La sexualité et les jeunes

Résumé et extraits de la conférence de Didier Lapeyronnie :

Il s’agit de ces émissions de radio où les gens viennent déverser une part de leur désespoir et les problèmes qu’ils ne peuvent faire entendre ailleurs.
Il s’y agit essentiellement de jeunes, de sexualité, et de femmes.

L’enquête et son contexte

Je vais situer cette enquête, entamée début 94, inachevée : circonstances liées au “fond du problème”.
La demande d’un membre du CSA (Comité Supérieur de l’Audiovisuel), s’inquiétant de la “dérive” de radios interactives orientées vers un public jeune sur les grands réseaux nationaux, au succès considérable alors, d’émissions semblant correspondre à un besoin apparent du public. On me demandait un petit rapport “vite fait”, à partir de l’écoute, sur ce que je pouvais en penser : fallait-il condamner, interdire, laisser faire, encadrer ?…
J’ai démarré banalement : entretiens avec “ceux qui fabriquaient les émissions, ceux qui écoutaient, ceux qui téléphonaient”, ainsi qu’une analyse assez serrée du courrier reçu. Sur Fun Radio (FR), 400 lettres par jour, 6 à 10 pages où les gens racontent leur expérience sexuelle ou tout autre problème, courrier que la radio ne peut “traiter”. 15 jours après, décision du CSA de censurer l’émission Lovin’Fun sur l’accusation de pornographie. Réaction de FR, appel à l’opinion publique, le directeur me demande comment on peut défendre son émission. Je rédige un texte de 2 feuillets sur “pourquoi cette émission n’est pas de la pornographie”. Le directeur publie cela comme un “rapport de chercheurs du CNRS justifiant pleinement ce type d’émissions”. Cela permettait de dire que le CSA ne tenait aucun compte des conclusions d’un rapport par lui-même demandé parce qu’elles ne confirmaient pas son approche. A partir de cette publication l’enquête est “perturbée et complètement faussée”. Nous la recentrons sur l’interactivité : pourquoi les gens se confient aussi facilement sur une radio alors qu’ils ne peuvent pas le faire dans le privé. L’étonnant : leur refus de reconnaître leur propres propos lorsqu’un des chercheurs les appelait individuellement au téléphone, alors qu’ils avaient pu parler de leur propre sexualité devant ou pour un million d’auditeurs…
Nous avons pu, sur une radio parisienne pendant un mois parler de la question très politique : “qui a le droit de parler de sexualité, et de le faire publiquement et qui a le droit de définir ce que doit être et ce qu’est la sexualité ?”
La réponse du CSA était institutionnelle : que l’émission ne soit plus interactive, que les propos sur la sexualité soient tenus exclusivement par un -pas une- médecin. La parole des jeunes eux-mêmes était renvoyée à de la “pure provocation”, et comme du non-sens ou relevant de l’obscénité.

L’obsession du président du CSA : empêcher que les jeunes parlent de ça et comme ça, avec des mots insupportables. Ce qui a fait éclater cette affaire qui a éclairé les rapports de pouvoirs de classes ou de genres qui structurent notre société, ce qui a créé et appelé la censure : les paroles d’une jeune fille appelant FR et se plaignant de “la volonté incessante des mecs d’enculer les femmes” (dit au premier degré et crûment); elle posait un problème social très clair : qui définit la sexualité? Pourquoi les jeunes filles sont-elles soumises à une sexualité définie et construite essentiellement par les hommes? Et pourquoi auraient-elles à se soumettre à des pratiques, des normes, une vision des choses qui sont celles des hommes? Paroles d’une femme, et, dans ce type d’émissions s’exprime très fortement, et très directement, une parole féminine qu’on n’entend pas ailleurs : Demande de vocabulaire, demande technique. “Nous n’avons pas les mots nécessaires pour dire notre expérience”. Idem dans le courrier (40 lettres par jour, la moitié sur la sexualité, 70% provenant de femmes dont 25% font état d’agressions sexuelles subies allant jusqu’à l’inceste ou au viol caractérisé). Dans ce cas elles font toujours état d’abord d’un problème d’ordre technique dans les relations actuelles puis évoquent, à part, l’agression subie dans l’enfance.
Pour moi, une des raisons de “défendre” avec force, au moins publiquement et malgré ses défauts cette émission, c’est qu’elle a permis l’expression de cette parole-là, de la violence subie par les femmes, physique mais surtout plus diffuse portant sur “ la définition même de ce qu’est la sexualité et de ce que sont les pratiques sexuelles légitimes ou non”.
Question : pourquoi cette émission favorise-t-elle une expression de la sexualité qui soit plutôt féminine ?
Ce serait par son fonctionnement même et les propos qui y sont tenus par les animateurs : ils disent “toujours la même chose” et non un message pour chaque individu. Propos extrêmement rodés et de deux ordres :
Dire à tout le monde : la sexualité n’est pas un problème technique, c’est un problème relationnel. … et donc elle doit s’inscrire dans le cadre d’une relation
A partir de cela : “Vous pouvez vous éclater, pratiquer ce que vous voulez, à condition de respecter votre propre intégrité et celle de votre partenaire”. Sans cesse le même message.
L’hypothèse que nous, chercheurs, avons défendue : si ce n’est pas de la pornographie, c’est que le message recontextualise toujours la sexualité, et, ainsi, permet l’expression des catégories dominées : les femmes, les homosexuels…
De ce point de vue-là, les questions de sexualité sont des questions sociales et socio-politiques. Et il y a dans notre société une difficulté très grande à parler de ça et à admettre la violence subie par les catégories dominées.

Ces émissions offrent un forum, un espace d’expression, alors que ces espaces sont très réduits et très faibles. Plus brutalement : le développement de ce genre d’émissions s’explique par la faiblesse de notre système politique et sa fermeture.
Notre définition de ce qui est politique, public, est très étroite et très “positive”, cela va de pair avec l’absence des femmes dans cet espace. En contrepartie : dévalorisation des questions privées.(…)
Or elles sont de moins en moins acceptées comme des questions privées et envahissent de plus en plus tout notre espace et notre espace politique. (…)
Sauf que notre espace politique, institutionnel, système masculin, a beaucoup de mal à traiter et prendre en charge ce type de questions. (…) Alors, la catégorie sociale qui sait faire ça, les marchands, les médiateurs ont su saisir “l’air du temps” et ont su offrir les espaces nécessaires à l’expression de ces problèmes, à leur reconnaissance comme problèmes publics, mais pas forcément à leur traitement.
Leur logique est évidente : renforcer leur entreprise, faire des bénéfices, donc être efficace : d’où recherche du spectaculaire, du vendable, du choc émotionnel plus que de la réflexion. La radio permet plus que la télé débat et ouverture. S’ils sont là pour faire de l’argent ils ont une conscience de classe assez forte de leur rôle social, des conséquences de ce qu’ils font.

 

Résumé du débat : Un débat comme celui qui a suivi l’exposé de Didier Lapeyronnie (1h25 /1h25 ..) ne peut « se reprendre » mais on peut tenter de « redonner » ici en les citant (“ ”) ou résumant , certains de ses moments.

D L : Lovin’Fun ne se soumet pas à la logique marchande pure, pornographique, de « l’impact émotionnel » à tout prix, de la surenchère de « sexe » hors du contexte, particulier, d’une histoire telle qu’elle se dit à l’antenne. Il y a place faite à la parole des femmes -personnes et parole que nient, en leur faisant violence, les films, les émissions T.V. et Radio, les « blagues » de type porno. C’est, d’ailleurs, la parole d’une jeune femme elle-même sur la violence masculine à l’égard des femmes, qui a déclenché « l’affaire » C.S.A (Fun Radio) -dénonciation crue et provocatrice (manque de mots ?)

D L : La montée du nombre de plaintes pour viol ou inceste – on ne peut dire leur nombre réel- atteste le besoin de « reconnaissance » de leur propre histoire qu’ont les jeunes, les femmes; ces « événements destructeurs » ne pouvant prendre sens que si réparés (Procès) ou reconnus publiquement comme tels (émissions T.V. ou Radio).

D L : L in F (Love in Fun) permet « une distance entre moi et moi » qui me fait, via animateur et public, obtenir ma « reconnaissance » comme individu particulier.

D L : La radio a cet avantage, pour ceux qui appellent, de leur permettre d’échapper au regard, à l’image, au « look » : d’où une parole, plus vraie ou plus « bidon », mais par laquelle chacun peut se situer hors du contrôle que les autres imposent à partir de l’apparence. « Je suis libre de l’image que je veux donner, sans la dictature du regard des autres qui invaliderait ma parole si je ne suis pas « conforme « » . et sans que personne ne s’arroge, sur l’antenne, le droit de contrôler ou d’interpréter ma parole.

D L : Les journaux féminins, type « jeune et jolie » sont, à l’inverse, destructeurs dans la mesure où ils poussent les femmes à intérioriser les modèles (Top Models), à se laisser coloniser elles-mêmes par le regard masculin et ces images de la femme auxquelles elles se soumettent, acceptent d’être « conformes » (maquillage, décorporéisation). Là c’est la « femme comme image » et pas la recherche d’ «images de femmes ».

“Si j’ai arrêté le travail amorcé, tout un mois, toutes les nuits, sur une radio parisienne où s’interrogeait, en direct, la relation des auditeurs à la radio, c’est qu’il me semble qu’il me faut inventer des nouvelles catégories ou méthodes d’analyses. Mon sentiment est de ne plus être capable de le faire de façon nette et claire. Les lunettes qui sont les miennes ne sont pas les bonnes lunettes. J’ai le sentiment très net qu’il faut que j’en change, que j’aille chez l’oculiste, fasse mesurer ma vue – c’est long – ,que je fasse choisir la monture, la couleur des verres (…). J’entendais mais je n’y voyais pas clair. Je reprendrai ce travail quand j’aurai le moyen de rendre mes idées sur la question plus opérationnelles.”

D L : De même que le processus de rationalisation (cf. le vieux langage marxiste) a « cassé » le travail des ouvriers (logique marchande des échanges, calculs…), de même, aujourd’hui, les processus de rationalisation vous cassent « au coeur même de votre identité » plus fondamentalement par des mécanismes de « globalisation ». Alors le recours est de « zapper », bricoler. Il subsiste peu de communautés « irrationnelles » qui permettent des appuis sur une solidarité.

D L : L’échappée se fait par des accentuations ( avec les bons et les mauvais côtés ) de choses non sociales: Amour, sexualité, « port du voile », appartenance ethnique. La traduction politique devient impérative !
Ex: Le non-usage du préservatif représente parfois ( cf. Travaux et action de « ACT.UP » ) la revendication d’un « intime » sans immixtion du « social » dans cet intime…

D L : La T.V. (le Journal Télévisé qui, mis à plat, est complètement incompréhensible) nous impose des « images sans point de vue » …

D L : C’est tout cet univers qu’il y a à «conflictualiser ». La logique politique est trop conçue comme une logique de « mobilisation » (donner espoir, aller dans un autre sens, promouvoir un but précis), à gauche, plutôt que de s’appliquer, pour elle-même, à la démocratie : permettre l’expression, par les gens eux-mêmes de leur expérience spécifique, l’élaboration de leur propre langage. Ce qu’ont tenté les « groupes de femmes », dans les années 70 , et d’autres « groupes de conscience ».

D L : Que ces émissions radio soient « satisfaisantes »…ou pas, la question est: satisfaisantes… pour qui ? Les écoutants et les appelants semblent y trouver ce qu’ils cherchent, puisqu’ils appellent, écoutent… une « parole non interprétée ». La référence morale de base, actuelle, respectée dans ce cadre, étant : « Je suis le seul juge de ce que je fais » et « je suis le seul juge de ma satisfaction ». L’absence de prétention à l’interprétation respecte cela.

P B : Il ne s’agit ni de satisfaction, ni d’insatisfaction – car selon quels critères ? Les mécanismes en jeu sont plus subtils – il n’y a pas à être naïfs à l’égard des médias – Dans ce contexte, qui sait seulement s’il dit vrai ou faux ? Ils parlent dans un lieu construit pour eux. Mais parlent-ils vrai ou disent-ils quelque chose qui répondrait à des appels, à des normes de l’espace de parole, et « qui leur est fait pour ». Il est fait appel à certaines normes insidieuses de l’espace. Ceux qui appellent après des mois, voire des années d’écoute vont-ils « exprimer leur problème »?…Ils vont plutôt, aller prendre leur place à l’intérieur d’un système qui fonctionne, auquel ils sont bien rompus. Il n’y a pas « moralisation », mais « normalisation ».
Par ailleurs la psychanalyse n’a pas à se défendre « en tant que telle » – relèverait-elle d’un processus (type « confession ») qui reposerait et sur l’aveu et sur une réponse prête d’avance (ce qui serait la réponse ou du curé ou de Doc et Di fool, stéréotypée selon quelques axes) : “ Si vous connaissez un psychanalyste dont vous pouvez dire les réponses qu’il va vous faire, n’allez pas le voir, ce n’en est pas un ”.

D L : Les jeunes ne sont pas forcément dupes du média, ils le jugent, ils le manipulent, ils bidonnent l’histoire – on n’a aucun moyen de contrôler (si la parole est vraie ou fausse…) Pourquoi , d’ailleurs la parole vraie serait plus vraie que la fausse ? C’est un espace ouvert , c’est tout , avec des « moyens » (comme tout média, « moyen de médiation ») , lieu
de suridentification par des langages auxquels s’identifier et moyen de désidentification aussi – cela se renforce par cette logique même.

P B : Quelle possibilité de faire que le départ entre parole vraie et parole fausse soit préservé ? N’est-ce pas surtout « un espace de bruit » ? Si chacun peut duper tout le monde, ce n’est pas un espace de parole, c’est sa destruction. Le fonctionnement même des médias accélère  » la guerre… du faux « (Umberto ECO)- Qu’il s’avère, à travers le faux, qu’il y ait une incidence du vrai, et il peut y avoir « parole » (il y a quand même des interstices de parole) mais on va vers le déroulement d’un espace de bruit – Il n’y a pas de « pieuvre manipulatrice » mais une liberté apparente… circulaire en fait.

Alors un média parmi d’autres, simple « moyen de médiation », indicateur et amplificateur…, ou alors « opérateur » que les émissions dites interactives ?
Autour de l’exposé de D L , plusieurs « espaces de parole » ont été ouverts : le débat en soirée, et les deux numéros de « la lettre du cercle », de février et de mars. Prolongements , reprise … par la bande (F.M.…?) avec ce compte rendu 1° de la conférence et 2° de la discussion, partiel et partial,…forcément. Et les textes qui les suivent. Dans ces deux cas de figure ( salle J.P.Timbaud , ces pages « de journal ») il y a aussi « dispositif de parole » mais …pas pour un simple renvoi « en échos », en miroir (l’écho c’est le miroir sonore ?). Ce n’est pas le « tout retentit de tout » qui fait…résonner comme tambour mais l’effort, la tentative de raisonner (pas de « rationaliser ») un tant soit peu .
Si les « jeunes du Lycée du DORAT » (une trentaine venus en car) n’ont pu – contraintes d’horaires – assister ou participer à plus de 15 minutes du débat, si le mode d’approche, ce soir là, de « Lovin’ Fun » a pu les déconcerter, décourager et/ou… ennuyer (!), peut-on à leur propos, parler …d’insatisfaction ? La question a à leur être posée. Elle l’est ! (R.S.V.P.)
« J’interprète », bien sùr, mais, il me semble, leur degré d’insatisfaction (supposée) n’est pas l’unique indice à prendre en compte…: il me semble qu’ils n’ont pas…perdu leur temps. Les émissions qui, je pense, les intéressent et dont il n’a pas été traité, comme ils pouvaient s’y attendre, ont été prétexte à une interrogation plus profonde, même si pas toujours accessible. Il y a eu des « réflexions » et pas des paroles « à tout va ». Cela, une fois les réactions (supposées, je le répète) d’agacement dépassées, n’est-il pas aussi « constructeur » que l’accumulation « d’échanges verbaux » satisfaisants mais répétitifs dans un espace radio « construit pour eux » mais pas forcément pour les faire réfléchir, seulement pour qu’ils s’y réfléchissent.
Des questions à mon tour : D.L insiste sur le fait que : – la « liberté » de parole est liée à ceci : l’appelant ne laisse pas contrôler son image, dit tout vrai ou tout faux et qu’importe… – D’autre part le sociologue, le politologue (ou pire) n’a aucun moyen de contrôler la vérité – ou la véracité ? – des paroles et que cela importe peu (bidonage …)… Le premier élément ne concourt-il pas à cette « parole désarrimée ». Le second à une sorte d’indifférence au sens dont des paroles pourraient se vouloir (sans le savoir ?) porteuses. Une « parole de seconde zone » finalement, des émissions concédées comme lieu de déversement de ces « paroles-n’importe-quoi » (peu importe ce qu’elles sont…)
Lieu de « normalisation insidieuse » (P B.) uniformisant peu à peu le langage même de ceux qui penseraient s’exprimer et qui s’y conformeraient. La question est politique aussi. Comment pouvons-nous nous satisfaire de ces seuls espaces ? Ce serait trouver le « dépotoir » docte ou rigolard, suffisant pour que s’y mêlent « désespoir et problèmes » en direct, en canulars ou pas, pendant que les vrais débats se tiendraient…-ou pas- ailleurs. Mais Fun Radio a, huit jours après la conférence de D.L. lancé la « Fondation d’entreprise pour la nouvelle génération » chargée de prolonger le dialogue avec les jeunes par des moyens très diversifiés et avec des partenaires institutionnels etc.…( Le Monde 22/02/96 ).
La voie(x) des médias est-elle la seule « réponse » à ce qui se vit, se dit ? Cette angoisse, cette violence, cette suridentification-désidentification , prégnantes, patentes même, D.L. appelle, il est vrai, à les « prendre en compte » politiquement (s’il y a invasion de l’intime par le public… et vice-versa, comment le conflictualiser ?). Quant aux autres prises en compte, de la parole singulière elles tiennent compte d’une « autre scène »….
Marie France RICHARD-ELIET.

UN ESPACE, N’EST-CE-PAS…
Questions pour Didier Lapeyronnie

C’est depuis son rapport à ce qu’il peut en être de la parole, dans la pratique psychanalytique, que Pierre Boismenu était intervenu le 13 février, lors d’un débat vif et nourri avec Didier Lapeyronnie (la parole, ce qui peut s’en entendre, ce qui peut s’en dire, ses possibles “effets de vérité”). Si parler est “témoigner qu’on pense ce qu’on dit”, qu’en est-il du “bidonnage”, des réponses“ toutes prêtes”, d’une supposée “libre parole” dans un dispositif médiatique.
Par ailleurs, quels repères possibles pour des actes de parole politiques?…A lire.

Nous sommes redevables à D.Lapeyronnie d’une analyse sociologique courageuse et passionnante de ce phénomène nouveau et symptomatique de notre époque que constitue l’usage « interactif » par des jeunes de radios telles que Fun radio.

Passionnante parce que grâce à la rigueur du travail d’enquête et à la finesse de l’interprétation qui en a été faite, elle aura bousculé nos réticences a priori de « gaucho-résiduels » à voir dans ce genre d’émissions autre chose qu’un produit démagogique de commerçants des ondes; et nous aura fait découvrir que certains, certaines surtout, pouvaient sans doute,

en effet, s’en servir comme une occasion de manifester du désir. Au point de parvenir, peut-être, à arracher ponctuellement le media à sa boursouflure d’appareil de pouvoir, et à le ramener à sa fonction stricto sensu de faire tiers, distance, entre soi-même
et soi-même (comme l’a formulé entre autres le conférencier). Et donc de créer un espace de parole, une aire de jeu pour dire qui échappe, ne serait-ce que « intersticiellement », aux « définitions » dominantes d’un langage « normalisateur ».
Courageuse, cette analyse, parce qu’elle n’évite pas la responsabilité politique de ce qui constitue une intervention

sociologique dans le champ conflictuel de l’Histoire, et qu’elle n’abrite pas son enquête derrière une ces affectations de neutralité supposée scientifique auxquelles nous ont habitués ces dernières années tant d’éminents « politologues », « spécialistes », et autres « chercheurs » (dont on a pu d’ailleurs démasquer pour beaucoup en décembre 95 le service idéologique auprès de la « pensée unique »)… Analyse courageuse parce qu’elle n’évite pas non plus de répondre éthiquement de son « point de vue », en ne laissant pas oublier ce point de vue sous les images de la société qu’elle nous présente; d’où la mise en question de ses « lunettes théoriques » du moment dont Didier Lapeyronnie a eu l’audace de nous confier le souci.

Mon propos n’est pas de contester ces analyses dont j’accueille le résultat avec reconnaissance. Je ne prétends pas non plus proposer à D.Lapeyronnie un exemplaire de ces autres « lunettes » pour mieux réfléchir ce qu’il a vu, qu’il cherche à acquérir. Il ne s’agit pas de donner à voir, ni mieux ni autrement. A chacun ses lunettes. Mais plus incidemment, de proposer quelques interrogations (à partir de ce que j’ai pu entendre dans ce qui s’est dit), et qui se sont inscrites pour moi comme des points de suspension faisant césure ici ou là dans la plénitude du discours tenu. De simples lignes de fuite pour aider à continuer ce travail…

D.L. souligne à juste raison que la radio est un media qui comme tel offre moins prise que la télé à la captation imaginaire, et donne donc plus l’occasion d’en user comme médiation entre (se) dire et (s’)entendre. Elle se prête davantage à introduire un peu de distance, de JEU au sens d’interstice entre soi et soi. Que l’émission de Doc et Difool (?) offre occasion à la création (au moins ponctiforme) de tels espaces de parole, constitue si j’ai bien compris sa thèse essentielle, et convaincante.
Reste à déterminer quel effet, en vérité, est produit. Dans quelle mesure s’agit-il d’un effet de subjectivation, d’un effet sujet?
Il est clair qu’on ne répondra pas à cette question par la mesure d’un fait, telle qu’elle pourrait découler d’une procédure sociologique. On n’y répondra qu’en en répondant d’une certaine manière de dire, qui en donne (en suppose) une signification, selon le risque d’une « interprétation » et l’exigence d’une éthique.
Ce terme d’interprétation, DL s’en méfie: à juste titre s’il s’agit pour l’interprétant de prétendre savoir « définir » ce que l’autre ne saurait dire de lui-même et qui donc le « définit » de force, depuis un langage qui n’est pas le sien. Procédure qui a pour vecteur privilégié la confession, dont D.L. n’hésite pas à généraliser le champ: du prêtre au…psychanalyste, tous écoutants dont « on sait bien d’avance ce qu’ils vont nous retourner », quel langage éprouvé ils vont imposer au dire qui se cherche -disons: le Père, le Fils et le saint Œdipe…

Doc et Difool auraient précisément cette vertu de tellement dire à leur tour toujours la même chose, le même discours attendu, que ceux qui s’adressent à eux, non-dupes de leur caricature d’interprétation, s’en trouveraient affranchis par là-même. Et seraient en mesure de déjouer la normalisation habituelle, celle qui par exemple fait modèle imposé de silhouette féminine dans tel magazine pour jeunes filles -selon l’exemple de D.L…. A l’interprétation qui normalise, s’oppose alors ici l’art du « bidonage », par lequel l’usager de l’émission -dans les cas réussis- trouve dans le jeu l’occasion de porter sa parole comme hors langage, dans l’entre-deux d’un jeu, au sens cette fois d’amusement ludique dont la règle implicite serait de rouler l’autre (« bidonner ») de le mettre dans son jeu sans se laisser prendre soi-même. Jeu de à qui ne sera pas dupe de l’autre, où D.L. identifie un espace de PAROLE effectif.

Il y a là décrit subtilement un mécanisme à prendre très au sérieux. Raison de plus pour ouvrir l’écart, en apparence infime, entre le fait descriptible, et son incidence, c’est-à-dire l’effet qu’on lui suppose. Quelques remarques donc pour en amorcer la discussion.
Il est extrêmement séduisant de supposer ainsi un lieu de parole comme « hors langage », un espace ludique pour un dire circulant comme à « l’état libre » entre l’intervenant interactif et son public invisible à travers l’inconsistance des répliques convenues des « animateurs ». Et de concevoir que, de ce jeu de paroles « pures » de définition langagière imposée, revienne à l’intervenant le bénéfice d’une mise à distance de soi à soi où on peut localiser un effet sujet, une émergence de pur « point de vue », de position désirante affranchie des normes comportementales et langagières, en particulier celles de « LA sexualité » (cf l’étudiante de la MNEF).
Je formule là pour mon compte ce qui m’a semblé être la pointe de la pensée de D.L. lors de la discussion qui l’a amené à préciser ses conclusions. Or, si c’est en effet le cas, si l’émission en question (qui nous sert ici de référence) est l’occasion d’un tel événement de « parole pure » (de tout langage, ou au moins d’un langage dominant), et qui serait aussi bien avènement d’un « désir pur » (de toute demande), on ne peut qu’en saluer la figure exceptionnelle: Antigone, le tragique en moins. Ou une psychanalyse réussie, en une séance et sans le transfert …

Il me semble toutefois que c’est là une interprétation idéale de ce qui se passe. A tenir compte d’un certain nombre de points qui compliquent la situation, le bénéfice n’est peut être pas si évident, s’il n’est pas perdu pour tout le monde….

1. Que le media-radio soit affranchi de matière visuelle, cela ne prévient pas les mots eux-mêmes de pouvoir FAIRE IMAGE, non au sens de métaphoriser, mais de fonctionner comme des images sonores langagières. Notre époque, publicité et américanicismes en avant, sait particulièrement manier les morceaux de discours comme autant de stéréotypes sonores qui font miroir aussi surement que les lieux communs photographiques ou graphiques. Il n’est en particulier pas sûr que la présence des animateurs « bidon-nés » se réduise à l’inconsistance du sens (pour nous) de leurs répliques, et que les plaisanteries bien rituelles voire ritournelles de Difool par exemple ne fassent pas d’autant plus renvoi de matériel langagier qui fera norme.

2- Certes pas « norme » au sens de « Définition » qu’évoque D.L., càd de la fourniture imposée de modèles à imiter -le plus souvent à l’insu du défini, en tout cas à son corps défendant. Mais norme beaucoup plus diffuse, qui s’impose petit à petit à chacun, selon une moyenne beaucoup plus que depuis un idéal, et qui ne suppose pas même une intention ni même une invention (à un moment donné) localisables en une instance de Pouvoir particulier (rédactionnel ou autre). A écouter ce genre
d’émission sur la durée, on peut en effet supposer que c’est bien au-delà des propos de Doc et Difool, que c’est à partir des interventions des auditeurs eux-mêmes que, petit à petit, se fabrique en circuit fermé un langage (vocabulaire, syntaxe, ton, débit…) pour intervenir qui fait impératif et code. Mode de normalisation très différent d’une « modélisation », et qui fonctionne plutôt comme une « auto-régulation ». Du moins à la limite de ce mécanisme médiatique très « moderne », qui est massivement à l’oeuvre, par exemple dans la logique du sondage généralisé.
Alors, il y aurait un langage-funradio non pas, certes, imposé « d’en dessus » mais produit par « en dessous » (par « immanence »). On dira alors: et pourquoi pas ? En effet. Mais cela réduit à l’illusion l’idéal interprétatif d’un lieu de parole hors langage, ou aussi bien ramène au leurre le mythe d’un « langage propre, « intérieur » à celui qui parle, tel qu’il se définirait dans ses propres mots.

3- Par ailleurs, à supposer effectif cet espace de paroles en jeu libre où triomphe l’art du « bidonage », comment peut-on y parler encore de parole? Cet espace de jeu est similaire en cela à ceux de la télé où par exemple le « chauffeur de public », celui qui donne le rythme des rires de fond et autres « participations » du public, non seulement est devenu « officiel », mais paraît-il devient aussi célèbre que l’animateur en titre de l’émission : est-ce à dire que dans cette mise à jour des « ficelles » c’est la vérité, en l’occurrence la vérité du faux, du factice de la fabrication d’émission, qui fait surface ? C’est plutôt, dans ces mises en scènes où le public est enrôlé dans son propre rôle, c’est l’abolition de toute démarcation possible entre le vrai et le faux, qui s’impose. Si tout le monde « bidonne » tout le monde, c’est toute place pour le vrai qui s’abolit, y compris et c’est le plus triste, sous la forme du rire. Car le rire effectif suppose du sous-entendu, contrairement aux sinistres tics orchestrés de dérision systématique qui, mettant tout en abyme, met tout à plat aussi bien.
Or, si parler veut dire quelque chose -par exemple, « témoigner qu’on pense ce qu’on dit » selon une méconnue définition de Descartes- cela suppose que, comme témoignage, elle puisse être OU fausse OU vraie, la possibilité du vrai fondant celle du faux et vice-versa, interdisant que vrai et faux soient indifféremment réversibles, que « vrai ou faux, ça soit équilatéral » comme dit un idiome d’enfants.
Si donc il se passe quelque chose dans ce jeu de langage interactif interprété comme « bidonnage », cela ne pourra s’appeler de la parole que s’il y a place pour du vrai OU du faux, que vrai ou faux, ça ne revienne pas strictement au même. Ou alors ce n’est qu’un espace de BRUIT, un chahut distractif.
Et précisons bien, pour lever un malentendu: il ne s’agit pas de réduire l’espace de parole à la seule « parole vraie », celle qu’authentifierait une interprétation autorisée. D.L. a raison de dénoncer cette prétention, et de rappeler qu’aucune autorité n’est jamais en mesure de garantir un « vrai sens ». Il s’agit de reconnaître ce qui fait non une parole vraie mais une vraie parole (y compris trompeuse, illusoire, fausse…) par opposition à un bruitage, un vacarme écholalique (à la limite).

4. Ce qui se précise mieux si on s’avise qu’une parole s’adresse. Parler suppose d’être entendu, de se le figurer au moins. Qu’en est-il sous cet exemple des émissions de Fun Radio? C’est poser plus généralement la question du media dit INTERACTIF dont D.L. privilégie le mode.

Un détail remarquable que nous apporte D.L.: téléphonant après coup à des personnes ayant téléphoné auparavant sur l’antenne, et leur demandant ce qu’ils ont dit, l’enquêteur a la surprise de se heurter au refus indigné de ses interlocuteurs. Quel est donc ce public d’un million d’auditeurs anonymes « à qui » on ose raconter son intimité via le bruitage-tamis de Doc-et-Difool, alors qu’il n’est pas question de se confier à UNE personne particulière? Quelle sorte d' »inter-activité » opère là? Qui est actif dans cet inter? Qu’est-ce qui se passe là au bout du compte, qui vaille qu’on s’y intéresse ?
On peut en faire un symptôme: de la façon dont notre société tend à faire des foules, non plus par rassemblement autour d’insignes charismatiques, mais par émiettement systématique aux terminaux médiatiques, réduisant à l’extrême solitude chaque un en devenir grabataire sanglé dans ses machines communicantes. L’ interactivité médiatique opère à la place d’une socialité, d’un réseau « d’interactions » sociales qu’il n’y a pas. En tient-elle lieu ?
Sans doute les expériences du type de Fun Radio semblent s’y essayer. Mais il apparaît que l’écran (sonore) médiatique, dans son anonymat, prête plus à PROJECTION qu’à TRANSFERT, si du moins on tire l’enseignement de cette anecdote téléphonique.
Un transfert prend tel ou tel autre dans sa présence comme interlocuteur valable en l’occasion pour témoigner de soi : ça fait parole, aussi trompeuse soit-elle, et même si le plus souvent le jeu de langage en reste à une « interaction » pleine de duperie et source de malentendus … Une projection court-circuite les représentants effectifs de l’altérité, et au travers des animateurs zombies s’adresse à des auditeurs fantômes, à savoir trouve adresse au sens où une lettre s’expédie poste restante.
Structure d’écrit, plus que de parole? C’est peut-être ce que D.L. vise quand il insiste sur le caractère crucial de nos jours pour les individus de « se construire »; j’entends: d’inscrire quelque chose qui leur donne existence, voire consistance, eux qui sont « libres », tellement libres comme dit l’étudiante de la MNEF qu’il est urgent de trouver l’autre, « l’homme idéal », un proche aimable à qui se lier..

5. Pour en revenir à la dimension de JEU (de dupes et de non-dupes) dont s’avère selon D.L. cet espace interactif, sous la couleur ludique voire « festive » de ses mises en oeuvre, s’annonce la seule LOI qui, moralisation et même modélisation annulées, donne sa nécessité à l’opération. Cette nécessité est en l’occurrence non morale en effet mais plutôt « machinique » : sa Loi est celle du marché. Des « marchands » dit D.L. qui avoue en avoir moins peur que de celles des politiques qui ont prévalu singulièrement dans ce siècle jusqu’ici.
Ca se discute…
En tout cas, cette sacro-sainte « Loi du marché » qui opère par « auto-régulation » permanente , « en temps réel », des flux de valeurs, est de même régime que l’autorégulation des signes langagiers qui se produisent à l’antenne. En tant que ça fonctionne, il y a des agents en fonction. Mais reste-il de la place pour des sujets?

6. D.L., au cours de la discussion, a présenté le « bidonnage », ce jeu de non dupe comme faisant alternative avec l’interprétation, dont l’opérateur est la confession. Or, il y a un tiers exclu de cette alternative à réintégrer dans ses droits: c’est le rire. Il en a lui-même parlé à propos du jeu de langage avec Difool, mais peut-être sans en mesurer à mon sens l’incidence.
La psychanalyse -parlons-en puisqu’il en a été alors parlé- n’est pas du côté de l’interprétation/confession, même et surtout si, par effet transférentiel, ça s’imagine ainsi. Elle n’est pas davantage un lieu de projection anonyme, même si la Règle fondamentale dite de « l’association libre » porte à en jouer le jeu. Elle a plutôt structure de mot-d’esprit, et dans ce sens serait plus « difoolesque » que « doctorale ». A ceci près qu’elle ne réduit pas le rire à l’impératif, mais prête à rire qui en fait l’épreuve, d’un rire dont il revient alors au sujet de s’inventer le tempo…

Et les femmes dans tout ça ? (comme dirait Jacques Chancel)…

L’enquête de D.L. souligne l’usage qu’elles font de Fun Radio, qui apparaît sous cet angle comme un moyen privilégié de leur prêter la parole, en particulier selon cette intervention-type: à partir d’une plainte de ne pas pouvoir faire ce que leurs compagnons attendent d’elles et ce qu’elles souhaiteraient elles-mêmes réaliser, elles en viennent à évoquer les circonstances passées d’événements éprouvants, qui se ramènent à des agressions venues de l’homme, viol, inceste, violence…
Récit qui fait étrangement écho à ce que Freud il y a exactement cent ans a commencé à entendre des patientes femmes qui lui ont appris son métier de psychanalyste. Ce qui ne prouve certes pas un « éternel féminin »! Mais confirmerait qu’en effet il y a là des espaces pour que s’annonce cette « catégorie » -comme dit DL mais je préfèrais dire cette « part »- féminine, qu’ignore le politique
Resterait à déterminer ce qu’il advient dans ces deux circonstances, d’une psychanalyse ou du média interactif, de ces protestations de femmes…
Un tout autre débat.

Alors, juste une remarque à propos de ce que dit D.L. du féminisme dont il se fait porte parole, même à constater pour le déplorer que les « intellectuelles-femmes » ne s’en soucient pas elles-mêmes, voire le combattent. Disant que les « femmes manquent des mots (techniques) pour se dire », il suggère me semble-t-il qu’elles en auraient été privées par les hommes et qu’il conviendrait qu’elles trouvent un langage propre, comme d’autres groupes à qui ont été ôtés les moyens propres de se définir….
Si D.L. me semble avoir grandement raison de souligner l’enjeu crucial de la question du féminin, l’énigme de la part féminine (dont les sujets femmes sont manifestement plus proches, « entamées », que d’autres) est-elle réductible à l’invention d’un discours propre aux femmes, ce dont le « féminisme » est l’injonction militante? Je suggérerais simplement, depuis le travail de ces questions avec la psychanalyse, qu’une autre orientation est possible, à entendre “à la lettre” ce dire des femmes qu’elles « manquent de mots »: par là elles revendiqueraient moins un langage propre et catégoriel qu’elles n’affirmeraient (surtout aux hommes dont le phallocentrisme s’identifie avec le « logocentrisme ») le féminin comme ce qui n’est pas-tout dit, et l’intervention des femmes comme le dire du « pas tout », l’art de creuser le discours totalisant de zones soustraites à la conquête des politiques comme des marchands. Aux hommes d’en savoir entendre leurs limites. A commencer par « savoir se taire », comme l’écrivait M.Duras dans … »Les parleuses ».
Pierre BOISMENU.


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