Avec Gilbert WASSERMAN, rédacteur en chef de la revue MOUVEMENTS .
soirée du 6 décembre 2001
Philippe NANEIX propose en préambule quelques éléments de réflexion permettant de situer le débat, compte tenu des discussions ayant eu lieu au préalable entre les membres du bureau du Cercle :
Dans nos sociétés, autant les pratiques actuelles de la démocratie tendent à ne plus intéresser les gens du peuple, même en période électorale, autant cette démocratie semble importer aux classes dirigeantes. Cet attachement sourcilleux paraît nouveau. Car il n’y a pas si longtemps encore, en 1973, alors qu’Henry Kissinger recevait le prix Nobel de la paix, son administration oeuvrait en toute tranquillité au renversement militaire du gouvernement légitime et légal du Chili.
Alors pourquoi la Démocratie avec un grand D est-elle aujourd’hui invoquée, brandie, défendue voire imposée par les mêmes qui, hier, installaient ou entretenaient un peu partout les Bokassa et autres Pinochet ?
La réponse semble être contenue dans une résolution récente du Conseil de l’Europe (n°1209-2000) où il est signifié qu’un haut niveau de démocratie permet aux pays de mieux résister aux répercussions des crises économiques passagères ( comme celles ayant sévi récemment sur l’Asie, la Russie, le Mexique). Et le même Conseil d’inviter ensuite le Fonds Monétaire International (FMI), la Banque européenne de développement (BERD)… au renforcement de leur contrôle attentif, dès lors qu’un pays s’écarte des normes démocratiques, surtout si cela est susceptible d’affecter la bonne santé d’une économie et de son système financier.
Voici donc de nouveaux gardiens-prescripteurs pour une démocratie-potion » prête à l’emploi « , pouvant même être imposée : paradoxe, si l’on considère que l’autodétermination des gens constitue une valeur inaliénable.
Ainsi se développe une pratique fausse, voire dangereuse : celle de la démocratie » efficace « , celle du management social par la démocratie. Il s’agit, avec celle-ci, de se servir de ses grandes capacités d’adaptation et d’absorption, notamment face aux chocs économiques, tout en opérant un contrôle strict des libertés (restriction de l’autonomie des individus). Les mesures prises aux Etats Unis, comme en France après les attentats du 11 septembre, en fournissent la dernière illustration.
A l’inverse, le peuple invoque la démocratie sociale, qui correspond à des prises en compte de ses intérêts au niveau de l’entreprise, de l’école etc..
Au XVIIIème siècle, parce que les nouvelles élites (bourgeoises) n’avait pas vraiment confiance en la » populace « , un mécanisme de la représentation fut inventé. Dans cette logique le Représentant, qui est en lui-même l’émanation du peuple, va parler au nom de ce dernier et dire sa parole. Porteur de la vox populi, il n’a ni à collecter et faire remonter les opinions, ni à rendre compte. La participation citoyenne s’arrête ainsi aux urnes.
De nos jours, ajoutée à un mode de désignation favorisant catégories et intérêts particuliers, cette conception imprègne largement les pratiques de la démocratie tout en la biaisant.
INTERVENTION de Gilbert WASSERMAN
Gilbert Wasserman fait d’abord observer qu’il ne se retrouve pas dans le titre proposé (« Démocratie : produit marketing ou outil de transformation sociale ») considérant que celui-ci tend à enfermer le débat et passe à côté d’une question essentielle : la démocratie comme fin en elle- même et comme valeur universelle.
Il remarque à ce sujet que Marx avait fortement sous-estimé le rôle de la démocratie, en particulier dans la seconde partie de son œuvre. De sorte que, parmi ses successeurs, les constructeurs du » communisme historique » répandirent la conviction selon laquelle un parti peut savoir le vrai et le juste à la place du peuple (le socialisme scientifique) Ce qui rendait à leurs yeux légitimes les politiques de guerre civile (chaudes ou froides) visant la transformation à marche forcée des rapports sociaux. Mais bafouer le principe démocratique les mena d’échecs en échecs.
Tous ne suivirent pas cette voie. Ainsi Rosa Luxembourg qui déclarait : » J’accepte plus facilement une erreur décidée par une majorité qu’une idée juste proclamée par un petit groupe d’hommes qui l’imposent « .
La nature de la démocratie
La démocratie se construit dans la conflictualité :
Aller au-delà des visions schématiques et binaires, du type démocratie bourgeoise (formelle) et démocratie prolétarienne (réelle) permet de penser un paradoxe historique. Car c’est bien dans le cadre de la société capitaliste, donc sous domination bourgeoise, mais seulement du fait du développement des luttes sociales, que les acquis démocratiques se sont matérialisés. Le suffrage universel, non encore achevé (avec le droit de vote des immigrés, par exemple), en constitue un modèle majeur.
Après la chute du mur de Berlin, le thème de la » démocratie apaisée » et, à son extrême, la thèse de » la fin de l’Histoire » dominèrent un temps les débats de philosophie politique. Mais ces idées furent vite balayées. La simple expérience de tous ceux qui à un moment donné ont contribué à l’élaboration de décisions publiques (élus, associations…) montre que la réalité est autre. Leur pratique de la démocratie ne nie pas la conflictualité, les rapports de force, mais cherche au contraire à en faire un outil de la décision publique.
Les conditions d’une véritable démocratie délibérative : les démocraties participative et cognitive :
Une autre question, cruciale, touchant à la nature de la démocratie, réside dans le rapport entre démocratie représentative et démocratie participative.
On observe dans les pays développés une crise de la démocratie représentative. Un fossé s’est creusé entre les citoyens et la politique institutionnelle. Doit-on pour autant conclure à un épuisement du système représentatif ? Faut-il même en accélérer le processus ?
Il semblerait que non, à regarder les pays, les institutions internationales (Organisation Mondiale du Commerce, Commission européenne…) … où la démocratie représentative n’a même pas encore droit de cité.
Mais un ressourcement de celle-ci, un rapprochement entre elle et les citoyens, ne peut exister sans poussées fortes et significatives de la démocratie participative. Il s’agit pour cela de chercher à créer les espaces d’expression de cette conflictualité : d’inventer de nouvelles modalités pour la démocratie délibérative, débouchant sur du débat et de la décision (Internet, entre autres, pourrait à ce sujet ouvrir des perspectives).
Ainsi, aujourd’hui, pour la démocratie délibérative, la façon dont on prend les décisions est quasiment aussi importante que la décision elle-même.
De plus, pour avoir une consistance réelle, la démocratie délibérative ne peut se passer de démocratie cognitive. Cela signifie que tout citoyen doit pouvoir saisir les problèmes dans leur complexité (OGM, clonage humain, bioéthique, retraites etc.) et bien en mesurer les enjeux. Contrairement à ce qui se fait à l’heure actuelle, où ce sont les énarques et autres spécialistes qui décident.
Mais, rassurons-nous ! les événements de 1995 en France l’ont montré : aucune politique n’est efficace si elle n’a pas obtenu au préalable l’assentiment populaire.
Il est à noter que des expériences, concluantes mais restreintes, de démocratie cognitive, organisées selon le système du jury populaire de tribunal, ont été conduites en Scandinavie, en Espagne ou en France (conférence de citoyens sur la question des OGM)
Les échelles de la démocratie
La démocratie locale :
La 1ère échelle, que personne ne conteste, du moins à gauche, est la démocratie locale. Mais la réalité des politiques municipales, par exemple, montre qu’il existe une énorme distance entre les discours et les actes.
Pourtant certains praticiens reconnus de la démocratie locale, comme le maire de Porto Alegre, s’inquiètent d’un repli sur soi » localiste » pouvant conduire à l’impuissance.
La démocratie nationale :
Vient ensuite l’exercice de la démocratie dans le cadre de la nation. Les » souverainistes » qui en sont les champions considèrent que l’espace national est le seul dans lequel les peuples se reconnaissent, étant donné que les états-nations se sont constitués dans une durée historique suffisamment longue. Ainsi n’envisagent-ils l’action sur et dans les institutions internationales que par le biais des Etats.
Mais les questions d’interdépendance planétaire, aujourd’hui impératives à traiter (inégalités Nord-Sud, écologie, flux financiers, sécurité collective…), montrent les limites, le caractère régressif même, de cette conception.
La démocratie à l’échelle du monde :
La dernière échelle à considérer est la construction de nouveaux espaces démocratiques à vocation planétaire : au niveau des continents (Europe…) et mondial.
Cependant, avoir cette seule conception en tête fait courir le risque de passer par-dessus les sentiments réels d’appartenance des citoyens. Elle peut privilégier la fuite en avant , le contenant plutôt que le contenu.
L’exigence de subsidiarité démocratique :
Ces trois échelles de la démocratie posent donc le problème d’une subsidiarité démocratique véritable.
Il s’agit de faire en sorte que chaque question soit traitée au niveau adéquat : le niveau supérieur ne devant pas traiter la question que le niveau inférieur peut résoudre. Ce qui passe par un débat citoyen et démocratique pour déterminer à quel niveau et selon quelles modalités telle ou telle question (de chasse, de pollution, de constitution européenne …) doit être traitée.
Les territoires de la démocratie
Les institutions :
Démocratiser d’une manière décisive nos institutions (passer d’une Vième à une VIième République) apparaît possible en faisant jouer des » réformes- leviers « . Ces réformes qui ne modifient pas la nature de la République doivent cependant (pour faire levier) permettre un réel rapprochement entre les citoyens et les institutions politiques : provoquer un changement des comportements.
Le gouvernement actuel a très peu avancé dans ce sens. Hormis la parité, on constate que le droit de vote des immigrés comme le non-cumul des mandats ont été bloqués. De plus des » leviers » comme le statut de l’élu, le référendum d’initiative citoyenne, l’introduction d’une part de proportionnelle, la réforme ou la suppression du Sénat n’ont pas été réellement abordés.
Il s’agirait, en outre, de passer du système semi-présidentiel antidémocratique actuel à un régime parlementaire renouvelé. Dans ce nouveau cadre institutionnel, les formations politiques retrouveraient leur rôle : faire des propositions et non être, comme aujourd’hui, les écuries des Présidents.
La démocratie sociale :
C’est un objectif de batailles très important comme le montrent les violentes réactions du patronat devant les mesures de » modernisation sociale » qui ne visaient pourtant qu’à freiner les licenciements boursiers.
La démocratisation de l’expertise :
Les problèmes présentés comme étant d’une extrême complexité technique et qui sont des questions considérables (OGM, nucléaire, clonage humain thérapeutique, retraites..) doivent être de l’ordre de la décision populaire (voir plus haut à propos de la démocratie cognitive et délibérative). Information ouverte, expertise, contre-expertises, diversification des expertises en constituent les conditions (exemple : l’action courageuse et difficile de la CRIIRAD par rapport aux retombées radioactives, suite à Tchernobyl).
Et Gilbert Wasserman de conclure :
devant les défis sans précédent (inégalités vertigineuse, menace sur la survie de l’espèce) auxquels est confrontée l’humanité à l’aube du XXIième siècle, il faut impérativement dépasser les conceptions traditionnelles de la démocratie et faire en sorte qu’elle pénètre complètement et d’une manière inégalée des territoires totalement nouveaux.
LE DEBAT
Un intervenant :
La présentation de Gilbert Wasserman (GW) donne la part belle au politique, l’économique étant assez peu pris en considération. Pourtant, de nos jours, les forces de l’économie déterminent directement l’avenir des sociétés et des Etats. En outre, la démocratie n’intervient pas de la même manière selon que l’on se situe dans un pays nanti (la démocratie entre tenants et bénéficiaires du capitalisme globalisé) ou dans le tiers-monde.
De plus, le suffrage universel n’a pas montré jusqu’alors sa capacité à transformer la société capitaliste. Car celle-ci est violente par nature, comme l’a indiqué Marx et comme le confirment de très nombreuses réalités sociales et politiques partout dans le monde. Le capitalisme ne supporte pas même qu’on le conteste à la marge. Le tir de barrage actuellement déployé contre la taxe Tobin, mesure qui n’est pourtant pas destinée à l’abolir, est là pour le prouver.
Le capitalisme aime la démocratie, mais là où il est gagnant, parmi les populations privilégiées qui trouvent avantage à son règne.
Un intervenant :
Ceux qui se reconnaissent dans la culture marxiste ne sont pas les seuls à croire qu’il existe dans l’argent un rapport social.
Ainsi, un économiste explique les rapports sociaux propres à la féodalité par le manque d’argent : le suzerain donne à son vassal une terre ; en lui fournissant de la sorte les moyens de vivre, il entretient avec lui un rapport tout à fait personnel caractéristique de la féodalité.
Aujourd’hui, temps de la » globalisation « , nous nous trouvons dans une situation exactement inverse où l’argent extrêmement abondant a pris une fluidité et même une forme virtuelle, du fait de son échange spéculatif par réseaux informatiques.
Ainsi le rapport social contenu dans le règne de la spéculation financière, imprègne et truque forcément le déroulement démocratique de la vie des gens d’aujourd’hui. C’est en re-situant ainsi les rapports humains que nous devons considérer les déclinaisons de la démocratie (représentative, participative, cognitive) déjà énoncées.
Un intervenant :
Que faut-il penser de certains procédés de démocratie semi-directe comme le référendum constituant, législatif, abrogatif, d’initiative populaire ou le veto populaire, qui se pratiquent notamment en Suisse ou en Italie ?
Un intervenant :
Une expérience de démocratie vivante, en tant que délégué du personnel dans une PME du bâtiment, montre qu’à ce niveau de proximité, les représentants sont sous le contrôle direct de leurs mandants, pour lesquels ils présentent les revendications et à qui ils doivent rendre des comptes en permanence.
J’ai la conviction que le moyen démocratique, en l’occurrence la décision majoritaire consciente, est plus important que le résultat. Ce qui le montre, ce sont les événements de 1968 au cours desquels j’ai refusé dans mon entreprise que la grève soit faite » sous contrainte « , c’est-à-dire accompagnée d’actions musclées n’emportant pas l’adhésion de la majorité.
GW :
Non seulement les rapports sociaux de production, mais l’ensemble des rapports humains ne peuvent être déchiffrés indépendamment des réalités économiques. Mais ces réalités ne sont pas au fondement de tout. Les rapports humains d’aliénation, ceux de pouvoir, le rapport homme-femme … sont, eux, de nature culturelle. Ils concernent les mentalités, la relation individuelle ; questions très mésestimées par le marxisme traditionnel.
En somme, la contradiction capital-travail est une contradiction fondamentale de la société, mais elle n’en est pas la seule et ne saurait les inclure toutes.
Même des logiques, assez semblables, comme celles qui jouent en matière d’exploitation des travailleurs (contradiction capital-travail) et de pollution (contradiction homme-nature) ne sont pas identiques. Ces distinctions permettent de comprendre, par exemple, pourquoi le monde ouvrier ne considère pas l’écologie comme son idéologie en propre.
Ainsi, chaque contradiction doit être traitée pour elle-même et, évidemment, mise en relation avec les autres.
La vision marxiste traditionnelle de l’Histoire, avec ses stades successifs bien marqués (esclavagisme, féodalisme, capitalisme, socialisme, communisme), s’est avérée être une conception fausse et simplificatrice. Liée à la volonté farouche d’accélérer artificiellement le cours de l’histoire, elle a débouché sur des impasses et contribué à l’histoire malheureuse du XXième siècle.
Il est donc essentiel d’essayer d’inventer d’autres chemins de la transformation sociale. Ce qui pose, avec force et d’une manière totalement renouvelée, la démocratie comme autre manière de faire et de concevoir la politique.
Au cœur de cette question se situe la problématique de la fin et des moyens. Car utiliser de mauvais moyens se traduit par l’oubli de la fin. Ce qui conduit au résultat exactement contraire de celui initialement voulu.
L’exemple cité du contrôle des salariés sur leur délégué dans une entreprise, qui n’est d’ailleurs pas si fréquent, montre ce que devrait être l’articulation démocratique entre le représentatif et le participatif. C’est-à-dire la capacité à construire en permanence ce rapport.
Pour ce qui concerne le référendum :
C’est une » technique » certainement nécessaire à la démocratie, mais délicate à maîtriser ; et ce pour une double raison. D’une part, pratiqué dans certaines conditions (avec question unique orientée), le référendum n’a plus rien à voir avec la démocratie délibérative, mais s’apparente au plébiscite. D’autre part il faut veiller à ce que le référendum reste situé à l’articulation du participatif et du représentatif et ne soit pas l’outil d’une dictature du participatif.
Il faut donc que le référendum arrive en conclusion d’un réel et profond débat dans la société et constitue dans sa forme un moteur pour la délibération collective : question posée d’une manière non simpliste ou questions multiples, référendum d’initiative populaire de proposition de loi…
Un intervenant :
Il est important de développer une réflexion sur les limites et dérives du suffrage universel, tout en sachant que celui-ci est une grande conquête.
Ainsi l’arrivée au pouvoir des pires dictateurs par ce suffrage (Hitler, Milosevic), le possible rétablissement de mesures réactionnaires par son biais (peine de mort) nous y invitent.
Par ailleurs le développement de l’ultra- individualisme, la culture véhiculée par les médias sous le capitalisme, contribuent au fort déclin qualitatif et quantitatif du civisme. L’exemple des Etats-Unis, et depuis moins longtemps de l’Europe, montrent que les dirigeants sont élus par une petite minorité d’électeurs ; que de nombreux choix s’opèrent sur des critères de pure apparence (le » look « ), que le vote indistinctement protestataire progresse, etc.
Un intervenant :
Il est nécessaire, pour prendre une décision complexe, que l’ensemble des citoyens baigne dans ce qu’il y a de meilleur comme information. La gauche au pouvoir est en échec sur cette question, comme sur celle du développement en grand de la pédagogie que cela suppose. L’information reste pour l’essentiel entre les mains de médias qui détournent ou déforment le regard à porter sur nous-mêmes et sur ce qui nous entoure. L’information est futile ou contribue à ce que chacun regarde son petit nombril.
Un intervenant :
GW estime-t-il que l’Education Nationale joue le rôle d’éducation à la démocratie ?
Un intervenant :
La démocratie représentative porte en elle sa propre mort, puisqu’elle génère le pouvoir, lequel écarte par définition toute forme de participation et de dynamisme populaires.
L’expérience montre que les gens sont plutôt dégoûtés par les pratiques de la démocratie représentative, mais aussi qu’ils cherchent à comprendre. Ce qui incite à l’optimisme. Le problème est qu’il n’y a pas d’espaces pour faire entendre leur idées, souvent fort intéressantes ; l’expérience citée est celle de débats sur la Palestine ayant eu lieu dans un centre de formation pour adultes en difficulté.
Un intervenant :
Parlons de l’éthique, du choix d’un comportement démocratique de la part de l’individu, peut-être d’une psychologie de la démocratie. Ce comportement est décisif car lui seul détermine la qualité démocratique d’une situation (par exemple pour un débat dans une assemblée). Cette éthique qui se traduit par un positionnement égalitaire accompagné d’un esprit d’ouverture conditionne aussi la créativité du groupe. Dans cette mesure des idées nouvelles, des vérités surgissent. Cette constatation, qui a été faite depuis longtemps dans la communauté scientifique, s’applique sans conteste à la vie de la cité (valeur épistémologique de la démocratie – démocratie cognitive).
Ainsi la démocratie serait réfrénée là où un individu fait jouer une supériorité quelconque dans sa relation à autrui (c’est hélas trop souvent le cas de la part des » experts « ). Ceci tendrait à prouver qu’aujourd’hui nous ne vivons encore que l’âge de pierre de la démocratie.
GW :
Je suis frappé par le pessimisme exprimé ici par certains. Je considère que les progressistes à chaque époque doivent faire avec les gens tels qu’ils sont, sachant que l’on rencontre fréquemment, y compris chez les plus modestes, une richesse dans leurs apports, une volonté et une capacité de comprendre. C’est donc sur ces derniers aspects qu’il s’agit de toujours s’appuyer.
D’où aujourd’hui l’idée, pour les militants, d’abord de construire pas à pas ; ensuite de s’emparer de conceptions nouvelles de la démocratie ; enfin de réinventer des pratiques au sein des organisations ou des associations.
Il est d’ailleurs curieux de noter que les médias (les journaux télévisés) n’ont probablement que peu d’influence sur le comportement électoral des Français. Ainsi, depuis 1978, pas un seul gouvernement au pouvoir n’a gagné les élections suivantes.
Malgré tout, les choses avancent. Nous assistons aujourd’hui à l’émergence d’une citoyenneté mondiale à travers les multiples mouvements qui se battent contre la mondialisation libérale ; mouvements qui se cherchent et finissent par se retrouver. Il s’agit aujourd’hui pour ces associations, cette société civile, par delà sa lutte de résistance, de construire des espaces, des propositions et d’essayer de peser.
A propos de l’Education Nationale :
celle-ci contribue à la fois à l’éducation à la démocratie et à son contraire. Si l’école républicaine véhicule des valeurs civiques importantes qu’il faut défendre, elle est également en phase avec une société qui la fait fonctionner comme une gigantesque machine à aggraver les inégalités. Malgré la massification du système scolaire, l’école, qui devrait être un puissant moyen de l’égalité sociale’ contribue à exclure par la sélection.
Un intervenant :
Il y a ambivalence de l’être humain, capable et du pire et du meilleur. Ce qui explique le pessimisme aussi bien que l’optimisme inspiré par l’humanité. Et de conclure qu’on ne saurait désespérer de l’homme si on mise, si on fait appel et si on s’appuie sur sa part la meilleure, aussi petite soit-elle. Ainsi faire la guerre revient-il à s’appuyer sur sa » part maudite « , alors que soigner ou éduquer consiste en l’inverse. C’est une question de choix et de lucidité.
Un intervenant :
Il existe un rapport étroit entre, d’une part, la crise actuelle de la rationalité scientifique et, d’autre part, le marasme de la démocratie.
La science fonctionne selon une logique de profit (de puissance ?) au détriment de l’humain. La démocratie est actuellement désemparée devant les phénomènes de dérives comme il en existe actuellement dans la biologie (OGM, clonage…). Il manque à la démocratie, dans son acception traditionnelle, la capacité de s’armer des sciences de la rationalité critique que sont la philosophie ou la sociologie.
Un intervenant :
La démocratie est une découverte récente de la gauche (de changement social). Ainsi, pendant des décennies, cette dernière a considéré la démocratie comme une affaire plutôt bourgeoise, lui préférant le socialisme, la lutte de classe.
De plus, son discours nouveau sur la démocratie permet de faire l’économie d’une étude critique sur l’expérience de la gauche au cours du XXième siècle.
GW :
Je reconnais que, depuis la chute du mur de Berlin, l’extrême-gauche et une bonne part de la gauche ont adopté dans l’ensemble une démarche nouvelle que je qualifie de réformisme radical. Elle se caractérise par la volonté de prendre les questions à la racine et non de façon artificielle, en se situant dans des processus historiques lents, tournant le dos à l’illusion d’une rupture rapide et provoquée. Ainsi certains trotskistes brésiliens se sont reconvertis dans des expériences municipales (Porto Alegre) ; des mouvements se développent pour obtenir des grandes ou plus petites réformes » qui font mal » au système (taxe Tobin-Attac, sans-papiers, mouvements de chômeurs, etc.).
Un intervenant :
Un certain paternalisme peut imprégner les » nouvelles » pratiques démocratiques de cette gauche. En d’autres termes, certains de ces progressistes – et ils sont assez nombreux – pensent sincèrement avoir à tenir un rôle de dirigeant éclairé vis à vis du peuple. La prise d’un pouvoir (municipal comme à Porto Alegre) leur paraît être un préalable permettant la mise en place de politiques progressives d’amélioration de la réalité démocratique et sociale des gens. Toujours à Porto Alegre, il semble que la démocratie participative s’inscrive dans ce type de stratégie. Cette expérience, positive, d’un pouvoir exercé directement par les gens dans les quartiers ne concerne néanmoins qu’une part minoritaire et très délimitée du budget et de la politique de la ville. L’orientation générale reste très classique : on fait bouger autant qu’on peut le bas par en haut en espérant transformer le tout.
Une autre conception, émergente, de l’action politique basée sur la démocratie par le bas, partant d’en bas, qui ne vise pas la conquête des institutions établies, mériterait d’être soutenue et approfondie. Le mouvement zapatiste en est probablement l’illustration primitive en grand.
Les militants, en position de démocratie active, restant en bas, sollicitant l’intelligence des gens, ne contribuent-ils pas au développement de mouvements transformateurs car fortement garantis par leur ancrage populaire et leur profondeur ?
Un intervenant :
Peut-être pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, des groupes ou associations dénonçant l’ordre existant (le mouvement » anti-mondialisation « ) réussissent à faire jeu égal au plan de la diffusion des informations avec ceux qui détiennent pouvoir et médias : le forum social de Porto Alegre a supplanté en 2001 le rendez-vous, à Davos, des grands de ce monde. Des phénomènes nouveaux, de transversalité, semblent donc se mettre en place, passant outre la démocratie représentative. Ces processus puissants invitent à l’optimisme sur l’avenir de la démocratie.
Compte-rendu de Francis Juchereau.