. Les effets de cet oubli sont considérables sur le devenir de l’humanité. Effets directs sur le XXe siècle, trop souvent masqués par le langage trompeur des idéologies et rendus invisibles par le discours « progressiste » du temps. Le bilan des catastrophes successives qui balayèrent une partie des populations n’a pas été véritablement pensé. Si bien que les réflexions de Günther Anders (en particulier dans son ouvrage l’Obsolescence de l’homme, notamment) sont aujourd’hui d’une actualité saisissante si nous voulons bien prendre au sérieux la question posée par les théoriciens de l’Ecole de Francfort qui, dès 1942, s’interrogeaient sur l’inversion de l’histoire du côté de la barbarie. Héritiers de « deux siècles d’illusions et de mensonges » pour reprendre l’expression empruntée à Derrida, il nous importe de faire resurgir les significations et expériences perdues afin de permettre aux multiples expériences utopiques d’aujourd’hui de récupérer les significations oubliées qui sont autant de leviers pour faire renaître les espoirs enfouis sous les décombres des idéologies. Michèle Riot-Sarcey

                                                      Les Chemins de la liberté en questions Histoire et politique de 1848 à Notre-Dame-des-Landes

Compte-rendu du débat du 21 septembre à Limoges avec Michèle Riot-Sarcey.

Celui d’Eymoutiers sera publié dans le prochain numéro de La Lettre. Historienne passionnée par la révolution de 1848, Michèle Riot-Sarcey est aussi quelque part « limogeoise »1. Cette révolution fut en effet fondatrice de l’identité contemporaine de Limoges, dont le remarquable mouvement révolutionnaire quarante-huitard fut relaté par Philippe Vigier2, également historien majeur de cette révolution.

Michèle Riot-Sarcey :

On se tutoie sans se connaître parce qu’on partage une communauté de pensée. Quand on entend des propos proches des critiques qu’on peut émettre sur le monde tel qu’il va, on se dit « Tiens, voilà quelqu’un qui est du même monde », un monde commun qu’on aimerait bien reconstruire. C’est la raison pour laquelle je suis là. Il me semble que le choix de Limoges est celui d’une des villes où le mouvement ouvrier a eu un rôle considérable.

Après Le Procès de la liberté, je prépare un livre sur sa suite, au XXème siècle. Je réfléchis sur la façon dont l’idée d’émancipation a été mise sous le boisseau des idéologies. Aujourd’hui cette aspiration est travestie par les autorités politiques et économiques qui l’assimilent à l’acte de « se vendre soi-même ». Il faut comprendre pourquoi cette idée si radicale qui a embrassé toute l’Europe a perdu son sens dans les limbes du libéralisme. Avec la perte de sens du langage des combats d’hier, l’histoire elle-même se perd.

Depuis Le Procès de la liberté, j’ai travaillé notamment la pensée de Günther Anders qui a écrit dans les années 1950 L’Obsolescence de l’homme. Il démontre dès cette époque comment l’homme est assujetti non seulement à la machine, mais aux choses : l’humanité devient obsolète alors que les instruments et automates qu’il crée sont de plus en plus beaux et de plus en plus performants. Günther Anders nous aide à comprendre pour quelles raisons il faut réveiller le passé, essayer de restituer son historicité et comprendre son actualité, en particulier celle de la révolution de1848. Ces jours-ci, même si c’est à la marge, la jeune génération d’historien.e.s fête 1848, date oubliée dans les commémorations officielles de l’année 2018 où Maurras (né en 1868), lui, figure.

Anders indique que mentir devient superflu quand le mensonge est devenu vrai. Les fausses interprétations du monde sont ainsi devenues le monde. « Nous sommes les héritiers de deux siècles d’illusions et de mensonges » (Derrida). Les mots ont perdu de leur sens et les mots radicaux ou plus ou moins subversifs sont récupérés par la publicité. Pierre Leroux, qui a défini le socialisme, expliquait autour de 1848 que « la liberté, c’est le pouvoir d’agir ». Mais soyons extrêmement vigilants car même lorsque l’on estime que nous avons les moyens d’agir, cela va être récupéré. Ainsi, des publicités montrent aujourd’hui que le pouvoir d’exercer sa liberté, c’est la possibilité de contrôler son compte en banque ou son assurance.

Il ne suffit pas de dresser un récit bien documenté du passé, archives à l’appui, pour aller à l’encontre du mensonge, rétablir la vérité historique et réveiller les consciences. L’histoire n’est pas une simple recension des sources. Il n’y pas d’histoire possible si elle n’est pas préalablement pensée.

Les événements peuvent se lire dans une continuité, c’est-à-dire reliés entre eux d’une certaine manière, du passé jusqu’au présent immédiat. Cette réécriture qui « fabrique l’histoire » événement après événement, fait en sorte de montrer une continuité. Cette linéarité est artificielle car on trouve à travers elle une multiplicité de discontinuités, celle des « événements non advenus ». Alors, pour véritablement écrire l’histoire, il faut comprendre en 1848 que les événements de février ont été porteurs de tous les espoirs populaires puis balayés par la répression de juin 1848. A ce moment, la séparation du social et du politique semble définitive. La liberté devient la liberté du citoyen, c’est-à-dire celle des êtres non assujettis aux nécessités de la vie, totalement distincts de ceux qui travaillent, donc de la grande majorité de la population. La politique va être réservée à ces gens-là.

L’histoire la plus importante à écrire est celle des événements non advenus, c’est-à-dire des « possibles ». Les vaincus d’hier le sont définitivement, excepté le fait que leurs successeurs, immédiats ou lointains vont récupérer ces idées inaccomplies et vont réclamer à nouveau qu’elles soient réalisées. Walter Benjamin, philosophe de l’histoire, a expliqué qu’une idée non achevée renaît jusqu’à ce qu’elle soit accomplie : liberté, égalité, fraternité restent en devenir. Lorsque j’ai lu Qu’est-ce que la philosophie ? de Deleuze, je me suis rendu compte qu’il avait raison de définir l’événement comme étranger à l’historien, parce que ce qui compte dans l’événement c’est son devenir, pas forcément immédiat, mais en progression, c’est-à-dire en infini.

Saisir ce processus historique implique simplement d’essayer de récupérer, depuis le présent où je suis, les éléments du passé qui ne sont pas advenus mais qui sont au cœur du mouvement de l’histoire. Si Limoges est ce qu’elle est, c’est parce qu’à un moment le mouvement de l’histoire a fait que la ville a posé en quelque sorte son pied au cœur de l’histoire. Le mouvement de l’histoire c’est précisément le mouvement des « masses », même s’il s’agit de minorités, qui à un moment ont déstabilisé l’ordre. Il n’y en a pas d’autre. Je différencie le mouvement de l’histoire de la fabrique de l’histoire.

Dans les Thèses pour le concept de l’histoire, Walter Benjamin (1892-1940) décrit dans la thèse 9 un tableau de Klee, Angelus Novus. Lorsque Klee imagine la révolution de l’abstraction à laquelle participe Kandinsky, il explique qu’il faut désormais rendre visible ce qui était invisible jusqu’alors. Voici ce que dit Benjamin :

« Il y a un tableau de Klee, dénommé Angelus novus. On y voit un ange qui a l’air de s’éloigner de quelque chose à quoi son regard semble resté rivé. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche est ouverte et ses ailes sont déployées. Tel devra être l’aspect que présente l’ange de l’histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où, à notre regard à nous, semble s’échelonner une suite d’événements, il n’y en a qu’un seul qui s’offre à ses regards à lui, une catastrophe, sans modulation ni trêve, annonçant les décombres et les projetant éternellement devant ses pieds. L’ange voudrait bien se pencher sur ce désastre, panser les blessures et ressusciter les morts, mais une tempête s’est levée venant du paradis. Elle a gonflé les ailes déployées de l’ange et il n’arrive plus à les replier. Cette tempête l’emporte sur l’avenir auquel l’ange ne cesse de tourner le dos tandis que les décombres, en face de lui, montent au ciel. Nous donnons le nom de progrès à cette tempête. »

Réfléchissons à ce que cela peut signifier. L’ange de l’histoire est poussé par le progrès quoiqu’il fasse, quoiqu’il dise. Même si ses regards sont tournés, comme maintenant, sur les bateaux chargés d’humains qui coulent en Méditerranée ou les catastrophes en Syrie, le vent souffle du côté du progrès. La technicité, la technologie est telle que personne ne peut revenir là-dessus, avec ce que cela implique comme résistances, comme critiques, comme lucidité, comme conscience.

Or, il importe de récupérer les « déchets » du passé pour pouvoir saisir ce qui a été oublié, ce qui a manqué et qui est, en quelque sorte, le creuset même de l’histoire. Là, on a un peu le tournis, on se dit que ce n’est pas possible. Mais c’est ça « le procès de la liberté ».

Je suis tombée dans les archives sur une lettre datant de mars-avril 1848, celle d’un normalien, un jeune « brillant sujet » de l’époque, qui montre que la totalité de ses contemporains croyaient dur comme fer que la révolution de 1848 serait définitive, totale. Tout bascule au moment où même les plus hostiles constatent qu’on va transformer le monde. Un monde qui était dominé et avait peur est alors enthousiasmé.

Il me semble avoir vécu cela à des moments divers de ma vie et toujours avoir ressenti, saisi cet enthousiasme. Tout est écrit dans la lettre du jeune « brillant sujet ». C’est ce que Walter Benjamin appelle « le cristal de l’événement total ».

1848 est la seule révolution à avoir été faite par une poignée de révolutionnaires parisiens, une poignée de prolétaires, des anonymes. Vous imaginez cet enthousiasme ! En février il faisait froid, et malgré tout ceux-ci retrouvent les élans de juillet 1830 : ils se souviennent de ces trois grandes journées.

La lettre du Normalien nous dit : « La révolution de 1789 a été purement politique, celle de 1848 est bien plus grande et hardie parce qu’elle est à la fois politique et sociale. Et c’est de ce second point de vue qu’elle doit surtout nous préoccuper. Changer la forme du gouvernement, abattre la fiction constitutionnelle pour y substituer la vérité démocratique c’est toucher seulement au sommet de l’édifice. La réforme sociale s’attaque, elle, aux fondements mêmes sur lesquels tout repose. C’est une œuvre aussi périlleuse qu’elle est sublime et d’où peut sortir l’ordre ou l’anarchie ».

Il félicite alors tous les socialistes, la générosité des sentiments qui anime l’école socialiste. « Je les honore tous, qu’ils s’appelle Saint-Simon, Fourier ou Louis Blanc mais leur doctrine m’effraie1. Sans mesure, l’excès de bien est quelquefois bien pire que le mal. Mais si la subversion et la reconstruction sociale telle que l’entendent les chefs exaltés du fouriérisme et du communisme sont une déplorable utopie, l’idée de ce progrès lent, paisible qui corrige plutôt qu’il ne transforme, n’est-elle pas aussi un rêve d’un autre genre, n’est-elle pas un lointain espoir dont les classes heureuses ont de tout temps bercé celles qui souffrent pour étouffer leurs cris, pour les tenir docilement courbées sous la servitude ?

Ce n’est pas par les armes que nous voulons être conquérants, c’est par les idées. Il faut que notre patrie soit à la tête de l’Europe dans cette lutte pacifique de la régénération sociale comme dans les sanglantes batailles, aujourd’hui comme toujours. Espérons que l’égoïsme et la routine ont disparu avec la royauté, espérons que nos représentants se rallieront au parti le plus généreux qui est aussi le plus politique. Espérons que nous ne nous ne verrons jamais plus cette désolante devise, ce cri de la faim que les ouvriers à Lyon en 1834 avaient inscrit sur leur drapeau “ Vivre en travaillant, mourir en combattant. . »

Ce texte c’est le cristal de l’événement total, parce qu’il rassemble à la fois le doute et magnifie les espoirs. La grande majorité des ouvriers, des gens démunis croyaient à la transformations des rapports sociaux. En mars-avril 1848 des délégations entières de corporations de métiers, d’associations, viennent donner leur obole au gouvernement provisoire, pour sauver non pas la république tout court mais la république démocratique et sociale. On croyait à la non-séparation du social et du politique. Il ne pouvait pas y avoir de bouleversement autre qu’un bouleversement et une transformation des rapports sociaux. Les femmes s’y mettent. Elles sont partie-prenante de la révolution de 1848. Elles sont dans les associations, elles demandent leurs droits, on ne leur accordent pas.

Après 1789, Dieu est déjà mort, la transcendance divine n’a plus cours, l’efficacité du sacré se dissipe, c’est une période où l’on réécrit l’histoire en cherchant une référence qui permette de légitimer ce qui est entrain de se passer.

Ainsi, au cours de la première moitié du XIXème siècle, les autorités libérales avec leurs historiens, Tocqueville, Guizot etc., s’efforcent de réécrire l’histoire en faisant remonter les racines de la liberté au Moyen-âge. Il faut comprendre le choc provoqué par la Révolution française sur l’ensemble de la société. On n’a pas simplement tué le roi, le peuple qu’on méprisait est venu à l’avant-scène, mais ceux qui travaillaient ont été mis de côté. Ce processus se devait de s’achever. Ainsi, en 1848, ce peuple prolétaire (les domestiques, les petits artisans …), très hétérogène mais soudé pendant les moments révolutionnaires, ne se retrouve pas dans l’histoire des libéraux qui parle d’un peuple abstrait, confondu avec la bourgeoisie et la propriété. Ces prolétaires ne sont pas propriétaires. Ils cherchent une autre légitimité. Leur histoire n’est pas écrite. Ils vont la chercher au-delà de l’histoire.

Les lettrés du peuple écrivent alors pour dire que la rédemption du peuple est arrivée, qu’il faut sauver le peuple. On va inventer, bricoler, avec les théories utopiques, avec la religion et les théories de l’Eglise. On relit les Épîtres aux Romains, on invente en 1848 un « christ des barricades », premier communiste. La religion est sécularisée. On croit à la rédemption du peuple par les plus démunis. Le peuple qui n’est pas libre, qu’on traite de prolétaire (sa seule capacité étant de se reproduire lui-même) va chercher une légitimité qui va de soi, liée à la nature même de l’humanité. En 1848 on réinvente des droits naturels : les droits humains. Imaginez la peur qui saisit les nantis.

En juin, alors que la crise économique s’accroît, les autorités se pensent contraintes de supprimer les ateliers nationaux. Et c’est l’insurrection de juin 1848 qui fait encore plus peur que celle de février. La répression, féroce, sera symbolisée par des tentures noires dressées sur les monuments de Paris pour « saluer » l’anéantissement des utopies, de tout rêve. Après 1848 l’utopie est assimilée à l’illusion. Et le principe espérance n’a plus lieu d’être. Résurgence d’un processus oublié, il va cependant renaître de manière incongrue pour la grande majorité de la population à travers la Commune.

Après juin 1848, la république qui a triomphé n’est pas la république démocratique et sociale que tous voulaient. Ils voulaient que les mots deviennent vrais : La vraie république (journal de l’époque), la vraie liberté. Les femmes qui réclamaient leurs droits font entendre leur voix dans L’Opinion des femmes (publication de la Société d’éducation mutuelle des femmes), le journal de Jeanne Deroin.

Tous ces mots, ces espoirs ont été complètement mis à l’écart de l’histoire parce qu’on considérait, comme Tocqueville, que les utopistes étaient responsables de l’insurrection. Plus de 20 ans après, la IIIème République sera, elle, aussi totalement construite envers et contre la Commune, résurgence des espoirs de 1848 qu’on n’admet pas. C’est à cette époque que la République (et non l’Eglise) décide la construction du Sacré-Cœur, à l’image des tentures noires de juin 1848. Mais cet espoir enfoui va ressurgir dans des lieux différents, notamment en Amérique latine, en Espagne en 1936 et pour partie en 1968. Et à chaque fois une autre forme d’utopie sera enfouie sous les décombres. Mais ses mots renaissent…

En 1849, dans le journal L’Opinion des femmes qu’elle fonde avec une autre militante Désirée Gay, Jeanne Deroin présente sa candidature aux élection législatives, alors que la IIème République avait maintenu les femme sans droits (sous la tutelle maritale ou paternelle). Elle coordonne également L’Association des associations qui, après juin1848, va continuer à croire à l’auto-organisation populaire. Ces révolutionnaires sont certaines que la vérité des mots va se traduire dans les actes. Ainsi Jeanne Deroin déclare : « Nous n’aurons plus besoin d’une législative permanente pour comprimer la liberté mais nous aurons des assemblées de travailleurs s’occupant sérieusement de tous. Vous avez associé vos intérêts, vous avez formé des associations industrielles mais vous n’avez pas encore fondé l’association des associations, complètement fraternelle et solidaire. Le capital est dans les mains de vos adversaires, c’est la chaîne dans laquelle il est. Ils enrayent le progrès et vous arrêtent à chaque pas ».

En 2011, au moment du « printemps arabe », invitée en Tunisie dans une université, j’ai été ébahie par le récit de la révolution qu’on m’en faisait. Le moment utopique, le moment éphémère qui est le mouvement de l’histoire en son cœur, avait retrouvé les mêmes mots. Un historien tunisien les avait systématiquement relevés sur le murs de l’avenue Bourguiba. A peu près identiques à ceux de 1848, les mots étaient devenus vrais. On ne parlait pas d’égalité abstraite mais de liberté et de véritable révolution sociale. J’ai appelé ce processus « la mémoire souterraine », mémoire retransmise de manière traditionnelle (de fille en père) mais aussi à la faveur d’un événement. Quelque chose qu’on croyait oublié resurgit, comme avec la madeleine de Proust.

Cette résurgence d’un autre monde, d’un autre idéal qui s’offre à nous se produit de diverses manières et pas seulement à la faveur d’une insurrection. Je me souviens avoir un peu vécu ce genre de remémoration en lisant aux Archives une lettre d’un contemporain des Canuts après la répression de 1831.

Dans les années 1840, alors qu’il est interdit de se réunir à plus de vingt personnes, les gens se constituent en sociétés de secours mutuel et font des grèves, anticipant 1848. On ne sait pas comment ces prolétaires se sont organisés. C’est ça l’histoire. Les choses ne viennent pas des idées. Elles se mettent en place et se théorisent à partir d’une expérience réelle.

Le potentiel émancipateur, utopique de 1848, est largement encore présent.

En profitant de la résurgence actuelle des associations, j’essaie de retrouver cette idée d’émancipation telle que Jeanne Deroin l’imaginait possible en 1849 avec l’Association des Associations. Nous travaillons, universitaires et militants associatifs, avec les associations et organisons un séminaire : L’an II de l’émancipation. On essaie ainsi de retrouver à la fois des outils théoriques et ce passé qui permet d’imaginer un autre monde possible.

DÉBAT (Limoges)

Une intervention :

Votre exposé, que j’ai beaucoup apprécié, m’a déconcerté. Les fils ténus auxquels vous venez de faire allusion, qui courent tout au long de ces deux siècles sans être advenus, c’est séduisant, mais je n’ai pas réussi à comprendre le point de vue de départ du « non advenu » qui doit advenir. J’aimerais que vous précisiez un peu cela.

MRS :

On a tellement vécu dans cette linéarité historique qu’on a l’impression que je complique les choses. Tous les partis politiques sans exception ont construit des idéologies pour laisser croire, de manière progressive, à un avenir meilleur. On a oublié une chose élémentaire : la réalité et l’origine de l’histoire est construite par les uns et les autres, par nos ancêtres toutes catégories sociales confondues. Qui a fait la révolution de 1789 ? Et que pouvaient discuter le Comité de Salut Public, Robespierre et autres, s’il n’y avait pas eu pas ce « processus de fond » ? En Haute-Ardèche, au village où je passe mes vacances, on fait la fête le 4 août, mais plus personne ne sait pourquoi. Au moment de la révolution il y a eu là une insurrection paysanne d’une radicalité à la hauteur de la domination extrême de la féodalité locale. C’est ça, la révolution. Donc, si vous voulez retrouver ce mouvement qui fait l’histoire il faut tenir l’événement dans ce qui advient, et aussi dans ce qui n’advient pas.

1848 c’est la République, la deuxième. Ce qui fait bouger l’histoire ce n’est pas les institutions qui sont construites après les insurrections, c’est ce moment. C’est la raison pour laquelle j’ai écrit avec Mauricio Ribaudi au jour le jour, heure par heure La révolution de 1848- une révolution oubliée. Là c’est du concret.

Comment expliquer, comment comprendre la Commune de Paris si vous ne saisissez pas ce qui est inachevé en 1848. Comment comprendre le succès extraordinaire de Louise Michel si on ne saisit pas ce qu’elle porte et pourquoi. Le procès de la liberté montre ces moments exceptionnels qui ressurgissent à un moment ou à un autre (on peut faire la même chose avec 1936, 1968).

Si vous lisez Les Misérables (livre de chevet de Chavez), il n’y a rien sur 1848, rien sur 1830 : aucun personnage révolutionnaire, aucun théoricien, aucun homme des barricades. Les seules femmes que Victor Hugo met sur les barricades sont des prostituées. C’est un peuple mythique. Le populisme nait de l’idée abstraite du peuple émise par ceux qui ont fabriqué l’histoire : Guizot, Tocqueville, De Gaulle, Victor Hugo… Ils n’ont pas fait l’histoire et ont écrit une histoire mensongère. On a fait croire que la république de 1848 était la continuation de 1792. Non, cette dernière était une république institutionnelle qui a changé l’institution mais pas les rapports sociaux.

Je pense encore que le devenir de l’humanité est un devenir où tous seront égaux. La révolution de 1848 était le fruit de cette volonté là, celle d’une république sociale (« La Sociale »). A la fin du XIXème siècle ce processus révolutionnaire, cette utopie qui produira la révolution russe, allemande, le mouvement des conseils en Italie, renaît. A cette époque (le tournant du XXème siècle), Picasso expliquait : « Jamais nous n’avons vécu une période si extraordinaire parce que notre travail était collectif ». Ces peintres (Malevitch, Klee, Kandinsky, Picasso…) ont inventé l’abstraction, souvent peu compréhensible, non pas pour faire suer les étudiants mais pour faire advenir une réalité invisible.

Pour nous historiens, cette réalité invisible est plus simple. Il suffit de repérer les mouvements de l’histoire et faire en sorte de ne pas être impressionné par les grands de ce monde (l’intelligence de François Guizot, celle d’Alexis de Tocqueville etc.).Tocqueville a expliqué qu’il était impossible d’éduquer le peuple au même titre que l’aristocrate et le bourgeois, parce que le peuple travaille. C’est ce qui est advenu. Aujourd’hui la composition sociale de l’Assemblée est à peu près la même que sous la Constituante de 1789 ou la Législative de 1791 (les femmes députées d’aujourd’hui sont toutes de ce même milieu, la parité étant l’égalité entre personnes issues de la même « école » – les pairs).

Parce que je crois au devenir de l’humanité, le souterrain des choses c’est de retrouver cet espoir, celui que chacun est égal à l’autre, aussi différent soit-il : celui des individus conscients qui se constituent en collectifs. Je suis devenue spécialiste de l’utopie parce qu’avec d’autres, j’ai besoin de penser au devenir autre de celui qui est dans l’histoire telle qu’elle nous a été transmise. Et ce souterrain, j’en ai conscience, est difficile d’accès. Mais reprenez les événements : chaque fois qu’une idée reste inaccomplie elle ressurgit dans l’espérance qui fut la leur.

Une intervention :

Dans un livre récent, l’historien Jérôme Baschet critique le « présentisme », « régime d’historicité » où il s’agirait d’effacer l’idée même d’Histoire. Baschet présente cette situation comme une réalisation du capitalisme depuis les années 1980. On vivrait dans une sorte d’éternel présent et l’histoire des luttes sociales serait terminée. Je voulais savoir votre position d’historienne sur ces notions.

 

Une intervention :

Je voulais savoir si j’avais bien compris le fait qu’une idée non accomplie se représente toujours. Par exemple les Kanaks ne vivent pas le référendum en Nouvelle Calédonie comme une simple élection mais comme le moment de réaliser quelque chose. Ils seront peut-être déçus du résultat qui leur rappellera un peu le moment d’Ouvéa (sans le dénouement tragique), mais ça se manifestera peut-être aussi d’une autre façon.

Il y a un ouvrage, Constellations, où sont montrées les relations entre différents événements, comment ça se répète mais de façon différente à des époques différentes, et cette idée d’histoire qui n’est pas linéaire mais qui se répète quand l’idée n’est pas accomplie. C’est un peu ce que Marx disait avec le « spectre qui hante l’Europe », cette idée que la voie de l’évolution naturelle de l’homme est d’arriver à cette forme de communauté de vie (communisme), mais pas du jour au lendemain. Et, tant que cela n’arrive pas, cela prendra des formes de résistance différentes selon les points de vue et des chemins différents en fonction de chacun.

MRS :

C’est exactement ça.

Une intervention :

Je n’ai jamais pu encadrer l’histoire qu’on a voulu me faire apprendre à l’Educastration Nationale. Je me suis aperçu en 1967, en découvrant Pierre-Joseph Proudhon, que quelque chose s’était néanmoins passé, grâce aux individus que vous évoquez. Mais pour moi, il n’y avait pas ce sens si fort de la collectivité ; il s’agissait avant tout de sauver des choses, des idées fondamentales. L’Émancipation, c’est aussi une revue anarchiste. Le problème est que nous, anarchistes, n’avons pas cette notion de patrie, de passé sanglant. Je pense aussi que l’on peut construire un monde sans armes, sinon ce n’est pas la peine.

MRS :

C’est François Hartog2 qui a inventé la notion du présentisme et qui a contribué à forger le concept de « régime d’historicité » . Pour ma part, je critique ce point de vue car c’est méconnaître la pluralité des opinions. Nul individu n’est libre tout seul, il faut un collectif et les collectifs se constituent dans des contextes particuliers. Dans chaque moment historique il y a globalement un point de vue sur le passé, c’est cela que signifie « régime d’historicité ». Mais ces points de vue sont différents et c’est toujours une opinion dominante qui l’emporte.

Nous-mêmes pouvons nous situer par rapport à 1968, aux événements de l’islamisme, etc. à

toutes sortes d’événements qui orientent notre réflexion sur le présent en imaginant l’avenir. Et chacun d’entre nous a une interprétation sur les évènements passés. Balzac expliquait dans ses romans, en particulier dans Une ténébreuse affaire, où il rend compte de la révolution française, qu’aucun des individus contemporains n’a la même opinion sur la Révolution. Mais en 1830 il y en a une qui l’emporte et qui explique l’historicité de la Révolution française. Ce régime d’historicité est construit après coup par ceux qui imposent un point de vue sur le passé.

Vous parliez de la Nouvelle Calédonie. Aujourd’hui, le résultat de l’élection est attendu, il n’y aura pas d’indépendance, mais ce qui s’est passé il y a quelques années comme violences et comme insurrections va rester. Les élections ne vont pas résoudre la question, quelle que soit l’idée globale du passé qu’on se fait en fonction d’un présent.

Avec le présentisme, on a l’impression que plus personne ne s’imagine l’avenir, qu’on a perdu l’histoire. En réalité la perte de repère est simplement due au fait que tous les espoirs ont été perdus et qu’il faut retrouver chaque fois cette énergie individuelle et collective pour essayer de faire resurgir cet idéal. Je pense qu’il y a suffisamment d’expériences pour montrer que cet idéal n’est pas perdu. A nous de récupérer ces passés fragmentaires pour redonner sens à l’histoire.

Ni le présentisme, ni le régime d’historicité ne nous permettent de penser l’actualité.

Une intervention :

En t’écoutant, on a le sentiment qu’on serait condamné à l’inachèvement, à l’impuissance. On n’aurait pas trouvé un processus qui permettrait « d’achever » l’émancipation (reste à savoir si la chose est achevable). Je crois qu’aujourd’hui il faut affirmer qu’on peut avoir les prises permettant d’effectuer les transformations souhaitables. Il faut expérimenter ici et maintenant et pas seulement aller à l’assaut du ciel à la manière de ceux dont tu as parlé à propos de l’inachèvement de leur idéal social (ceux de 1848, de la Commune…).

On ne saurait penser la transformation, l’émancipation possible que par l’insurrection, le mode explosif c’est à dire attendre, souhaiter et œuvrer pour que la gangue casse (le grand soir) et permette de trouver l’espace où se réaliser personnellement et collectivement… Je crois qu’aujourd’hui il y a quelque chose dans l’histoire qui ne se pose et ne se pense plus exactement dans les mêmes termes qu’au moment « classique » des révolutions considérées comme le lendemain qui chante.

MRS :

Ce n’est pas l’insurrection à laquelle les gens du XIXème siècle croyaient. Ils se sont organisés non pas pour faire la révolution mais pour tenter des associations, pour faire en sorte que chacun d’entre eux s’empare de la citoyenneté. Les associations ont été mises sous le boisseau pour renaître par la suite. On avait oublié l’essentiel : la liberté ne se donne pas, elle se prend par soi-même. On ne se libère que soi-même.

Une intervention :

Pour moi l’important, c’est l’espace de pensée. Au quotidien, quand on est pris dans des associations, un conseil municipal, cet espace devient de plus en plus réduit, par le fait qu’il faut aller vite, décider de choses qui toutes paraissent importantes. On a peu de temps pour réfléchir. Donc je suis touchée par l’importance de la question du temps disponible et des outils nécessaires pour penser. Votre travail en histoire redonne confiance en une évolution possible et dans la nécessité de continuer le chemin, même si on n’est pas sûr. Il permet de penser et d’agir.

Une intervention :

C’est la question de l’aliénation qui m’interpelle. Des gens ressentent spontanément l’oppression et se mettent ensemble pour la dépasser. Mais pour cela il a fallu quand même des penseurs, notamment Marx, qui a bien posé les termes de l’aliénation, à savoir le contrat, l’étrangeté et l’objectivité comme identification. Il me semble que vous avez laissé cela un peu de côté. C’est intéressant, cette sensibilité que vous avez de l’événement, mais c’est comme en science : d’abord on ressent et ensuite on amène à la théorie.

Une intervention :

Je pense que la pensée systémique est un des facteurs qui enterre la liberté.

L’avant-dernier intervenant

Excuse-moi, mais partir des analyses sur l’aliénation ce n’est pas une pensée systémique

L’intervenant précédent :

Je ne parle pas d’analyses mais de pensées qui font système. La pensée occidentale dans laquelle on baigne ainsi que deux siècles de capitalisme ont développé des manières de penser qui se posent comme réponse à tout, faisant accroire en notre pouvoir de pénétrer et dominer toute chose. Contre ce point de vue, je défends la démarche intellectuelle modeste de Jérôme Baschet qui, dit-il, consiste à, ensemble, « tracer le chemin en marchant, tout en pensant ».

Par ailleurs, avec l’exposé de MRS, j’ai sur certains plans quelques frustrations. Nous sommes un certain nombre ici à militer pour le renouveau du coopérativisme et d’autre formes associationnistes – sans en faire une idole de plus. Nous sommes quelques-uns à considérer qu’il se passe en Limousin, en particulier ces dernières années sur le Plateau de Millevaches, quelque chose d’assez exceptionnel. Dans l’ensemble cela ne fait pas de bruit même si tout récemment la chaîne Al-Jazira a mentionné Télémillevaches et Faux-la-Montagne à propos d’une lutte relative aux réfugiés soudanais accueillis par les habitants du Plateau. Nous avons affaire ici à une tentative conséquente de construction sociale nouvelle, avec une volonté de « décolonisation » interne, dans un pays pauvre et subalterne : une revitalisation alternative post-exode rural. Pour moi cette situation résonne et s’articule avec la révolution démocratique et sociale de 1848 comme avec les riches heures solidaires et résistantes de l’histoire de cette région.

Une intervention :

La réification, l’aliénation et l’obsolescence de l’humain, la transformation de l’humain en machine, c’est ça qui m’interpelle.

Une intervention :

A partir de là, ce qui m’intéresse c’est : comment peut-on se libérer ?

MRS :

C’est très compliqué. Ce que je fais actuellement, sur le XXème siècle, c’est essayer de repérer les expériences qui permettent de penser à un avenir meilleur. Il s’agit d’expériences réelles permettant de sortir de l’impuissance liée à la domination des machines sur l’homme, au point que l’homme voudrait lui-même s’identifier à la machine, avec toujours plus de performances, de liens directs homme-machine, de « mécanisation » de son propre corps… Tout cela fait d’ailleurs actuellement un peu partout l’objet d’une critique systématique. Je mène aussi en parallèle un travail sur la critique des idéologies, c’est-à-dire pourquoi on en est arrivé là.

1 Il ne connaissait pas le Manifeste de Marx et Engels qui sortit cette année là

2 Historien français né en 1946, auteur de Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Le Seuil, 2003.

 

Compte rendu 2

Eymoutiers Mairie, le 22 septembre 2018

Michèle Riot-Sarcey est intervenue à Eymoutiers sur le thème « Le capitalisme est-il l’horizon indépassable de notre temps ? » dans le cadre de Rencontres autour de livres qui racontent l’histoire et l’avenir d’une idée, celle de la remise en cause du capitalisme à travers l’auto-organisation des exploités ; des grands moments où la possibilité de rupture est apparue : mai 68 en France, la décennie insurrectionnelle en Italie, les oppositions présentes à travers les luttes de territoires.

MRS :

Le passé révolutionnaire du XIXème siècle peut-il servir pour transformer aujourd’hui le monde ? Les livres d’histoire nous expliquent habituellement l’origine de la révolution de 1848 d’abord par la misère sociale, mais on oublie que la révolution est faite par les gens eux-mêmes.

Il faut voir le film La reprise du travail aux usines Wonder, film éblouissant de pessimisme, pour saisir l’échec de toutes celles et ceux qui, pendant le mouvement de 1968, ont tenté de transformer quelque chose. Dans ce mouvement, les effets de transformation des individus ont été considérables et la reprise du travail fut un moment terrifiant. Le mouvement historique, son bilan, n’est pas à trouver dans les textes mais tout simplement dans les expériences, des un.e.s et des autres, par les un.e.s et les autres.

Comment interpréter cela?

Depuis la fin du siècle dernier tout le monde pense qu’il n’y a aucune autre perspective possible, comme si le libéralisme était indépassable 1. Je vais essayer de tracer un pan d’histoire, de 1830 à 1848, pour comprendre comment un groupe restreint de personnes, dont on n’a pas retenu le nom, parvient à renverser le pouvoir (la royauté restaurée). Cependant ce pour quoi ces gens se battaient n’est pas advenu. Chacun sait qu’en 1848 la République a été proclamée, mais l’expérience historique des associations qui a provoqué le mouvement réel a été complètement ensevelie.

Commençons par un texte écrit en 1849 par une femme, Jeanne Deroin, lingère devenue institutrice, qui a été candidate aux élections législatives de 1849 alors qu’aucun droit ne l’y autorisait. Nous sommes après la répression de juin 1848, un point final a été mis à l’espérance utopique de 1848. Jeanne Deroin dit alors :

« Nous n’aurons plus besoin d’une législative permanente pour comprimer la liberté mais nous aurons des assemblées de travailleurs s’occupant sérieusement des besoins de tous. Frères et sœurs, vous vous êtes associés dans le but de vous soustraire à l’exploitation de l’homme par l’homme mais vous n’atteindrez pas ce but aussi longtemps que le patronage du capital et la tyrannie de la misère pèseront sur vous. Vous avez associé vos intérêts, vous avez formé des associations industrielles mais vous n’avez pas encore fondé l’association des associations, complètement fraternelle et solidaire. Le capital est dans les mains de vos adversaires, c’est la chaîne dans laquelle il est. Ils enrayent le progrès et vous arrêtent à chaque pas ».

Cette femme est à l’origine de l’Association des associations fraternelles et universelles. Même si ces associationnistes étaient attentifs aux textes des théoriciens (Fourier, Saint-Simon, Proudhon…), c’est essentiellement à travers l’expérience passée et l’expérience révolutionnaire de l’époque qu’ils et elles ont conçu cette organisation. Une organisation non étatique, où l’État n’interviendrait pas, où il était possible d’imaginer en détail le contrôle de la production comme le contrôle de la consommation (au sens de la distribution). Cette organisation prévoyait et préservait la voix de la minorité de façon à ce que la démocratie soit réelle et qu’aucun despotisme ne s’installe par-delà l’expérience. C’était collectif, la question du leader ne se posait pas. Évidemment les auteur.e.s ont été très vite arrêté.e.s. car leur projet allait à l’encontre de tout système libéral.

Question dans la salle : Cela représentait combien des gens cette poignée de personnes ?

MRS :

Ce sont 104 associations parisiennes qui après la répression de juin 1848, se sont constituées en Association des associations. La situation économique était telle qu’on faisait face à un abîme. Ces personnes comblent un manque en s’auto-organisant. Cela dure pendant 6 mois. Ils et elles se disent ouvriers, ouvrières, prolétaires appartenant au peuple insurgé de 1848, qui ont imposé une république qui s’appelait démocratique et sociale. Ils-elles ne voulaient pas la séparation du politique et du social et savaient que s’ils ne s’organisaient pas eux-mêmes cela ne marcherait pas . Pour ces gens-là, les élections sont relativement secondaires. Au tout début, en février, tous les journaux parlent de « révolution sociale ». Ce qui veut dire la transformation du travail et de son organisation, et pas seulement la diminution de son temps …

A l’origine, ce sont des petits commerçants, des domestiques et toutes les corporations (chapeliers, serruriers, lingères…) c’est-à-dire de petites unités (manufactures, petits artisans, petits collectifs), qui s’auto-organisent. Par exemple Jeanne Deroin et Pauline Rolland appartenaient au collectif des instituteurs (trices). Jeanne Deroin, illettrée, a appris à lire grâce à un prêtre sympa puis elle est devenue institutrice. L’école publique, inventée par Guizot dans les années 1830, est faite pour les garçons. Alors, les filles et les femmes se débrouillent en organisant des temps singuliers pour tenter de s’approprier la connaissance. Jeanne Deroin comme Pauline Roland deviennent institutrices de bric et de broc et constituent en 1848 une association des institutrices et instituteurs.

Donc, voilà le monde ouvrier de l’époque, celui des boutiquiers et des petites unités de production, loin des grandes usines qui vont faire la révolution industrielle. En d’autres termes, ces gens qui s’organisent ont déjà par devers eux le souci de la maîtrise du travail, d’être maîtres de la fabrication des objets qui leur sont confiés.

La Révolution française finit en 1794, après l’exécution de Robespierre et de Saint-Just, puis arrive Napoléon Bonaparte. Et c’est le choc : l’armée napoléonienne part à la conquête du monde. La population rurale découvre alors le monde et entre dans l’histoire avec la Grande armée. Cela a été catastrophique pour le devenir du politique car toute cette population a son éducation marquée pour longtemps par le rapport ultra-démagogique que Napoléon

En 1815 la royauté est rétablie avec le frère de celui qui est mort en subissant la vindicte populaire. Vous imaginez ce que cela représente pour une population qui a connu la Révolution et ses espoirs de vraies liberté, égalité, fraternité : une révolution inachevée. Le mouvement ouvrier moderne est né sous cette chape de plomb, sans droit, dans la clandestinité. Dès les années 1820, l’esprit de liberté court partout. Apparaissent les premières coopératives, le mouvement mutualiste commence ; il sera très important notamment pour les Canuts et servira à se coordonner. Ce mouvement associatif est à l’origine de ce qui va donner la révolution de 1848. Pendant ce temps, en Europe, cette liberté galopante déclenche les guerres d’indépendance et les mouvements de libéralisation en Grèce, en Belgique, en Espagne etc. Cet esprit de liberté qui court absolument partout figure dans toute la tradition ouvrière.

Arrive 1830, puis 1834 avec la révolte des Canuts, signal de l’extraordinaire puissance d’un monde que les autorités ignoraient. Les institutions envoient le docteur Villermé enquêter dans « les Pentes » de Lyon pour comprendre ce qui se passe et qui sont ces gens qui se sont un temps emparé de la ville. Ces Canuts ne savaient quoi faire de la Mairie, ils voulaient seulement être maîtres chez eux. Les Canuts revendiquaient la maîtrise de leur propre travail, à savoir : un tarif garanti qui ne fluctue pas au gré des caprices des Soyeux et que cesse la féroce tradition policière protégeant cette bourgeoisie.

Ces Canuts ne sont pas nés de rien. Chez eux, la connaissance était répandue de bouche à oreille, il y avait beaucoup d’auto éducation. Toutes sortes d’associations permettaient de combler les lacunes de ceux qui ne pouvaient pas accéder à l’école. On découvre un vrai melting-pot de savoirs: ils ont lu Fourrier, toutes sortes de textes, entendu des Saint-Simoniens faire des conférences… De manière tout à fait involontaire ils se souviennent des grands moments de la Révolution de 1789 à Lyon. Ils sont en capacité, et collectivement, d’organiser leur travail pour être maîtres de l’outil et de la toile qu’ils tissent avec ce que ça implique comme réflexion et comme expérimentation d’une modernité exceptionnelle. Dans un tel processus social concret, une coordination de la théorie et de la pratique s’est effectuée.

Si les Canuts sont intervenus de cette manière, c’est qu’après la révolution de 1830, les engagements pris dans la Charte constitutionnelle2 n’ont pas été tenus . Pour rétablir celle-ci, les ouvriers, le peuple se met en mouvement sans que rien ne lui soit commandé.

L’esprit de liberté souffle tellement fort que Delacroix peint immédiatement après juillet 1930 le tableau La liberté guidant le peuple. Mais cet espoir est raté, la révolte des Canuts en sera le rappel.

Bien plus tard, en 1848, Baudelaire, par Courbet interposé, rappelle Delacroix au souvenir de 18303 en esquissant dans le journal du poète un copie au fusain du célèbre tableau de Delacroix. Et Baudelaire va écrire ce poème sur la beauté du peuple libre :

« Un homme libre, quel qu’il soit, est plus beau que le
marbre et il n’y a pas de nain qui ne vaille un géant quand
il porte le front haut et qu’il a le sentiment de ses droits de
citoyen dans le cœur. »

En 1832 une insurrection républicaine survient au prétexte de l’enterrement du général Lamarque. Echec.

En 1834, à nouveau Lyon se soulève, puis Paris (avec le massacre rue Transnonain) . Une loi interdit les réunions de plus de 20 personnes, mais les revendications perdurent un peu partout.

En 1835 le pouvoir de Louis-Philippe, qui a repris les choses en main, diligente des enquêteurs dans tous les lieux où les ouvriers sont relativement en nombre pour savoir qui sont ces gens. On va décrire par le menu leurs conditions de vie et surtout leur immoralité. L’Eglise qui se restaure, les philanthropes, les instituteurs se mobilisent pour moraliser le peuple. L’école publique a été pensée et organisée uniquement dans ce but-là. Toutes les revendications passent sous le boisseau de l’immoralité. Ainsi, on explique comment c’est immoral que les femmes travaillent alors qu’elles sont là pour éduquer les enfants. L’école publique créée par Guizot n’a pas été conçue pour l’éducation des femmes, destinées à rester dans la domesticité.

En 1840 quelque chose se passe. On a l’impression que l’ordre a totalement vaincu et Thiers se met à vouloir enfermer Paris avec une muraille. Mais l’idée saugrenue du communisme, émise par une revue, La Fraternité, se répand dans tous les journaux. La « fraternité » est synonyme alors de collectifs qui s’autogèrent et essaient d’organiser les choses de manière différente.

Dans les années 1840 une chape idéologique s’abat sur la pensée révolutionnaire. Ceux qu’on va dénommer les utopistes (Fourier, SaintSimon, Cabet, etc.) seront placés dans une tradition qui part de Platon et passe par Thomas More. Il s’agit de démontrer que ces gens sont des porteurs d’illusions. On va créer une filiation entre Platon4 et le créateur de Nova insula Utopia5 pour faire porter à ses textes et à ceux de ses soi-disant successeurs la responsabilité des insurrections.

En 1840, à Paris, de grandes grèves sont organisées, on ne sait pas trop comment. Les journaux sont ébahis : « Que veulent-ils ? » Simplement la diminution du temps de travail, l’abolition du livret ouvrier, l’abolition du travail à la tâche. Grosso modo les mêmes revendications qu’on va retrouver en 1848. Ils n’obtiennent pas satisfaction.

La révolution de1848 correspond à une crise économique doublée d’une crise agricole6. Son prétexte est l’interdiction d’un de ces banquets qui permettait de se réunir à plus de 20. Les républicains veulent laisser tomber, mais le peuple ne veut pas et l’insurrection commence.

Personne ne pouvait imaginer que le mouvement révolutionnaire aboutirait à une chose inouïe : le remplacement au palais du Luxembourg de la Chambre de Pairs (le Sénat) par la Commission des Travailleurs. La pression, la certitude que la révolution allait mettre en place une république vraie, démocratique et sociale, a fait que Louis Blanc à défaut de ministère installe une Commission du travail au Palais du Luxembourg. A l’issue d’élections de bric et de broc (dans les cabarets…), les corporations désignent leurs représentants qui forment la Commission du Luxembourg. Vous imaginez ce que ça représente pour le mouvement ouvrier. Il se passe toutes sortes de choses à cette commission. L’égalité des salaires y est discutée, des pétitions, des motions viennent de partout : les couvreurs d’Albi demandent comment on peut partager les salaires et organiser le salariat différemment, un architecte imagine une maison du peuple… Tout le monde croit à la révolution, tout le monde contribue à l’organisation de la société. Partout dans les zones urbaines c’est le même élan. Les uns veulent l’égalité totale des salaires. Tous sont unanimes pour l’abolition du salariat à la tâche qui consiste à exploiter et s’auto-exploiter (ce mode d’exploitation revient à grande vitesse actuellement). Tous ces projets-là ont été à l’origine de l’association et du mouvement associatif.

Très vite la Commission du Luxembourg va s’enliser dans des débats stériles et les gens les plus politisés vont s’en retirer pour s’organiser à part, par eux-mêmes. C’est de ce processus qu’est issue l’Association des associations, dont les statuts sont écrits par une femme, Jeanne Deroin.

Cette république a cependant été longuement préparée par les notables dont Tocqueville est un modèle. Les légitimistes se sont masqués derrière l’étiquette de républicains, lesquels étaient en fait minoritaires dans l’assemblée constituante d’avril 1848. Mais l’illusion totale fut de considérer que Paris était la France, que si Paris bougeait tout le monde allait suivre : la grande majorité de la population était rurale. Formée sous le despotisme, elle est effrayée par ce qui se passe à Paris et dans les villes. Elle va promouvoir les notables du coin ; l’Ancien régime continue sous une autre forme. Ainsi, en juin 1848, la révolte populaire, celle des sans-nom et des dominés, aboutira à l’échec et à la répression.

Cette Association des associations est exceptionnelle parce que, après juin, malgré le contexte de répression, ceux et celles qui restent maintiennent et développent cette organisation fondée par une femme. Dans la révolution, les femmes étaient complètement intégrées au mouvement social embryonnaire. A partir du moment où l’ordre se reconstitue, celle qui avait rédigé les statuts (Jeanne Deroin) perd son rôle – sous prétexte de la protéger, elle et l’association. L’ordre reconstitué, c’est la remise en place de l’ordre domestique, de l’ordre hiérarchique : la domination retrouve ses marques.

La constitution de 1848, qui avait comme préambule la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, indique que la République est fondée sur « le travail, la famille et la patrie ». C’est dire que Vichy n’a rien inventé. Après les élections d’avril, cette république n’est donc pas celle de tous ces gens qui s’étaient coordonnés, organisés, y compris au sein de la Commission du Luxembourg. D’où l’insurrection de juin, terrifiante pour les nantis, qui arrive comme par surprise. V. Hugo se tait sur la révolution de 1848. Dans Les Misérables il ne mentionne que la barricade de juin du faubourg Saint Antoine, et comme quelque chose d’atroce, un déchet. Proudhon qui n’est pas favorable à l’insurrection fait le go-beetween. Il n’ira pas comme Jeanne Deroin en prison.

Cette expérience est tellement traumatique que dans les archives du Luxembourg celui qui s’occupe de la gestion quotidienne du palais et des jardins (ce sera le même avant comme après la révolution) ne laisse aucune trace de la révolution de 1848 dans son agenda de travail, sinon un trait. Les archives de la Commission du Luxembourg ont disparu.

Il faut retrouver cette pensée du possible, cette expérience ouvrière mise à l’écart dont beaucoup de textes ont disparu, expérience que les livres d’histoire ne disent pas et que les contemporains effacent. Mais entre les lignes, à travers le processus et les enjeux de cette fabrique de l’histoire, j’ai réussi à reconstituer, non seulement la fabrique de l’histoire mais ces expériences qui sont effectivement éphémères, singulières parce qu’elles mettaient complètement à mal le « système ».

Bref, les travailleurs-euses de cette époque voulaient simplement reprendre à leur compte collectivement l’idée de liberté telle que la formulait Pierre Leroux ,c’est-à-dire « la liberté d’agir » politiquement, matériellement, intellectuellement...

Ecrit en exil à Jersey La Grève de Samarez de Pierre Leroux est un texte poétique extraordinaire qui relate avec précision le processus de sa tentative à Boussac en Creuse, de constituer un petit collectif qu’on a appelé commune. Il y a donc à la racine de ce texte cette relation entre commune et communisme, un communisme tellement malmené par ce qui s’est passé en URSS au XXème siècle qu’on ne peut plus employer le mot.

C’est pourtant cette idée, celle que les hommes ne sont libres que collectivement, cette trame, que je souhaitais montrer ainsi que la foule d’expériences à sortir de l’ombre du passé et dont il faut s’emparer.

DÉBAT (Eymoutiers)

Un intervenant :

Vous dites que la barricade qui est décrite dans Les Misérables de Victor Hugo était celle de Saint-Antoine en 1848. Il me semble avoir lu chez un historien qu’en réalité Hugo aurait décrit une barricade au cours d’une des multiples émeutes qui ont eu lieu à Paris entre 1830 et 1848, après le massacre de la rue Transnonain (1834). Je ne sais pas ce qu’il en est réellement.

MRS :

Victor Hugo a eu cette habileté extraordinaire de faire en fiction la synthèse de toutes les révolutions de l’époque à travers une barricade mythique. La seule révolution dont il parle est l’insurrection de 1832, une insurrection suicidaire. Les acteurs qu’il met en scène forment un petit collectif d’illuminés d’une société secrète. C’est le seul moment où il parle de la liberté mais avec des gens qui sont complètement hors de l’histoire. Cette société secrète qui se suicide est associée à un truc extrêmement subtil. Gavroche qui est le seul homme libre meurt ; Jean Valjean qui survit va récupérer Marius sur la barricade et le transporte par les égouts de Paris. Hugo décrit méticuleusement les égouts. Au détour d’un boyau Valjean trouve une petite toile blanche à l’éclat lumineux. Cette toile venue d’un linge chic a servi de linceul à Marat. Avec cette toile dans les égouts nous avons toute l’idée de Hugo sur la révolution. Victor Hugo était totalement absent pendant la révolution de 1848. Il considère alors que ceux qui se battent pour la liberté sont des illuminés. Il est devenu grand seulement quand il s’est opposé au coup d’Etat. Les Misérables sont édités pendant son exil à Jersey, en 1862.

Un intervenant : revient à la question initiale et au thème de la rencontre : le capitalisme est-il indépassable ?

MRS :

Il est dépassable et on peut tout à fait l’imaginer.

Je distingue la modernité créatrice et la modernité destructrice. La modernité destructrice c’est précisément la révolution industrielle. Autant en 1840 on pouvait imaginer que la situation s’améliorerait par rapport à celle de 1830, mais quand on lit Germinal il y a une régression des conditions. Peu à peu la machine prend le pendant sur l’humanité au point qu’aujourd’hui nous sommes en face d’une déshumanisation.

La révolution technique, signe de la modernité, est insidieusement destructrice. Dès les années 1950 Günter Anders avait parfaitement décrit cette dépendance complète à la machine déshumanisante. Plus largement, tout un processus, tout un dispositif systémique enferme l’individu dans une relation de totale dépendance. À travers des collectifs, l’humanité doit faire le réapprentissage de l’humain. C’est le premier pas à faire contre la domination du capital.

Mais je crois qu’ici vous êtes bien placés pour envisager l’avant-courrière de quelque chose qui s’appelle bêtement la Résistance.

Serge Quadruppani :

J’aimerais avoir votre éclairage sur la notion d’événement. Nous avons parlé de mai 1968, cette sorte de pas de côté qui a fait que, du jour au lendemain, des millions de gens ont eu le sentiment qu’ils regardaient la vie autrement. Je pense qu’il y a dans l’Histoire des moments de basculement, 1848 en a sans doute été un. Ces moments nous intéressent. Mais l’histoire des ces basculement faite a posteriori apparaît souvent réductrice. 1968 n’est pas le résultat d’une crise économique, ni 1789 le produit d’une famine. Cela va à l’encontre d’une certaine vision mécaniste du dépassement du capitalisme. Heureusement que la révolution, la rupture, l’événement n’est pas le fruit et l’œuvre d’une mécanique, de lois (Auguste Conte : « Celui qui connaîtra les lois de l’histoire connaîtra les lois de l’avenir »).

MRS :

Il s’agit là de la rencontre entre théorie et pratique. On a tous vécu des événements importants ou non, historiques ou conjoncturels. Je suis entrée en politique fin 1961 lors de mon premier jour de travail au bureau des entrées de l’Hôtel-Dieu de Lyon7. Ce fut pour moi un événement. Ce jour-là eut lieu une grande manifestations à Lyon alors que la guerre d’Algérie tirait à sa fin. Sur fond de racisme, deux Algériens sont en sang dans la salle d’attente et personne ne s’en préoccupe. Malgré mon inexpérience j’ordonne leur prise en charge. Je suis entrée en politique dans cet événement extraordinaire, événement multiple : politique, personnel, local, théorique (comment l’interpréter sans formation particulière ?), psychologique (panique intégrale).

Plus tard, après avoir repris mes études je découvre le livre de Deleuze Qu’est ce que la philosophie ? où il dit : « L’essentiel de l’événement échappe à l’historien ». C’est une théorie, un point de vue philosophique qui me questionne, moi, historienne qui travaille dans les archives et pourrait penser que le philosophe, qui n’a pas cette pratique, ne peut rien en savoir. Cependant je rapporte ça à ma propre expérience de l’événement, celui qui a déclenché mon entrée en politique. Cet événement m’a rapproché immédiatement d’octobre 1961 (les manifestations algériennes à Paris et leur répression meurtrière).

Benjamin parle du « cristal de l’événement total » qui réside dans « les petits moments singuliers » et que l’on découvre en faisant l’analyse de ces moments. J’ai fait « le cristal de l’événement total » de cet « événement singulier » qui m’a percuté fin 1961 aux Entrées de l’hôpital de Lyon. Ce cristal m’a permis de découvrir la charge politique, syndicale, historique, morale… d’un événement dont une partie n’est pas advenue (la critique que j’aurais pu faire à mes collègues, ainsi que vis-à-vis de mon organisation syndicale, etc.). L’essentiel de l’événement est constitué par une linéarité qui est construite après coup. Deleuze, qui n’était pas historien, l’avait parfaitement senti. L’essentiel de l’événement échappe effectivement à l’historien.

1968 est exactement du même ordre en infiniment plus grand. L’événement se traduisit par une multiplication de perceptions et puis il y a des devenirs ou pas. De toute façon 1968 a abouti à une remise au pas. Mais cette remise en ordre n’est jamais totale et ce devenir de l’événement non advenu, c’est ce qui fait l’histoire. C’est ce qui recompose, ce qui resurgit, qui se rappelle à la mémoire des uns et des autres.

Mais s’il n’y a pas l’expérience de l’événement, ça ne tient pas. C’est donc ce rapport entre théorie et pratique qui s’exerce. Sans expérience de l’événement, rien ne peut tenir. Aucun historien.ne n’est digne de ce nom si par ailleurs il.elle ne fait pas l’expérience du passé, s’il.elle ne fait pas l’expérience de la pensée du possible, de ce qui est advenu ou pas advenu. De ce point de vue, les enseignements de Marc Bloch sont exemplaires. Il a fait, lui, l’expérience de l’événement historique. Il a été foutu d’écrire Le Métier d’historien ou L’Etrange défaite sans note parce que c’est quelque chose où le passé et le présent viennent se télescoper. Et quand je lis chez Benjamin cette actualisation du passé, ça me parle. Les historiens qui font des références historiques en bas de page, qui ne font pas « l’expérience » de l’histoire, ça ne marche pas. Leurs propos sont sans intérêt.

C’est simplement pour montrer comment l’événement doit être imaginé possible, non seulement dans ce qu’il est au plan collectif et massif, mais dans ce qui va être ensuite retranscrit où il y a tout le reste : c’est un immense fleuve, des vagues extraordinaires qui ressurgissent.

Est-ce que vous connaissez les tableaux de Vagues de Courbet ? J’ai mis du temps à comprendre que Courbet est entré dans l’histoire en peignant ces vagues. Avec (ses) ces vagues il a peint l’histoire. C’est le ressac de l’événement qu’il met en scène. Courbet a compris l’événement historique, le rôle de l’histoire. C’est l’inverse de Fukuyama.

SQ :

Ce qui me frappe dans ce que vous dites c’est : « Le devenir non advenu d’un événement ». Si on se rapporte ça à 1968, je pense que l’histoire mondiale, et de la France en particulier, a été hantée par la potentialité qu’il y avait dans Mai. Le mouvement s’est cependant conclu par une défaite terrible pour les gens les plus fragiles, ceux au bas de l’échelle. Mais d’un autre côté, ce qui est entré dans l’inconscient collectif c’est que descendre dans la rue peut payer. Cette idée a beaucoup marqué la France et pendant plusieurs décennies les gouvernements avaient peur de la rue. Avec les échecs récents (retraites, lois sur le travail…), sommes-nous en train de sortir de cette période ?

MRS :

Peut être ? L’esprit de 1968 renaîtra quand on cessera de commémorer l’événement. Le potentiel de 1968 (comme celui de 1848 ou 1871) se fige dans les commémorations.

Une intervenante : j

Je voudrais revenir sur le capitalisme et la dépendance de l’homme à la machine industrielle. Je ne sais pas quelle révolution pourrait advenir maintenant si nous faisions l’économie d’interroger notre dépendance individuelle quotidienne à la machine. Est-ce qu’on doit réinterroger ce rapport… avec toutes les machines ?

MRS :

C’est très important, c’est l’essentiel même. C’est la technologie. Il faut absolument s’interroger là-dessus. Ça ne peut pas s’arrêter tout seul.

Un intervenant :

Depuis un siècle la technologie n’a pas rencontré beaucoup d’oppositions et maintenant elle se dévore elle-même. Elle est entrain d’user toutes les ressources, ses dégâts sont irréversibles, certains d’entre eux s’attaquent à tout le monde. Je crois que dans une telle situation tout le monde va être obligé de regarder ailleurs un peu autrement. La technologie commence à montrer des limites. C’est terrible à dire mais il faut que les destructions soient plus importantes encore pour qu’une révolution commence.

MRS :

Vous avez raison mais il ne faut pas attendre la catastrophe finale

Un intervenant:

0n a l’impression que tous les événements dont nous avons parlé se seraient à la base déroulés en France, et ce qui surviendrait au plan international ne serait que des effets collatéraux. Pour moi, 1968 est avant tout une vague qui a traversé le monde entier, quelque chose qui se produit de proche en proche et traverse la planète. C’est la même chose en 1848.

La question que pose ce débat est comment faire pour reproduire 1968, alors qu’une vague partie en 2010 a traversé la Tunisie, la Syrie, l’Ukraine… pour revenir en Occident. Je trouve étrange qu’on ne se saisisse pas de ce qui se passe actuellement et de tous ses effets collatéraux. Cela a des effets en permanence et jusqu’ici où se retrouvent des Soudanais qui ont participé à un soulèvement inspiré de celui de la place Tarhir. Ces réfugiés se retrouvent ici organisés avec nous dans des formes communales, pour manifester et occuper la Mairie à Guéret ou rendre compte ici de ce qu’a pu être leur soulèvement. Des Syriens essaient de transmettre ce qui s’est passé dans les premières années du soulèvement en Syrie. Certains disent que si, nous en France, nous pouvions nous inspirer de la Commune de Paris qui a duré 1 mois, cela faisait plus d’un an et demi qu’eux, Syriens de la rue, autoorganisaient un territoire couvrant les 2/3 de leur pays, hors de contrôle de l’Etat central. J’ai l’impression que nous sommes un peu prisonniers de notre propre mythologie.

MRS :

Vous avez raison. Ces révolutions courent à travers le monde, traversent les continents, et se jouent même du temps et ont des effets absolument incontournables et irréversibles. 1848 comme 1968 ont eu leur moment en Amérique latine par exemple, etc. Dans un colloque récent mi-universitaire mi-militant nous avons fait, un représentant syrien et moi, des interventions croisées sur 1848 et 2011 avec comme toile de fond la question de « l’effacement » du mouvement révolutionnaire. 2011 a créé des déplacements : j’ai été invitée à l’inauguration du premier master sur le genre en Tunisie à l’université La Manouba.

Il s’agit de prendre en charge toutes ces questions mais aussi, et peut être préalablement, se connaître soi-même.

Revenir sur les expériences à la fois présentes et passées est une nécessité, sinon on ne peut pas comprendre pourquoi l’esprit révolutionnaire est vraiment en train de se décaler ailleurs. Et pas simplement du fait de la mondialisation. Ma collègue tunisienne qui m’a invitée à La Manouba m’a totalement donnée carte blanche pour le cours dans un master sur le genre. On a pris un texte de journal racontant des grèves pour savoir dans la traduction de l’événement quelle était la place des femmes là-dedans. Le travail collectif que les étudiantes ont mené a balayé toutes les différences culturelles et religieuses. Nous ne pouvons vivre de telles expériences que si, par ailleurs, nous avons fait un bilan critique de notre propre expérience. C’est vrai qu’on oublie le monde en se focalisant sur soi. Mais on se focalisera sur nous-mêmes tant que le bilan n’est pas véritablement tiré, et nous n’irons pas au-delà.

Un intervenant :

L’erreur, ce n’est pas de porter toujours aux nues 1968, mais de réduire le mouvement au seul mois de mai. Pour moi ce mouvement se poursuit en 1969, 1970 et 1971, et il se fait plus de choses concrètes qu’en 1968.

MRS : C’est possible. Mai est l’événement déclencheur.

FIN

1 voir Francis Fukuyama, La Fin de l’Histoire et le dernier homme, Flammarion 1992, coll Champs 2018

2 La Charte constitutionnelle du 14 août 1830 qui fonde la monarchie de Juillet après les 3 journées révolutionnaires de juillet (les trois Glorieuses) prévoit un régime de monarchie parlementaire basé sur le libéralisme : le roi n’a plus le monopole de l’initiative des lois et le pouvoir de légiférer par ordonnance, les juridictions d’exception et la censure de la presse sont supprimées, etc.

3 En 1848 Delacroix se « désintéresse » de la révolution. La couverture de La Liberté en procès reproduit l’esquisse au fusain de la copie par Courbet de La Liberté guidant le peuple.

4 La République : dialogue de Platon relatif à la cité idéale, dont la première édition remonterait à 315 av JC.

5 Tomas More, humaniste, philosophe, théologien anglais écrit L’Utopie en 1515 lors d’une mission aux Pays-Bas.

6 Peu de temps avant avait sévi en Irlande la terrible famine déclenchée par la maladie de la pomme de terre. Depuis cette crise l’Irlande n’a jamais retrouvé son niveau initial de population.

7 Hôpital central de Lyon.

 

 

 

 

 

 

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