Comment faire collectif ?

Comment faire collectif ?
Retour sur 48 expériences contemporaines

  Enquête sur les

Comment faire collectif ?

Jean : au départ, les flyers annonçaient pour cette soirée Aïala Ellenberger et Archibald Peters. En fait, c’est Pomme Boucher qui est là ! Archibald n’ayant pas pu venir, Pomme s’est manifestée avant-hier pour le remplacer, donc un grand merci à elle ! C’est bien de pouvoir parler collectivement d’un livre qui s’est écrit en commun…

Jean et Hadrien, pour le Cercle Gramsci, présentent la soirée sous forme de dialogue, à partir d’une petite série de questions. L’idée est que ça reste ouvert et que vous puissiez intervenir au cours de la discussion.

Pour présenter très vite nos invitées : Aïala est membre du collectif Pivoine, une association d’éducation populaire de Faux-la-Montagne, et Pomme est membre de l’association Quartier Rouge de Felletin, qui travaille sur toutes les questions de diffusion et de médiation des processus artistiques en Limousin.

Le motif de l’invitation au Cercle Gramsci était la publication du livre « Comment faire collectif ? ». C’est un livre à deux entrées : côté pile, c’est une enquête du réseau des socianalystes, qui vise un retour d’expérience sur la vie des collectifs, ce qui les maintient, ce qui fait qu’ils se font et qu’ils se défont. Côté face, sont abordés les méthodes et récits de l’enquête elle-même, en même temps que les principes de la démarche socianalytique.

L’intérêt du livre est d’être partie prenante dans un processus de formation, en ce sens il est en parfaitement en accord avec l’esprit de l’éducation populaire. L’enquête qu’il restitue sur la vie des collectifs rentre dans le cadre d’une formation collective à la socianalyse, et agit donc directement comme processus et outil de transformation sociale.

Cette soirée sera retranscrite dans la Lettre du Cercle, à laquelle vous pouvez vous abonner. Le livre est en vente ici.

Aïala : Bonsoir, je suis Aïala Ellenberger, je travaille à l’association Pivoine depuis 2016-2017. Pivoine va bientôt fêter ses 20 ans. Elle est basée à Faux-la-Montagne, sur le plateau de Millevaches. Elle organise des formations, mais elle accompagne aussi des collectifs dans les difficultés qu’ils traversent. Elle essaye de s’inscrire sur le territoire et de faire des propositions qui font sens, donc des organisations matérielles diverses, ou de mettre en lien des personnes sur des questions, qu’elles soient pratiques ou moins pratiques.

Pomme : Bonsoir, moi c’est Pomme Boucher. Jean m’a présentée comme faisant partie de l’association Quartier Rouge. Ce n’est pas la seule raison pour laquelle je suis là ce soir. Quartier Rouge, n’est qu’à une demi-heure de Pivoine, et va aussi fêter ses 20 ans en 2026. Nous avons eu l’occasion de travailler ensemble à plusieurs reprises sur des projets collectifs, notamment l’Atelier de géographie populaire. Quartier Rouge accompagne des personnes autour de problématiques de société, donc ce sont plutôt des petits collectifs de gens qui viennent nous voir, et qui se posent des questions. Ces dernières années nous nous sommes un peu spécialisés sur les questions environnementales. Nous accompagnons un collectif actuellement à Limoges autour du projet de l’Appel à la Vienne. Du coup, nous invitons des artistes à travailler avec ces personnes, dans l’idée qu’une commande artistique peut aussi venir nourrir des questions de représentations et faire évoluer les relations qu’on peut avoir, notamment sur les questions environnementales. Nous avons travaillé sur le retour du loup avec des éleveurs et aussi avec des personnes qui s’intéressent à renouer un lien sensible avec la Vienne. Voilà le genre de choses que nous accompagnons de notre côté, en assurant la production. Dans toutes ces recherches, nous pilotons aussi des personnes dans des approches de la socianalyse, puisque Quartier Rouge a vécu aussi une socianalyse, c’est à dire une pratique d’investigation collective, dans le cadre de notre organisation interne.

Donc je peux vous faire part de ça ce soir. J’ai aussi participé, là plutôt à titre personnel, à la question de la non-directivité qui va être traitée dans l’enquête. Ce n’est pas à nous d’interpréter ce que les gens souhaitent mettre en place, il s’agit plutôt de nous mettre à l’écoute de leurs propositions et des problématiques qui sont les leurs.

Hadrien : D’abord sur le collectif qui est à l’origine du livre : comment vous vous êtes rencontrés, comment vous avez écrit ce livre ensemble ?

Aïala : le collectif est un réseau de socianalystes, c’est-à-dire de personnes qui ont comme dispositif de travail la socianalyse. Cet outil permet d’intervenir dans des collectifs, des organisations de travail ou des groupes, pour analyser la manière dont les choses se passent, les difficultés rencontrées, comment les comprendre et les transformer.

En fait, la socianalyse vient de l’analyse institutionnelle, donc d’un courant qui se penche sur l’institution des normes, des lois, des transformations qui traversent la société et qui la font bouger. Elle vise à en faire un dispositif appliqué pour pouvoir intervenir concrètement dans les institutions, et non pas un outil d’études universitaires qui serait enseigné et qui aurait peut-être des effets, mais en tout cas pas les mêmes qu’en intervention directe pour soutenir des organisations.

Ce dispositif de socianalyse existe depuis les années 70. Il a eu une première vie sans nous. Dans les années 2010, il y a eu une rencontre entre Christiane Gilon et Patrice Ville, qui sont les personnes qui nous ont transmis ce dispositif. La coopérative d’éducation populaire le PAVÉ traversait une crise. Elle a fait appel à ces socianalystes pour les aider à comprendre ce qu’ils pouvaient faire, comment ils pouvaient transformer la situation et y comprendre quelque chose. De là est venue la rencontre entre un des ex-membres de cette coopérative Le PAVÉ, Anthony Brault, avec Christiane Gilon et Patrice Ville, qui se sont mis à transmettre ce dispositif à des gens comme ceux de Pivoine. C’est-à-dire plutôt à des personnes qui étaient dans des associations d’éducation populaire, pas du tout formées à la sociologie ou alors de façon universitaire : ils avaient plutôt des manières de travailler au contact des publics et dans le questionnement de la société.

Cette rencontre a eu des effets, puisque plusieurs personnes se sont formées et ont commencé à constituer une sorte de réseau, qui s’est construit à partir de 2015, avec une formation assez courte, un condensé de la formation initiale, qui avait été pensée en milieu universitaire. Il y avait donc un certain nombre de lacunes, puisque ça ne durait que 5 jours. Une des lacunes, c’était justement la non-directivité pour pouvoir entrer en relation avec les gens, les écouter et comprendre des choses, des situations que les personnes vivaient, en ayant une écoute et une manière égalitaire de les questionner.

Ce réseau, au départ, comptait une dizaine de membres, pour arriver maintenant à 30 ou 40 personnes. La demande, adressée à Patrice Ville et Christiane Gilon, de nous former à la non-directivité, s’est faite sur une enquête par entretiens. Ça a donc été le point de départ de ce réseau. Moi j’avais aussi fait la formation à la socianalyse en 2016. Du coup, quand il y a eu cette opportunité, ça m’a tout de suite intéressée. Comme nous accompagnons aussi des collectifs en construction, en devenir, je trouvais important de travailler sur cette question de la non-directivité.

Hadrien : vous avez écrit ce livre à partir de ce collectif de socianalystes en formation, et vous avez abordé 48 expériences contemporaines, qui ont donné lieu à 48 entretiens non-directifs. C’est déjà assez ambitieux, mais avant de parler de l’enquête et des outils, peut-être, si ça vous dérange pas, pouvez-vous nous présenter la socianalyse et la façon dont elle se matérialise, comment elle se construit ?

Aïala : la socianalyse est un dispositif clinique. On va être dans la situation ensemble : les intervenants, l’équipe de travail et les participants, c’est-à-dire les membres d’une organisation ou des gens qui sont reliés entre eux par un but collectif. Cette organisation fait appel à des intervenants, parce qu’elle rencontre un problème, une difficulté, qu’elle est en crise et donc que les gens ne savent plus comment avancer, comment poursuivre, quoi changer, etc.

Les intervenants vont arriver avec la question : pourquoi faites-vous appel à nous ? C’est-à-dire pourquoi est-ce que la situation en est rendue à un point tel, que vous n’arrivez plus entre vous à comprendre quelque chose et à pouvoir la transformer, mais que vous avez besoin de nous, les intervenants, pour en saisir les tenants et aboutissants ?

Bien sûr ça provoque un peu, mais disons que c’est le premier jet de l’initiative. Puis nous construisons un dispositif de travail, en organisant une équipe d’intervenants. Le critère premier est d’être suffisamment divers pour pouvoir percevoir des choses différentes dans ce qui est vécu, pouvoir comprendre des choses dissemblables, avoir des manières singulières de se représenter la situation.

Ensuite, nous allons travailler avec ce qu’on appelle l’Assemblée, c’est-à-dire les personnes qui sont là, avec nous. Nous allons essayer d’analyser cet ensemble, c’est-à-dire creuser les endroits de division pour tenter de comprendre ce qui fait vraiment tension. Quelles sont les différentes positions, comment sont organisées les tensions à l’intérieur de ce collectif ?

Enfin, nous faisons appel à de la transversalité, ce qui revient à ramener le plus de points de vue différents, le plus de d’éclairages diversifiés. Donc nous invitons les gens qui ont un savoir sur la situation. Par exemple, pour une association qui emploie un certain nombre de personnes, nous allons aussi faire venir des anciennes salarié⸱e⸱s, des anci ennes bénévoles, des membres qui ne sont plus forcément actifs mais qui ont un regard sur la situation. L’idée, c’est de comprendre ensemble ce qui se passe pour pouvoir déjà en saisir quelque chose, se le représenter aussi, puisque c’est dans la crise qu’on voit apparaître tout ce qui était implicite : les normes, les règles, l’institué, c’est-à-dire le socle sur lequel l’organisation fonctionnait jusque-là, et qui ne marche plus. Cela doit être probablement transformé, mais déjà il faut le visibiliser.

À partir de là nous essayons de trouver des modalités de travail pour aller avec ce groupe, en prenant plutôt des sujets de division. Progressivement, nous tentons de comprendre ce qui fait les différentes positions et pourquoi le mouvement cale. Il y a un principe important, celui d’autogestion : c’est-à-dire que les intervenants ne prennent pas la main sur l’organisation matérielle et l’ordre du jour. C’est l’Assemblée qui doit déterminer de quoi elle a envie de parler, ce qui est le plus important et le plus urgent pour elle. Et surtout, c’est l’Assemblée qui décide de ce qui ne peut être traité sans nous. En effet il y a tout un tas de sujets que les personnes peuvent résoudre sans l’aide d’intervenants extérieurs, vu qu’ils savent très bien le faire déjà depuis longtemps. Nous visons donc les objets de travail qui nécessitent l’extériorité des intervenants. Mais par contre, ce ne sont pas les intervenants qui font l’ordre du jour ou qui préparent des temps de travail. Ils ne viennent pas en tant qu’experts pour analyser depuis l’extérieur et donner leur point de vue. Ils sont plutôt là pour soutenir un travail de compréhension de ce qui se passe par l’assemblée. Donc nous avons plusieurs principes de travail que nous essayons de mettre en œuvre.

Pomme : Je peux vous donner un exemple concret de comment ça s’est passé pour Quartier Rouge.

Il y a des commanditaires, et ce sont même les premières personnes avec lesquelles les intervenants obtiennent des informations. Ces personnes vont souvent organiser la suite avec l’Assemblée qui va se constituer.

Ce qui nous avait beaucoup surpris était la question : qui voudriez-vous inviter au-delà des salariés et du CA ? Est-ce qu’il y a d’autres personnes qui seraient intéressantes à faire venir ? De fil en aiguille, nous nous sommes retrouvés le jour même, à finalement inviter des gens que nous pensions pas du tout intéressés par la question, mais qui avaient potentiellement des points de vue très divergents des nôtres. Or, c’était quand même très intéressant de les faire venir parce qu’ils n’étaient pas du tout d’accord, ou qu’il y avait eu des conflits avec eux. Finalement, au moment du démarrage de la socianalyse, l’intérêt de faire venir ces gens a été compris, pour nous dire aussi quel était leur point de vue, et qu’il fallait que nous en tenions compte le plus possible afin d’avancer dans la situation dans laquelle nous nous trouvions.

Tout ça pour vous dire que c’était un dispositif où il nous a été demandé de nous réunir tous pendant trois jours consécutifs. Nous avons dormi dans un gîte, où tout était en continu pendant les trois jours. C’est un peu sportif pour les intervenants ! Ils devaient faire le débrief plutôt la nuit, pendant que nous, nous essayions de dormir avec plein de trucs dans la tête en train de se mettre en marche.

Après cette séance, nous avons fait un retour. Il y a beaucoup de manières de faire la socianalyse, et nous en sommes plutôt un bon exemple, car nous avons fait plein d’accompagnements par la suite. Nous avons continué le travail, mais en soi, la socianalyse peut ne durer que 3 jours, pour mettre en exergue tous les endroits de crise. Ça peut faire éclater des choses. Certaines personnes peuvent partir, dire que la situation n’est plus tenable. Nous avons plutôt cherché à réinstituer des nouvelles choses derrière. Pendant plusieurs années après ça, nous avons sollicité un accompagnement sur de nombreux éléments, à partir du moment où, comme l’a dit Aïala, nous avions besoin d’une extériorité pour le faire. Ça a toujours été nous qui décidions. Après ces trois jours, nous n’arrêtions pas de nous appeler. Nous avions besoin de nous retrouver toutes ensemble. Un truc avait explosé. Il fallait absolument reconstruire quelque chose. D’où ce besoin de se concerter en permanence qui nous a plutôt rassemblées. Ce n’est pas le cas pour tout le monde.

Aïala : en fait, trois jours, c’est le minimum, c’est un peu un condensé. C’est-à-dire que nous passons entre trois et cinq jours ensemble, comme l’a décrit Pomme, pour travailler les différents points qui vont être mis à l’ordre du jour. L’idée, c’est que les intervenants partent quand il n’y a plus de points, que l’ordre du jour a été épuisé. En traitant un point, on rencontre tout un tas de tensions sous-jacentes, d’oppositions, avec l’histoire du collectif et les différentes manières de s’y rapporter. Il arrive que, une fois ce point traité, il n’y ait plus besoin de nous, puisque finalement, des choses se sont suffisamment éclaircies pour qu’après, l’Assemblée, qui a fait appel à nous, dise : « C’est bon, maintenant le reste, nous sommes tout à fait capable de le traiter sans vous. En ayant parlé de ça en votre présence, nous avons compris suffisamment de choses pour faire le reste tous seuls. »

Parfois, ça prend des formes plus étalées dans le temps, mais une période de 3 jours nous semble être le temps nécessaire pour se mettre au travail, apprivoiser aussi un peu cette manière de travailler… Un point important que je voulais ajouter, repose sur le principe de non-savoir. C’est-à-dire que nous les intervenants, nous nous gardons absolument de nous renseigner sur la nature de l’activité de l’association ou de l’entreprise avant de venir. Si on en sait quelque chose, on essaye de l’oublier. Nous sommes plutôt dans un questionnement, on vient et on se fait expliquer de quoi il s’agit, quelle est l’activité de cette organisation. Les explications des participants eux-mêmes vont nous faire comprendre le problème. C’est une manière de collectiviser le savoir, un moment rare où tout le monde est ensemble et se raconte ce que c’est que cette organisation, ce qu’on y fait, pourquoi on est là, ce qu’on cherche à faire ensemble, ce qu’on vit en commun. C’est un instant qui marque souvent l’histoire du collectif qui a pris ce temps pour se raconter, se dire pourquoi il est là. C’est comme si le savoir détenu partiellement par chacun et chacune était mobilisé pour justement faire ce travail d’analyse et de compréhension commun.

Hadrien : d’accord. Là c’est un peu sur l’analyse de la situation, sur une première partie de la rencontre qui est liée à une commande.

Avez-vous envie de parler de la commande qui est liée à la construction du livre ?

Aïala : Ce livre n’a pas commencé par une commande, mais par une demande de formation à l’enquête par entretien. Donc, pour se former et apprendre ce principe d’enquête par entretien, il fallait une question. C’est là où le réseau a fait appel à l’association Pivoine, qui en faisait partie. C’était un échange de services. Comme organisme de formation, nous avons porté administrativement l’enseignement collectif. En échange, le réseau nous a dit, profitez-en pour faire enquêter les étudiants de cette formation sur un sujet qui vous intéresse. À ce moment-là, comme nous faisons de l’accompagnement et de l’intervention dans des organisations en difficulté, nous nous questionnions justement sur les moyens de mieux comprendre ce qui entame la vitalité des organisations collectives.

Il serait intéressant d’intervenir sur le plan de la prévention et pas uniquement sur celui de la réparation. Cette commande a donc débouché sur cette question : « qu’est-ce qui selon vous entame la vitalité des collectifs ? ».

Nous avons organisé deux sessions de formation toujours avec Patrice Ville et Christiane Gilon. Une première sur : « comment conduire un entretien, qu’est-ce que la non-directivité ? » Nous nous sommes entraînés et avons formulé notre question. Nous avons aussi déterminé un échantillon, puisqu’il fallait se mettre d’accord sur qui nous allions interviewer. Nous avons plutôt choisi des organisations qui visent l’horizontalité, donc qui sont en autogestion, qui cherchent à être dans des liens non hiérarchiques, ou en tout cas le moins possible. Nous avons essayé de viser des organisations assez différentes, au moins en taille et géographiquement, conscients du côté partiel de notre démarche, sachant aussi que notre échantillon n’est quand même pas non plus très représentatif. Mais il nous intéressait de questionner ces organisations qui font aussi appel à nous comme intervenants.

À la fin de cette semaine de formation, chacun est allé faire son entretien, l’a retranscrit. Puis nous nous sommes retrouvés une semaine pour faire ensemble l’analyse du contenu. Avec l’analyse de la matière de ce contenu, nous n’y étions pas tout à fait, mais en tout cas on avait envie d’aller un peu plus loin, car on trouvait quand même dommage que notre récolte dorme dans un ordinateur, et soit oubliée à tout jamais. Nous avons choisi de le diffuser aux personnes enquêtées, dans l’idée de leur restituer ce que nous avions compris des entretiens faits avec elles et eux ; mais aussi, plus largement, aux différents collectifs que nous aidions à s’organiser.

Deux ans après, on s’est dit que, quand même, on pourrait essayer de le publier. Voilà.

Hadrien : peux-tu nous en dire un peu plus sur les 48 échantillons ? Peux-tu en faire une typologie ? Peut-être aborder les écoles ?

Aïala : e n fait, nous avons interviewé 22 personnes. Elles nous ont parlé de plusieurs organisations collectives dans lesquelles elles étaient investies. Pour finir, c’est ça qui fait les 48 expériences. Elles sont assez diverses. Ont été interviewés des participants, membres actifs de squats, de cinémas alternatifs, d’associations d’éducation populaire un peu reconnues, une clinique de psychothérapie institutionnelle, une commune qui avait un fonctionnement très collégial… D’autres organisations aussi, agricoles, soit de conseils, soit des collectifs de paysans en activité. Le lycée autogéré de Notre-Dame des Landes… C’était ce que nous trouvions intéressant de questionner : les moyens réels que nous avions de trouver l’interlocuteur ou l’interlocutrice qui allait bien vouloir dire oui sur l’enquête à des étudiants, des apprentis.

Parmi les gens que nous avions envie de contacter, certains ont refusé. Il y a aussi des organisations pour lesquelles nous étions un peu trop impliquées, et on ne se voyait pas y faire des entretiens. L’échantillon s’est dessiné comme ça. Mais ce n’était pas tout à fait sur l’échantillon ta question ?

Hadrien : si, si, c’est bien ! Parce que quand on voit 48 expériences, ça fait énorme pour des stagiaires qui réfléchissent à cette question dans un processus de formation. Et quand tu dis 22 personnes, c’est déjà moins impressionnant que 48 collectifs, qui peuvent représenter peut-être 100, 200, 300 personnes.

Aïala : Surtout que dans les 22, il y avait les 5 membres de l’association Pivoine, puisque dans le dispositif d’enquête auquel nous nous sommes formés, il y a comme consigne d’interviewer tous les membres du collectif qui commande l’enquête. Ça nous a posé un problème : 5 personnes sur 22, nous trouvions que c’était beaucoup. Mais, comme pour d’autres questions, Patrice et Christiane nous ont dit que notre dispositif était pensé comme ça. C’est normal puisque les commanditaires de l’enquête ont besoin d’être entendus individuellement, et puisque chacun porte un regard différent sur le pourquoi de cette enquête.

Pomme : Comme l’a dit Aïala, ce sont des personnes qu’on a choisies pour leurs diverses activités, mais qui étaient toutes au sein de collectifs. Et toutes avaient un point de vue sur la question du collectif. La manière dont nous avons formulé la question est aussi intéressante. Nous avions tous et toutes la même question, le même déroulé de questionnement auprès des gens qu’on allait rencontrer. Donc la question c’était : « qu’est-ce qui selon vous entame la vitalité des collectifs ? » Nous leur demandions de répondre en fonction de leur expérience spécifique dans le collectif pour lequel nous les avions interpellés. Chacun a répondu, et ensuite à nous de mener l’enquête de manière non directive, c’est-à-dire sans leur poser de questions extérieures.

Le principe était de bien comprendre leurs réponses, donc plutôt de les laisser s’expliquer, de donner plusieurs fils, parce que souvent il n’y en a pas qu’un seul. Puis, de suivre leur fil, mais de ne jamais nous dire : « ah bon, alors ça veut dire que c’est comme ça, etc. » C’est plutôt d’essayer de bien piger ce que la personne est en train de nous dire, de bien être sûre que nous avons saisi l’exemple qu’elle nous a donné. Sinon nous la poussons à nous donner un autre exemple pour qu’on comprenne bien de quoi il s’agit. L’idée c’est d’essayer d’explorer jusqu’où il est possible d’aller avec une personne en réfléchissant à cette question, en explorant toutes les réponses qu’elle peut y donner. Souvent il y avait quatre ou cinq fils que la personne suivait. C’est tout ça que nous avons analysé ensuite.

Les entretiens durent entre 2 h 30 et 5 heures. Il arrive que des entretiens individuels prennent moins d’une heure et demie.

Jean : juste par rapport à ce que tu viens de dire sur l’entretien non directif : d’un côté vous aviez le même déroulé, et en même temps l’idée n’est pas de poser des questions extérieures aux propos tenus par les gens que vous interviewez. Mais comment peut-on avoir un déroulé commun qui n’oriente pas déjà les choses ?

Pomme : oui, en fait c’est assez simple : nous expliquons dans un premier temps qui nous sommes, pourquoi les gens sont sollicités (il y a un petit récapitulatif dans le livre). Ensuite, nous leur posons la question.

Un exemple de réponse c’est « parce que les gens ne sont pas d’accord ». Je vais alors écouter, et m’assurer que j’ai bien compris ce qui a été dit. C’est-à-dire que je ne vais jamais reformuler, pour laisser les gens, dérouler tout simplement leur pensée. Nous assistons au déroulement de la pensée d’une personne sur la question. Nous accompagnons et recueillons simplement ce déroulé-là, qui peut durer, en fonction des personnes, de leurs expériences et de ce qu’elles ont à dire, peut-être une heure et demie et parfois beaucoup plus.

Aïala : Un petit ajout. Avant qu’on vienne leur poser la question, les personnes ne se sont jamais demandé ça tel quel. Par contre, on imagine qu’elles se font bien une représentation de ce qui entame, dans leur cas, la vitalité des organisations collectives. C’est le moment où l’enquêté a un espace pour penser au fond ce qu’il a à dire sur ce sujet et, à la fois, il est interpellé pour une organisation. Par exemple, j’ai fait un entretien dans un collectif d’agriculteurs. La personne que j’ai interviewée m’a parlé de ça, mais elle m’a aussi parlé d’autres expériences collectives qu’elle avait faites par ailleurs, et ce qu’elle en avait compris.

C’est assez fascinant, parce que nous voyons vraiment la pensée se construire au fur et à mesure. C’est-à-dire, que nous faisons des liens : qu’est-ce que qui est pareil, qu’est-ce qui est différent de l’autre association dans laquelle j’étais ? Ces différences rendent le travail de l’intervieweur ou l’intervieweuse assez difficile, parce que nous avons tendance, nous aussi, à faire des liens, mais qui ne sont pas les mêmes. Nous essayons de rester dans le cadre de référence, mais il est difficile de soutenir le fait que la personne interviewée en est là de sa pensée. Par exemple quelqu’un propose trois hypothèses. S’il tombe un peu en panne, il faut attendre, déjà, et s’il reste en panne alors on lui demande : « Donc tu proposais trois hypothèses, est-ce que tu verrais quelque chose à rajouter ?  ». Par contre nous n’avions pas forcément de technique pour stopper les méga bavards, qui avaient énormément de choses à dire ou qui se répétaient ! Il y a un moment où nous arrêtons. C’est un peu la page blanche et c’est assez fascinant.

Intervention : vous prenez des notes, vous enregistrez des trucs ?… Ceux qui sont interviewés, peuvent-ils avoir des réactions par rapport à un enregistrement ? Cela peut-il provoquer chez eux des refus ?

Pomme : toutes les personnes sont prévenues que nous allons les interviewes sont enregistrées, et nous demandons leur accord pour cela. Parce qu’effectivement c’est le principe de base, qu’il soit possible de les enregistrer pour retranscrire l’intégralité de l’échange. Après, tout sera recopié, y compris les silences… Mais, il n’y a pas eu vraiment de refus. Il est aussi précisé aux gens qu’une restitution sera faite et qu’ils y seront invités.

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Intervention : la restitution est-elle collective ou toujours individuelle ?

Pomme : la restitution est plutôt collective.

Aïala : c’est le moment où, avec tout ce qui a été compris de ce que nous ont dit tous les interviewés, se trouve écrit le texte avec les trois écoles. Quelque chose de ce que les personnes interviewées nous disent leur est restitué. Le savoir qu’elles nous ont transmis est rendu, car cette matière a été obtenue grâce à elles, du coup c’est un juste retour, ça leur appartient. Par contre, nous ne faisons pas valider par les personnes le contenu. Celui-ci a été pris en analyse, ce n’est donc pas une collection de points de vue, mais autre chose. Disons que, en comprenant le sens de tout ce qui nous a été dit, nous essayons de faire un pas de plus, dans une sorte de retour aux personnes.

Lors de la restitution collective, deux problèmes ont été rencontrés :

1/ les participantes et les participants à la formation venaient un peu de toute la France et même de Belgique. Si chacun a fait des entretiens plus ou moins proches de chez lui, il n’était donc pas vraiment facile de faire venir tout le monde.

2/ en plus, c’était la période Covid, il était donc presqu’impossible de faire circuler des gens. Nous avions pensé faire une visio avec tout le monde, mais assez vite nous nous sommes rendu compte que ça allait être compliqué, que les interactions seraient difficiles. Voilà qui explique aussi le passage à l’écrit, en remplacement de la restitution orale, que nous aurions voulu différente.

Par contre, il a fallu transcrire… Au départ, le texte était la transcription d’une présentation orale de ce qui avait été compris des entretiens. D’où le texte, complété dans l’idée de faire le livre.

Intervention : est-ce que vous pouvez nous donner quelques éclairages sur la manière dont vous avez analysé les différents contenus, comment vous les avez regroupés ? Aviez-vous des méthodes, avez-vous improvisé, y êtes-vous allé avec votre sensibilité ?

Pomme : nous avons été accompagnés par nos formateurs, qui, eux, ont l’habitude… Christiane et Patrice ont fait pas mal d’enquêtes par entretien. Mais, comment dire ? Ça ressemble quand même à un grand fouillis !

Nous avons tous fait une petite synthèse pour la présenter à tout le monde, afin que tout le monde l’ait en tête. Parce que l’idée n’est pas que chacun garde l’info qu’il a collectée. Il faut que tout le monde puisse avoir une vision de tous les entretiens.

Ça veut dire que les 22 personnes doivent avoir une vision des 22 entretiens qui ont été menés. Nous avons passé une semaine à nous les représenter, à essayer de synthétiser ce qu’on en retenait avec le regard de chacun, en essayant de souligner l’essentiel. Après cette première présentation, ont été réalisées des fiches de synthèse pour chaque entretien, qui mettaient en avant leurs éléments saillants. Puis sont intervenues plusieurs relectures, en passant dans la salle, en regardant, en interprétant, afin d’essayer de faire des liens entre tout ce que nous avions vu, tout ce que nous avions entendu. Nous avons aussi réécouté des passages pour être sûrs de ce qui est exprimé, au ton de la voix des gens. Puis nous surlignons, mettons des analyseurs sur toutes les retranscriptions. Ce travail est assez long et nous étions un peu paumées quand même. Nous étions des apprentis, à la fois là pour faire une enquête et pour apprendre la méthode de cette enquête. Cela peut expliquer l’effet de confusion.

Aïala : nous avons cherché, comme l’a décrit Pomme, à comprendre la logique de chaque personne interviewée, de quoi elle parlait au fond. Nous n’étions pas sur les mots clés ou sur ce qui a le plus été dit, mais nous essayions de comprendre comment la personne se représente des choses par rapport à la question posée. Après la collection de ces 22 logiques singulières, nous avons essayé de construire l’ensemble. Là commence un autre travail nécessitant de prendre un petit peu de recul pour se dire : « mais au fond de quoi nous parlent ces personnes si nous écoutons l’ensemble ? » Il est utile de s’appuyer sur les entretiens modélisateurs, parce qu’il y a des personnes qui défendent vraiment des positions très fortes. Tout le monde ne défend pas la même chose, bien sûr, mais certaines positions semblent très justifiées, très approfondies, et d’autres moins.

Ce n’est pas du tout grave, mais du coup nous essayons de nous appuyer sur celles qui défendent des positions un peu plus accentuées, afin de comprendre les logiques d’ensemble, donc dépasser celle de chaque individu et de chaque entretien. Un entretien nous disait justement que pour faire collectif (parce qu’à travers la question : « qu’est-ce qui entame la vitalité ? », il y avait bien sûr celle de ce qui donne de la vitalité), pour que vive un collectif, donc, il faut travailler le sens, penser les modes de fonctionnement, et aussi développer une qualité certaine des relations humaines.

Cet entretien-là reprenait trois dispositions, ou les composait et éclairait différentes manières de se rapporter au collectif et à sa vitalité. D’où cette phrase parmi des centaines de pages retranscrites. À force de se questionner sur ce qui fait sens, nous avons repris les entretiens, comme tu l’as dit, à la lumière de cette phrase. Cela nous permettait de comprendre quelque chose de plus vaste que l’entretien lui-même sur les organisations collectives et les trois écoles.

La phase suivante, c’est de se dire mais finalement de quoi nous parlent les entretiens ? D’où le livre et le tableau.

Les entretiens disent finalement : « c’est quoi un collectif ? C’est quoi l’énergie, le carburant qui le fait vivre ou fonctionner ? Au contraire, c’est quoi qui le dévitalise ? C’est quoi qui le vide de sens ? Y a-t-il des règles de fonctionnement, une sorte de loi générale ? »

Par exemple quelqu’un dit « pour le collectif dans lequel je suis, s’il n’y a pas au minimum 50 personnes pour venir à une manif, ça veut dire que la manif d’après c’est foutu ». Donc on comprend en écoutant les personnes que nous interrogeons qu’il y a bien des « théorèmes », en tout cas des règles générales, souvent implicites, mais qui décrivent bien la manière dont une organisation fonctionne.

Une fois que nous avons la clé de lecture, nous retournons dans les entretiens pour essayer d’illustrer ce que dit telle ou telle personne, et ceux qui sont plutôt du côté de telle école.

Intervention : j’ai peut-être loupé un truc, mais je n’ai pas compris : que sont les trois écoles ?

Aïala : je ne l’avais pas dit !

En fait, l’analyse des entretiens nous a conduit à identifier trois manières assez différentes de se rapporter au collectif. Le travail qu’on a fait à partir de là est développé dans une des deux parties du livre. Nous avons considéré que ce qu’on nous décrivait c’était comme trois écoles : l’une est l’école de la rupture, une autre celle des formes, la troisième est celle des relations humaines.

Par exemple, l’école des relations humaines est une organisation collective basée sur la place de la personne dans l’organisation, sur le fait que les personnes sont adaptées dans l’organisation : c’est ça qui fait que l’organisation va bien. Mais aucune organisation ne nous a dit « c’est l’unique chose qu’on regarde , nous ne travaillons que sur le fait que les personnes aillent bien ». Il y a toujours une composition entre les trois écoles, ou au moins entre deux, mais de façons assez diverses.

L’école de la rupture est vraiment tournée dans le sens de l’action. Par exemple des personnes interviewées étaient dans des squats ou dans des mouvements de lutte, en opposition totale au système. Elles nous ont décrit leurs modalités de fonctionnement collectif. C’est quelque chose de vraiment brut. Leur moteur était souvent de l’ordre de la destruction créatrice, allant totalement contre le système dominant. L’énergie est vraiment celle du désir : ce qu’on veut, on essaye de le faire. Ce qui donne de la vitalité, ce qui porte les gens dans le fait de s’investir dans cette école, ce qui fait tourner l’organisation, c’est le don de soi. Il y a une recherche d’intensité. Les personnes qui sont dans ces organisations donnent d’elles-mêmes sans compter, parfois jusqu’à l’épuisement.

Mais en fait nous ne prétendons pas du tout avec cette enquête avoir compris les organisations collectives en général. Nous pensons avoir enregistré quelque chose des 22 entretiens et donc des 48 expériences, dont nous parlons. Nous avons bien conscience que c’est très partiel, voire caricatural. Mais nous trouvions que c’était quand même une lecture intéressante de la manière dont les organisations collectives se percevaient. C’est une tendance. L’école de la rupture est dans cette forme d’intensité. Ce qui la dévitalise, c’est la tension trop forte entre l’idéal et la réalité. Les idéaux portés par les personnes sont confrontés à des réalités trop éloignées. Ça fait rupture, et les gens s’effondrent, ou alors ils quittent l’organisation parce qu’il n’est plus possible de la soutenir.

Par exemple, une des personnes racontait, dans un squat, son épuisement à s’occuper de toutes les tâches et de l’organisation, de l’approvisionnement, etc. À la fin, ça ne faisait plus sens de continuer, parce que c’était trop maltraitant pour elle.

Ensuite, ces organisations prônent l’ouverture totale, il n’y a pas de sélection à l’entrée, au contraire, plus il y a de gens, mieux c’est, dans une sorte de consommation d’énergie vitale. La grande ouverture implique une hétérogénéité maximale. Il faut se reconnaître dans le sens de ce qui est proposé bien sûr, mais nous sommes dans quelque chose de très hétérogène, et les gens ne se ressemblent pas forcément entre eux.

Nous avons aussi observé la tension entre l’individu et le collectif. Ce point a été soulevé en général par les personnes interviewées, qui vont jusqu’à être instrumentalisées au service de l’idéal : le collectif prime et que un peu de l’individu disparaît.

Une autre réponse obtenue concerne la stabilité et le mouvement dans l’organisation. Est-ce que ce sont plutôt des organisations stables ou qui changent régulièrement ? Là, nous sommes plutôt sur des collectifs dans une forme de précarité, où il y a beaucoup de mouvements. En gros, l’idéal reste, mais par contre, les personnes changent souvent. Ce qui donne de l’énergie, de la vitalité, repose sur l’ouverture, la fermeture, l’individu dans le collectif, la stabilité et le mouvement…

Ces catégories repérées étaient présentes à chaque fois. Elles nous semblaient décrire cette école en particulier, et donc être des clés de compréhension de ce qui fait collectif et de comment ça prend forme.

Ensuite, il y a l’école des formes. Elle était plutôt représentée du point de vue le plus marqué. C’est le lycée autogéré de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, une association d’éducation populaire, un cinéma alternatif ou un village qui fonctionnait dans une forme de collégialité. Le moteur de cette école est l’idée de construire ici et maintenant une alternative concrète. Donc une école contre-institutionnelle, qui va chercher à proposer une autre manière de fonctionner, à côté de la société, contre une partie de l’idéologie, mais pas forcément dans l’idée de la destruction ou du remplacement. C’est une manière de fonctionner à côté, où l’on est beaucoup sur les modalités de régulation de l’organisation. Comment peut-elle travailler ses formes et se réguler pour s’adapter au maximum à tout ce qui peut lui arriver ?

Intervention : c’est très dialogique, notre soirée. L’intitulé « école de la forme », je vois pas trop à quoi ça se rattache concrètement…

Pomme : les formes à cet endroit-là, ce sont plutôt des instances. Par exemple, on va créer de nouvelles instances pour gérer un problème administratif. Les formes dans ce sens-là, à cet endroit-là, sont des instances qui se régulent et qu’on va réinventer au fil du temps parce qu’on constate qu’elles ne sont plus d’actualité. Il faut un nouveau CA ou je ne sais quoi. Ce CA collégial, ça ne va plus. Il faut repasser, etc.

Intervention : je veux juste revenir sur les trois formes des écoles, mais ça me rappelle quand même la gestion d’un management capitaliste, celui d’Elton Mayo avec l’école des relations humaines, vous avez évoqué Schumpeter [la croissance est un processus permanent de création, de destruction et de restructuration des activités économiques], et vous avez parlé aussi des formes actuelles de renouvellement des modèles, qui sont des modèles obsolètes. Quelle est, justement, la place de votre vision altruiste par rapport à ces trois écoles capitalistes de management ? Qu’est-ce qu’elle vous apporte ? Est-ce que vous avez l’impression que c’est le prolongement de ces écoles de management? Ou leur contre-pied, qui irait vers leur destruction ?

Aïala : alors, je ne sais pas si je vais vraiment répondre à cette question tout de suite, parce que quand nous avons fait l’enquête, nous n’avons pas cherché à savoir ce que nous, nous en pensions.

Intervention (suite) : par ailleurs les entretiens sont aussi une manière d’étudier les comportements, ce qui est aujourd’hui la base de toute les études marketing, puisqu’on va vers le marketing comportemental. Une étude d’entretien, c’est vrai que ça va dégager des motivations, des freins, des peurs, des inhibitions, etc. Qu’est-ce que vous avez obtenu après l’étude de l’entretien ? En quoi ça diffère d’un entretien d’une entreprise comme Apple ou d’une boîte capitaliste ?

Aïala : pour répondre, je pense qu’il faut revenir à la socianalyse et à ce dans quoi elle s’inscrit. Comme un dispositif de contre-sociologie, avec l’idée qu’en faisant des enquêtes et des entretiens, elle n’est justement pas au service d’un projet capitaliste ou d’une commande commerciale. Mais le sujet est plutôt la compréhension, par nous-mêmes, d’une situation, de la société, de comment nous nous organisons, de quelles sont nos valeurs, nos croyances.

Peut-être que je ne connais pas assez la théorie… Moi j’ai été formée à cette méthode d’enquête par ces personnes-là, dans ce cadre particulier. Donc je ne sais pas quelle est la ressemblance. Est-ce que c’est exactement la même méthode d’enquête qui est utilisée par des commerciaux ou par des personnes qui font du marketing ? En tout cas, nous, ce à quoi ça nous a servi, c’est à mieux comprendre des dynamiques collectives qui sont souvent mises à mal par la réalité. Donc des personnes qui s’engagent dans des associations, des organisations qui défendent des valeurs, qui défendent la solidarité, qui défendent le partage, qui défendent… la culture, se retrouvent confrontées à des difficultés, soit d’organisation, soit de relation, soit de compréhension mutuelle (où est l’autre et qu’est-ce que l’autre cherche à faire ?). Du coup elles subissent des tensions, voire des crises, et donc ces organisations s’arrêtent. Ce n’est pas forcément une mauvaise chose de s’arrêter. Mais c’est ce que nous cherchions à comprendre : comment pouvons-nous soutenir des personnes qui veulent s’organiser ensemble dans un but commun, soit d’activités économiques, soit de collectifs d’accueil, de soutien ou autres, afin qu’elles puissent avoir les moyens de comprendre ce qui leur arrive, de subsister et ne pas s’entre-déchirer pour des raisons plus ou moins malheureuses entre guillemets. C’est souvent pour des problèmes d’argent, de temps, d’investissement, qu’il y a besoin de les soutenir.

Pomme : peut-être aussi resituer que vous avez mis en place une formation à transmettre à des personnes qui s’interrogent sur le devenir de leur collectif. Ce genre d’informations soutient des collectifs existants, et leur permet d’avoir des clés de compréhension des endroits où ils se situent.

Après, comme toute analyse, elle peut être récupérée, modélisée. Mais en tout cas, il n’y avait pas d’ambition, comme l’a dit Aïala plusieurs fois, d’amener un modèle descendant et de dire c’est comme ça qu’il faut faire, ou il n’y a que ça qui se passe. En tout cas ça permet d’avoir des éléments de représentation pour des gens qui vivent à l’intérieur des collectifs et qui souvent peuvent être aussi naïfs dans leur représentation.

Hadrien : ce qui est intéressant, en lisant le livre, c’est de voir le développement qui se met en place à partir de la commande que vous avez formulée, l’enquête et l’analyse de l’enquête. C’est possiblement récupérable, mais vous construisez une sorte d’éthique.

Cependant, oui, tu n’as pas fini de présenter la typologie des trois écoles… !

a peut-être quelque chose de récupérable. Est-ce que c’est un contre-pouvoir ou un contre-feu ?

Pomme : c’est intéressant, parce que ces choses ont été beaucoup discutées dans le cadre de l’enquête collective. Nous essayons aussi d’être conscients des méthodologies que nous utilisons. Ce qui fait l’intérêt de ces formations de socianalyses, c’est qu’on y vit les choses déjà pour nous, et que beaucoup des gens qui les font ont vécu une socianalyse. L’expérience de ce que ça produit, de ce que ça transforme déjà pour nous, fait que nous ne le faisons pas subir, on ne l’ « applique » pas aux autres

Intervention : il me semble que les objectifs sont complètement différents. C’est-à-dire que l’objectif du management est d’optimiser le capitalisme. Or, les gens impliqués dans ce livre essayent de comprendre comment continuer à lutter ou à être subversifs contre le système. C’est-à-dire comment vivre autrement, bien, et mieux, en dehors du capitalisme. Il y a des méthodes qui peuvent être différentes ou communes. Des choses peuvent être récupérées. Mais dans le but, l’objectif, c’est totalement différent.

Pomme : en tout cas, dans le panel choisi, je crois que c’est assez clair !

Aïala : du coup, rapidement, l’école des formes, ce n’est peut-être pas très clair sur les instances, les modalités de fonctionnement et d’organisation ?

Avec cette école, on est plutôt sur ce qui rend vivant cette organisation, dans la recherche du mouvement permanent et la cohérence dans ce qu’on fait. Il y a l’idée que, chaque fois que survient un événement extérieur (une contrainte juridique, une plainte qui faite auprès de l’organisation pour quelqu’un qui est victime de violences, de nouvelles lois…), les collectifs de cette école vont chercher à se réinstitutionnaliser, à trouver une nouvelle forme liée à ce nouvel événement pour le réinjecter dans une nouvelle configuration qui, à l’avenir, permettra d’en tenir compte. Il y a cette idée d’un mouvement permanent. Et, au niveau de ces instances, la créativité des formes : comment peut-on s’organiser, comment donner la parole, comment la faire circuler ? Par exemple, au lycée autogéré, la place des élèves est représentative de l’établissement. Comment se prennent les décisions entre les parents, les enseignants, le personnel de l’établissement ? Ces modalités font sens dans un projet de société. Au contraire, il y a ce qui dévitalise, et aussi ce qui épuise.

Comme nous essayons toujours de tout faire tenir ensemble, avec cette idée de cohérence, on en vient parfois à se contorsionner ou à vouloir faire rentrer un carré dans un rond. D’où un épuisement.

Par rapport à la question de l’ouverture et de la fermeture, nous sommes dans la plus grande ouverture possible mais avec une sorte de… régulation : il faut que les gens adhèrent au projet. Dans l’exemple du lycée, il y a un nombre d’élèves limité, et un seuil minimum. Il y a un certain nombre d’enseignants… Enfin, il est nécessaire de trouver une harmonie dans le nombre de personnes. Avec de la diversité, il faut quand même que les gens aient envie de participer. Nous composons avec cette hétérogénéité relative, par rapport à l’individu et au collectif. Là, nous sommes sur l’idée que les individus vivent indépendamment du collectif : on va transformer la société et l’individu va se transformer en conséquence… Ça va ensemble, puisque si on travaille à un projet de société, alors les individus vont évoluer. Stabilité et mouvement à la fois.

La dernière école, de façon chronologique, car il n’y a pas d’ordre, c’est celle des relations humaines. Par exemple, le collectif Pivoine a interviewé un GAEC de quelques agriculteurs, qui avaient un projet collectif au moins autant qu’un projet agricole. C’est l’énergie des individus qui vient alimenter le collectif, dans le sens où la relation entre les personnes est au centre. Prendre soin des personnes c’est accepter que si elles vont bien, l’organisation ira bien. L’énergie dans ce collectif sera d’élaborer le conflit. Les individus sont sans cesse traversés par des conflits et du désir. C’est ça la matière première avec laquelle l’organisation travaille. Il faut donc soutenir le fait que les individus élaborent les conflits qu’ils ont entre eux. Ensuite, on parle beaucoup des structures qui sont mises en place au niveau même institutionnel.

Intervention : Je ne comprends pas l’histoire d’un collectif comme ce GAEC qui doit éventuellement se trouver en situation de conflit pour peut-être évoluer plus harmonieusement : l’harmonie viendrait-elle du fait d’un conflit précédent ?

Vous déroulez beaucoup de choses. Pour moi, au départ, je me dis, qui passe commande ? Quelle institution se sent malade, et comment fait-elle pour vous contacter, vous les soignants ? Lancez-vous des formations qui sont dans un réseau dont elles ont connaissance ? Ou bien l’association malade veut voir un docteur et par chance, elle tombe sur des gens bienveillants comme vous ?

En tant que citoyen, je vis dans la Cité des Coutures, un des 9 quartiers à Limoges d’éducation populaire de la politique de la ville. Franchement, j’ai vécu un cauchemar avec une association qui voulait nous prendre pour des enfants. Je suis très heureux de connaître Pivoine. Mais je me dis que si une association vous fait signe, parce qu’elle ne se sent pas en parfait état de marche, c’est que justement elle n’est pas si malade que ça. Elle vous consulte, donc il y a de l’espoir !

Aïala : ce qui n’est pas évident, c’est que nous sommes en train de décrire la socianalyse, un dispositif d’intervention pour les organisations qui traversent des crises. Ce qui a fait l’enquête et donc le livre, ce sont des personnes qui sont dans ce réseau. Mais l’enquête n’a pas à voir avec la socianalyse en tant que telle. L’enquête, c’était l’idée et la volonté de comprendre ce qui fait que les organisations vont mal.

Évidemment, il y a des liens. L’enquête nous a permis d’identifier qu’il existait, poussé à l’extrême, trois écoles totalement différentes, trois façons de se poser la question du collectif, de le vivre, de le faire et de l’incarner. Ces trois manières de faire nous donnent une sorte de pouvoir pour en comprendre quelque chose, puisque du coup, nous n’avons pas du tout le même rapport à l’organisation collective, aux autres.

Dans la lutte, la résistance, l’intensité et l’énergie du feu sont nécessaires. Mais si on est dans une organisation avec un petit nombre de personnes (puisqu’avec l’école des relations humaines c’est des collectifs de petite taille, les organisations ne peuvent pas être trop nombreuses), les fonctionnements sont différents. Il n’y en a pas un qui est mieux que l’autre. Comprendre ça, nous donne des éléments pour discerner dans quoi sont prises les organisations qui fonctionnent mal ou pas.

Cette école des relations humaines est vraiment sur des petits collectifs, des organisations fermées. Il peut leur être reproché leur entre soi, car elles ne peuvent pas accueillir un grand nombre de gens. Ces organisations vont être stables, durer dans le temps, accueillir de nouvelles personnes au compte-gouttes, en prendre soin, pour aider le collectif qu’elles forment. Ce n’est pas juste pour être bien ensemble, mais pour faire quelque chose en commun sous cette modalité.

Intervention : la question que je me pose, pour vivre de multiples situations associatives depuis très longtemps, c’est que votre catégorisation en trois écoles m’intéresse. Mais, comme vous l’avez dit à un moment donné, tout ne va pas vraiment dans ce sens là ou dans l’autre. Chaque association peut être plus ou moins sur deux branches et puis un peu moins sur la troisième. En plus il y a un problème chronologique, une même association à l’instant T, va être beaucoup dans l’individuel, le soin à ses membres. Puis, elle va vouloir se renforcer, se structurer et construire un peu plus de normes, de formes pour évoluer, etc. Ne faut-il pas tenir compte aussi de la dynamique temporelle d’associations qui évoluent ?

Pomme : Typiquement, peut-être que ça ne va pas répondre, mais en tout cas, la socianalyse que nous avons vécu à Quartier-Rouge était un moment de transformation. On passait d’une forme où on était peut-être deux, à, d’un coup, quatre personnes. On ne savait pas si les personnes allaient pouvoir rester. Du coup ça posait plein de questions de confiance. Est-ce que les autres vont pouvoir continuer de travailler comme avant ? Est-ce que ça va devoir se transformer ? Nous nous rendons compte, au final (parce que nous étions formés en socianalyse et que nous sommes peut-être de l’école des formes), que tout est en perpétuel mouvement… C’est un peu la raison pour laquelle, ces dernières années, nous avons été accompagnés régulièrement à la suite de cette première socianalyse. Nous avons pris conscience qu’il y avait des choses, des fonctionnements dont tout le monde héritait, que beaucoup subissaient, que d’autres avaient un pouvoir, sans le vouloir en fait, exerçant une maîtrise historique ou une emprise d’information, parce qu’ayant des connaissances sur la structure que les autres n’avaient pas. Si on est là depuis toujours, évidemment, on n’a pas la même place que quelqu’un qui vient d’arriver, ni la même légitimité quand on dit quelque chose, ça n’a pas du tout le même poids… Nous avons pris conscience de tout ça, en tout cas pour notre part, et du fait que ces choses allaient évoluer un peu en permanence.

Aïala : Sinon par rapport à ta question, à Pivoine nous avons régulièrement des appels ou messages de collectifs, d’organisations, de gens, nous disant : « ben voilà, moi j’habite dans un squat depuis 10 ans, on est 15, et là on a un problème avec Bidule, qui veut plus écouter ce qu’on aimerait lui dire. On sait plus comment lui parler. On est bloqués. On voudrait qu’il s’en aille. » Ou alors : « il y a un conflit entre deux personnes et ça prend toute la place. On ne peut plus rien faire de notre activité habituelle puisque ce conflit écrase tout. » Nous sommes appelés aussi par des associations qui aimeraient bien penser un petit peu leur avenir et qui demandent de l’aide. Les registres de demandes apparaissent très différents. Notre visée n’est pas du tout que les organisations perdurent. Parfois, le mieux à faire est de se séparer et de passer à autre chose. Mais pour ça il faut quand même pouvoir se le dire. La majorité des demandes se situent autour de : comprendre ce qui se passe et pouvoir s’adresser des choses les uns aux autres.

Par exemple, se dire « j’ai envie de partir », ou « je veux transmettre des choses que j’ai apprises dans cette organisation, je ne sais pas à qui, mais j’ai besoin d’avoir des interlocuteurs et des interlocutrices ». Les demandes sont différentes. Peut-être faut-il un minimum d’énergie vitale pour passer un coup de fil et appeler à l’aide.

Au minimum, il est nécessaire que les gens soient d’accord entre eux. Une personne toute seule ne peut pas faire appel à des intervenants puisque les autres ne viendraient pas. Le travail ne commence en général qu’à partir du moment où les gens nous appellent et s’obligent à se parler. Il a même commencé un petit peu avant puisqu’ils doivent se mettre d’accord au minimum sur le fait de faire appel à des tiers pour pouvoir être soutenus dans un passage difficile. Après, le degré de difficultés est très variable.

Il y a des structures en dysfonctionnement, mais, franchement, ça marche quand même. D’autres, tel qu’ils nous ont présenté les choses, où c’est un peu le fond du gouffre. Entre les deux, il y a un peu de tout. Je ne sais pas si ça répond à ta question.

Intervention : ça répond totalement, parfaitement à mon ressenti. J’aurais aimé entendre ce que vous venez d’exprimer au départ de la soirée. Ça, c’est personnel. Voilà. Mais je vous suis.

Hadrien : je pense que ça a été dit, mais c’était plutôt que pour tenir compte de ces catégories, qui n’en sont pas réellement, il faut récapituler tout ce qui s’est passé avant. L’enquête, la commande, ce qui se met en place, et prendre soin d’écouter ça aussi.

Moi, quand j’ai lu le livre, j’avais une certaine résistance au tableau et à la catégorisation, parce qu’on veut toujours mettre des gens dans des cases. Le tableau résulte de l’enquête, de tout ce qui a été expliqué avant. Il est important de voir que ce n’est pas une catégorisation pour arriver à une théorie ou à une pratique politique, mais qu’elle sert à analyser ce qui se passe à ce moment-là. C’est explicité dans le livre.

Pomme : et pour aller dans ton sens et peut-être revenir à ce que vous disiez tout à l’heure, sur le non-savoir, on est vraiment dans cette posture-là au départ. Nous plongeons vraiment dans l’expérience pratique du terrain, dans ce qui se passe, sans faire de lien théorique avec des choses extérieures qui n’auraient pas à voir avec les témoignages de personnes. Non ! Parce que nous étions aussi formés à cela.

Intervention : la question que je me pose, c’est de savoir s’il y a des précédents par rapport à ce travail et à cet ouvrage. Ou est-ce quelque chose qui qui rentre dans le cadre d’une « innovation » ? Parce que si l’analyse institutionnelle est une vieille chose, elle fait quand même partie de la vie. La psychiatrie, avec Tosquelles ou d’autres, a son histoire. La socianalyse a probablement une histoire internationale. Est-ce qu’il n’y a pas des choses en termes de résultats d’expérience ? Des manuels de réflexion théorique qui existent déjà et iraient un petit peu dans le même sens ?

Aïala : eh bien, probablement ! Nous, ce que nous avions comme référence, c’était Patrice Ville et Christiane Gilson avec leur manuel de socianalyse. Ils ont remis au goût du jour le dispositif qu’ils utilisent, qui avait été développé dans un parcours universitaire de formation. Après, il y a de la littérature qui existe sur ce qu’est l’analyse institutionnelle, sur les dispositifs. Tout ce qu’on partageait dans ce réseau, c’est qu’il y avait des gens qui s’organisaient collectivement, qui avaient des superbes idées, qui avaient des modalités de fonctionnement innovantes, créatives et qui rencontraient des difficultés. Nous avions sans cesse l’impression de réinventer l’eau chaude. Donc nous nous sommes dit, il y a une part qui est normale. Il faut bien vivre son expérience. C’est aussi comme ça qu’on apprend et qu’on comprend les choses. Mais si nous arrivons à faire courroie de transmission pour qu’une partie des expériences, de ce qui est vécu, de ce qui est inventé, de ce qui est compris, se transmette à d’autres, nous aurons contribué à ce qui maintient une forme de vitalité pour les collectifs.

Ce à quoi nous avons fait référence, c’est à la culture des précédents. Nous avions l’impression que quelque chose était à retenir des expériences précédentes, qu’il était intéressant de continuer de le transmettre, car ça se passe beaucoup de bouche à oreille. La culture propre des organisations se diffuse aussi par des brochures, mais surtout par l’oral. D’où notre proposition de le faire sous la forme d’un livre. Nous avons eu pas mal en main « Micropolitiques des groupes », un ouvrage sur la culture des précédents, qui est organisé comme une sorte d’index, avec des manières de se rapporter à certaines questions, comme diriger, animer… Justement il traitait aussi de cette culture des précédents : ne pas oublier qu’avant nous il y en a eu d’autres et, qu’en même temps nous avons tous besoin de redécouvrir en partie ce qui nous préoccupe.

Intervention : au-delà des précédents théoriques, il y a eu une expérience similaire pour faire émerger des savoirs des personnes : un gros bouquin qui s’appelait « Le croisement des savoirs ». ATD-quart-monde avait fait ça à la fin des années 90, ou début 2000. Effectivement, c’était des rencontres entre des personnes marginales, mises à l’écart, avec des animateurs, des sociologues, etc. Ils étaient le moins interventionnistes possible. Leur rôle était de faire émerger la parole des personnes. Un gros boulot très intéressant pour que les gens fassent jaillir leurs pensées et évoluer leurs réflexions, en étant juste un peu appuyées par des demandes de reformulation.

Pomme : il n’y avait pas forcément la velléité de s’inscrire dans une forme de littérature universitaire ou théorique. C’était autour des questions qui occupaient les personnes se retrouvant autour du réseau de socianalyse, mais d’ans l’idée de les partager avec celles et ceux directement concernées par cet accompagnement. Si cette commande de Pivoine, finalement, nous a tous aussi intéressés, c’est parce que nous étions aussi tous dans l’accompagnement de collectifs, d’une manière ou d’une autre. C’était très pragmatique par rapport à nos situations professionnelles à tous.

Jean : si je peux te dire l’intérêt que je trouve dans tout ça, c’est que c’est un processus de formation original, car il est rare qu’un processus de formation collectif produise un livre. Par ailleurs, vous intervenez dans les moments de crise, mais vous proposez aussi, si j’ai bien lu, un fonctionnement presque régulier, une installation dans la manière dont les groupes se constituent, se font, se défont. Et pas que dans les moments de crise, mais tout le temps. Du coup, la question que j’avais envie de vous poser, c’est quel est vraiment ce rapport au temps ? Finalement, en mettant ensemble la question de la crise, le fonctionnement habituel des groupes, et la culture des précédents, on se dit que c’est vraiment un enjeu de transmission. C’est là-dessus que votre bouquin interroge. Alors comment faisons-nous pour nous former, pour renouveler les formations et nous renouveler par les formations ?

Aïala : c’est vrai que nous défendons le fait que le savoir vient des premiers concernés. Quand nous sommes dans une organisation collective, aux prises avec des questions d’organisation, de financement, de cohérence, de relations interpersonnelles, afin de fonctionner ensemble, nous dégageons du savoir au moins sur notre propre expérience (comment s’organiser, comment faire face à tout ça). Nous avions envie d’aller chercher ce savoir-là, avec l’idée de le transmettre dans le cadre d’une formation ou dans le cadre de réseaux d’échanges ou de discussions. Telle était la contribution que nous avions envie d’avoir dans notre territoire, voire dans le monde !

Intervention : justement, sur la question du savoir de l’expérience, avez-vous des exemples de retours qui vous auraient été faits par les collectifs auxquels vous avez restitué votre enquête ? La prise de conscience, c’est quelquefois un mot un peu large pour un moment de mise en évidence, un révélateur issu du dialogue, de l’entretien dans un premier temps, puis de l’expérience de la restitution. Si j’ai bien compris, les entretiens étaient individuels, la restitution collective, afin d’entendre ce que d’autres qu’eux-mêmes ont pu éprouver, ou comment ils ont pu analyser la perte de vitalité d’une organisation. En quoi ça a éventuellement réenclenché autre chose ? Est-ce que vous avez des témoignages là-dessus, sur les échanges, au moment de la restitution ?

Aïala : Malheureusement, la restitution n’a pas pu avoir lieu directement, puisque… ça a été le livre. Et il a été diffusé, mais malheureusement, même si quelques échanges interpersonnels ont pu avoir lieu, nous avons été privés de ce grand moment collectif.

Certains d’entre nous ont vécu le fait de voir le processus, enfin ce qu’a décrit tout à l’heure Pomme, quand nous parlions des entretiens. Dans cette expérience, la pensée se met en marche et comprend quelque chose de ces organisations, de leurs modalités de fonctionnement, etc. Mais comme la restitution, n’a pas eu lieu… ça nous a manqué.

Cette enquête a été menée parce que nous avions pour idée de voir s’il était possible de faire quelque chose du côté de la prévention, plutôt que toujours de la réparation.

Au bout de 4 ou 5 ans, Pivoine, qui s’interrogeait sur ces questions de prévention, vient de proposer une première formation sur les dynamiques collectives, destinée à des personnes issues d’organisations diverses. C’est une première expérience, donc nous ne pouvons pas vraiment en tirer autre chose qu’un pré-bilan. En tout cas, nous en avons transmis des éléments de cette enquête, mais aussi d’autres choses que nous avions comprises à l’issue des différents accompagnements effectués.

Dans les retours qui nous ont été faits à la suite de cette semaine de formation, des participants ont pu mettre les morceaux du puzzle en place, comprendre pourquoi il s’est passé telle ou telle chose dans leur organisation, des trucs minuscules.

Intervention : je veux juste prolonger dans le domaine de l’éducation, les mêmes expériences, les mêmes recherches ont été faites par un brésilien qui a travaillé sur l’éducation des opprimés. Paulo Freire a fait justement ces expériences sur l’autogestion, sur l’horizontalité, sur tout ce qui concerne l’épanouissement d’un enfant, d’un adulte ou d’un adolescent. C’est juste pour inciter à des lectures…

Pomme : Alors oui, pour répondre encore une fois à vos questions, la personne que j’avais interviewée était un peu déstabilisée à la suite de l’entretien, elle ne pensait pas qu’elle allait dire tout ça ! Cela m’a fait cogiter. J’ai eu des échanges avec elle après-coup. Clairement, ça l’a amenée à réfléchir.

Par ailleurs, une de nos collègues de Pivoine a participé à la formation dans le cadre de Quartier Rouge. Je ne lui avais pas forcément raconté tout ça. Mais elle m’a dit avoir compris de quelle école nous étions. C’était très drôle de la voir naviguer avec ces boussoles-là, comment elle plaçait les choses. Finalement nous partagions un peu les mêmes manières de voir, les mêmes analyses de notre structure, une fois que nous avions utilisé les mêmes outils. Donc pouvoir se situer crée aussi du commun, de la représentation collective. Ces images supplémentaires nous permettent de comprendre la situation dans laquelle nous sommes, la dynamique dans laquelle on est prises. Cela s’avère souvent très utile quand même.

Jean : une question, par rapport aux gens qui font appel au réseau des socianalystes : si je rapporte ça à mon lycée, je pourrais avoir envie de faire appel à vous, mais comment faire ? Pour qu’un collectif vous sollicite, il faut quand même déjà qu’il n’aille pas si mal. La question, c’est de savoir comment ça peut mordre sur les organisations dominantes ?

Aïala : En tout cas, pour faire une commande, il faut du pouvoir. Dans les organisations, soit il faut faire des alliances pour avoir le pouvoir de déclencher la commande, de dire que maintenant il faut une intervention, nous avons besoin d’aide, puis de la faire exister. Cela demande de pouvoir se faire entendre. Souvent ce qui se passe, c’est qu’il faut être suffisamment mal pour que ce soit un constat partagé par assez de personnes pour qu’il y ait un accord sur le fait qu’on a besoin d’aide. Malheureusement, peu de gens vont être d’accord pour passer du temps et payer des intervenants, quand la structure va relativement bien. C’est une difficulté.

Chercher comment mieux faire connaître les bénéfices du travail d’intervention pourrait faire partie de nos objets de travail, mais en même temps ce n’est pas là que nous sommes. Il faut pouvoir convaincre des gens qui ont du pouvoir, et nous ne sommes pas à leur service dans l’organisation. Ça nécessite de faire une sorte de contorsion, pour que les gens qui ont le pouvoir de déclencher une intervention acceptent de le faire, non pas dans leur propre intérêt (par exemple un objectif de rentabilité), mais plutôt, par exemple, pour la transformation d’une organisation maltraitante. Là il reste probablement un travail d’explicitation que nous pourrions faire. Pour les témoignages d’autres organisations, nous avons travaillé avec plusieurs compagnies de spectacle vivant, ce qui a permis des changements auxquels nous avons contribué par notre intervention. Et d’autres compagnies aimeraient bien travailler avec nous : c’est plutôt un effet de contamination, de proche en proche… Nous nous plaçons dans une position pas facile, puisque nous ne voulons pas forcément vendre notre travail. En même temps, nous en avons besoin. D’où des tensions avec lesquelles il faut vivre. Voilà.

Intervention : je voudrais poser une question sémantique. Les mots « Pivoine » et « Quartier rouge », ça vient d’où ? « Quartier rouge », est-ce une référence au communisme ?

Aïala : Je vais répondre que Pivoine, c’est un nom qui a été choisi un peu au hasard, lors d’une réunion avec des personnes sur le plateau de Millevaches. Il y avait un réseau d’organisations appelé « De Fils en Réseau », des structures coopératives, associatives, des gens qui travaillaient ensemble, qui faisaient de l’accueil des nouveaux habitants, qui s’occupaient de logement et se réunissaient régulièrement. À un moment ils ont convenu que ce serait bien de se doter d’un organisme de formation et d’une association qui fasse de l’accompagnement à la création d’activités. Dans une schématisation rapide, quelqu’un a dit : on aura qu’à l’appeler Pivoine, comme ça, provisoirement. Le nom est resté. Donc ce n’est vraiment pas très symbolique.

Pomme : pour Quartier rouge, c’est pas exactement pareil, mais pas loin. Proche de la gare de Felletin, il existe la rue de la Maison Rouge, puisqu’il y avait une ancienne briqueterie. La gare de Felletin était abandonnée depuis très longtemps, quand nous avons créé l’association en 2006. Tout ce quartier était en friche depuis de nombreuses années. Nous étions plusieurs à avoir vraiment envie de lui redonner vie. Donc il n’y avait pas forcément la volonté d’afficher haut et fort une orientation politique. Voilà, on a pu lui redonner de la couleur… Aujourd’hui, il est envisagé de changer de nom, car il y a plusieurs associations dans ce quartier qui seraient devenues rouges !

Hadrien : notre collectif temporaire commence à se dévitaliser, avec tout le temps que nous venons d’y passer. En guise de petite conclusion, dans quelle école êtes-vous ? si vous avez envie de choisir ?

Intervention : pour terminer, vous avez dit dépenser de l’argent pour essayer d’aller mieux. Donc, parlons sous. Votre intervention est-elle payante ? Et combien ?

Aïala : et bien notre intervention est payante, tout à fait. Nous avons établi des tarifs entre 400 et 600 € par jour, par intervenant, sachant qu’une journée de travail, en face à face, représente en fait plusieurs jours de travail de préparation, puis d’analyse.

Après, quand les organisations ont plus d’argent nous ne sommes pas contre le fait qu’elles payent plus ! De même nous essayons aussi d’avoir des tarifs solidaires, afin de nous adapter aux ressources, aux finances des organisations. Nous essayons de faire un arbitrage plutôt sur le temps plus long d’une intervention, pour faire rentrer suffisamment d’argent dans Pivoine et proposer des choses à bas coût.

Je ne sais pas si c’est une conclusion, mais en tout cas, participer à cette recherche, cette formation et tout ce processus, ça a été quand même assez formateur pour le petit collectif que nous étions, qui entre temps s’est agrandi. Là, il va se constituer en association pour continuer à faire la même chose, mais de façon un peu plus structurée. Donc nous nous rapprochons de l’école des formes…

Cette idée d’enquête était venue aussi parce que nous nous questionnions sur la prévention. Nous avons fait une première formation en mai dernier sur la question des dynamiques collectives. C’était intéressant pour nous de pouvoir vivre et d’être au contact d’un public qui avait aussi des questionnements sur ce que sont finalement les dynamiques collectives, Cette démarche nous stimule.

Pomme : nous, à Quartier-Rouge, ce n’est pas la même chose. On ne fait pas de la socianalyse. Nous accompagnons plutôt à l’inverse, c’est-à-dire pas vraiment les moments de crise, mais plutôt ceux de construction. Ce n’est pas exactement au même moment, aux mêmes endroits. En socianalyse, se pose la question de combien et comment bien payer les intervenants.

Pour partager un dernier point sur l’expérience que nous avons eue en tant que socianalysée : nous nous trouvions dans des situations où c’était bienvenu parce que nous ne disposions pas du levier suffisant pour le faire. Il m’est arrivé dans d’autres organisations de l’avoir proposé, et où il me semblait que ça aurait été vraiment pertinent. Néanmoins ça n’a pas du tout pu être suivi, parce que je n’avais pas simplement la possibilité de mobiliser suffisamment de personnes. Parfois, faire intervenir des gens qu’on ne connaît pas, avec des méthodologies qu’on ne connaît pas, peut faire peur. Ces freins existent. Du coup, c’est aussi donner beaucoup de pouvoir à la personne qui, au sein de l’organisation, va faire confiance à la socianalyse.

Mais en tout cas nous nous avons été très contentes de cette soirée constructive. Voilà. Et merci de votre accueil à l’EAGR !

Merci à vous !