Avec Bernard EME
Soirée du 24/11/04
Introduction par
Christophe SOULIé
Associer économie et démocratie : n’y a-t-il pas là un paradoxe ?
Si l’économie est abordée par le biais du marché (on nous propose des biens et des services) le seul critère de validité c’est le fait qu’on puisse les acheter. L’étalon de leur valeur, c’est l’argent.
Si on aborde l’économie par le biais de l’Etat, ce qu’on appelle le secteur public, les critères de mesure de la valeur sont différents quoique ça évolue aussi. Cela étant, on considère alors qu’il y a des aspects de la vie qui doivent échapper plus ou moins à la loi du marché : l’éducation, la santé, l’énergie, l’assurance sociale, la culture, les transports… Mais là aussi, nous demande-t-on notre avis sur ce qui est produit et comment?
On peut prendre l’exemple de l’énergie et notamment les choix faits au niveau de la production. Je pense au nucléaire et à ses déchets : on ne nous a pas demandé notre avis sur ce système de production qui s’apparente bien au service public. On pourrait prendre également le transport comme autre domaine public ou service public : là aussi on ne nous a pas demandé notre avis en matière de politique des transports, notamment la politique du tout TGV. On ne peut pas vraiment parler de démocratie, ni d’un côté ni de l’autre. C’est là qu’intervient sans doute l’économie solidaire, un secteur qui participe à l’ouverture d’un espace public par un certain positionnement sur un territoire, mais aussi par la mixité des ressources qui sont en jeu, à la fois monétaires, et non monétaires et qui amène différents types d’acteurs à se confronter et à construire conjointement une offre de biens ou de services. C’est de ce possible de démocratie dont nous allons parler avec Bernard EME, philosophe et sociologue, travaillant dans un laboratoire du CNRS. Il connaît très bien ce secteur.
Bernard Eme :
Qu’est-ce qu’on entend par économie solidaire ? Il y a des débats, des divergences. C’est un champ qui fait l’objet de controverses, dont on pourra reparler dans la discussion, et aussi par rapport à l’économie dite sociale. Pour présenter ce qu’est l’économie solidaire actuellement le mieux c’est de remonter dans l’histoire.
Au fond, l’économie solidaire au sens où on l’entend actuellement apparaît dans les années 1830, c’est-à-dire au moment où l’industrialisation de la société se renforce, au moment où il y a un exode rural important. C’est le moment de ce qu’on a appelé la paupérisation des ouvriers, c’est-à-dire ce moment où les ouvriers deviennent de plus en plus pauvres, et se trouvent cantonnés dans les villes. Surgissent alors des mouvements dont on pourrait dire qu’ils sont la trame de la seconde gauche, des mouvements très locaux autour de la solidarité, ce qui donnera les coopératives, les mutuelles, le mouvement associatif, c’est-à-dire des valeurs d’entraide entre les ouvriers, qui pour certains, reprennent des entreprises, fabriquent eux-mêmes. Donc il y a toute une solidarité autour de l’outil de production ou autour de tout ce qui était les prémisses (bien antérieures : XIIIème siècle) d’espèces de mutuelles entre ouvriers. Au XIIIème siècle l’enjeu c’était de pouvoir avoir un enterrement digne, et au XIXème, c’est la lutte contre le chômage et ce qui était déjà une forme de précarité. C’est là que naît ce mouvement d’économie solidaire, qui est théorisé en même temps par un certain nombre de penseurs de gauche qui développent une théorie locale du changement. C’est le changement par le local qui va être à un moment donné, submergé, occulté par les mouvements centralistes : marxistes, issus du marxisme, etc. Et donc là on a déjà une tension : ce mouvement d’économie solidaire fondé sur une démocratie locale, qu’on retrouvera après (un homme, une voix, le non-profit ou le profit limité) en même temps va s’institutionnaliser : c’est-à-dire qu’à un certain moment les coopératives naissent avec la loi, les mutuelles, les associations (loi de 1901) non sans résistances. Même dans la république laïque beaucoup d’acteurs politiques, ou de notables, on résisté à l’implantation des associations et à leur légitimation. On a une institutionnalisation de ce qui va devenir l’économie sociale (mutuelles, coopératives, associations) mais qui sont toujours dans un conflit de légitimité face à l’État. Au fond la révolution de 1789 avait aboli les corps intermédiaires (loi Le Chapelier) donc tout ce qui était corporations, associations était invalidé. On était dans le modèle républicain français. Le citoyen face à l’État sans corps intermédiaires. Aujourd’hui encore on a tous ces problèmes autour du communautaire…
Il faut bien voir que l’économie sociale elle-même s’est institutionnalisée et donc a toujours dû batailler pour imposer ses logiques d’action face aux acteurs financiers et étatiques. On peut arriver très rapidement à la période récente. Dans les années 50, à la sortie de la guerre, et jusqu’aux années 60 on a une économie sociale assez forte dont l’une des formes est l’éducation populaire. Il y avait déjà des prémisses avant la guerre mais qui se sont renforcées avec les mouvements de résistances qui pensaient apporter la culture aux ouvriers, afin que les ouvriers puissent être intégrés aussi par la culture.
On était encore dans l’idée d’une transformation de la société, même globale. On croyait encore (les acteurs) en la possibilité de transformer radicalement la société, les rapports sociaux de production, de consommation, de loisirs, et on avait des formes d’engagement extrêmement fortes, durables : les gens militaient dans les associations, les coopératives pendant des dizaines d’années et on voyait bien (ça paraît évident mais c’est pour voir les transformations actuelles) que l’action collective conflictuelle était encore centrale, même pour ces mouvements. C’est-à-dire que c’est par le conflit qu’on pensait opérer un changement social. On se construit une identité contre certains, que ce soient les employeurs (mouvement ouvrier) ou ceux qui détiennent le savoir, etc. donc on construit conflictuellement son identité et on construit le changement par la conflictualité. ça crée des identités collectives très fortes. En même temps, toutes ces associations se sont regroupées en grandes fédérations pour, d’une certaine façon, mimer l’État centralisé. A Paris il y avait la tête de la fédération, il y avait une espèce de hiérarchie des structures, des instances régionales, locales, et donc l’économie sociale s’est adossée de plus en plus à l’État central qui lui-même s’en est servi pour développer nombre de services (services de loisirs, centres sociaux). Toutes ces associations ont bénéficié de la manne financière de l’État mais en même temps devenaient de plus en plus des associations qui étaient parfois inféodées aux pouvoirs locaux (mairie, conseil général pour l’action sanitaire et sociale, et État) avec ce qu’on a appelé plus tard des têtes de réseaux. ça, c’est l’institutionnalisation après-guerre de l’économie sociale.
D’un seul coup il y a eu un basculement qui s’est opéré : c’est les années 65/70. 1965, c’est là que commence un mouvement beaucoup plus pragmatique, local : on n’est plus dans les grandes fédérations. C’est : agir maintenant, agir localement, (c’est de là que vient « agir localement, penser globalement »). Il y a un effritement institutionnel qui s’opère dans une myriade d’associations qui construisent le changement à partir de leur espace particulier et développent des innovations, des nouveaux services (loisirs, formation, éducation) et ça coïncide avec l’effondrement de ce que Liotard appelait les « méta-récits », c’est-à-dire les grands récits qui nous disaient que ça allait changer et qu’on allait vers quelque chose qui était ou la société sans classe, ou une société sans cesse en progrès qui atteindrait ses capacités de bien-être, ou le discours religieux… D’un seul coup tout ce qui produisait le sens d’un certain nombre d’acteurs de l’économie sociale s’effondre et on a en même temps ce mouvement de parcellisation et on a un renouveau, d’une certaine façon, de la démocratie participative. C’est à ce moment-là qu’il y a une espèce de re-floraison de toutes les idées autour de la démocratie participative locale, de la délibération des individus en tant que citoyens prenant en compte et mettant en œuvre les affaires de la cité au niveau local. On peut voir aussi l’autogestion qui va reprendre du poids un peu plus tard, et donc on voit qu’on revient aux prémisses de l’économie solidaire du début du XIXème : on revient à une espèce de pensée du changement social par la démocratie locale. C’est-à-dire par le fait qu’on crée des espaces publics où les gens peuvent délibérer sur les décisions qui les concernent, d’un quartier, d’un canton, etc. On a tout un ensemble de luttes politiques qui sont localisées et ce qu’on a appelé les « alternatives », tout ce mouvement des alternatives qui naissent, les écoles autogérées, tout ce qui est lié au mouvement féministe. Et on voit apparaître une dimension extrêmement importante par rapport à l’économie qui va devenir solidaire, c’est la question du corps et de la vie privée : la politique ne s’occupe pas seulement du public, de ce qui peut apparaître comme le bien public, mais aussi de la sexualité, de la contraception, d’un certain nombre de thèmes qui étaient du domaine privé.
Donc changement localisé, mais perte de sens. On a une espèce de fragmentation du sens et arrivent les années 80 : l’arrivée de la gauche au pouvoir (les historiens le diront) a joué un rôle assez important car beaucoup de ses militants étaient sur le terrain et ont été placés en porte à faux. On a une espèce de mouvement général (il faudrait nuancer, tenir compte de phénomènes minoritaires) : d’un seul coup la société, le changement, c’est le partenariat, c’est la pacification des rapports sociaux. C’est-à-dire que l’espace public n’est plus seulement un espace public des gens de l’économie sociale ou solidaire, c’est un espace proposé par l’État ou par les régions, ou le Conseil général, les communes, les pays, c’est-à-dire un espace où sont imbriqués (et ce n’est pas sans poser des problèmes) les gens de ce qu’on peut appeler la société civile : nous en tant qu’acteurs sur le terrain, sur des problèmes divers, et les acteurs politiques et administratifs. On entre dans l’ère du changement par le pragmatisme : on invente les solutions ici ou là, on n’a plus de grandes références de changement social. Quels sont les discours théoriques produisant la vision d’une transformation sociétale ? il y en a très peu, ils sont ultra-minoritaires. Toutes ces associations, tous ces mouvements deviennent au fond des espèces d’institutions instrumentalisées par le pouvoir politico-administratif, bien qu’au départ ils se soient considérés comme des acteurs extrêmement militants, et peu à peu il y eu évolution.
On peut prendre l’exemple du secteur de l’insertion par l’activité économique : dans les années 70, il y a le modèle de l’autogestion, l’idée de construire des entreprises dites différentes (à l’heure actuelle quelque chose qui est en proche c’est le réseau REPAS dont certains acteurs sont dans la région). Peu à peu vous allez avoir les entreprises d’insertion, les associations intermédiaires qui vont entrer dans un moule qui est d’adapter les gens non qualifiés au marché du travail sans remettre en cause l’économie de marché. Donc ce sont des espèces d’instruments de l’économie de marché où les discussions sont beaucoup plus faibles que par le passé, étant donné que ça devient des entreprises qui se veulent rentables, efficientes, et qui prennent comme modèle la PME qui doit faire intérioriser aux gens les contraintes du marché, la qualité, les délais, donc tout le discours libéral qu’on entend autour des entreprises.
Un autre point c’est la crise profonde du sens des associations de l’économie solidaire, du fait qu’auparavant elles étaient structurées dans des pyramides. Le centre, le haut émettaient de grandes orientations politiques, toujours liées à une transformation de la société et ça descendait dans le bas, et ça remontait en haut : il y avait des débats internes dans ces pyramides. à un moment donné, le haut n’a plus été capable de produire du sens et il y a eu une coupure dans beaucoup de fédérations (beaucoup étaient en crise à la fin des années 80), parce que ça ne circulait plus, et les gens localement étaient obligés de produire leur sens. D’une certaine façon, la démocratie fédérative permettant des renvois de sens entre le local et le haut ne fonctionnait plus et on était réduit à des formes de démocratie locales avec une prédominance (qui est devenue fondamentale) de l’insertion. à la fin des années 80 tout domaine d’activité devient un domaine d’insertion. On insère par le travail (insertion par l’activité économique) mais on insère aussi par les loisirs, la santé, le logement. On a une prolifération de la notion d’insertion qui d’un seul coup, d’une certaine façon, désincarne tous ces acteurs. Cette notion d’insertion vient, pour beaucoup, de l’Etat et des instances administratives. Tout ce qui est le contenu de l’insertion ne provient pas des acteurs, de leur formes démocratiques de délibération mais du système politique et administratif. On peut prendre un exemple simple : la trajectoire individualisée d’insertion qui est (dans les années 90 et encore maintenant) l’espèce de sésame : il faut que toute personne qui est en insertion ait une trajectoire, un parcours, soit accompagnée individuellement par des gens qui s’occupent d’elle, ça provient de l’État et du RMI. Et tous les acteurs de l’insertion se sont emparés de tout ça sans trop se poser de questions : qu’est-ce que ça veut dire individualisation ? Par rapport aux formes collectives d’action ? Qu’est-ce que ça veut dire la trajectoire, le parcours, c’est-à-dire devenir quelqu’un au détriment de ce qui avait été le fondement de toutes ces associations : le sentiment d’appartenance à quelque chose ?
On voit apparaître des tensions fortes et des pratiques, qu’on a nommées avec Jean-Louis Laville « économie solidaire », en réaction. On prenait en compte les acteurs qui se démarquaient de ce modèle de l’insertion et on a essayé de théoriser leurs pratiques à partir d’analyses. Qu’est ce qu’on a voulu dire à un moment donné ? C’est la nécessité de construire des espaces publics autonomes à l’égard des pouvoirs politiques et administratifs. Prenons l’exemple d’un petit projet dans un quartier : dès le début vous êtes en discussion, en négociation, avec des acteurs administratifs et politiques. Très vite votre projet est déporté, influencé, tordu par les logiques administratives et politiques. Donc il faut cette construction autonome qui ne soit pas influencée, instrumentalisée. C’est ça un des premiers points qui nous a paru important : il y a des gens qui refusaient de rencontrer les acteurs politico-administratifs tant qu’ils n’avaient pas construit leur projet, les réseaux pour le consolider. Et après on entre dans des démarches de négociation mais à partir d’un territoire ferme, de ses idées, de ses conceptions, etc.
Le deuxième aspect, et ça renvoie à la notion d’économie, c’est l’idée que l’économie n’est pas seulement marchande. ça c’est tout le discours actuel des économistes classiques : il n’y a que le marché pour permettre de manière efficace les échanges entre les gens. En faisant comme si tous ces gens étaient rationnels, calculateurs, voulaient maximiser leur intérêt sur le marché et donc comme si on avait un grand marché d’autorégulation qui était pour eux le modèle du lien social : le lien social est un lien construit par le marché. L’idée, c’est de dire que ce n’est pas si évident que cela, qu’il y a d’autres types d’économie. Le grand historien Polyani l’avait montré dans La grande transformation, il y a l’économie de la réciprocité, l’économie du don qui s’opère sans qu’il y ait d’échange monétaire, c’est-à-dire la réciprocité entre les gens, le bénévolat, l’économie domestique. Et une grande partie de l’économie, pendant des siècles, a été fondée sur cette économie : des économistes ont essayé de montrer que jusque dans les années 40, 50% de l’économie était fondée sur la réciprocité. Toute l’économie rurale était fondée sur la réciprocité, il y avait des échanges monétaires, mais restreints. Et puis vous avez une économie monétaire mais non marchande, celle de l’Etat, par le système de redistribution. L’idée, c’était de montrer que ces entreprises, ces structures étaient capables d’avoir une viabilité, mais dans un autre sens que l’économie de profit, marchande, par rapport à des productions d’utilité sociale, en disant qu’on hybridait (greffait) ces trois types d’économie : ces structures sont alimentées par des ressources de bénévolat (réciprocité), par des ressources de l’Etat (justice, redistribution) – c’est l’exemple des crèches parentales où l’Etat, via la CAF, verse une participation par enfant accueilli, comme pour les crèches normales – et aussi une part sur le marché, c’est-à-dire que ces structures vendent une partie de leur prestation.
Troisième point : c’était l’idée de dire qu’entre offre et demande il fallait, dans l’espace public, qu’il y ait une construction par les gens. C’est-à-dire : pourquoi fabriquer telle chose ? En a-t-on vraiment besoin, de quoi avons-nous besoin ? Quelle est la demande des gens dans tel espace, tel quartier d’une ville ? Il y aurait là des lieux de délibération, de discussion, d’interpellation entre les gens pour voir quelles sont leurs demandes et quelle offre on peut construire en même temps, en face ; donc l’idée d’une démocratisation des processus économiques entre l’offre et la demande.
Dans les années 90 on a un modèle de l’insertion, de l’économie solidaire et le modèle de l’économie sociale qui est beaucoup plus institué : c’est d’une certaine façon les notables locaux qui sont à la tête, présidents des associations, des mutuelles. La création du Secrétariat d’Etat à l’économie solidaire a institutionnalisé beaucoup de choses.
Le partenariat est quelque chose qui, à mon avis, s’est imposé dans notre société depuis le début des années 80 (dans les politiques urbaines, de la petite enfance, de l’insertion), l’idée étant de rassembler une pluralité d’acteurs, qu’ils soient politiques, administratifs ou de la société civile, militants, bénévoles, salariés d’associations.
On passe d’une logique du changement par le conflit à une logique du changement, plus anglo-saxonne, par la pacification des échanges entre les acteurs. L’idée c’est de construire des orientations politiques, des politiques globales à partir de la multiplicité des acteurs locaux quelles que soient leurs origines. Or, par rapport à la démocratie je crois qu’il y a un point central. C’est Claude Lefort – L’invention démocratique – qui a été à Socialisme ou Barbarie, qui a écrit un certain nombre de choses sur la démocratie. Il dit : le fondement de la démocratie, c’est le fait de la division de la société entre une société civile et un pouvoir d’Etat. Et on le voit bien, tout pouvoir totalitaire tend à absorber la société civile ; le parti devient l’Etat, l’Etat détient toutes les commandes des financements, impose des associations et devient totalitaire, c’est-à-dire qu’il englobe la totalité de la société.
Donc il y a une question qui se pose avec cette histoire de pacification qui se substitue à la conflictualité et de partenariat qui associe société civile et système politique et administratif, parce que ça brouille les rôles et les fonctions de chacun dans l’espace. ça tend a éviter les conflits, à faire du système politique et administratif quelqu’un qui est à la fois juge et partie. Vous prenez une régie de quartier. C’est une entreprise d’insertion dans un quartier dit en difficulté, d’habitat social qui met en œuvre des pratiques d’insertion pour les chômeurs du quartier en travaillant sur le quartier, en développant en même temps une démocratie participative. Cette démocratie, elle se traduit par le fait qu’au conseil d’administration de la régie vous avez les habitants, qu’ils soient usagers ou salariés de la régie, les bailleurs (HLM) et les élus locaux. On entre dans un système paradoxal parce que le même élu, qui va décider au sein du CA de la régie, va d’autre part recevoir le président de cette régie pour lui accorder ou non des financements. On est dans un système pervers et je crois que ce qui est en train de se passer autour de la prolifération de ces formes de partenariat, de gouvernance (plan locaux d’insertion et d’emploi, les CLI, le contrat enfance). C’est la perversité de ce système où on ne voit plus clairement qui est qui et où certains peuvent jouer de positions troubles. On a cette question d’une espèce de fusion de la démocratie représentative (les élus) et de la démocratie délibérative. Je crois que l’un des enjeux de l’économie solidaire à l’heure actuelle, (et je pense que ses acteurs n’y sont pas assez attentifs), c’est cette fusion de la démocratie représentative et de la démocratie délibérative. Si elles sont interdépendantes, il me semble qu’en même temps il est nécessaire qu’elles soient conflictuelles et que chacun ait son espace de représentation, de délibération, et qu’on crée d’autres espaces publics où l’on se rencontre. Mais ce n’est pas au sein de la société civile ou de l’Etat que la rencontre peut se faire. Par rapport à certains aspects de la démocratie on est devant une panne des formes d’interventions collectives par rapport aux formes d’individualisation qui sont de plus en plus poussées. Et cette panne se produit parce qu’on a dans les espaces locaux une économie solidaire extrêmement parcellisée, de même que l’économie sociale. Parfois il y a du corporatisme, de la division, du cloisonnement, donc on n’a pas les prémisses de ce qu’on pourrait appeler un mouvement social. On a des identités de gens très hétérogènes. Un mouvement social, au sens de Touraine, c’est un mouvement qui se construit dans la conflictualité pour l’appropriation de valeurs culturelles pour les rendre dominantes. Et par rapport à ça, il y a cette espèce de renvoi sur des formes de démocratie interne de toutes les structures mais il n’y a plus (ou trop peu) de liens forts permettant de construire un rapport de démocratisation de la société au niveau d’un mouvement social.
Le débat
Un intervenant :
Est-ce que vous pourriez faire l’historique de ce mouvement? Au XIXème siècle il y avait les ateliers, en rapport avec le mouvement syndical, beaucoup plus centré et avec des revendications plus solides. On assiste actuellement à une anesthésie de ces mouvements syndicaux et à la multiplication de ces instances intermédiaires, qui s’entrechoquent, qui se contredisent parfois. Quel est le rôle du pouvoir ? Il a peut-être intérêt à ce qu’il y ait des divisions sociales.
Une intervenante :
J’ai toujours besoin de cas concrets. Évidemment l’économie solidaire c’est des choses très différentes, mais est-ce que vous pouvez illustrer votre propos avec des exemples précis ?
Bernard EME :
Pour ce qui est de l’histoire, il y a eu l’expérience des ateliers nationaux (1848, Louis Blanc). Les historiens ont des visions différentes. C’était créer une espèce de service public donnant du travail aux ouvriers. ça a capoté mais il faut voir que derrière tout ça il y a aussi toute l’expérience du travail comme rédemption, réadaptation à la société. Ca a toujours existé (exemple des Working houses en Angleterre) c’est-à-dire le fait que les gens, les vagabonds qui pouvaient travailler (les autres c’était l’aumône, la philanthropie) entraient dans un système de contrôle. Il y a une ambiguïté et aujourd’hui aussi au niveau de l’insertion. On va tendre, pour ceux qui se désocialisent, à les ramener dans la société avec du travail.
Il y a à la fois quelque chose de l’ordre de l’économie solidaire et du mouvement philanthropique paternaliste. Pour ce qui est du rapport aux syndicats : au XXème siècle il y avait une rupture entre ces syndicats et les mouvements, mais aussi des passerelles autour de l’éducation populaire, avec des acteurs à la fois dans des syndicats et des associations. Mais il ne s’est jamais produit d’articulation avec les forces syndicales quand elles étaient encore dans des rapports de pouvoir conflictuels forts où ce qu’on appelait la lutte des classes signifiait encore quelque chose. Il y a des interprétations de certaines mouvances syndicales, et partis politiques de gauche, qui considèrent l’ensemble de l’économie sociale comme un secteur philanthropique à l’américaine ; c’est-à-dire en gros : l’Etat s’occupe du minimum et on laisse toutes les associations philanthropiques s’occuper de tous ceux qui sont laissés sur le carreau. Cette interprétation, vous l’avez chez Robert Castel. Il dit : attention, il ne faut pas un désengagement de l’Etat. Il ne faut pas sous-estimer ces débats entre une représentation de l’économie solidaire comme béquille du capitalisme et ceux qui disent : non, c’est un « mouvement » qui combat civiquement au nom de la solidarité et invente de nouveaux espaces démocratiques locaux. Et là ça traverse la gauche. Ce n’est pas seulement un truc entre droite et gauche. On peut le voir au niveau des politiques antérieures (années 60) du Parti communiste, ou des tenants du Parti socialiste plutôt axé sur le centralisme. Et il y avait plutôt des alliances pour aller vite, entre ce qu’on peut appeler la seconde gauche (PSA, PSU), beaucoup plus pour la décentralisation, et ces mouvements. ATTAC pendant assez longtemps a vu l’économie solidaire comme une prothèse.
Pour les exemples concrets, il y a tout ce qu’on a appelé les services de proximité aux personnes, avec des crèches parentales, des lieux d’accueil dans les quartiers en difficulté, des choses qui ne sont pas construites par l’Etat, qui le sont parfois par des professionnels mais en dehors de leur institution, comme des expériences alternatives. Par exemple, quelque chose qui peut paraître très proche de l’éducatif, l’institution, c’est ce qu’on appelle les lieux Passerelle vers l’école maternelle pour des populations immigrées où on ne parle pas très bien le français, où on a peur de l’institution. Il y a un échec scolaire prévisible si on les bascule comme ça de manière violente, dans l’école maternelle. Il faut passer par des structures périphériques.
Un autre domaine, celui des personnes âgées : ça ne va pas être des maisons de retraite, mais des lieux de vie qui vont être co-gérés par les personnes âgées et par les familles et les professionnels. ça c’est des expériences qui sont en train de se monter. Est-ce que ça va marcher en termes d’instance démocratique entre ces trois acteurs ? Est-ce qu’il va y avoir des dysfonctionnements ? l’avenir nous le dira. Mais l’idée est bien de ne pas être dans le système de la maison de retraite ou dans le système privé des chambres à 12000F. On ne peut pas dire : l’insertion est d’un côté, l’économie solidaire de l’autre. Elle traverse l’insertion. C’est en fonction des pratiques. Ce n’est pas parce que vous avez une espèce de label, parce que vous êtes association truc machin, que vous êtes économie solidaire. Par exemple, vous avez des régies de quartier qui sont devenues des petites PME d’entreprise sociale dans le quartier, qui donnent du travail aux gens peu qualifiés du quartier, en chômage, en précarité, mais où il n’y a plus de vie démocratique. Qui détient le pouvoir ? Ce sont les bailleurs et la municipalité. Les habitants ont été peu à peu exclus, rejetés du système. J’ai étudié la régie de Marseille 13/14 qui pourtant est née d’une expérience autogestionnaire : la municipalité à 1000 voix et il y a un habitant en face. Et vous allez avoir des régies de quartier qui produisent de la vie démocratique au sein de leur instance, c’est-à-dire que les associations d’habitants sont dominantes, qu’il y a des rapports conflictuels avec les élus et les bailleurs, et qu’elles construisent des formes d’espaces publics dans le quartier, qui inventent des moyens, des fêtes, des moments de rassemblement, des activités pour les enfants. Et tout ça provient de la demande des habitants. Tout n’est pas parfait, évidemment, mais il y a des allers et retours entre les habitants vivant dans le quartier. Vous avez aussi le commerce équitable, qui construit de nouvelles formes, c’est un peu plus complexe. Il y a tout un contrat passé entre eux (développement local, non-travail des enfants, travail des femmes salariées) et les consommateurs ici. On a un système de solidarité qui passe par la construction de nouveaux intermédiaires entre des gens qui sont dans le Sud et des gens qui sont dans le Nord. Là l’espace démocratique public est compliqué à voir. Il passe par les intermédiaires qui vont voir les producteurs et (pour Artisans du Monde) dans les boutiques où il y a encore du militantisme. Il y a tout un travail de compréhension, d’explication du système. Donc d’un côté on a une espèce d’espace public joué par les intermédiaires entre les producteurs (un village, une coopérative) et les boutiques. Dans l’intermédiaire il y a une plate-forme du commerce équitable qui regroupe plein d’associations et où on peut dire qu’il y a une forme d’espace public, parce qu’il y a des opinions divergentes sur la propagation du commerce équitable, son extension. Cet espace public-là est plus segmenté et éloigné des gens (au contraire d’une régie de quartier). Dans tous ces cas on a la deuxième caractéristique : hybridation des financements, bénévolat, dons, financements publics et une part de vente. Dans une crèche parentale il y a 40% de ressources CAF, 30% de vente des prestations auprès des parents, et le reste c’est du bénévolat des parents. Ils font la gestion (on pourrait parler des espaces publics de régulation entre les parents et les professionnels, qui peuvent être conflictuels sur les méthodes pédagogiques) les repas, l’administration et l’accueil de l’enfant (pour celles qui ont gardé leurs principes de fonctionnement) en même temps que les professionnels. Donc là vous avez à nouveaux les trois types de ressources.
Un intervenant :
Vous venez de parler de commerce équitable. ça me renvoie à une notion qui est beaucoup plus large : le développement durable. N’est-il pas obsolète ? A savoir qu’il y a de grosses multinationales du style Leclerc qui profitent de ce concept pour vendre des produits et s’engraisser. Quel concept nouveau peut-on imaginer s’il est obsolète ?
Bernard EME :
Je ne suis pas spécialiste de la question mais c’est vrai que certaines grosses entreprises, comme certaines fondations, se sont emparées du concept en faisant jouer le marketing. Donc à l’heure actuelle la notion de développement durable me paraît être une espèce de masque d’un libéralisme assez fort. J’ai des étudiants qui ont travaillé sur la notation sociale des entreprises qui renvoient pour partie au développement durable. On s’aperçoit qu’il y a beaucoup de choses qui sont très floues, voire inexistantes. C’est un pur affichage marketing. Mais il y a une pression au niveau de l’environnement, des ressources. Je reviens du Québec et on voit des choses qui commencent à se passer : de grandes entreprises construisent avec les syndicats, les associations et les collectivités locales des plans locaux de développement durable. Et là on voit apparaître quelque chose de différent qui n’est pas du développement durable marketing. On est dans la mise en œuvre locale de développement autour des ressources, du travail. Là il y a des choses plus complexes.
Quel concept mettre à la place ? Je suis incapable de le dire.
Un intervenant :
Cet exemple du Québec ce ne serait pas un espèce d’Agenda 21 au niveau local avec une forte dose de démocratie participative, en fin de compte ?
Le développement durable a été recyclé dans le discours du MEDEF officiellement. Je pourrais proposer le concept de décroissance qui est un concept en pleine construction actuellement puisqu’il va nous amener à réfléchir, à construire autre chose, donc de fait va amener des logiques collectives dans sa construction.Cc’est peut-être dans cette voie-là que des formes de démocratie participative vont apparaître dans l’avenir avec la montée de forts problèmes environnementaux, le réchauffement climatique en particulier, et les problèmes socio-économiques qui vont suivre.
Bernard EME :
Serge Latouche développe cette problématique. Mais il me semble que la décroissance ne pourra se faire que sous la contrainte physique.
Un intervenant :
J’avais une question autour des modes de financement de l’économie solidaire et de la place de l’argent public là-dedans. Vous parlez d’hybridation. Est-ce que par rapport aux craintes que vous avez formulées tout à l’heure sur l’absence d’espace conflictuel et donc un délitement de l’économie solidaire, vous ne croyez pas que la place et le niveau d’argent public injecté dans ces structures sera déterminante pour l’autonomie et la possibilité de maintenir un espace de conflit dans ces structures, sachant que derrière, à chaque fois c’est la professionnalisation qui est en jeu et qu’il y a une tension qui s’élabore à un moment donné dans ces structures : à savoir la création ou le maintien d’emplois au prix d’une perte d’autonomie ou d’une acceptation de l’instrumentalisation par les pouvoirs publics ?
Bernard EME :
Effectivement. Il y a là un paradoxe : au fond, d’une certaine façon, l’argent public est condition de l’autonomie de ces structures mais il peut être aussi bien la condition de son hétéronomie, c’est-à-dire que détenant les cordons de la bourse, les systèmes politiques et administratifs imposent, (ce que l’on voit à l’heure actuelle), une très forte instrumentation de ces organisations. On ne peut pas dire qu’il n’y a que le système qui est « méchant », il y a tout un discours de ces structures sur la professionnalisation, la rationalisation, la gestion. Maintenant on voit apparaître les chartes qualité, les normes iso – pourquoi pas – mais qui sont piquées de l’industrie marchande. C’est-à-dire qu’au lieu d’inventer ses propres règles, les instruments adaptés à ces structures, on importe toutes les rationalités qui viennent de l’entreprise marchande. Donc il ne faut pas s’étonner qu’à un moment donné ces structures ne fassent que mimer les entreprises marchandes. Cette histoire d’autonomie/hétéronomie elle ne peut se jouer que dans le conflit, le rapport de force. Je pense qu’à part des expériences assez isolées qui essaient de maintenir un cap du projet, des valeurs, on a une espèce d’emprise de plus en plus grande des systèmes administratifs sur ces expériences. ça ne veut pas dire qu’elle ne sont pas capables de produire une partie d’autonomie. On n’est jamais complètement autonome. Ce n’est pas un absolu, c’est relatif. Mais c’est vrai qu’on ne voit pas de mouvement profond de contestation. Je vois que le sanitaire et social est en train de rentrer dans la loi 2002 avec toutes les normes imposées, et ça devient vraiment un secteur parapublic.
Un intervenant :
Est-ce que l’échec de mai 68 a contribué à ce déclin de cette démocratie participative, de cette économie solidaire ? Dernièrement j’ai vu une expérience en Albanie : on va sur le terrain, on essaie de scolariser les enfants des familles nombreuses, pauvres, mais contre (c’est un chantage noble) de l’argent, à condition qu’ils aillent à l’école. Est-ce qu’il y a d’autres expériences ? Concernant l’autogestion, j’ai vu en Italie dans les années 70 des expériences qui réussissaient. Où en sommes-nous actuellement ? Il y a des expériences modestes comme Emmaüs, les SEL : comment vous situez-vous ? Et par rapport à cette macrostructure qu’est l’Europe et la gouvernance mondiale, comment se situe l’économie solidaire ?
Bernard EME :
Mai 68, je ne pense pas que ce soit un échec. Si ça n’a pas donné lieu à un mouvement social, c’est le moment où toutes les structures antérieures se sont effondrées. Certains aujourd’hui, même au PS, regrettent le manque d’autorité, mais 68 masque l’accession des femmes à une certaines autonomie par rapport à leur vie, à leur corps, c’est le moment (1965/1968) de la transformation de la famille où on voit reculer la famille patriarcale dominée par l’homme travailleur. C’est là qu’on voit apparaître les premières grandes alternatives écologistes. Au contraire d’un échec, c’est la déstructuration de toutes les institutions fondées sur l’autorité au sens paternaliste, qui s’imposaient sans discussion. Et l’autogestion est venue en France, dans cette lignée. Aujourd’hui pour trouver le mot autogestion il faut aller dans le moteur de recherche Google et on va trouver des vieux textes. Plus personne ne s’en revendique. Dans le passé j’étais à la revue Autogestion et on s’est sabordé.
Sur l’Albanie ça me paraît refléter des choses qui sont en train de se passer dans beaucoup de pays. En gros vous dites, il y a un chantage : de l’argent et tu vas à l’école. Il y a le même chantage en Angleterre, aux Etats-Unis, aux Pays-Bas : tu cherches et tu as un travail, autrement on t’enlève tes allocations. C’est ce qu’on appelle le workfare, c’est-à-dire le travail quasiment obligatoire : on retrouve les working houses du XVIIIème siècle. Aux Etats-Unis c’est effarant : les jeunes mères de famille monoparentale (il n’y a pas de crèches), il faut qu’au bout de trois ans elles se soient formées et qu’elles aient un travail. Autrement elles perdent toutes leurs allocations. C’est le même chantage avec une culpabilisation. Si tu ne fais pas ça tu es un mauvais citoyen. Et on voit que tous les programmes sont construits sur la même matrice. Tous ces programmes disent : il faut que tu deviennes un acteur de la société. Il faut que l’écolier devienne un sujet, il faut que le gars en insertion devienne acteur de son processus d’insertion, il faut que les femmes deviennent actrices du processus d’autonomisation, et s’ils ne font pas cela il y a sanction. Donc on est dans un modèle moraliste. Ce n’est plus le paternalisme du XIXème, mais c’est une nouvelle forme de moralisme qui apparaît. Et c’est une pensée intériorisée par beaucoup d’acteurs de l’insertion. C’est une pensée libérale : c’est la responsabilité individuelle. Il y a un espèce de retournement de l’histoire : il y a des gens, qui se disent de gauche du point de vue des idées politiques, qui sont en train de reprendre complètement le discours libéral de la responsabilité individuelle.
Sur l’Europe ma position est très simple : elle va nous obliger à déstructurer nos institutions. C’est une belle chose parce que le système institutionnel français devient insupportable.
On fait des recherches européennes et on voit que le système français à l’heure actuelle, institutionnel, politique, est totalement sclérosé. Il est incapable d’adapter, de permettre des transformations prises par les gens. Vous allez en Italie, en Allemagne, c’est différent. Il y a des structures de base. Tout le mouvement des coopératives sociales en Italie, qui correspond pour partie au mouvement d’insertion, est capable, selon leurs valeurs, de répondre à des appels d’offre d’autoroute pour des milliards, ils sont capables d’imposer des quotas d’handicapés dans leur entreprises. Ils ont un rapport de force et ils s’occupent de l’Europe parce qu’ils ont compris que grâce à l’Europe beaucoup de marges de manœuvre apparaissent dans les États. On ne pourra pas tenir sur un système institutionnel aussi figé, centralisé, ou dont on a décentralisé le mode de centralisation.
Un intervenant :
Vous avez terminé votre discours en disant que l’économie solidaire est devenue parcellaire et vous avez justifié cela par le lien avec le mouvement social. J’aimerais savoir quel est l’apport de la technologie sur ce lien. La technologie au sens où Heidegger entend le mot, mais aussi en tant qu’idéologie de la société post-moderne.
Bernard EME :
Je n’ai pas tout à fait dit ça sur la parcellisation. Elle provient aussi de la segmentation des domaines d’activité antérieurs. ça renvoie à ce que je viens de dire sur l’Europe : on a des tuyaux d’orgue qui continuent à fonctionner et les associations sont dépendantes d’un domaine d’activité spécifique réglementé, normé par l’Etat. Si vous faites de la petite enfance, vous ne faites pas de la formation ou de la famille, donc il y a aussi une parcellisation produite par toute la technologie étatique qui s’est construite à partir du XIXème siècle. Il faut bien voir que tout ça c’est récent. Vous prenez l’évolution du droit : il s’est construit à partir du XIXème siècle sur la segmentation des droits dans des facultés, avec des départements différents, etc. Vous avez toute une rationalité cloisonnée. La parcellisation est due à ça.
Par rapport à la technologie, je pense qu’effectivement on voit l’imaginaire technologique s’emparer comme fin en soi de beaucoup d’acteurs. Il y a très peu de critique, au sens de théorie critique de la société, permettant, comme le disait l’École de Francfort (Adorno, Orkheimer) de théoriser l’émancipation des gens au lieu de justifier par la théorie le monde en place. Par rapport à la technologie par exemple, les milieux critiques sont très minoritaires : je regarde du côté des logiciels libres, des expériences de mise en réseau, c’est extrêmement réduit comme espace public de critique, d’échange. L’imaginaire technologique a été intériorisé par beaucoup de gens qui travaillent sur le terrain avec tous les effets que ça peut produire d’un point de vue social. Les grandes entreprises mettent en place un système informatique : tout va être résolu. Ils ne s’occupent pas du social, du culturel. Ils ne pensent même pas que ça peut produire des effets sociaux. Et au bout d’un moment ils s’aperçoivent que c’est la catastrophe : ils ne marchent pas et ça produit tellement d’effets sociaux et culturels que ça a des effets contre-productifs, donc il faut faire appel à des consultants pour essayer de reconstruire du social dans l’entreprise. Il n’y a aucune critique au départ telle que : qu’est ce que ça veut dire mettre un outil dans une organisation ? qu’est-ce que ça produit comme effet identitaire, culturel ?
Un intervenant :
Je suis assez surpris de votre analyse par rapport à l’Europe, surtout en ce qui concerne l’économie solidaire. Je ne connais pas tous les Européens mais je connais un peu les systèmes : ils ne fonctionnent que par appel d’offre. C’est vraiment le contraire de la démocratie et l’instrumentalisation est faite du sommet, ils ne s’en cachent pas. Je ne vois pas très bien le caractère démocratique de tout ça.
Bernard EME :
ça ne change pas de l’Etat, que ce soit Bruxelles ou le Conseil général. Simplement ça distord. Dans dix ans la structure politico-administrative française sera en très mauvais point. Je parle de cette structure Etat, Région, Conseil général, contrat d’agglomération, Pays, communes. ça ne sera pas viable donc ça va permettre une déstructuration de cette ossature. Autrement sur l’Europe, il y a la notion d’appel d’offre et il y a des avancées de l’Europe, sur les femmes. Les textes les plus fondamentaux sur l’égalité homme-femme sont européens (les congés parentaux des pères). Si je prends tout le domaine de la petite enfance, ils sont 20 ans devant nous parce que c’est le modèle suédois qui s’est imposé. Pour la famille c’est pareil. Mon hypothèse c’est que c’est par l’Europe qu’on va pouvoir déstructurer les systèmes nationaux qui sont la structure armée de l’économie libérale, et on va voir des modalités de collaboration entre des régions, sur des modèles de développement qui commencent à prendre en compte des phénomènes d’écosystème et on voit l’émergence d’innovations à ce niveau. Alors bien sûr, ce n’est pas l’Europe d’un seul coup démocratique. Au lieu d’avoir un système proprement français (communes, maires, élus, délégation de compétence) on voit apparaître des choses qui commencent à faire bouger tout ça, c’est-à-dire des décloisonnements, et c’est autour de ces espaces intercommunaux que peut se revivifier une démocratie participative par rapport à la démocratie représentative. La région est un espace un peu lointain, mais je pense qu’on va bouger, compte tenu des modèles, il va y avoir des formes de transfert entre des modalités d’organisations. Dans d’autres pays la Région est beaucoup plus démocratique qu’en France. Plaçons-nous dans un modèle dont on ne veut pas : l’économie libérale est un modèle qui est totalement inefficace (manque de souplesse, de réactivité, et la démocratie participative c’est ça au fond : mettre en jeu de la parole, de la délibération, de la concertation, en fonction de tel problème qui surgit. Et ce sont ces espaces intercommunaux dont l’Europe va, d’une certaine façon (un peu technocratique), renforcer le pouvoir par des incitations financières. C’est ce qu’on voit aujourd’hui : ils renforcent le pouvoir des instances qui sont beaucoup plus floues, c’est ce qu’on appelle la gouvernance, contre les appareils hiérarchisés, centralisés qui ne visent qu’une seule chose : la relégitimation de leur pouvoir.
Un exemple simple : dans quelques années l’Europe va inciter financièrement des politiques globales de la petite enfance dans les pays. On ne va pas dire là il manque de crèches, ici de haltes-garderie. Non. C’est : regardons le territoire, toutes les demandes des habitants, les femmes qui sont au travail, qui ne le sont pas, celles qui veulent se former, les hommes qui veulent prendre un congé parental, etc. et on construit une politique globale plus démocratique. ça ne va pas tomber du ciel demain, il va falloir du travail.
Un intervenant :
Je crois aussi à cette déstructuration nécessaire des institutions mais pour autant, le système que l’on voit fonctionner de l’Europe, le système dominant en Europe reste marqué par une économie qui est toute entière sous les normes de la finance. Je crois aussi en l’inventivité et j’espère que l’échange interculturel entre les différentes nations peut apporter des richesses énormes, mais comment faire aussi par rapport à la dominante actuelle de l’économie mondiale ? Et quand on regarde comment on prépare les citoyens à cette dimension de l’Europe, on est défaillant dans tous les sens. Alors que sur le terrain on met en place des structures comme l’intercommunalité, comme l’ouverture à la région, il y a à côté les baronnies épouvantables que sont les départements, et notre système parlementaire aussi.
Bernard EME :
Oui. Je pense que l’Europe peut permettre la fissuration de ces baronnies, de ce régime parlementaire. Je comprends les objections qui sont faites autour du modèle de l’économie. De toutes façons il faut des mouvements sociaux qui doivent se battre dans les années à venir contre ce modèle économique qui est imposé. Si l’Europe se construit, même sur le modèle tel qu’il est, ça va permettre la fissuration du phénomène français. Donc il vaut mieux cela que de garder le système français souverainiste.
Un intervenant :
Pour autant, est-ce que l’Europe est prête à entrer dans les raisonnements qu’on a entendu tout à l’heure ? Pour moi le développement durable est le concept le plus flou qu’on ait pu trouver : il n’y a rien derrière. Il s’agit de chercher des alternatives, ce que posent les gens de la décroissance avec Serge Latouche et compagnie ; mais ce mouvement-là il n’existe pas à l’échelle européenne.
Bernard EME :
Regardez : quelqu’un comme Petrella était à Bruxelles.
Un intervenant :
Petrella malheureusement n’est pas représentatif. Il est le seul à pouvoir défendre les idées révolutionnaires. Ces idées n’ont pas subi la moindre ride. Je suis d’accord avec vous concernant cette vision d’une Europe de culture. Il y a ce plan Erasmus qui permet des échanges entre universitaires, scolaires, qui permet une meilleure connaissance des patrimoines des Européens et ça permet de déscléroser nos structures qui ont besoin d’être dépoussiérées, et même d’avoir un lifting. Là où je ne suis pas d’accord, c’est quand on va vers l’absence d’une prédisposition, d’une maturité des peuples : on n’est pas tout à fait mûr pour accepter cette structure bureaucratique très lourde de l’Europe. D’accord pour une Europe scolaire où on peut s’inspirer d’autres modèles comme le système suédois, qui pourrait nous aider à améliorer notre système ici.
Bernard EME :
Si vous pensez comme ça, je pense qu’il y a un mai 68 qui va arriver dans les 10 ans qui viennent parce qu’il y a un décalage entre les structures institutionnelles françaises politico-administratives et les modes de vie des gens, en particulier des jeunes. Mai 68 c’est quoi ? C’est la réaction à des structures traditionnelles d’une société qui avait avancé et que les pouvoirs politiques n’avaient pas vue. Je ne sais pas si j’ai raison mais d’un point de vue sociologique on peut dire qu’il y a un décalage à l’heure actuelle extrêmement fort entre un monde fermé sur lui-même et les aspirations des gens, leurs modes de vie, leurs manières d’être, de construire des relations sociales, et ça ne peut que péter.
Un intervenant :
Il y a des locutions autour de la démocratie qui m’énervent, et en particulier une qui a été beaucoup utilisée ce soir, c’est démocratie participative. Il me semble que quand on regarde la définition de démocratie, son essence c’est la participation. Est-ce qu’on ne pourrait pas dire une démocratie active ou une démocratie efficiente ? Mais démocratiser la démocratie, c’est la tautologie ou le pléonasme : la démocratie participative. Maintenant chez les intellectuels radicaux on parle de démocratie radicale
Bernard EME :
J’ai employé un mot pour éviter trop de jargon, mais je préfère le terme de démocratie radicale qui a été théorisé par Habermas. Mais je ne crois pas que ce soit totalement une tautologie. La démocratie participative fait appel à une continuité de la participation qui n’existe pas dans le système représentatif. Ce principe de la démocratie participative c’est le fait que les citoyens sont à tout moment des citoyens et participent aux affaires de la cité (pour aller vite). Ce n’est pas le cas dans nos démocraties dites participatives.
Un intervenant :
Le terme participatif existe aussi en linguistique, en sémiotique, c’est-à-dire : un enseignant va dispenser un enseignement, on va en profiter, il ne va pas perdre ce qu’il a enseigné, celui qui est enseigné va en profiter… Est-ce que c’est dans le même sens que vous l’employez : de démocratie dynamique qui ne lèse personne ?
Un intervenant :
Il y a des machins à la mode. Le sentiment démocratique, c’est quelque chose qui participe de l’épanouissement personnel et collectif. ça se pratique dans le lien, dans la confrontation, dans une relation sociale, dans la lutte de classe. Je fais toujours du syndicalisme, pour moi la démocratie ouvrière, la démocratie syndicale, ce sont deux vieux termes ringards mais c’est quelque chose de concret : je les relie à des pratiques, comme des milliers de gens en France.
Un intervenant :
J’avais une question sur le fait que la démocratie ne peut vivre que si elle se trouve dans la confrontation entre société civile et Etat et en terrain neutre. Est-ce que vous auriez des exemples de terrains neutres dans lesquels pourrait se produire l’émergence de formes démocratique nouvelles ?
Bernard EME :
C’est ça l’invention démocratique à venir : d’après moi, c’est l’espace tiers. Un troisième espace. Vous prenez les négociations des syndicats avec Dutreil : ils vont au ministère négocier. Pour moi il faut un espace neutre de négociation, de délibération entre les formes étatiques et les formes de la société civile.
Un intervenant :
Vous ne voyez pas d’émergence particulière de ce type de lieux ?
Bernard EME :
J’en vois au Québec. Il y a des endroits, des instances qui ne sont ni des syndicats, ni de la société civile, ni des entreprises, ni du système politique. C’est une instance totalement autre qui est sur un terrain autre où les acteurs ont le même poids (on ne verrait jamais ça en France) qu’ils soient une association ou HydroQuébec (Edf québécois).
Un intervenant :
Je crois que des espaces tiers, ça existe, même en France. Par exemple, en Limousin avec la parc naturel régional, qui n’est pas une réussite, qui n’est pas gagné. Mais si il s’est instauré un parc naturel régional sur le plateau de Millevaches, c’est parce qu’il y a eu négociation entre politiques et Etat et ça a merdouillé pendant 37 ans, mais le jour où les associations se sont mobilisées et ont commencé à casser le rapport entre l’Etat et les politiques, il y a quelque chose qui s’est passé. Alors je ne suis pas sûr que ça durera, parce que les baronnies reprennent du pouvoir et risquent fort de bloquer le système. Mais là il y a eu un tiers.
Bernard EME :
Là aussi c’est l’avenir pour l’Europe : c’est dans les espaces vides que se créeront des choses (exemple du plateau de Millevaches) et le vide qui est la qualité naturelle du plateau de Millevaches est aussi un plein de créativité, d’inventivité importante.