De Belleville à Notre-Dame-Des-Landes L’imaginaire de la Commune
compte rendu :
Kristin Ross va nous faire une présentation à partir de son livre, le dernier traduit en français, L’imaginaire de la Commune. Ce ne sera pas un débat d’historiens. Kristin Ross est Californienne, a « baigné » dans le flower power, elle est professeur à l’Université de New York et auteure aussi de Mai 68 et ses vies ultérieures qui pour nous est important : on en parlait à la dernière séance du Cercle, pendant la soirée Gauche prolétarienne. Kristin, tu as aussi écrit Rouler plus vite, laver plus blanc et Rimbaud, la Commune de Paris et L’invention de l’histoire spatiale, qui est un peu plus dans tes cordes académiques, puisque tu es professeur de littérature comparée.
Kristin Ross : Ce livre, L’imaginaire de la Commune, est une tentative de ma part de construire, et non pas reconstruire la Commune de Paris de 1871, comme un espèce de laboratoire d’inventions politiques. Aujourd’hui on me demande de considérer ce laboratoire dans le contexte des inventions politiques d’aujourd’hui. Je vais essayer de le faire mais c’est certainement dans la discussion qu’on arrivera à faire les rapprochements. Pour beaucoup de monde ces 72 jours, lorsque des ouvriers, des artisans, des communistes, des anarchistes, se sont organisés et ont trouvé des moyens pratiques de démanteler l’État, je crois que tout ça est redevenu très visible dans la figurabilité de notre présent, après 2011, c’est-à-dire après le retour d’une stratégie politique de l’occupation : l’acte de s’emparer de l’espace, de prendre place. Tout cet espace-temps de l’occupation, on l’a vu de Montréal à Istanbul, à Oakland, à Madrid. Partout on voyait les gens vivre leurs quartiers transformés en théâtres d’opérations stratégiques. C’est la raison pour laquelle je suis revenue vers la Commune de Paris : il me semble que le monde des communards nous est devenu plus proche que le monde de nos parents. Mon espoir, c’est que la guerre de classes du présent et le désastre écologique causé par cette guerre nous montrerait la nécessité de créer des organisations, des pratiques basées (comme chez les communards) sur les principes de coopération et d’association. Donc le livre, c’était ma façon de voir la Commune comme un moyen de rouvrir la possibilité d’une autre avenir que celui des deux voies de la modernisation capitaliste d’un côté et du socialisme d’État de l’autre. Et c’est ça, l’imaginaire que la Commune nous a légué. Un imaginaire politique qui n’est ni celui d’une classe nationale ni celui du collectivisme. Et c’est un imaginaire à qui j’ai donné ce nom, emprunté à un des communards : le luxe communal. Ce que je veux dire c’est que les conteurs, les stratèges, les inventions, les processus de cet imaginaire ne peuvent se voir qu’au moment où on arrive à voir la Commune libérée des projections multiples des historiens et des politologues, même de gens très sympathisant de la mémoire de la Commune et parlant de l’historiographie. Ce qui est nouveau maintenant pour la Commune de Paris, c’est qu’elle a été libérée des deux histoires dominantes qui ont cerné ce qu’on peut voir et dire au sujet de cet événement : l’histoire officielle du communisme d’État et la fiction républicaine française. Ce sont les deux historiographies qui ont instrumentalisé l’événement. Lorsque les Versaillais sont entrés dans la ville et ont massacré plus de 20 000 personnes, tous ces cadavres communards sont devenus des martyrs dans les historiographies écrites après. On nous dit qu’ils sont morts pour que les bolcheviques en tirent des leçons et fassent la révolution correctement ; ou bien qu’ils sont morts en essayant de sauver la très fragile République française. Or ce ne sont pas des martyrs, mais des gens en train de créer une vie ensemble. Karl Marx a été bouleversé de voir l’exemple en chair et en os d’une vie non programmée, non capitaliste, des gens qui se comportaient en propriétaires de leur vie et non en esclaves de leur salaire. La Commune n’appartient pas aux Kristin Ross : Ce livre, L’imaginaire de la Commune, est une tentative de ma part de construire, et non pas reconstruire la Commune de Paris de 1871, comme un espèce de laboratoire d’inventions politiques. Aujourd’hui on me demande de considérer ce laboratoire dans le contexte des inventions politiques d’aujourd’hui. Je vais essayer de le faire mais c’est certainement dans la discussion qu’on arrivera à faire les rapprochements. Pour beaucoup de monde ces 72 jours, lorsque des ouvriers, des artisans, des communistes, des anarchistes, se sont organisés et ont trouvé des moyens pratiques de démanteler l’État, je crois que tout ça est redevenu très visible dans la figurabilité de notre présent, après 2011, c’est-à-dire après le retour d’une stratégie politique de l’occupation : l’acte de s’emparer de l’espace, de prendre place. Tout cet espace-temps de l’occupation, on l’a vu de Montréal à Istanbul, à Oakland, à Madrid. Partout on voyait les gens vivre leurs quartiers transformés en théâtres d’opérations stratégiques. C’est la raison pour laquelle je suis revenue vers la Commune de Paris : il me semble que le monde des communards nous est devenu plus proche que le monde de nos parents. Mon espoir, c’est que la guerre de classes du présent et le désastre écologique causé par cette guerre nous montrerait la nécessité de créer des organisations, des pratiques basées (comme chez les communards) sur les principes de coopération et d’association. Donc le livre, c’était ma façon de voir la Commune comme un moyen de rouvrir la possibilité d’une autre avenir que celui des deux voies de la modernisation capitaliste d’un côté et du socialisme d’État de l’autre. Et c’est ça, l’imaginaire que la Commune nous a légué. Un imaginaire politique qui n’est ni celui d’une classe nationale ni celui du collectivisme. Et c’est un imaginaire à qui j’ai donné ce nom, emprunté à un des communards : le luxe communal. Ce que je veux dire c’est que les conteurs, les stratèges, les inventions, les processus de cet imaginaire ne peuvent se voir qu’au moment où on arrive à voir la Commune libérée des projections multiples des historiens et des politologues, même de gens très sympathisant de la mémoire de la Commune et parlant de l’historiographie. Ce qui est nouveau maintenant pour la Commune de Paris, c’est qu’elle a été libérée des deux histoires dominantes qui ont cerné ce qu’on peut voir et dire au sujet de cet événement : l’histoire officielle du communisme d’État et la fiction républicaine française. Ce sont les deux historiographies qui ont instrumentalisé l’événement. Lorsque les Versaillais sont entrés dans la ville et ont massacré plus de 20 000 personnes, tous ces cadavres communards sont devenus des martyrs dans les historiographies écrites après. On nous dit qu’ils sont morts pour que les bolcheviques en tirent des leçons et fassent la révolution correctement ; ou bien qu’ils sont morts en essayant de sauver la très fragile République française. Or ce ne sont pas des martyrs, mais des gens en train de créer une vie ensemble. Karl Marx a été bouleversé de voir l’exemple en chair et en os d’une vie non programmée, non capitaliste, des gens qui se comportaient en propriétaires de leur vie et non en esclaves de leur salaire. La Commune n’appartient pas aux histoires qui l’ont instrumentalisée, l’anti-étatisme farouche de la Commune indique pour moi sa non-appartenance radicale à ce que l’État soviétique est devenu plus tard. S’ils étaient résolument contre l’État, ils étaient largement indifférents à la nation. Dans les deux cas (histoire de la République française, histoire du communisme officiel), il s’agit d’une histoire comme processus linéaire où un événement comme la Commune fait partie d’un dessein plus grand, unifiant, édifiant, une évolution progressive. Or, ce que je voulais montrer c’est que la Commune appartient à un autre genre d’histoire : intempestive, saccadée, destructive. La question aujourd’hui c’est : Comment parler de la trajectoire de Belleville à Notre-Dame-des-Landes sans rétablir un autre récit unifiant, une autre évolution progressive ? On ne veut pas simplement identifier des résonances possibles entre un moment du passé qui avait comme mot d’ordre la décentralisation et la participation, et le présent. Il faut restituer la puissance protéiforme du passé, il faut restituer à l’événement tous les possibles dont il était porteur, il faut le voir comme partie intégrante de son époque historique mais aussi d’une manière qui excède sa propre histoire et qui nous suggère un avenir possible. A ce propos, la Commune de Paris peut se voir comme une anticipation en actes de toutes sortes de possibilités. Même les possibilités qu’elle n’a pas pu mener à terme comme la fédération, ou qui sont restées des intentions, gardent une signification profonde pour nous aujourd’hui. Pour cerner la singularité de cet événement, son énoncé, j’ai dû me débarrasser de toute une littérature massive sur la Commune, ce que disaient Trotski ou Marx sur la Commune. Je n’ai pas regardé les grands théoriciens, les révolutionnaires, les politologues. Le bouquin n’est ni une histoire de la Commune de Paris ni un ouvrage de théorie politique. Ce sont les historiens et les politologues qui sont responsables de la plupart des écrits sur la Commune, soit communistes, soit anarchistes, soit philosophes (Alain Badiou, etc.). Ils abordent l’événement à partir d’une théorie déjà formulée et les actes des communards deviennent des données empiriques rassemblées pour la vérification de la théorie particulière comme si le monde matériel était une sorte de manifestation locale de l’abstraction et non pas le contraire. Pour moi c’est comme si on convoquait les pauvres communards afin de rendre plus grave ou plus sérieux l’acte de faire de la philosophie. Donc pour éviter ça j’ai passé plusieurs années en lisant presque uniquement les écrits que des communards et des survivants, les lettrés du moins, ont laissé. Et ces écrits sont déjà des documents hautement théoriques, mais d’habitude ils ne sont pas considérés comme des documents théoriques par les politologues et les théoriciens. C’est pour ça que j’ai dû éviter la théorie politique sur la Commune et pourquoi, pour moi, les théoriciens politiques deviennent le fléau de notre existence parce qu’ils abordent les moments d’insurrection politique d’en haut. Ils essaient de les unifier sous une théorie intégrale, une narration de l’histoire progressive. Ils essaient en fin de compte de corriger les erreurs du passé, ils adoptent une habitude fonctionnaliste vis-à-vis du passé. Or le passé n’est pas donneur de leçon. C’est l’événement et ses excès qui nous apprend comment le considérer et le penser, seulement en dramatisant la phénoménologie même de l’événement, ses énoncés : pas seulement ce que faisaient les artisans de la Commune, mais aussi ce qu’ils pensaient, ce qu’ils disaient de ce qu’ils faisaient, les mots qu’ils ont utilisés, empruntés, les mots qu’ils ont discutés, abandonnés. Et le but n’est pas de produire une image de la réalité, ce n’est pas une objectivité, c’est de produire une image de la réalité qui illumine la possibilité du changement. Le but, c’est un changement de perspective. Comment reconfigurer un événement que nous connaissons presque tous – je ne sais pas si la Commune est enseignée dans les écoles françaises- mais ce sont surtout les militants qui connaissent bien l’histoire de la Commune. La première chose est de commencer ailleurs. Le commencement et la fin de tout récit, fonctionnel ou non, constituent son cadre le plus important. J’ai ouvert le cadre chronologique du récit, je n’ai pas commencé avec les canons. Le fait de commencer ailleurs nous permet de voir de nouvelles choses. Sur l’ensemble du déroulement d’un moment d’émancipation, cela dénaturalise tous les mythes de l’origine qui se cristallisent autour de la représentation d’un événement. A cet égard la Commune de Paris c’est très difficile parce que c’est très circonscrit : 72 jours. C’est un événement qui respecte parfaitement les trois éléments de la tragédie : lieu, temps, action. Oui, 72 journées passées à l’intérieur des murs de la ville et qui s’achèvent par un cataclysme de sang et de feu. L’État rate sa tentative de désarmer les travailleurs parisiens, bat en retraite et la Commune est déclarée. La temporalité politique de l’État est brièvement interrompue, puis, après 72 jours et le massacre de milliers de travailleurs, elle reprend. Le problème avec l’histoire telle qu’on la raconte habituellement, c’est que si vous commencez avec l’État vous finissez avec l’État. Cela devient l’histoire de l’État. Si je ne suis pas indifférente à ce que fait l’État, je trouve plus éclairant de commencer avec les réunions de travailleurs qui ont fleuri un peu partout dans la ville à la fin de l’Empire et de recréer leur quotidien. Et c’est à partir de l’expérience de ces réunions que le désir de quelque chose, comme une commune sociale, a commencé à prendre forme. Il y a même des communards qui disaient que la Commune existait déjà à cause de ces réunions. Que c’était l’embryon de la Commune qui existait dans ces réunions. Ce point de vue nous offre une nouvelle version de la Commune où la causalité est détachée des circonstances de la guerre avec la Prusse : toutes ces privations matérielles, les animaux du zoo dévorés, toutes ces histoires-là. La guerre avec la Prusse devient un simple moment dans un développement politique plus important qui est la guerre civile en cours. La deuxième façon de changer de perspective, c’est de changer les personnages. Dans mon livre on voit très peu Louise Michel, alors que maintenant elle est la sainte de la Commune. Il y a même eu un mouvement pour mettre son corps au Panthéon, c’est incroyable ! Il faut déplacer les personnages principaux, il faut évacuer les grands hommes et les grandes femmes de la scène. Au lieu de Louise Michel on voit la jeune Elisabeth Dimitriev, 18 ans, au lieu d’Eugène Varlin – autre saint de la Commune- on voit l’ivrogne Napoléon Gaillard et au lieu du Français Proudhon on voit l’Anglais William Morris et le Russe Nicolaï Tchernychevski. Je vais prendre un exemple de ce qui se passe lorsque l’on change les personnages. Vous savez évidemment que tous les historiens d’art ont été obsédés par Courbet. Courbet, c’est à peu près le seul grand peintre qui a participé à la Commune. Qu’est-ce qui se passe si on le met de côté ? Qu’est-ce qu’on voit ? On voit quelqu’un comme Eugène Pottier, artiste décorateur, qui passe au premier plan et comme ça toute la question hautement politique du statut des artistes, artisans d’art, etc. ; tout cela devient visible. Lorsqu’on focalise Pottier, on peut voir comment l’idée de beauté publique (et ça c’est le commencement du luxe communal) signifie le renversement de la hiérarchie sociale au centre du monde artistique, hiérarchie qui donne un privilège énorme, aussi économique, aux artistes peintres ; un statut que n’avaient pas les acteurs de vaudeville ou les chansonniers ou les artistes décoratifs sous le Second Empire. Autrement dit c’était un démantèlement total, sous la Commune, des anciennes catégories déterminées des pratiques artistiques. Le luxe communal est en quelque sorte une façon de construire une esthétique quotidienne de la pratique. L’acte de l’émancipation de soi en toute visibilité. Ensuite on peut commencer à suivre le développement de quelque chose comme la fin du luxe fondé sur la différence de classe ; et comment une idée comme ça s’ouvre sur la richesse sociale, nouvelle perspective amplifiée dans l’ouvrage de William Morris, le plus grand soutien britannique à la mémoire de la Commune. Ce qui semble au commencement comme une demande décorative de la part des artistes décorateurs est en fait un appel à la réinvention totale de ce qui compte comme valeur, comme richesse. C’est un appel à la réinvention de la richesse en dehors de la valeur d’échange. Et à la fin de mon livre, dans le travail des réfugiés de la Commune comme Lafargue, Reclus, Kropotkine, Morris, Marx, les fragments du luxe communal sont tissés ensemble en une espèce de dessin d’une société humaine écologiquement viable. On peut parler d’une façon plus générale de ce qui se passe lorsqu’on déplace les personnages principaux. Lorsqu’on met en avant un personnage négligé, un peu inconnu, ce n’est pas parce qu’on cherche à le faire reconnaître comme quelqu’un de grand, de formidable, c’est parce qu’on veut voir comment apparaissent les choses, comment apparaissent les gens et quels sont les aperçus nouveaux qui surgissent lorsqu’on change des positions, lorsqu’on fait une reconfiguration de l’encadrement ou bien un changement de ce qui est au centre de la scène. Un autre exemple : la période juste après la Commune est dominée par la rivalité Marx/Bakounine, rivalité qui est censée mettre fin à la Première Internationale. Si on enlève les deux barbus de la scène, on voit tout un tas de gens qui n’avaient d’attachement servile ni au marxisme ni à l’anarchisme mais qui faisaient un bricolage entre les deux, qui utilisaient les deux traditions en même temps. Et ça donne beaucoup d’idées pour aujourd’hui. Ca donne des archives exploitables d’idées. Changer la fin. On le sait c’est la Semaine sanglante. J’ai choisi, non pas de négliger la portée du massacre (qui est la fondation de la Troisième République, mais c’est très facile d’être obsessionnel du massacre ; il y a même un historien aux États-Unis qui a sorti un livre intitulé Massacre, sur la Commune), mais de suivre les répercussions géographiques et le déplacements des exilés et ce qui s’est passé quand les survivants de la Commune ont fait la connaissance des soutiens qui étaient en Angleterre et en Suisse, ce qu’ils ont fait ensemble et qui est énormément intéressant. C’est pour moi une continuation du combat sous une forme différente. Et en faisant ça, j’ai suivi l’idée d’Henri Lefebvre pour qui la théorie d’un mouvement vient toujours avec et après le mouvement. C’est l’excès de l’événement qui crée la pensée. Ce sont les actions qui créent les rêves, qui créent la pensée et non pas l’inverse. Je me suis beaucoup intéressée à cette période de la survie de la Commune et de ce que faisaient ces gens. C’est intéressant pour aujourd’hui, parce que je crois que la grande question théorique de la période immédiatement après la Commune c’est : Comment penser ensemble ce qui s’est passé à Paris avec la question de la terre, avec la question paysanne ? Autrement dit c’est la question de la forme commune mais c’est aussi la question de la commune insurrectionnelle dans une ville hyper moderne comme Paris, avec la persistance dans la campagne du communisme rural, notamment en Russie dans les communes agricoles et agraires. Et dans les discussions qui se passaient entre Kropotkine et Gustave Lefrançais. Chez tous ces gens-là qui étaient ensemble, on trouve l’origine de l’écologie socialiste. Je vais terminer avec quelques idées qui sont sorties de ces discussions. Numéro un : les racines des crises écologiques se trouvent dans l’État-nation centralisé et dans l’économie capitaliste. Numéro deux : on dit toujours que la révélation de la Commune pour Marx était, comme il disait, que la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre telle quelle la machine de l’État et de la faire fonctionner pour son propre compte. Suivant cette logique on disait : Les ouvriers ne peuvent pas se contenter d’embrasser la logique productiviste de la machine capitaliste et la faire fonctionner pour leur propre compte. Les outils, la machine même doivent se transformer. L’émancipation économique présuppose des formes politiques elles-mêmes émancipées. Troisièmement : réparer la terre et réaliser l’être humain, ce ne sont pas deux buts contradictoires. Cela implique le démantèlement du commerce international. C’est Morris qui donnait la définition du commerce. Il disait : C’est un état de guerre perpétuel. Je vais lire une petite citation d’Elisée Reclus. « Actuellement, dans chaque pays, le chiffre des transactions commerciales est pris comme étalon de la prospérité. Le point de vue contraire serait plus logique. Mieux le sol est utilisé par les habitants, moindre devient la nécessité de faire voyager les denrées. Plus intelligent est le travail de leurs usines, moindre devient l’échange de leurs produits. » Et pour eux, le moyen de le faire c’était de créer l’autosuffisance régionale qui n’est pas une retraite ou une désertion ou une façon de se renfermer, mais qui est même le contraire, qui est une force de fédération. Il y a une pensée vraiment géographique. Évidemment Reclus et Kropotkine étaient des géographes et il y a vraiment une spécificité de la réflexion spatiale. Ce que ces gens savaient, c’est qu’une modification spatiale ne peut pas se substituer à la révolution sociale. Et c’est pour ça qu’ils avaient une grande hostilité envers les micro-sociétés intentionnelles, les Icaries anarchistes, qui étaient pour eux une façon d’abandonner la lutte. Ils passaient beaucoup de temps à penser une solidarité qui ne serait pas éthique ou morale mais pour lutter contre l’isolement, la solidarité comme stratégie politique. Ils s’intéressaient beaucoup à l’anachronisme. Ils étaient très préoccupés par l’existence des modes de vies pré-capitalistes, des tribus indiennes, germaniques, etc. Ils étaient traités comme des nostalgiques, mais Kropotkine, par exemple, pensait qu’il y avait beaucoup de possibilités futures dans la persistance, dans la France moderne, des petites industries, des petits métiers, des métiers qui fleurissent lorsque l’industrie à grande échelle se décentralise. C’est une pensée profondément historicisante. Sans elle nous ne pouvons pas penser le changement ou vivre le présent comme quelque chose d’ouvert, de contingent. Comment se rassemblent les énergies du passé ? Aujourd’hui je crois que beaucoup de militants écolos sont trop souvent divisés entre les prométhéens technofétichistes d’un côté et les technophobes primitivistes de l’autre. Ce sont des positions fondamentalement morales. Je crois que les gens du XIXème siècle savaient l’importance de pendre au sérieux chaque phénomène, chaque pratique, chaque processus qui, du point de vue de la modernisation capitaliste, apparaît comme démodé, ou dépassé. Le débat : Un intervenant : J’ai beaucoup aimé votre exposé. On pourrait commencer avec un débat théorique, mais ça casserait tout. Il y a quand même un nom qui m’est passé par l’esprit avec votre démarche : c’est le nom de Walter Benjamin pour l’histoire d’en bas. Et avec votre exposé j’ai commencé à rêvasser à l’image bien connue avec angelus novus, l’ange de l’histoire. Il y a le progrès qui nous pousse, c’est le vent qui nous pousse du paradis. On pourrait remplacer le terme « progrès » par « théorie » parce que finalement ce sont les théories qui nous éloignent de cette expérience immédiate. Les fondements judaïques de Benjamin, en allant très vite, sont du côté de l’aniconisme, c’est-à-dire l’impossibilité de représenter l’idéal en images ; c’est un élément très important de cette pensée ; Benjamin a développé sa théorie autour de la révolution de 1848 et moins de 1871. Il y a des passages magnifiques, à propos de 1848, dans Les Misérables de Victor Hugo où il démonte cette force révolutionnaire qui s’oppose à toute image et je pense que c’est un peu la Commune avant la lettre. J’ai établi une analogie avec les écrits de Han Ryner qui a dit (je simplifie) que dès qu’on essaie de définir l’individu, on le casse. C’est un peu pareil pour la Commune. Avec la Commune, on a quelque chose qui se soustrait à la définition. C’est ce que j’ai beaucoup aimé dans votre exposé et c’est aussi un problème du débat écologique. Kristin Ross : Certainement Walter Benjamin est au cœur de mes réflexions : comment aborder un événement historique ? Je crois que c’est vraiment lui qui dit que le passé ne donne pas de leçon. Et en même temps il nous explique qu’à un certain moment un événement du passé peut surgir dans notre présent. Ca c’est différent, oui. Quant à Victor Hugo je ne sais pas, ça fait longtemps que je l’ai lu. Un intervenant : Je voulais juste dire que l’imaginaire de la Commune ne peut qu’être très fort pour une raison simple : cela n’a duré que très peu de temps et cela n’a pas marché. C’est ça aussi, le fond de l’imaginaire : on peut penser ce que l’on veut de ce qui aurait suivi, parce que rien n’a suivi. Quand je dis rien n’a suivi c’est aussi qu’en Kristin Ross : Ce livre, L’imaginaire de la Commune, est une tentative de ma part de construire, et non pas reconstruire la Commune de Paris de 1871, comme un espèce de laboratoire d’inventions politiques. Aujourd’hui on me demande de considérer ce laboratoire dans le contexte des inventions politiques d’aujourd’hui. Je vais essayer de le faire mais c’est certainement dans la discussion qu’on arrivera à faire les rapprochements. Pour beaucoup de monde ces 72 jours, lorsque des ouvriers, des artisans, des communistes, des anarchistes, se sont organisés et ont trouvé des moyens pratiques de démanteler l’État, je crois que tout ça est redevenu très visible dans la figurabilité de notre présent, après 2011, c’est-à-dire après le retour d’une stratégie politique de l’occupation : l’acte de s’emparer de l’espace, de prendre place. Tout cet espace-temps de l’occupation, on l’a vu de Montréal à Istanbul, à Oakland, à Madrid. Partout on voyait les gens vivre leurs quartiers transformés en théâtres d’opérations stratégiques. C’est la raison pour laquelle je suis revenue vers la Commune de Paris : il me semble que le monde des communards nous est devenu plus proche que le monde de nos parents. Mon espoir, c’est que la guerre de classes du présent et le désastre écologique causé par cette guerre nous montrerait la nécessité de créer des organisations, des pratiques basées (comme chez les communards) sur les principes de coopération et d’association. Donc le livre, c’était ma façon de voir la Commune comme un moyen de rouvrir la possibilité d’une autre avenir que celui des deux voies de la modernisation capitaliste d’un côté et du socialisme d’État de l’autre. Et c’est ça, l’imaginaire que la Commune nous a légué. Un imaginaire politique qui n’est ni celui d’une classe nationale ni celui du collectivisme. Et c’est un imaginaire à qui j’ai donné ce nom, emprunté à un des communards : le luxe communal. Ce que je veux dire c’est que les conteurs, les stratèges, les inventions, les processus de cet imaginaire ne peuvent se voir qu’au moment où on arrive à voir la Commune libérée des projections multiples des historiens et des politologues, même de gens très sympathisant de la mémoire de la Commune et parlant de l’historiographie. Ce qui est nouveau maintenant pour la Commune de Paris, c’est qu’elle a été libérée des deux histoires dominantes qui ont cerné ce qu’on peut voir et dire au sujet de cet événement : l’histoire officielle du communisme d’État et la fiction républicaine française. Ce sont les deux historiographies qui ont instrumentalisé l’événement. Lorsque les Versaillais sont entrés dans la ville et ont massacré plus de 20 000 personnes, tous ces cadavres communards sont devenus des martyrs dans les historiographies écrites après. On nous dit qu’ils sont morts pour que les bolcheviques en tirent des leçons et fassent la révolution correctement ; ou bien qu’ils sont morts en essayant de sauver la très fragile République française. Or ce ne sont pas des martyrs, mais des gens en train de créer une vie ensemble. Karl Marx a été bouleversé de voir l’exemple en chair et en os d’une vie non programmée, non capitaliste, des gens qui se comportaient en propriétaires de leur vie et non en esclaves de leur salaire. La Commune n’appartient pas aux histoires qui l’ont instrumentalisée, l’anti-étatisme farouche de la Commune indique pour moi sa non-appartenance radicale à ce que l’État soviétique est devenu plus tard. S’ils étaient résolument contre l’État, ils étaient largement indifférents à la nation. Dans les deux cas (histoire de la République française, histoire du communisme officiel), il s’agit d’une histoire comme processus linéaire où un événement comme la Commune fait partie d’un dessein plus grand, unifiant, édifiant, une évolution progressive. Or, ce que je voulais montrer c’est que la Commune appartient à un autre genre d’histoire : intempestive, saccadée, destructive. La question aujourd’hui c’est : Comment parler de la trajectoire de Belleville à Notre-Dame-des-Landes sans rétablir un autre récit unifiant, une autre évolution progressive ? On ne veut pas simplement identifier des résonances possibles entre un moment du passé qui avait comme mot d’ordre la décentralisation et la participation, et le présent. Il faut restituer la puissance protéiforme du passé, il faut restituer à l’événement tous les possibles dont il était porteur, il faut le voir comme partie intégrante de son époque historique mais aussi d’une manière qui excède sa propre histoire et qui nous suggère un avenir possible. A ce propos, la Commune de Paris peut se voir comme une anticipation en actes de toutes sortes de possibilités. Même les possibilités qu’elle n’a pas pu mener à terme comme la fédération, ou qui sont restées des intentions, gardent une signification profonde pour nous aujourd’hui. Pour cerner la singularité de cet événement, son énoncé, j’ai dû me débarrasser de toute une littérature massive sur la Commune, ce que disaient Trotski ou Marx sur la Commune. Je n’ai pas regardé les grands théoriciens, les révolutionnaires, les politologues. Le bouquin n’est ni une histoire de la Commune de Paris ni un ouvrage de théorie politique. Ce sont les historiens et les politologues qui sont responsables de la plupart des écrits sur la Commune, soit communistes, soit anarchistes, soit philosophes (Alain Badiou, etc.). Ils abordent l’événement à partir d’une théorie déjà formulée et les actes des communards deviennent des données empiriques rassemblées pour la vérification de la théorie particulière comme si le monde matériel était une sorte de manifestation locale de l’abstraction et non pas le contraire. Pour moi c’est comme si on convoquait les pauvres communards afin de rendre plus grave ou plus sérieux l’acte de faire de la philosophie. Donc pour éviter ça j’ai passé plusieurs années en lisant presque uniquement les écrits que des communards et des survivants, les lettrés du moins, ont laissé. Et ces écrits sont déjà des documents hautement théoriques, mais d’habitude ils ne sont pas considérés comme des documents théoriques par les politologues et les théoriciens. C’est pour ça que j’ai dû éviter la théorie politique sur la Commune et pourquoi, pour moi, les théoriciens politiques deviennent le fléau de notre existence parce qu’ils abordent les moments d’insurrection politique d’en haut. Ils essaient de les unifier sous une théorie intégrale, une narration de l’histoire progressive. Ils essaient en fin de compte de corriger les erreurs du passé, ils adoptent une habitude fonctionnaliste vis-à-vis du passé. Or le passé n’est pas donneur de leçon. C’est l’événement et ses excès qui nous apprend comment le considérer et le penser, seulement en dramatisant la phénoménologie même de l’événement, ses énoncés : pas seulement ce que faisaient les artisans de la Commune, mais aussi ce qu’ils pensaient, ce qu’ils disaient de ce qu’ils faisaient, les mots qu’ils ont utilisés, empruntés, les mots qu’ils ont discutés, abandonnés. Et le but n’est pas de produire une image de la réalité, ce n’est pas une objectivité, c’est de produire une image de la réalité qui illumine la possibilité du changement. Le but, c’est un changement de perspective. Comment reconfigurer un événement que nous connaissons presque tous – je ne sais pas si la Commune est enseignée dans les écoles françaises- mais ce sont surtout les militants qui connaissent bien l’histoire de la Commune. La première chose est de commencer ailleurs. Le commencement et la fin de tout récit, fonctionnel ou non, constituent son cadre le plus important. J’ai ouvert le cadre chronologique du récit, je n’ai pas commencé avec les canons. Le fait de commencer ailleurs nous permet de voir de nouvelles choses. Sur l’ensemble du déroulement d’un moment d’émancipation, cela dénaturalise tous les mythes de l’origine qui se cristallisent autour de la représentation d’un événement. A cet égard la Commune de Paris c’est très difficile parce que c’est très circonscrit : 72 jours. C’est un événement qui respecte parfaitement les trois éléments de la tragédie : lieu, temps, action. Oui, 72 journées passées à l’intérieur des murs de la ville et qui s’achèvent par un cataclysme de sang et de feu. L’État rate sa tentative de désarmer les travailleurs parisiens, bat en retraite et la Commune est déclarée. La temporalité politique de l’État est brièvement interrompue, puis, après 72 jours et le massacre de milliers de travailleurs, elle reprend. Le problème avec l’histoire telle qu’on la raconte habituellement, c’est que si vous commencez avec l’État vous finissez avec l’État. Cela devient l’histoire de l’État. Si je ne suis pas indifférente à ce que fait l’État, je trouve plus éclairant de commencer avec les réunions de travailleurs qui ont fleuri un peu partout dans la ville à la fin de l’Empire et de recréer leur quotidien. Et c’est à partir de l’expérience de ces réunions que le désir de quelque chose, comme une commune sociale, a commencé à prendre forme. Il y a même des communards qui disaient que la Commune existait déjà à cause de ces réunions. Que c’était l’embryon de la Commune qui existait dans ces réunions. Ce point de vue nous offre une nouvelle version de la Commune où la causalité est détachée des circonstances de la guerre avec la Prusse : toutes ces privations matérielles, les animaux du zoo dévorés, toutes ces histoires-là. La guerre avec la Prusse devient un simple moment dans un développement politique plus important qui est la guerre civile en cours. La deuxième façon de changer de perspective, c’est de changer les personnages. Dans mon livre on voit très peu Louise Michel, alors que maintenant elle est la sainte de la Commune. Il y a même eu un mouvement pour mettre son corps au Panthéon, c’est incroyable ! Il faut déplacer les personnages principaux, il faut évacuer les grands hommes et les
grandes femmes de la scène. Au lieu de Louise Michel on voit la jeune Elisabeth Dimitriev, 18 ans, au lieu d’Eugène Varlin – autre saint de la Commune- on voit l’ivrogne Napoléon Gaillard et au lieu du Français Proudhon on voit l’Anglais William Morris et le Russe Nicolaï Tchernychevski. Je vais prendre un exemple de ce qui se passe lorsque l’on change les personnages. Vous savez évidemment que tous les historiens d’art ont été obsédés par Courbet. Courbet, c’est à peu près le seul grand peintre qui a participé à la Commune. Qu’est-ce qui se passe si on le met de côté ? Qu’est-ce qu’on voit ? On voit quelqu’un comme Eugène Pottier, artiste décorateur, qui passe au premier plan et comme ça toute la question hautement politique du statut des artistes, artisans d’art, etc. ; tout cela devient visible. Lorsqu’on focalise Pottier, on peut voir comment l’idée de beauté publique (et ça c’est le commencement du luxe communal) signifie le renversement de la hiérarchie sociale au centre du monde artistique, hiérarchie qui donne un privilège énorme, aussi économique, aux artistes peintres ; un statut que n’avaient pas les acteurs de vaudeville ou les chansonniers ou les artistes décoratifs sous le Second Empire. Autrement dit c’était un démantèlement total, sous la Commune, des anciennes catégories déterminées des pratiques artistiques. Le luxe communal est en quelque sorte une façon de construire une esthétique quotidienne de la pratique. L’acte de l’émancipation de soi en toute visibilité. Ensuite on peut commencer à suivre le développement de quelque chose comme la fin du luxe fondé sur la différence de classe ; et comment une idée comme ça s’ouvre sur la richesse sociale, nouvelle perspective amplifiée dans l’ouvrage de William Morris, le plus grand soutien britannique à la mémoire de la Commune. Ce qui semble au commencement comme une demande décorative de la part des artistes décorateurs est en fait un appel à la réinvention totale de ce qui compte comme valeur, comme richesse. C’est un appel à la réinvention de la richesse en dehors de la valeur d’échange. Et à la fin de mon livre, dans le travail des réfugiés de la Commune comme Lafargue, Reclus, Kropotkine, Morris, Marx, les fragments du luxe communal sont tissés ensemble en une espèce de dessin d’une société humaine écologiquement viable. On peut parler d’une façon plus générale de ce qui se passe lorsqu’on déplace les personnages principaux. Lorsqu’on met en avant un personnage négligé, un peu inconnu, ce n’est pas parce qu’on cherche à le faire reconnaître comme quelqu’un de grand, de formidable, c’est parce qu’on veut voir comment apparaissent les choses, comment apparaissent les gens et quels sont les aperçus nouveaux qui surgissent lorsqu’on change des positions, lorsqu’on fait une reconfiguration de l’encadrement ou bien un changement de ce qui est au centre de la scène. Un autre exemple : la période juste après la Commune est dominée par la rivalité Marx/Bakounine, rivalité qui est censée mettre fin à la Première Internationale. Si on enlève les deux barbus de la scène, on voit tout un tas de gens qui n’avaient d’attachement servile ni au marxisme ni à l’anarchisme mais qui faisaient un bricolage entre les deux, qui utilisaient les deux traditions en même temps. Et ça donne beaucoup d’idées pour aujourd’hui. Ca donne des archives exploitables d’idées. Changer la fin. On le sait c’est la Semaine sanglante. J’ai choisi, non pas de négliger la portée du massacre (qui est la fondation de la Troisième République, mais c’est très facile d’être obsessionnel du massacre ; il y a même un historien aux États-Unis qui a sorti un livre intitulé Massacre, sur la Commune), mais de suivre les répercussions géographiques et le déplacements des exilés et ce qui s’est passé quand les survivants de la Commune ont fait la connaissance des soutiens qui étaient en Angleterre et en Suisse, ce qu’ils ont fait ensemble et qui est énormément intéressant. C’est pour moi une continuation du combat sous une forme différente. Et en faisant ça, j’ai suivi l’idée d’Henri Lefebvre pour qui la théorie d’un mouvement vient toujours avec et après le mouvement. C’est l’excès de l’événement qui crée la pensée. Ce sont les actions qui créent les rêves, qui créent la pensée et non pas l’inverse. Je me suis beaucoup intéressée à cette période de la survie de la Commune et de ce que faisaient ces gens. C’est intéressant pour aujourd’hui, parce que je crois que la grande question théorique de la période immédiatement après la Commune c’est : Comment penser ensemble ce qui s’est passé à Paris avec la question de la terre, avec la question paysanne ? Autrement dit c’est la question de la forme commune mais c’est aussi la question de la commune insurrectionnelle dans une ville hyper moderne comme Paris, avec la persistance dans la campagne du communisme rural, notamment en Russie dans les communes agricoles et agraires. Et dans les discussions qui se passaient entre Kropotkine et Gustave Lefrançais. Chez tous ces gens-là qui étaient ensemble, on trouve l’origine de l’écologie socialiste. Je vais terminer avec quelques idées qui sont sorties de ces discussions. Numéro un : les racines des crises écologiques se trouvent dans l’État-nation centralisé et dans l’économie capitaliste. Numéro deux : on dit toujours que la révélation de la Commune pour Marx était, comme il disait, que la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre telle quelle la machine de l’État et de la faire fonctionner pour son propre compte. Suivant cette logique on disait : Les ouvriers ne peuvent pas se contenter d’embrasser la logique productiviste de la machine capitaliste et la faire fonctionner pour leur propre compte. Les outils, la machine même doivent se transformer. L’émancipation économique présuppose des formes politiques elles-mêmes émancipées. Troisièmement : réparer la terre et réaliser l’être humain, ce ne sont pas deux buts contradictoires. Cela implique le démantèlement du commerce international. C’est Morris qui donnait la définition du commerce. Il disait : C’est un état de guerre perpétuel. Je vais lire une petite citation d’Elisée Reclus. « Actuellement, dans chaque pays, le chiffre des transactions commerciales est pris comme étalon de la prospérité. Le point de vue contraire serait plus logique. Mieux le sol est utilisé par les habitants, moindre devient la nécessité de faire voyager les denrées. Plus intelligent est le travail de leurs usines, moindre devient l’échange de leurs produits. » Et pour eux, le moyen de le faire c’était de créer l’autosuffisance régionale qui n’est pas une retraite ou une désertion ou une façon de se renfermer, mais qui est même le contraire, qui est une force de fédération. Il y a une pensée vraiment géographique. Évidemment Reclus et Kropotkine étaient des géographes et il y a vraiment une spécificité de la réflexion spatiale. Ce que ces gens savaient, c’est qu’une modification spatiale ne peut pas se substituer à la révolution sociale. Et c’est pour ça qu’ils avaient une grande hostilité envers les micro-sociétés intentionnelles, les Icaries anarchistes, qui étaient pour eux une façon d’abandonner la lutte. Ils passaient beaucoup de temps à penser une solidarité qui ne serait pas éthique ou morale mais pour lutter contre l’isolement, la solidarité comme stratégie politique. Ils s’intéressaient beaucoup à l’anachronisme. Ils étaient très préoccupés par l’existence des modes de vies pré-capitalistes, des tribus indiennes, germaniques, etc. Ils étaient traités comme des nostalgiques, mais Kropotkine, par exemple, pensait qu’il y avait beaucoup de possibilités futures dans la persistance, dans la France moderne, des petites industries, des petits métiers, des métiers qui fleurissent lorsque l’industrie à grande échelle se décentralise. C’est une pensée profondément historicisante. Sans elle nous ne pouvons pas penser le changement ou vivre le présent comme quelque chose d’ouvert, de contingent. Comment se rassemblent les énergies du passé ? Aujourd’hui je crois que beaucoup de militants écolos sont trop souvent divisés entre les prométhéens technofétichistes d’un côté et les technophobes primitivistes de l’autre. Ce sont des positions fondamentalement morales. Je crois que les gens du XIXème siècle savaient l’importance de pendre au sérieux chaque phénomène, chaque pratique, chaque processus qui, du point de vue de la modernisation capitaliste, apparaît comme démodé, ou dépassé.
Le débat :
Un intervenant : J’ai beaucoup aimé votre exposé. On pourrait commencer avec un débat théorique, mais ça casserait tout. Il y a quand même un nom qui m’est passé par l’esprit avec votre démarche : c’est le nom de Walter Benjamin pour l’histoire d’en bas. Et avec votre exposé j’ai commencé à rêvasser à l’image bien connue avec angelus novus, l’ange de l’histoire. Il y a le progrès qui nous pousse, c’est le vent qui nous pousse du paradis. On pourrait remplacer le terme « progrès » par « théorie » parce que finalement ce sont les théories qui nous éloignent de cette expérience immédiate. Les fondements judaïques de Benjamin, en allant très vite, sont du côté de l’aniconisme, c’est-à-dire l’impossibilité de représenter l’idéal en images ; c’est un élément très important de cette pensée ; Benjamin a développé sa théorie autour de la révolution de 1848 et moins de 1871. Il y a des passages magnifiques, à propos de 1848, dans Les Misérables de Victor Hugo où il démonte cette force révolutionnaire qui s’oppose à toute image et je pense que c’est un peu la Commune avant la lettre. J’ai établi une analogie avec les écrits de Han Ryner qui a dit (je simplifie) que dès qu’on essaie de définir l’individu, on le casse. C’est un peu pareil pour la Commune. Avec la Commune, on a quelque chose qui se soustrait à la définition. C’est ce que j’ai beaucoup aimé dans votre exposé et c’est aussi un problème du débat écologique.
Kristin Ross : Certainement Walter Benjamin est au cœur de mes réflexions : comment aborder un événement historique ? Je crois que c’est vraiment lui qui dit que le passé ne donne pas de leçon. Et en même temps il nous explique qu’à un certain moment un événement du passé peut surgir dans notre présent. Ca c’est différent, oui. Quant à Victor Hugo je ne sais pas, ça fait longtemps que je l’ai lu.
Un intervenant : Je voulais juste dire que l’imaginaire de la Commune ne peut qu’être très fort pour une raison simple : cela n’a duré que très peu de temps et cela n’a pas marché. C’est ça aussi, le fond de l’imaginaire : on peut penser ce que l’on veut de ce qui aurait suivi, parce que rien n’a suivi. Quand je dis rien n’a suivi c’est aussi qu’en France il y a eu très peu de villes où le mouvement à démarré. J’ai lu dans une histoire de Limoges qu’il y a eu très peu de temps une commune : un groupe de gens à pris la Mairie, et une fois qu’il ont pris la Mairie, ils n’ont pas su quoi en faire. Et quelque part je pense que c’est assez représentatif de l’état des mouvements révolutionnaires de l’époque, qui étaient probablement très en décalage avec la réalité sociale de la France.
K.R : Ca, je crois que c’est vraiment l’interprétation classique. J’ai eu récemment une expérience dans un débat avec Alain Badiou et il a dit un peu près la même chose. Il a dit : « La Commune c’est un échec », et répété cela quatre ou cinq fois. J’avais envie de dire : « Que serait une commune réussie à cette époque ? » J’ai essayé de dire que pour les gens qui l’ont vécue ce n’était pas un échec. Il y a eu quelque chose de réalisé ! J’ai parlé des idées qui ont été générées précisément à cause de la brièveté. On doit distinguer clairement entre ce que c’était que la Commune, et le crime d’État qui y a mis fin. Ce sont deux choses différentes. Mais ça n’a pas marché ; il a continué à dire que c’était un échec. Personnellement je trouve difficile de dire ce qu’est un échec et ce qu’est une réussite. Ca montre à quel point la pensée de l’émancipation continue à fonctionner comme s’il y avait un programme de fin, sur lequel nous serions tous d’accord ; quelles sont les étapes ? On en est à la première, deuxième… ? Je crois que ça donne du plaisir de se donner le pouvoir de dire que quelque chose était un échec, ou que c’était trop tôt, ou pas assez. Pourquoi il n’ont pas pris l’argent de la Banque ? Pourquoi ils n’ont pas marché sur Versailles ? Ce discours (on appelle ça back side driver, en anglais) c’est celui du type qui donne les instructions depuis la banquette arrière. Les gens qui ont une perspective formulée bien après et qui disent : ils auraient dû faire ça. Si on adopte cette position, on perd presque tout de ce qui compte de l’invention politique, de l’invention artistique.
Un intervenant : J’ai suivi votre débat avec Badiou, sur vidéo. Je ne vais pas le défendre, ce n’est pas la question. Mais il me semble que ce n’était pas si simple : je ne crois pas que Badiou était dans la perspective de compter des étapes, etc. Il a essayé de formuler un vrai problème : prendre en compte le fait que la Commune n’a pas fait la fédération des communes mondiales. Si c’est ça qu’on appelle échec, il faut bien le prendre en compte. Entre le niveau local et le niveau global (comme on dit maintenant) on voit bien comment ça fonctionne mais on a à faire à une puissance capitaliste énorme concentrée dans des États, ou maintenant dans des instances internationales. Et si on ne veut pas que la Commune reste juste un patrimoine d’idées, il y a à prendre cela en compte dans la stratégie révolutionnaire et notamment comment on fait par rapport à la violence d’État (ou de l’Europe) qui ne peut que se déployer. Pour parler d’échec, je suis bien placé : dans le livre sur la Gauche prolétarienne auquel j’ai participé, il y a quelque chose de cet ordre. Quand vous dites de ne pas limiter les événements aux 72 jours, qu’il y a toute une suite, avec des exilés, des soutiens, cela me fait penser à l’expérience (plus restreinte évidemment) de la Gauche Prolétarienne après 1968. C’est sans doute la seule organisation qui a dit qu’il n’y avait pas eu échec, déjà parce qu’il avait pas eu de révolution, et elle a pris au sérieux le « Ce n’est qu’un début, continuons le combat ». Il y a eu plusieurs années sur le mode d’invention d’une certaine pratique dans l’ambivalence théorique, comme Elisée Reclus. Il me semble qu’en acte il y a eu une tentative de prolongement, pratique, dans le même registre.
K.R : Je crois que vous avez raison, j’ai fait un peu une caricature de ce débat. Mais je crois que Badiou n’a pas beaucoup lu sur l’histoire de la Commune. Votre comparaison entre la Commune et l’histoire de la GP c’est très intéressante. Je crois surtout que le gros point que Badiou voulait faire, c’est sur la question de l’organisation. C’est toujours la question : Que faire ?
Un intervenant : Je voudrais donner une autre direction à la notion d’imaginaire. Je veux dire par là qu’après la Commune, la droite française a beaucoup réfléchi à la fois sur la Commune et sur la défaite de 1870. Après 1870 il y a eu énormément de critiques contre les lycées accusés de fabriquer des cadres soumis, sans imagination, etc. Il y a eu tout un courant de pensée pour s’inspirer des écoles anglaises, avec le rôle du sport et en France cela a débouché, par exemple, sur l’école Desroches, faite pour créer des cadres. Et dans le domaine de l’enseignement, il y a eu toute une série d’inventions qui ont accompagné la généralisation de l’enseignement obligatoire, avec la loi Ferry, et entre autres choses l’enseignement d’économie dès l’école primaire où on essayait d’expliquer en quoi le système capitaliste est un système normal, naturel. Le message a été particulièrement bien reçu en France parce que pour les élèves qui étaient à l’école à la fin du XIXème siècle, le capitalisme c’était être à son compte. Et à l’époque il y avait encore à peu près la moitié des actifs français qui étaient des artisans, petits patrons du commerce, de l’industrie, paysans, et donc il y avait un substrat assez important pour que les idées d’un capitalisme individuel, en quelque sorte, puissent prendre. Je crois que c’est un résultat, inattendu, de la Commune, qui avait un projet politique très éloigné de cela, d’essayer de changer les cadres, mais ça n’a pas vraiment fonctionné. Sur ce qui est de l’acclimatation au capitalisme individuel, ça, je crois que ça a marché et que ça continue à faire partie de l’imaginaire français.
Un intervenant : En lisant votre livre il m’est venu une idée que je n’avais pas eue avant. Que ce soit pour la Commune ou pour Mai 1968, il y a un phénomène étrange. Si échec il y a (et ce n’est pas la thèse que je soutiens), il faut bien constater que ce qu’ils voulaient faire n’a pas marché longtemps, mais c’est aussi, et c’est à un autre niveau, que le capitalisme a réagi et il a pris l’occasion pour se restructurer, que ce soit la République, ou en 1968 le capitalisme néolibéral, comme si cet événement (l’histoire a été faite par les vainqueurs) avait donné un coup de fouet au capitalisme.
K.R : C’est tellement vrai que, après la Commune, la France est entrée dans une période ultra-nationaliste qui a duré jusqu’à Vichy. En plus il y a eu la colonisation. J’ai parlé de ça au Japon, de la contre-révolution continentale qui commencé après la Commune, et un ami japonais m’a dit que ce n’était pas seulement continental. Il y avait un aspect japonais parce que c’était l’époque où les Japonais cherchaient à former une constitution. Ils ont envoyé des diplomates en 1872 pour faire des traités de commerce et pour examiner les gouvernements en Allemagne, en France et aux États-Unis, pour chercher des modèles. Avant ça ils étaient de tendance française. Mais lorsqu’ils sont arrivés ils ont vu Paris, on leur a dit que les destructions avaient été faites par les communards. Ils sont donc allés du côté de l’Allemagne et c’est le commencement de l’alliance avec l’Allemagne. Par rapport à l’après-Commune et l’après-mai 1968, les élites ont été terrifiées. C’est une grande légende sur 1968 que l’État, les élites, n’avaient pas peur. Donc, oui, il y a eu une réaction énorme.
Un intervenant : J’ai l’impression qu’on parle toujours le langage du vainqueur, c’est-à-dire le langage du capitalisme parce qu’on est toujours en train de réfuter avec des arguments économiques l’économie. J’aimerais sortir de ce cercle vicieux et reprendre le début de votre exposé. Vous avez développé l’expérience de la Commune et il y a un facteur qui m’a manqué dans la discussion. Quand on pense à quelqu’un qui se dit de gauche comme Badiou, pour moi c’est quelqu’un de fascisant, pardon si je choque quelques sensibilités mais il y a un élément très important : quel est le point de départ de l’imagination et de l’imaginaire ? C’est le vécu. Vous en êtes vraiment partie. Vous avez évité de tomber dans le piège de reprendre les idées et d’entrer dans un discours octroyé par les historiens qui disent : c’est une suite, une conséquence de la Commune, etc. Il faut se libérer du langage dicté par l’économie parce que cela nous empêche de penser vraiment et de libérer notre imagination, parce que l’on reste toujours dans la contrainte de devoir réfuter l’économie capitaliste par des arguments économiques. Et bien sûr on est toujours perdant parce que le langage, le discours est donné par l’adversaire. Non, il faut partir du vécu, des images du vécu, et je pense que ça, c’est beaucoup plus important. Et ça, c’est une petite leçon que vous avez donnée avec votre « non-définition » de la Commune.
K.R : Oui, c’est certainement vrai. Et je crois que là encore quelqu’un comme Lefebvre est utile parce qu’il a parlé de dialectique du vécu et du conçu. C’est-à-dire que vivre et penser ne sont pas du
tout la même chose, mais tous les deux ont besoin de revenir l’un vers l’autre pour survivre. Pour arriver au vécu il faut éliminer tous ces discours, on ne peut pas faire autrement. Du moins moi je ne peux pas le faire autrement. C’est surtout le discours de ces récits historiques et je suppose que tout le monde ici a appris la Révolution française, 1830, 1848, 1871, c’est la dernière révolution du XIXème siècle. Mais qu’est-ce qu’on voit ? Absolument rien. C’est vraiment que les bolcheviques avaient énormément besoin d’un précédent pour rassurer leurs propres gens, pour rassurer sur ce qui c’était passé, les difficultés. Donc la Commune est devenue le précédent, mais le précédent comme échec. Encore une fois on en arrive à ne rien voir de ce que les gens faisaient, de leurs idées, par exemple sur l’école. Il y a beaucoup de choses sur la question de l’éducation, sur celle de l’art et des hiérarchies dans le monde artistique. Tout ce schéma « écologique » : ils n’avaient pas le mot à cette époque, mais c’est une façon de penser la question de comment vivre d’une façon écologique, viable. Tout ça a été généré par ces réunions et par l’idée d’essayer de faire cette sorte de vie ensemble.
Un intervenant : Est-ce que la Commune, au plan politique, social, n’a pas été une brèche dans une occidentalisation du monde qui était en marche sur le plan mondial ? On voit aujourd’hui peut-être les limites. On parle de Reclus pour l’écologie, aujourd’hui ce n’est plus Reclus qui parle d’écologie et il ne faudrait pas parler d’écologie parce que c’est aussi la pensée occidentale en marche. Eux ils sont allés voir au Nord ces communautés paysannes, en Islande, en Russie, ça aussi c’est une brèche dans l’occidentalisation du monde avec les Lumières, la science, etc. A la même époque il y avait Max Planck aussi qui bizarrement ouvrait des brèches, peut-être Nietzsche. L’Occident se remettait en cause à partir de ses propres bases, la géométrie non-euclidienne ; et puis il y a eu des phénomènes politiques, qu’on a appelés révolutions pendant le XXème siècle, qui ont été des échecs et qui étaient filles de ces tentatives-là. Bon c’est peut-être un point de vue stratosphérique, qui va à l’encontre du point de vue de Lefebvre sur le vécu, on peut appeler ça une sorte de praxis. K .R : C’est une idée très intéressante, l’idée d’une brèche. Mais occidentalisation, je ne sais pas. Pour Marx la Commune a été, comme disait Jacques Rancière, une redistribution du sensible. Il a vraiment été bouleversé de voir le travail non aliéné pour la première fois de sa vie. Et cela a eu un effet paradoxal parce que ça a renforcé sa théorie de la marchandise, le contraire de ce qu’il a vu, mais ça a changé aussi toute l’idée de ce qu’était la théorie parce qu’il s’est rendu compte qu’il fallait raconter l’histoire de la lutte. Il ne fallait pas uniquement parler avec Ricardo, Smith, les autres économistes. Il fallait faire l’histoire de la lutte, la théorie. Il y a un bouquin traduit récemment en français Marx aux antipodes, je crois. Il ne parle pas tellement de la Commune, mais c’est la Commune qui a forcé Marx à penser le monde en dehors de l’Europe, et ça revient à ce que vous dites. Et il s’est intéressé à l’Asie, aux tribus, aux sociétés pré-capitalistes, à l’Algérie, aux Indes et toute la dernière décennie de sa vie, juste après la Commune, c’était pour lui la question paysanne et c’était comme si la Commune lui montrait qu’il y avait plusieurs façons d’arriver au socialisme et que ça pourrait être une voie pas forcément linéaire, que cela pourrait passer par d’autres expériences.
Un intervenant : Il y a un bouquin d’un obscur inspecteur académique, Charles Petit-Dutaillis, qui s’appelle Les communes françaises, à la Bibliothèque de l’évolution. En fait c’est un livre passionnant. Il reprend toute l’histoire des insurrections communalistes du XIIème et XIVème siècle en Occident et il règle son compte à la génération d’historiens d’avant, en l’occurrence Pirenne et Duchesne, qui voient dans ces mouvements-là soit comment l’État va s’affirmer en les écrasant, soit en partant de là comment la bourgeoisie va s’affirmer. On présente ces mouvements de révolte toujours en confondant la commune avec une structure d’auto-organisation. Et ce qu’il montre en comparant les communes qui avaient une charte ou qui n’en avaient pas, c’est qu’en fait le statut de commune ne signifie pas une forme d’autogestion mais une intensité du lien entre les êtres, un espèce de pacte pour affronter le monde, se tenir ensemble en fait. Il voit la décadence de cette idée-là à partir du XIVème, et comment au XVIIème, XVIIIème siècles ce n’est plus qu’une entité administrative. L’idée originaire de la commune s’est complètement perdue et ensuite il y a la Commune de Paris en 1792 qui n’a rien à voir avec celle 1871 ; et il dit, c’est la conclusion du bouquin : c’est vraiment étrange ! avec toute cette fraction communaliste de la Commune (Lefrançais) revient l’idée médiévale de la commune, mais sans qu’on comprenne par quels canaux souterrains cette idée revient. C’est la question que je vous pose.
K.R : Tu as sans doute lu Kropotkine sur la différence entre les communes médiévales et celle que lui imaginait. Il y avait tout un tas d’associations liées à ce mot. C’était presque une charge affective, ce sont des désirs. Il y a le désir d’autonomie, antinationaliste, pré-nationaliste, pré-capitaliste, toutes ces associations-là. Il y a l’aspect le plus radical, le plus démocratique de la Révolution française, ça c’était l’aspect de la Commune. C’était un nom pour les principes d’association et de coopération. Ce qui est marrant c’est que mon éditeur, Eric Hazan, ne voulait pas que j’appelle le livre Luxe communal, comme son titre anglais, et c’est une citation des communards. Mais pour lui en France cela ne marche pas parce que l’adjectif « communal », d’après lui ça évoque les élections municipales et c’est tout. C’est vrai ?
Un intervenant : La communale, c’est là où tu apprends. Mais c’est une question de génération. La communale, c’était un endroit où il y avait un certain nombre de valeurs qui étaient enseignées qui ont à voir avec le triomphe de la République, mais aussi avec l’histoire telle que Soboul nous l’apprend.
Un intervenant : Globalement, « communal » c’est les élections municipales, c’est de la gestion administrative, pour moi. Il n’empêche que dans l’idée de commune, tout du moins dans les campagnes, il y a quand même une connotation de proximité, de participation, de retour à la base. C’est pas un hasard si les réformes en cours visent à supprimer les communes avec le développement de l’intercommunalité et des entités toujours plus grandes. C’est vrai que c’est un reste qui touche plus à l’histoire républicaine qu’à la Commune de Paris. Mais il y a un petit reste dans les campagnes. Mais même cet oripeau de commune, l’État actuel voudrait ne plus en entendre parler.
Un intervenant : Je suis employé territorial (communal). Aujourd’hui on nous appelle les territoriaux, mais il y a vingt ans on disait les communaux. Et ce n’est pas le fait du hasard. On a un journal qui s’appelle Le communard (dans ce sens-là).
Un intervenant : Commune, commun, communaliser. La connotation électorale, c’est aussi un machin après 1968 « Élections piège à cons » qui connote tout ça. Mais sur le fond aujourd’hui, ils veulent passer le bulldozer sur les salles ici, elles s’appellent Blanqui, comme l’esplanade ; il n’y aura plus le mot Blanqui. Bon c’est vrai que pour les générations actuelles, c’est quoi Blanqui ? Mais 400 ans après, ça peut ressurgir. On parlait de Rancière : il a fait une introduction à un bouquin de Blanqui, L’éternité par les astres, et ça aussi c’est une brèche dans la pensée dont je parlais tout à l’heure.
Un intervenant : Politiquement, la coïncidence de terme entre commune administrative et commune politique au sens de la Commune de 1871 est vraiment dramatique. Une bonne partie de la charge subversive du concept commune est absorbée par tous les aspects gestionnaires qui vont avec ce mot depuis bien longtemps en France. A l’inverse, il y a un bouquin de Granjon (historien de 1848, babouviste) qui a fait un gros travail pour retrouver les premiers usages du terme « communiste » en français. Le premier usage, c’est « des terres communistes » pour désigner des communaux. Autant je pense qu’il y a de la puissance du côté des communaux, autant du côté de la commune administrative il n’y a que des coups à se prendre et de l’imaginaire à tuer.
Un intervenant : Je vais revenir dans une époque plus proche : Murray Bookchin aux États-Unis, c’est le municipalisme libertaire. Est-ce qu’il y a cette idée de la Commune dans sa théorie ?
K.R : Je ne suis pas spécialiste de Bookchin. Mais tous ces gens dont je parle à la fin, surtout Reclus, on dit maintenant que c’est une pensée qui est morte avec eux et qui revient à partir de Bookchin. C’est-à-dire qu’il y a cent ans sans rien, et puis Bookchin qui reprend un peu ce qu’ils font ; les gens qui sont dans la perspective de Bookchin, ce sont eux qui reviennent maintenant vers Reclus. Mais je ne sais pas.
Un intervenant : Ce que j’ai trouvé intéressant dans votre exposé, c’est que toute action est faite par des individus et donc, c’est vrai qu’il y a des grands personnages qui sont là pour agglomérer ce que les petits personnages peuvent faire dans tout mouvement, action, révolutionnaire ou autre. Et c’est vrai que c’est très intéressant de se mettre au niveau des petits personnages, enfin je les appelle comme ça, ceux qui font vraiment la révolution ou les actions. Parce que sans eux on ne fait rien. S’il n’y avait que les grands hommes on n’avancerait pas beaucoup, même s’ils apportent les idées importantes mais ces idées-là viennent aussi des petits personnages.
K.R : Je ne parlais pas tellement au niveau des actions mais plus au niveau de la représentation des actions. Parce que pour moi, les récits historiques deviennent un peu figés et c’est toujours à cause des stéréotypes, des clichés et pour changer de perspectives, pour faire que la visibilité de ces expériences devienne possible, il faut changer l’image.
Le même intervenant : Les petits personnages font l’action mais c’est aussi eux qui font la circulation des idées, qui sont les moteurs.
K.R : Les historiens parfois disent que la Commune de Paris était internationale, mais il y avait quatre étrangers : un Polonais, trois Italiens… Et ce n’est pas ça qui fait l’internationalisme d’un mouvement. Un personnage comme Elisabeth Dimitriev fait la diagonale et le rapprochement théorique, en acte, biographique, entre les deux penseurs de l’époque : Marx et Tchernychevski, entre les théories économiques de Marx et la conviction de Tchernychevski qu’il y avait une possibilité politique dans les anciennes formes communistes agraires. Elle est passée à l’acte pendant la Commune, avec sept travailleuses, en créant l’organisation la plus grande et la plus réussie de la Commune : l’Union des femmes. Elle a fait ça à partir de son roman préféré de Tchernychevski qui s’appelle Que faire ? Où il s’agit d’une jeune femme qui se libère pour établir des coopératives de couture. Et c’est ce qu’elle a fait pendant la Commune. Ca c’est l’internationalisme, ce n’est pas parce qu’elle est russe mais parce qu’elle a fait passer les frontières à ces idées.
Un intervenant : C’est intéressant de nommer au XIXème siècle, même pendant la révolution de 1848, les femmes. Ici il y avait Pauline Roland et pas loin, André Léo. Elles ont milité avec Leroux pendant cette époque. Quand on lit les biographies, celle de Pauline Roland par exemple, leurs luttes ont pris un poids dans la moitié du ciel.
Un intervenant : Je voudrais revenir sur ton livre Rimbaud et la Commune. Tu dis qu’à un moment Rimbaud critique le travail. Et que par rapport à la Commune il y a l’image du BON travailleur : c’est l’héritage du mouvement communiste étatiste. Il semble que la Commune et Rimbaud sont des témoins critiques du travail aliéné, et Lafargue aussi.
K.R : Ce livre, traduit récemment en français, je l’ai écrit il y a longtemps, dans les années 1980. Et ce qui m’intéressait là c’est la thématique rimbaldienne sur la paresse. Une sorte de paresse productive. On trouve la même chose dans un essai de William Morris sur une opposition entre deux genres de travail. C’est l’idée de travailler comme esclave versus travailler librement. Je crois que Morris est mieux que Rimbaud. Avec Rimbaud on tombe dans la bohème, grande thématique du XIXème. Avec Morris ça devient quelque chose de beaucoup plus politique, radical.
Une intervenante : Là, je ne vais pas parler avec mon cerveau mais avec mes tripes. Parce que j’ai l’impression qu’on tourne autour du pot. Dans votre livre il y a aussi une grande part, je ne sais pas si c’est de sensible, mais d’humain et de poésie. Et ça je pense que c’est assez exceptionnel dans toute cette littérature sur la Commune et j’aurais aimé vous entendre parler de ça. Là, le débat m’ennuie un peu.
K.R : Poésie au niveau de mon écrit ? Parce que je ne parle pas tellement des poètes.
La même intervenante : Non, mais de temps en temps il y a des trucs assez rigolos sur des communards qui se laissaient aller à la poésie, et puis il y a tous les artistes, notamment les deux exilés suisses qui ont créé le cabaret. Il y a une immense poésie dans tout ça et dans la Commune. Tout à l’heure on a chanté un texte de Louise Michel par exemple.
K.R : J’ai essayé de faire vivre un peu ces personnages. Tu parles de ces deux exilés en Suisse, Napoléon Gaillard et son fils. Gaillard père qui était chef des barricades, coordonnier qui s’est transformé en architecte des barricades, et qui se nommait « artiste chaussurier » et non pas « chaussurier ». Il a créé des barricades notamment rue de Rivoli, nommée « château Gaillard » parce qu’elle était énorme, avec escaliers, tourelles, etc. Après la Commune il a fondé un café en Suisse, la buvette de la Commune où Gaillard fils, ouvrier peintre, vendait des tableaux qu’il a peints sur les grandes batailles de la Commune. Ils ont réussi à survivre comme cela. Il avait un lit, je ne sais pas s’il l’avait emporté de France, où à chaque coin il y avait la tête de Danton, Marat, Robespierre, j’ai oublié le quatrième. Il y a beaucoup d’histoires comme ça, plus ou moins pathétiques. En général parmi les réfugiés il n’y avait pas un grand esprit tragique, malgré ce qu’ils ont vécu. Il y avait une espèce de rivalité entre les survivants d’Angleterre et de Suisse, mais c’était en plaisantant.
Un intervenant : S’il y a un bouquin à lire sur la Commune pour ne pas s’ennuyer avec des théories politiques à n’en plus finir, c’est celui de Jean-Baptiste Clément.
K.R : Pour arriver à la vie quotidienne et à la poésie de ce qu’ils ont fait il y a plusieurs livres très bien : Louis Baron, Suzanne drapeau rouge et aussi un livre formidable d’un anti-communard, le poète Catulle Mendès Les soixante treize journées de la Commune. Lui est resté à Paris, il avait très peur mais tous les soirs il sortait comme un petit rat et il rentrait écrire sur ce qu’il avait vu. C’est vraiment intéressant. Il faisait le cauchemar que Courbet allait entrer dans sa chambre et l’obliger à se fédérer en tant qu’artiste. Au niveau de la vie vécue, des détails c’est Mendès qui est un des meilleurs.
Compte-rendu réalisé par Anne Vuaillat.