Pesticides, tous concernés
Des pommes du Limousin aux perturbateurs endocriniens
Lorsqu’en 2013 quelques médecins se mobilisent au sujet des pesticides c’est, dans notre Région, pour répondre aux inquiétudes formulées par des riverains d’exploitations pomicoles. Mais pas seulement, car ils perçoivent qu’il existe un lien entre les maladies professionnelles mal reconnues chez les travailleurs de l’agriculture, les menaces sur les consommateurs que font peser l’utilisation de pesticides perturbateurs endocriniens, et les inquiétudes des riverains. Et si pour faire de la prévention il fallait chercher, sans attendre que la solution vienne d’un système vérouillé, à encourager les résistances : par les consommateurs, mais aussi par le dialogue avec les producteurs ? Et quels sont les mécanismes qui depuis 50 ans, ont concouru à l’invisibilité des conséquences sanitaires d’un mode de production agricole profondément transformé ? Pour aborder ces questions, le Docteur Pierre-Michel PERINAUD, médecin généraliste à Limoges, initiateur de l’appel des médecins en 2013 et Président de l’Association Alerte des Médecins sur les Pesticides, présentera les données scientifiques établies, et ouvrira le débat sur les possibilités de prévention.
L’association Phyto-victimes
Phyto-Victimes a deux objectifs principaux : rendre justice aux professionnels victimes des pesticides, et lutter contre la sous-évaluation des conséquences sanitaires des pesticides, qui se déclinent en plusieurs demandes et donc plusieurs axes de travail : • Faire progresser et simplifier la prise en charge des malades pour pouvoir procéder aux justes réparations des dommages infligés par l’utilisation de pesticides : – les tableaux de maladies professionnelles doivent être harmonisés entre le régime général et le régime agricole – l’indemnisation doit être la même quel que soit le statut professionnel de la victime – la mise en place d’un fonds d’indemnisation des victimes des pesticides abondé par les fabricants des pesticides est indispensable. • Faire reconnaitre les pathologies liées aux intoxications chroniques et aigües (création de nouveaux tableaux). • Mettre en place un système d’évaluation, d’homologation et d’autorisation indépendant, transparent, appliquant strictement le principe de précaution. • Interdire la mise sur le marché de produits menaçants notre santé, celle de nos proches, et plus globalement de la population. I • Poursuivre des études scientifiques – épidémiologiques et toxicologiques – indépendantes sur les effets des pesticides sur la santé. • Promouvoir des alternatives ne mettant plus en danger notre santé ni celle de nos proches. La mise en place et la promotion de techniques alternatives doit être une priorité. • Soutenir la prévention. Il est indispensable de communiquer auprès de tous les publics afin d’informer les professionnels et non professionnels des risques liés à l’usage des pesticides. https://www.phyto-victimes.fr/
Allassac ONGF
Créée pour donner suite à l’initiative de quelques riverains qui, dès fin 2005, s’interrogent sur les dangers des pesticides agricoles, utilisés en grande quantité à proximité de leurs lieux de vie, ALLASSAC ONGF regroupe des citoyens, en dehors de tout clivage politique, soucieux de leur santé et de celle de leurs familles. ALLASSAC ONGF a su démontrer avec le temps qu’elle n’œuvrait pas au service d’une simple idéologie, philosophie, et encore moins un quelconque pouvoir politique, mais répondait à un besoin concret et une attente réelle d’une grande part de la population limousine concernée par l’exposition aux pesticides chimiques: Après bientôt 10 ans d’existence, ALLASSAC ONGF, faute d’avoir atteint les mesures de protection espérées, a su mettre en place une véritable mobilisation citoyenne et instaurer sur la place publique le débat sur les pesticides et leurs impacts sur la santé. Reconnaissances et soutiens Au-delà d’un soutien médiatique important, se traduisant par de nombreux reportages télévisés, ALLASSAC ONGF a reçu le soutien de l’association des 280 médecins limousins alertant sur les dangers des pesticides, mais également de l’association PHYTO-VICTIMES regroupant les agriculteurs victimes des pesticides. De ce partenariat, est né le slogan de l’association : Agriculteurs, riverains, particuliers, médecins Tous unis face aux dangers des pesticides En 2013, la mission sénatoriale sur les pesticides et la santé met en lumière l’association en établissant l’impact des pesticides sur la santé des populations, notamment des riverains. En 2014, l’Agence régionale de santé commande des analyses d’air réclamées de longue date par l’association ALLASSAC ONGF. Celles-ci révèlent la présence dans l’air, à plus de 500 m d’un verger école, de 32 substances chimiques dont certaines reconnues comme perturbateurs endocriniens. http://www.ongf.org/
Alerte des médecins sur les pesticides
Médecins, nous savons, depuis longtemps, les dangers des pesticides pour la santé, en particulier celle des agriculteurs, des personnels des espaces verts, et celle des riverains des zones d’épandage. Mais nous savons aussi, maintenant, que toute la population est concernée, avec un risque fortement majoré pour les femmes enceintes et les enfants. Depuis trente ans les études épidémiologiques s’accumulent , apportant régulièrement des confirmations de toxicité, annonciatrices d’une possible catastrophe sanitaire . Pour autant, nous ne sommes pas enclins à prendre publiquement et collectivement la parole pour lancer des alertes sanitaires. Ce n’est pas dans notre culture médicale, et c’est tout à fait dommageable. Mais, en ce début 2013, quelques-uns d’entre nous, mieux informés et sensibilisés, ont pressenti que nous devions, ensemble, alerter l’opinion et tenter de convaincre les décideurs qu’il y a urgence. En effet la règlementation européenne concernant les pesticides et les biocides a été modifiée et prévoit notamment l’interdiction des pesticides perturbateurs endocriniens (PE). Il s’agit d’une avancée considérable à condition que la définition du PE, et donc les tests réglementaires retenus pour ce faire, tiennent compte des recommandations de la communauté scientifique, et pas seulement des industriels. Il se confirme qu’un grand nombre de ces produits sont des PE, qui ont une toxicité chronique à des doses très faibles, bien inférieures aux doses journalières admissibles ( DJA) actuelles. Et l’on sait que les industriels ne veulent pas de réglementation plus stricte sur les pesticides. Lancé en mars, cet appel est venu opportunément appuyer la campagne nationale de sensibilisation de la « semaine pour les alternatives aux pesticides ». Il a rapidement trouvé un large écho auprès des médecins limousins, qui sont actuellement plus de 150 à avoir signé solidairement cette déclaration. C’est un premier pas. Jusqu’à présent, l’appel s’est volontairement limité à notre région, les signataires faisant le constat qu’en Limousin, comme partout ailleurs, l’usage des pesticides est largement répandu et qu’il y a, localement aussi, une campagne de sensibilisation à mener. http://www.alerte-medecins-pesticides.fr/
Marc GUILLAUMIE introduit la soirée et présente notre invité, Pierre-Michel Perinaud : Les rapports de l’homme avec son environnement et les méfaits de l’agriculture qu’on prétend « moderne » (l’agriculture intensive, industrielle1), sont des sujets que le cercle Gramsci aborde de plus en plus souvent. Encore tout récemment, en décembre, Nicole Pignier est venue nous parler du rapport au paysage et à la production de nourriture, sous l’angle de ce qu’on pourrait appeler le « design » paysan. Même si nous ne sommes pas des spécialistes, il suffit d’un peu d’attention pour voir autour de nous diminuer rapidement le nombre des reptiles, des batraciens et de certains insectes. Le nombre des oiseaux est en baisse sensible, on peut l’observer d’une année sur l’autre. Les menaces sur le vivant, qui pouvaient paraître abstraites il y a encore quelques années, deviennent perceptibles, même dans notre région qui est pourtant un peu à l’écart. Les perturbateurs endocriniens présents dans certains produits utilisés dans l’industrie et l’agriculture, ne sont pas les seuls responsables. Mais leur nocivité, souvent sous-estimée, est si terrible pour les riverains et les consommateurs (et au premier chef, pour les paysans eux-mêmes) qu’un tel sujet nous montre que lorsque la vie animale est ainsi menacée, la santé humaine ne tarde pas à l’être aussi. Nous remercions le docteur Pierre-Michel Perinaud, médecin généraliste à Limoges, qui vient nous parler ce soir des perturbateurs endocriniens : un sujet difficile à comprendre, pas très rock-and-roll, mais dramatiquement important. Le Dr Perinaud est le président de l’association Alerte des Médecins sur les Pesticides (AMLP) qui avait en 2013 lancé un appel avec l’aide d’autres associations d’agriculteurs ou de riverains, comme Phyto-Victimes et Alassac ONGF. Pierre-Michel PERINAUD : Oui, nous avions décidé en 2013 de mettre les pieds dans le plat, sur le problème des pesticides dans notre région. L’association de riverains Alassac ONGF n’était pas audible à l’époque, ni par les pomiculteurs ni par les pouvoirs publics. Il était nécessaire de sensibiliser les médecins. On n’y croyait pas beaucoup au début, mais très vite 80 médecins limousins, puis des médecins des Antilles ont adhéré. Car le Limousin n’est pas la région la plus attaquée, loin de là ! L’exploitation intensive de la banane aux Antilles a des effets épouvantables. Notre association regroupe aujourd’hui des médecins dans toute la France, y compris les territoires d’outre-mer. Très vite, nous avons supprimé la référence au Limousin dans le nom de notre association : le sigle AMLP signifie donc Alerte des Médecins sur les Pesticides. On a retiré le mot « limousins », sans aucun esprit anti-limousin bien sûr ! Mais le problème est beaucoup plus vaste, et 1700 confrères ont signé notre appel. Au départ : le conflit entre les riverains et les coopératives. Nous avons organisé des rencontres dès le lancement de notre appel. Après de nombreux efforts, cela a abouti à la signature d’une « charte » pour une arboriculture plus respectueuse de l’environnement… Attention ! Cela ne veut pas dire que tout va bien ! Mais des gens se sont rencontrés autour d’une table à la préfecture de la Corrèze. De l’engueulade, on est passé à quelque chose de plus constructif. La première manifestation concrète de cette charte, c’est que vingt kilomètres de haies vont être ou sont déjà plantés, pour lutter contre la dérive aérienne des pesticides pulvérisés : cette notion de dérive aérienne n’est plus contestée par personne. Mais les haies n’empêcheront jamais tous les pesticides de passer, dira-t-on ; ce n’est pas faux ; mais ça en empêche quand même un peu… et surtout ça signifie que dans le rapport entre pomiculteurs et riverains, quelque chose a changé. Les deux parties se considèrent. Les dernières discussions portent sur la nature des produits épandus. Les pomiculteurs nous en ont donné la liste, et nous les avons passés au crible pour juger de leur cancérogénicité, puis nous avons repris les discussions. Notre association discute avec le syndicat des producteurs de pommes et poires du Limousin, avec l’aide d’Alassac ONGF (riverains) et de Phyto Victimes, (agriculteurs victimes des pesticides) et on doit à ces associations l’essentiel des avancées. Le dialogue a pris. On a tenu à ce que ça se passe sous l’égide de l’État, ce qui est une garantie que tout ça va être évalué dans le temps. [Le Dr Perinaud illustre son exposé avec des images et des schémas qu’il commente. Nous n’en avons reproduit que quelques-uns.] Le meilleur des mondes Le premier concept que je dois vous expliquer, c’est celui de transition épidémiologique. Depuis 200 ans, on n’a plus affaire aux mêmes maladies. La mortalité par les maladies infectieuses a décru, même s’il en reste. Mais ce qui a augmenté, c’est la mortalité par maladies chroniques. C’est normal, direz-vous : on vit plus vieux… Et, c’est vrai, l’espérance de vie a augmenté ; mais cette augmentation est surtout la conséquence d’une baisse de la mortalité infantile. Si on mesure les taux de cancer avec des corrections statistiques pour la variable « âge », on constate qu’entre 1980 et 2012, en France, le taux de cancer chez la femme a augmenté de 50 % et chez l’homme de 43 %. C’est beaucoup ! Il y a aussi les troubles de la fertilité, les diabètes, les maladies neurodégénératives. Au cours de ces 200 années, il y a eu une révolution technologique : de la traction animale ou l’énergie humaine, on est passé à celle des moteurs et de la chimie (énergie tirée du pétrole). Dans la même période, on est passé aussi d’un milliard d’humains à sept milliards. Certains historiens remarquent que pour la première fois, les principaux problèmes de l’humanité ne sont plus les famines et les épidémies. Et c’est vrai. Alors, est-ce que nous entrons dans le meilleur des mondes possibles ? Dans la même période, il y a eu une modification du climat par effet de serre, une modification de la qualité de l’air, une contamination chimique très large de l’ensemble de la population y compris pendant la vie intra-utérine, une extinction des espèces à un rythme 100 fois plus rapide qu’aux siècles passés… La diversité de nos contacts microbiens est aujourd’hui très réduite, à cause de la « qualité » de notre alimentation : notre micro-biote (on disait jadis « la flore intestinale ») a été modifié par rapport à il y a 50 ans seulement. Les scientifiques alertent sur l’état de la planète, mais on a l’impression que tout le monde s’en fout. Nous entrons dans « l’anthropocène » : l’homme, pour la première fois, a modifié les conditions géologiques du milieu dans lequel il vit. La santé environnementale étudie l’influence sur la santé humaine des contaminants présents dans notre environnement, qu’ils soient d’origine anthropique ou naturelle. Il y a eu plusieurs modèles, au fil des années : – Au début, c’était le modèle du poison. Il s’applique bien dans les cas où le lien de cause à effet entre un phénomène et une pathologie est évident. Par exemple lors de la canicule de 2003 qui a fait 15000 morts en France, il a été facile de mettre en rapport la courbe des températures avec celle des décès. Autre exemple : en Angleterre en 1952, on a pu montrer que l’augmentation de la mortalité était corrélée strictement au taux de dioxyde de soufre à Londres. Les Anglais disposaient de l’enregistrement de la mortalité semaine par semaine, ce que nous n’avons pas. – Dans les années 1950, l’étude des effets du tabac a reposé sur des études épidémiologiques plus longues. – A la fin des années 1990, on a commencé à utiliser ce qu’on appelle des « marqueurs d’exposition ». On pourrait donner l’exemple de Seveso. Sur le plan médical, cette catastrophe aurait pu se conclure ainsi : « Mortalité humaine zéro, mais le cheptel a un peu souffert. C’est tout. Finalement, il ne s’est pas passé grand-chose. » Heureusement, des médecins italiens ont fait des prélèvements sanguins et les ont congelés. Ils recherchaient des traces de la dioxine qui s’était répandue dans l’atmosphère, en 1976. Dans les années 1980 le dosage de dioxine ne se faisait pas ; ce n’est apparu que dans les années 1990 ; à ce moment-là, les médecins italiens ont ressorti les tubes de leurs congélateurs, et ont repris leurs études. Car il y avait déjà eu des études, de type géographique : on avait recherché où habitaient les gens par rapport à la source de la pollution, et on avait constaté que la proximité n’avait aucun effet. La dioxine n’était donc pas nuisible à la santé ! En reprenant les échantillons congelés, on s’est aperçu que le taux de dioxine dans le sang n’avait que peu de rapport avec le lieu de l’habitation, sans doute à cause de la dispersion par le vent. En revanche on a mis en évidence le rapport de ce taux avec les problèmes de cancer chez la femme, les problèmes de reproduction chez l’homme, les diabètes, etc. Cela n’aurait pas été possible sans l’étude des marqueurs d’exposition. – Les défis actuels sont de caractériser ce qu’on appelle « l’exposome2 ». Vous savez qu’on est soumis à des cocktails de molécules dans l’air, dans l’eau, dans l’alimentation. La toxicologie aujourd’hui cherche à comprendre quels sont les cocktails importants. On considère actuellement que toutes ces pathologies sont multi-factorielles. Ce n’est pas UN pesticide qui explique le cancer de la prostate. Aucun des facteurs n’est nécessaire ni suffisant. Exemple : le tabac. Il n’est pas nécessaire d’avoir fumé pour avoir un cancer du poumon, Dieu merci ! On peut en avoir autrement, par exemple en étant exposé au radon. Il n’est pas non plus suffisant d’avoir fumé, puisqu’il existe des gens qui fument toute leur vie et n’ont pas de cancer. Mais le fait de fumer multiplie largement les « chances » statistiques d’avoir un cancer. Donc ce modèle complexifie grandement les études, non pas par plaisir, mais parce que les choses sont complexes. Autre problème : les pesticides sont une pollution invisible. On voit bien la pulvérisation, mais c’est tout. En outre, ce sont toujours des mélanges de différentes substances. Un professionnel est exposé tout au long de sa vie a ces différentes substances. Ceux qui font la réglementation en jouent, puisqu’on est obligé de prouver le danger par substance, et quand vous êtes exposé à des cocktails, c’est très compliqué d’affirmer : « C’est ce produit-là qui a causé la maladie ». Il y a aussi des effets rares et retardés : « rares » en épidémiologie, ce sont les effets qui ne se voient pas beaucoup. Comparons avec le tabac : le risque en gros est 10 fois supérieur, pour ceux qui ont été exposés. Eh bien, pour certains cocktails de molécules, les risques sont seulement 1,5 ou 2 fois supérieurs. Mais quand on expose une très large population à un petit risque, le retentissement sanitaire est important, parfois plus important que si on exposait à un risque fort une petite population. Il y a plus de 100 familles différentes de pesticides. Il y a un bon millier de substances actives, dont plus que 350 sont encore autorisées en France. Différence entre substance active et préparation commerciale : par exemple dans le Round Up, il y a du glyphosate, mais il est additionné des substances qui permettent sa pénétration dans la plante. La destruction de la biodiversité : les pesticides ne sont pas responsables de l’ensemble de l’extinction des espèces, mais le type d’agriculture intensive qui utilise des pesticides est de toute évidence en cause. Sur les extinctions de masse, des études récentes ont montré que 32 % des espèces de vertébrés sur 27000 étudiées sont en déclin (aussi bien le nombre d’espèces que leur répartition géographique), et 40 % des espèces de mammifères ont subi des pertes de population supérieures à 80 %. Enfin, à la fin de l’année 2017, une étude allemande qui a été menée sur les zones Natura 2000 (dont on pourrait croire a priori qu’elles sont protégées) a montré que 70 % des insectes avaient disparu dans ces zones, entre 1989 et 2016 ! [Un intervenant explique que l’un des signes de cette disparition des insectes, c’est le fait qu’on n’en retrouve plus que très peu, écrasés sur le pare-brise après un long trajet.] Pierre-Michel PERINAUD : Oui, c’est frappant, mais je ne suis pas sûr que ce soit une méthode de quantification objective ; il faut se méfier des évidences. C’est un signal important, vous avez raison, mais il faut que ce soit confirmé par des études scientifiques. Il y a une étude du Muséum d’Histoire naturelle : le déclin des oiseaux nicheurs continue en France. Un tiers des espèces sont aujourd’hui menacées. Ce n’est pas lié seulement aux pesticides, mais c’est lié aussi aux pesticides (et à la disparition des haies). A contrario, une étude de janvier 2018 menée en milieu d’agriculture conventionnelle, a montré que quand on utilise un couvert herbacé pour lutter contre les mauvaises herbes, le nombre des oiseaux est nettement plus élevé. Revenons aux pesticides et aux substances actives. On en trouve dans 98 % de ce qui est consommé en France. La consommation de pesticides augmente sans cesse. Le « Grenelle de l’environnement » en 2007 avait fixé un objectif de diminution de l’usage des pesticides. On en est loin ! Comment mesurer l’usage des pesticides ? Le NODU, c’est une façon de compter les pesticides en fonction de leur puissance. En effet, si l’on épand des fongicides par kilos à l’hectare, ou bien des néonicotinoïdes au gramme, ce n’est pas pareil ! En utilisant des substances très concentrées, on peut donner l’impression fausse que l’usage des pesticides diminue. Donc, pour mesurer cet usage des pesticides, il faut faire une équivalence. Le NODU triennal (par période de trois ans) est accepté aujourd’hui par tout le monde. Et il continue d’augmenter. Encore plus embêtant que le NODU, c’est le NODU des CMR : Cancérigènes (susceptibles d’entraîner des cancers), Mutagènes (susceptibles d’agir sur les cellules germinales, de provoquer des mutations et d’entraîner des cancers chez les enfants), Reprotoxiques (toxiques pour la reproduction : échec de la grossesse ou malformation des enfants). Les CMR ont augmenté de 30 % sur cette période, où ils auraient dû baisser. Les voies d’exposition sont cutanées pour les professionnels, aériennes pour les professionnels et les riverains, et l’alimentation pour les autres. Et on en trouve dans notre environnement quotidien : les colliers à puces au Fipronil, les autocollants… enfin bref, il y en a un peu partout ! 90 % de la population française a des traces d’organochlorés. Or, les organochlorés sont interdits depuis les années 1970 ! On paye là des politiques qui ont mis trop de temps à se mettre en route. Les organophosphorés, on en utilise malheureusement encore beaucoup : si on faisait un test ici, on en trouverait dans 90 % de nos urines. Et les pyréthrinoïdes sont utilisés de manière large ; je crois que c’est la première classe d’insecticides utilisés actuellement, dans les usages domestiques ou professionnels. 40 % de la population européenne a des traces de glyphosate. Des traces, c’est des traces ! Quelles conséquences ? En 2013 est parue une expertise de l’INSERM : l’étude de trente années de littérature épidémiologique et toxicologique, c’est-à-dire à la fois des études sur l’homme et sur l’animal. La synthèse de tout cela est graduée : il y des niveaux de preuves « forts », « moyens », ou « faibles ». En effet, un scientifique ne vous dira jamais « Voilà le coupable » mais « Le niveau de preuve est fort ». C’est normal. L’expertise étudiait une quinzaine de pathologies, parmi lesquelles quatre niveaux de preuve forts : les lymphomes non hodgkiniens3, les cancers de la prostate, les myélomes multiples4 et la maladie de Parkinson ; et quatre autres pathologies pour lesquelles il y avait un niveau moyen de preuve : les leucémies, la maladie d’Alzheimer, les troubles cognitifs et les impacts sur la fertilité. Tout ça, en milieu professionnel. Dans ce milieu professionnel, on a évalué aussi les conséquences sur les enfants, exposés dans le ventre de leur maman pendant la grossesse. Et là, on a des liens forts avec les leucémies, les tumeurs cérébrales, les malformations congénitales (surtout des troubles de la masculinisation), des morts fœtales, et certains troubles du neuro-développement. Ce sont des enfants qui ont été exposés à un usage domestique des produits. 90 % d’entre nous avons des traces de pesticides dans les urines… Certains pourraient dire : « Rien à foutre ! Des traces, bof… c’est des traces ! » Mais une cohorte5 mères/enfant, dite cohorte Pélagie, de 3500 femmes, a été constituée en Bretagne entre 2002 et 2006. En gros, 25 % de ces femmes avaient des traces d’atrazine dans leurs urines : 2002, c’est juste avant le retrait de l’atrazine. Parmi ces femmes, 50 % ont un risque supplémentaire d’avoir un enfant de petit poids à la naissance. Et 70 % de celles-ci avec un risque supplémentaire d’avoir un enfant avec un petit périmètre crânien. On peut toujours se dire : « Rien à foutre, du poids de naissance ! On grossira plus tard. » Mais d’autres études ont montré que le petit poids de naissance est strictement corrélé avec l’augmentation du risque des maladies cardio-vasculaires à l’âge adulte. Ce sont des Anglais et des Suédois qui ont fait cette étude, parce que là-bas ils ont des registres très bien faits. La cohorte Pélagie a aussi permis de suivre les enfants. Ceux qui, à l’âge de six ans, avaient le taux le plus élevé de pyréthrinoïdes (insecticides courants) avaient des scores plus faibles sur les tests de compréhension verbale et de mémoire de travail. D’autres cohortes, par exemple aux États-Unis, ont montré des choses comparables. La cohorte Timoun aux Antilles a montré une augmentation de la prématurité avec les organophosphorés. La cohorte Éden en France, qui suit les fœtus jusqu’à l’âge de cinq ans, montre aussi des faits similaires. Quelle explication probable de ces troubles ? C’est la perturbation endocrinienne, qu’on peut appeler aussi perturbation hormonale. Mais les perturbateurs endocriniens, ce sont une partie des pesticides, pas tous. On a testé sur le seul axe thyroïdien (les hormones de la seule glande thyroïde) l’ensemble des pesticides connus. Sur les 300 pesticides connus, on en a trouvé une bonne moitié qui perturbaient l’axe thyroïdien… Donc ce n’est pas tous les pesticides, mais ce n’est pas rare. La thyroïde fabrique des hormones, qui sont transportées par le sang et peuvent être perturbées au moment de la captation de l’iode, par les nitrates. Leur cibles sont des récepteurs situés pour la plupart sur l’ADN, où elles vont induire des actions diverses ; ce sont ces actions qui vont être perturbées à différents niveaux. D’où des effets très particuliers. Il ne faut pas oublier quatre choses : 1. L’importance de la « fenêtre d’exposition ». Tout le monde est d’accord : la conception et la grossesse sont la période clef de la toxicité de ces molécules. Ce qui ne veut pas dire qu’elles n’ont aucun effet à l’âge adulte ; mais pendant la gestation, il n’y a pas besoin de doses très importantes pour qu’elles soient dangereuses. Qu’est-ce que ça veut dire, des « traces » dans notre organisme ? Pour donner un exemple : un taux d’œstrogènes dans le corps, en période d’activité génitale, c’est l’équivalent d’une toute petite pincée de sel dans une piscine olympique… Ça ne fait pas grand-chose ! C’est ça, un taux hormonal. Donc quand on fout le bazar dans un taux hormonal, ce n’est pas avec du kilo par litre, c’est avec du nanogramme. Au moment de la grossesse, entre autres nombreuses fonctions, les hormones règlent l’édification du cerveau. 2. Les effets des hormones sont parfois plus importants à faible dose qu’à forte dose. 3. La possibilité d’« effet cocktail ». Ces produits n’ont pas le même effet, selon qu’ils sont tout seuls ou qu’ils sont en bande organisée. Si vous injectez à des rats tel phyto-œstrogène, il ne se passe rien ; tel fongicide, il ne se passe rien. Mais si vous leur injectez les deux ensemble, il y a une chute de la production de spermatozoïdes. Ce n’est qu’un exemple, il y en a d’autres. 4. Les effets trans-générationnels. C’est encore plus emmerdant. On n’a pas beaucoup d’études qui le montrent, mais on en a une, qui n’est pas l’effet d’un pesticide mais celui d’un médicament : le distilbène, qui a été donné aux femmes enceintes dans les années 1970 pour éviter les fausses couches. Le distilbène, c’était le recyclage d’un médicament utilisé vingt ans auparavant aux États-Unis. Je dis recyclage, parce qu’une étude avait montré qu’il ne faisait RIEN, qu’il n’avait aucune action ! Il fallait bien en faire quelque chose… Donc on l’a vendu en Europe, où il a eu une carrière pendant quelques années. Jusqu’à ce que ces cons d’Américains s’aperçoivent qu’il avait des effets secondaires gravissimes. Chez les enfants exposés pendant la grossesse de leur mère, il a provoqué au bout de 15 ou 17 ans des cancers du vagin. Ce sont des cancers extrêmement rares. Quand on les a vus apparaître dans les hôpitaux, on a compris qu’il y avait un problème ! On a mis en place une cohorte de ces enfants exposés au distilbène, cohorte qui existe encore aujourd’hui. Et on s’est aperçu que les petites filles exposées dans le ventre de leurs mamans ont eu à partir de l’âge de 40 ans un doublement des risques de cancers du sein, et à partir de 50 ans un triplement de ces risques statistiques. Et maintenant, on a des données sur la génération suivante et on sait qu’il y a des troubles dépressifs, et chez les petits garçons des malformations congénitales. On ne sait rien sur leurs risques de cancer : le recul n’est pas assez important pour le moment. Paracelse et les alligators Tout ça pour dire que l’ami Paracelse6, un toxicologue du XVIème siècle, a dit : « Rien n’est poison, tout est poison, seule la dose fait le poison. » Ce n’est pas faux, et c’était très bien vu pour l’époque. Mais dans cette histoire des perturbateurs endocriniens, ce n’est pas la dose qui fait le poison, c’est le moment d’exposition. Or le problème, c’est que toute la toxicologie, cette science qui est censée nous protéger, repose sur Paracelse, c’est-à-dire sur des études dose / effet… Une mécanique à laquelle n’obéissent pas les perturbateurs endocriniens. Il y a longtemps déjà, Le Printemps silencieux7 alertait sur la disparition des oiseaux et faisait le lien entre cette disparition et l’imprégnation par le DDT. Cela a été confirmé depuis lors, et a abouti à la suppression du DDT. D’autres exemples : la féminisation des alligators, qui fait comprendre les phénomènes de bio-accumulation. [Photo] Voilà un endroit où il y avait un élevage d’alligators, dans des eaux polluées par un organochloré. Puis la pollution a cessé, et le produit a disparu au bout de quelques années. Mais des gens ont remarqué que les alligators ne se reproduisaient plus. Alors, ils ont allés mesurer leurs pénis… ce qui n’est pas évident. Mais ils ont constaté (sans vouloir vexer les alligators) qu’il y avait des micro-pénis. Or, il n’y avait plus rien dans l’eau. On s’est aperçu que c’était un exemple de bio-accumulation : ça disparaît de la flotte, mais ça s’accumule dans les sédiments et dans la flore, mangée par les poissons, eux-mêmes mangés par d’autres poissons qui sont mangés par les alligators, et à chaque fois il y a une concentration du produit. On a constaté aussi ce phénomène sur des oiseaux, ailleurs aux États-Unis. Et aussi sur les gastéropodes marins, à Arcachon : les tributylétains, des produits qui servaient à lutter contre les moisissures des bateaux dans les années 1980, ont provoqué une masculinisation des coquillages. Le drame du distilbène, je viens d’en parler. Mais les PCB8, utilisés comme isolants électriques ? C’est à cause des PCB qu’aujourd’hui tout le poisson de la vallée du Rhône est impropre à la consommation. Il y a encore des PCB dans l’environnement aquatique et dans les poissons. Mais ça, on n’en parle pas. Je ne sais pas où c’est marqué, ni quel médecin le sait. Et enfin il y a d’autres mécanismes, dénoncés par Theo Colborn par exemple dans L’Hommme en voie de disparition9. Je vous passe ça, c’est horrible. Quel impact sanitaire ? C’est-à-dire quel nombre de maladies ? On peut finir par dire : « C’est pas grave, quinze décès… c’est pas une catastrophe. » Le Directeur général de l’alimentation, quand nous l’avions rencontré au nom des médecins, nous avait dit quelque chose comme ça. Le nombre des agriculteurs décédés, par rapport à la balance commerciale de la France, ça ne pesait pas grand-chose. On aurait dû l’enregistrer, ce jour-là. L’impact sanitaire, c’est ça : calculer le nombre de malades impactés par un facteur de risque. La MSA10 a mis en place un mécanisme de signalisation des intoxications, mais a très largement privilégié les intoxications aiguës, ce qui fait qu’elle n’a aucun chiffre sur les intoxications chroniques. Chez les riverains, on n’en sait rien non plus. On a demandé une étude qui devrait sortir, à la suite de l’affaire de Preignac (Gironde) en 2012 : dans cette région viticole une institutrice avait dit au maire de sa commune : « C’est bizarre, il y a quatre cas de cancer dans notre petite école primaire ». Le maire avait transmis à l’Agence régionale de santé (ARS) qui avait transmis à l’Institut national de veille sanitaire (InVS), lequel avait répondu : « Oui… il y a bien un excès de cancers mais… on ne peut pas statistiquement en tirer grand-chose (ce qui n’était pas totalement faux)… alors on va suivre et voir. » Nous avions contesté en disant qu’on pouvait répondre à la question : il suffisait d’étendre l’étude à l’ensemble de la zone viticole et d’utiliser le registre national des cancers de l’enfant. Car la France a un tel registre pour l’enfant, pas pour l’adulte. Les pouvoirs publics ont accepté l’idée et donné le financement. Donc on aura une réponse fin 2018, ou en 2019. Pour l’instant, on est obligé de se référer à des chiffres. J’ai trouvé ça dans le rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) sur les perturbateurs endocriniens, qui est sorti la semaine dernière. L’effet des seuls perturbateurs endocriniens est estimé à 150 millions d’euros en Europe pour les budgets de santé. C’est le coût qui est à la charge de la communauté. On pourrait faire des choses avec cet argent, plutôt que de soigner les gens ! L’impact environnemental, on en parle moins, mais c’est 90 % des cours d’eau pollués et pour une large part impropres à la potabilisation. Le coût du traitement curatif est estimé entre 260 et 360 millions d’euros par an, en France. Quand on réfléchit au coût des méthodes de culture11, il faut avoir ce chiffre en tête. La baisse du nombre des insectes pollinisateurs, ce n’est pas seulement en France, c’est dans toute l’Europe et dans le monde. Ça ne veut pas dire que tous les pesticides sont en cause ; mais au moins une partie d’entre eux ; ça a été démontré pour les néonicotinoïdes. Cohortes de rats Comment la société prend-elle en compte les facteurs environnementaux de façon générale, et en particulier les pesticides ? Première approche : le « risque zéro ». Il n’existe pas, dit-on ; ça dépend de ce qu’on appelle risque zéro. Prenons l’exemple de l’amiante : on a mis 90 ans à l’interdire, mais aujourd’hui on ne la fabrique plus et on ne la commercialise plus. Quand elle sera complètement éliminée, c’est-à-dire malheureusement dans très longtemps, il y aura un risque zéro dû à l’amiante. C’est ça, le risque zéro : une approche radicale. On élimine, on supprime tout danger lié à la substance. C’est ce qui a été choisi par le législateur pour trois catégories de pesticides. Deux sont classés CMR 1, cancérigènes certains. Les substances résistantes dans l’environnement sont régies par la Convention de Stockholm : les organochlorés, et les pesticides perturbateurs endocriniens. Dans le règlement de 2009, il est stipulé que quand les pays européens se seront mis d’accord pour la caractérisation du potentiel de perturbation endocrinienne, les produits concernés seront interdits. C’est une approche par le risque zéro, qui est assez rare pour être soulignée ! … mais les choses sont bien faites : l’Europe ne s’est pas mis d’accord. Ce serait trop facile. Autre approche : le « risque acceptable ». Par exemple, la pollution atmosphérique. Le risque de 1 pour un million est généralement admis : cela veut dire un cas de décès ou de telle maladie pour un million de personnes exposées. Pour les particules fines, c’est 48000 décès en France (estimation Santé publique France 2016) et ça fait du 0,7 pour mille !… donc c’est un risque acceptable (ou plutôt un risque accepté) énorme ! Ce qui veut dire que dans la définition des risques, les études scientifiques comptent pour du beurre. C’est le pouvoir des lobbies, ou de je ne sais quoi, qui fait qu’on accepte un risque aussi démesuré. Une troisième approche a au moins les habits d’une approche scientifique : c’est l’approche fondée sur l’évaluation des risques. On va autoriser une substance active qui présente un danger, qui a un effet néfaste, mais en s’assurant que le niveau d’exposition n’entraîne pas de risque à l’échelle de la population. Par exemple, je pulvérise un produit dangereux à côté de chez vous, mais si votre temps d’exposition est en-dessous de valeurs qu’on a déterminées, je peux continuer à le pulvériser. C’est possible s’il existe un « seuil » dans les relations doses / réponses. Un seuil, cela veut dire : en-dessous du seuil il ne se passe rien, au-dessus il se passe quelque chose. Prenons l’exemple des pesticides. [Schéma] Regardez l’image des souris : vous voyez bien qu’il n’y en a pas 10 000, il y en a 5, et ce n’est pas loin de la réalité. On commence par des doses fortes. On prend les 5 souris et on leur balance une dose, il se passe quelque chose, alors on prend 5 autres souris, on diminue la dose et on recommence. Et on observe qu’à un moment donné, il ne se passe plus grand-chose : c’est la dose toxicologique de référence (DTR). Mais l’homme n’est pas un rat : cette dose, on la divise par dix ; et on redivise par dix, parce que d’un humain à l’autre il y a aussi de grandes différences. Ces divisions par dix ne sortent pas d’une étude scientifique. Cette « dose journalière acceptable » (celle que vous pouvez ingérer toute votre vie) est définie ainsi. Et après, on va regarder comment on y est exposé. Ce système, on peut lui poser plusieurs questions. Une première question sur sa précision : vous avez tous compris que cette précision dépend du nombre de rats. Le problème, c’est que ça coûte de l’argent, et que ceux qui font les tests sont ceux qui mettent les produits sur le marché. Évidemment, ils vont utiliser le minimum de rats possible, le minimum imposé par les « bonnes pratiques de laboratoire ». Des « bonnes pratiques de laboratoire » sont édictées au niveau mondial dans des organismes où sont largement représentés les experts scientifiques de l’industrie. Ce sont eux qui fixent par exemple le nombre de rats pour que ça ne coûte pas trop cher. Lisez Rémy Slama12, qui est épidémiologiste : là on n’est pas dans le domaine du fantasme des écolos, on est dans le domaine de la discussion scientifique. Deuxième entourloupe : la « dose journalière acceptable » est fixée avec une incertitude énorme, mais en plus, elle n’a particulièrement pas de signification pour les perturbateurs endocriniens. Il peut arriver qu’à plus faible dose, ou à des doses moyennes, l’effet soit plus important qu’à forte dose. La toxicologie classique ne peut pas repérer ce type d’effet. Il faudrait des cohortes de rats considérables. Les « effets cocktail » ne sont pas recherchés non plus par la toxicologie classique. Et, cerise sur le gâteau : tous ces tests sont confidentiels ! C’est l’exemple du glyphosate. Il y a deux agences internationales : l’Agence européenne de l’alimentation (EFSA) qui autorise la mise sur le marché les pesticides, et l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA). Toutes les deux ont fait une expertise sur le glyphosate, et elles ont dit qu’il n’y avait pas d’effet cancérigène. Le Centre international de recherche contre le cancer (CIRC) affilié à l’OMS a dit, lui, que le glyphosate est un cancérigène probable… Qui a tort, qui a raison ? Pas facile à dire. Ces organismes ne regardent pas les mêmes choses : les agences européennes ECHA et EFSA regardent le dossier fourni par l’industriel, dossier constitué principalement des études qu’on vient d’évoquer, et d’une sélection de la littérature scientifique. L’institut fédéral allemand pour la prévention des risques (BfR) a été accusé de copier / coller une partie du rapport qui avait été fait par Monsanto. Le CIRC, lui, juge sur autre chose : il ne juge que sur des études scientifiques et il n’arrive pas aux mêmes conclusions. Il y a un règlement européen qui définit trois zones (la France fait partie de la zone sud) et qui coordonne les évaluations pour le compte de l’EFSA. De temps en temps l’ANSES13 chez nous évalue et communique à l’EFSA, comme le fait le BfR allemand. C’est l’EFSA qui chapeaute le tout : ces évaluations sont faites pour le compte de l’Europe et en référence aux règlements européens. Voici un argument, qu’on retrouve dans les Monsanto papers (mars-octobre 2017) : un dirigeant de la firme explique qu’« on ne peut pas dire que le Round Up est cancérigène, car nous n’avons pas fait de test pour le dire ! » Qu’est-ce que ça veut dire ? Cela veut dire que le Round Up, ce n’est pas le glyphosate ; c’est du glyphosate mélangé à d’autres composants, comme je l’ai dit. Mais ça, ce n’est jamais évalué. Ça ne fait pas partie de la réglementation. Ça ne fait pas partie des « bonnes pratiques de laboratoire ». La différence entre une équipe scientifique à la solde d’un industriel et une équipe publique, c’est qu’une équipe publique (si elle trouve les sous, ce qui n’est pas gagné) peut se dire : « Il y a peut-être intérêt à aller vérifier les effets cocktail. » Un exemple me vient à l’esprit : celui du scientifique qui a interrompu l’expérience de pénétration du produit sur les rats au moment où cette expérience commençait à craindre pour Monsanto. Il a eu une promotion : il a été nommé à l’EFSA. C’est un jeu de chaises musicales entre l’industrie et ces agences. Tout ça génère une crise de confiance. Pourquoi est-il si difficile d’avoir des certitudes en santé environnementale ? D’abord, parce qu’on ne surveille pas tout. Ça marche un peu au radar. Il y a des domaines mal surveillés. Par exemple sur les nano-particules, on ne cherche pas beaucoup. D’autre part, on cherche des signaux faibles : on ne va pas trouver des grosses augmentations de risque. A chaque fois, ce sont des pathologies pluri-factorielles, à caractère stochastique (aléatoire). On pourrait dire : « Avec autant d’incertitude, il faut appliquer le bon vieux principe de précaution » mais ce n’est pas si simple. Est-ce que la certitude est de nature scientifique ? Évidemment que non. La fabrique du doute Le topo que je vous fais ce soir était destiné à des médecins. Dans le milieu médical, on n’est pas très méfiant sur l’origine des experts, sur les conflits d’intérêt, toutes ces choses-là… Peut-on faire confiance aux experts ? Ben, non ! Il y a eu des falsifications d’études. Le bouquin de Foucart, La Fabrique du mensonge, devrait être enseigné dans toutes les écoles primaires14. C’est l’histoire de l’industrie du tabac, et on voit comment elle a manipulé les scientifiques, les études, les experts. Avant de faire confiance aux experts, il faut faire attention à qui paye l’étude. Par exemple sur le bisphénol A, il y avait 93 études, qui montraient un effet de ce produit ; et parmi les études privées, zéro. Les choix méthodologiques, on en a parlé. Est-ce qu’on peut faire confiance aux agences ? Je garde cette question pour le débat et la deuxième partie de la soirée. L’agence française est un des moins mauvais systèmes, à condition de la réformer sur certains points. Pour finir, je veux évoquer rapidement deux phénomènes. La fabrique du doute : ce qui compte pour les industriels, c’est de faire durer le plaisir. Qu’il y ait une incertitude plus ou moins artificiellement entretenue. Pour cela, il y a un moyen compliqué : payer des études contraires. Ce n’est pas si facile que ça. Il y a aussi un moyen simple : invalider une étude publiée. Les Monsanto papers sont des documents de la firme Monsanto qui ont été rendus publics parce qu’il y a une action en justice d’agriculteurs et salariés agricoles américains, victimes de LNH qu’ils imputent au glyphosate. Les papiers ont révélé que Monsanto a payé un certain nombre de scientifiques pour attaquer la revue qui a publié le Pr Gilles-Eric Séralini. Ça a abouti au retrait de la publication. Séralini, il est cramé à l’ANSES ! Dans un numéro du Monde d’octobre, on voyait bien comment tout ça avait été organisé de toutes pièces. Pilonner la revue d’une part ; et d’autre part, proposer au rédacteur en chef une place dans un organisme où il était quatre fois mieux payé, par monsieur Monsanto, bien sûr. Séralini expliquait un truc inaudible : que si on ne respecte pas les « bonnes pratiques de laboratoire », si on ne s’arrête pas à 90 jours d’étude sur le rat, si on va plus loin, alors on voit avec les aliments OGM un certain nombre d’effets différents chez les mâles (ennuis hépatiques et rénaux) et chez les femelles (augmentation des tumeurs mammaires). Tout cela juste parce que l’étude allait au-delà des 90 jours réglementaires. Enfin, les conflits d’intérêt : le règlement européen demande à l’industriel d’envoyer ses produits à un organisme où on va définir les tests, de réaliser lui-même les tests, de les interpréter, enfin d’en donner l’interprétation à l’agence, qui va regarder si l’industriel a bien fait tout ce qui avait été prescrit… Si vous passiez le bac sur des épreuves que vous avez mises au point avec votre maman, et que votre grand frère examinateur jette un œil clément sur votre copie, le degré de précision de l’évaluation serait à revoir ! Voilà, c’est un conflit d’intérêt institutionnalisé. Quant à la prévention, on va en parler dans le débat.
Compte-rendu du débat avec la salle dans notre prochain numéro.
Le débat :
Marc Guillaumie : ce n’est pas drôle, ce que tu as raconté là. La parole est à la salle.
Une intervenante : On a parlé des recherches sur d’autres maladies. Est-ce que vous avez observé des choses ?
Pierre Michel Perinaud (PMP) : Les pesticides arrivent dans la grande soupe des contaminants de l’alimentation. On a des difficultés à rapporter les problèmes des individus à un facteur causal unique. Par exemple, même si je trouve des pesticides dans vos cheveux, ça ne signifie pas qu’ils sont l’explication de votre cancer du sein.
On a besoin d’études sur des grands nombres : ça, c’est l’épidémiologie, et ça prend beaucoup de temps. Notre association l’a demandé pour les enfants riverains de zones viticoles ; dans trois ans on pourra avoir les premiers résultats, qui seront des résultats » type Seveso » sans bio-marqueurs d’exposition, donc très contestables.
On peut aussi se contenter de signaux d’appel, comme dans le cas des rats sensibles au bisphénol A. Mais l’homme est beaucoup plus sensible à ce produit que le rat. C’est difficile de passer de l’animal à l’homme. Il y a d’ailleurs le problème de la souffrance animale : sans être un apôtre de la cause animale, je pense qu’on ne peut pas faire n’importe quoi.
D’autres systèmes sont en train d’émerger : in vitro, certaines équipes françaises arrivent à obtenir des tissus humains (par exemple testiculaires, prostatiques). On peut avoir assez vite des résultats, mais ce ne sont pas des preuves absolues.
Une de ces études est en cours sur 80 000 personnes affiliées à la MSA, exposées et non exposées, et sur des maladies qu’on ne pistait pas jusqu’à présent (comme la bronchite chronique). Il apparaît certaines sous-catégories : par exemple les gens qui ont bossé dans la récolte des pommes pendant plus de dix ans, ont une augmentation très significative des cancers de la prostate, alors que si on regarde l’ensemble des agriculteurs on ne le voit pas. C’est ça qui est compliqué.
Un intervenant : L’agriculteur sur son tracteur n’est pas forcément au contact du produit, alors que celui qui ramasse les pommes, si. Je voulais ajouter : Eco-Phyto 2018 était censé faire baisser la consommation de pesticides, et on observe le contraire… c’est peut-être tout simplement parce qu’on compte mieux les utilisations ? Tu disais que l’atrazine est interdite. Eh bien, je suis désolé, mais l’atrazine est toujours utilisée en France, dans tout le Sud-ouest. Les mecs vont le chercher en Andorre. Il y a trois ans, « Envoyé spécial » a fait une enquête là-dessus. Le produit est interdit, c’est vrai, mais pas sa fabrication. Et c’est encore vendu en France, par un système parallèle.
PMP : C’est vrai, mais je maintiens que l’augmentation de la consommation des pesticides n’est pas liée à ce que tu dis. Prenons les chiffres de l’UIPP (Union des industries pour la protection des plantes)… ce sont des philanthropes qui se réunissent pour protéger les plantes, grâce à leurs produits…
C’est le lobby de l’industrie chimique en France (il a un autre nom en Europe) et ils fournissent des chiffres : ils expliquent qu’ils ont fait un gros effort en baissant de moitié la consommation de pesticides entre 1989 et le début des années 2000. Mais en regardant les chiffres (leurs chiffres !) de plus près, on voit que c’est un problème de présentation de ces chiffres. Ca a baissé un tout petit peu juste avant le Grenelle, et puis après, c’est reparti de plus belle.
Un intervenant : Est-ce qu’on peut continuer à consommer des pommes corréziennes sans trop de risques ?
PMP : On les donne aux gamins. Dans les cantines scolaires, c’est l’argument du « consommer local ». Ca, ça passe mal pour nous. Car il y a des perturbateurs endocriniens (PE) dans les pommes, au moins quelques traces ; et s’il y a un point sur lequel nous, médecins, sommes tous d’accord, c’est la vulnérabilité pendant la grossesse, la petite enfance et la puberté. Donc il ne faut pas en donner dans les écoles. Pour le reste de la population, j’ai toujours recommandé de manger bio : si c’est pas pour la santé, c’est au moins pour soutenir les agriculteurs qui font autrement.
Tout ça, je l’ai déjà dit à mes amis corréziens producteurs de pommes : ils connaissent très bien mes positions. N’empêche qu’on peut discuter. Peut-être que dans un an vous pourrez me traiter de couillon et de gros naïf, peut-être qu’il ne se sera rien passé à la suite de ces discussions, et alors vous aurez raison. Mais si ça ne servait qu’à monter que l’agriculture locale ne peut pas se passer de produits dangereux, voilà ce que nous disons : « Si c’est impossible de faire sans ces produits, puisque vous (agriculteurs) signez une charte dans laquelle vous vous engagez à diminuer, alors il faudra faire plus de bio. Si vous ne voulez pas lâcher sur les saloperies, il va falloir lâcher sur les surfaces « .
Voilà le type de discussion qu’on a. Mais il y a cinq ans, quand on plantait des croix blanches sur les ronds-points corréziens, ça se passait à coups de fusil… on ne pouvait pas discuter. Maintenant, on discute. C’est un progrès.
Un intervenant : Il est intéressant de discuter avec les agriculteurs, parce que ce sont les premières victimes. Je suis issu d’une famille d’agriculteurs dans laquelle il n’y a plus d’hommes. Ils sont morts.
PMP : Oui, et ce ne sont pas les médecins, mais l’association Phyto-Victimes qui a fait prendre conscience aux agriculteurs. Le milieu agricole, ce n’est pas du tout le milieu ouvrier. C’est très important quand dans ce milieu-là une association de victimes (qui n’a pas remis en cause le mode de production) se pose des questions. Car recommencer à pulvériser le produit qui vous a rendu malade, ça conduit à se poser des questions ! Moi je leur tire mon chapeau, d’avoir osé le faire de façon publique, parce qu’ils se font moquer d’eux. Sans cette association, rien ne se serait passé.
Un intervenant : Je voudrais revenir sur le désaccord européen. Est-ce que, réellement, c’est si difficile que ça, de définir ce qu’est un perturbateur endocrinien ?
PMP : Non, non, il y a des tests qui sont prêts. C’est l’IGAS qui le dit, dans un rapport de la semaine dernière. Même si c’est assez difficile, il y a des tests de caractérisation des perturbateurs endocriniens (PE) qui ont été mis au point.
Mais ce que j’ai oublié de vous dire dans mon exposé, c’est que le seul règlement européen qui bannit les PE, c’est le règlement sur les pesticides. C’est pour ça que nous autres médecins, nous nous sommes branchés sur les pesticides : pas seulement pour l’histoire des pommes en Limousin, mais parce que l’on savait que c’était seulement comme ça qu’on pouvait agir sur les PE.
L’enjeu, c’est donc d’obtenir une définition des PE, qui par effet de château de cartes devrait s’appliquer ou concerner d’autres secteurs : les jouets et les cosmétiques, par exemple. Là-dessus, il y a un lobbying très fort. Je vous recommande la lecture du très bon thriller Intoxication de Stéphane Horel, journaliste du Monde qui a écrit sur les lobbies au Parlement européen. Il explique très bien comment le rapport européen s’est fait descendre en 2013 sur ordre de l’industrie, et comment depuis cette date ça patine. C’est organisé pour patiner.
En gros, ce sont les lobbies chimiques. Je suis pas en train de dire » Y’a un gros méchant derrière tout ça « , mais c’est vrai. En France, il y a les scientifiques qui sont un peu organisés, mais il n’y a pas de représentant de la santé publique pour venir imposer un certain nombre de protections. Donc on va continuer à être exposé à ces produits. Là, le Ministère de la santé n’est pas à la hauteur.
Un intervenant : Peut-on trouver des pommes bio en Limousin ?
PMP : Oui. Je viens d’en acheter. Mais il y a un vrai défi : si on devait demain passer à 50 % de bio dans les cantines scolaires, il faudrait un effort considérable de formation [protestations dans la salle]. Je ne dis pas que ce n’est pas possible, mais c’est possible seulement si on s’en donne vraiment les moyens.
Un intervenant : J’ai entendu parler d’une école de médecins à Bordeaux, spécialisés dans l’endobiogénie et je me demandais s’ils ne seraient pas intéressés par ce genre d’études.
PMP : J’en ai entendu parler mais je ne connais pas.
Un intervenant : La MSA ne donne aucun chiffre. Or on sait que certains cancers peuvent être liés aux pesticides. Y a-t-il des études comparatives entre populations des villes et des campagnes, par exemple sur l’impact du cancer de la prostate ?
PMP : Oui, il existe des études de type » écologique » intéressantes parce qu’elles permettent de lever un lièvre, mais insuffisantes pour pouvoir affirmer un lien de cause à effet. Je n’en connais pas sur le cancer de la prostate. Mais je connais une étude de ce type en Charentes, où on a comparé des aires géographiques correspondant à des cultures différentes : par exemple vigne, grande prairie, et milieu urbain. On a ainsi mis en évidence des pathologies corrélées avec ces lieux. Je ne sais plus si c’est Parkinson ou les lymphomes qui sont caractéristiques des zones de vigne. Ce type d’études permet de dire : » Attention ! il se passe peut-être quelque chose ! « , mais pas d’affiner beaucoup plus. Dans l’étude que nous faisons faire, on va descendre jusqu’à l’échelle communale pour calculer un indice d’exposition aux pesticides, et ce sera un peu plus précis que les aires de l’étude sur la Charente. Mais ce ne sera pas une étude de bio-exposition.
On a obtenu un deuxième étude : rechercher les pesticides dans les cheveux, les urines et le sang ; puis dans un deuxième temps (après 2019) nous allons essayer de voir de façon un peu plus fine que la simple localisation. Car il y a des biais : la localisation va indiquer où habite un gamin qui a un cancer, mais pas où s’est passée la grossesse.
Une intervenante : Je m’interroge sur la qualité des produits bio, cultivés sur des terres qui ont été polluées pendant des décennies. Y a-t-il des études ?
PMP : Oui, des études, il y en a plein ! Le règlement actuel exige trois ans de transition pour qu’une terre puisse passer au bio. Est-ce que c’est suffisant ? Je n’en sais rien. Mais je dirais que ce n’est pas très grave : l’important, c’est de vouloir changer de système, à la fois pour les consommateurs, et pour les agriculteurs qui en sont les premières victimes, d’un point de vue sanitaire et économique. Un collègue médecin va faire une intervention aux Vaseix [lycée agricole près de Limoges] pour expliquer le côté sanitaire, tandis qu’un agriculteur bio expliquera le côté économique : pourquoi il est passé au bio et comment il s’en sort (en gros : mieux). Cette transition, elle est forcément imparfaite, mais c’est mieux. Même si c’est très difficile : dans sa grande bonté, le gouvernement a maintenu les aides au bio, mais a supprimé les aides au maintien.
Un intervenant : Les pyréthrinoïdes seraient donc un PE… il me semble pourtant qu’en bio, on peut utiliser le pyrèthre… il n’y a pas une contradiction ?
PMP : Dans un cas, c’est du pyrèthre naturel, dans l’autre c’est un produit de synthèse. C’est-à-dire qu’on a isolé une partie de la substance de l’ensemble compliqué qu’est une plante, et on a concentré et isolé un truc qu’on utilise. C’est comme si je disais : dans tel aliment il n’y a que la vitamine X qui fait quelque chose, donc je vais extraire cette vitamine pour la consommer seule. On pouvait dire ça il y a cinquante ans, mais aujourd’hui c’est du délire. Il y a des milliers de composants et c’est l’ensemble qui fait quelque chose.
Un intervenant (agriculteur bio qui reprendra la parole plus loin) : Je suis d’accord. Et c’est pas parce qu’on est en bio qu’on est obligé d’utiliser le pyrèthre. On ne passe pas au bio pour passer d’un pesticide de synthèse à un pesticide naturel, mais pour changer complètement l’approche par rapport à l’ensemble du vivant. En conventionnel, le sol est un support neutre : 90 % des tomates qu’on achète poussent dans de la laine de roche, elles ne voient jamais le sol. En bio, c’est interdit. Les gens qui s’installent en bio le savent. Je ne parle pas des convertis au bio : ceux-là, la plupart du temps, c’est parce qu’ils sont malades ou parce qu’ils ont des problèmes financiers au point qu’ils pensent à se tirer une balle dans la tête.
Si tu dis à un agriculteur qu’il ne faut pas labourer, ça ne passe pas. Lui, son truc, c’est le tracteur. Or si tu laboures, c’est comme si tu te labourais la peau parce que tu as mal à la tête, tu vois. Tu détruis complètement le système, tu inverses les couches du sol : tu te mets une balle dans le pied, si tu laboures. Et en bio, il y a plein de gens qui labourent ; forcément, ils ont des problèmes. Ils ne font que des bêtises, donc évidemment ils sont obligés d’utiliser du pyrèthre et autres pesticides.
Moi, je ne fais pas partie de ces gens-là. L’année dernière j’ai utilisé du souffre parce qu’il avait beaucoup plu. J’étais obligé, sinon j’étais bouffé par l’oïdium. Mais c’est tout ce que j’ai fait. C’est tout ! Moi, je cultive des patates, j’y passe la tondeuse : la tondeuse à gazon, c’est l’outil principal chez moi. Je passe la tondeuse, je recouvre de foin, j’utilise les techniques exposées par Claude Bourguignon dans ses conférences. Les patates, je les cultive comme dans la région d’où elles viennent [les Andes] : les gens vivent dans un pays froid, ils cultivent les patates avec des protections. J’ai pas le temps de labourer, d’arracher l’herbe, etc. Mais chez moi il n’y’en a pas. Aujourd’hui vous avez des désherbants bio ! Pour moi, le désherbant bio, c’est une bâche plastique, et puis l’herbe elle crève. Moi je n’utilise pas de bâche plastique, mais ce qui pousse chez moi : je coupe l’herbe et je couvre le sol avec, et cette herbe est mangée par les vers de terre, et par le biais des bactéries, leurs crottes rendent assimilable l’azote par les plantes. A partir de là, s’il n’y a pas une catastrophe météorologique, ça marche. Je produis des légumes toute l’année. Je ne dis pas que je réussis tout. Cette année, je n’ai pas eu un seul fruit, parce qu’il a gelé pendant la floraison… et qu’est-ce que j’aurais pu faire, en conventionnel ? Rien. En conventionnel, ils ont été sinistrés aussi.
Un dernier mot : depuis les interventions auxquelles tu as participé (et moi aussi), il y a une évolution considérable dans la production des pommes en Limousin. Quand les gens disent qu’ils ne peuvent pas passer au bio du jour au lendemain, c’est vrai : ils ont opté pour une catégorie de pommes de merde, qui, sans pesticides, ne pourra pas produire. Ces pommiers ne sont pas adaptés au climat d’ici. On a trois grosses coopératives dans la région et à la suite de toutes nos actions, le président de l’une d’elles est en bio. Il y a 600 hectares de pommiers en bio sur le Limousin, ce n’est pas rien. Ils ont commencé par trois hectares pour étudier la question. Ils faut comprendre que c’est leur vie qu’ils jouent, que c’est leur boulot. Ils veulent être sûrs que ça marche.
PMP : C’est intéressant, ce que tu dis. On ne se bat pas du tout contre les producteurs, j’espère que tout le monde l’a compris. Il y a des choses qui sont en train de bouger. Des gens avec qui je me suis engueulé il y a quelques années… eh bien, l’atmosphère a changé, les dirigeants ont changé. Je leur tresse des lauriers, parce que supposez par exemple que vous veniez nous dire à nous, médecins, que vous voulez moins d’antibiotiques ou d’antidépresseurs, vous vous feriez virer de nos cabinets. Je ne crois pas que nous, médecins, acceptions facilement la contestation des patients. Je ne crois pas que quelque profession que ce soit accepte la contestation facilement. Et donc il est sain et normal qu’on se soit engueulés avec les pomiculteurs.
Une intervenante : Qu’est-ce qui justifie la différence de prix entre le bio et le conventionnel ?
L’intervenant précédent : Moi, quand j’achète un sachet de graines, je le paie 4 fois plus cher qu’en conventionnel. Mettons que j’achète du compost (ce n’est plus le cas) : en conventionnel, on leur donne le compost. Si, si. Ils n’ont que le transport à payer. Et vous avez une idée ce qu’ils utilisent, comme compost ? Des déchets d’incinération des ordures ménagères, des déchets des stations d’épuration, mélangés aux déchets verts des déchetteries. Quand j’ai acheté il y a quelques années un semi-remorque de compost de crottin de cheval à la champignonnière bio de Chancelade près de Périgueux, ça m’a coûté 400 euros.
PMP : La productivité aussi explique la différence des prix.
L’intervenant précédent : Oui, bien sûr. C’est vrai dans certaines conditions de travail. Si tu vas dans un verger bio et un conventionnel, tu verras la même chose, sauf que tu ne verras pas d’herbe jaune dans le verger bio, ni d’insecticide de synthèse, etc. Le souffre est autorisé, pour la tavelure, entre autres. Mais beaucoup d’agriculteurs ne comprennent pas. Ce n’est pas qu’ils ne veulent pas. C’est du chinois pour eux.
PMP : C’est pour ça que c’est intéressant que les coopératives signent une charte, parce que ça veut dire qu’elles s’engagent à former leurs adhérents. En ce qui concerne la tavelure, plus de la moitié des fongicides utilisés le sont contre les traces de tavelure sur les pommes. C’est juste une question de présentation dans les rayons des supermarchés ! Là c’est le rôle de la grande distribution, qui tient les producteurs pieds et poings liés. Sur des conneries comme ça je me demande comment ça peut bouger, parce que la vente directe ne pourra jamais écouler les volumes produits en Corrèze.
L’intervenant précédent : Ce qui a changé, c’est le porte-greffe, c’est la variété, mais pas les protections : par exemple les filets anti-grêle qui ne protègent pas que de la grêle mais des brouillards, etc. On joue sur la confusion sexuelle chez les parasites en libérant des hormones partout. Moi, pour le ver du poireau, j’utilise un plastique jaune englué… eh bien, en conventionnel, ils utilisent ça juste pour comptabiliser les papillons avant de traiter !… et de traiter avec des produits interdits, en plus !
J’ai fait la formation certi-phyto parce que j’y étais obligé, sinon je n’avais pas accès à certains trucs : je ne pouvais pas acheter de souffre, par exemple. Tu vois la connerie du système ? J’y suis allé à reculons. On me disait : » Vas-y ! tu vas apprendre des trucs ! »
Ouais ! J’en ai vu, des trucs. Nous étions dix-huit : neuf en bio et neuf en conventionnel. Le type de la MSA nous a demandé ce qu’on utilisait contre le ver du poireau. En conventionnel, ils utilisent tous du « Karaté », un neurotoxique. Quand le tour de table a été fini, le gars de la MSA nous a dit : » Vous savez qu’il n’existe pas de produit homologué pour traiter le ver du poireau ? » Ils ont eu un peu honte ! Voilà. Ils utilisent des produits qui ne sont pas autorisés. C’est grave, quand même.
Une intervenante (agricultrice bio) : Pour répondre à la dame qui demandait pourquoi le bio est tellement cher : nous avons des coûts de production un peu supérieurs, et des rendements qui ne sont pas les mêmes. Nous voulons faire de la qualité, des légumes qui ont du goût, et nous voulons vivre, pas travailler 70 heures par semaine parce que nous sommes des êtres humains. Enfin il y a la marge du revendeur, du distributeur.
En bio nous sommes très nombreux, nous faisons tous des travaux très différents les uns des autres. Il y en a des bons et des moins bons. Il faut être en contact avec l’agriculteur (que vous nourrissez et qui vous nourrit), c’est bien plus agréable et on mange mieux. En tant que producteurs, nous aimons bien avoir un retour sur nos produits. Certains recherchent une autre relation à la terre et aux consommateurs, et donc nous vous attendons avec impatience.
Une intervenante : Il y a aussi un coût du » non-bio » qui n’apparaît pas dans le prix quand vous achetez le produit. C’est le coût de la santé. A partir du moment où on rend les gens malades, on peut leur vendre des médicaments. Vous avez l’impression d’acheter vos aliments moins cher, mais pour ceux qui vont prendre en charge les dépenses de santé du pays, il y a un coût ; et un bénéfice pour les marchands de médicaments. Quand on regarde l’ensemble, c’est le conventionnel qui coûte très cher.
Un intervenant : Pour répondre moi aussi à Madame, je voudrais citer une étude récente : si on regarde le prix du kilo de vitamines ou d’oligo-éléments, le bio est beaucoup plus intéressant que le conventionnel. Or, c’est cela qu’on achète, en réalité. Dans une variété ancienne de pommes cultivées en bio, par exemple, il y a une quantité bien plus intéressante de ces produits.
Le même intervenant, agriculteur bio : Il y a une quantité d’aides colossale pour le conventionnel. Moi, j’ai des voisins qui ont 600 hectares de terrain et qui touchent 70 000 euros de primes sans rien foutre, rien que parce qu’ils ont 600 hectares ! 70 000 euros, imaginez ça, tous les ans ! C’est juste sur le premier pilier de la PAC. Tout ce qu’ils font à côté, c’est encore avec d’autres aides. Aidés pour ci, aidés pour ça ; moi, je suis aidé pour rien du tout. Au contraire : j’avais droit à 2500 euros de crédit d’impôt, cette année je me suis fait taxer 1300 euros de CSG sur un revenu de 9000 euros. C’est beau, non ? Et voilà : c’est ça, la France.
Un intervenant : Un sujet que vous n’avez pas abordé, c’est la prévention.
PMP : L’idée, c’est la prévention à la source chez les professionnels. D’abord essayer de chasser les pesticides les plus dangereux, CMR, PE… avec l’arrière-pensée qui est la mienne : je ne suis pas sûr qu’une agriculture productiviste soit possible sans CMR et sans PE. Mais il faut pousser les contradictions jusqu’au bout. Peut-être en milieu confiné serait-il possible d’utiliser ces produits ? Mais pas en plein champ. Donc : prévention à la source.
Il y a aussi les chartes pour aplanir les conflits entre riverains et agriculteurs : nous sommes sur une histoire comme ça près d’Angoulême, et aussi en région viticole.
Beaucoup plus difficile, il y a aussi la question réglementaire. Il faut se coltiner l’ANSES, en sachant très bien que ce n’est pas à ce niveau que ça bougera, mais au niveau européen. Mais le travail auprès de l’ANSES n’est pas inutile : cette agence a été combative sur les PE (moins sur les pesticides). Le problème, c’est que les financements pour des études sont taris depuis 2014 : plus de projet de recherche financé sur les PE. Notre avance en France sur ce sujet (ce qui poussait l’ANSES à agir) est en train de se perdre. En Europe, il reste trois pays qui poussent dans ce sens : le Danemark, la Suède et la France. C’est tout.
Pour l’instant, la stratégie nationale sur les PE n’est pas remise en cause au niveau politique français. Mais il n’y a plus les sous. Ca va se décider dans les prochains mois, et même si ça se discute au niveau européen, il faut bien comprendre que s’il n’y a pas une agence nationale qui pousse, on n’aura rien. Qui est-ce qui défend, en Europe, une vraie évaluation du risque des PE ? C’est l’ANSES et deux ou trois autres agences nationales. C’est un équilibre très fragile.
Tant que la réglementation européenne n’a pas bougé, il nous paraît inexcusable qu’on ne protège pas les femmes enceintes et les gamins. C’est-à-dire qu’on ne mette pas la notion d’hygiène chimique au même niveau qu’à une époque on a su mettre la notion d’hygiène biologique, pendant la grossesse. Il faut tenir compte des dangers d’aujourd’hui, certes de la façon la moins culpabilisante possible. Ce n’est pas facile, mais il faut s’y mettre ; et ça ne se fait pas de façon coordonnée, aujourd’hui en France.
Chez les médecins, il n’y a pas de formation continue vraiment organisée qui soit à la hauteur du problème. Il faudrait une mise à niveau sur les consultations pré-conceptionnelles : ce n’est pas quand une femme est enceinte depuis six mois qu’il faut la culpabiliser, si on a été incapable de l’informer avant.
Une intervenante pose une question sur les vaccins.
PMP : Je ne répondrai pas. Ce soir, le sujet était les pesticides et les PE, problème très complexe. On n’a pas même abordé le dixième du sujet !
Un intervenant : Ton association de médecins a maintenant une activité d’envergure nationale. C’est intéressant du point de vue politique et historique, de remarquer que cela s’est fait à partir d’un lieu comme le Limousin. Autre remarque : on n’a pas parlé de l’industrie…
PMP : Si, les dossiers d’homologation, au niveau européen, c’est l’industrie.
Quant à ta première remarque, le Limousin a aggloméré des histoires qui avaient lieu ailleurs. Nous avons été rejoints par des collègues bretons, etc. Mais les Charentais avaient bougé avant nous.
L’industriel ne me gêne pas parce qu’il gagne du pognon, mais parce qu’il le fait sur mon dos. Je me répète : les homologations, c’est le conflit d’intérêt institutionnalisé. Le système de protection sanitaire européen a fait entrer le loup dans la bergerie. Mais c’est réformable, et moi je crois aux instances de régulation. Il ne faut pas tuer l’ANSES, mais utiliser son pouvoir, qui est réel : par exemple sur le bisphénol A, l’ANSES a mis un coup d’arrêt.
Mais on est enfermé dans une logique d’analyse qui est : substance active par substance active. Ca, c’est ce que les industriels ont trouvé de plus malin. Et l’épidémiologie est encore considérée comme le saint des saints, la science suprême. Donc si l’épidémiologie ne montre pas le lien entre une substance et une maladie, ce lien n’existe pas ! C’est une connerie, l’épidémiologie peut ne pas monter certains liens. Il faut entrer dans une approche pluri-disciplinaire pour observer les choses avec plusieurs yeux.
Compte-rendu : M. G.