Au secours des juridictions sociales

Voici la deuxième partie du compte-rendu de la soirée du mois d’octobre 2015

 

avec Pierre Joxe. Pierre Joxe

 

Le débat :

Un intervenant : Que pensez-vous du livre de Messieurs Badinter et Lyon-Caen sur la simplification du Code du travail, ou peut-être que le mot simplification n’est pas très juste ?

Pierre Joxe : Ça m’a fait beaucoup de peine de voir qu’Antoine Lyon-Caen, que je connais depuis très longtemps, qui a toujours été un conseiller éclairé des organisations syndicales dans le sens progressiste, qui a été le professeur de très nombreux étudiants, et même le professeur formant de nombreux professeurs… ça m’a littérlement fait de la peine, ça m’a fait du chagrin de le voir signer ce livre. Quant à l’intervention de Badinter là-dessus, ça m’a stupéfié. Badinter n’y connaît rien, il n’a jamais fait de droit social. Quand il était ministre de la Justice, il ne s’est jamais intéressé ni au droit social ni aux juridictions sociales. Quand il était avocat, il était un avocat d’affaires et ceux qui ont un peu de mémoire se rappellent qu’il était avocat d’affaires dans un certain nombre de causes … Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Et comme par hasard, ça sort au moment précis où est mise en avant l’idée qu’il faut simplifier le droit du travail et le Code du travail. Le Code du travail, je ne l’ai pas apporté, parce que tel qu’il est relié, c’est un gros bouquin. Mais lorsque que Monsieur Gattaz, un jour, dans une émission de télé, a brandi un gros livre rouge en disant: « Vous comprenez, le Code du travail, c’est 3000 pages, etc.», c’était un mensonge éhonté. Parce qu’effectivement, il y a un gros bouquin rouge dans lequel il y a le droit du travail, mais il y a huit à dix fois plus de textes qui sont des notes, des commentaires, etc. Très peu de journalistes l’ont mis en avant, mais moi je m’en souviens, le Code du travail a été actualisé, codifié à droit constant pendant que j’étais au Conseil Constitutionnel. Et savez-vous qui était le haut fonctionnaire qui a organisé la codification à droit constant du code du travail, qui s’est terminée en 2008 ? C’était Monsieur Combrexelle. Aujourd’hui, c’est le même Combrexelle qui vient proposer une révision, une remise à plat du Code du travail. Mais qu’est-ce que c’est que ce personnage ? Qu’est-ce qui lui prend ? Pourquoi l’a-t-on payé en 2008 pour faire quelque chose qui maintenant serait tout à refaire ? Qu’est-ce que c’est que ce complot ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire de complexité ? Le Code fiscal, il est simple? Et le Code du commerce ? Si les Codes étaient simples, il n’y aurait pas besoin de juges. Quand Cicéron disait que la loi est un juge muet et que le juge est une loi parlante, c’est parce qu’il faut des juges pour appliquer la loi, pour interpréter.
Par exemple, il y a très peu de crimes de jeunes, quelques braquages, quelques actes de rare violence et de temps en temps des viols. Il y en a plus qu’on ne croit, mais moins qu’on le pense. Très souvent les juges pensent qu’une agression sexuelle, il vaut mieux qu’elle soit jugée vite fait en correctionnelle plutôt qu’après une instruction de 14 mois pour aller aux assises. Parce que l’agression sexuelle plus ou moins caractérisée, Il vaut mieux dans l’intérêt de la société et dans l’intérêt du jeune qu’elle soit jugée vite. Peut-être sévèrement, mais vite et pas par une cour d’assises, une cour d’assises spéciale qui est à huis clos. Si l’instruction prend un an, un an et demi, c’est pas le même garçon. Donc les magistrats parfois disqualifient des actes. Par exemple, un dimanche j’ai vu arriver deux garçons qui étaient allés dans le 16e arrondissement qui est un quartier rupin. Ils avaient agressé un type, ils lui avaient volé son téléphone avec un opinel. Le rapport de police disait «vol avec violence en réunion sous la menace d’une arme». C’est un crime. Mais le Parquet avait requalifié les faits en port d’arme prohibé. C’était fou, car non seulement les jeunes portaient une arme, mais ils l’avaient sortie. Mais c’était une bonne chose car très souvent avec les enfants on ne sait pas à qui on a affaire. Ils ont dit devant le juge qu’ils avaient voulu voir ce que c’était qu’être agresseur parce qu’ils avaient été agressés la semaine précédente. Donc vous avez des trucs complètement enfantins.
À propos du livre de Badinter, de sa part, ça me fait de la peine, pour Lyon-Caen ça me fait beaucoup plus de peine, on ne l’attaque même pas en souvenir du rôle qu’il a pu jouer. C’est triste.
En 1981 pendant la campagne, on interroge Mitterrand à la télé : «Est-ce que vous êtes pour l’abrogation de la peine de mort ?» Il a répondu : «Je sais qu’on me dit que l’opinion française est contre, personnellement je suis pour – Si vous êtes élu Président de la République, est-ce que vous proposerez l’abrogation de la peine de mort ? – Oui, je la proposerai parce que c’est ma conviction». Il est élu, en juin je suis élu député. En juillet, on commence à étudier l’abrogation de la peine de mort. Badinter arrive un jour. Le groupe était là presque au complet. Badinter commence à expliquer. Il y a un député des Hautes-Pyrénées qui dit : «Robert, la peine de mort ce n’est pas toi qui va abroger, c’est nous. Mais nous l’avons déjà abrogée dans nos cœurs depuis Victor Hugo, Jaurès, etc. Et nous allons l’abroger nous, pourquoi ? Parce que nous avons été élus députés, Robert, toi tu as été battu». On est passé à la suite de l’ordre du jour. Voilà un aspect de Badinter peu connu.

Un intervenant : Est-ce que vous pourriez nous expliciter un petit peu le propos que vous tenez dans votre livre sur la comparaison avec le Code noir qui fut le premier Code du travail ?

Pierre Joxe : C’est un élément très important, hélas, de l’histoire de France. Le Code du travail tel qu’il est n’existe en tant que tel que depuis le premier ministère du Travail dans le gouvernement Clémenceau en 1905 ou 1906. Il a été créé un Code du travail qui a rassemblé des lois qui avaient commencé à exister depuis le XIXe siècle. Mais il y a eu un autre Code du travail : c’est le Code noir, un Code élaboré par Colbert et qui réglait les rapports entre les esclaves et leurs maîtres. C’est un Code du travail très important parce qu’à l’époque, une production industrielle très importante pour l’économie de la France était le sucre produit aux Antilles. Le sucre était produit presque exclusivement dans des plantations où la main-d’œuvre était servile, par une classe de propriétaires fonciers et de colons avec tous les pouvoirs. Ce Code noir est un texte extrêmement intéressant. C’est horrible parce qu’il dit clairement que l’esclave est une chose, pas très différente d’un élément du bétail avec d’ailleurs la valeur que peut avoir une vache limousine ou un poulet de Bresse. Un esclave, ça s’achetait, ça se revendait. La production de la femme esclave appartenait au maître comme les poulets ou les veaux. Le Code noir était un monument d’une autre époque sauf qu’il a pesé sur le fait que la Déclaration des droits de l’homme n’a pas aboli l’esclavage. Beaucoup de Français ne savent pas que esclavage n’a été aboli qu’en1848. En fait, il avait été aboli en 1793 mais rétabli par Napoléon et surtout il n’avait pas été aboli au moment de la Déclaration des droits de l’homme parce que le dernier article de la Déclaration des droits de l’homme concerne le droit de propriété. Ça peut vous intriguer, mais la révolution de 1789 était une révolution bourgeoise. Le droit de propriété était donc sacré. Le problème de la propriété c’est : «Qu’est-ce que c’est qu’un bien ? » Est-ce qu’un esclave est un bien, est-ce que le droit de propriété sur les humains existe ? Ça a été discuté et la Constituante a décidé de ne pas abolir l’esclavage. La Constitution de 1793 l’a aboli de manière explicite en disant que la personne humaine ne peut pas faire l’objet d’une appropriation, etc. Ensuite, Napoléon a rétabli l’esclavage parce que les sucriers de l’époque, qui étaient à la fois des grands propriétaires terriens, des grands propriétaires d’esclaves et les propriétaires des machines des chaudières, etc, voulaient garder l’esclavage. Voilà pourquoi le Code noir est un élément très important pour comprendre l’évolution du droit du travail en France, d’autant plus que lorsque l’esclavage a été aboli si l’on peut dire une bonne fois pour toute en 1848, l’abolition n’a pas été appliquée à100 %, pratiquement pas du tout à la Guadeloupe, ce qui explique que la Guadeloupe a toujours eu des tensions beaucoup plus fortes que la Martinique. Deuxièmement parce que la France commençait alors une autre colonisation à partir de 1830 : celle de l’Algérie. Le Code noir, aboli théoriquement par l’abolition de l’esclavage, va alors être repris sous une forme atténuée, dégradée. Qu’est-ce que c’est qu’un esclave ? C’est quelqu’un qui ne s’appartient pas à lui-même et en particulier qui ne peut pas aller là où il veut quand il le veut, dont la famille n’a pas un statut dont il est le maître. Parce que le maître de l’esclave est celui de la famille. Le Code de l’indigénat que peu de Français connaissent, a été mis en place par l’horrible colonialiste célébré par tellement de gens comme étant le père de l’école publique : Jules Ferry, «le Tonkinois» comme l’appelaient ses adversaires. Jules Ferry avec qui Clémenceau a ferraillé pendant des heures à la Chambre des députés, a édicté le Code de l’indigénat qui a été appliqué en Algérie en particulier jusque dans les années 1960 et dont un certain nombre de règles sont directement issues du Code noir, notamment la limitation de la liberté de circulation. Voilà pourquoi je cite le Code noir dans mon livre comme étant un élément à prendre en compte dans la difficulté pour la France de se doter d’un droit social progressiste.
Vous savez que la loi Le Chapelier est une loi dont on dit qu’elle a détruit les corporations. Certes. Mais en plus, elle a créé un délit de coalition qui est directement à l’origine de la répression contre toute action concertée des travailleurs, et je ne parle même pas d’action syndicale. La loi Le Chapelier, c’est une grande loi capitaliste. Qui était Le Chapelier ? Un esclavagiste. C’est une des tares de l’éducation en France : on n’enseigne pas que Le Chapelier s’était opposé à l’abolition de l’esclavage. On apprend qu’il a supprimé les corporations mais pas que sa loi est à l’origine de toutes les poursuites contre les syndicats naissants pendant tout le 19e siècle et qui ne deviendront légaux qu’à la fin du Second Empire. Vous voyez que dans notre histoire, il y a des côtés cachés qui ne sont pas très sympathiques.
Je suis d’une génération pour qui les luttes contre les guerres coloniales ont été le ferment de notre mobilisation politique. On était des enfants de la guerre. J’ai eu la chance d’être dans une famille qui était résistante, élevé dans la haine du nazisme, du fascisme, des procédures antidémocratiques, des tortures, de toutes les pratiques du nazisme. Quand on a vu comment sont les guerres coloniales, d’abord en Indochine, ensuite en Algérie, on a été horrifié. On a été très mobilisé par l’anticolonialisme. Il y a une génération un peu plus jeune qui ne se rend pas compte. Hollande a planté un arbre en honneur de Jules Ferry : c’est un manque de culture historique.

Un intervenant : Par rapport à la délinquance juvénile, je lisais récemment un livre de Mucchieli, L’invention de la violence, où il explique qu’en fait le problème est qu’on n’a pas forcément davantage d’actes violents, mais qu’on a peut-être davantage de procédures, on a tendance à pénaliser plus vite des délits qui pourraient peut-être se régler par intervention des adultes si les adultes acceptaient le rôle de cadre. Les adultes au quotidien ont peur d’intervenir auprès des grands enfants, des ados.

Pierre Joxe : Une des caractéristiques de la justice pénale des mineurs, c’est qu’elle fait beaucoup appel à des éducateurs. Ces éducateurs font partie de la Protection judiciaire de la jeunesse, qui pendant longtemps s’appelait l’éducation surveillée. Dans l’expression «éducation surveillée», il y avait le mot éducation et c’était un progrès par rapport à l’administration pénitentiaire. Pendant très longtemps, les enfants qui étaient délinquants étaient traités un peu comme des adultes, dans les colonies pénitentiaires. La direction de l’éducation surveillée, c’est un progrès lié à l’ordonnance de 1945. La Protection judiciaire de la jeunesse reprend le mot «protection». De Gaulle a signé l’ordonnance de 1945. Aujourd’hui, une ordonnance est un texte législatif adopté généralement dans un domaine particulier et selon des procédures particulières plus exigeantes. C’est une forme de loi. Les ordonnance de 1945 sont des ordonnances de gouvernement de fait, car de Gaulle n’avait pas été élu. Il était soutenu par la population, par la résistance et il n’y a eu une constitution qu’en 1946. Qu’est-ce qui se passe en 1945 ? On avait peur, il y a eu la contre-offensive, les armées allemandes et 400 chars ont commencé à revenir vers Paris. Ils ont été arrêtés assez vite mais la guerre n’était pas finie, la France n’était pas libérée. Hitler pensait qu’il allait pouvoir faire une percée. C’est à ce moment-là que le général De Gaulle signe l’ordonnance. J’ai mis dans mon livre un extrait de l’exposé des motifs : «il est peu de problèmes aussi graves que ceux qui concernent la protection de l’enfance et parmi eux, ce qui a trait à l’enfance traduite en justice», c’est-à-dire que ce général de cavalerie en pleine guerre encore signe un texte disant : la question des enfants traduits en justice est une question de protection de l’ enfance. Ça c’est quelque chose dont s’est énormément écarté Sarkozy, complètement frénétique. Je me suis toujours demandé ce qu’il avait pour avoir une telle hargne à l’égard des jeunes. Une partie de la population française exprime je pense, au fond, à l’égard de la jeunesse un racisme inconscient. De même qu’en 1900 envers les rôdeurs de barrière, ce qu’on appelait les apaches, qui allaient dans Paris pour détrousser les gens, pour agresser les vieilles dames ou pour voler à l’arraché. Qui étaient-ils ? C’était des petits immigrés. Qui venaient d’où ? Du Limousin, de Savoie, d’Auvergne, de Bretagne. C’étaient des immigrés de l’intérieur. Les Savoyards étaient à peine français, depuis quelques dizaines d’années. C’étaient les enfants des familles les plus pauvres et les plus exploitées, les enfants les moins bien traités. Et aujourd’hui c’est vrai que dans les quartiers que l’on dit difficiles, surtout difficiles pour eux, c’est là qu’on trouve le maximum d’enfants abandonnés, ou pas vraiment abandonnés, mais pas encadrés, pas suivis. C’est triste mais c’est comme ça. De même qu’il y a un siècle, la plupart des enfants que l’on trouvait devant les tribunaux pour enfants étaient de petits immigrés de l’intérieur, aujourd’hui pour la plupart ce sont de petits immigrés qui viennent des anciennes colonies, des petits Maghrébins ou Africains. Il n’y a pas qu’eux, il y a aussi des petits Français blancs aux yeux bleus, mais quand même une majorité d’enfants qui appartiennent aux minorités visibles. Moi j’assume qu’une partie des Français n’est pas raciste, mais quand ils voient ces enfants-là, ils se disent obscurément, ils ressentent que ce ne sont pas nos enfants, donc, ce ne sont pas des enfants. Aux États-Unis, la grande majorité des taulards sont de jeunes blacks. Il est vrai qu’il y a plus de délinquance parmi les jeunes blacks parce que ce sont les jeunes les plus pauvres, mais il est vrai surtout qu’il y a une férocité sociale de la part de la police, de la justice à l’égard de leurs délits qui prend des mesures telles qu’Obama s’est exprimé là-dessus récemment. En France il n’est pas vrai que la justice soit particulièrement bienveillante avec les mineurs, pas du tout. Ils sont plus poursuivis, plus condamnés. Si on mettait autant l’accent sur la poursuite contre la fraude fiscale, contre l’évasion fiscale, contre un certain nombre d’infractions économiques qui font parfois des dommages terribles à la société française, ce ne serait pas une mauvaise idée. Donc je pense que ce que Mucchieli a étudié, c’est très juste et malheureusement très peu connu. De temps en temps il passe à la télévision et je crois que ça frappe un peu ce qu’il dit. Parce que vous pouvez dire, qu’il y a de plus en plus de crimes, d’attentats par des jeunes, sauf que des crimes par les jeunes il y en a très très peu et il n’y en n’a pas de plus en plus. Ce sont les statistiques du Ministère de la Justice depuis 20 ans qui le disent. Mais c’est une idée qui passe et ça contribue à faire peur des jeunes, mais aussi de l’immigration. Il y a un mélange des deux qui est obscur chez beaucoup de gens et qui est redoutable parce qu’évidemment c’est un instrument politique.

Un intervenant : Je m’interroge sur l’expression «juridiction sociale», en fait sur le terme de «social» parce qu’on peut dire que toutes les juridictions sont sociales par définition. Quelle est l’originalité du social dans cette juridiction-là ? Est-ce que par exemple on juge les propriétés sociales des jeunes prévenus qui sont devant ses tribunaux, leur milieu d’origine ? Est-ce que ça entre toujours en ligne de compte ? La question par exemple des circonstances atténuantes est-elle toujours mise en évidence ? Est-ce que c’est ça le social ?

Pierre Joxe : Il y a peut-être un petit malentendu. Je considère que la justice des mineurs a une fonction pénale qu’elle remplit d’ailleurs d’une façon assez sévère, et une fonction sociale qu’elle remplit aussi bien par la fonction éducative que la fonction protection des mineurs. Par exemple, dans le domaine des crimes sexuels sans aucune exception, les jeunes qui commettent des agressions sexuelles sont des victimes d’agression sexuelle. Personne n’a encore jamais rencontré un délinquant sexuel qui n’a pas été lui-même victime d’agression sexuelle. Ce qu’on appelle le droit social, l’état social, c’est une discussion qui a été portée tout au long du XIXe siècle, y compris par les philosophes allemands. C’est un Etat qui ne se borne pas assurer la sécurité, le respect des lois de la propriété mais qui en plus se soucie de réduire les inégalités, considérant que par elle-même la société crée des inégalités et a tendance à les aggraver. Toute une partie de la pensée socialiste a été marquée par trois sources : la philosophie allemande, la science économique anglaise et le socialisme français, étant précisé que le socialisme français était d’abord un socialisme un peu utopique. Ces trois courants de pensée sont assez différents.
En Angleterre, il n’y a pas eu un mouvement social aussi intense. Ce sont les syndicats qui se sont armés et toute une partie des luttes sociales ont résulté beaucoup plus des luttes syndicales. Le parti travailliste est venu beaucoup plus tard par l’union des grandes centrales syndicales et des sociétés de pensée.
En Allemagne, c’est vraiment le syndicalisme et les mouvements politiques qui ont développé la revendication pour un État social. L’État doit apporter du mieux-être. Le génie de Bismarck a été de dire : «Je vais faire le socialisme par en haut». Il n’a pas pu le faire car il y avait seulement 11 députés socialistes. Ce qu’il a eu comme génie, c’est de donner à l’empire allemand une image moderne, parce que l’empire allemand est une création récente. L’Allemagne n’existe pas depuis longtemps, c’était une poussière de principautés, une poignée de riz sur une table. Ca commence à se réunir avec la Prusse. Mais l’empire allemand a été créé très tard et pour lui donner une structure philosophique, il était prévu que ce ne serait pas seulement un État de droit, mais aussi un État social. Ce sont les Allemands qui ont inventé l’État de droit. Frédéric de Prusse, qui était un grand chasseur, en avait marre parce que dans son grand territoire de chasse, il y avait une enclave, un bout de forêt qui appartenait à un paysan, petit propriétaire local. Chaque fois qu’il passait avec sa chasse, il lui disait : il faut que vous me vendiez ça, un jour je vais me fâcher. Et on raconte que le paysan le regardait et lui répondait : «Sire, à Berlin il y a des juges qui décideront de cela ». On ne pouvait pas dire ça ni à Louis-Philippe, ni à Charles X. C’est l’État de droit. L’état social, c’est une étape de plus qui n’a pas été développée en France. En France, il y avait les socialistes et le christianisme social. En Allemagne, il y a eu cette réflexion, on a créé l’État de droit ; il faut aussi créer un État social et c’est ce qu’ils font encore aujourd’hui. Quand je dis que la justice des mineurs a un rôle social, qu’est-ce que c’est ce qui est social ? C’est ce qui est destiné à améliorer les structures internes de la société dans le sens de plus de justice. Effectivement, je pense que la justice des mineurs n’a pas qu’un rôle de justice pénale, elle a un rôle d’encadrement social. Prenons l’exemple du Québec qui importe des francophones venus d’Haïti et d’Afrique Noire. Au Québec, on dit à celui qui arrive : «Tu es là pour devenir un bon québécois, pas de blague». Cinq fées tombent sur le jeune Québécois qui pour la première fois commet une infraction : un officier de la police montée, un juge des enfants, un professeur, un médecin, un psychologue. Les cinq lui disent : Ddans les mois qui viennent, on va te juger. Si tu changes»… La justice des mineurs au Québec est efficace à 92 %, c’est-à-dire que 92 % des jeunes qui viennent devant le tribunal pour enfants n’y reviennent jamais. Nous, on est à 80 %. La justice a là un rôle social.

Un intervenant : Le projet de loi auquel vous faites référence, c’est le projet de loi de la justice du XXIe siècle. Je suis un petit peu surprise que vous y soyez favorable car, en particulier, il y a pas mal d’attaques contre les Prud’hommes à travers notamment la remise en question de l’indemnisation des Conseils prud’hommes et d’autre part des élections prud’hommales que l’on envisage d’une certaine manière de supprimer. Je suis donc très réservée sur certains aspects. Et cette loi ne vise pas que les Prud’hommes. Dans les Tribunaux de première instance, il va y avoir toutes les juridictions sociales qui vont être regroupées, mais ça va complètement changer par rapport aux conseillers prud’hommes. Je pense que ces projets, c’est surtout pour faire des économies, exactement comme il y a eu des réformes de la carte judiciaire sous Rachida Dati.

Pierre Joxe : Je suis entièrement de votre avis, le projet de loi qui s’appelle « Application de mesures relatives à la justice du XXIe siècle », il est clair que c’est au moins autant une politique d’économie qu’une politique de réorganisation, y compris pour les juridictions sociales. Quant aux Prud’hommes, c’est un autre problème. Moi qui suis membre de la CGT depuis toujours, je ne suis pas d’accord avec sa position. Le système allemand ou belge est meilleur que le système français. Ce qui est en cause en France n’est pas le problème de l’échevinage, il n’y a pas une différence fondamentale entre l’échevinage allemand et les prud’hommes français. Je m’explique. Qui siège au Tribunal du travail de Bruxelles ou de Liège ? Des syndicalistes choisis sur liste syndicale. En France, qui siège au Conseil des prud’hommes comme conseillers salariés ? Des syndicalistes élus sur une liste syndicale. En France, ils sont élus, en Allemagne et en Belgique, ils ne sont pas élus mais désignés par l’autorité centrale. C’est vrai que c’est une différence et philosophiquement il y a un problème qu’il faut trancher. En France, la justice populaire par des magistrats élus n’existe que dans deux grandes configurations : les Prud’hommes et les Assises, où il y a des jurés populaires, c’est-à-dire pas professionnels. Aux Prud’hommes, ils sont élus ; aux Assises, ils ne sont pas élus mais tirés au sort parmi un panel de citoyens qui vont donner l’opinion de la société sur ce crime, sur ce criminel. Aux Prud’hommes, on va faire un tribunal du travail qui va juger avec des gens qui sont élus par les syndicats des salariés et les autres par les organisations professionnelles. C’est vrai, historiquement, le Conseil de Prud’hommes n’était qu’une instance de conciliation. Ça a évolué tout au long du XXe siècle. Mais il faut regarder la vérité. Qui siège au Conseil de Prud’hommes ? Des salariés qui sont présentés par la CGT, par la CFDT ou par FO, personne d’autre. Qui siège au Tribunal du travail allemand ? Des représentants des syndicats. il est vrai que l’élection, on dit que c’est mieux. Mais ce qui est encore mieux en Allemagne, c’est que les représentants des syndicats siègent aussi en appel. Par exemple, à Heidelberg, ils siègent au Tribunal d’appel. Est-ce qu’en France, il y a une seule Chambre sociale de la Cour d’appel où siège un syndicaliste ? Jamais. En Allemagne, ils siègent aussi à la Cour de cassation. Est-ce qu’on a jamais vu un syndicaliste nommé à la Cour de cassation ? En France on voit parfois nommés à la Cour de cassation des professeurs d’université. Le fait d’introduire la représentation professionnelle dans des juridictions sociales me paraît essentiel. Le fait de l’élection, je ne dis pas qu’il est secondaire. Dans la symbolique, il est très important. Mais la symbolique, c’est une chose. Quand en France on sait que les syndicats sont malheureusement si dégarnis et si divisés alors qu’en Allemagne les syndicats sont si puissants qu’il désignent les prud’hommes et les juges assesseurs… Je comprends que dans un contexte politique comme celui de la France, la conquête de l’élection prud’hommale a une grande importance symbolique. En plus, il y a quelque chose de très important, c’est que face au juge départiteur, il y ait des représentants élus. Parce que le droit du travail n’est pas qu’un droit parmi d’autres. C’est un droit dont les racines sont dans les luttes sociales. Par conséquent, si le juge c’est la loi qui parle alors que la loi, c’est un juge muet, que les juges soient issus de la même mouvance sociale, des luttes sociales, du syndicalisme, c’est une bonne chose. Les 40 heures, le licenciement abusif, toutes ces lois ont été arrachées par des mouvements syndicaux entérinés par le pouvoir politique. Que la loi sociale qui est un juge muet soit appliquée par des juges qui sont des lois parlantes qui sont originaires du mouvement syndical, ça a une puissance symbolique extraordinaire. Et c’est surtout vrai quand le syndicalisme est fort, organisé et unitaire.

Une intervenante : Permettez-moi de m’inscrire en faux contre l’idée qu’il y aurait des économies à tirer des propositions qui sont faites, puisque je vous rappelle quand même qu’étant retraitée, lorsque je siège aux Prud’hommes, je suis indemnisée à raison de 7 € de l’heure. Nous avons fait le calcul : si les 70 conseillers prud’hommes de Limoges devaient être remplacés par des juges professionnels, et que nous devenions leurs échevins, avec en plus la tradition de la justice française où lorsque le juge professionnel a parlé, le syndicaliste, il faut qu’il se taise… C’est quand même un peu comme ça que ça se passe. Il y a peut-être une autre tradition en Allemagne, peut-être des rapports différents, mais pour avoir discuté avec des juges du travail allemands, on sait aussi qu’en Allemagne la Justice du travail passe son temps à ne pas rendre de jugement. Tout le travail, c’est la conciliation, la négociation, et l’on sort avec le marchandage qui ne dit pas le droit justement et qui ne tranche pas. Aujourd’hui, la loi du marché en a décidé autrement et dans la mesure où effectivement nous sommes passés d’un Etat social a un gouvernement social-libéral, je pense que malheureusement il y a beaucoup d’hypocrisie dans les démarches qui sont faites. C’est Monsieur Macron qui est le plus clair, toutes les autres propositions précédentes, c’est un coup porté pas seulement au symbole de l’élection prud’hommale, mais un coup porté au monde du travail pour ne pas dire à la classe ouvrière, qui est en train de se perpétrer aujourd’hui. Qu’on invoque des raisons d’économie ou qu’on invoque des raisons très techniques et juridiques, le fond du problème est ailleurs. Si on abolit les élections et qu’on passe à la désignation, il est bien évident que la CGT perdra un bon nombre de sièges dans les Conseils de Prud’hommes. Ça mettra de l’huile dans le dialogue social dont notre gouvernement actuel se fait le chantre.

Pierre Joxe : Quand vous dites que vous vous inscrivez en faux sur le fait qu’il y aurait des économies, ce que j’observe dans le projet de loi sur les juridictions sociales et que je critique, que je dénonce, c’est qu’on voit surtout la recherche d’économies en particulier au pôle social des TGI. Ce ne sont pas de bonnes économies que de réduire les moyens des juridictions sociales et j’en dirais autant des Prud’hommes.
L’État a été condamné par le TGI de Paris à l’Initiative de 37 actions qui ont été menées en coordination avec les syndicats pour des retards de deux ans et plus des décisions prises dans les Conseils de Prud’hommes. Je pense que la réflexion s’impose de savoir si on a intérêt ou non à ce qu’il y ait des juges salariés en appel et en cassation ; moi je pense que oui. La magistrature française n’a pas adopté la juridiction sociale, elle est restée dans son univers du juge judiciaire avec les juges civils et les juges pénaux. Le droit social, c’est pas pour nous. Et ça, c’est très grave.
Est-ce que c’est sa faute ? Non. On n’enseignait pas le droit social dans les universités françaises il y a seulement 50 ans. Quand j’étais étudiant, il y avait un cours à option semestrielle en troisième année qui s’appelait la «législation industrielle». Quand on était inscrit à ce cours, on était marqué politiquement, on était tous des gens de gauche, le prof aussi. C’est quelque chose qui n’a pas tellement changé. Le problème qui a été posé par Laroque en 1948-1950, créer un ordre de juridiction sociale, a été écarté, ça n’a même pas été discuté. Il y a un retard de la France dans ce domaine. Introduire des magistrats non professionnels c’est-à-dire des juges salariés dans les instances d’appel et de cassation de droit social, ça changerait beaucoup de choses.
C’est tragique. A plusieurs reprises, le président de la Cour de Cassation a été un magistrat qui n’avait jamais fait de droit social. Pendant très longtemps, le grand maître de droit social à la Cour de cassation était Monsieur Vaquez qui était doyen de la Chambre sociale. Pourquoi était-il le grand maître ? Parce que le président était nul.
En Belgique, le sommet de la hiérarchie est un ancien juge du travail. En Allemagne, les juridictions du travail, les juridictions sociales sont à égalité de noblesse avec les autres. En France, on ne peut pas le dire, on ne peut pas comparer.
Je pense aussi qu’il y a une espèce d’indolence, d’indifférence de la part de l’opinion française à l’égard de ces questions qu’en réalité elle ne connaît pas. Pourtant du chômage, il y en a partout.
Pour moi, le meilleur système c’est le système belge. Ce sont les mêmes populations qui ont affaire aux juridictions du travail et aux juridictions sociales et je pense qu’un jour en France, ça se fera, ça viendra. De même que le Conseil des prud’hommes n’était pas une juridiction mais un lieu d’arbitrage, de même que le Tribunal des affaires de Sécurité sociale était une commission d’arbitrage. Je pense que la judiciarisation du droit du travail qui est très en retard en France finira par intervenir. Quand ? Ça dépend de nous tous.

Compte-rendu réalisé
par Jean-Louis Vauzelle.

 

 

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