Par Etienne BALIBAR
3 Décembre 1993
INTRODUCTION A LA SOIREE
Gerard BOMBEL : C’est une rude tâche qui m’échoit; le camarade Claude Gobeaux m’a demandé d’assurer cette présentation : spontanément, j’ai répondu positivement parce que j’avais plaisir à retrouver Etienne Balibar, qui lui ne se souvient plus de moi. Mais moi, j’ai eu l’occasion de le voir à l’époque des cours sur la philosophie spontanée des savants qui se tenaient à l’Ecole Normale Supérieure. J’ai même un souvenir tout à fait précis, puisqu’on évoque rapidement le livre des Ecrits pour Althusser, souvenir tout à fait personnel qui ressemble beaucoup au tableau des philosophes du XVIe siècle de la Renaissance. Althusser entrant dans la salle et s’asseyant au bord de l’estrade, et écoutant parler Balibar et regardant la salle : c’est une image de la philosophie qui était tout à fait impressionnante.
Je reposerai un certain nombre de questions qui sont d’ailleurs d’ores et déjà dans les bouquins d’Etienne Balibar et en particulier dans le livre Race, nation, classe, dans lequel se retrouvent un certain nombre de questionnements touchant le sujet de ce soir.(1) Quelle est la spécificité du racisme contemporain ? Comment peut-elle être reliée à la division de classes dans le capitalisme et aux contradictions de l’Etat-nation ? En quoi, réciproquement, le phénomène du racisme nous amène-t-il à repenser l’articulation du nationalisme et des luttes de classes? Et ce triangle -nationalisme, lutte de classe et racisme- d’une certaine manière intervient d’une façon permanente dans toutes les publications récentes d’Etienne Balibar et joue un r“le clé dans l’analyse des phénomènes sociaux, économiques, mais aussi dans l’analyse philosophique qui peut être portée sur les situations que nous vivons; situations qu’on peut évoquer très brièvement: Marc Guillaumie vient de citer un fait de l’actualité immédiate de Limoges (2) qui montre à quel point on est en prise directe avec cette réalité. Je rappellerai simplement, pour ne pas trop en ajouter, quatre ou cinq points qu’ Etienne Balibar souligne comme étant des faits incontournables dans la période actuelle :
– l’effondrement du communisme institutionnel. Comment ne pas évoquer cet aspect-là des choses, y compris le regard qui peut être porté en la matière sur le mode de fonctionnement des organisations qui se référent au communisme en France.
– l’affirmation croissante d’une société multiethnique et multiculturelle.
– la mondialisation de la politique et aussi de la vie quotidienne .
– la réactivation du nationalisme dans l’Ouest et dans l’Est européen sous des formes diverses, peut-être en sera-t-il parlé tout à l’heure.
– la remontée d’une extrême droite fascisante qui peut historiquement rappeler un certain nombre de souvenirs à des gens qui penseraient en particulier à une déclaration d’un grand dirigeant social-démocrate de 1932, six mois avant les élections qui ont porté au pouvoir Hitler : «Les nazis n’existent plus en Allemagne. Ce qui fait prendre la mesure de la lucidité d’un certain nombre de dirigeants politiques d’appareils, qu’il s’agisse d’appareils sociaux-démocrates ou communistes. De ce point de vue, ils n’ont rien à s’envier.
Pour ce qui concerne l’analyse, et j’en terminerai avec cette présentation rapide, on trouve dans la recension des textes, au début, les textes élaborés avec Louis Althusser, donc Lire le Capital (1968), dans le volume 2 où un texte important portait sur les concepts fondamentaux du matérialisme historique, et le dernier en date, publié en France : La philosophie de Marx paru aux éditions de la Découverte 1993. Et si on essaye de rapprocher ces deux textes, ça fait prendre la mesure à la fois des constances de l’analyse et des évolutions de cette analyse, et je crois que dans l’avant-propos des Frontières de la démocratie, il y a une page (page 8) qui montre à quel point c’est un élément important de cette recension : ne rien cacher de son histoire, montrer quelles ont été les différentes démarches, ne pas gommer des éléments d’analyse qui ont été produits à un moment donné, qui ne sont peut être plus retenus dans cette analyse d’aujourd’hui, mais qui comptent dans la construction intellectuelle qui a conduit la démarche d’Etienne Balibar, parmi l’ensemble des philosophes qui, à l’époque -puisque j’y faisais référence tout à l’heure-, entouraient L.Althusser.
Gérard BOMBEL
(1) Le débat s’intitulait initialement : Les mouvements identitaires et l’universalité. Quel universalisme aujourd’hui ?»
(2) Marc Guillaumie, qui présidait la séance, avait informé l’assistance que des agressions de l’extrême droite venaient de se produire, contre les locaux du MRAP et de Point-Rencontre
EXPOSE d’Etienne BALIBAR
Merci, je te remercie du fond du coeur. J’éprouvais un peu d’appréhension à l’idée de m’entendre présenter, et tu as su le faire d’une façon qui m’a mis tout à fait à l’aise et m’a ramené à un passé qui m’est cher, même s’il commence à être un peu lointain et si beaucoup d’événements dont certains étaient assez dramatiques, sont venus s’interposer entre ces souvenirs que tu évoquais et la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui. D’autre part, je voudrais vous dire que je suis particulièrement heureux de répondre à l’invitation de ce Cercle. Je suis un enseignant, pas un orateur de réunions publiques ; mais ceci n’est pas une réunion publique au sens électoral du terme : c’est une réunion d’amis, c’est du moins comme cela que je la conçois. Elle est placée sous le patronage de Gramsci, qui, aujourd’hui, force est de le constater, est un nom qui, d’un pays à l’autre, crée ou recrée plus que d’autres peut-être des liens de solidarité, de fraternité, de mise en commun des efforts intellectuels, dans la tradition qui est commune à beaucoup d’entre nous. Je me sens, au fond, chez moi ici d’une certaine façon.
Alors, la question qu’on m’a proposé de traiter ce soir pour introduire la discussion (1) a sans doute une formulation un peu compliquée, un peu contournée, qui reflète la difficulté dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui, aussi bien de nous servir sans précaution que de nous passer de ces termes traditionnels, qui appartiennent à la tradition philosophique et à la tradition politique : universalisme, identité, mouvement, lutte, etc… Nous avons besoin de ces termes, mais en même temps nous avons le sentiment que leur signification se transforme et que leur usage ne va pas de soi. Je voudrais simplement partir de l’idée, très générale et abstraite, que je m’efforcerai ici de mettre en cause, au risque de compliquer un peu les choses, d’une opposition frontale entre l’universalisme et le particularisme ou la particularité. Et je veux le faire parce que j’ai le sentiment, sans vouloir caricaturer quiconque, que beaucoup des discours qui nous sont adressés s’enferment et nous enferment dans cette alternative, qui est de plus en plus stérile. Nous sommes sommés de choisir entre l’universalisme et l’affirmation de l’identité ou de l’autonomie culturelle, au gré des événements politiques ; tant“t il s’agit de la préservation de la langue française, tant“t il s’agit de savoir si la construction européenne sous la forme prévue de Rome à Maastricht facilitera ou interdira la solution des problèmes aussi bien économiques que culturels d’un pays comme le nôtre; tant“t il s’agit de désigner le nationalisme comme un recours, tant“t il s’agit au contraire de le stigmatiser, de le diaboliser et d’en faire en quelque sorte le danger principal de la situation dans laquelle nous vivons. Or, je crois que nous devons prendre conscience du fait que ces notions ont toutes une histoire, qui les a chargées d’usages et de significations multiples, en sorte que, en vérité, elles sont profondément équivoques. Il n’y a rien qui ressemble à l’universalisme en général. Il y a des universalismes. Il y a des façons de se réclamer de l’universel. Ceux qui emploient les mêmes termes, qui se référent, par exemple, à l’Europe, voire à l’Occident, ne mettent pas les mêmes significations sous ces termes. Et a fortiori est-ce vrai pour la notion de mouvement identitaire ou de nationalisme. En vérité, cette situation ne date pas d’aujourd’hui et, pour ce qui concerne le nationalisme, ceux de notre génération, a fortiori ceux qui sont un peu plus âgés et même ceux qui sont un peu plus jeunes, en ont vu suffisamment et ont suffisamment de souvenirs ou recueilli suffisamment de témoignages pour savoir que le nationalisme, suivant les situations historiques, suivant l’identité précisément de ceux qui s’en réclament, peut remplir aussi bien des fonctions d’oppression, de répression et d’obscurantisme, que de libération et d’ouverture à l’universel. Il est bien évident que le nationalisme de libération nationale et le nationalisme de conquêtes ne peuvent pas être purement et simplement mis dans le même sac ; cela reviendrait à vider de sa signification des notions comme celles de résistance ou d’indépendance, par exemple, qui ne sont évidemment pas synonymes d’exclusivisme et a fortiori d’oppression. Mais il n’en reste pas moins, et je pense ici à un exemple qui nous touche de prés, qui a touché de prés notre jeunesse et qui va nous concerner à nouveau de façon directe, celui de l’Algérie. L’histoire nous a appris aussi à déceler dans les mouvements de libération et dans les nationalismes libérateurs un élément ou des éléments d’ambigu‹té, des contradictions internes qui, suivant les situations, peuvent se retourner finalement contre les aspirations et les ambitions initiales.
UNIVERSALISME EXTENSIF et UNIVERSALISME INTENSIF
Tout ceci appelle d’abord, c’est ce à quoi je voudrais me consacrer dans une première partie, un travail de clarification du sens des termes. Vous savez, c’est un peu le métier du philosophe, peut-être son péché, que de disséquer le sens des mots et d’essayer de faire passer des lignes de démarcation. Cette notion de ligne de démarcation qui était déjà familière à Platon l’était aussi particulièrement à mon maître Althusser que tu évoquais tout à l’heure. Il me semble que, sous le nom d’universalisme, se sont trouvés en quelque sorte superposés l’un à l’autre deux phénomènes, deux mouvements historiques qui n’ont pas exactement les mêmes racines et n’ont pas exactement non plus les mêmes fonctions. Il se trouve que je participe ces jours-ci à un colloque de l’Association des professeurs de philosophie de l’Académie de Poitiers, où on parle d’universalisme à chaque instant. J’ai donc eu l’occasion de vérifier que mon intuition sur ce point n’est pas complètement fictive. Naturellement, j’essayerai de dire dans un instant pourquoi cette superposition, voire cette confusion, a été possible, et qu’elle n’est pas tout à fait due au hasard. Mais il me semble que la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui est une situation dans laquelle il devient de plus en plus difficile de ne pas dissocier ces deux aspects. Puisqu’il faut bien employer une terminologie abstraite, que chacun s’efforce de forger pour les besoins de la cause, je vous proposerais la distinction suivante. Sous le nom d’universalisme, on peut entendre d’un côté un universalisme extensif ou expansif, et j’emploierai comme formulation quasi synonyme la notion d’hégémonie, même si la référence à Gramsci doit être, ici au moins, provisoirement, laissée de côté, Et d’autre part un universalisme intensif, qui n’est pas un universalisme d’expansion mais un universalisme qualitatif, un universalisme de libération : je crois, je vais essayer de m’en expliquer, que la marque tout à fait typique en est la revendication de l’égalité, ou plus précisément encore, sous une forme peut être plus contraignante, la lutte contre la discrimination, la revendication d’une non-discrimination entre les individus qui appartiennent à l’espèce humaine.
Pourquoi universalisme extensif d’un côté, et intensif de l’autre ? Prenons des exemples, même s’ils doivent appeler la discussion et ne font pas d’unanimité parmi nous. Pour ce qui est des universalismes extensifs, je pense qu’il y a deux grands universalismes qui se sont succédé dans l’histoire des sociétés classiques et modernes. Il y a des universalismes de type religieux et il y a des universalismes de type la‹que qui ont été fondamentalement des universalismes nationaux. Les universalismes religieux, ce sont les grandes religions d’extension universelle qui se sont proposées de rassembler les individus et les peuples autour d’un symbole, pour employer l’expression qui d’ailleurs était canonique dans la tradition catholique ; donc, autour d’un message qui doit faire lien entre les hommes de différentes provenances, de différentes catégories sociales, en dépassant toutes frontières fixées par l’hérédité, la provenance ethnique, les groupements traditionnels. C’est le cas, bien évidemment, – on pourrait discuter sur la tradition juive – de chacune des deux ou trois religions, quatre suivant la façon dont on voudra compter, de la tradition monothéiste occidentale. C’est le cas de l’islam, du christianisme et, à l’intérieur du christianisme, du catholicisme, du protestantisme et de l’orthodoxie. Ces universalismes sont des universalismes de conversion et de prosélytisme. Naturellement, ce prosélytisme peut prendre des formes pacifiques, des formes missionnaires, des formes de conviction qui passent à travers l’exercice d’une solidarité, voire d’une fraternité. Ou bien il peut prendre une forme de conquête et de violence – et en fait historiquement les deux sont étroitement mêlées. Je parle d’hégémonie pour la raison suivante : ce qui caractérise un universalisme en ce sens ce n’est généralement pas, pour l’essentiel, l’ambition d’instituer ou d’instaurer l’uniformité idéologique. Au contraire, ce qui a fait la capacité d’expansion et en ce sens la force d’attraction et de séduction universelle des grandes religions que nous venons d’évoquer (probablement aussi d’autres dans le monde, car il n’y a pas que l’islam ou le christianisme, mais mon ignorance, comme celle de la plupart de nos compatriotes, m’interdit ici de tenir des discours sur le bouddhisme), c’est justement le fait qu’il ne s’agissait pas d’une théologie totalitaire. Je crois très important de faire cette distinction. Il ne s’est jamais agi de provoquer et de créer l’uniformité absolue des consciences, même et surtout si le message d’une religion universelle est un message exigeant, moralement contraignant. Et, en un sens, la preuve ou le critère de cette capacité d’hégémonie, c’est à dire de cette capacité de rassemblement, d’institution d’une communication qui traverse les frontières ethniques et politiques, c’était ce grand idéal de la chrétienté médiévale qui était l’idéal de la paix entre les nations : une certaine forme de cosmopolitisme qui supposait déjà qu’une autorité spirituelle suprême soit capable d’imposer à différents pouvoirs temporels le respect de certaines règles communes. Une idée qui au fond se retrouve sous des formes qui ont varié dans le détail, mais qui ne sont pas contradictoires avec leur origine, aussi bien dans l’idéal de l’institution du droit international que dans celui de la constitution d’une société des nations.
Je prends cet exemple parce que je voudrais faire ressortir une similitude qui me parait très importante. Lorsque Gramsci a réfléchi sur la fonction des intellectuels organiques, le modèle qu’il a pris et dont il a essayé d’étudier ensuite les transformations à travers l’histoire des sociétés la‹ques de l’Europe contemporaine, c’était justement le modèle de la formation des clercs dans la tradition catholique, c’est à dire des porteurs de ce message dépassant les particularismes locaux. Donc, la question qu’on peut se poser c’est de savoir s’il y a eu d’autres universalismes du même type que l’hégémonie des religions universelles, et je pense que l’idéologie nationale, sous la forme où elle s’est répandue en Europe après la Révolution française et où elle a régné, essentiellement sur la construction des Etats européens, pendant environ deux siècles (et ce n’est pas terminé), comporte une part d’universalisme extensif entendu en ce sens-là. Et il ne faut pas craindre, sur ce point, d’évoquer des phénomènes historiques qui sont profondément ambivalents, car ils présentent à la fois une face d’extrême violence ou d’extrême oppression et une face d’ouverture, et à certains égards de libération, en tout cas ils ont contribué à généraliser l’idée de libération et d’indépendance dans le monde moderne. Il est bien évident que chacun des grands empires coloniaux du XIXe et du XXe siècle, que ce soit l’empire français ou l’empire anglais, a construit sa volonté d’hégémonie internationale sur la capacité qui était la sienne, en concurrence avec ses rivaux, de répandre dans le monde entier un certain nombre de notions générales, comme celle de progrès technique, ou de connaissance scientifique ou encore, et ceci est certainement le plus important de tout, la notion de la‹cité, qui, me semble-t-il, joue dans l’histoire de l’universalisme national un r“le assez symétrique à celui que jouait la notion de paix universelle dans la tradition religieuse. Simplement, tout se passe comme si les camps ou les places s’étaient en quelque sorte échangées. Le point d’honneur de l’universalisme religieux, par exemple dans la tradition chrétienne, c’est de contraindre en quelque sorte les pouvoirs politiques ou politico-militaires à mettre bas les armes sur une certaine limite. Tandis que le point d’honneur, inversement, de l’Etat national et de l’universalisme qui lui appartient en propre, construit autour des notions de citoyenneté, de progrès, de scolarisation et de la‹cité, c’est d’établir la paix entre les différentes confessions religieuses. C’est-à-dire de contraindre, là encore au besoin par les moyens du droit et de la force publique, les groupes qui s’entredéchirent et qui se détruisent réciproquement, au nom d’un exclusivisme religieux, à cohabiter les uns avec les autres. Et cohabiter veut dire communiquer ou, en tout cas, s’intégrer à une structure de communication qui est garantie par le pouvoir civil. Voilà donc pourquoi je crois pouvoir dire que nous avons affaire aussi dans l’histoire du nationalisme -c’est le premier aspect sur lequel il faut insister-, à une dimension d’universalisme ou d’universalité extensive. Et, je le répète, il importe essentiellement de ne pas confondre cette dimension d’universalité avec ce qu’on a pris l’habitude d’appeler un totalitarisme. Pas plus que l’universalisme des grandes religions mondiales ne tendait à imposer l’uniformité à leurs fidèles, pas davantage, en principe au moins, l’universalisme la‹que de l’Etat-nation n’est un totalitarisme, c’est à dire ne tend à gommer toutes les différences individuelles ou toutes les différence de groupes. Et dans la pratique si ce principe n’avait pas été respecté la tentative de construire des Etats-nations n’aurait pas duré longtemps.
Ceci dit, aucun de ces deux universalismes, sous cette forme-là au moins, n’est à proprement parler un universalisme de libération, ni ce que j’ai appelé un universalisme intensif. Alors qu’un universalisme extensif est une idéologie de dominants, l’universalisme intensif ou qualitatif est un universalisme de libération, de non-discrimination, c’est fondamentalement, me semble-t-il, une idéologie de dominés. Ce n’est donc pas, par nature au moins, une idéologie étatique, une idéologie d’appareil ; mais c’est fondamentalement l’expression d’une revendication d’égalité qui commence, par la force des choses, par l’expression d’une révolte. Révolte contre la discrimination, révolte contre les inégalités, révolte contre les interdits, révolte contre les obstacles qui s’opposent à la liberté d’expression, ou à d’autres libertés, individuelles ou collectives.
L’UNIVERSALISME INTENSIF DANS L’HISTOIRE
Je crois qu’il y a une longue histoire des universalismes intensifs, entendus en ce sens-là. Cette histoire connaît un tournant qui aujourd’hui encore n’a pas perdu sa signification fondamentale ; c’est le tournant que représentent les déclarations de droits des grandes révolutions de l’ère bourgeoise. C’est-à-dire la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, mais probablement aussi, déjà avant, des déclarations semblables qui ont servi à mobiliser et à galvaniser les énergies des luttes révolutionnaires du siècle précédent, chez les Hollandais à l’époque de la Révolte des Gueux, pendant la Révolution anglaise et au delà, pendant la Révolution américaine qui d’ailleurs en est une continuation presque directe. Pourquoi la Déclaration des droits nous parle-t-elle d’universalisme ? Pour une raison simple : pas seulement parce que la phrase commence par l’expression Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit, ou plus exactement parce que cette phrase vise directement à dénoncer jusqu’à la racine le fait même de la discrimination, en la déclarant impossible parce que contre nature, ce qui est une façon idéologique de la représenter comme un absolu.
Au fond, beaucoup de discussions sur l’universalisme tombent dans l’équivoque et l’obscurité parce qu’on veut confondre les deux phénomènes. Un universalisme intensif, en ce sens-là, n’a pas pour caractéristique principale de devoir s’étendre à la terre entière. Le problème fondamental n’est pas de savoir si l’on va exporter la doctrine des droits de l’homme et du citoyen au-delà des frontières. Ce n’est même pas de savoir si on va en faire un idéal, au nom duquel on se proposera de civiliser l’humanité. L’humanité, en l’occurrence, n’est pas une notion quantitative, ce n’est pas une notion extensive. C’est une notion qualitative. Ce qui est en question, c’est de savoir si on peut considérer qu’à l’intérieur de l’espèce humaine, il y a des catégories différentes qui peuvent et éventuellement doivent être hiérarchisées. C’est pourquoi je pense que, dans l’histoire, on voit surgir un universalisme intensif, entendu en ce sens-là, chaque fois que, sous une forme nouvelle, une discrimination ou une combinaison de discriminations et d’entraves à la liberté devient collectivement insupportable. C’est à dire chaque fois que – par la pratique, dans la lutte, en tout cas dans la combinaison de leurs efforts – des individus découvrent que certains droits individuels imprescriptibles, sans lesquels au fond, il n’y a pas de vie humaine digne de ce nom, doivent être imposés, doivent être conquis et ne peuvent l’être que d’une façon collective. Les droits auxquels nous pensons ici ont naturellement pour support des individus. C’est naturellement l’individu qui s’exprime, c’est l’individu qui a le droit de se déplacer librement par delà les frontières ou bien de bénéficier de certaines garanties par rapport au pouvoir politique ou au pouvoir spirituel. C’est l’individu qui doit pouvoir rechercher un emploi indépendamment de la couleur de sa peau, ou de la sonorité de son patronyme. Et même, en dernière analyse, c’est l’individu qui est le porteur d’une certaine culture. Mais évidemment, si le support des droits est individuel, l’effort pour imposer ces droits, et par conséquent pour faire passer la liberté dans la réalité, dans l’histoire, dans l’effectivité comme aurait dit le philosophe Hegel, cet effort-là est nécessairement collectif, trans-individuel.
Je me suis posé la question, et je ne suis certainement pas le seul, de savoir de quand on pouvait faire dater l’émergence dans l’histoire d’un universalisme intensif, entendu en ce sens-là. Et au fond, plus je réfléchis à cette question, plus j’essaye de m’informer, plus je pense qu’il faut remonter loin. Il faut remonter très loin. En vérité, il semble bien que la revendication de non-discrimination et, par conséquent, d’universalité humaine en ce sens-là, est quelque chose qui date pratiquement des débuts de l’histoire humaine connue. Dans les religions universalistes auxquelles je faisais allusion tout à l’heure, il y a évidemment un élément d’universalisme intensif en ce sens. Le christianisme ne serait jamais devenu la religion de l’Empire romain s’il n’avait pas eu, entre autre, pour doctrine, la suppression, en tout cas la neutralisation de la différence entre les hommes libres et les esclaves. C’est un exemple caractéristique de ce que j’évoquais ici. Mais il y a peut être des exemples encore plus anciens que cela. Il y avait dans le monde grec des groupes, même limités, même petits, non pas à proprement clandestins, mais qui se réunissaient de façon privée, indépendamment des cultes officiels des cités antiques, dans lesquelles les distinctions de castes ou les distinctions entre étrangers et citoyens, voire les distinctions entre hommes libres et esclaves (peut-être même les distinctions entre hommes et femmes) étaient mises entre parenthèses, annulées au regard d’un culte commun. Et peut-être même, si j’en crois la lecture d’histoires de l’Antiquité, l’un des événements les plus anciens de l’histoire connue, le passage de l’Ancien Empire au Moyen Empire égyptien a t-il été lié, au moins c’est l’hypothèse que font certains historiens, à une longue période de troubles et de révoltes populaires dont le mobile et le mot d’ordre, si étonnant que cela puisse nous paraître aujourd’hui, consistait dans la revendication de la part de l’immense masse des paysans égyptiens, des fellahs, du droit à l’immortalité de l’âme qui, jusqu’alors, était reconnue uniquement aux individus de la caste dominante.
Mais pourquoi nous intéresser uniquement au passé le plus reculé ? Il faut nous intéresser aussi, bien entendu, à l’histoire la plus récente. Et puisque la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen servait ici de point de référence privilégié, il faut se poser la question de savoir comment, au delà de la Déclaration, et quelquefois dans des domaines auxquels elle n’avait nullement fait allusion ou même que ses rédacteurs avaient totalement méconnus, manifestant ainsi les limites de leur propre universalisme, cette exigence fondamentale de la non-discrimination s’est fait progressivement jour. Lorsque Marx a écrit en 1864 pour l’Association Internationale des Travailleurs le fameux préambule qui commence par la phrase : L’émancipation des travailleurs sera l’oeuvre des travailleurs eux-mêmes, il s’agissait là sans aucun doute d’une nouvelle formulation de cet internationalisme intensif, sur un terrain qui avait déjà évidemment alimenté les luttes sociales de la période révolutionnaire, mais qui n’avait pas fait l’objet d’une expression théorique. Et par là même aussi il s’agissait d’une possibilité qui était mal perçue jusqu’alors d’en dégager la signification politique. La signification politique, en l’occurrence, cela voulait dire que personne n’est libéré par autrui, même si personne ne peut se libérer seul, même s’il n’y a de libération que collective comme je le disais tout à l’heure. La notion paternaliste d’une libération par en haut, y compris sous la forme d’un Etat-providence, est une notion contradictoire dans les termes. C’est par conséquent quelque chose comme un droit universel à la politique qui se trouvait ainsi revendiqué de la part des ouvriers. Mais nous savons que ces mêmes ouvriers (ou une partie d’entre eux) qui revendiquaient ainsi le droit universel à la politique par delà la discrimination de classe, étaient parfaitement capables, d’autre part, de trouver naturelle la division des tâches domestiques, et de considérer l’accès des femmes à la scène publique comme une chose contre nature. C’est pourquoi il a fallu qu’apparaisse à son tour insupportable – et peut-être pas uniquement insupportable pour les femmes, même si sans aucun doute, c’est de là que les choses sont parties et ont d– partir – cette autre forme de clivage à l’intérieur de l’espèce humaine qui consiste à penser que la différence sexuelle, différence évidemment irréductible, doit en même temps être interprétée comme une inégalité constitutive. Et à cet égard les choses ont été plus vite dans l’Angleterre bourgeoise que dans la France socialiste – dans le socialisme français particulièrement misogyne, comme nous le savons sans doute. Et même s’il y avait eu, dés l’époque de la Révolution, la révolte jacobine de Toussaint Louverture et des noirs d’Haïti qui n’ont pas fini, aujourd’hui encore, de payer très cher l’audace qu’il ont eue à cette époque, il a fallu encore quelques décennies sinon davantage pour que la discrimination ethnique ou la discrimination raciale apparaisse, à son tour, comme l’enjeu d’une revendication universaliste en ce sens.
Je me suis longuement étendu sur ces deux notions d’universalité parce que je veux en arriver à une double constatation.
Premièrement, et c’est là que la conjoncture d’aujourd’hui, sans aucun doute, modifie les termes du problème, les universalismes extensifs, qui ont servi à construire de grandes hégémonies, à construire des empires, à élargir les frontières à l’échelle du monde, à dépasser les particularismes locaux, ont toujours été des universalismes d’Etat. En ce sens, ils peuvent être considérés comme des idéologies dominantes. Et cependant, ils ont probablement tiré une bonne partie et même l’essentiel de leur énergie, de l’emprunt qu’ils faisaient de certaines notions clé à des universalismes de libération, à la revendication d’une non-discrimination. Quand on se pose la question de savoir pourquoi la société bourgeoise s’est finalement installée sur les décombres de la société féodale, il ne suffit certainement pas, ni d’une explication idéale, purement idéologique, ni d’une explication purement économique et en ce sens mécaniste. Il faut une combinaison des deux, il faut faire sa part au fait qu’à côtéde la transformation des structures économiques et sociales, a existé aussi la possibilité de mobiliser les masses en faveur d’un nouveau type de société, d’un nouveau régime ; et on n’aurait pas mobilisé les masses si elles n’avaient pas entendu en sourdine et même très explicitement dans la proposition qui leur était faite, l’expression de leur propre volonté de non-discrimination ou de libération. Dans la laïcité, dans la scolarisation, elle ont entendu la conquête de l’égalité du droit à la parole, et même si tout le monde n’a pas usé et ne s’est pas trouvé en position d’user de ce droit à la parole de la même façon, il y avait du moins une différence qualitative avec la société antérieure. De même, bien entendu, et il ne faut pas fuir cette question brûlante, si on se pose la question de savoir pourquoi une société socialiste n’a pas rempli sa promesse de surmonter le mode bourgeois d’organisation des sociétés modernes, pour l’instant du moins et probablement pour longtemps – en tout cas sous ce nom là -, sans doute faut-il se poser la question de savoir comment l’élément d’universalisme intensif, la revendication d’égalité contenue au départ dans le projet socialiste et communiste, s’est trouvée progressivement anéantie, au point de déboucher, à cet égard, sur une forme de communication sociale et d’organisation collective inférieure à la forme bourgeoise elle-même.
L’UNIVERSALITE REELLE
Mais la deuxième observation que je voudrais faire sur ce point, c’est que dans les universalismes mentionnés jusqu’à maintenant, il y a toujours nécessairement un élément utopique, ne serait-ce en ce sens qu’il y a un élément d’anticipation de l’avenir. Ces universalismes expliquent que la situation actuelle se caractérise par l’inégalité, par la discrimination ou par les frontières, mais que, au fond, l’avenir appartient à l’humanité toute entière, ou que l’avenir verra la réconciliation de l’humanité avec elle-même. C’est donc un élément d’utopisme et à la limite un élément de messianisme. Or se représenter l’expansion de la liberté ou de l’égalité à l’échelle du monde entier est aujourd’hui une idée, une aspiration dont les conditions de réalisation et tout simplement de compréhension, d’intelligibilité, ont singulièrement changé de signification. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’un troisième terme intervient. C’est ici que je voudrais proposer une nouvelle distinction terminologique. Je voudrais introduire un troisième terme qui n’est pas l’universalisme, mais ce que j’appellerai l’universalité réelle.
L’universalité réelle, c’est tout simplement le fait que pour la première fois dans l’histoire, nous vivons dans un seul monde, lequel est immédiatement en communication avec lui-même. En sorte que tous les individus qui le composent, si divergents que soient leurs intérêts, si incompatibles que soient leurs langages, sont au courant de l’existence les uns les autres et se voient, en quelque sorte, quotidiennement, ne serait-ce que sur les écrans de télévision.
L’historien anglais Benedict Anderson, qui enseigne aux Etats-Unis, spécialiste des sociétés du sud-est asiatique, a écrit un très joli petit livre qui malheureusement n’a pas été traduit en français, un des meilleurs sur la question des nationalismes paru dans les dix ou quinze années (Imagined Communities, Editions Verso, 1983). Il appelle le phénomène de communication sous-jacent à la formation des unités nationales la communauté imaginée. Je dirais, pour ma part, que la communauté imaginée est aussi la communauté imaginaire. Ce qu’il désigne par là, c’est un phénomène extrêmement simple et quotidien : il y a eu dans l’histoire, et il y a toujours, des sociétés qui sont fondées sur des solidarités locales, dans lesquelles les individus se connaissent personnellement. Mais évidemment, le propre d’une nation ou d’une religion – l’oumma des musulmans ou bien la communauté chrétienne, même la société française prise dans son ensemble -, c’est que chaque individu a très peu de chances de rencontrer dans sa vie tous les individus qui appartiennent à la même communauté que lui et de faire leur connaissance personnelle. Quand je dis très peu, en fait les chances sont nulles. En revanche, il les imagine comme semblables, comme prochains, c’est-à-dire comme appartenant à une seule et même communauté. Et il sent avec eux un lien de solidarité, qui est aussi un lien de fidélité, d’allégeance et d’amour envers la même unité nationale, envers la même « patrie ».
Au fond, ce que Benedict Anderson a décrit dans son livre, ce sont tous les moyens qui ont été mis en oeuvre par les sociétés nationales de l’époque moderne pour créer ce lien de solidarité invisible, cette communauté imaginée qui permet à chacun d’entre nous de se représenter, même confusément, le lien qui l’unit à ses compatriotes. Il y a des circonstances historiques dans lesquelles on les rencontre, alors que l’on ne les avait jamais rencontrés (du moins certains d’entre eux). Ces circonstances jouent toujours un r“le important dans l’histoire d’un pays. Certaines d’entre elles sont tragiques. C’est par exemple (pour les hommes) le fait d’être tous mobilisés ensemble pour monter aux tranchées ou pour se diriger vers la frontière. Quand cela prend la forme d’une retraite précipitée, cela crée, évidemment, des effets extrêmement ambivalents. Et si la retraite précipitée est suivie d’une «résistance», ou de l’émergence d’un mouvement collectif, social et national, on regagne ce que l’on avait perdu sur l’autre plan. De toute façon, le plus important, c’est le travail sur le long terme. C’est le travail quotidien, celui qu’effectuent l’école, la presse, les partis politiques, toutes les structures de communication de cette société civile à laquelle Gramsci attachait une importance toute particulière.
Mais quelle est la situation aujourd’hui à cet égard ? C’est une situation tout à fait paradoxale, hautement conflictuelle, pour ne pas dire explosive, au regard précisément de ce critère que je viens d’évoquer. D’une certaine façon, il n’y a plus qu’une seule société mondiale et c’est ce qui suggère aux uns ou aux autres l’idée que la solidarité nationale est en voie de dissolution dans une sorte de solidarité universelle. A la place du journal écrit et publié en français, qu’il soit journal parisien ou journal provincial, ou bien en anglais ou en allemand pour le pays voisin, il y a des satellites de télécommunication et des chaînes de télévision qui couvrent la surface de la terre entière. CNN peut envoyer instantanément les images de la guerre du Golfe dans le dernier petit village du Japon, de la Chine, de l’Italie du sud ou de la pointe de la Bretagne -puisque la pointe de la Bretagne est un symbole d’extrémité géographique, comme d’autres. En ce sens, effectivement, tous les hommes qui constituent l’humanité d’aujourd’hui peuvent se représenter, d’une certaine façon, qu’ils appartiennent à la même espèce. En même temps, c’est ce qui fait le caractère explosif et paradoxal de la situation que j’évoquais, l’humanité qui de cette façon est matériellement unifiée pour la première fois de son histoire par les moyens de communication – et aussi, il faut bien le dire, par d’autres techniques qui ne sont pas toutes pacifiques -, est une humanité profondément divisée avec elle-même. C’est une humanité dans laquelle la hiérarchisation des hommes atteint des proportions que probablement aucune société particulière du passé n’avait exhibées de la même façon.
Que voyons-nous en effet sur les écrans de télévision ? Nous voyons d’autres hommes qui ont la peau cuivrée au lieu d’avoir la peau blanche, qui ont les cheveux crépus au lieu d’avoir les cheveux lisses, etc. C’est à dire que nous «voyons» – comme au spectacle – l’espèce humaine dans sa totalité. Mais nous voyons en même temps des conditions de vie absolument incommensurables, nous voyons qu’il y a quasiment un fossé d’espèce entre l’homme qui vit aujourd’hui dans un village dévasté par la guerre et les catastrophes naturelles du centre de l’Afrique ou de l’Asie du sud-est, et celui qui vit dans une métropole du nord-ouest, tant en Europe qu’en Amérique du Nord et en Extrême-Orient. Et pour une bonne partie de l’humanité, la question angoissante est justement de savoir si elle appartient à l’une ou à l’autre de ces deux catégories; ou à l’une des nombreuses catégories intermédiaires.
Jamais, par conséquent, l’humanité n’a été plus unifiée et d’un autre côté, jamais elle n’a été aussi profondément clivée par des rapports de domination et d’inégalité. C’est pourquoi il est extrêmement difficile de se représenter ou de forger de nouvelles utopies universalistes. Parce que l’idée de conquérir le monde ou d’unifier le monde est une idée qui a perdu sa signification libératrice. C’est déjà fait : l’universalité existe déjà. C’est pourquoi je parle d’universalité réelle. Et d’un autre côté, il est plus évident et plus nécessaire que jamais de formuler l’exigence de non-discrimination ou d’égalité, donc l’idée d’un droit à la politique. Mais le droit à la politique, cela commence par le droit à l’expression, à défendre en personne ses propres intérêts : le problème est à l’ordre du jour du monde dans lequel nous vivons.
LA LUTTE DES CLASSES
J’ai parlé déjà très longtemps. Permettez-moi cependant de rattacher à ce que je viens de dire quelques réflexions à propos de la situation du communisme ou de l’idée de la lutte des classes dans cette configuration. Je crois que cette configuration historique rend compte à la fois de la profonde inactualité et de la profonde actualité de la tradition socialiste et communiste. Profonde inactualité, parce que dans cette tradition, il y avait au fond tout l’héritage de la vieille utopie, du vieil idéal d’unifier le monde par delà ses clivages, ses particularismes. En ce sens le communisme avait tout simplement repris à son compte l’idéal classique de cosmopolitisme auquel je faisais allusion tout à l’heure. Ceci est tout à fait en porte-à-faux par rapport aux conditions réelles dans lesquelles nous nous trouvons aujourd’hui, qui ne sont pas les conditions dans lesquelles nous avons à mettre les hommes en communication les uns avec les autres – ils le sont déjà – mais plut“t dans lesquelles la question se pose de savoir comment une partie de l’humanité pourrait vivre en en ayant condamné une autre partie, bien plus nombreuse et massive, sinon à la disparition, du moins à une existence misérable et précaire. En revanche, l’autre aspect du communisme est, me semble-t-il, plus actuel que jamais. Je veux dire cet aspect par où le communisme est la pointe de l’idéal d’égalité, l’alternative à la hiérarchisation et à l’organisation de castes à l’intérieur de l’espèce humaine, y compris sous la forme de l’exploitation et de l’utilisation des différences communautaires.
LES MOUVEMENTS IDENTITAIRES
Quant à la question des mouvements identitaires, nationaux ou nationalistes, sur laquelle il faut dire un mot pour finir, je pense que c’est une question plus ambivalente que jamais. Mon ami Immanuel Wallerstein a sur ce point une position extrême. Il pense que les mouvements de revendication identitaire sont fondamentalement des mouvements de contestation de l’ordre hiérarchique établi dans le monde d’aujourd’hui, ou de contestation du systéme-monde dans lequel nous vivons et que, par conséquent, leur fonction est fondamentalement «antisystémique» ou si vous préférez, progressiste. Au fond, il n’est pas loin de penser que dans ce monde où les différences technologiques sont systématiquement mises à profit pour organiser les inégalités de classe, la revendication de l’identité est en soi une forme de résistance à la discrimination et en ce sens fondamentalement libératrice. Cela n’empêche pas que, dans tel cas particulier, il y ait une ambivalence du nationalisme qui peut se retourner contre lui. Je ne suis pas s–r qu’il en aille ainsi pour deux raisons au moins.
La première, c’est que les affirmations d’identité nationale sont à la fois instrumentalisées et perverties par les conditions économiques dans lesquelles elles se font jour. Il suffit d’observer une situation comme celle de la Yougoslavie actuelle, la plus douloureuse de toutes, la plus proche aussi du monde européen dans lequel nous vivons, une sorte de concentré des impuissances et des obstacles de l’unification européenne, pour prendre conscience du fait que les antagonismes qui se vivent eux-mêmes comme religieux ou ethniques, ou linguistiques, ou comme une sorte de mélange de tout ceci à la fois, n’auraient jamais dépassé ce point de non retour au delà duquel une collectivité entière bascule dans l’autodestruction, si la Yougoslavie, naguère située sur la ligne de partage entre les deux systèmes mondiaux, n’était pas prise aujourd’hui dans l’étau de fer de la contrainte économique. Le problème qui est posé depuis le début, c’est, entre autres, de savoir quelle partie de cet ancien Etat «national» est susceptible de s’intégrer à la communauté des riches en Europe, et quelle autre sera rejetée dans cette espèce de «Sud» que constitue l’ancien «Est» socialiste.
La seconde raison pour laquelle je ne pense pas que l’on puisse affirmer purement et simplement le caractère progressiste des mouvements identitaires, ce qui ne veut pas dire qu’il faille poser leur caractère intrinsèquement réactionnaire, c’est le fait qu’il y a dans l’affirmation communautaire, jusqu’à présent en tout cas, un élément profondément conservateur en ce qui concerne les formes d’organisation familiale et la hiérarchie des sexes. Ce qui me conduit à penser, contrairement à Wallerstein, que les «mouvements antisystémiques» ne sont pas spontanément convergents. Les contradictions qui existent entre eux, qu’on appelait autrefois dans le jargon d’un certain marxisme-léninisme, les «contradictions secondaires», ne sont peut-être pas, après tout, si secondaires que cela. Là encore la Yougoslavie, et quelques autres cas presque aussi tragiques que nous pourrions citer, constituent un exemple extrême, mais révélateur. Il y a dans la guerre yougoslave un déchaînement de phallocentrisme et de machisme qui dépasse probablement ce que chacun d’entre nous pouvait imaginer. Je crois que d’une façon générale, les représentations communautaires, et à cet égard l’idée de la communauté nationale n’est peut-être pas aussi moderne qu’on pourrait l’imaginer, trouvent une référence, un point d’appui dans une conception conservatrice des relations entre les sexes, une exaltation du r“le des femmes comme gardiennes et dépositaires de l’identité du groupe. Ce qui impose qu’elles soient assujetties, au moins symboliquement, aux exigences de la reproduction de ce groupe et à l’affirmation identitaire. J’attends encore qu’on mette en évidence des mouvements de libération nationale qui soient aussi, sans la moindre équivoque, des mouvements pour l’égalité des sexes.
La conclusion que j’en tirerai c’est qu’il n’y a pas de mouvement de libération qui représente à lui tout seul la totalité de l’émancipation humaine. Il n’y a pas en ce sens d’universalisme intégral. Il y a un élément d’universalisme intensif dans la revendication d’autonomie ou d’indépendance. Il y a un élément d’universalisme intensif dans la revendication de l’égalité des sexes. Il y a un élément d’universalisme intensif dans la revendication de la dignité du travail, quelque chose qu’on oublie un peu par les temps qui courent et à quoi il faudrait sans doute faire référence plus souvent. Mais il n’y a certainement pas, c’est là que pour une part la tradition marxiste classique s’est profondément illusionnée elle-même et nous a induits en erreur, un discours unique de la libération. Il y a donc un problème permanent de conciliation et d’articulation, d’alliance entre des mouvements de libération dont chacun exprime une partie de l’exigence d’humanité au sens de la non-discrimination. Mais qu’est-ce qu’articuler différentes exigences qui ne sont pas spontanément convergentes, sinon précisément faire de la politique? C’est donner par là-même toute sa valeur à l’idée de la communication, du débat et de l’initiative politique, ce qui suppose de cesser de croire qu’il y a un sens de l’histoire menant inévitablement à la libération de l’humanité, qui réaliserait en quelque sorte sa nécessité dans notre dos.
LE DEBAT.
1er intervenant – Pour ma part, il y a une distinction dont je ne comprends pas vraiment la nécessité, c’est cette ligne de démarcation que vous faites entre l’universalisme intensif et l’universalisme extensif. Cette séparation me paraît, disons, difficile à faire. Prenons, par exemple, l’universalisme républicain. Au départ, on peut considérer d’aprés votre distinction, que c’est un universalisme intensif, libérateur. Puis, avec les guerres révolutionnaires, plus tard avec les guerres de l’Empire, il est devenu hégémoniste. Donc, on est passé à l’autre stade. Puis, avec la IIIe République, également avec la création de l’empire colonial. Mais, ce faisant, il a créé ici ou là, à sa propre image d’ailleurs, un nouvel universalisme qui est à nouveau intensif. Nous penserons, par exemple, aux révolutionnaires du monde entier, comme au Chili, au Vietnam, par exemple, qui reprend l’idéal révolutionnaire pour argumenter et pour fonder son universalisme à lui, parfaitement intensif.
Etienne Balibar – Premièrement, je ne me ferai pas couper la tête pour cette terminologie : intensif/extensif. Et même, pour être tout à fait franc, je n’en suis pas tout à fait satisfait, mais je n’en ai pas encore trouvé une autre. La question de mots, je suis tout prêt à la discuter pour, éventuellement, en changer. Mais cette question de terminologie une fois mise à part, je pense que la distinction est nécessaire parce que ce n’est pas le même phénomène historique que nous observons. D’un côté, lorsque nous constatons qu’une législation, qu’une croyance, qu’un système de repères culturels s’étend à une aire géographique mondiale, en tout cas franchit les frontières ; et d’autre part quand nous observons un mouvement de mobilisation collective, revendiquant l’égalité. Mais, une fois que cette distinction est faite, ce que vous avez décrit est exactement ce que je veux dire, c’est à dire un cycle. C’est la relance de chaque aspect par l’autre dans l’histoire.
La colonisation et la décolonisation, c’est en effet l’exemple le plus frappant. Une entreprise comme la colonisation française n’aurait jamais été possible s’il n’y avait pas eu dans les républiques françaises et plus généralement dans les notions démocratiques européennes, une énergie qui s’enracinait dans l’exigence d’égalité, dans l’idée de citoyenneté, on pourrait dire les choses de cette façon. Maintenant, on sait très bien ce que l’exportation de l’idée de citoyenneté à l’échelle du monde entier a donné : l’Empire français, dans lequel il y avait deux catégories d’individus, des «citoyens» au sens plein du terme et des «sujets» statutairement infériorisés et de toute façon discriminés par l’idéologie raciste, etc… Mais cela a donné aussi – on ne peut pas faire tourner la roue de l’histoire à l’envers – la revendication de libération nationale au nom même des idéaux dont une partie non négligeable venait de la Révolution française. Les colonisés n’avaient pas besoin que nous leur apprenions à se révolter. Ce serait même le comble qu’on en vienne à présenter les choses de cette façon. Mais le fait est qu’une partie essentielle du langage de leur révolte, celui du nationalisme démocratique ou révolutionnaire, était authentiquement héritée de ce noyau d’universalisme intensif, toujours perceptible dans les formes mêmes de l’impérialisme, de la domination, au prix d’une violente contradiction. La réalité, c’est donc bien le cycle dont vous parlez.
Mais pas seulement : l’histoire continue et ne s’arrête pas là. La libération nationale n’est pas non plus la pure réalisation de la liberté et de l’égalité : c’est la tentative de construire un Etat, avec ses propres formes de domination et d’inégalité internes. C’est exactement ce que j’ai voulu dire : que chacun des deux aspects appelle l’autre, lui sert en quelque sorte de présupposé; et en même temps que les signes de valeur s’inversent, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de situation acquise. Maintenant, sur la terminologie, je répète que je ne suis pas fixé. Dés que j’aurais trouvé une meilleure formulation, je remplacerai celle-là.
Mustapha Bouchamda – J’ai tout d’abord une remarque à faire. Je me réjouis que l’élève d’un philosophe aussi connu qu’Althusser nous vienne sans barbe, presque en riant. C’est comme cela qu’on imagine les philosophes dans notre culture à nous. Je n’ai pas besoin de la définir. Cependant, je regrette que le titre donné à votre intervention ne corresponde pas tout à fait aux questions que vous avez traitées. Vous avez été beaucoup plus historique, personne ne pourra vous le reprocher. Mais ne serait-il pas plus efficace d’être actuel, c’est à dire traiter de questions qui nous touchent de plus prés, et je pense notamment à ce que vous avez dit brièvement à propos de l’Algérie ou de la Yougoslavie? Et d’autre part, j’ai constaté depuis peu de temps un retour sur la scène publique et à visage découvert de ce que l’on pourrait appeler les intellectuels engagés. A votre avis, est-ce que c’est d– au fait que ces intellectuels sont touchés, comme dirait Bourdieu, dans quelques intérêts spécifiques, ou est-ce que c’est d– au fait que des choses de l’extérieur les mobilisent et les sensibilisent et les poussent aussi à parler ?
Etienne Balibar – Pourquoi est-ce qu’il faudrait choisir, pourquoi est-ce que cela serait contradictoire ? Je pense que si ce mouvement que vous évoquez existe – on verra bien si l’évolution prochaine le confirme – c’est probablement à cause de la rencontre de deux facteurs. Vous n’avez prononcé qu’un seul nom, celui de Bourdieu, cela tombe très bien : ce n’est pas le nouveau gourou de la scène intellectuelle française, mais enfin, quand il publie La misère du monde, il fait quelque chose d’utile. Il donne des moyens de discuter. Une des choses les plus intéressantes que j’ai apprises ces temps derniers c’est qu’il y avait au moins deux troupes en France qui se sont proposées de tirer de cet ouvrage universitaire des spectacles de théâtre. Cela prouve qu’il a une certaine puissance de mobilisation, non seulement dans les faits rapportés, mais dans la forme sous laquelle ils le sont et qui donne envie à nouveau d’établir des communications, d’adopter un point de vue sur la société française qui ne soit pas technocratique, dans lequel la parole des gens recommence à compter. Les raisons spécifiques qui valent dans le cas de Bourdieu ou dans d’autres se situent probablement à la jointure de l’évolution des institutions universitaires et des institutions de partis. C’est paradoxal de dire les choses de cette façon, mais il y a des hypothèques qui sont levées. Il y a des illusions qui sont tombées. Mais enfin, le facteur principal, c’est quand même le facteur général, c’est ce dont parle Bourdieu. Il ne parle plus des héritiers. Il parle de la misère, d’une situation dont il ne faut pas faire du pathos, mais dont beaucoup se rendent compte que c’est une situation d’urgence : urgence matérielle, urgence en matière de droits de l’homme et du citoyen dans certains domaines fondamentaux. Et il est inévitable, non pas qu’on en revienne simplement aux anciens schémas de l’engagement politique, mais qu’on se pose à nouveau la question de savoir si les situations dans lesquelles nous vivons à l’échelle du monde sont des fatalités naturelles ou bien si ce sont des situations sur lesquelles on peut avoir prise. C’est ce qui semble rendre compte d’un déblocage de l’intervention publique des intellectuels dans la réalité sociale. Maintenant, il faut quand même se rendre compte qu’il y a aussi un élément négatif. Ce qui fait qu’on s’émerveille de l’intervention de Bourdieu ou d’autres moins prestigieux que lui, c’est un peu l’émerveillement devant l’exception, le miracle qui fait espérer un retournement de situation. Ces intellectuels ne sont pas des «intellectuels organiques» au sens où Gramsci l’entendait. Je ne veux pas dire par là qu’il faudrait qu’ils aient une carte de ceci ou cela. Cela fait probablement partie des formes périmées. Mais ce qui n’en reste pas moins, à mes yeux en tout cas, un problème tout à fait névralgique et dont la solution n’est nullement évidente, c’est celui de la communication entre l’intellectuel professionnel, universitaire ou écrivain, et ce qu’on appelait autrefois la masse, c’est à dire finalement les citoyens dans leur ensemble. Le paradoxe des vieilles structures, c’est qu’elles ont à la fois fait énormément pour surmonter des barrières sociales : les formes ossifiées de la division du travail, les préjugés de caste, et en même temps elles ont fini par les reproduire. C’est un des éléments d’explication d’une certaine coupure entre les intellectuels et la masse. Je crois que les plus lucides de ces intellectuels à qui vous pensez sont justement ceux qui se posent la question de savoir à quelles conditions on pourrait reconstituer aujourd’hui les formes de circulation des idées entre les différents groupes, les différentes collectivités qui forment une société. Et il est bien évident que les formes sont à inventer. La révolution dans le domaine des communications – tout à l’heure Claude Gobeaux me disait : c’est la révolution la plus importante depuis le néolithique, il y en a qui disent depuis l’imprimerie ou depuis la presse à grand tirage – est à la fois technologique, économique, politique : elle a détruit toute une partie du langage commun qui avait été fabriqué par la combinaison de la scolarisation, du syndicalisme, de la grande presse et du militantisme politique. C’est là dessus que reposaient les formes du mouvement social que nous avons connues. Elle a aussi produit un autre effet qui ne me semble pas du tout indépendant du premier, qui est de faire tendanciellement éclater à nouveau la culture technique et la culture, disons, philosophique. Ce sont des phénomènes de clivage social nouveaux qui tendent à cantonner les intellectuels dans un petit secteur. Nous, nous entendons Bourdieu, nous voyons que le livre parait, mais ce livre ne circulera pas à la façon dont les brochures de la littérature socialiste, communiste, ou chrétienne sociale, ont circulé auprès de dizaines, voire de centaines de milliers de lecteurs pendant une cinquantaine d’années. Et du même coup, Bourdieu (pour le prendre comme exemple symbolique), sera privé de la possibilité d’apprendre auprès des gens qui l’auraient lu et qui se seraient emparés de ses idées.
Mustapha Bouchamda – Je ne m’attendais pas à ce que le nom de Bourdieu qui n’est pas inintelligent, mais qui n’a rien d’exceptionnel, ni que la notion d’intérêt spécifique évoque tout ce débat-là, mais la question que je me pose c’est celle-ci : par exemple, dans le cas de votre intervention de ce soir qui porte sur des problèmes que je qualifiais tout à l’heure d’actuels, est-ce que ces problèmes-là ne demandent pas que celui qui parle tienne un discours direct et qui porte sur des événements immédiats ?
Etienne Balibar – S’il peut, oui. S’il ne peut pas, non. Oui si celui qui prend la parole, qui est «derrière le bureau», peut proposer une analyse spécifique de ce que vous avez appelé des événements ou des problèmes actuels. Proposer des analyses politiques de l’Algérie ou de la Yougoslavie, si j’étais en mesure de le faire, je le ferais volontiers. Mais si je ne le fais pas, c’est que je n’en suis pas capable.
J.Marc Lavieille – Deux petites remarques très rapides et une question. La distinction entre l’universalisme d’hégémonie et l’universalisme de libération est sans doute importante, intéressante, mais peut-être est-il intéressant de la doubler du critère des moyens. Un christianisme d’hégémonie peut produire ici ou là des pratiques qui se diront de libération, même des théologies de libération, un mouvement de libération peut assassiner des paysans, etc… Donc, que ce soit d’ailleurs pour les universalismes ou pour les identités, les passer au crible du critère des moyens. On dirait aujourd’hui : quels moyens durables, équitables, pacifiques, démocratiques emploie ou n’emploie pas l’universalisme à un moment donné, dans un lieu donné? soit la fin justifie les moyens, soit plut“t : aucun moyen n’est neutre.
J’ai beaucoup aimé aussi l’importance que vous attribuez au principe de non-discrimination qui est souvent très mal enseigné, dans les facultés de droit en particulier, parce qu’il est très intéressant de le relier au phénomène identitaire. La non-discrimination : nous sommes égaux en dignité et en différence, ça n’est ni de l’assimilation ni de l’exacerbation des différences, ni de l’élimination des différences : c’est une ouverture sur la différence et cela montre tout le travail qu’il y a à faire entre des philosophes et des juristes, etc… Ma question est la suivante (rejoignant un peu l’intervention précédente) : par rapport à l’universalité réelle, comment verriez-vous les rapports entre des mouvements identitaires et les intégrismes technologiques ?
Etienne Balibar -Est-ce que vous accepteriez de préciser d’un mot ou deux ?
J.M.Lavieille – D’une façon plus concrète, si vous voulez, est-ce qu’il y a une certaine identité du Limousin, et laquelle ? L’intégrisme technologique qui consisterait à balancer en Limousin une poubelle nucléaire, vous voyez, c’est un exemple d’intégrisme technologique qui me vient à l’idée.
Etienne Balibar – Ce qui me trouble, je ne vous le cache pas, c’est que vous employiez le mot intégrisme. Ce n’est pas pour récuser l’exemple que vous prenez, au contraire, mais pourquoi est-ce que vous appelez cela intégrisme ?
J.M.Lavieille – Des intégrisme peuvent être de type religieux, ici, ou technologiques là, parce qu’il s’agit à la fois d’un discours et de pratiques de vérité qu’on veut faire avaler à des citoyens. Les pouvoirs dominants balancent une technique comme remède miracle. C’est la technique remède miracle. Est-ce que l’intégrisme ne recoupe pas le remède miracle ?
Etienne Balibar – Ce n’est pas pour chipoter sur les mots, mais le mot intégrisme est un mot ultrasensible. Il est utilisé tous les jours pour désigner des phénomènes d’expansion idéologique qui sont généralement décrits comme menaçants et volontiers diabolisés. Alors, je pense qu’il faut peut-être essayer de restreindre l’usage du mot intégrisme, plut“t que de le banaliser. Et dans l’exemple que vous prenez, je vois un phénomène technocratique instrumentalisé par un autoritarisme étatique. Comprenez-moi bien, je ne veux pas restreindre l’utilisation du mot intégrisme à l’intégrisme islamique ou à Monseigneur Lefebvre, ou encore à des sectes protestantes au moyen desquelles l’entreprise d’assujettissement de l’Amérique latine aux intérêts nord-américains se poursuit d’une manière concertée ou spontanée. Je pense qu’il y a effectivement dans le monde actuel, dans des camps très différents, des phénomènes d’intégrisme. Suzanne de Brunhoff, qui est une économiste et philosophe marxiste française, spécialiste des problèmes de la monnaie, que certains d’entre vous connaissent peut-être, avait il y a quelques années décrit l’orthodoxie du monétarisme comme une forme d’intégrisme qui en valait bien un autre. Je serais prêt à discuter tous ces exemples-là.
Ceci dit, sur le fond de la question, c’est-à-dire sur le problème des mouvements identitaires en face de la technoscience, pour ma part, je poserais cela comme un problème de démocratie, je poserais la question de savoir si le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui, avec les problèmes de contrôle des technologies et d’environnement que nous savons, est un monde dans lequel certaines formes de l’autoritarisme étatique ne sont pas devenues insupportables. Et je ne suis pas particulièrement étonné que les résistances qui s’y opposent puisent une partie de leur énergie dans le sentiment d’une identité culturelle locale qui est purement et simplement piétinée par les administrations centrales. Maintenant, cela ne veut pas dire, je suppose, qu’on va passer de la revendication d’autogestion – c’est largement de cela qu’il s’agit, me semble-t-il – ou du droit démocratique de déterminer soi-même la politique qui est appliquée sur son propre sol à l’idée de l’indépendance du Limousin. Enfin je ne pense pas que ce soit de cela qu’il est question.
Joannés Billo – Je voudrais aborder plusieurs choses dans votre première intervention. En ce qui concerne le point historique, pour ne pas être trop long, j’aborderai seulement la Révolution française. Il faudrait rappeler quelque chose à mon avis de tout à fait essentiel, c’est que si la Révolution française abolit les privilèges, elle n’en interdit pas la reconstruction, la reconstitution.
Il ne faut pas oublier non plus quelque chose de très important, les historiens sont d’ailleurs tout à fait d’accord avec cette thèse, c’est qu’il y a l’intervention étrangère qui menace d’étrangler la République. On peut dire aujourd’hui, les historiens le disent d’ailleurs, que s’il n’y avait pas eu d’intervention étrangère, ce qui était inimaginable, il n’est pas certain que le premier Empire aurait eu lieu.
En ce qui concerne l’URSS, je vous le dis quand même, il faut faire attention. On assiste à l’implosion d’une société par le haut et non pas par une révolution. D’ailleurs, c’est la suite de l’historique que je viens de faire. Naturellement, on ne verra jamais le capitalisme imploser par le haut. Là dessus, je suis tout à fait tranquille. Je voulais tout simplement rappeler que, pour ce qui concerne le capitalisme, quand il est dans sa phase ascendante, on est tenté de passer Marx au vitriol et dire tout va très bien, il s’est trompé, c’est une société extraordinaire. Il y a l’abondance, il y a la consommation. Et puis, quand il passe, comme c’est déjà arrivé – je ne ferai de dessin à personne- dans des phases descendantes, on se rappelle de ce qu’a écrit Marx, on se souvient qu’il a dénoncé le capitalisme qui provoque cycliquement des crises très graves et même apocalyptiques.
Je terminerai en disant qu’en ce qui concerne le néo-colonialisme que nous vivons aujourd’hui, il est tout simplement l’asservissement des anciens pays coloniaux par les pays du nord, mais également par les minorités opulentes chez eux qui avaient demandé à cor et à cri l’indépendance.
Etienne Balibar – Je suis largement d’accord avec vous. Pour ce qui est de la Révolution française, permettez-moi de me référer, à mon tour, à une vieille formule bien connue dont je prendrai le contre-pied. Je pense que la Révolution française n’est pas un bloc, même si la formule «la Révolution française est un bloc» a joué un r“le politique en son temps, que nous pouvons apprécier positivement. Quand vous dites que la Révolution française abolit les privilèges et n’en interdit pas la reconstitution, je crois que vous touchez un point tout à fait décisif. Presque tous les problèmes de non-discrimination – je reprends ce terme – ont été au moins formulés pendant la période révolutionnaire. C’est vrai pour le problème de l’égalité sociale, c’est vrai pour le problème de l’égalité des sexes, et c’est vrai pour le problème de l’égalité des races, des peuples. Naturellement, cela ne fait pas tout, peut être de nouveaux problèmes sont-ils apparus ensuite, mais ça ne fait quand même pas mal. Seulement, pour certains d’entre eux, ils ont été immédiatement recouverts, pour d’autres purement et simplement réprimés. Autrement dit, la contradiction a commencé de se développer pendant la Révolution française elle-même. Et elle a produit ensuite des effets plus ou moins immédiats, plus ou moins retardés. Mais il est bien évident que le facteur auquel vous avez fait allusion, c’est à dire l’intervention étrangère et plus généralement la situation de guerre qui a conduit à renforcer un certain type d’appareil étatique, n’a pas joué dans le sens des possibilités de prendre à bras le corps chacun de ces problèmes. Il a fallu les retrouver avec un grand retard et pour certains d’entre eux, les imposer contre des résistances qui s’enracinaient dans une sacralisation, une représentation officielle de la tradition révolutionnaire.
Pour ce qui est de l’URSS et de Marx, je pense comme vous qu’on peut parler d’implosion d’une société par le haut et non pas d’une révolution. Seulement, il y a une certaine ironie dans le fait qu’on pourrait appliquer à ce qui s’est passé en Union Soviétique la définition que Lénine avait voulu donner un jour, quand on lui posait la question : qu’est-ce qu’une révolution ? Il avait dit : une situation révolutionnaire, c’est quand ceux d’en haut ne peuvent plus gouverner comme avant et que ceux d’en bas ne veulent plus être gouvernés comme avant. Force est de constater que, à beaucoup d’égard, c’est cela qui s’est passé en Union Soviétique. Et pourtant, ce n’est pas une révolution, un processus révolutionnaire. La situation qui est sortie du changement de régime en Union Soviétique ne représente à aucun degré une démocratisation de la situation antérieure. En tout cas pas pour l’instant. Maintenant, ce que je pense, c’est que l’histoire de l’Union Soviétique est entièrement à faire. Je suis convaincu que nous avons presque tout à apprendre sur ce qu’a réellement été l’histoire de l’Union Soviétique. Nous ne savons que des choses qui proviennent pour l’essentiel de trois sources : premièrement, la représentation officielle que le régime soviétique a donné de son propre fonctionnement, deuxièmement, la propagande antisoviétique des régimes occidentaux qui a naturellement donné un certain nombre de vérités parce que cela aurait été trop bête de s’en priver, vu qu’elles étaient systématiquement déniées par la littérature officielle du régime communiste, troisièmement, l’ouverture des archives policières et du KGB : c’est sûrement une source très intéressante à étudier, mais ça ne remplace pas l’histoire sociale de l’URSS, le travail propre de l’historien. Une des choses dont on peut le plus légitimement s’inquiéter, c’est effectivement de savoir s’il est possible aujourd’hui en ex-Union Soviétique, de travailler à une histoire réelle des 80 années dont nous parlons.
Quant à Marx, ce que je pense rejoint tout à fait votre point de vue : on recommence à parler de Marx parce que le socialisme n’existe plus et que par conséquent, il n’y a plus que le capitalisme. Sur le socialisme, contrairement à ce que cherchaient à nous faire croire des dizaines de milliers de pages de littérature soi-disant marxiste, Marx n’avait rien à dire. Marx, par définition, ne savait rien du fonctionnement du système socialiste. Il n’avait rien prévu. Et toutes les prévisions qu’on a cru tirer de son oeuvre se sont avérées fausses. Maintenant, sur le fonctionnement du système capitaliste, Marx avait engagé un certain nombre d’analyses. Le fait est que ses analyses prennent d’autant plus d’actualité que le capitalisme n’a pas de contraire, du moins extérieur, il n’y a pas d’autre camp. Et que ce qui se développe sous nos yeux, ce sont les contradictions du capitalisme à l’échelle mondiale. Quand j’étais jeune, je me souviens qu’à l’époque où nous commencions à lire Marx, il y avait une grande discussion sur la «paupérisation relative» et la «paupérisation absolue». Et un certain nombre d’entre nous, sans adopter purement et simplement les thèses sur la société d’abondance et sur la fin de la condition ouvrière, éprouvaient une certaine gène, un certain embarras devant l’idée de la paupérisation absolue ou de l’élargissement des inégalités sociales comme une conséquence inéluctable du fonctionnement du capitalisme. Eh bien, la paupérisation absolue, aujourd’hui on y est. L’élargissement non seulement tendanciel, mais réel, du fossé entre les deux moitiés de l’humanité, le creusement des inégalités comme conséquence du fonctionnement des lois du capitalisme, c’est la réalité d’aujourd’hui à l’échelle mondiale. Cela ne veut pas dire qu’il faut reprendre les vieux manuels et les réciter à nouveau. Cela veut dire qu’on peut être certain que, de ce point de vue, les problèmes posés par Marx n’ont aucune chance de disparaître de la scène avant longtemps.
Philippe Velche – Une remarque et une question. Vous avez parlé d’universalité réelle, ce que d’autres appellent mondialisation. Comme exemple, vous avez cité la communication par télévision. Je dois dire que j’ai été un peu surpris d’entendre de votre part, un philosophe marxiste, que vous n’ayez pas pris comme moteur de la mondialisation l’évolution du capitalisme, la circulation des capitaux, qui est certainement à rapprocher de la communication télévisuelle, mais qui me semble une base plus matérielle. Une question : est-ce que cette mondialisation du capitalisme en fait ne condamnait pas par avance l’expérience ouverte par Lénine en 1917, c’est-à-dire l’expérience de la rupture avec le capitalisme là où le maillon était le plus faible et dans un seul pays ? Et lorsqu’on voit l’évolution du capitalisme mondial, est-ce que ce n’était pas forcément une impasse ? Autre question : vous avez dit : il n’y a pas de sens à l’histoire. Est-ce que malgré tout, il n’y a pas, il n’y avait pas un r“le du capitalisme dans l’histoire mondiale ? Vous avez donné une définition de la politique à laquelle je n’avais pas pensé, mais que j’ai trouvé particulièrement intéressante. Est-ce qu’il ne peut pas y avoir une unité contradictoire entre ce r“le de mondialisation du capitalisme et d’autre part la politique au sens d’intervention tel que vous l’avez défini ?
Gérard Bombel – Je voudrais joindre ma question à celle de Philippe Velche. Elle portait sur le même problème, mais sous un autre angle. Pour ce qui concerne cette notion d’universalité réelle, donc de société mondiale, peut-être serait-il intéressant de creuser l’idée, parce qu’elle peut paraître contradictoire. Dans Race, nation, classe, tu écrivais : il ne peut y avoir ni Etat mondial, ni monnaie internationale unique (ce qui me paraissait un point sensible de l’actualité). Et cette considération aboutissait à l’idée qu’en ce qui concerne l’Europe on était dans un transfert du modèle de l’Etat-nation à un autre niveau. Alors, je souhaiterais savoir si aujourd’hui, deux, trois ans après, tu es toujours sur les mêmes analyses.
Etienne Balibar – Oui, je suis toujours sur les mêmes analyses, à condition qu’on veuille bien me croire si je dis que ces analyses sont des hypothèses, des propositions que je soumets à la discussion. Dans le domaine qui nous intéresse, c’est-à-dire quand nous essayons de saisir non pas le sens de l’histoire, parce que c’est une expression beaucoup trop surchargée de mythes, mais le mouvement de la conjoncture, avec les alternatives qu’elle comporte, c’est-à-dire finalement le rapport de force qui peut faire changer les choses dans un sens ou dans l’autre, il faut bien essayer de tenir les deux bouts de cette chaîne qui a été largement couverte dans la tradition du marxisme orthodoxe par un économisme pesant. D’un côté les facteurs qui viennent d’être évoqués dans ces deux questions : l’existence d’une accumulation à l’échelle mondiale, l’existence d’inégalités sociales qui se creusent à la même échelle, les phénomènes de crise et de contradiction du capitalisme, et de l’autre, ce que je serais tenté d’appeler la matière idéologique de l’histoire. Je pense que sur ce point, le marxisme classique a besoin, non seulement d’être corrigé mais en quelque sorte inversé. Ce qui fait les réactions des individus et des collectivités soumis à la contrainte de fer de l’accumulation du capital, comme je le disais tout à l’heure à propos de la Yougoslavie, ce n’est pas uniquement l’intérêt, ce n’est même pas l’intérêt de classe, ce sont des croyances, des idéaux, ce sont des allégeances et des passions idéologiques. C’est cela qui forme la matière de l’histoire ou de la politique. Ce qui se passe en ce moment en Yougoslavie et dans d’autres parties du monde est absolument inintelligible du point de vue des intérêts matériels. Cela ne correspond à aucune rationalité économique, ni du point de vue des dominants, ni du point de vue des dominés. Je n’en tire pas la conclusion que l’histoire est inintelligible, j’en tire la conclusion que la causalité économique n’explique rien à elle seule. Mais je suis complètement d’accord pour ajouter immédiatement la proposition réciproque : sans la causalité économique, nous n’expliquons rien non plus. C’est pour cela que je me suis hasardé à parler de la monnaie internationale unique et de l’Etat mondial. Alors, pour ce qui est de l’Europe, je n’ai pas changé d’avis : la première chose que j’ai pensée en 1989, c’est que les transformations annoncées dans le sens de l’intégration européenne étaient définitivement irréalisables. C’est exactement ce qui est en train de se passer en ce moment.
En ce qui concerne l’expérience du socialisme et sa place dans l’histoire du capitalisme mondial, peut-être faudrait-il dissocier les deux éléments que vous avez conjoints.
Pour ce qui est du maillon le plus faible, je l’ai toujours compris de la façon suivante : ce n’est pas conformément à un projet idéal de transformation du capitalisme que se déclencheront les révolutions socialistes. Au fond, c’est une très bonne illustration de la phrase que Marx avait un jour prononcée : l’histoire avance par le mauvais côté. Si elle avançait par le bon côté, cela voudrait dire que les solutions sont déjà contenues dans les problèmes. A certains égards, c’est ce que Marx a pensé, à un certain moment, quand il écrit dans la préface de la Contribution à la critique de l’économie politique en 1859 : «L’humanité ne se pose jamais que des problèmes qu’elle peut résoudre». C’est une vision optimiste du cours de l’histoire, et finalement, ce n’est pas très différent d’une croyance dans la providence. Quand il écrit que l’histoire avance par le mauvais côté(dans Misère de la philosophie), c’est au contraire une façon de dire qu’il n’y a pas de providence. Le maillon le plus faible relève de cette dialectique, c’est le fait qu’on ne peut pas choisir.
Maintenant, pour ce qui est du socialisme dans un seul pays… sans reprendre tous les débats historiques, on peut constater, après-coup, que le capitalisme a été capable d’évoluer plus vite que toutes les alternatives proposées par le socialisme lui-même. Cela laisse quand même subsister une question pour laquelle je n’ai pas de réponse et que je ne voudrais pas non plus présenter comme un constat de désespérance pure et simple, qui est de savoir pourquoi du côtédu socialisme, à part quelques grandes voix criant dans le désert, on n’a jamais trouvé ni les forces intellectuelles ni les forces militantes permettant de proposer des contre stratégies. Peut-être justement parce qu’on se représentait «le capitalisme» et «le socialisme» comme des mondes séparés, sans points communs, sans interférences. Comme des «systèmes» différents. Dans Les frontières de la démocratie, je dis quelque part que 1968 est probablement le dernier moment où une alternative a été non seulement rêvée, mais discutée simultanément à l’Est et à l’Ouest. Une condition décisive pour que le rapport des forces change, c’était probablement qu’il y ait des mouvements de contestation – pourquoi ne pas les appeler des mouvements révolutionnaires? – à la fois dans le camp capitaliste et dans le camp socialiste. Il y a bien eu quelque chose comme la perspective d’une jonction à l’horizon de 68, mais ça ne s’est pas fait, on n’a pas pris la mesure des conditions qui auraient permis de le faire. Alors, comme l’histoire ne se répète pas, ce qui a été manqué à ce moment là ne peut pas être rattrapé aujourd’hui et c’est plut“t le contraire qui s’est passé : la note a été présentée en 1968 et elle a été soldée en 1989. Il peut paraître démoralisant d’imaginer qu’une génération entière s’est perdue dans cette situation, et pourtant c’est le cas.
Dernière chose pour ce qui est du socialisme dans un seul pays. Peut-être ne pouvons-nous pas complètement prendre la mesure de la disproportion entre la capacité d’expansion du capitalisme mondial et la capacité d’auto organisation, d’autocritique et de réforme du camp socialiste. Mais il y a quelque chose qui pourrait servir de critère et je pense que c’est pour cela que beaucoup de gens à un moment ou à un autre se sont distanciés de l’idée du socialisme dans un seul pays (pas nécessairement parce qu’ils avaient rallié des analyses trotskystes que je ne veux pas critiquer du tout ici, mais qui sont une partie du problème) : c’est que le socialisme dans un seul pays était devenu une idéologie nationaliste. C’était devenu l’idée du camp socialiste centré sur la «patrie du socialisme», et l’idée que les intérêts des peuples du monde entier convergeaient automatiquement avec les intérêts de ce centre. Et nous savons que des générations de militants révolutionnaires admirables, dévoués corps et âme à la cause du prolétariat ou des peuples opprimés par le colonialisme, étaient prêts et sont encore prêts, pour certains, à se faire couper en petits morceaux plut“t que de renoncer à l’idée qu’il y avait une patrie du socialisme, un centre mondial de la révolution, et que dans les situations difficiles, il fallait préserver le centre avant tout. Mais il y en avait d’autres qui ont coupé ce cordon ombilical-là, soit à travers l’expérience de la résistance, soit à travers l’expérience des luttes anti-coloniales, soit tout simplement en faisant l’expérience du conflit d’intérêts entre les luttes sociales et la politique de l’Union Soviétique … Quelques-uns ici, qu’ils aient été ou non membres du PCF à l’époque, se souviennent peut-être que vers 77 ou 78 Jean Kanada, pourtant considéré par beaucoup d’entre nous comme un représentant typique de la vieille garde stalinienne, a rédigé un rapport qui n’a pas été rendu public, mais qui a circulé dans les fédérations du parti, dans lequel il expliquait qu’on observait une contradiction grandissante entre les luttes revendicatives des classes ouvrières des pays capitalistes de l’Ouest et la politique d’Etat de l’Union Soviétique. Peut-être que s’il n’était pas mort quelques mois plus tard, les discussions internes de cette organisation en auraient été changées pour une part, mais enfin cela n’aurait pas modifié le cours de l’histoire.