Busqueda piquetera La créativité sociale dans les luttes populaires L’exemple du mouvement des chômeurs argentins

Avec David PLANQUE et Jeanne GAGGINI

Présentation

Busqueda piquetera
La créativité sociale
dans les luttes populaires
L’exemple du mouvement des chômeurs argentins
Film suivi d’un débat.

David PLANQUE (D.P.) et Jeanne GAGGINI (J.G.) décrivent le contexte dans lequel ils ont réalisé leur film Busqueda piquetera et ce qui les a motivés. En décembre 2001, pendant la débâcle économique en Argentine, la majorité de la population s’est révoltée contre les pouvoirs publics. David fait référence à la quête des chômeurs argentins et à la vitalité des mouvements. Jeanne précise qu’ils avaient voulu voir ce qu’il restait du mouvement des chômeurs, un an et demi après les émeutes de 2001, et David souhaite un débat de fond sur les formes d’organisation collective dans les luttes.

LE DÉBAT :
Après la diffusion du film en V.O., David ouvre un débat qu’il ne souhaite pas orienter sur la situation économique en Argentine qu’il laisse aux spécialistes, mais sur l’originalité du mode d’organisation du MTD SOLANO. Ce mouvement utilise les termes d’horizontalité et d’autonomie comme les autres mouvements de piqueteros *, mais le mode de fonctionnement est différent et novateur. Ils n’ont pas de délégué  » spécialisé  » dans les contacts avec les pouvoirs publics. Chez eux, c’est à la base que se prennent les décisions, dans une mouvance où chacun a la possibilité de s’exprimer. Ils réfléchissent ensemble, échanges qu’ils qualifient d’Éducation Populaire.
Dans le public, il est fait référence à la marginalité du mouvement présenté.
D.P. confirme les propos tenus à la fin du film réalisé en 2003, à savoir un isolement qui n’a fait que s’accroître, même s’il existe d’autres mouvements assez proches de ces piqueteros, notamment un mouvement de paysans dans le nord de l’Argentine. Les termes d’autonomie et d’horizontalité sont communs à de nombreux mouvements (notamment celui des usines récupérées) qui fonctionnent aussi en assemblées ; mais les piqueteros vont plus loin dans la volonté que tous puissent contribuer aux discussions, aux prises de décisions.

Un intervenant :
Comment peuvent-ils entrer en contact avec les pouvoirs publics sans représentant ?
D. P. :
Le mode d’organisation est complexe. Un groupe instaure une réflexion qui est reprise dans une autre coordination ; chacun s’exprime ; c’est un processus qui prend son temps, où chacun apporte sa contribution à la réflexion jusqu’à arriver à un consensus. Pour éviter que les porte-parole ne deviennent des professionnels de la délégation, les représentants tournent, les pouvoirs publics ne sont jamais confrontés aux mêmes interlocuteurs. Les piqueteros ont eu à imposer cette forme de dialogue, malgré une volonté manifeste des pouvoirs publics de négocier les plans de travail et aides alimentaires avec toujours les mêmes interlocuteurs.

Un intervenant :
Dans le film, une des femmes souligne la participation féminine fortement majoritaire (90%) depuis les premières assemblées. Quelle en est la motivation ?
J. G. :
C’est le rôle nourricier de la femme au sein de la famille qui en est la raison. Lorsque les hommes perdent leur emploi, l’équilibre de la famille et sa survie quotidienne sont menacés. La femme ne peut plus pourvoir aux besoins des siens.

Un intervenant :
Par delà ces phénomènes, le plus intéressant, c’est le mode d’organisation en ateliers. C’est en 1995-1996, pendant la montée de la crise en Argentine, que l’idée a germé dans les esprits d’un recours à l’autogestion pour couvrir les besoins vitaux à moindre coût.
D. P. :
Les mouvements de piqueteros ont en commun le même type d’activités qui tourne essentiellement autour de l’alimentaire. Lorsque la survie même est en question, cette volonté de partage de la parole et des savoirs prend tout son sens.

Un intervenant :
Il est fait référence au manque de culture flagrant (pour ceux qui comprennent l’espagnol) qui donne un caractère exemplaire à leur réflexion sur un mode d’autogestion commun avec les ouvriers des fabricas recuperadas qui ont occupé et géré leur entreprise en faillite.
David et Jeanne pensaient, avant leur départ pour l’Argentine, faire un film qui traite des deux sujets, mais le mouvement des piqueteros leur a semblé plus intéressant à analyser que celui des fabricas recuperadas qui illustrait la lutte des salariés pour ne pas perdre leur outil de travail, et alourdir les rangs des chômeurs, sans espoir d’un autre emploi. David perçoit un caractère syndical dans cette lutte désespérée.

Un intervenant établit un lien entre la participation massive aux mouvements de chômeurs et la misère en Argentine, et met en parallèle cela avec le mouvement de chômeurs en France, qui n’a pas eu le même impact.
D.P. précise que la croissance a repris en Argentine, mais qu’une grande partie des classes moyennes s’est retrouvée parquée dans des bidonvilles pour ne plus en sortir. Cette reprise a eu pour conséquence de radicaliser et marginaliser encore plus le mouvement des chômeurs qui perçoivent une indemnité de 150 pesos par mois et par famille, soit environ 50 euros obtenus lors des revendications.

Une autre personne revient sur une scène du film où les piqueteros brûlent des pneus sur la chaussée et coupent les routes du pays sur de longues durées. Elle s’étonne de la passivité des pouvoirs publics, notamment de la police. S’agit-il de routes peu utilisées ?
J.G. dément cette hypothèse. Elle insiste sur le caractère névralgique du trafic routier en Argentine, puisque le trafic ferroviaire a été presque abandonné après la privatisation des chemins de fer. L’intention des piqueteros était donc bien de bloquer l’économie, ce qui a été un succès. Pour les autorités, contrer des mouvements de masse était difficile mais il y a quand même eu une répression sévère ; il y a eu deux décès parmi lesquels celui d’un chauffeur de taxi dont la mort gratuite a alimenté l’indignation publique. Il y a aussi plusieurs modes de gestion dans les différents États argentins, ce qui opacifie le judiciaire et nuit à des interventions rapides et ciblées. D.P. ajoute qu’une telle situation n’a été rendue possible que parce qu’une majorité de gens était au chômage.

Le parallèle est fait avec les manifestations en France pour le retrait du CPE. L’intervenant cite l’exemple des grèves de 2003 qui ont vu la ville de Guéret bloquée pendant plusieurs heures. Le mouvement n’ayant pas été suivi massivement, l’impact a été moindre. Dans le cas de l’abrogation du CPE, ce sont les blocages des jeunes qui ont pesé dans la balance, et la police a évité la confrontation (impopularité garantie).
D.P. voit un contraste saisissant entre les actions nationales en France, à caractère politique, qui consistent à frapper de manière coordonnée, vite et fort, et celles qui ont lieu en Argentine où le caractère des blocages, communautaires et ancrés dans la durée, a eu une influence certaine sur les nombreuses initiatives des mouvements de piqueteros jalonnées de succès.

Dans le public, quelqu’un précise qu’en France, ce sont les mouvements étudiants qui créent la dynamique de grève.
J.G. souligne qu’en Argentine, en 2001, c’est le désespoir public qui était dans la rue, sans corporatisme.

Un intervenant avance un lien éventuel entre la bienveillance des groupes, ce désir que chacun apporte sa contribution, et l’extrême pauvreté ambiante.
D.P. écarte cette explication et insiste sur le lien indéfectible qui s’est tissé entre des personnes qui ont vécu ensemble pendant deux ans. Leur exigence commune sur la participation de tous a abouti à une pratique consensuelle : au final, six ans à réfléchir avant d’instaurer la discussion tout en résistant aux tentatives extérieures de récupération.

Un intervenant s’interroge sur le mode d’organisation des piqueteros. Leurs pratiques remettent en question notre démocratie représentative, dotée d’une organisation hiérarchique. L’exemplarité du fonctionnement de ce mouvement porte en elle le germe d’un projet de société.
Une autre personne renchérit sur l’exemplarité du mode d’organisation et le compare au mouvement des chômeurs en France, assembléiste et versatile.
Il est précisé que le mouvement des piqueteros en Argentine est une histoire de terrain, pas un courant de pensée comme en France.
D.P. dessine le contexte du rejet de la politique en Argentine (que se vayan todos : qu’ils foutent tous le camp) et son impact sur tout le continent un peu plus tard. J.G. souligne le caractère spontané de la parole au sein du mouvement, sans dérive politique. Seule la pratique a droit de cité. David souligne la différence entre le syndicalisme européen et la pratique syndicale en Argentine, où la cotisation est une taxe versée à une corporation sans retombée sociale. Avec Jeanne, ils évoquent la situation des paysans du nord, pas très nombreux dans un pays fortement urbanisé. Quelques familles isolées occupaient, depuis des générations, des terres dont elles se sont vu expulser du jour au lendemain par des gens qui avaient acheté ces mêmes terres à l’État. Ces familles se sont organisées pour lutter et ont créé des liens avec certains mouvements de piqueteros.
David et Jeanne racontent leur voyage initiatique, leurs intentions de rapporter des témoignages plus que de faire un film, et les difficultés pour le monter. Des groupes de soutien zapatistes et une personne du Chiapas ont organisé des projections du film, très intéressés par ce mouvement non nationaliste, ce qui est rare en Argentine. D.P. insiste sur l’image optimiste renvoyée par ce groupe de personnes défavorisées, qui au lieu de déprimer ont choisi la lutte.

Dans le public, quelqu’un demande ce qu’il est advenu du MTD SOLANO.
D.P. :
Les nouvelles sont rares. Les piqueteros auraient réussi à organiser une clinique, mais leur isolement s’est accru sous la présidence de Kirchner. Deux choix s’offrent à ces piqueteros : soit une médiatisation de leur mouvement matérialisée par des contacts privilégiés avec l’État (avec un risque de récupération : on connaît l’exemple de piqueteros payés pour participer à des manifestations), soit une radicalisation qui est l’option choisie par le MTD SOLANO. David et Jeanne estiment que la réussite du mouvement ne tient pas au fait que la situation est inextricable mais à un contexte spécifique à l’Argentine qui n’a pas entretenu au cours de son histoire des rapports harmonieux avec l’État-nation ou l’État-providence. Pourtant la protection sociale et le syndicalisme ont été introduits en Argentine bien plus tôt qu’en France dans des moments forts de leur histoire, mais n’ont pas résisté aux périodes de mieux-être. J.G. ajoute que cette différence fondamentale permet de réfléchir sans s’identifier.

Dans le public il est fait allusion au désenchantement inquiétant envers l’État en Amérique latine, qui a été aussi à l’origine du mouvement des piqueteros.
D.P. compare le réalisme argentin à l’inconstance des Français qui après les luttes pour le retrait du CPE sont quand même allés voter. Confrontés au cynisme des politiques, ils se sont comportés comme des moutons, dit-il. Ce mode d’organisation des piqueteros en Argentine est une réponse intéressante au formalisme démocratique occidental.
Un Brésilien dans le public ajoute que la défiance de la population latino-américaine est alimentée par une corruption omniprésente. En France, les institutions judiciaires fonctionnent.

Un autre intervenant se revendique de l’anarcho-syndicalisme et affirme que des alternatives à l’État existent, notamment en choisissant l’autogestion. Il fait référence aux tentations assembléistes dans les moments forts de l’histoire du monde.
Il est également fait allusion à la dimension fortement humaine de l’expérience du MTD SOLANO où les conflits interpersonnels n’ont pas droit de cité et où l’autorité de tous prévaut sur le pouvoir.
D.P. insiste sur le partage des compétences pour libérer la parole et sur un processus qui sait prendre son temps. Il termine le débat par une affirmation : cette expérience est une histoire de contexte, et d’individus qui ont partagé sur une longue période une vie commune, ce qui leur a permis d’instaurer une réflexion constructive sur un projet de démocratie participative.

Mai 68 un mouvement politique toujours d’actualité

Avec Jean-Pierre Duteuil

Présentation de la soirée

29 Avril 2008

Voici le compte rendu de la soirée débat avec Jean-Pierre Duteuil, un des co-fondateurs du Mouvement du 22 mars à Nanterre, qui n’a jamais cessé de militer et qui est actuellement engagé au sein de l’Organisation Communiste Libertaire (OCL).

Ce compte rendu a été rédigé à partir de l’enregistrement de la soirée et de sa transcription par nos soins.
Nous avons structuré le compte rendu de l’exposé en deux parties avec d’une part la réflexion portée par Jean-Pierre Duteuil sur les différentes commémorations de Mai 68 et leurs interprétations par rapport au contexte politique, et d’autre part une approche plus événementielle et analytique par rapport à Mai 68, proprement dit.
Les titres des deux parties sont de notre fait.
Ensuite nous avons structuré le débat autour d’un certain nombre de thèmes qui, dans la dynamique de la discussion n’apparaissaient pas en tant que tels. Nous n’avons pas non plus respecté l’ordre chronologique.
Enfin nous avons ajouté quelques notes, notamment les références des livres qui apparaissaient au moment de la discussion. Cela étant, nous revendiquons une certaine subjectivité dans la rédaction de ce compte rendu. Chacun peut écrire à la Lettre du cercle Gramsci pour apporter des compléments d’information ou de position. De même il est toujours possible d’emprunter les cassettes de l’enregistrement.

Réflexions sur
les anniversaires décennaux de Mai 68

Jean-Pierre Duteuil (JPD) propose de revenir sur l’histoire du traitement des anniversaires.
En 1978, l’événement était encore présent. Nous étions dans la période de 1968 et il n’y a pas eu d’anniversaire. Mais tout de suite après, à partir des années 1980, il s’est installé un processus de réduction de l’événement  » Mai 68  » à un mouvement culturel, c’est-à-dire de la séparation d’une culture et de son contexte politique. Cela s’est fait progressivement. Des livres emblématiques incarnent ce processus, tels Génération1 de Patrick Rotman et Hervé Hamon, paru à l’occasion du vingtième anniversaire. Cet ouvrage a été présenté comme une histoire de Mai 68, alors qu’il s’agit de la saga d’une centaine de personnes essentiellement parisiennes et ayant appartenu pour la plupart à la même organisation maoïste, l’Union des Jeunesses Communistes Marxistes Léninistes (UJCML). C’est autour de ce travail que s’est construite l’idée d’une génération de soixante-huitards, à partir de la trajectoire de cette centaine de personnes ayant effectivement le même âge, mais loin d’être représentatifs de l’ensemble de leur classe d’âge. A partir de là, Mai 68 a été défini démographiquement (en termes générationnels) et non pas politiquement. Cette approche est fausse. En effet un soixante-huitard est quelqu’un qui avait probablement vingt ans, autour de la période de Mai 68 mais surtout qui a participé positivement au mouvement. Or la majorité de la population n’y a pas participé positivement Le mouvement était loin d’être majoritaire dans le pays.
Le livre d’Hamon et Rotman a véhiculé cette image du soixante-huitard défini en termes de génération, induisant l’idée que ces soixante-huitards ont pris les bonnes places au sein de la société. C’est le cas des 100 à 110 personnes dont ils relatent l’expérience mais ce n’est pas représentatif de l’ensemble de celles et ceux ayant participé positivement au mouvement.
Dix ans plus tard, en 1998, l’image de Mai 68 a continué à se séparer de l’origine du mouvement avec la parution d’un autre livre emblématique, celui de Le Goff2. Le Goff donne quand même des limites à son travail. Il traite uniquement du mouvement des idées à l’intérieur de la société française. A partir de là, cet ouvrage redonne corps à Mai 68 en tant que mouvement culturel, en prenant en compte les changements qui se sont opérés dans la société française, après 1968.
Cette approche occulte l’élément principal constitutif du rapport de forces qui a ouvert des brèches qui ont permis l’émergence de tous ces mouvements qui ont transformé culturellement la société française : la grève générale. Ces mouvements culturels (féminisme, écologie, etc.) séparés de ce qui les a rendu possibles, se sont progressivement affadis, avec l’évolution du rapport de forces. Les « années Mitterrand  » ont continué à entretenir cette vision  » culturelle  » de Mai 68.
Le quarantième anniversaire est différent. Il y a eu un regain de mouvement social, à partir de 1995, avec le mouvement des cheminots. Depuis, d’autres secteurs se sont mis en mouvement : la jeunesse scolarisée, le privé et le public.
Il y a une relation directe entre la  » commémoration  » d’un événement et le contexte dans lequel il est  » commémoré « . Cette année, il y a bien eu deux commémorations : d’une part des livres importants ont été écrits comme celui de Xavier Vigna3, ou encore l’ouvrage collectif Mai 68, une histoire collective4. Ces livres proposent une autre vision. Ils parlent de la grève générale et des mouvements de salariés. Ensuite on peut constater un réveil, du côté militant, avec l’organisation de nombreuses réunions, au niveau local.
Parallèlement à cela, il y a la commémoration des grands médias où on entend les mêmes personnes redire les mêmes choses.
Rotman dit que Mai 68 doit être un objet historique et qu’il est temps que l’événement soit traité par les historiens et non par les acteurs. JPD conteste cette position et estime qu’il ne faut pas laisser aux historiens le monopole de l’écriture des mouvements sociaux.

Mais que s’est-il donc passé en Mai 68 ?

D’abord, Mai 68 n’a pas commencé en mai et ne s’est pas terminé en juin. La période dure une dizaine d’années, un peu avant et beaucoup après.
Certains affirment qu’avant Mai 68, les gens étaient heureux, qu’ils n’étaient pas menacés par le chômage et qu’ils se vautraient dans la consommation, à l’inverse de la période actuelle.
Pourtant il y avait entre 450 000 et 500 000 chômeurs, et notamment un développement du chômage partiel pendant toute l’année 1967, comme à l’entreprise Rhodiaceta à Besançon. En 1966, il y a des luttes autour de cette question.
Il y avait aussi le problème des délocalisations internes d’entreprises. Dès les années 1960, de grandes entreprises s’installent notamment dans le grand ouest, à la recherche d’une main-d’œuvre moins chère et n’ayant pas besoin d’être trop qualifiée pour travailler à la chaîne. Cette main-d’œuvre, d’origine rurale, n’a pas de tradition syndicale, ce qui ne l’empêche pas de se révolter contre les conditions de travail. Ainsi les révoltes peuvent être brutales et se transformer en émeutes comme à Caen, au Mans ou à Redon. Et ces émeutes ont imprégné l’imaginaire des étudiants de 1968. Il y a eu ainsi une interpénétration entre ces deux types de luttes (étudiantes et ouvrières), bien avant 1968.

Le milieu étudiant

L’UNEF considérait que l’ensemble des étudiants avaient les mêmes intérêts de classe et qu’ils pouvaient s’unifier. A l’inverse, une minorité, dont le Mouvement du 22 mars, considérait que le milieu étudiant n’était pas homogène. Cette question a été débattue.
Si on considère, à partir d’une analyse de classe, que les étudiants n’ont pas tous le même intérêt, il est possible de mener un certain nombre de critiques, telles qu’on les pense, sans se préoccuper de savoir si on va être suivi ou pas, même en restant minoritaire.

La structuration
du mouvement

La structuration du mouvement est constitutive de la spécificité de Mai 68. Des dizaines de milliers de personnes se sont retrouvées dans des comités d’action, alors que l’extrême gauche ne représentait que quelques centaines de personnes même si elle avait une certaine influence. Les comités d’action ont été le cœur de Mai 68. Il y en a eu partout. Ils ont produit beaucoup de textes. Ce n’est pas sans évoquer les soviets, c’est-à-dire comment à un moment donné, les gens se regroupent et essaient de se prendre en charge eux-mêmes.
Ils n’ont pas remis l’économie en marche mais ils ont perduré quelques années et ils ont marqué profondément les formes de luttes qui sont apparues jusqu’à maintenant, comme les coordinations.
Maintenant, chaque fois qu’il y a un mouvement, il y a des coordinations où des gens reprennent la parole, s’expriment sur leur condition d’être humain dominé, voire écrasé.

Les occupations

En 1936 il y avait deux millions de grévistes. En 1968 il y en a eu sept à huit millions mais les usines ont été moins occupées qu’en 1936. Elles étaient occupées par peu de gens. Les ouvriers s’y rendaient tous les deux jours pour reconduire la grève mais, en général, ils préféraient aller dans la rue qui était le véritable lieu de rencontre et de discussion.

Le débat

Réflexion sur l’écriture
des mouvements

Un intervenant estime que JPD a instruit le procès des historiens, par rapport à l’écriture de l’événement. Faisant partie de l’association des Amis du musée de la Résistance de la Haute-Vienne, il constate qu’il y a le même débat entre les témoins qui ont vu et les historiens qui essaient de faire une synthèse un peu plus large. Il pense que c’est dangereux de dénier aux historiens le fait d’étudier Mai 68, d’autant plus que dans vingt ans les soixante-huitards ne seront plus là.
JPD répond qu’il n’a rien contre les historiens mais qu’il estime que tout le monde peut l’être et qu’il faut faire attention à ce que le point de vue de l’historien ne dessèche pas le contenu de l’évènement.

Bilan critique de Mai 68

Un intervenant pose la question du bilan. Pour lui, Mai 68, c’est l’histoire de deux échecs : d’une part celui du mouvement ouvrier qui n’est pas sorti de la bataille du quantitatif (gagner plus, travailler moins) et qui n’a pas été en mesure de repenser le dépassement de l’aliénation, et d’autre part celui de tout un mouvement de civilisation que Mai 68 a catalysé, un mouvement anti-autoritaire qui n’a pas réussi à dépasser l’autorité et la hiérarchie, dans la mesure où il a buté contre elles mais n’est pas allé au-delà. Un autre intervenant défend une vision très différente. Il pense que Mai 68 est d’abord une grande victoire revendicative. Il a été augmenté de 13,70%. Le SMIG a été augmenté de 35%. Les jours de grève ont été payés. Mais il y a eu une défaite politique provenant de la désunion de la gauche. JPD pose alors la question de savoir en combien de temps l’augmentation du SMIG a été absorbée par l’inflation.
Le même intervenant reconnaît que cette augmentation a été absorbée en deux ou trois ans mais que c’est la conséquence de la défaite politique, et donc d’un rapport de forces défavorable :  » Si on arrivait à avoir, dit-il, une union réelle, par en bas, les comités d’action et tout le reste, les choses seraient différentes.  »
Un intervenant se définit comme un ancien soixante-huitard, tout en se démarquant des soixantehuitards de Nanterre. Il se définit comme Limousin et affirme que la région n’a pas attendu des leçons de gens venant de l’extérieur pour résister :  » Ce que j’en retiens, dit-il, ce sont les grandes manifestations syndicales, dans la rue, où on voulait des choses qu’on a obtenues mais aussi des déceptions « .
L’ancien soixante-huitard de Nanterre, JPD, lui répond que pour lui, justement, Mai 68, ce ne sont pas les manifestations mais les prises de parole dans la rue, les comités d’action. On pouvait mettre une affiche au coin d’une rue et il y avait une cinquantaine de personnes qui se réunissaient autour et qui en discutaient, des gens de toute tendance politique, y compris des opposants. C’était un forum permanent, dans tous les quartiers de Paris, de jour comme de nuit5.
Le deuxième intervenant dit qu’à Limoges, le mouvement a démarré avec la CGT après le mot d’ordre de grève générale lancée le 11 mai. Les manifestations ont été importantes et ont pu regrouper jusqu’à 30.000 personnes, dont 8000 paysans. Cette unité ne s’était pas réalisée depuis les comités de Guéret. Après les manifestations il y avait bien une centaine d’étudiants qui voulaient continuer mais qui étaient isolés.

Une dichotomie entre
étudiants et ouvriers

Un intervenant estime que les événements de Nanterre ont été cristallisés par la réaction du Parti communiste et de la CGT. Il rappelle l’article de Georges Marchais paru dans l’Humanité où il était question de Cohn-Bendit en des termes intolérables. Il pense que c’était une provocation de Marchais. Mais il pense aussi que ça a masqué la réalité de ce mouvement et qu’il y a eu tout de suite une séparation entre des étudiants considérés comme bourgeois, et le monde des travailleurs. Il a participé à la manifestation du 13 mai, à Paris. Pour lui la différence entre les uns et les autres étaient patente.

Un mouvement international

Un intervenant aborde la dimension internationale du mouvement et s’interroge sur ces raisons. A partir de 1967, il y a des mouvements à Madrid, à Mexico, au Sénégal. Il aimerait savoir s’il est possible de faire un lien entre eux.
Un intervenant lui répond qu’il y avait toutes les luttes entre la guerre du Vietnam, dans la suite des luttes internationales. La jeunesse était traversée par cela, en France notamment, avec la guerre d’Algérie. Pour lui, Mai 68, c’est la suite de cela : une conscientisation politique d’une frange de la jeunesse par rapport à la situation de colonialisme.
JPD ajoute qu’il y avait des mouvements importants par rapport à la guerre du Vietnam au Japon, aux Etats Unis, en Allemagne, etc. En Espagne, il y avait la lutte contre la dictature. Et il y avait aussi les pays de l’Est.

Pour lui, il y a plusieurs choses qui se sont passées. La spécificité française, c’est le colonialisme, mais partout dans le monde, il y a une contradiction au niveau de la jeunesse entre la morale enseignée, dans la foulée des horreurs de la seconde guerre mondiale et la réalité du monde. La guerre du Vietnam, c’était la barbarie à l’état pur, retransmise le soir à la télévision :  » Dans les ciné-clubs, dit-il, on nous passait Nuit et brouillard et le soir à la télé on voyait les Vietnamiens qu’on faisait brûler au napalm  »
Vingt ans après la fin de la seconde guerre mondiale qui devait dans les discours, déboucher sur la paix et sur un monde meilleur, on prenait conscience que ça allait de pire en pire. Aux Etats-Unis, ça a commencé en 1963, aussi, avec la révolte des Noirs contre le racisme internationale.
Il y a eu, dans les années 1960, la naissance d’une génération morale qui a trouvé à s’investir dans les luttes, parfois violentes.

La question du pouvoir

Jean-Pierre Duteuil :
En Mai 68, il y a un rapport nouveau entre le mouvement et les institutions. La majorité du mouvement ne se posait pas la question d’un changement de régime. Les léninistes ont beaucoup critiqué cela et y ont vu de la faiblesse. Tout de suite après, il y a eu le même président, le même premier ministre. Mais ça peut être considéré comme la force de Mai 68. C’est la prise de conscience que la vraie vie ne passe pas par les institutions. Il y avait une critique beaucoup plus fondamentale et qui jusque-là n’avait pas été portée par le mouvement socialiste ou le mouvement ouvrier, notamment la question de la production posée à partir d’une critique de la consommation et la revendication de l’autogestion et de la gestion directe.

Un intervenant pense que le mouvement a été lucide par rapport au pouvoir. Le pouvoir, c’était la Bourse, c’était l’argent et il était beaucoup plus subversif d’incendier la Bourse que d’attaquer l’Assemblée Nationale. Mai 68 est une révolte antiautoritaire qui a remis en cause tous les pouvoirs, celui des parents, celui des enseignants et celui de l’Etat.

Un intervenant, ancien sympathisant de la JCR, en 1968, explique comment son organisation abordait la situation à partir d’une vision globale du monde qui prenait en compte les spécificités des  » trois secteurs de la révolution  » : le Vietnam (les pays non alignés), la Pologne (le communisme bureaucratique) et les pays capitalistes avancés. Pour lui, entre le 24 et le 30 mai, le pouvoir était à prendre. Il a conscience que dans ce domaine, il y a eu des échecs qui pèsent, comme Cronstadt, Makhno, Durruti,  » ces fossés de sang, dont les léninistes sont responsables « . Il pense malgré tout, que ces six jours de vide du pouvoir sont une occasion manquée, notamment après l’émeute du 24 mai et l’incendie de la Bourse.

Jean-Pierre Duteuil répond que cette question du pouvoir à prendre a été débattue au sein du Mouvement du 22 mars, portée par les quelques maoïstes qui en faisaient partie. Ils se sont dit que les anarchistes et les libertaires ne pouvaient pas faire face à une telle situation, et là-dessus la majorité du mouvement était d’accord. C’est ce qui les a amenés à créer la Gauche Prolétarienne comme réponse à cette situation.

Réflexion autour de certains acteurs

La CFDT
Un intervenant explique que la CFDT portait la revendication de l’autogestion. Il en était adhérent, mais il a eu du mal à comprendre la déviance de ce syndicat et de ses dirigeants.

Jean-Pierre Duteuil répond que la CFDT avait commencé à réfléchir là-dessus avant 1968 alors qu’elle venait de se déconfessionnaliser. En 1965, il y avait eu une grève dans une usine de Grenoble, technologiquement très avancée et qui comptait beaucoup de cadres. La CFDT y était bien implantée. C’est à partir de là que Serge Mallet et André Gorz ont théorisé sur l’émergence de cette nouvelle classe ouvrière, composée de techniciens et de cadres. La CFDT a repris cette théorie tout en oubliant qu’il y avait d’autres catégories qui se prolétarisaient, comme les employés des services. La CFDT a appuyé son concept d’autogestion non pas sur l’ensemble des travailleurs, mais sur ceux qui savent. Cela l’a amenée à des logiques de négociations et d’intégration dans l’appareil d’Etat. Une des grosses erreurs d’une partie des militants de Mai 68 a été de militer dans ce syndicat qui les a exclus, petit à petit.
Jean-Pierre Duteuil explique la dérive de la CFDT par cette analyse de la nouvelle classe ouvrière et de la disparition du prolétariat.
Les situationnistes

Un intervenant s’interroge sur le rôle des situationnistes à Nanterre.
Jean-Pierre Duteuil répond qu’il y en avait, mais que c’est après Mai 68 qu’ils sont devenus célèbres. Il rappelle son opposition à ce groupe avec qui les relations étaient difficiles. Il pense toutefois qu’ils ont apporté des choses qui ont été reprises largement par le mouvement comme la brochure De la misère en milieu étudiant. Ils ont porté une critique radicale de la consommation. Raoul Vaneigem a écrit des livres très intéressants. Mais il y avait un décalage entre ce que pouvait dire et écrire un certain nombre de théoriciens, et la pratique élitiste et sectaire de ceux qui s’en réclamaient6.

Les maoïstes

Un intervenant exprime son intérêt pour le livre Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary7 qui pose la question des « traitres « , sous forme pamphlétaire.
Jean-Pierre Duteuil répond qu’il aime beaucoup ce livre mais qu’en même temps, cet ouvrage accrédite l’idée que tous les soixante-huitards sont devenus des crapules, alors qu’il ne prend en compte qu’une minorité de personnes.
Celles-ci appartenaient essentiellement à une petite organisation maoïste, l’Union des Jeunesses Communistes Marxistes Léninistes une scission de l’UEC (Union des Etudiants Communistes) opérée par un groupe d’élèves du philosophe Louis Althusser, à l’école Normale Supérieure de la rue d’Ulm. Or ils étaient hostiles au mouvement qu’ils n’ont finalement rejoint que le 15 mai. Ils étaient hostiles au Mouvement du 22 mars. Ils étaient hors du coup et par ailleurs ils soutenaient un régime totalitaire depuis plusieurs années.

Et pourtant, ce sont eux qui, aujourd’hui, se donnent pour mission d’écrire l’histoire de Mai 68, en affirmant qu’ils avaient fait partie du mouvement alors qu’ils n’en avaient pas été. Ce sont eux qui ont la parole, maintenant.
Cette réponse de JPD provoque la colère d’un autre intervenant qui explique qu’il a milité dans une organisation maoïste, le Parti Communiste Marxiste-Léniniste de France (PCMLF), qu’il avait dix-neuf ans et qu’il s’estime aussi légitime que JPD comme soixante-huitard :  » C’est Mai 68, dit-il, qui m’a propulsé, qui a déterminé pour l’essentiel la trajectoire de ma vie. Une trajectoire qui est passée par des chemins comme le PCMLF.  » Il affirme qu’il est gêné par la posture de JPD. Il pense qu’il est plus intéressant de partir de cette identité qui a rassemblé la jeunesse en 1968 et qui a permis à un certain nombre de jeunes de militer et de se retrouver, au-delà des clivages organisationnels. JPD répond que ce n’est pas de cela qu’il parle, mais uniquement de cette poignée de normaliens organisés alors sous le sigle UJCML, et qui actuellement n’arrêtent pas de donner des leçons, dans un espace médiatique qui leur est largement ouvert alors qu’ils n’ont aucune légitimité pour cela. En aucune manière il ne les assimile au PCMLF, qui a une origine et un positionnement très différents.
Le personnel et le politique

Un intervenant estime que les médias entretiennent une confusion entre l’épanouissement personnel et l’individualisme dont s’est saisi le marché. Il pense qu’en 1968, il y a eu le questionnement autour du personnel et du politique, de l’intellectuel et du manuel, de l’autogestion et du centralisme démocratique.

Libération de la parole
et ouverture de nouveaux espaces

Une intervenante pense que le mois de mai a été une formidable réussite dans le domaine universitaire. Cela a permis un renouvellement extraordinaire des méthodes et de la littérature. Elle se souvient de la linguistique : l’introduction de la linguistique de l’école de Prague, puis de Chomsky. Mai 68 a permis de s’exprimer, de dire des choses qui n’étaient pas académiques. Dans beaucoup de domaines, cela lui semble un succès, souterrain, mais qui n’a pas fini de porter ses fruits.
JPD exprime son accord avec cette position.

Un intervenant aimerait savoir ce que JPD pense du slogan  » Il est interdit d’interdire « .
JPD lui répond qu’il en pense beaucoup de bien et que c’est une formule qu’il reprend à son compte chaque fois qu’il voit des mouvements qui veulent résoudre des problèmes par la juridiction, par l’interdiction. Il dit qu’il s’est toujours battu pour le droit à l’expression, y compris pour ses ennemis. Mais il est d’accord qu’on peut toujours discuter d’un slogan.
Un peu plus tard dans la soirée, un autre intervenant s’emporte à propos du contenu des affiches  » Election, piège à cons  » et  » CRS=SS « . Cet intervenant affirme son attachement à l’ordre et à la police républicaine.
JPD répond qu’il n’a jamais scandé le slogan  » CRS=SS  » avec lequel il n’est pas d’accord. Mais un autre intervenant rappelle le rôle de la police pendant la guerre d’Algérie, terminée seulement depuis six ans avant Mai 68 et dont les acteurs, soit du côté policier, soit du côté du mouvement, avaient été impliqués. Il rappelle le massacre des Algériens à Paris le 17 octobre 1961 (seulement vingt ans après la rafle du Vel’d’Hiv. Note du rédacteur) et la tuerie de Charonne, en 1962. Cette intervention augmente la colère du premier intervenant.

La question de la violence

A ceux qui affirment que la force de Mai 68, c’étaient les grandes manifestations de masse, organisées, pacifiques, unitaires, bien encadrées et bornées par les syndicats, un intervenant rétorque que ce qui marque le mouvement, c’est le degré de violence qu’il a assumé face au pouvoir. Il y a eu des émeutes en différents endroits où se sont côtoyés jeunes ouvriers et étudiants. Il pense qu’il y a toujours de la violence dans les mouvements vraiment revendicatifs. Il se réfère à l’expérience récente du mouvement anti-CPE qui a fait reculer le gouvernement, à l’inverse du mouvement de 2003 sur les retraites. Un autre intervenant dit que la violence en 1968, c’était de la simple défense par rapport à l’agression policière. JPD rappelle qu’actuellement des lycéens sont en prison et que le degré de violence de la part de la police est inégalé depuis une dizaine d’années. Cela amène un nouvel intervenant à demander si, aujourd’hui, le pouvoir emprisonne plus facilement qu’en 1968.
JPD répond qu’en 1968, on emprisonnait facilement mais pour un court moment. Lors de manifestations, il pouvait y avoir entre 600 et 700 personnes arrêtées. Mais cela n’est pas comparable avec le degré de répression actuel.

Génération 68
et génération actuelle

Un jeune intervenant demande à JPD ce qu’il pense de sa génération. JPD lui répond que ça dépend laquelle. Pour lui, il y a des clivages à l’intérieur de chaque groupe. L’approche n’est pas démographique mais politique, et d’intérêts de classe. Il pense que les grands mouvements sociaux se produisent toujours quand on ne s’y attend pas et que le niveau de politisation peut monter rapidement. Il côtoie des jeunes politisés. Il trouve que ce qui se passe actuellement dans le milieu scolaire est très intéressant. Le milieu étudiant, lui, est différent : les étudiants ressemblent à leurs professeurs. Sans doute sont-ils angoissés par l’avenir, mais JPD estime que c’est une erreur puisqu’il n’y a pas d’avenir, de toutes façons. Ainsi, ils devraient plutôt se faire plaisir et lutter, eux aussi, contre le système.

Compte rendu réalisé par Christophe Soulié.

Mai, juin 68 : l’insubordination ouvrière

Avec Xavier Vigna
19 juin 2008
Pour sa seconde soirée “autour ou à propos de Mai 68 et de son actualité” (1), le Cercle Gramsci, invite Xavier Vigna, historien, enseignant à l’Université de Bourgogne, autour d’une thèse de doctorat remarquée sur le mouvement ouvrier dans les années 68 (2).
A l’approche du 40ème anniversaire, on a vu se multiplier les commémorations médiatiques à la gloire des acteurs étudiants et intellectuels des évènements de mai. L’aspect sociétal de 68 (la révolte anti-autoritaire, les luttes étudiantes,….), dont l’importance est bien réelle, a occulté une fois de plus, le plus grand mouvement social que la France ait connu. Nous avons donc voulu, à la mesure de nos moyens, c’est-à-dire modestement, contribuer à redonner toute sa place au  » 68 ouvrier « .
Nous vous présentons ici l’essentiel de l’intervention de Xavier Vigna.

En introduction, Xavier Vigna rappelle le contexte social dans lequel il a été plongé au moment où il effectuait ses recherches dans le cadre de la préparation de la thèse de doctorat, dont est issu son ouvrage  » l’insubordination ouvrière « .  » Entre 1995 et 2003, j’étais enseignant à Montreuil, dans le 93, il y avait beaucoup de mouvements sociaux dans les collèges et lycées. Le fait d’avoir été acteur de ces grèves et d’une certaine forme d’insubordination enseignante m’a fait beaucoup réfléchir, et cela a eu une influence forte sur mon travail « .

Quand le monde ouvrier fait irruption dans le mouvement

C’est à partir de l’irruption des ouvriers dans le mouvement (en gros le 13 mai1968) que le mouvement bascule et se leste d’un poids politique déterminant. C’est en effet parce que la classe ouvrière entre dans le mouvement que le sort du pays semble en jeu. Le mouvement de 68 était, jusqu’à cette date, un mouvement important certes (pas uniquement parisien) mais seulement étudiant. A compter du 13 mai, la crise ouverte par les grèves massives, alimente tout un discours (et jusqu’à aujourd’hui) sur une hypothétique situation révolutionnaire.
Xavier Vigna refuse ces termes-là du débat…. Ce qui lui semble important c’est plutôt de regarder ce qui se joue dans ces grèves, en quoi les caractéristiques particulières de ces grèves ouvrent une séquence d’insubordination ouvrière.
Ce qui frappe en mai/juin 1968 c’est la profondeur de la contestation, qui ne se résume pas à la volonté d’obtenir des augmentations de salaire, car c’est l’ensemble de l’univers usinier qui est contesté (conditions de travail, organisation du travail, rapports à la hiérarchie,…), c’est en ce sens que le mouvement peut être considéré comme politique.

Les caractéristiques
du mouvement

Il s’agit bien du plus grand mouvement de grèves ouvrières de l’histoire de la France. Il y des grèves importantes avant mai 68 : Rhodiaceta à Besançon et Lyon, Berliet, St Nazaire, Caen,… mais la grande grève du 13 mai fonctionne comme le coup d’envoi d’un mouvement très long qui va se prolonger jusqu’au début du mois de juillet, après le second tour des élections législatives. Le mouvement est long, ample, généralisé, mais pas général (voir plus loin). Il est aussi plus démocratique. Il n’y a pas comme en 1947, un comité central de grève, piloté par la CGT (qui en décembre 1947 a proclamé la fin de la grève), ce qui explique que le mouvement va prendre des formes diversifiées.
Le mouvement est bien un mouvement national, même s’il est d’une ampleur variable selon les régions (en Alsace, au maximum du mouvement, seulement 6 usines seront occupées), et la grève demeure minoritaire à l’échelle nationale (7 millions de grévistes au maximum). Mais il y a aussi des territoires presque totalement grévistes (dans le Nord, la région parisienne,…). Et ce ne sont pas seulement les grands bastions ouvriers classiques qui se mobilisent (Métallurgie, mines,…), il y a aussi des grèves dans la chimie, le textile, l’alimentation…

La vague d’insubordination va se prolonger au-delà de 1968, en affectant des régions plutôt conservatrices qui n’avaient pas connu de fortes mobilisations en mai : dans les Deux-Sèvres le mouvement démarre en 1972 ; en Alsace en 72/73 (dans la vallée de la Bruche) avec trois grèves avec occupation et séquestration ; en Bretagne, en Normandie,….

Occupations et séquestrations

Comme en 1936, il y a beaucoup d’occupation des lieux de travail. C’est évidemment une transgression, et le patronat réagit vivement, la police aussi. A partir du 6 juin, Raymond Marcellin, ministre de l’Intérieur, envoie la police déloger les ouvriers qui occupent les usines : il y de fortes violences (Beauvais), des morts (Sochaux, Flins).
La pratique de la séquestration des responsables d’entreprise débute dès le 14 mai, à Sud Aviation (prés de Nantes), où le directeur d’usine et 5 de ses collaborateurs seront retenus pendant 15 jours…. une équipe de l’ORTF filme la scène. Le modèle va être reproduit à Cléons et ailleurs.
Le 18 mai, ça s’arrête. Au cours d’un débat sur Europe 1, Georges Séguy, secrétaire général de la CGT désapprouve en direct cette forme d’action et demande que ça cesse. Les cadres séquestrés vont progressivement être libérés, ce mode d’action décline, sans toutefois disparaître (par exemple, le 2 juin, une équipe de cadres est séquestrée à nouveau dans une usine d’équipements auto en Haute-Loire) et le phénomène se reproduira les années suivantes. La CGT finira par se rallier à ces méthodes vers 1975. Et bien d’autres formes d’action illégale vont se développer dans ces années-là : mise à sac de locaux, sabotages,… La plus grande forme d’illégalité sera les  » grèves productives  » inventées chez LIP en 1973 : on séquestre, on occupe, on met la main sur les stocks de montres, et on redémarre la production, soit quatre formes successives d’illégalités.

Les femmes et les immigrés.

Chez les ouvrières, la mobilisation est réelle, mais dans les usines de femmes (au début du mouvement) les négociations avec l’employeur sont encore conduites par des hommes. Progressivement on constate que la direction de la grève est assurée par des femmes, la direction gréviste se démocratise, le modèle syndical viril est bousculé. Mais cela ne tarde pas à  » poser problème « , on met en cause le comportement des femmes. A Vesoul (usines Peugeot) par exemple, les dirigeants de l’usine reprochent aux grévistes de transformer le réfectoire en maison close ! Mais chez les militantes syndicales on s’interroge aussi sur le comportement des plus jeunes ouvrières en grève. Cette question de la sexualité n’est jamais posée dans les usines masculines.
Concernant l’entrée en lutte des immigrés, la situation est contrastée. Des Portugais et des Espagnols (10 000 selon les RG) repartent au pays, ils ne comprennent pas ce qui se passe. A l’inverse, à Billancourt, des immigrés algériens, espagnols et portugais rédigent une plate-forme spécifique sur la question immigrée que la CGT refuse de diffuser (la CFDT la diffusera).
Lors des négociations de Grenelle, on n’abordera pas la question des femmes et des immigrés, alors que 250 étrangers seront expulsés en mai/juin. Dans les années 1970 on va voir des mouvements de grève d’ouvriers immigrés comme à Lyon (usines Penarroya spécialisées dans le retraitement du plomb), contre des conditions de travail très dures. On observe aussi les premières grèves en 1972 de travailleurs immigrés pour obtenir leur régularisation.

La question de l’organisation
du travail

La durée de la grève, l’occupation des usines, fait que l’on a le temps de parler, notamment de l’organisation du travail, des cadences,….
Or ces questions ne seront pas abordées dans les négociations de Grenelle, ni dans les discussions par branche qui suivront. En effet, on négocie d’abord sur les salaires, c’est le compromis fordien (hausse des salaires, en échange de l’augmentation de la productivité du travail). Les  » acquis  » de mai 68 ne règlent donc pas cette question-là ! c’est pourquoi la contestation va perdurer dans les années suivantes. Par exemple, à Flins ce qui est contesté c’est le système des salaires, le salaire étant variable d’un poste à l’autre. De juin 1969 à janvier 1973, il y a 28 conflits d’atelier à Flins sur cette question.
On observe la création de comités de base, de comités de lutte, à côté des organisations syndicales, et ceci n’est pas lié particulièrement à l’action de militants  » gauchistes « . Une partie des ouvriers et des militants ont le sentiment que l’heure est à l’offensive et trouvent les syndicats trop timorés. La  » relation d’évidence  » entre ouvriers et syndicats est malmenée, cela aura des effets dans tout le monde du travail.
Si 68 et la reconnaissance de la section syndicale dans l’entreprise ont pour effet d’accroître les effectifs syndiqués (+ 400 000 à la CGT, + 100 000 à la CFDT), dès 1969 les effectifs redescendent, et ceci avant la crise économique des années 70.
On oppose souvent le mouvement étudiant, inventif et joyeux, au mouvement ouvrier, traditionnel, axé sur les revendications quantitatives. 68 montre que les choses sont beaucoup plus nuancées que cela.
Tout mouvement social occasionne des tensions entre organisations syndicales ou politiques et le mouvement lui-même, 68 en est un bon exemple. C’est pour cela que 68 a laissé un souvenir mitigé à la CGT et que la CFDT a beaucoup de mal aujourd’hui à fêter 68 vu ce qu’elle est devenue.
68 c’est aussi un moment court de sécession, avec ce besoin de se parler, d’échanger par delà les classes sociales, notamment par les rencontres entre étudiants et ouvriers, les « portes closes  » de Billancourt sont largement un mythe, il y avait des étudiants des deux côtés des portes…

Le débat :

Un intervenant : Vous n’avez pas beaucoup insisté sur un autre aspect sociétal de 68, la question de l’autorité des  » petits chefs « . Dans La reprise du travail aux usines Wonder (3) on voit une jeune ouvrière qui refuse de reprendre le travail et des délégués syndicaux qui la poussent à reprendre. Ce phénomène a été assez fort, beaucoup de jeunes ouvriers ont refusé de retourner au travail, sont partis à la campagne, dans des communautés ou d’autres mouvements.
Il y a eu vacance du pouvoir pendant une dizaine de jours en 68, comment peut on expliquer l’attitude de la CGT ou de PCF qui ont refusé de considérer que le pouvoir était à prendre ?

Xavier Vigna :
– Sur l’anti-autoritarisme. Le phénomène n’est pas propre aux jeunes ouvriers. Par exemple, aux usines Renault de Billancourt, on voit des ouvriers (dans un atelier d’outillage) âgés de 40 à 50 ans qui dénoncent l’autorité des petits chefs. Cependant, les organisations syndicales sont mal à l’aise, car le contremaître est un ouvrier comme un autre. Les organisations gauchistes n’ont pas la même difficulté car elles ne recrutent pas parmi les contremaîtres, elles vont donc pouvoir dénoncer le comportement des  » petits chefs « . Ainsi, la Gauche prolétarienne avait édité des autocollants avec le texte suivant :  » Je suis bête, je suis con, je m’appelle XXX , le vais me faire casser la gueule « . Cette hostilité est vieille comme le mouvement ouvrier, il n’y a pas de spécificité de 68 de ce point de vue (cf. les écrits de Simone Weil, Gorges Navel,….).
– Sur la vacance du pouvoir. En fait, il n’y en a jamais vraiment eu, hormis peut être les quelques heures que De Gaulle passe à Baden Baden le 29 mai. Xavier Vigna prend l’exemple du cahier de permanence de la CFDT (siège national), dans la nuit du 29 au 30 mai, des coups de fils signalent que des chars patrouillent en banlieue, cela veut dire que le pouvoir fonctionne. Idem au cabinet du Ministre de l’intérieur, où il n’y a pas de désordre apparent, les préfets ne sont pas alarmistes. Et la droite se remobilise, y compris en renouant des alliances avec l’extrême droite. Sept permanences du PCF sont plastiquées en mai. A Marseille les CDR (Comités de défense de la République créés en 68 par le parti gaulliste) travaillent avec l’extrême droite par anticommunisme. De Gaulle et les gaullistes n’étaient pas prêts à se laisser évincer du pouvoir. De plus, la CGT avait peur de vivre un nouveau 1947 (la scission avec FO et la chute des effectifs liée à l’échec des revendications).  » Si ça va trop loin, ça va mal finir  » disait-on. Les militants syndicaux redoutent aussi la police parisienne, nous sommes six ans après Charonne.

Un intervenant : Quel fut le rôle des syndicats, un moteur ou un frein ? Qu’en était il des négociations souterraines avec Chirac ou Balladur ? N’y avait il pas une alliance de fait entre le PCF, la CGT et De Gaulle pour maintenir l’ordre.

Xavier Vigna : La CGT, tout comme la CFDT ont favorisé l’extension du mouvement. L’analyse des écoutes téléphoniques le prouve. Le problème de la CGT, plus que celui de la CFDT, est d’assurer un débouché politique au mouvement, pour éviter l’échec des grèves de 1947. Dans ce contexte-là, les négociations de Grenelle satisfont les organisations syndicales. On est dans un schéma classique : grèves + négociations.
Les négociations de Grenelle commencent le samedi 25 après-midi et se prolongent jusqu’au lundi 27 mai à 7h du matin. Au début de la négociation et jusqu’au dimanche 26 à minuit, la CGT campe sur des positions très fermes. Mais au milieu de la nuit, la nouvelle du déroulement du meeting de Charléty parvient rue de Grenelle (4). La CGT a peur de se faire doubler sur sa gauche, elle adopte alors une position beaucoup plus conciliante. Ce revirement explique, que le 27 mai au matin la grève soit reconduite à Renault Billancourt, peu avant le début du fameux meeting. Séguy et Frachon (son prédécesseur à la tête de la CGT) sont partisans de la reprise du travail. Avant l’arrivée de Séguy au meeting, Benoît Frachon intervient et plaide pour une attitude raisonnable, il essaye de préparer le terrain pour Séguy. Le matin même sur le perron de Grenelle, devant les caméras, Séguy indique que  » la reprise du travail ne saurait tarder « .
La CFDT est également mal à l’aise face à un mouvement qui lui échappe. Eugène Descamps, dans une conférence de presse le 29 mai semble avoir peur de la CGT et du PCF et craindre un nouveau  » coup de Prague « , l’homme providentiel pour lui c’est Pierre Mendès France. A partir du 30 juin, CGT et CFDT poussent au niveau national de plus en plus fortement à la reprise du travail.

Un intervenant : Ne pensez vous pas que, 13 ans après mai 68, l’arrivée de la gauche au pouvoir a contribué à casser le mouvement social ? Le mouvement ouvrier n’est il pas prisonnier de l’illusion de la prise du pouvoir par le haut de 68 jusqu’à Besancenot aujourd’hui ?

X.VIGNA : En 68, la CGT pose la question du pouvoir en demandant la constitution d’un  » gouvernement populaire « . La signature en 1972 du programme commun renforce cette tendance, il s’agit d’une  » étatisation des luttes ouvrières « , seule la conquête du pouvoir permettra de changer les choses. A partir de 1977/1978, la conflictualité régresse dans les usines, on attend la victoire dans les urnes. Le mouvement s’est donc rogné les ailes dès avant 1981 ; même la CFDT participe aux  » assises du socialisme  » en 1974.
Cependant, il y deux secteurs où les luttes ont perduré ; l’automobile et la sidérurgie où le pouvoir socialiste s’est montré très brutal. En 1985 à Talbot Poissy, les non grévistes attaquent les grévistes au cri de  » les bougnoules au four « , et le préfet laisse faire. Pendant les grèves à Flins en 1983, Gaston Defferre, Ministre de l’Intérieur qualifie les grévistes de  » chiites, étrangers aux réalités sociales de la France  » et Pierre Mauroy, Premier Ministre, de même.
Dans la sidérurgie en 1984, il y a 8000 suppressions d’emploi (dont 3000 à Longwy). A Usinor, il y a des grévistes CGT qui mettent à sac la permanence du député socialiste et veulent faire de même avec le bâtiment de la Mairie communiste. Cet épisode marque une forte défiance et de fortes frictions entre les ouvriers, et les partis de la gauche traditionnelle.

Un intervenant : Xavier Vigna est invité à apporter des précisions concernant les  » révélations  » de Georges Séguy, dans son dernier livre de mémoires (5).

X. Vigna : D’un côté à propos de 68, Séguy a tendance à se répéter, tout en étant de plus en plus déconnecté de la réalité. D’un autre côté, il a évolué, ainsi il qualifie aujourd’hui les grèves de 68 d’autogestionnaires, alors qu’il affirmait à l’époque que l’autogestion était  » une formule creuse « . Cependant, il dit des choses nouvelles sur la période 1978/1982. En 1978, c’est le 40ème congrès de la CGT et la tentative de rénovation qui s’appuie sur une partie de l’appareil du PCF, contre une autre partie (notamment Krazuky). Quand Séguy se retire en 1982, il avait été convenu que son successeur Henri Krazuky ne devait faire qu’un seul mandat en tant que secrétaire général de la CGT. 1982, c’est aussi le moment où toute une série d’initiatives sont mises au pas : Radio Lorraine cœur d’acier, le magazine Antoinette,…. Séguy le souligne dans son livre.

Les gauchistes ont été faibles mais pas marginaux…

Un intervenant : Quel a été le rôle, le poids des gauchistes dans les événements de mai, et également dans les années 1970 ?

X. VIGNA : Le rôle des militants révolutionnaires a été minime en 1968 même, car ils sont très peu nombreux (600 personnes à la JCR au maximum), probablement 3000 à la Gauche prolétarienne (GP). Mais le pouvoir les redoute énormément.
Exemple : le préfet du Vaucluse en 1973 établit la liste des organisations dont il se méfie. Pour lui, cela va des écologistes, des milieux occitannistes aux maoïstes. Un fichier des militants révolutionnaires est constitué, il y a des filatures (Cohn Bendit, Krivine,…). Les Renseignements Généraux pratiquent l’infiltration, ainsi un indic est infiltré au sein du Bureau de la Gauche Prolétarienne, c’est d’ailleurs le seul ouvrier. En même temps, les gauchistes ont un rôle tout à fait crucial dans la diffusion de l’insubordination. Les  » établis  » (6) n’ont pas échoué de ce point de vue. Ils jouent le rôle de ferment, ils opèrent des liaisons par delà les clivages syndicaux. Les Cahiers de mai (7) contribuent à la diffusion d’idées, notamment sur ce qui se passe ailleurs (Italie,…). Ce sont les animateurs des Cahiers de mai qui vont chez Lip en 1973 et réalisent le journal de la grève Lip unité, qu’ils vont diffuser dans toute la France. S’ils jouent un rôle dans la lutte des Lip, on ne peut pas dire que la lutte des Lip ait été portée par les organisations révolutionnaires. En résumé les gauchistes ont été faibles mais pas marginaux.

Un intervenant : Y a-t-il eu des exemples de communication forte entre jeunes ouvriers en grève d’une part, et lycéens ou étudiants en lutte d’autre part ?

X. Vigna : Il y a eu des rencontres, favorisées par des évolutions sociologiques. Les effectifs étudiants ont plus que doublé dans le courant des années 60 (de 200 000 à 500 000), il y a donc de nouvelles catégories d’étudiants, issus des classes non favorisées. Exemple à Sud Aviation (en grève depuis le 14 mai). Dès le premier jour des étudiants de Nantes vont à la rencontre des ouvriers en grève dans leur usine, ils passent la nuit à discuter. En région parisienne, le Mouvement du 22 mars, l’UNEF encouragent les étudiants à aller à la rencontre des ouvriers (Flons, Hispano-Suiza). A Billancourt, le 16 mai, les grilles de l’usine restent fermées, cependant il y a au même moment dans l’usine des étudiants du Conseil d’Administration de l’ENS de Fontenay qui sont à l’intérieur en train de discuter avec des militants ouvriers. Ces échanges-là on les retr-ouve également dans l’autre sens : des ouvriers vont dans les facs (à Montpellier, à Rouen,…), et ce n’est pas un phénomène marginal.

Un intervenant : Un participant témoigne de ce même phénomène à Limoges en 68, il s’interroge sur la poursuite de ce mouvement dans les années 70.
X. Vigna : La proximité d’âge favorise les échanges, mais il y a aussi une communication inter générationnelle. Cela se poursuit dans les années 70, avec les  » travailleurs paysans « , les catholiques également (Action Catholique Ouvrière, Jeunesse Ouvrière Chrétienne) vont à la rencontre des ouvriers (8). Après 1980, la hausse du chômage, le développement des luttes défensives entraînent un net reflux de ce mouvement.

L’héritage de 68…

Un intervenant : Que reste-t-il aujourd’hui de cette expérience d’insubordination ouvrière ?

X. Vigna : Aujourd’hui, nous sommes dans une toute autre séquence historique. Il n’y a pas de transmission à attendre de quoi que ce soit ! Les porte-paroles auto proclamés de 1968 ne cessent aujourd’hui de cracher sur ce qu’ils ont fait de leur jeunesse. Il y a toutefois quelques éléments de bilan à tirer : une espèce d’insolence envers les organisations instituées,… c’est le seul héritage de 68 ! une prise de distance avec cette obsession de la conquête du pouvoir, le souci d’une gestion démocratique. Mais cela traverse l’histoire sans qu’il y ait besoin de se référer à 68.

Un intervenant : On parle beaucoup des anciens de mai 68 qui ont fait carrière, mais beaucoup de militants de ces années-là sont restées fidèles toute leur vie à leur engagement.

X. Vigna : Le discours sur les soixante-huitards qui ont réussi masque la réalité ouvrière de l’époque, les conditions de travail très dures et l’engagement militant très fort et très sérieux des militants ouvriers. Quant aux étudiants, ils ont fait après 68 la carrière que faisaient habituellement les étudiants de l’époque, ni plus, ni moins. N’importe quel étudiant, même médiocre finissait cadre après 1968.

Un intervenant : Le terme ouvrier est devenu presque indécent, comme s’ils n’y en avait plus. Les ouvriers ont été rendus invisibles et muets, écrasés par une  » énorme classe moyenne « .

X. Vigna : Selon les recensements de l’INSEE, l’apogée du monde ouvrier c’est 1975, c’est après que l’on observe une baisse, mais lente. L’UIMM publie en 1971 une note dans laquelle elle propose d’appeler les  » OS « , agents de production : il y a là une bataille idéologique sur le nom. Mais avant cela, les syndicats avaient également englobé les ouvriers dans le terme de  » travailleurs « , de  » salariés « . Progressivement l’usage du mot ouvrier a reculé, avant même que les effectifs ne régressent.

Un intervenant : Des quantités d’usines existent encore et emploient beaucoup d’ouvriers, avec des conditions de travail qui sont encore très difficiles. La classe ouvrière existe donc bel et bien.

X. Vigna : Le monde ouvrier existe bel et bien, mais il est beaucoup moins visible qu’auparavant.

Un intervenant : L’intérim est une forme d’esclavage moderne. Là où il n’y a plus de présence syndicale dans l’entreprise, il y a régression sociale.

X. Vigna : Après 1968, on reconnaît les sections syndicales d’entreprise, mais on ne met pas fin à la répression anti-syndicale, y compris dans les grandes entreprises.

Un intervenant : Il faut poser la question du débouché politique des luttes sociales. On disait en 1936, en 1947, en 1968 que  » l’on n’était pas prêts « , que  » ce n’était pas le moment « . On a dit la même chose en 1995, en 2003…

Un intervenant revient sur la question de la vacance du pouvoir en 1968. Il souligne que les classes possédantes ont eu très peur en 1968, et ont organisé au plan idéologique une dissolution apparente de la classe ouvrière : par la dispersion des usines, la fin des concentrations ouvrières. Le travail des think tanks libéraux ont nourri le discours de la droite d’aujourd’hui.

X. Vigna : C’est un vrai problème que les organisations syndicales calquent leur agenda sur les échéances politiques, car cela a des effets démobilisateurs très forts.

Compte rendu réalisé par
Christophe Nouhaud.
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(1) Le 29 avril, le Cercle invitait Jean Pierre Duteuil, co-fondateur en 1968 à Nanterre (avec Daniel Cohn Bendit), du Mouvement du 22 mars. Voir la Lettre du Cercle n° 135.

(2) Xavier Vigna : L’insubordination ouvrière dans les années 68, essai d’histoire politique des usines, Presses universitaires de Rennes, 2007, 22 €. Xavier Vigna a également collaboré à plusieurs ouvrages collectifs concernant 68, parmi lesquels Les années 68, le temps de la contestation, Complexe, réed. 2008, et le numéro de la revue L’Histoire, avril 2008.
(3) La reprise du travail aux usines Wonder film de Jacques Willemont et Pierre Bonneau, séquence d’une dizaine de minutes, tournée le 10/06/68, jour de la reprise du travail à l’usine Wonder de St Ouen, par une équipe d’étudiants de l’IDHEC.

(4) Le meeting du 27 mai au stade Charléty, réunit les principaux leaders du mouvement étudiant et de la gauche non communiste (Sauvageot, Geismar, Rocard, Mendès France,…)

(5) Georges SEGUY : Résister, de Mauthausen à Mai 68, éditions de l’archipel, 2008.

(6) Voir notamment Les établis, la chaîne et le syndicat. Pratiques, Mythes et Croyances d’établis Maoïstes. Monographie Lyonnaise, de Marnix Dressen chez L’Harmattan

(7) Les Cahiers de mai ont été créés en mai 1968 par Daniel Anselme, le journal a paru jusqu’en 1974.

(8) L’Association nationale des paysans-travailleurs (ANPT) est créée en 1974, par des paysans de la gauche non communiste, elle se transforme en 1981 en Confédération nationale des syndicats des travailleurs paysans (CNSTP). Les travailleurs paysans contribueront à la création de la Confédération paysanne en 1987.

Les Tribunaux permanents des peuples

Avec Braulio MORO

Soirée organisée avec France Amérique Latine le 13 janvier 2009

Philippe Naneix introduit la soirée :

Le Tribunal permanent des peuples (TPP) a été appuyé lors de sa création par la fondation Lelio Basso. Lelio Basso était un des membres du tribunal Russell. À l’origine, le but était de rendre permanente la fonction qu’avait le tribunal Russell  » en garantissant un espace de visibilité des jugements sur les violations massives du droit des peuples, espace institutionnel au niveau national ou international « . Cette problématique est intéressante pour le cercle Gramsci dans la mesure où il y a des violations massives qui sont peu prises en compte par les instances (notamment par la Cour pénale internationale) : les violations liées à des actions économiques.
La Cour pénale internationale ne traite pas des crimes économiques. Si on regarde ce qui se passe en Amérique latine, on voit que des actions que l’on peut qualifier de criminelles sont menées autour de l’exploitation de ressources naturelles, autour des pillages des pays. Le TPP n’a qu’un rôle éthique, mais l’éthique a aussi un pouvoir : celui de mettre en évidence les lacunes du droit international. Il permet aussi aux victimes de s’exprimer ; cela permet de créer des archives sur lesquelles on pourra articuler une histoire.
Est-ce que les travaux de ce tribunal disposent de suffisamment de relais ? Quels sont les types de relais du travail du TPP, et comment un débat contradictoire peut-il s’articuler autour des activités de ce tribunal ?

Paloma León de France Amérique Latine (FAL), explique pourquoi cette association est partie prenante dans les Tribunaux permanents des peuples. Au départ, FAL est une association de solidarité internationale qui travaille depuis plus de trente ans à dénoncer les atteintes aux droits humains en Amérique latine et aux Caraïbes. Elle travaille aussi à construire une réflexion nouvelle sur les alternatives au développement néo-libéral.
En effet, créée au moment des dictatures et lors de l’arrivée massive d’exilés politiques, France Amérique Latine s’est donnée pour mission d’appuyer les luttes populaires en Amérique latine et de dénoncer les actions commises contre les droits humains. Avec le développement des accords de libre-échange entre les gouvernements des deux continents et à la suite du Forum social européen de novembre 2003, des organisations sociales et de solidarité internationale d’Amérique latine et d’Europe ont décidé de résister conjointement à l’avancée du néo-libéralisme dans ces deux régions du monde, en se regroupant au sein d’un réseau bi-continental. La première expérience fut l’organisation au Mexique d’ Enlazando Alternativas (expression traduite en accord avec Braulio Moro par :  » En tissant des alternatives « ).
Cette première rencontre s’est tenue en marge du troisième sommet des chefs d’États et de gouvernements de l’Union Européenne, d’Amérique latine et des Caraïbes en 2004. Puis le réseau s’est organisé, d’abord dans une première réunion à Bruxelles, puis dans une autre dans le cadre du Forum social des Amériques à Quito en juillet 2004 et au cours du Forum social européen de Londres en 2004. Enfin il y eut le Forum social de Porto Alegre.
Les rencontres d’Enlazando Alternativas se sont tenues à Vienne entre le 10 et le 14 mai 2006, alors que la plupart des pays d’Amérique latine avaient renouvelé leurs gouvernements et intégré de nouveaux membres. Les accords entre l’Union Européenne, l’Amérique latine et les Caraïbes, les politiques de développement et les politiques militaires ont été discutées. Le Tribunal permanent a aussi été créé pour mettre en accusation le fonctionnement du système de pouvoir des transnationales européennes, tant en Amérique latine qu’au sein de l’UE.
Ces rencontres d’Enlazando Alternativas ont compté 5000 participants. La diversité des organisations qui les ont suivies sur les deux continents et la présence de chefs d’États comme Hugo Chávez ont contribué à consolider des campagnes et des actions bi-régionales. Les réseaux participant au Tribunal permanent des peuples ont saisi l’occasion pour établir des coopérations bi-régionales dans une campagne contre les entreprises transnationales et le régime actuel du commerce et de l’investissement. Cette nouvelle alliance entre les sociétés civiles des deux continents cherche à construire un monde fondé sur la paix, la démocratie participative, la justice sociale, les droits humains, la souveraineté alimentaire et le droit des peuples à l’autodétermination. Cet espace véhicule les luttes actuelles, les résistances populaires émergentes et les visions sur les alternatives pour les deux régions. Ce réseau a ouvert un espace politique d’action et de réflexion communes ; il s’affirme comme un espace politique bi-régional ouvert aux mouvements sociaux, aux syndicats, aux ONG, aux organisations paysannes, politiques, écologiques, indigènes, et aux réfugiés. Il est mobilisateur d’initiatives renforçant la résistance aux politiques néo-libérales des gouvernements européens qui affectent les deux continents.
Les dernières rencontres ont eu lieu à Lima en 2008. Braulio Moro y a participé parce qu’il est aussi acteur de ces rencontres.
Il nous expliquera exactement quel est son rôle dans ces rencontres. Notre comité local de FAL participe modestement à ce réseau en appuyant la lutte des Mapuches pour la reconnaissance de leur peuple par le gouvernement chilien. Par exemple il appuie leur lutte contre les multinationales chinoises et japonaises dans le sud du Chili, lutte pour un droit à la santé qui reconnaisse des pratiques ancestrales, et pour le droit des Mapuches à leur langue.
Évidemment c’est un programme énorme. C’est surtout France Amérique Latine nationale qui est partie prenante dans ces rencontres, et dans la diffusion de toutes les rencontres et de tout le travail qui se fait en Amérique latine. Il y a des comptes rendus réguliers dans le magazine de FAL.
C’est un sujet qui n’est pas très connu, pourtant on peut faire des liens entre ce qui se passe en Amérique latine et ce qui se passe ici en Europe.

Braulio Moro :
Je vais essayer de présenter rapidement en quoi consiste cette initiative d’un Tribunal permanent des peuples, et pourquoi nous avons créé une organisation bi-régionale Union Européenne-Amérique latine. Je vais aussi essayer de répondre à quelques questions : À quoi ça sert ? Quels sont les relais ? Quelle est l’efficacité de cette initiative ?
Un fait important que je voudrais mettre en avant, c’est que contrairement à ce que les gens imaginent, l’Union Européenne (je parle de l’UE en tant qu’union de 27 États) est le premier exportateur mondial. C’est la première puissance économique mondiale : ce ne sont pas les États-Unis. Il faut se rappeler que l’Allemagne est à elle seule le premier exportateur mondial, et que parmi les dix premiers pays au niveau international, hormis les États-Unis et le Japon, il n’y a que des pays de l’Union Européenne.

Une violente politique
de libre échange

La deuxième chose, c’est : de même que les États-Unis depuis des années ont mis en place une politique d’accords de libre-échange, l’UE essaye de placer ses pions un peu partout dans le monde. Et contrairement à ce que tout le monde pense, elle le fait de manière très violente. La seule différence est que les États-Unis agissent depuis toujours de façon plus pragmatique et disent :  » Nous sommes pour la signature d’accords de libre-échange « , c’est-à-dire  » Nous donnons la préférence aux échanges commerciaux « . L’Union Européenne, plus hypocrite, dit :  » Ce ne sont pas des accords de libre-échange ; ce sont des accords d’association « . Ces accords comportent trois groupes différents : la politique, la coopération, et bien évidemment les échanges commerciaux. Si vous avez l’occasion de discuter avec un responsable de la Commission européenne à Bruxelles ou avec un commissaire européen (Pascal Lamy par exemple), il vous dira :  » Nous sommes contre les accords de libre-échange, et pour les accords d’association « . Depuis quelques années l’Union Européenne a changé la politique qu’elle avait suivie depuis longtemps avec ses anciennes colonies en Afrique et aux Caraïbes, et aujourd’hui elle promeut des accords d’association. Il faut se mettre en tête que l’UE est très active au niveau international et qu’elle essaye à tout moment de gagner des parts de marché mondial, que ce soit aux États-Unis, au Japon, ou en Chine ; et pour le faire, elle se sert des entreprises transnationales. D’un côté il y a la politique des États, et de l’autre il y a en parallèle la politique de ces entreprises transnationales.
D’autre part, dans la liste des 500 principales transnationales du monde, il y a beaucoup d’entreprises américaines, certes, mais il y a à peu près la moitié des entreprises qui sont de l’UE : Grande-Bretagne, Allemagne, France, etc.
Le dernier élément à prendre en considération, c’est ce que représentent l’Amérique latine et les Caraïbes aujourd’hui pour l’Union Européenne. Je vais vous donner un chiffre : l’Amérique latine ne représente que 2,6% du marché de l’UE. C’est peu ! La plupart des échanges de l’UE se font à l’intérieur de l’UE. Mais quand on regarde pays par pays, on s’aperçoit de choses très intéressantes : vous avez vu que récemment, à la fin de l’année dernière, monsieur Sarkozy est allé au Brésil pour la signature d’un accord de partenariat stratégique avec ce pays. Cet accord comprend entre autres un accord militaire, et le Brésil va maintenant importer des sous-marins nucléaires ; la question nucléaire vient de la France, c’est la coopération française. Donc si on regarde par pays, on voit qu’il y a toujours quelque chose qui intéresse les membres de l’Union européenne, au delà du chiffre de 2,6%.
L’Amérique latine et les Caraïbes ont des ressources naturelles, du gaz, du pétrole, de l’eau, des ressources qui intéressent l’UE. En 2000 et à l’initiative du gouvernement espagnol a été mis en place le premier sommet Union Européenne – Amérique latine (en 2000, il n’y avait pas 27 pays dans l’UE). Ce sommet s’est tenu au Brésil, et il y a eu une déclaration avec quarante propositions de priorités : quarante priorités ou aucune, c’est la même chose ! Mais ils se sont mis d’accord pour faire un autre rassemblement en 2004 au Mexique sur la côte du Pacifique.
Au-delà du sommet officiel, quelque chose a marqué ce rassemblement : c’est que le gouvernement mexicain a réprimé brutalement les manifestants. Nous y étions. Des gens sont restés en prison pendant deux ans et demi avant de retrouver la liberté ; c’est ce que l’on peut retenir de ces sommets.
Mais à partir de ces sommets, comme la mode était de parler de la question sociale, l’Europe s’est mise à parler de la question sociale. En Amérique latine le nombre de pauvres continuait à augmenter. Les gouvernements se sont dit d’un côté et de l’autre de l’Atlantique : on va voir de quelle manière on peut favoriser la question sociale en Amérique latine. Il faut savoir que l’Union européenne a un accord de coopération, d’association, signé avec le Mexique, et un autre accord avec le Chili. Depuis 1995 elle négocie des accords avec les pays d’Amérique du Sud : l’Argentine, le Paraguay. Elle est en train de négocier depuis quatre ans des accords d’association avec des pays de l’Amérique centrale, à l’exception du Venezuela, qui n’a pas voulu participer. Vous voyez : l’UE est en train de placer ses pions partout.
Dans ce cadre-là, on arrive à l’année 2006. Le troisième sommet des chefs d’États et de gouvernements a lieu à Vienne. Nous avons décidé de lancer une initiative pour 2006 : la création d’un réseau Union Européenne – Amérique latine. La spécificité de ce réseau était très précise. D’habitude en Europe on fait des comités de solidarité en fonction de ce qui se passe en Amérique latine ; des comités pour le Nicaragua, par exemple ; et en Amérique latine on a la mauvaise habitude d’attendre la solidarité. Nous nous sommes donc dit :  » ça ne marche plus. On va se mettre à construire, à tisser un réseau où on pourra avancer dans la prise de conscience suivante : ce qui se passe en Amérique latine aura des répercussions en Europe. Il faut que les Européens puissent se rendre compte de l’importance que ça a  » :
La précarisation du travail, vécue depuis des années en Amérique latine, on la voit avancer en Europe, les problèmes des immigrés qui se sont baladés pendant des années en Amérique latine, on les voit maintenant débarquer en Europe, la croissance de la pauvreté, on la voit en Europe.
De plus, on voit sous la bannière de la mondialisation les entreprises européennes qui délocalisent pour aller s’installer en Europe de l’Est, mais aussi en Amérique latine. Le problème pour nous, c’est que les gens de ce réseau doivent travailler la main dans la main pour faire de nouvelles propositions, pour résister ensemble contre ce que font les capitalistes et les transnationales.
A partir de là, le réseau Enlazando Alternativas a proposé au Tribunal permanent des peuples d’utiliser ses compétences pour juger des entreprises transnationales et européennes pour ce qu’elles font là-bas et ici. On a donc sollicité ce tribunal pour pouvoir établir une séance préalable d’auditions sur ce que font les entreprises transnationales en Amérique latine.
Comment décide-t-on que tel cas est présenté au TPP ? On a choisi au départ une méthode qui me semble correcte : la condition pour pouvoir présenter un cas au Tribunal permanent des peuples c’est d’avoir, en plus des victimes, au moins deux organisations d’Amérique latine et deux organisations européennes qui soutiennent le cas présenté. Enlazando Alternativas ne peut être qu’un pont pour établir des rapports d’un côté comme de l’autre : à partir des cas présentés devant le TPP, les victimes peuvent compter avec un soutien, aussi bien en Amérique latine qu’en Europe. Cette méthode a été approuvé dès le départ. En 2006 lorsque a eu lieu la première séance du Tribunal permanent des peuples, trente et une entreprises européennes ont été mises en accusation. Ces entreprises ont des maisons mères dans huit pays de l’UE et sont implantées dans douze pays d’Amérique latine. Le TPP s’est attaqué à cinq secteurs économiques importants : ressources naturelles, finances, électricité, alimentation, eau. La question de l’eau est l’un des cas présentés à diverses reprises lors du sommet de Vienne à la première séance du TPP. Il faut savoir que La Lyonnaise des eaux est le principale transnationale au niveau mondial, qu’elle est fortement implantée en Amérique latine, qu’elle a participé à la privatisation de la distribution d’eau en Bolivie, en Argentine, au Nicaragua, etc., et ce toujours avec des résultats catastrophiques pour la population. Il y a eu des cas aussi avec les deux principales banques espagnoles qui se sont implantées depuis 1995 en Amérique latine, qui sont aujourd’hui les principales banques en ce qui concerne les capitalisations en Amérique latine, et qui sont en difficulté avec la crise actuelle.
Avant de commencer à parler de la session de Lima, il faut dire que le Tribunal permanent des peuples n’est pas une juridiction qui juge une entreprise. C’est plutôt de caractère moral, éthique ; c’est pour donner la parole à ceux qui ne l’ont pas. Les victimes sont des gens qui ont été escroqués, spoliés, et qui ont rarement l’occasion de dire ce qui leur est arrivé.
Le Tribunal est composé de personnes de réputation internationale. Par exemple en 2006, le président du TPP était un philosophe allemand ; l’année dernière c’était un prêtre sociologue, directeur de revue ; il y a aussi un professeur à l’université de Rome ; un juge de la Cour suprême de cassation en Italie ; la présidente de la Cour suprême du Nicaragua : ce sont des gens très connus dans leur spécialité pour leur compétence, mais c’est le Tribunal lui-même qui décide comment sera composé le jury.
Il faut ajouter quelque chose d’important au niveau du cadre général. Pourquoi doit-on s’intéresser à ce qu’est en train de faire l’Europe ? En octobre 2006, l’UE a approuvé un texte intitulé L’enveloppe globale et la perspective de l’année 2015. L’idée est simple : l’Union Européenne a décidé de devenir la première puissance incontestée du monde, d’ici à 2015. Pour cela elle a renforcé sa politique de libéralisation commerciale, ici en France comme ailleurs : libéralisation des transport publics, de l’éducation, de la santé… Ce type de politique se développe aussi au niveau international par le biais de l’Organisation Mondiale du Commerce ou par le biais du Fond Monétaire International ou de la Banque Mondiale. Ce sont des mécanismes dont l’Union Européenne comme les États-Unis, comme le Japon, comme les grandes puissances mondiales, se servent pour jouer à ce jeu d’échec qu’est le commerce international. Dans ce cadre-là, il était plus que jamais justifié de lancer en 2006 le Tribunal permanent des peuples.
L’année dernière à Lima, à l’occasion du cinquième sommet des chefs d’États et de gouvernements, on a tenu une séance du TPP et vingt et une entreprises ont été jugées. La plupart avaient déjà été présentées lors de la session de 2006. Elles représentaient douze secteurs économiques différents et impliquaient neuf pays de l’Union Européenne et treize pays d’Amérique latine.

Le conférencier projette des photos et les commente :

Il y a le cas de la Société des eaux de Barcelone, qui a obligé des populations du Mexique à se déplacer.
Autre cas en Patagonie (Chili) : le problème qu’affrontent les habitants, c’est la production fermière des saumons. La plupart de ceux que l’on mange en Europe viennent de Patagonie. Actuellement il y a 2000 concessions demandées par des entreprises pour produire du saumon au Chili. Les entreprises qui sont déjà implantées ont pour objectif d’augmenter leur production de 45% d’ici à 2010 et souhaitent la doubler d’ici à 2013. En 2013 le Chili devra assurer 40% de la production mondiale de saumon. Vous pouvez imaginer les conséquences écologiques au niveau mondial sachant que ce sont des transnationales qui sont derrière ce phénomène.
Un autre cas, c’est celui de l’industrie agroalimentaire : C’est l’un des secteurs que l’Union Européenne a le plus développé en Amérique latine, notamment en Colombie avec les plantations de palmiers à huile. Actuellement des milliers d’hectares de terre sont pris pour la plantation des palmiers, et ce sont des entreprises européennes qui ont ainsi déplacé des milliers de personnes pour faire ces plantations.
Il y a des cas dans le secteur minier, en Bolivie, au Nicaragua, au Pérou, en Équateur. Actuellement le gouvernement péruvien a 2000 projets pour développer le secteur minier dans le pays avec l’aide d’entreprises américaines, britanniques et australiennes, et avec les conséquences écologiques que l’on peut imaginer.
Ce type de cas a été présenté à Vienne et ensuite à Lima avec l’idée de demander au Tribunal une déclaration finale avec une proposition d’action pour ce type de situation. La session qui a eu lieu à Lima a vu la participation d’organisations du Brésil, de la Bolivie, du Chili, de l’Équateur, du Pérou et du Mexique. Au total 189 organisations d’Amérique latine et de l’Union Européenne se sont présentées. Cela représente le début d’une prise de conscience et montre qu’il est nécessaire à chaque fois d’agir de manière coordonnée pour empêcher que les transnationales européennes et les capitalistes de l’UE se servent de la présence en Amérique latine pour aller à l’encontre des acquis de la population.
Je voudrais également signaler le cas de Shell en Argentine.
Shell a réprimé les droits des travailleurs, a fait torturer des travailleurs, a interdit le droit syndical, etc.
Comment s’est traduite la présentation des vingt et une entreprises à Lima ?
Le TPP a écouté toutes les déclarations, puis il s’est réuni pour délibérer et émettre sa résolution finale. Toutes les entreprises qui ont été accusées à Lima ont reçu une invitation pour participer et se défendre devant les accusations portées, mais une seule entreprise a accepté de participer. Le Tribunal tient à respecter toutes les procédures légales dans ce type de situation.

Les conclusions prononcées
par le Tribunal

Le droit des entreprises transnationales est en train de dépasser les droits de la population, les droits humains en tant que tels, c’est-à-dire que la législation au niveau international a privilégié les droits des entreprises au détriment des droits des populations. C’est une situation qu’il faut inverser.
On assiste dans les vingt et un cas présentés à une situation qui permet de conclure qu’il y a une violation régulière et permanente des droits humains par les entreprises transnationales, sans que personne ne rende justice.
Il y a une complicité des entreprises et des gouvernements. La souveraineté des peuples est bafouée. Prenons l’exemple de la Bolivie et du Centre pour le règlement des différends en matière commerciale (CIADI) : quand dans un pays il y a un conflit entre un entrepreneur étranger et l’État dans lequel cet entrepreneur travaille, si il n’y a pas une solution à l’intérieur de ce pays, l’entrepreneur pourra faire appel au CIADI pour régler la situation. Dans les années 2000 à 2004 vous avez entendu parler de la guerre de l’eau : les entreprises qui avaient participé à la privatisation de la distribution d’eau avaient agi sans respecter les accords qui avaient été signés au moment de cette privatisation. Des organisations se sont mobilisées pour demander le départ des entreprises. Quand la Bolivie a demandé l’expulsion d’une entreprise, cette dernière a présenté un recours devant le CIADI et demandé deux milliards de dollars pour quitter la Bolivie. D’autres entreprises agissent de la même manière avec d’autres gouvernements. Mais il y a plus scandaleux : quand Morales est arrivé à la présidence de la Bolivie en 2006, une de ses premières décisions fut de se retirer du CIADI en disant que cette instance ne respectait pas les principes de l’impartialité ; mais malgré cela les entreprises transnationales continuent à présenter des demandes contre la Bolivie devant le CIADI. La Banque Mondiale (et les gouvernements européens qui sont derrière elle) accepte ces demandes illégales. Ce sont ces situations qu’il faut dénoncer,
Le Tribunal permanent des peuples a décidé de présenter ses conclusions et le dossier avec toutes les accusations qu’il y a eu à la session de Lima, devant l’Organisation des Nations Unies, de demander au Conseil économique et social des Nations Unies son intervention, et de solliciter le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies. Il a présenté également ses conclusions devant la Cour européenne des droits de l’homme. Pour l’instant il n’y a pas de réponse. Quand nous avons décidé de créer le Tribunal, nous avons pensé que nous pourrions percevoir ce qui se passait derrière ces transnationales. Derrière elles c’est l’OMC, la Banque Mondiale, le FMI, les gouvernements, etc. Et c’est ça qu’il faut affronter. Il faut changer les règles de ce système.

A Lima, des Brésiliens se sont présentés pour demander des comptes à un laboratoire allemand qui participe à des projets au Brésil à travers la Banque nationale de développement économique et social. Cette entreprise demande le soutien de la banque publique brésilienne ; à partir de là Enlazando Alternativas s’est mis en contact avec des populations du Brésil et le cas a été présenté devant le Tribunal. Après la demande présentée devant le TPP à Lima, la Banque de développement économique et social s’est sentie interpellée et pour l’instant le projet est stoppé.
En 2010, le prochain sommet des chefs d’États et de gouvernements se tiendra en Espagne. En parallèle il y aura un contre-sommet d’Enlazando Alternativas avec des organisations de l’Union Européenne et d’Amérique latine, et nous allons demander au Tribunal permanent des peuples de participer à nouveau dans une session pour continuer à juger les entreprises transnationales en Amérique latine et dans l’UE.
La France est très présente dans les domaines de l’eau, de l’agroalimentaire, de l’électricité. Ses entreprises sont en Amérique Latine. Quand le président Sarkozy avait présenté ses objectifs pour la présidence, il en avait fixé quatre : immigration, environnement, Europe de la défense et Traité de Lisbonne. Dans les quatre priorités, il y a des évolutions qui sont contraires aux intérêts de la population. Les immigrés vivent dans des conditions de plus en plus épouvantables. Dans le cas de la Défense, il y a aussi des choses injustifiables.

Le débat

Un intervenant : Qu’est ce qui sous-tend juridiquement le Tribunal permanent des peuples, et qui le finance ?

Un intervenant : J’avais la même question avec une variante. Quels sont les sujets qui se cachent derrière le TPP ? Par sujets, j’entends : quels sont les acteurs, associations ou partis politiques éventuels, qui œuvrent derrière ce tribunal populaire ? Sont-ils identifiables, ou cachés ?

Un intervenant : Sur un plan plus général, le tableau que tu nous fais de l’Amérique latine à l’heure actuelle semble contradictoire par rapport à ce qu’on dit dans les milieux de gauche ou même dans la grande presse, à savoir qu’en Amérique latine il y a en ce moment des avancées. Toi, tu nous présentes une accentuation de l’exploitation, alors que les gouvernements se présentent comme plus sociaux qu’autrefois. Cela voudrait donc dire que les gouvernements prétendus démocratiques ou populaires en Amérique latine, c’est une espèce de façade ? Par derrière, ils laissent la porte ouverte à l’impérialisme, notamment européen ?

Un intervenant : De passage à Limoges, j’ai fait partie de France Amérique Latine à Poitiers et longtemps à Paris. J’ai participé au Tribunal international en Colombie, et c’était le même problème avec une multinationale anglaise qui avait utilisé des groupes paramilitaires pour exproprier les paysans. Ce sont les mêmes problèmes dans ces régions où l’on produit les agro-carburants que consomment les Européens. Des milliers d’hectares plantés de palmiers ont été expropriés par la force et des milliers de paysans ont été tués par les paramilitaires. Le consommateur européen doit savoir que ce qu’il consomme à bas prix fait des milliers de morts, des veuves, des orphelins et de la misère dans un pays aux terres contaminées et stériles. On ne peut plus pêcher ni cultiver. Par rapport à la question posée tout à l’heure, c’est vrai qu’il y a des gros intérêts des multinationales. Je vais donner un exemple : c’est vrai que chez Chávez, en Équateur ou encore en Bolivie, il y a des processus qui ont trop peu avancé. Mais qu’est-ce qui se passe là-bas ? Qu’est-ce qu’on entend en Europe ? Que Chávez, c’est le diable. Mais si on applique la logique du TPP, quel est le délit de Chávez ? Il a développé une politique d’indépendance alimentaire et énergétique. Celles qui sont affectées par cette politique, ce sont les multinationales et à l’intérieur du pays les classes sociales qui vivaient de ce système de corruption et qui bradaient le pays aux multinationales, c’est tout. C’est cela, l’opposition ; ce n’est pas un mouvement de façade. Par contre, excusez-moi, mais la gauche européenne a évolué plutôt vers le centre et la social-démocratie, et a trouvé une place dans ce système de développement où on fait de la coopération sans dire toutes les conséquences qu’elle a : sociales, environnementales, et de dépendance. En développant les OGM on accroît la dépendance. On anéantit le développement d’un pays. Je ne vois pas la contradiction à ce niveau-là. Il y a des processus révolutionnaires qui se font avec un appui populaire, et c’est vrai qu’à l’intérieur il y a des oppositions. Ici en Europe on ne parle pas de ça, ni de la culture, ni de l’éducation, ni de la santé. On montre les manifs des opposants, mais on ne parle pas des acquis de ces processus.

Braulio Moro : Qui sont les gens du Tribunal et comment est-il financé ? Le TPP vient du tribunal Russell instauré pour punir les crimes commis pendant la guerre du Viêt-Nam. Dans les années 1970, un Italien qui avait fait partie du Tribunal Russell a pris l’initiative d’un tribunal concernant les conséquences des dictatures militaires en Amérique latine. Depuis, les membres du TPP sont des professionnels comme moi, et des spécialistes reconnus par l’ONU : des consultants, des conseillers. Par exemple pour la session de Vienne en 2006, la vice-présidente était Susan Georges, membre d’Attac, et professeur d’économie à Paris. Vous la connaissez.
Les pouvoirs juridiques du TPP relèvent plutôt de l’éthique. À la fin d’un procès, le Tribunal envoie ses résolutions finales à l’ONU et aux autres instances internationales, qui alors peuvent éventuellement statuer pour appliquer ses recommandations. Notre objectif est clair : nous servir de l’expertise du TPP pour démasquer les agissements et les discours des entreprises et des États. Nous ne sommes pas cachés.
France Amérique Latine et l’ensemble des réseaux sont financés par des dons, des subventions (par exemple du gouvernement français). Les gens qui vont aux différentes réunions payent normalement de leur poche.
En ce qui concerne la situation en Amérique latine, effectivement elle est assez contradictoire. Depuis 1998, depuis que Hugo Chávez est arrivé au gouvernement, il y a eu des changements. Au moins, on n’est plus soumis aux politiques néo-libérales qui ont assombri l’Amérique latine pendant les années 1980-90 ! Mais il faut reconnaître aussi que dans beaucoup de cas la situation n’a pas changé. Voici un exemple : le Brésil est la principale puissance de l’Amérique latine, le pays le plus grand, qui a des accords stratégiques avec la France, avec l’UE, etc. Son président Lula Da Silva va finir son deuxième et dernier mandat l’année prochaine. Le problème, c’est ce qu’il y a derrière le discours progressiste et social-démocrate de Lula Da Silva (par exemple sur le plan international : dénonciation des agissements des États-Unis, etc.). Ce qu’on sait peu, c’est que pendant le premier mandat de Da Silva, son vice-président était l’homme le plus riche de l’agriculture brésilienne. Il y avait un problème, là, forcément. On a une ambition progressiste et parfois des actes du gouvernement brésilien dans ce sens, mais globalement on a perpétué les politiques mises en place par son prédécesseur Cardos, à tous les niveaux.
Un autre cas, c’est Hugo Chávez. Je sais que le copain a raison : Chávez est vu parfois comme le démon. Moi, au-delà des sympathies ou non pour le personnage, je dirai qu’il y a la plupart du temps un discours incongru, qui manque de cohérence. Je vais citer deux exemples. Je vous disais tout à l’heure que la Bolivie a quitté le Centre international pour le règlement des différends en matière d’investissements. Lorsque Evo Morales avait annoncé ça, Hugo Chávez, Daniel Ortega et Rafael Correa (Venezuela, Nicaragua, Équateur) se sont engagés eux aussi à quitter ce Centre. Pour l’instant le seul qui l’ait fait, c’est la Bolivie. Les autres ont peut-être oublié.
L’année dernière au Chili il y a eu un sommet ibéro-américain réunissant les pays d’Amérique latine, le Portugal et l’Espagne. Il y a eu conflit entre le roi d’Espagne et Hugo Chávez, auquel le roi avait lancé une grossièreté ( » Ferme-la ! « ). Chávez a dit que c’était inadmissible, qu’il était prêt à rompre les relations avec l’Espagne si le roi ne s’excusait pas, qu’il allait exproprier on ne sait quoi… Quelques mois plus tard se sont réunis en Espagne Hugo Chávez et le roi, et la première chose qu’a dite Chávez c’est qu’il avait très envie d’embrasser le roi et qu’il lui proposait son pétrole au-dessous des prix du marché. Il y a un problème de cohérence. Je ne dis pas que le panorama soit tout noir. Mais on peut citer pays par pays : le Chili, ou l’Équateur par exemple où il y a une situation contradictoire. Rafael Corea à partir d’un travail remarquable fait par divers experts a décidé de ne plus reconnaître une partie de la dette extérieure de l’Équateur ; c’est une dette illégitime, bravo ! …mais en même temps il continue à donner des concessions aux entreprises transnationales et il est en conflit permanent avec les communautés indigènes parce qu’il donne à ces entreprises (dont des européennes) l’exploitation des réserves naturelles. Il y a ces situations contradictoires. Un des objectifs modestes que nous avons à Enlazando Alternativas, c’est de confronter ces gouvernements  » progressistes  » (avec ou sans guillemets) à ce qu’est leur discours et à ce qu’est la réalité.
Un autre exemple : lors du sommet de Vienne en 2006 auquel Paloma a fait référence, nous avions invité à participer à la séance finale Evo Morales, Hugo Chávez et Fidel Castro. Les deux premiers sont venus, et le vice-président de Cuba. La question clairement posée à Chávez fut : que pensez-vous de la politique que l’Union Européenne est en train de développer vis-à-vis de l’Amérique latine ? Il a répondu pendant deux heures, et n’a pas dit un mot sur l’UE. Nous avons pris note de ce problème et nous savons désormais avec qui nous pouvons compter, ou pas. Lors du sommet de Lima de mai dernier on avait invité Rafael Corea, Hugo Chávez et Evo Morales avec l’idée de faire un débat avec eux. Le seul qui a accepté, c’est Evo Morales. Je ne nie pas qu’à l’intérieur du Venezuela il y ait eu énormément de progrès, mais chez la plupart de ces gouvernements il y a une contradiction entre ce que peut être une politique vraiment alternative à long terme et les politiques effectivement menées. Nous en sommes conscients et c’est pour cela que nous disons que la population, les syndicats, etc., doivent travailler à ce niveau-là. Enlazando Alternativas travaille par exemple avec la Confédération paysanne, dont vous connaissez les positions par rapport aux OGM. Vía Campesina est en confrontation permanente avec le gouvernement brésilien.

Paloma León : Qu’est-ce qui se cache derrière le TPP ? J’ai envie de dire qu’est-ce qui se cache derrière les Forums sociaux ? C’est la même chose. Ce sont des bénévoles qui vont sur place, des ONG dont les membres voyagent à leurs propres frais. Braulio Moro fait partie de Enlazando Alternativas. Il est journaliste à RFI et on peut le remercier d’avoir pris un jour pour venir ici à Limoges discuter avec nous. Quand il part à Lima, comme des membres de France Amérique Latine le font, c’est en partie de sa poche et sur ses vacances.
Les TPP depuis Vienne 2006 sont un cheval de bataille de FAL.

Braulio Moro : Ici en France depuis 2006 nous avons créé les CAL : Comités Amérique latine. Avec France-Libertés, avec la Confédération paysanne, avec des organisations d’émigrés péruviens et boliviens, au moins sur le papier on est une vingtaine d’organisations. Au travers de réunions plus ou moins régulières, on essaie d’échanger les expériences et de faire évoluer dans le bon sens la situation, et en Amérique latine et ici. On essaie de travailler ensemble parce que les conséquences, on les voit de plus en plus, ici et là-bas. On n’a pas une position contemplative, on ne cherche pas à plaindre les pauvres latinos, non, ça, y’en a marre ! Cela ne nous intéresse pas.

Deux intervenants signalent qu’au 5ème Forum social mondial à Belem à la fin du mois, iront trois copains d’Attac Limoges. Après le retour de Belem, il est prévu de rendre témoignage au cours de trois soirées en Creuse, Corrèze et Haute-Vienne.
[…]

Braulio Moro : On essaye également d’approcher les grandes fédérations syndicales européennes pour les associer, mais sans succès. En Amérique Latine on a associé quelques syndicats et on espère que l’année prochaine pour Madrid on pourra en associer d’autres et que l’on sera plus nombreux.
On a utilisé You Tube où l’on trouve quelques vidéos. Pour le cas de la société pétrolière espagnole Repsol, il y a des vidéos qui sont très parlantes.

Un intervenant : Est-ce que vous allez avoir des dossiers sur le Paris-Dakar en Argentine et au Chili ?

Paloma León : FAL 38 a traduit une intervention d’associations chiliennes sur les problèmes environnementaux que pose le Paris-Dakar, et les oppositions qui se sont développées entre l’Argentine et le Chili à propos du Paris-Dakar dans ces régions dont l’environnement est extrêmement fragile.

Braulio Moro : En Amérique latine, l’organisation qui supervise l’ensemble des associations qui font partie d’Enlazando Alternativas s’appelle l’Alliance intercontinentale. Il y a des associations de défense de l’environnement, de défense des femmes, des droits syndicaux, etc. Et aussi bien du côté du Chili que du côté de l’Argentine il y a des mobilisations contre le Paris-Dakar.

Un intervenant : On disait qu’il fallait qu’il y ait un partenariat des associations européennes et des associations d’Amérique latine.

Braulio Moro : L’organisation argentine Amigos de la Terra a déjà fait une mobilisation sur ce sujet, mais je ne sais pas s’ils sont sur Internet.

Un intervenant : Tu es un Mexicain ; j’ai lu un de tes articles paru dans Le Monde diplomatique et je suis intéressé par ce qui se passe au Mexique, et par la dernière intervention de Marcos où il disait  » on n’est pas là pour faire du tourisme internationaliste « . C’était un rappel à la leçon reçue des paysans indigènes. Ce n’est pas très en rapport avec le sujet de ce soir, mais il me semble un peu quand même, car le mouvement des tribunaux permanents c’est quelque chose qui cherche à partir d’en bas même si il y a des intellectuels, des experts. Et c’est vrai que faire des actes militants en passant d’un continent à l’autre, même avec des militants bien intentionnés, ce n’est pas forcément un acte qui correspond à de la transformation sociale.

Braulio Moro : Le mois dernier l’Armée zapatiste de libération nationale a développé au Chiapas et à Mexico le premier festival international de  » la rage digne « . Il a eu une soixantaine d’organisations mexicaines et trente organisations européennes, et la thématique principale était la situation internationale actuelle de crise du capitalisme. La presse mexicaine a répercuté de manière assez intéressante les propos de Marcos ainsi que le débat, mais ici on ne s’y intéresse plus depuis des années. La situation, que ce soit au Chiapas ou au Mexique, est compliquée. Au-delà des histoires de narco-trafic, le gouvernement mexicain est un gouvernement de droite et il fait pression depuis longtemps contre les communautés indiennes pour essayer de revenir sur les acquis obtenus ces dernières années. L’Armée zapatiste n’a pas accepté de faire partie d’initiatives au niveau international comme le Forum social mondial ; par contre quand ils organisent des choses au Mexique il y a beaucoup de monde. En Europe l’Armée zapatiste c’est comme un vieux souvenir, mais il faut savoir que ça continue, que ça résiste, qu’il continue à y avoir des morts, et que la responsabilité du gouvernement fédéral et celle du gouvernement du Chiapas sont lourdes.

Philippe Naneix : Sur Internet on peut trouver les rapports de sessions du Tribunal. Dans ces rapports il a la liste des associations qui y ont participé, la liste des membres du jury et le rappel de ce qu’est le TPP. La variété des associations qui participent et la variété des membres du jury constitue un vivier de communication.

Compte rendu rédigé par
Monique Broussaud et
Marc Guillaumie.

La République impériale. Politique et racisme d’Etat

Avec Olivier Lecour-Grandmaison, président et membre fondateur de l’Association 17 octobre 1961 contre l’oubli

Documents de présentation et liens

Conférence-débat du 10 Avril 2009

Avec Olivier Lecour-Grandmaison, président et membre fondateur de l’Association 17 octobre 1961 contre l’oubli. Maître de conférences en sciences politiques à l’Université d’Evry-Val d’Essonne. Vient de publier La République impériale. Politique et racisme d’Etat. Fayard, 2009.

Le début de la conférence aborde la conjoncture singulière de la question coloniale dans la France aujourd’hui. En effet, la loi du 23 février 2005, contrairement à ce que l’on croit, n’a pas été abrogée. Seul l’article 4 qui stipulait la reconnaissance du rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, a été retiré. Mais les autres articles sont toujours en vigueur, notamment l’article 13 qui prévoit l’octroi d’indemnités forfaitaires non imposables pour celles et ceux qui ont fait l’objet de condamnations pendant la guerre d’Algérie. Il s’agit ici de faire droit à des revendications de partisans de l’Algérie française et de l’OAS, notamment, l’ADIMAD qui commémore tous les ans l’exécution de Bastien Thiry. Cette loi du 23 février 2005 a donc des effets juridiques et politiques. Le discours de Sarkosy le 7 février 2007 à Toulon s’inscrit dans cette réhabilitation du passé colonial de la France, avec un discours qui va des Croisades à la Troisième République en passant par l’expédition de Bonaparte en Egypte, le rêve arabe de Napoléon III. Mais cette politique a des précédents dans l’histoire.
La République impériale prolonge le précédent ouvrage d’Olivier Lecour-Grandmaison, Coloniser, exterminer. Ce qu’il faut remarquer avant tout, c’est la rapidité spectaculaire de la construction de la République impériale qui a eu des effets en métropole et dans les colonies qui sont passés sous silence dans les ouvrages d’histoire. Dans l’ouvrage de Pierre Rosanvallon, l’Etat en France de 1789 à nos jours, ouvrage très sérieux, très documenté qui comporte une bibliographie de 50 pages, il n’y a rien sur l’histoire coloniale de la République. Il existe donc des points aveugles qu’il s’agit d’analyser. Ces points aveugles s’expliquent par la spécialisation des disciplines et des savoirs. Ceux qui s’intéressent aux colonies ne s’intéressent qu’aux colonies et ceux qui s’intéressent à la métropole et à l’Etat s’intéressent fort peu ou pas du tout à la France en tant que grande puissance impériale du monde.
Comment comprendre le concept d’Etat impérial républicain ? Pour les juristes de la Troisième République, l’Etat impérial repose sur l’inégalité des races et ils s’appuient sur l’exemple de la Grande-Bretagne.
Il y a non seulement une impérialisation de l’Etat mais aussi impérialisation des sciences humaines avec l’émergence de sous-disciplines dites coloniales. Les sciences coloniales sont sanctionnées par la naissance en 1922 d’une Académie des sciences coloniales au service de ceux qui doivent gérer les colonies. Impérialisation de l’enseignement supérieur, secondaire et primaire. Il faut fournier des cadres administratifs et politiques aux colonies. En moins de trente ans, entre 1885 et 1913, la France est devenue la seconde puissance impériale du monde après la Grande-Bretagne. Car la France a des colonies mais pas de colons. Il existe un décalage démographique entre population coloniale et population indigène nettement supérieure à la première. Autre problème qui hante les pouvoirs, la question sociale avec la hantise de la Commune de Paris. Cécil Rhodes, homme d’affaires et administrateur colonial, qui a donné son nom à la Rhodésie, pose à ce propos les choses en ces termes. Ou la Grande-Bretagne continue d’exporter ses colons ou elle risque d’être confrontée au spectre de la Révolution.
Le processus d’impérialisation de la République débouche sur une impérialisation de la société civile avec l’émergence d’une littérature coloniale dont la lecture est à la fois très fastidieuse et très intéressante. Une littérature très profuse et très populaire qui tire jusqu’à 400 000 exemplaires.
Pourquoi un sous-titre comme Racisme d’Etat. Il est montré qu’il existe une permanence du racisme d’Etat sous la monarchie de Juillet, durant la deuxième République, le second Empire et la troisième République. Le racisme a pour fondement des caractères physiques et psycho-racial. On veut apporter la preuve empirique, scientifique que les races existent, et qu’elles sont hiérarchiquement organisées. Le Nègre est inférieur au Blanc parce que son cerveau est plus petit. On va mesurer les crânes pour le démontrer.
Racisme d’Etat parce qu’une fois apportée la preuve que le Blanc appartient à la race supérieure, à travers notamment des textes d’Alfred Fouillée, l’indigène ne peut être qu’un sujet en tant qu’assujetti à l’ordre imposé par la métropole. Il doit se soumettre aux dispositions répressives de l’Etat colonial. Rappelons le Code de l’indigénat, loi votée en juin 1881, l’internement administratif appliqué aujourd’hui aux étrangers en situation irrégulière. Il faut aussi remarquer que si les indigènes algériens peuvent circuler assez librement en métropole suite aux services rendus durant la première guerre mondiale, à partir de 1924, de nouvelles dispositions visent à contrôler leur circulation. On leur demande un certificat médical, un contrat de travail et un pécule pour le rapatriement dans le douar d’origine. Ces barrières provoquent la fabrication de « clandestins » qui, pour fuir la misère et venir en métropole, s’embarquent sur des navires et sont parfois retrouvés ou morts ou quasi-mourants. Les drames d’aujourd’hui ne sont pas nouveaux puisqu’ils découlent des mêmes lois. Même à l’intérieur des colonies, les colonisés ne peuvent changer de région sans l’avis des autorités locales. De même, ils ne peuvent circuler dans les quartiers blancs entre 23 heures et 4 heures du matin. La discrimination existe également dans le domaine médical puisque la couverture des soins est pas très supérieure dans les quartiers blancs. La ségrégation est importée en métropole puisqu’est créé à la fin des années 20 l’hôpital franco-musulman de Bobigny réservé exclusivement aux Musulmans qui ne sont plus acceptés dans les autres hôpitaux de l’Assistance publique de la région parisienne. Cet hôpital est placé sous l’autorité de la Préfecture de Paris et de la Seine. Le personnel fournit en renseignements les services de police.
Le colonisé-immigré est pensé inférieur et inassimilable pour des raisons raciales, culturelles et religieuses. Le grand accusé est l’Islam considérée comme une religion de guerre, rétive au procès des sciences, des techniques, de la raison et de l’émancipation féminine. Les stéréotypes ne manquent pas. Le colonisé-immigré trouble l’ordre public, la sécurité des biens et des personnes, est vecteur de maladies contagieuses et porte atteinte à l’identité nationale.
Après 1945, la légitimité scientifique de l’antisémitisme est détruite. Le concept de race est totalement discrédité, tant sur le plan scientifique qu’intellectuel mais, contrairement à ce qu’affirme Pierre-André Taguieff, le racisme ne disparaît pas mais laisse la place au concept d’ethnie que l’on retrouve chez Alfred Sauvy, Robert Debré qui ont dirigé l’institut d’études démographiques et Louis Chevalier. Ces textes reprennent la thèse du caractère inassimilable du maghrébin.
Olivier Lecour-Grandmaison conclut sur le sarkosysme qui n’est qu’un lepénisme réformé et sur l’Europe qui constitue un vecteur d’accélération de dispositions restrictives à l’égard des anciens colonisés.
La parole est à la salle.
Une première intervenante veut connaître les divergences d’Olivier Lecour-Grandmaison avec Pierre-André Taguieff et en savoir plus sur la littérature coloniale.
Une autre demande des compléments d’information sur Mayotte.
Réponses :

La littérature coloniale a complètement disparu aujourd’hui. Olivier Lecour-Grandmaison cite André Demaison et surtout Clotilde Chivas-Baron qui a obtenu plusieurs prix de l’Académie des sciences coloniales. Elle écrit sur la colonisation par les femmes et cherche à réhabiliter le rôle des femmes dans les colonies qui doit être un modèle pour le personnel indigène, les « boys ». Elle doit montrer les bonnes mœurs.
Taguieff défend la thèse qu’après 1945, le racisme n’a plus d’assise scientifique alors qu’il existe toujours une extraordinaire permanence de la psychologie des peuples. On assiste même à la création d’une revue, la revue de psychologie des peuples par André Siegfried, qui bénéficie de la sanction officielle de la Quatrième république. Ils s’appuient sur Piaget pour ce qui est de la psychologie et sur Lévy-Brühl pour ce qui relève de l’ethnologie. Il existe des juristes, des philosophes pour affirmer que les indigènes demeurent des êtres inférieurs, même au sein de prestigieuses organisations puisqu’en 1954, un expert-conseil de l’organisation mondiale de la santé, le docteur psychiatre Carothers, rédige à ce sujet un rapport important de 70 pages intitulé Psychologie normale et pathologique de l’Africain. L’homme africain inapte à l’abstraction est pensé comme un grand enfant blanc. Il y a donc une continuité du discours soutenue par une discontinuité de l’argumentation scientifique puisqu’on ne parle plus de race ni de tempérament mais d’ethnie.
Deuxième désaccord avec Taguieff, l’idée que l’université française aurait été exempte de l’influence raciste, antisémite et xénophobe. L’impérialisation des sciences humaines prouve l’inverse. L’histoire, la géographie ; le droit, l’économie, la médecine n’ont pas été épargnés par le racisme.
Sur Mayotte, Olivier renvoie à un ouvrage qui doit paraître en septembre 2009 au Seuil/RESF qui s’intitule Xénophobie d’Etat : rafles, rétention, expulsions où il y aura une contribution sur Mayotte.

Deuxième série de questions
D’où vient votre intérêt pour cette relecture de l’histoire. Quelles en sont les motivations épistémologiques et politiques ?
Réponse :
Au moment où Olivier travaille à son ouvrage, Haine(s), Philosophie et politique, il découvre une analyse de Spinoza qui fait de l’indignation une forme particulière de haine et par conséquent une passion plutôt négative et il a voulu voir comment cette indignation fonctionnait dans certaines conjonctures politiques, en particulier la révolution de juin 1848 où s’affrontent deux indignations, celle des ouvriers qui réagissent à la suppression des ateliers nationaux et celle des défenseurs de l’ordre. Il découvre alors les textes de Tocqueville sur la révolution de 1848 et la question coloniale puisque les officiers de l’Armée d’Afrique sont envoyés à Paris pour la reconquête des quartiers, Bugeaud, Lamoricière, grand ami de Tocqueville. Ce dernier analyse la colère et l’indignation comme des ressorts de l’action collective et individuelle. On découvre chez Tocqueville un grand penseur de la démocratie mais aussi un théoricien et un praticien de la colonisation. C’est un homme politique qui va plusieurs fois en Algérie.
Troisième série de questions
Une intervenante rappelle que le conférencier a lié la question sociale et la question pénale à la question coloniale. Peut-on trouver aujourd’hui des nouvelles colonies ?
Une seconde demande que soit explicité le lien entre esclavage et colonisation puisque Victor Schoelcher est abolitionniste et partisan de la colonisation en Algérie.
Un autre intervenant se demande si la question du racisme avec la mondialisation, n’est pas une question d’arrière-garde.
Réponses
La France ne peut plus exporter ses classes pauvres et dangereuses, elle les expulse.
La disparition des Etats-nations qui représente une crise au sens de mutation, montre non pas la disparition du racisme mais son accélération. Preuve en est cet arrêt pris par la Cour européenne des droits de l’homme à l’encontre d’une femme malade du sida vivant en Grande-Bretagne en situation irrégulière soignée depuis une dizaine d’années. Cette femme a fait appel auprès de la Cour européenne qui a jugé qu’elle était expulsable vers son pays d’origine, l’Ouganda.
A propos du rapport entre esclavage et colonisation, il est rappelé que Schoelcher est un farouche partisan de l’Empire parce qu’il pense que la colonisation sera l’un des moyens de détruire l’esclavage de case dans les colonies françaises. Il est colonialiste parce qu’anti-esclavagiste.
Une question importante se pose quant à l’esclavage de case. Quand la troisième République s’empare de la Mauritanie où existe cet esclavage, les fonctionnaires coloniaux se demandent s’ils doivent abolir cet esclavage. Ils ne l’abolissent pas pour des raisons politiques, économiques, sociales. L’Etat français s’appuie sur les chefs indigènes locaux pour trouver de la main d’œuvre pour les entreprises privées et publiques. Les salaires sont versées aux propriétaires d’esclaves et non aux esclaves eux-mêmes. Le décret de 1848 n’a pas été appliqué dans les colonies. Un article sur cette question va être prochainement publié dans la revue Droits aux PUF.

Conclusion
L’histoire coloniale et la question de la République impériale ont été très occultées. Il ne faut pas oublier que le travail forcé n’a été aboli qu’en 1946. Les législations en cours ne poussent guère à l’optimisme.

Compte-rendu réalisé par Pascale Pellerin.

L’éducation populaire, Monsieur, ils n’en ont pas voulu… » ou une autre histoire de la culture Conférence « gesticulée »

le mardi 15 septembre 2009 « Inculture 1 » à Limoges à 19h
et le samedi 19 septembre 2009 « Incultures 2« à Cussac :
« Et si on empêchait les riches de s’instruire plus vite que les pauvres… » ou une autre histoire de l’éducation»

de Franck Lepage

Document de présentation

Compte rendu réalisé à partir de l’enregistrement audio de la soirée, et de larges extraits du livre de Franck Lepage. *

Le personnage entre en scène. Il est vêtu en jardinier du dimanche : chemise hawaïenne à manches courtes, short-bermuda, bottes en caoutchouc, chapeau de paille. Il tient un poireau dans une main et un arrosoir dans l’autre.

Sur la culture

Mesdames, Messieurs, bonsoir. Ceci est un poireau. Alors, se pose tout de suite une question : est-ce un objet de culture ? (montrant le poireau) Vous allez me répondre :  » Oui – oui : de culture des poireaux !  » Ce n’est pas la question que je vous pose. Si vous demandez à quelqu’un si ceci est un objet de Culture, il vous répond :  » Ah non – non, pas du tout, cela n’a rien à voir !  » Parce que nous avons quelque chose qui s’appelle La Culture aujourd’hui.

J’habite en Bretagne et je suis dans la culture des poireaux. Avant, j’habitais Paris et j’étais dans la Culture tout court. La Culture avec un grand Cul. J’habitais Paris, et pour être précis j’étais dans la culture des pauvres, maintenant dans celle des poireaux, et je connais beaucoup plus de succès dans la culture des poireaux que dans celle des pauvres. J’ai considéré qu’il y avait assez de pauvres comme cela et que ça n’était plus la peine de les cultiver. J’ai compris que la culture, ça sert à reproduire les pauvres, pas à les supprimer.

On dit aussi que la culture sert à reproduire les rapports sociaux. Moi j’en eu ai marre de les reproduire. Il m’est arrivé cette chose terrible : j’ai arrêté de croire à la Culture. Je ne souhaite ça à personne. Vraiment, c’est une expérience terrible ! Et c’est l’histoire que je vais vous raconter.

Je faisais ça dans les banlieues (c’est là qu’ils sont souvent, les pauvres) et donc, je leur balançais des charrettes d’engrais culturel, essentiellement sous forme d’art contemporain et de  » création « . Il y a beaucoup de fumier dans l’art contemporain. L’idée, c’est que les pauvres allaient pousser et rattraper les riches : l’idée de  » l’ascension sociale  » par la culture.

Détendez-vous, cela n’a pas commencé. Quand le spectacle commencera je vous le dirai. En fait il y une très longue introduction d’environ une heure et demie et un tout petit spectacle de rien du tout au bout. Si vous ne voulez voir que le spectacle, vous pouvez aller fumer au bar et revenir dans une heure et demie.

Sur la durée

Ca va durer environ deux heures, ce qui est la durée d’un spectacle de théâtre. Quand vous êtes dans un spectacle de deux heures, c’est que vous êtes au théâtre. Si vous êtes dans un spectacle de cinq heures, huit heures ou plus, alors ce n’est plus du théâtre : c’est de la Culture. Ce n’est pas la même chose. C’est même le contraire. Le théâtre, ça consiste à faire semblant, à faire  » comme si « . La culture consiste à faire  » pour de vrai « .

Je vais vous donner un ou deux exemples. Il y a un endroit qui s’appelle Avignon, où tous les cultivateurs se réunissent une fois par an. Il y a deux ans de ça, il y a eu un petit scandale qui a agité tout Avignon. Un Belge (un Belge de droite) qui s’appelle Yann Fabre, avait monté un spectacle qui n’était pas du théâtre. C’était un spectacle culturel et à un moment dans le spectacle, ses acteurs faisaient pipi pour de vrai, au milieu de la cour d’honneur du Palais des Papes. Alors, ça, c’est de la Culture. C’est-à-dire que ça mérite une subvention colossale du Ministère de la Culture parce que c’est une  » vraie prise de risque artistique « . Il y a un  » ourage de l’artiste  » que n’ont pas les gens de théâtre. Les gens de théâtre font semblant. Théâtralement, d’ailleurs, ça n’aurait aucun intérêt ! Si je voulais vous faire comprendre, théâtralement, que je fais pipi, je me tournerais comme ça, je ferais semblant. Je ne la sortirais pas ! Puis je ferais le geste de me secouer, et vous auriez tous compris. Mais je ne ferais pas vraiment pipi, là, par terre. Alors que si j’urinais vraiment, ça serait de la Culture. Et là, je pourrais demander de grosses subventions au Ministère de la Culture.

Vous allez me dire :  » Ca ne sert à rien ! « . Si, bien sûr : la culture est une formidable démonstration politique de quelque chose. Cela manifeste de la liberté d’expression. Mais une liberté d’expression facile, pas dangereuse, à bon compte. Ca manifeste, en fait, de la démocratie. Ca fait croire qu’on est en démocratie. Comprenez bien que si un type peut faire pipi par terre et que c’est subventionné par un ministère, c’est qu’on est en démocratie. Un pays totalitaire n’encouragerait pas cela !

En fait le capitalisme a compris l’intérêt qu’il y avait à récupérer les méthodes totalitaires, et notamment créer une culture officielle, contrôlée, qui consiste à nous faire croire à la démocratie, sans avoir besoin de la pratiquer. Cela s’appelle la Culture.

Si, par exemple, au milieu de la cour d’honneur du Palais des Papes, vous voulez déclamer que l’office public des HLM du Vaucluse a une politique d’attribution des logements qui fabrique de véritables ghettos, alors, vous n’auriez pas de subvention du Ministère de la Culture : ça ne serait pas considéré comme de la liberté d’expression. Alors que faire pipi, oui.

Quand et comment tout cela a-t-il a commencé ? C’est de cela dont on va parler quand ce spectacle aura décidé de commencer.

Jean Vilar, pour ceux qui connaissent – et on ne connaît que lui – s’appelait un  » animateur  » de théâtre, pas un « créateur « . Le pouvoir a compris à un moment, dans le tournant des années 1960, qu’il y avait un formidable intérêt à souffler à l’oreille de ces gens-là qu’ils étaient beaucoup plus que des animateurs de théâtre : qu’ils étaient des  » cré-a-teurs « .

C’est formidable, parce que la création, c’est un mot du lexique religieux. Il n’y a pas de création en biologie. Vous ne pouvez pas critiquer une création. Vous pouvez critiquer du théâtre, parce que c’est fait pour ça. Vous pouvez critiquer un acte esthétique. Vous pouvez dire :  » C’est moche « ,  » C’est beau « ,  » C’est bien joué « ,  » C’est mal joué « . Si c’est une  » création « , vous ne pouvez plus rien dire, sinon, vous êtes un fasciste. On ne critique pas une création. Alors, c’est extraordinaire : le pouvoir a réussi à mettre quelque chose hors-critique ! C’est du sacré. L’art, la culture, sont devenus un objet sacré. Mais si c’est hors-critique, ce n’est plus de la démocratie, vous comprenez, c’est du totalitarisme capitaliste.

Pour vous donner encore un exemple de la différence entre la création et le théâtre, vous avez un  » créateur « , dans les années 1980, qui, dans son acte créateur, a exigé pour sa création d’avoir un plateau entièrement recouvert de marbre. Mais pas du marbre de chez Bricorama : du marbre qu’on faisait venir d’Italie, un marbre rare, avec une couleur très particulière. Il voulait du vrai marbre, évidemment : c’était un créateur. Et les techniciens du spectacle, les décorateurs (ce sont des gens qui croient encore que c’est du théâtre, ils ont complètement raté les années 1980 ! Ils sont bêtes, ils sont syndiqués, vous voyez le truc ! Ils s’imaginent encore avoir un métier ! A notre époque, on a une  » com-pé-ten-ce « , on s’en fiche d’avoir un métier) donc, les décorateurs sont allés voir ce créateur en lui disant :  » N’achetez pas de marbre, ça coûte trop cher. Nous, c’est notre métier, on va vous peindre au sol un effet marbre plus vrai que du vrai ! Les gens vont jurer que c’est du marbre.  » Alors le type a piqué une colère. Il a appelé le ministre, dont je ne vous dis pas le nom, mais il est facile à deviner (Jablablack Lanblanblang) en lui disant :  » On veut me faire faire du faux !  » N’importe quel ministre du théâtre normalement constitué aurait dit :  » Ben oui, mon vieux, c’est du théâtre, calmez-vous. Où est le problème ?  » Mais pas du tout : le ministre a piqué une colère épouvantable, a appelé le syndicat des décorateurs, et le gars a eu son marbre. Ils sont allés le chercher en Italie, l’ont ramené. Ce sont des grandes plaques de marbre, alors il a fallu péter les portes d’un monument historique, mais ça tombe bien : c’est le même ministère qui autorise et qui interdit. Donc ils ont fait entrer les plaques de marbre, on a installé le marbre, et le gars a allumé les éclairages. Et il a piqué une deuxième colère :  » Mais ? Ca brille !  » –  » Euh… Oui : c’est du marbre « .

Vous avez deviné comment ça s’est fini : les décorateurs ont peint du faux marbre sur le vrai marbre. Ca a coûté dans les deux millions, mais quand on crée, on ne compte pas. C’est pas comme Vilar, qui économisait l’électricité : encore une preuve que ça n’était pas un créateur !

Sur la nature du spectacle

Tout ce que je vais dire, à partir de maintenant, est un tissu de contrevérités. Ceci doit être absolument clair entre nous. Vous prenez vos responsabilités : je ne dirai que des mensonges à partir du moment où cela commencera.

Qu’est-ce que vous allez voir ce soir ? Ce n’est pas de la Culture, on est d’accord. Ce n’est pas du théâtre public. Si c’était du théâtre public (on dit aussi : théâtre subventionné) ça serait beaucoup plus grand, d’abord. Moi, j’aurais cent, deux cents projecteurs pour moi tout seul, et on me ferait apparaître dans une lumière bleue. Une lumière très, très dramatique, telle que même si je récitais du Raffarin, vous iriez croire que c’est du Sophocle.

Spectacle

Tout cela a commencé par un coup de téléphone à une vieille demoiselle, Mademoiselle Christiane Faure, 94 ans. J’avais trouvé son nom parce que le Ministère de la Jeunesse et des Sports m’avait demandé de faire un travail sur une notion en train de disparaître :  » l’éducation populaire « . Je m’étais mis en tête de retrouver quelques grands anciens, notamment Mademoiselle Faure, parce qu’elle avait joué un rôle important en 1944.

J’y suis allé. J’ai sonné. La porte s’est ouverte. Et là, Mesdames, Messieurs, j’ai vu une vieille dame. Mais vieille ! Une espèce de mélange de Carmen Cru et de Pauline Carton, qui m’a regardé par en dessous. Elle a accepté qu’on se parle, dans le cadre d’une conversation face-à-face, une seule fois. Elle m’a prévenu qu’il n’y aurait pas de deuxième jour. Et donc, ce que je vous raconte là, Mesdames, Messieurs, c’est ce qu’il me reste de cette journée incroyable. C’est ce que ma mémoire a enregistré. En fait, ça a duré deux jours parce que, le premier jour, je n’ai pas pu lui poser une seule question. C’est elle qui m’a cuisiné. Mais cuisiné, comme jamais on ne m’avait cuisiné ! Elle a tout – voulu – savoir – sur moi !

Il faut que je vous dise qu’à cette époque, j’étais prophète. Prophète salarié, prophète officiel. Ca ne s’appelait pas comme ça sur ma fiche de paye, ils ne sont pas idiots non plus ! Ca s’appelait  » Directeur, chargé du développement culturel « . Moi, j’avais fait rajouter sur ma carte  » Directeur, chargé du développement culturel, de la communication, des actions de prospective et de formation « . Donc, prophète ! Je travaillais à la Fédération nationale laïque pluraliste co-gestionnaire et démocratique de la jeunesse sociale solidaire civique culturelle et citoyenne de France qu’on appelle, en raccourci, la FNLPCDJSSCCFF. Mon travail de prophète consistait à dire la vérité. C’est-à-dire à aller chercher la vérité, la vérité officielle, dans les cercles du pouvoir, et puis à venir la  » délivrer  » (je ne sais pas comment dire) à ce qu’on appelle  » la base  » (on dit aussi  » le terrain « ). Mon bureau était dans une grande tour en ivoire. Et eux, ils étaient à  » la base « , sur  » le terrain « . Eux, ce sont des types qui me disaient toute l’année :  » Tu comprends, Frank, nous, on est les pieds dans la boue ! Nous, on est les mains dans le cambouis !  » Je vous rassure : ils sont dans de petits centres sociaux très propres avec des moquettes. Ce n’est pas la question. Mais voilà : ils parlent comme ça d’eux-mêmes.

Et le pouvoir m’expliquait les mots qu’il souhaitait que ces gens-là utilisent dorénavant pour désigner la réalité sociale, s’ils voulaient avoir en échange l’argent du pouvoir : la subvention. Je venais donc donner les mots-clefs de la subvention. Quand les agents sociaux (c’est-à-dire vous) acceptez d’utiliser ces mots-là, vous avez l’argent. Vous avez le droit de ne pas accepter, mais bon, vous faites comme vous voulez, hein ! Vous n’aurez pas d’argent.

Vous avez peut-être remarqué que le pouvoir fait un travail considérable sur les mots. Je ne sais pas si cela vous a frappés ? Il y a des mots qui disparaissent et il y a des mots qui apparaissent. Vous avez peut-être lu George Orwell, 1984. Le ministère qui fait la guerre, s’appelle  » ministère de la paix « , celui qui gère la pénurie s’appelle  » ministère de l’abondance  » etc. Chez nous il y avait un Ministère du travail qui défendait le droit du travail ; puis, c’est devenu un ministère  » du travail et de l’emploi « , avec deux directions dont une défendait le droit du travail et l’autre l’attaquait (au nom de l’emploi : n’importe quel emploi) ; aujourd’hui, vous n’avez plus qu’un ministère  » de l’emploi et de la solidarité  » dont le but est de démolir le droit du travail. Les linguistes expliquent cela très bien. Ils expliquent que les mots, c’est ce qui permet de penser. Non pas :  » Je pense la réalité sociale, puis je fabrique des mots « , ça ne marche pas comme ça ; c’est plutôt :  » Il y a des mots, et avec ces mots, je peux penser la réalité sociale « . Donc, si on m’enlève des mots et si on m’en met d’autres à la place, je ne vais pas la penser de la même manière, la réalité sociale.

Je vais prendre un exemple, parce que je vous sens perplexes. Ceux d’entre vous qui ont connu la guerre de 1968 savent qu’à cette époque-là, les pauvres, on les appelait des  » exploités « . Je jure aux plus jeunes dans la salle que c’est vrai ! Ca ne nous posait pas de problème ! On parlait d’eux comme ça couramment ! Quand on était éducateur social dans les quartiers, on parlait des  » exploités « . Vous comprenez bien que c’est un mot très embêtant pour le pouvoir. Parce que c’est un mot qui vous permet de penser la situation de la personne, non pas comme un état, mais comme le résultat d’un processus qui s’appelle  » l’exploitation « . Si ce type-là est exploité, c’est qu’il y a un exploiteur quelque part.

Le pouvoir nous a fait comprendre que ça serait bien dorénavant d’appeler ces gens-là des  » défavorisés « . Et regardez bien, c’est très amusant : c’est le même type, dans la même situation, mais dans un cas il a été exploité par quelqu’un, dans l’autre il n’a pas eu de chance. Qu’est-ce que vous voulez qu’on y fasse ? On ne va pas aller faire chier le patronat parce que ce con n’a pas de pot, quoi !  » Défavorisé « , c’est un état. Il n’y a pas de défavoriseur. C’est comme  » exclus  » : il n’y a pas d’exclueur. Exclus, c’est un état : le type, il est né comme ça ! Je m’en fous, moi : je suis inclus. Je m’en tape, de lui. Lui, il est né exclus : qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ?

Evidemment, vous comprenez bien que, si en tant que travailleur social, vous pensez le gars comme un type qui a été exploité ou comme un type qui n’a pas eu de bol, vous ne travaillez pas de la même manière votre intervention sociale. Et si vous acceptez de penser la réalité sociale avec ces yeux-là, alors le pouvoir vous donne de l’argent. Voilà, c’est très simple.

Maintenant, libre à vous de continuer à faire des demandes de subvention :  » Bonjour, je voudrais des sous pour m’occuper des aliénés de mon quartier.  » Vous pouvez essayer, hein !  » Il y a une bande d’exploités là-bas, je voudrais des sous.  » Vous me direz combien vous avez gagné.

Donc, moi, je faisais ça. Je faisais un métier utile. Et puis, surtout, j’y croyais. Et c’est très agréable, d’y croire ! Nager dans le sens des idées dominantes, c’est délicieux ! Je prenais des bains de médiation culturelle, je me shootais au diagnostic partagé, je me défonçais à la préservation du lien social, à tous ces  » concepts opérationnels  » qui empêchent de penser comme disait Marcuse. Toujours pour ceux qui ont connu la guerre de 1968, il y avait un philosophe à l’époque, Herbert Marcuse, qui nous avait prévenus. Il avait compris le truc, il avait dit :  » Attention, Mesdames et Messieurs, nous sommes en train de vivre dans le monde – ça touchait le monde entier en 1968 : le Mexique, les Etats-Unis… – nous sommes en train de vivre la toute dernière critique efficace du capitalisme !  » Après, Il y aura encore des critiques, mais elles seront inefficaces parce qu’il est en train de s’opérer une révolution dans l’ordre des langages, qui fait qu’on nous enlève tous les mots qui nous servent à nommer négativement le capitalisme, comme  » exploitation  » et on nous met à la place des mots qui le nomment positivement, comme  » libéralisme « ,  » développement  » (il y en a même qui voudraient qu’il soit durable ! ) Marcuse appelait ça des concepts  » opérationnels « , par rapport à concepts tout court. Un concept, c’est un truc qui sert à penser une réalité. Un concept opérationnel, ça sert à agir. Dans le sens dans lequel le pouvoir souhaite que vous agissiez.

 » L’insertion  » : voilà un concept opérationnel très chouette ! Vous savez comment on fait partie d’une société ? Quand on a la capacité de la contester. Il n’y a pas d’autre moyen. Ca s’appelle l’intégration. Le mot a été dévoyé, mais peu importe. Pour faire partie d’une société, c’est 1968. Regardez, je vais m’intégrer :

(Il fait mine d’écarter un groupe avec les bras pour prendre bruyamment sa place)

 » Poussez-vous, je ne suis pas d’accord !  » Lààà, voilà ! Vous faites partie de cette société ! L’insertion, c’est le contraire. L’insertion :

(Il fait mine de se faufiler le plus discrètement possible dans une ronde)

Il y a un nom pour ça. Ce sont les énoncés performatifs. C’est pire que le concept opérationnel. Ca veut dire que c’est le mot qui fait exister la chose. Ca veut dire que si vous acceptez d’utiliser ce mot-là,  » l’insertion « , c’est vous qui faites exister l’insertion. L’insertion, cela veut dire que vous acceptez qu’il n’y ait pas de place pour tout le monde. Bachelard disait :  » Un mot, c’est une théorie « . Si vous acceptez de penser en termes d’insertion, vous affirmez qu’il n’y a pas de place pour tout le monde et donc c’est vous qui fabriquez l’insertion ! C’est génial ! extraordinaire !

Donc, j’étais là-dedans à fond, et puis un jour, l’accident, le dérapage. J’étais dans un colloque, coincé entre un maire et un représentant de la région. Est-ce que j’avais abusé du kir royal ? – il y a toujours du blanc-cassis, dans les colloques. C’était un colloque sur la décentralisation. On a trouvé un truc super : on a mis toutes les collectivités locales en concurrence les unes contre les autres ; ça s’appelle la décentralisation. C’est bien de dé-cen-tra-li-ser, ça sonne bien ! J’étais donc dans un colloque sur la décentralisation et le développement local. Et j’ai dû balancer un truc, avec mon kir, du genre :

 » Monsieur le maire, Monsieur le conseiller général, Mesdames, Messieurs, au fond il serait temps de se demander si la décentralisation est vraiment un progrès pour la démocratie.  »

(Il a l’air effrayé de ce qu’il vient de dire)

Et bien, Mesdames, Messieurs, il y a eu un blanc, le temps qu’ils comprennent, et puis ils ont ri et ils ont applaudi. Et le maire est venu me voir à la fin, avec son kir, il m’a dit :  » J’ai beaucoup apprécié votre intervention ! Au fond, il serait temps de se demander si la décentralisation est vraiment un progrès pour la démocratie !  » (Il avale son kir) Sluurp !

Ca m’a scié, ce truc-là. Alors, j’ai recommencé. J’ai voulu vérifier, à quelques jours de là dans un colloque sur  » Développement culturel et développement local « . Cette fois-ci, je n’ai pas bu de kir, j’ai bien regardé le maire, j’ai bien regardé le monsieur du Conseil régional. Et j’ai dit :

 » Monsieur le maire, Monsieur le conseiller, Mesdames, Messieurs, au fond il serait temps de se demander si le développement culturel, ça développe quoi que ce soit !  »

(Il regarde attentivement les réactions autour de lui)

Et bien, Mesdames, Messieurs, il y a eu un blanc, ils ont ri et ils ont applaudi. Et le maire est venu me voir à la fin, avec son kir royal et il m’a dit :  » J’ai beaucoup apprécié votre intervention ! Au fond, il serait temps de se demander si le développement culturel, ça développe quoi que ce soit !  » Sluurp !

Je m’en suis fait une spécialité. Je suis devenu menteur professionnel. Avec quelques autres, on s’est mis à organiser des colloques de menteurs : des colloques où l’on ne disait plus que des contrevérités. J’avais un succès fou ! On me faisait venir de très loin, on me disait :  » Monsieur Lepage, on veut absolument votre participation à la tribune. Nous avons un colloque sur  » Les acteurs de l’éducation partagée  » Moi, je leur disais :  » Stop. Attendez. Vous savez que je ne dis que des contrevérités ? »  » Oui, oui, oui, oui, oui, oui, oui, oui, oui, oui ! C’est exac-te-ment ce qu’on veut ! Ca met de l’animation dans le colloque !  »

Mademoiselle FAURE

Elle m’a dit :  » En 1940, Monsieur, j’étais jeune professeur de français au lycée de jeunes filles à Oran, lorsque l’Etat français a promulgué les lois portant statut des Juifs. Nous avons reçu un jour une circulaire nous demandant de dresser les listes des élèves juives de notre établissement, afin qu’elles soient expulsées puisque l’Etat français avait décidé que les Juifs n’auraient plus le droit de bénéficier de l’instruction publique. D’un seul coup, des Français découvraient qu’ils n’étaient pas français.  »

Elle m’a dit :  » Monsieur, j’étais horrifiée ! Mais j’étais plus encore horrifiée quand je me suis rendue compte que j’étais la seule à être choquée. Toutes mes collègues m’ont dit : Christiane, on ne peut rien faire à ça, c’est une loi ! Et puis, est-ce que tu seras plus utile une fois que tu seras renvoyée ? Tais-toi, tu vas avoir des ennuis !  »

Et Christiane Faure me raconte :  » Monsieur, nous avons fait les listes. Et moi, j’ai regardé mes jeunes élèves descendre la colline d’Oran avec leurs petites blouses roses sous le bras. Et j’ai pleuré, Monsieur. Et je me suis dit que plus jamais je ne pourrais être enseignante. J’enseignais Diderot, Rousseau, Montesquieu, Voltaire. Monsieur, sachant les enseigner, nous aurions dû savoir les défendre.  »

Alors, elle me raconte qu’elle résiste. Oh, pas grand chose : elle donne des cours en cachette aux jeunes élèves juives chez elle. Ca se sait, on la menace. On lui dit qu’elle va être déportée. Mais l’Algérie est libérée très tôt.

En 1942, le Gouvernement provisoire de la République Française s’installe à Alger et un nouveau ministre – non plus de l’Instruction publique, mais de l’Education nationale – décide de constituer un cabinet. Il va chercher un philosophe, Jean Guéhenno, qu’on a un peu oublié aujourd’hui, proche du parti communiste : un type important à l’époque. Il va chercher d’autres personnes : Messieurs Bayen, Badvent et Mademoiselle Christiane Faure.

Mademoiselle Christiane Faure entre donc dans le premier cabinet qui va constituer un Ministère de  » l’éducation nationale « . Parce que ce n’est plus un problème d’instruction. Avec Auschwitz, avec le nazisme, on sait désormais que ce n’est pas parce qu’on est instruit, qu’on préfère nécessairement la démocratie au fascisme ! Et qu’on peut être parfaitement instruit et être un nazi. Il y a dans l’intelligentsia française, il y a parmi les plus hauts dignitaires allemands, des gens qui ont un très haut niveau d’instruction.

Et ça, Mesdames et Messieurs, c’est un traumatisme pour ce ministère ! parce qu’il est désormais obligé d’accepter une idée toute simple, que Monsieur le Marquis de Condorcet avait déjà exprimée en 1792, quand il avait présenté son plan d’éducation à l’Assemblée. Condorcet avait dit :  » Attention, si vous vous contentez de faire l’instruction des enfants, vous allez simplement reproduire une société dont les inégalités seront désormais basées sur les savoirs !  » Si vous voulez fabriquer une république et une démocratie, il vous faut un deuxième volet. Il vous faut faire de l’éducation politique des adultes, parce que la démocratie, ça ne tombe pas du ciel. Ca ne marche pas tout seul : il faut y réfléchir pour la préférer. Il faut faire un travail critique permanent.

Et donc, en 1944, Mesdames et Messieurs, en France, on crée dans le Ministère de l’éducation nationale une chose incroyable, pour laquelle il aura fallu une Shoah de vingt millions de morts pour qu’on accepte cette idée. Cette idée toute bête, c’est qu’il est de la responsabilité de l’État de prendre en charge l’éducation politique des adultes.

Et comme on ne peut pas faire de l’éducation politique avec des enfants, on va en faire avec les  » jeunes « . Attention, ne faites pas d’anachronisme, Mesdames et Messieurs. Aujourd’hui, quand on parle d’un jeune, c’est un adolescent d’origine immigrée dans une tour de quinze étages avec les lacets défaits et la casquette en arrière ! Mais à l’époque, ils ne sont pas là : on n’a pas fait venir leurs parents pour les employer dans nos usines, on n’a pas construit les cages à poules de quinze étages. Ca va venir après, cette définition du jeune ! Quand un homme politique aujourd’hui parle d’un jeune, il parle rarement d’un type qui a 21 ans, une cravate et qui est père de famille ! Or c’est ça, un jeune, en 1944.

Et Mademoiselle Faure est chargée de ça, chargée de recruter des instructeurs nationaux d’éducation populaire. Elle va aller chercher dans ce que l’on appelle à l’époque  » la culture populaire « . C’est un truc qui a disparu depuis que maintenant il y a la Culture. La culture a cessé très rapidement d’être populaire. On va donc chercher des gens du cinéma, des professionnels : Monsieur Chris Marker en fera partie un jour ; de la radio : Monsieur Pierre Schaeffer, qui va créer Radio France. On va chercher des gens du théâtre : Monsieur Hubert Gignoux ; on va chercher des gens du livre, des écrivains. On va chercher des économistes, on va chercher des ethnologues, on va chercher des professionnels du champ culturel.

A l’époque, la culture, c’est une grande chose : Malraux n’a pas encore ratatiné cela aux beaux-arts ! On va donc voir ces gens, et Mademoiselle Faure leur demande à tous :  » Est-ce que vous accepteriez de sacrifier votre carrière pour venir créer, inventer de toutes pièces, les conditions d’une éducation politique des jeunes adultes en France ?  »

Et mademoiselle Faure me raconte qu’en 1948, les communistes, voyant qu’ils ne pourront pas mettre l’un des leurs dans la direction, préfèrent – plutôt que ce soit un gaulliste – préfèrent tout saboter et empêcher ça !

C’est un choix politique. Ils ont peut-être eu raison, peut-être eu tort, on ne sait pas.

Elle me raconte que Monsieur Roger Garaudy, en 1948, déclare, à la stupeur générale, en pleine chambre, que le groupe communiste propose pour mesure d’économie publique de fusionner la toute jeune  » Direction de l’Education Populaire des Mouvements de Jeunesse  » avec la gigantesque  » Direction de l’Education Physique et des Activités Sportives « . Pour créer une très bizarre, très curieuse, très improbable  » Direction Générale de la Jeunesse et des Sports « , matrice du ministère qui existe encore actuellement et dont les fonctionnaires, soixante ans après, se demandent encore ce que peut bien vouloir dire  » jeunesse et sports « . Est-ce que ce sont des jeunes qui font du sport ? Bon, le sport, on voit ce que c’est ; mais alors la jeunesse ?

Comprenez bien, Mesdames, Messieurs, que  » jeunesse et sports « , c’est un anti-concept. Jeunesse et sports, c’est un truc inventé pour tuer du politique et pour dire : il n’y aura pas d’éducation politique des jeunes Français.

Ce n’est pas grave, ils font du kayak, c’est déjà ça ! C’est le premier avortement de ce projet indispensable. Mais il va y avoir un deuxième avortement : Jean Guéhenno, quand il voit ça, donne sa démission. Christiane Faure, elle, quand elle voit ça, dit :  » OK. Je pars en Algérie « . Parce qu’en Algérie, elle va diriger une Direction d’éducation populaire qui n’est pas rattachée aux Sports ! Elle me raconte qu’elle va faire un travail avec les soldats du contingent. Ils vont écrire sur ce qu’ils vivent. On va la traiter de communiste, c’est une fonctionnaire d’État. Elle va faire du théâtre en arabe avec les Arabes en pleine guerre d’Algérie : l’OAS veut la tuer, elle et son équipe ! Elle me raconte ça. Elle raconte, raconte, et moi je m’accroche pour en garder le plus possible.

Et pendant ce temps-là, en France, les instructeurs de l’éducation populaire n’ont plus qu’une seule idée : c’est se sauver du sport ! On leur construit, en 1948-49, des  » centres régionaux d’éducation populaire et sportive « . Ils arrivent, ils regardent et disent :  » Bonjour, où est le théâtre ?  » –  » Euh, ben, il y a le gymnase. Vous n’avez qu’à mettre des rideaux !  » –  » Où est la salle de cinéma ?  » –  » Eh bien, il y a le gymnase.  » –  » Oui, mais où est l’atelier d’arts plastiques ?  » –  » Il y a le gymnase.  »

Ils ont compris qu’il faut qu’ils s’en aillent. Alors, ils écrivent un livre en 1954, dans lequel ils réclament d’avoir leur propre direction, leur propre administration et ils appellent ça  » Pour un ministère de la Culture « .

Mesdames et Messieurs, un  » ministère de la Culture  » en 1954, c’est très, très culotté ! Parce qu’il n’y a eu, à ce moment de l’Histoire, que trois ministères de la culture dans le monde. Un chez Hitler, un chez Mussolini, et un chez Staline. Pour une raison assez simple à comprendre : c’est que la notion même de ministère de la culture est totalement incompatible avec l’idée de démocratie.

Je ne vous parle pas d’un secrétariat d’Etat aux Beaux arts, qui pensionne des artistes officiels comme c’est le cas aujourd’hui. Je vous parle d’un vrai  » Ministère de la culture « . Parce qu’un Ministère de la culture, cela veut dire que l’État dit le sens de la société, et ça, c’est la définition du fascisme.

Mais eux se disent qu’il doit y avoir moyen d’avoir un Ministère de la culture démocratique. Ce sera forcément un ministère qui va travailler la question démocratique en permanence. Ce serait un ministère de l’éducation populaire.

Vous voyez bien comment aujourd’hui ce ministère prétend travailler la question démocratique : il est là pour nous faire croire à la démocratie en faisant pipi par terre ! Mais eux, à l’époque, ils utilisent le théâtre, ils utilisent le cinéma, ils utilisent tout ce qu’aujourd’hui déteste le Ministère de la culture !  » On ne doit pas utiliser le théâtre pour parler de la vie des ouvriers ! Ca, c’est tuer l’art ! L’art n’a pas à servir une cause sociale ! » Tout le discours d’aujourd’hui.

Et je demande à Mademoiselle Faure :  » Mais est-ce que vous aviez des contacts avec Mademoiselle Jeanne Laurent ?  » Mademoiselle Laurent dirige la direction des Arts et Lettres. Son problème à elle, Jeanne Laurent, ce sont les Beaux Arts. C’est elle qui va donner sa première subvention à Jean Vilar pour faire le festival d’Avignon. A côté de Jean Vilar, il y a un type dont vous n’avez jamais entendu parler, c’est Jean Rouvet. Lui, c’est un instructeur d’éducation populaire. Il va construire le festival d’Avignon, les CEMEA à Avignon, tout ça. Vous croyiez que c’était Jean Vilar qui avait tout fait ? Evidemment, on vous a toujours dit la vérité, à vous !

Ils veulent donc un Ministère de la culture. Ils pensent à Albert Camus pour être leur ministre. Camus à l’époque a dirigé une maison de la culture en Algérie, et a créé un théâtre,  » le Théâtre du travail « . Vous imaginez ? Un gars qui milite pour la création collective, contre la création individuelle, bref, un anti-Malraux. Camus se tue en voiture.

Et là-dessus : un putsch. En 1958, un général prend le pouvoir en France. Vous connaissez son discours célèbre :  » Pourquoi voulez-vous, qu’à 77 ans, je devienne un dictateur ?  » Et ce général a dans ses valises, un admirateur forcené, un chantre : André Malraux.

Le Général voudrait lui confier un ministère. On lui demande :  » qu’est-ce que vous souhaitez être, comme ministre? « . Et Malraux répond (voix caricaturale) :  » Je veux être ministre de la jeunesse « .

Mesdames, Messieurs, faites très attention ! En 1958, il y a eu trois ministères de la jeunesse dans le monde. Un chez Hitler, un chez Mussolini, et un chez Staline.

On lui répond :  » Non, non, non ! On ne va pas faire un Ministère de la jeunesse en France.  » Alors, Malraux fait un deuxième choix. Il dit (même voix) :  » Je veux être ministre de la recherche « . Avec la bombe atomique ! Avec les scientifiques, les trucs, les machins ! On lui dit qu’il n’a pas les compétences. Alors, il fait un troisième choix. Il dit (même voix) :  » Je veux être ministre de la télévision « . Il y a environ quatorze postes de télé en France en 1958, vous voyez le genre – ça fait rigoler absolument tout le monde la télévision ! Tout le monde parie cinq ans maximum sur cet objet-là : une boîte en bois avec une nana qui parle dedans et une horloge pour donner l’heure ! Debré ne comprend absolument pas ce que peut être un ministre de la télévision. Il ne voit pas du tout ! Malraux, lui, a compris. Malraux est génial (dangereux, mais génial). Et on lui dit non, parce qu’on ne sait pas à quoi sert un ministère de la télévision. Donc il boude. Debré retourne voir De Gaulle, De Gaulle enguirlande Debré, pique une colère et exige un ministère pour Malraux.

Vous remarquerez que Malraux n’a pas demandé à être ministre de la culture. Evidemment, vous, vous croyez que c’est Malraux qui a inventé le Ministère de la culture. C’est normal : on vous a toujours dit la vérité. La vérité officielle. Vous n’avez jamais entendu la plus petite contrevérité sur la question. Malraux, il n’y avait même pas pensé, à être ministre de la culture. Ce n’est pas Malraux qui a fabriqué ce ministère : c’est un personnage beaucoup plus discret et beaucoup plus puissant, Emile-Jean Biasini. On va y venir, patience.

Et donc, on lui construit son ministère : on va chercher le cinéma au Ministère de l’industrie, on va chercher les Arts et Lettres à l’Éducation nationale – normal : on lui donne les Beaux-Arts ! – et puis, on lui donne l’éducation populaire, on lui donne les CEMEA, les maisons de jeunes qui sont déjà au point, la Ligue de l’enseignement, les Francs et franches camarades, Peuple et culture, tout ça ! On lui donne les instructeurs nationaux d’éducation populaire, et Mlle Faure revient d’Algérie et intègre le cabinet de Malraux pour construire enfin un vrai ministère de l’éducation populaire.

Eh bien, non. Ils n’ont pas gagné. Parce que, comme on ne trouve pas de fonctionnaires pour les donner à Malraux, on va lui donner des fonctionnaires dont personne ne veut : les rapatriés de la France d’Outre-mer, c’est-à-dire tous les fonctionnaires qui sont virés par la décolonisation : des gars qui reviennent du Tchad, etc, des types pas très à gauche – je ne sais pas comment dire ça… plutôt le volet  » aspect positif de la colonisation « , vous voyez. Des gars formés à une école qui s’appelait l’École Nationale de la France d’Outre-Mer. Donc des types qui sont habitués à travailler vite, beaucoup plus vite qu’un fonctionnaire français, à construire des ponts, des routes, des ponts, des routes, des ponts, des routes, à défendre la culture française, la grandeur de la France, la puissance de la France, etc. Et c’est eux, Mesdames et Messieurs, c’est eux – parce qu’ils sont terriblement efficaces – qui vont construire le ministère de Malraux.

Car Malraux est incapable de construire un ministère. Incapable.

Malraux, le jour où il essaye de défendre son budget à l’Assemblée nationale – son budget, ses propres sous ! – il lit trois lignes et il dit :  » Et euh… et j’en passe et ça lasse…  » ! Et il jette les feuilles en l’air et fait :  » Antigone est entrée…  » Comme ça ! Et tous les députés reviennent, pour écouter Malraux !

Donc, ce n’est pas Malraux qui a fait le Ministère de la culture : ce sont ces fonctionnaires-là. Emile-Jean Biasini, au moins vous aurez entendu son nom ! Un type très, très important, très puissant, qu’on va retrouver sous Mitterrand comme directeur des grands travaux. C’est le type qui va surveiller Jack Lang. Et donc, ce gars-là va tout de suite comprendre l’intérêt du programme des maisons de la culture : l’intérêt pour l’État, pour la puissance de l’État.

Et il va complètement détourner le projet que Christiane Faure et les autres ont commencé à écrire. Une maison de la culture, avec Christiane Faure et les instructeurs, c’est une maison où tout le peuple, toutes les associations, ont le droit de venir, c’est leur maison.

Avec le projet que va rédiger Biasini, le peuple n’a pas le droit de mettre les pieds dans une maison de la culture. Ce n’est pas pour le peuple, ça n’est pas pour les pouilleux ! Ce ne sera pas le hangar des galas de fin d’année en tutus roses des associations de parents d’élèves ! Une maison de la culture version Biasini, ça va être l’endroit où l’on va montrer l’élite, la puissance de la France,  » la France d’en haut  » (vous avez remarqué que le peuple est en bas, en général ?) Et la première décision de Biasini, c’est de virer l’éducation populaire : il comprend tout de suite ce que c’est ! Tout de suite. Il dit à Debré :  » Vous me reprenez ça, vous me le renvoyez à Jeunesse et Sports.  » Debré râle, mais accepte.

 » L’éducation populaire, Monsieur, ils n’en n’ont pas voulu. Ca n’intéresse plus personne aujourd’hui. Au revoir.  »

Ce ministère va faire des dégâts considérables, mais va devenir un ministère idéologiquement très important. Quand Malraux va partir, à un moment on aura un centriste, Duhamel. Un centriste en France, quand il arrive, dit :  » Bon, moi je n’ai pas d’idée. Qu’est-ce que vous proposez ?  » Duhamel se laisse influencer par des gens très bien, des gens de Peuple et culture – Joffre Dumazier – et tous ces gens-là vont lui dire :  » Il faut arrêter les folies à la Malraux ! arrêter cet élitisme grotesque, c’est une horreur ! Vous allez construire un ministère de la distinction totalement anti-populaire, c’est un crime ! C’est ratatiner la culture aux Beaux Arts, à l’expression artistique la plus bourgeoise !  »

Quand Biasini va chercher de l’argent auprès du Commissariat au plan, les fonctionnaires du Plan, en 1960, regardent son projet et lui disent :  » Mais enfin, il y a quelque chose qui ne va pas, Monsieur Biasini, dans votre projet de Ministère de la culture : il n’y a que les Beaux Arts ! Vous avez oublié l’information économique des populations.  »

A cette époque-là, Mesdames et Messieurs, l’information économique faisait encore partie de la culture. Aujourd’hui, c’est fini. Dommage. Le Ministère de la culture subventionnerait ATTAC, qui se porterait un peu mieux, mais bon ! Duhamel meurt tout de suite après, d’un cancer. Ensuite, il y a deux ou trois ministères jusqu’à la super-catastrophe. En 1981, on récupère Super Malraux ! Jack Lang ! L’homme des phrases historiques :  » La fête de la musique ne sera pas une fête de la merguez !  » ;  » L’économie et la culture, c’est la même chose !  » Il en a sorti deux ou trois bonnes, Jack Lang.

Jack Lang va comprendre comment on empêche les gens de faire de la politique (une activité très démodée pour les socialistes) et va propulser l’idée de la culture contre l’idée du politique. Ca s’appelle  » moderniser la politique « . Jack Lang comprend que le Ministère de la culture va être une façon de rendre extraordinairement ludique le capitalisme. Je ne sais pas si vous avez vu la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques, mise en scène par un Français qui s’appelle Decouflé ? Normalement, la cérémonie des Jeux Olympiques, c’est la cérémonie la plus fasciste du monde : les nations qui défilent au pas de l’oie. Alors, traité par Jack Lang… ils défilent avec des plumes dans le cul ! C’est super rigolo ! Alors, du coup, on ne voit pas que c’est fasciste.

Oh c’est cool, quoi, le capitalisme ! Avec Jack Lang, le Ministère de la culture, ça va être un ministère du capitalisme rigolo, quoi !

Ce ministère va faire un travail terrifiant dans l’ordre des langages et des représentations mentales.

Notamment, il va changer le héros de la gauche. Avant, dans les années 1970, le héros de gauche, c’était l’ouvrier qui s’organise collectivement pour résister. Après Jack Lang, pour les socialistes, le héros, c’est l’artiste qui reste tout seul pour créer en regardant son nombril : c’est cela être de gauche… Etre de gauche, c’est défendre la création artistique. Ce n’est pas défendre les ouvriers. De toutes façons, il n’y en a plus.

On a posé la question à des étudiants de 5ème année :  » Combien y a-t-il d’ouvriers en France ?  » Ils ont répondu qu’il y en avait environ 5%. Des étudiants de 5ème année !

Or, il y a 30% d’ouvriers en France ! Eh bien, grâce à la culture, vous en avez 25% qui ont disparu. Ils ne sont plus dans nos imaginaires, ils ne sont plus à la télévision, ils ne sont plus dans le théâtre, ils ne sont plus au cinéma. La condition ouvrière, Mesdames et Messieurs, a disparu ! C’est une bonne nouvelle. Le Ministère de la culture va faire un travail terrifiant – mais terrifiant ! – qui va consister à remplacer du politique par du culturel.

J’explique vite fait, avec un petit schéma idiot.

(Il met les deux mains l’une au-dessus de l’autre)

Le politique, c’est un jugement de valeurs qui consiste à dire :  » Ceci est mieux que cela « . Bon voilà, ça, c’est politique ! Par exemple, vous dites :  » une société qui décrète l’égalité de l’homme et de la femme est une société meilleure qu’une société qui ne la décrète pas « . Maintenant, je vous le fais en culturel, regardez bien.

(Il bascule les deux mains en parallèle à la même hauteur)

Hop !  » Une société qui décrète l’égalité de l’homme et de la femme, c’est un choix d’organisation culturelle, c’est une expression culturelle.

Une société qui décrète que l’homme et la femme ne sont pas égaux, et même que les femmes sont moins que des chèvres, c’est une autre expression culturelle. Et une expression culturelle n’a rien à dire à une autre expression culturelle. Elle est respectable en tant qu’expression culturelle. C’est ça l’égalité ! Elle est pas belle la vie, pour un socialiste ?

Donc, d’un côté, là, vous interdisez l’excision ; de l’autre, vous dites :  » Je ne vois pas pourquoi on irait embêter ces gens-là s’ils ont choisi d’exciser  » ! Voilà.

Vous voyez un peu le discours. Je ne veux faire de peine à personne. Comme disait une candidate à la présidence de la République :  » Bon, si c’est comme ça qu’ils veulent, pourquoi pas ?  »

Et donc, ça, c’est culturel, et ça détruit constamment du politique. Pour ceux qui ont vu ça peut-être à l’époque – vous savez, en 1989, quand la France a célébré le bicentenaire de la Révolution française ? – un truc terrible ! Alors, c’est terrifiant, parce que juste avant cet événement, toutes les nations, tous les intellectuels du monde pensaient que ça allait être un moment terrible, le bicentenaire de la Révolution française ! Un moment où la France allait dénoncer toutes les dictatures dans le monde : en Afrique du Sud, en Amérique du Sud… Et tout le monde attendait, tous les intellectuels du monde entier attendaient le bicentenaire de la Révolution française !

Ca n’a pas été ça du tout. Monsieur Jean-Noël Jeanneney, qui était responsable de cette commémoration, a déclaré officiellement :  » La France n’a plus de leçons à donner au reste de l’humanité « .

C’est une commémoration bizarre, parce qu’au moment de la Révolution française, du politique il y en avait, houlala ! du jugement de valeurs il y en avait, terrible ! La France avait même déclaré (c’était à mourir de rire) qu’elle allait  » délivrer les peuples opprimés qui en feraient la demande  » ! Et maintenant, on dit :  » Non – non – non : les peuples opprimés, c’est un choix d’organisation culturelle.  »

Ca donne ce défilé extraordinaire, peut-être l’avez-vous vu ? Moi, j’étais invité, j’étais aux premières loges. Ca s’appelait :  » Les Tribus Planétaires « . Vous comprenez : ça veut dire qu’il n’y a plus d’ordre de grandeur ! Il n’y a plus que des tribus planétaires posées les unes à côté des autres ! Et chaque pays était représenté, caricaturé, par son signe culturel le plus rigolo, le plus évident. Les Noirs, l’Afrique, ils étaient tout nus, ils tapaient sur des tam-tam ! On n’a jamais vu de Noir faire des études, ça se saurait. Les Anglais étaient sous des trombes d’eau ! Parce qu’il pleut toujours en Angleterre. Je n’ai pas vu le char belge, mais je n’ai pas de mal à l’imaginer : ça devait être une grande frite, ou je ne sais quoi.

Voilà, c’était ça la célébration du bicentenaire de la Révolution. Façon culturelle. Terrifiant.

Et ce ministère va mettre en avant la notion d’art contemporain : la droite est moderne, la gauche est contemporaine. Contemporain, c’est beaucoup plus moderne que moderne ! Contemporain, c’est  » tout de suite, maintenant !  » et dès que c’est dépassé de dix minutes, c’est complètement cuit : ça n’a plus aucun intérêt, c’est ringard-grave, quoi !

Ca, ça valorise un des critères du capitalisme qui est l’innovation permanente, la rotation de la marchandise.

Le colloque

(Il bat 16 cartons marqués chacun d’un mot de la langue de bois, comme un jeu de cartes, coupe, recoupe, rebat et les pose devant lui. Puis il tire les cartes une par une pour prendre connaissance du mot, et construit un discours de la façon suivante : )

 » Monsieur le maire, Monsieur le représentant du conseil régional, Mesdames, Messieurs, je voudrais revenir, dans le temps qui m’est imparti sur une question qui me paraît essentielle.

– Et cette question, c’est la question… du lien social,

– que je voudrais mettre en rapport avec la question, … du partenariat.

– Si, comme on peut le penser, à l’heure où nous estimons qu’il faut mettre en oeuvre… des médiations

– Qui prennent en compte… les acteurs,

– c’est-à-dire à l’heure où l’espace du… local

– est devenu l’espace d’une authentique… participation

– Alors, alors la question de… l’évaluation

– dans l’espace, désormais définitif de la… proximité,

– nous impose, lorsque nous passons des… contrats

– à l’heure de la… mondialisation,

– de mettre en place un véritable… diagnostic partagé !

– Sans quoi, ce que nous appelons…  » développement  »

– et dont nous voulons qu’il prenne en compte les… habitants

– n’entraînerait en définitive aucune… démocratie

– aucune… citoyenneté

– Et c’est pourquoi, nous devons prendre en compte tout cela

lorsque nous demandons aux gens de monter des… projets.

(Quel que soit l’ordre des mots, la phrase semble faire sens. Il bat, rebat et recoupe le tas de cartes-mots, les pose devant lui et recommence une seconde fois :)

Mais je voudrais dire tout de suite une deuxième chose. Cette deuxième chose, c’est que, comme l’a fait remarquer l’intervenant précédent, à juste titre, si la question du partenariat dans un processus de développement doit prendre en compte nécessairement la question de l’évaluation au plan local, dans un souci de lien social, alors c’est une authentique médiation que nous devons trouver dans nos projets.

C’est-à-dire que la question de la citoyenneté est désormais la question centrale de la démocratie, à l’heure de la mondialisation. Et lorsque nous passons une logique de contrats dans l’espace de la proximité – cette logique de contrats que nous passons avec les acteurs, c’est-à-dire en définitive : les habitants – eh bien, elle doit se fonder sur un vrai diagnostic partagé qui n’est rien d’autre en définitive que la question de la participation !  »

A ce stade, Mesdames et Messieurs, dans un colloque, on passe la parole à la salle pour les questions.

(Il descend vers le public et fait tirer deux cartes à un volontaire qui accepte de poser une question avec)

Le spectateur : je voudrais savoir comment vous articulez lien social et mondialisation ?

C’est une excellente question, monsieur, et je vous remercie de l’avoir posée. Je dirais même que c’est la question centrale. Mais plutôt que de vous répondre moi-même, j’aimerais bien savoir ce qu’en pense la salle ?

(Il fait tirer la réponse en deux cartes à un autre spectateur)

L’autre spectateur : Moi je pense que c’est la question de la participation des habitants qui est la clé du problème.

Absolument monsieur, je n’aurais pas pu le dire mieux, c’est exactement cela le problème.

(Il remonte sur scène)

Deux sociologues de mes amis, dans un livre dont le titre devrait vous séduire, Le nouvel esprit du capitalisme, se sont mis en tête de traquer les raisons culturelles qui font que nous acceptons le capitalisme, alors que nous en comprenons les dégâts. Ils se sont mis dans la tête une idée très curieuse, qui est que la théorie du capitalisme se trouve dans les ouvrages de management.

C’est à dire qu’en fait, leur idée, c’est que le management c’est la théorie de l’exploitation ! C’est à dire : apprendre à nos futurs directeurs à nous exploiter : c’est ça, le management ! Ils se sont mis en tête d’entrer dans un ordinateur quatre-vingt-dix ouvrages de management de l’année 1960, puis quatre-vingt-dix ouvrages de management de l’année 2000. Et ils ont lancé leur logiciel d’analyse du langage pour voir quels étaient les mots qui arrivaient, dans quel ordre de fréquence.

Mesdames et Messieurs, en 1960, le mot le plus souvent cité dans quatre-vingt-dix ouvrages de management est  » hiérarchie « . A cela, rien que de bien normal : on voit bien pourquoi il faut apprendre à nos futurs dirigeants à raisonner en termes de hiérarchie.

Alors je vous pose la question : selon vous, combien de fois le mot  » hiérarchie  » apparaît-il dans quatre-vingt-dix ouvrages de management de l’année 2000 ?

ZERO fois !

Mesdames et Messieurs, le mot  » hiérarchie  » a disparu de la théorie du capitalisme ! Alors je vous pose cette question complémentaire : Selon vous, la hiérarchie a-t-elle disparu des entreprises ? Parce que si comme moi, vous pensez qu’elle n’a pas disparu et qu’à bien des égards elle s’est renforcée – mais qu’on ne peut plus la nommer comme hiérarchie ! – alors, on ne peut plus la penser comme hiérarchie ! Et le syndicalisme a un problème, parce qu’autant on peut mobiliser un collectif de travailleurs contre une hiérarchie, autant il est extrêmement improbable de lancer des individus à l’assaut de ce qui tient lieu aujourd’hui de hiérarchie.

Et selon vous, quel est le mot qui arrive en tête dans quatre-vingt-dix ouvrages de management de l’année 2000 ? Participation, solidarité, réussite ?

Mesdames et Messieurs, je vous présente notre ennemi : le  » projet  » !

(Il retourne la carte marquée PROJET)

Si nous ne parvenons pas à combattre ça, nous sommes foutus ! Nous sommes foutus, parce que ce satané mot – qui est tellement positif par ailleurs ! – ce satané mot a tellement colonisé nos façons de penser en vingt ans – c’est un mot récent – que nous ne parvenons plus à penser en dehors de lui !

Nous estimons que les jeunes doivent avoir des projets. Nous disons de certains jeunes qu’ils n’ont pas de projets. Nous estimons que les pauvres doivent faire des projets. Les gens le plus en difficulté, pour se projeter dans l’avenir, on leur demande des projets. Les seuls à qui on ne demande pas de projets, ce sont les riches !

Nous estimons qu’il faut avoir un  » projet de vie « . Manifestement  » vivre  » ne suffit plus ! Nous devons transformer notre propre vie en un processus productif ! Parce que ce mot, Mesdames et Messieurs, est un mot qui transforme tout ce qui bouge en un produit. C’est-à-dire en une marchandise. Des choses qui, jusqu’à maintenant, échappaient à la logique de la marchandise – du social, de l’éducatif, du culturel – à partir du moment où on les fait sous cette forme-là, cela signifie qu’au lieu de travailler dans un quartier sur huit ans, dix ans, douze ans (ce qu’on faisait dans les années 1960, quand on était éducateur) aujourd’hui, on réunit un groupe de jeunes, avec eux, on monte un  » projet « . Ce projet dure un an. On défend ce projet en échange d’une subvention, en concurrence avec d’autres porteurs de projets. Ce projet n’est pas fini, qu’on est déjà en train de préparer le projet suivant pour obtenir la subvention suivante. A partir du moment où l’on fait ça, Mesdames et Messieurs, on entre dans la définition marxiste de la marchandise.

La marchandise, c’est un bien ou un service réalisé dans des conditions professionnelles, qui teste sa pertinence sur un marché en concurrence avec d’autres biens ou services équivalents.

Eh bien, Mesdames et Messieurs, le mot  » projet  » est un mot qui, insidieusement, transforme notre vie en un processus de marchandise.

Mesdames messieurs je voudrais avant de vous laisser, vous dire la chose suivante : le capitalisme est une saloperie !

Mais ça, vous le savez déjà. C’est une saloperie à cause du trou dans la couche d’ozone, à cause des milliards de pauvres dans le monde, des millions de chômeurs dans la France qui est le 4ème pays le plus riche du monde, de la violence partout et du pillage de l’Afrique… tout cela, vous le savez.

Mais c’est une saloperie pour une autre raison : ce foutu système parvient à se faire aimer et désirer par nous alors même que nous croyons nous en défendre, et il utilise pour cela des astuces de langage qui enrôlent notre générosité à son service.

Mesdames et Messieurs, lorsque nous croyons nous battre pour la liberté du créateur, pour la défense de la création, pour le développement culturel, pour la restauration du lien social, nous enrôlons notre générosité au service du capitalisme. Mesdames et Messieurs, on nous a volé des mots, et on nous a fourgué à la place de la camelote, de la verroterie, de la pacotille.

Je voudrais bien que quelqu’un ici m’explique ce que c’est que le lien social ? je voudrais que quelqu’un me dise qui détruit du lien social, entre le patron de Michelin qui licencie 7000 pères de famille la même année où il a établi des bénéfices records, ou bien le fils de l’un de ces pères de famille qui raye la peinture d’une voiture avec sa clé ? Qui dans ce quartier, détruit du lien social ? Et qu’est-ce que c’est que ce lien social qu’il nous faudrait restaurer, sinon celui de l’ordre au service du capitalisme ?

(Il lève les yeux vers le plafond)

Tout cela, c’est un peu à cause de vous, Mlle Faure. Avant de vous rencontrer, je croyais à ces mots. Ils ne me posaient pas de problème.

J’étais bien. Et puis vous m’avez raconté votre histoire, vous m’avez expliqué ce que vous aviez tenté de faire après Auschwitz, et ce que l’on avait fait avec ce que vous aviez tenté de faire. Vous m’avez raconté l’histoire du Ministère de la culture.

Je ne suis pas d’accord avec vous quand vous m’avez dit :  » l’éducation populaire, Monsieur, cela intéresse plus personne aujourd’hui. Ils n’en ont pas voulu.  » Je crois que vous vous êtes trompée Mademoiselle : regardez, ils sont plus d’une centaine, ils sont restés jusqu’au bout. Je peux vous assurer que pas un seul n’osera, en tout cas pas devant moi, prononcer le mot  » projet « .

Le débat

Un intervenant : On pourrait te renvoyer, d’une certaine manière, ce que tu nous assènes. Dans l’éducation populaire il y a aussi quelque chose, que tu portes encore. Nous ici, à Limoges, avons eu des universités populaires : c’était par exemple le « bon professeur » qui allait dans les quartiers et qui apprenait l’hygiène aux prolos. C’était aussi la SFIO avec tous ses réseaux, etc. Or vous refaites ça, avec une certaine modernité dans le discours, mais je pense qu’il y a beaucoup de choses qui font qu’on a encore l’impression d’avoir à faire à un magister. Ce n’est pas ce que je conçois comme autoformation. Tous ici nous pouvons avoir une expérience très forte, aussi forte que la tienne. On a sûrement tous des choses à dire qu’il serait bon que tu entendes aussi, mais là on a eu trois heures. Et je suis le seul à réagir.

FL : On se bat depuis des années pour surfer sur la vague des universités populaires et pour renverser la tendance que tu dénonces. Les universités populaires façon Onfray sont des trucs descendants (le savoir va de haut en bas. NDLR) mais des universités populaires montantes, on n’en trouve pas des masses.

Le même intervenant : Si, il suffit de regarder le site du cercle Gramsci : l’université populaire montante, ça fait 25 ans bientôt qu’on fait ça. On ne s’appuie pas sur une revue ni sur un mouvement d’éducation populaire comme celui que tu as utilisé à ton compte, qui commence par un A et finit par un C. Les camarades d’ATTAC voulaient t’inviter, et c’est dommage qu’on ne se soit pas rencontrés pour faire ça ensemble. Une soirée réussie d’éducation populaire, et là je suis d’accord avec toi, c’est un machin qui ne se bâtit pas du jour au lendemain. Par exemple l’année dernière, nous avons fait un travail pendant des mois avec les gens de l’Institut d’études occitanes et de la Librairie occitane qui sont venus nous solliciter. On a discuté, on s’est engueulés, la soirée a été très forte et il y a eu dans la salle un mec qui voulait la place de celui qui était l’animateur, mais en même temps il y a eu tout un tas d’autres choses. Au final je suis content de la soirée qu’on passe ensemble aujourd’hui, mais c’est tout.

FL : Je n’ai peut-être pas décodé tout ton message. A l’intérieur de la Scop on a des débats très violents sur la forme de la conférence gesticulée, parce que ça tire vers la logique spectaculaire, et on se demande si c’est juste de faire comme ça. Pour l’instant on s’aperçoit que cela permet d’aller dans des tas d’endroits, et que quand on propose des choses sous une forme plus sérieuse, ça ne répond pas. Donc pour le moment on garde ça. Mais il y a un effet de séduction voire de sidération auquel il faut faire gaffe.

Un intervenant : Moi je n’ai pas du tout pris ça comme ça. Ca m’a rappelé 1984, de Orwell. C’est du ressenti, chacun y trouve ce qu’il veut. J’ai beaucoup pensé à Norman Baillargeon, Le petit guide de défense intellectuel. Je ne me suis pas senti agressé.

FL : Nous sommes persuadés que la question du militantisme doit aujourd’hui se poser de façon plus vivante, participative – je ne sais pas comment dire pour ne pas utiliser des mots langue de bois. Et plus personne n’ose le faire par ce que ce sont des méthodes qui avaient été développées dans les années 70 : ça fait ringard. Je suis allé à l’université d’été du NPA il y a 15 jours. C’est terrifiant. Ce sont des conférences super-balaises, et ceux qui prennent la parole doivent lever la main. Nous, quand on travaille au nom de l’éducation populaire, on fait des groupes d’interviews mutuelles, on fait des enquêtes sociales dans la rue à deux ou trois, on fait les porteurs de parole dans l’espace public. On essaie d’inventer tout un tas de machins qui cassent le rapport du type grand groupe, avec seulement les grandes gueules qui la ramènent, ou conférence. On n’en fait jamais. On a juste cette forme-là qui est une forme sur laquelle on se pose plein de questions, y compris dans mon couple parce que j’ai une nana qui est une commissaire politique et qui pose plein de questions sur la pertinence de ça.

Premier intervenant : Il n’y a que nous deux qui parlons. On regarde Secret story et on n’en pense pas moins, c’est ça que tu viens de dire, et je sais que ça peut être différent parce qu’on a vu ici tout un tas de discussions passionnantes avec un tas de gens qui parlaient, et qui n’en ont pas l’habitude mais qui en ont ressenti le besoin. Mais là on n’a pas besoin de parler.

Un intervenant : Sur le fond, cela ne me gène pas du tout : ça aide à décrypter un certain nombre de choses que parfois on perd de vue. Sur la forme, ça m’a rappelé les mises en scène faites par les groupes de communication en entreprise, au moment de la privatisation et de la séparation de La Poste et de France Télécom. J’étais du côté syndicaliste. Je fais partie de ceux qui se sont battus contre cette réforme. Nous avons été battus sur l’idéologie. La façon de faire adhérer les gens, ce sont des mécanismes que j’ai entendus ce soir. J’ai encore mieux compris comment ça fonctionnait ce soir. Sur le langage : on parle de modernité, c’est un mot que j’ai en horreur. Quand on supprime les postes des gens, on leur dit : « Mais avez-vous un projet de reconversion ? » C’est des trucs comme ça, sur la façon de fonctionner, des modes d’organisation… Et j’ai vu dernièrement qu’à EDF, ils n’ont rien inventé : ils font ce qu’on a fait à France Télécom. Ils copient.

Un intervenant : J’ai été très satisfait de la soirée. On entend nos politiques utiliser tous ces mots positifs, il y a des prophètes qui nous les resservent. Quand on est à la recherche d’une ascension sociale ça coule comme du miel, on ne se sent pas agressé par tous ces mots. Et peut-être ce que disait le camarade c’est que aussi ce soir, tout ce qui a été dit, ça coulait comme du miel. Est-ce qu’on va réussir vraiment à conscientiser comme ça le peuple ? Moi je suis animateur. Ce soir je me suis pris une grande claque, parce qu’on nous parle toujours de projets. Il faut faire des projets avec les jeunes. Et je me demandais si ce soir en rentrant je n’allais pas faire une affiche demandant pardon aux jeunes de toujours les saouler avec ce mot de  » projet « , parce que finalement moi qui veux revendiquer certaines valeurs, inconsciemment je les entraîne pile-poil dans le capitalisme. Ca provoque forcément un interrogation sur soi-même et ça demande du temps de réflexion. Car quand on entend beaucoup, beaucoup de choses, quand on entend Sarkozy qui va nous citer Jean Jaurès… ça demande vraiment une éducation populaire qui nous donne des valeurs politiques.

Une membre de la Scop : C’est dommage qu’on ne puisse pas vous inviter ce soir à un de nos ateliers de désintoxication de la langue de bois, qui ont toujours lieu après la conférence gesticulée. On essaie d’intervenir à deux pour animer, pour donner la parole, pour construire. C’est évident que cette forme-là interpelle, elle a cette vocation ; et c’est évident qu’il faut transformer ça après la conférence.

Une intervenante : Je n’ai pas eu l’impression que ce qu’on vient d’entendre était autre chose que ce qu’on peut entendre ou lire habituellement si on a un peu l’habitude de ce genre de recherche. On n’a pas à le gober plus qu’autre chose. Ca questionne, ça donne envie de rechercher par soi-même. Oui, d’accord, Malraux je n’en avais jamais entendu parler comme ça, et peut-être que je vais aller voir autre chose. C’est une invitation à se bouger, à se mettre en marche. J’ai l’impression que ce n’est pas à prendre tout cru et que la forme est un choix, avec ses qualités et ses défauts. En tous cas j’ai bien apprécié et ça m’a stimulée.

L’intervenant précédent : Je te rejoins sur l’idée qu’il ne faut pas prendre ça tout cru et qu’il faut poursuivre les recherches. Ce qu’il y a, c’est qu’on est habitué à entendre les choses. Les jeunes remettent peu en question ce qu’ils entendent. La religion non plus ne nous a jamais demandé de la remettre en question.

FL : Pour moi, cette conférence est une tentative de vulgarisation. J’ai travaillé une quinzaine d’années à la fédération des MJC avec des directeurs de MJC qui ne pouvaient pas lire un livre parce qu’ils étaient rincés, et que le soir ils avaient envie de lire un roman policier. Moi, j’étais à un poste très curieux où j’ai eu un luxe démentiel : payé pour être un intellectuel organique. J’étais payé pour lire et pour rencontrer des intellectuels. Dans les années 1990 je me suis mis à rencontrer des mecs comme Simon Vul, Bernard Heme, qui dénonçaient les dispositifs d’insertion. Et j’ai travaillé avec des gens par centaines qui mettaient en oeuvre des dispositifs d’insertion. Donc, j’ai d’un côté des intellectuels qui écrivent des livres qui démontent le scandale, l’obscénité des dispositifs d’insertion, et de l’autre côté des mecs qui mettent ça en oeuvre du matin au soir. Pendant des années j’ai essayé de les faire se rencontrer. Et ça ne marche pas. On fait comment, pour que ces putains de travailleurs sociaux lisent ces putains de bouquins ? Dans le film de Pierre Carles où Bourdieu se fait attaquer par un jeune beur qui lui dit « ho intello machin », Bourdieu lui répond : « Tu es un con, parce qu’un bouquin c’est une arme ». A Avignon, je joue le truc, et puis à un moment j’ai un gros doute sur ce que je raconte sur Boltansky, à savoir que le mot hiérarchie a disparu. Je ne peux quand même pas raconter n’importe quoi, il faut que j’aille vérifier. Je vais à la FNAC, je ne trouve pas ce livre. Je vais voir la vendeuse : « Excusez moi ; vous avez Le nouvel esprit du capitalisme ? » Elle me répond : « Mais qu’est-ce que vous avez tous avec ce bouquin en ce moment ?  » Donc je réalise que des gens qui sortaient du spectacle avaient envie de voir ce que Boltansky racontait sur le projet. Et ce sont des gens qui bouffent du projet du matin au soir. Alors je me dis que cette forme-là a une espèce d’efficacité, mais pour moi elle n’a pas d’autre vertu que d’être une sorte de vulgarisation rigolote dans laquelle je raconte que j’ai tout raté, que je ne sais pas faire pousser des légumes, où j’essaie d’inverser la figure de l’expert. En même temps j’ai conscience que c’est très tordu parce qu’il y a des gens qui peuvent dire que je suis en train de créer une nouvelle religion qui est celle de Christiane Faure. J’ai une amie, Françoise Tétard, qui est historienne des mouvements de jeunesse et qui trouve que j’y vais un peu fort avec Faure. Elle me dit : « C’était pas aussi important que ça, cette histoire de rattachement raté. Tu es en train d’en faire un truc… » Sauf que ce qu’elle me raconte, Christiane Faure, c’est un truc énorme. Un jour, il y a une femme qui vient me voir et qui me dit : « Je voudrais vous dire merci » – « Pourquoi?  » – « Le mot de projet, ça me rendait folle, mais je n’osais le dire à personne. Découvrir qu’un mec (Boltansky) a écrit 900 pages là-dessus, vous ne pouvez pas savoir le bien que ça me fait : ça veut dire que je ne suis pas folle ». Sauf que cette femme-là n’a pas accès à ces travaux. Elle bouffe de la méthodologie de projet depuis qu’elle a fait son BAFA et qu’on lui a expliqué qu’il y avait une différence entre les buts et les objectifs. Et qui ici, qui à gauche dénonce ça ? Qui dénonce la méthodologie de projet, la pédagogie par objectifs à l’école ? Qui ? J’en connais un : Le Goff. Il a écrit un bouquin que personne ne lit.

Une intervenante : Je me dis surtout qu’il y a des gens qui proposent quelque chose, qui y ont travaillé, et ça m’intéresse d’entendre ce qu’ils ont à dire. J’ai eu l’impression qu’il y avait aujourd’hui des gens qui avaient des choses à proposer, et qu’ensuite il y avait une discussion autour de ça. Du coup, je ne comprends pas où est le problème (évoqué par le premier intervenant. NDLR). Heureusement qu’il y a encore des gens qui préparent des choses. Les discussions spontanées, c’est bien, mais on ne peut pas fournir le même effort que quand il y a des gens qui ont bossé un truc. Là où je vis, on essaie de s’organiser pour que l’un ou l’autre prépare des choses. La question peut être posée en ces termes :  » Tiens, cette forme-là nous surprend, est-ce que c’est la bonne ou pas ? etc. » (à F. L. :)Moi ça m’intéresse ce que tu racontes là. On a commencé la discussion par l’idée que la forme de cette conférence était choquante. (Au premier intervenant :) Tu interpelles tes camarades : « Qu’est-ce que vous foutez à ne pas réagir ? » Mais comment veux-tu qu’on réagisse après une telle entrée dans le débat ? Juste ce constat : ça m’intéresse ce que vous présentez là, ça ne veut pas dire que je le prends tel quel, mais faisons-nous confiance les uns aux autres. Il ne faut pas se tromper d’ennemi.

FL : Par exemple, on va travailler avec les élus d’une communauté de communes et les animateurs jeunesse sur la question « Qu’est-ce qu’une politique jeunesse? » On va intervenir deux jours. Moi, je ne sais pas faire passer en deux jours ce que j’ai mis treize ans à comprendre, à savoir qu’une politique jeunesse ça n’existe pas. Ce n’est pas ça la question. Comment vais-je dire ça à l’animateur jeunesse ? C’est ce que je raconte dans le colloque. On va essayer de partir du désir politique des gens en essayant de reconstruire en deux jours. Quand on organisait des universités d’été on faisait ça sur six jours, et les gens nous disaient : « Vous êtes malades, il n’y aura personne ». Et en fait, on avait 300 personnes à chaque fois, et on faisait un travail d’émancipation qui était sidérant. Je suis d’accord avec toi. L’erreur, c’est de porter un discours descendant : je vais vous expliquer ce qu’est une politique jeunesse, ce que ça devrait être ou ne pas être. Je l’ai déjà fait, je sais que ça ne produit rien. Ce qu’il faut, c’est essayer de travailler avec les gens.

Premier intervenant : Au cercle Gramsci, on invite toujours quelqu’un qui a bossé le truc. Quand on parle d’effet de sidération de trois heures de tchatche et d’effet spectacle, c’est autre chose.

Un autre intervenant : Cela, on le savait très bien. Ce qu’on propose ce soir se déroule comme on l’avait prévu. On savait bien que c’était trois heures, avec une coupure. Chaque fois qu’on a fait un spectacle au sein des soirées du cercle Gramsci, il y a toujours un petit moment après les où c’est un peu lourd parce qu’il faut digérer la chose. Là il y a un débat qui s’instaure.

Un intervenant : Pour revenir à la première question, il me semble qu’il y a un effet séduction, par la forme. Mais chaque fois qu’il y a une conférence, même si elle n’est pas mise en scène, il y a des effets de rhétorique. C’est la même chose.

Deuxième question : est-ce qu’on peut se passer à tout prix de quelqu’un qui intervienne ? Appelons ça un maître avec beaucoup de guillemets, au sens où Rancière parle du  » maître ignorant « . Je ne le pense pas. Ce qui est important, c’est de quel maître il s’agit. Il y a le maître de savoirs, ce que tu appelles la descente, celui qui dit : « Voilà ce que je sais et vous êtes des cons si vous ne savez pas ». Ce n’est pas dans cette position que tu étais, comme le sont beaucoup d’intervenants dans les réunions du cercle Gramsci, avec une séduction verbale et non pas gestuelle, mais qui revient au même à mon avis. Tu es dans la position d’un maître éveilleur, c’est-à-dire quelqu’un qui bouscule pour penser. Il ne faut pas confondre les deux. Si on attend que spontanément des gens se disent des choses, ça peut faire des débats très pauvres. Ce n’est pas anormal du tout qu’à un moment donné il y ait quelqu’un qui vienne avec ses moyens, qui ne sont pas tout à fait les mêmes que ceux qui viennent habituellement ici parce que ces moyens ne sont pas uniquement verbaux. Mais ils viennent là pour une discussion, comme ça s’est amorcé avec la question du langage, du projet. Il y a des choses qui nous secouent, qui nous font parler. C’est plus long que d’habitude et c’est plus difficile de redémarrer mais je ne pense pas que la conférence d’aujourd’hui, sous prétexte qu’elle était gesticulée, était plus séductrice que beaucoup de conférences dont la rhétorique est tout aussi séductrice.

FL : Les deux questions à partir de cette provocation/spectacle restent posées : premièrement, comment reprend-on la question culturelle à gauche ? Quand je regarde l’ensemble des programmes, je constate qu’ils sont tous sur la défense de la liberté du créateur. C’est ça, l’horizon de la gauche. Et l’autre question, c’est comment on se bat contre la démarche qualité et tous ces mots-là. Pour ça, il faut du temps.

La forme que je trouve juste, c’est celle que j’appelle l’université populaire ou la recherche-action. Je souhaite que des gens, des lieux, vous par exemple cercle Gramsci, vous organisiez, dans le temps, du récit, du collectage et que vous trouviez des façons de transformer ce collectage en témoignages, en analyses politiques, puis en actions collectives. Chaque fois que je demande à des animateurs jeunesse de faire ça avec des enseignants, ils me disent que ce n’est pas leur boulot. Quand on organisait des universités d’été, au lieu de faire venir des intellos pour qu’ils expliquent je ne sais pas quoi, on demandait à des gens de faire des recherches-actions comme ça, de passer un an avec des agents d’une mission locale pour qu’ils racontent leur métier. On s’apercevait que de mois en mois ils avaient une analyse de plus en plus politique et critique de ce qu’ils faisaient. Mais pas la première fois. La première fois, ils disaient : « Ce que je fais c’est bien, c’est utile ». Au bout de la cinquième ou sixième séance ils disaient : « Soit j’avoue ce que je pense, soit je me jette par la fenêtre ou je démissionne, soit on fait quelque chose ». C’est le temps qui permet ça. Une soirée-débat, c’est la forme la pire qui puisse exister : « Vous êtes pour ou contre le voile ? » Voilà, on se balance quatre clichés et on se casse. Samedi je vais faire une conférence gesticulée sur l’école, et j’espérerais qu’après elle des enseignants constituassent un groupe…

Un intervenant : Bonne idée ! Je suis enseignant, et je proposerai cela (ton projet) pour qu’il soit inscrit dans le  » Projet d’établissement  » officiel et obligatoire de mon lycée.

Les Lumières détournées : de Vichy à nos jours

Avec Pascale Pellerin

Pascale Pellerin a travaillé essentiellement sur la question des Lumières et leur réception à différentes époques. ce travail publié fin 2009 chez l’Harmattan porte essentiellement sur la façon dont les textes des Lumières ont été reçus sous l’Occupation, aussi bien
Dans les rangs de la Résistance mais aussi, ce qui est sans doute moins connu dans le camp d’en face : les collaborateurs, y compris chez les plus fanatiques d’entre eux, pas seulement les vichyssois ou les maréchalistes mais aussi dans les rangs des collaborationnistes et y compris,
(ce qui peut paraître plus surprenant), chez des gens de gauche, des gens qui avaient manifesté au cours de leur vie leur opposition aux thèses antisémites. Donc elle se pose la question de comment les Lumières ont été récupérées, détournées pour, de façon, à première vue paradoxale, être mises au service d’objectifs politiques qui paraissent complètement à l’opposé de l’image que l’on garde aujourd’hui des idées des philosophes des Lumières.
Enfin la question que l’on pourra se poser, c’est : l’histoire sert à éclairer le présent, on interroge le passé pour mieux comprendre notre présent et pour jeter les bases de l’avenir ; aujourd’hui est-ce qu’on assiste à ce type de retournement d’idée ? On peut s’interroger sur la récupération d’idées progressistes pour les mettre au service de politiques conservatrices et de démantèlement des acquis sociaux. Exemple : certains discours du Président de la république invoquant Jaurès, Blum, la Résistance, Guy Mocquet, pour les mettre au service d’une politique qui a priori ne paraît pas en lien direct avec ces personnages ou ces gens qui ont eu une action forte à un moment donné de notre histoire.
Christophe Nouhaud

Je vais commencer par la fin. J’étais arrivée quasiment à la fin de la rédaction de mon livre quand je tombe sur cette phrase d’un candidat à l’élection présidentielle qui proposait aux enseignants et aux éducateurs de  » reprendre le projet des Lumières, un âge d’or qui avait volé en éclat avec Mai 68 « . Cette phrase certainement écrite par un conseiller de ce candidat posait une grosse question. Car de quelles Lumières s’agissait-il ? Celles des salons d’Ancien Régime où l’on prenait le café sucré récolté par les esclaves, ou bien les Lumières radicales, celles de Diderot, je pense en premier lieu au Supplément au voyage de Bougainville, où Diderot condamne la colonisation, au Neveu de Rameau, superbe satire sociale ou aux textes de Rousseau, le Discours sur l’origine de l’inégalité, le Contrat social ou l’Emile. Cette question est même plus complexe que la façon dont je la pose car ces Lumières ne sont pas étanches. Il n’y a pas de frontière entre les Lumières radicales et celles des salons. Rousseau a été protégé par des princes, Diderot a fait le voyage jusqu’en Russie pour voir Catherine II. Voltaire a fait œuvre de militant dans l’affaire du Chevalier de la Barre ou l’affaire Calas, un protestant accusé d’avoir tué son fils. Les Lumières sont secouées de tensions, de contradictions.
Comment comprendre le devenir d’une littérature globalement considérée comme émancipatrice à l’égard de la religion chrétienne et de l’absolutisme monarchique, à l’intérieur d’une période régressive, celle de la France de Vichy et de l’occupation nazie ? J’ai mené une enquête sur l’écart entre les diverses interprétations et lectures des Lumières et le contenu même de ces textes. Et dans l’essai que j’ai écrit, j’ai voulu comprendre, relire, réinterroger les textes des Lumières sans censure préalable sur telle ou telle réception. Effectivement il y a une quinzaine d’années on ne pouvait pas dire que des gens se réclamant de la gauche anticapitaliste avait récupéré Rousseau. Ces textes peuvent aujourd’hui être interrogés de façon neutre et réaliste.
Les textes de Rousseau permettent-ils une récupération idéologique par des nazis ou des vichyssois ? Voltaire est-il antisémite ?
Deuxième réflexion, celle que j’ai menée sur les divers retournements et récupérations que subissent les textes au cours de certaines périodes. Curieusement, le gros essai de Zeev Sternhell, Les anti-Lumières du XVIIIème siècle à la guerre froide (2006) n’aborde pas cette question de l’Occupation. Il n’y a pas un mot sur la période nazie.

La collaboration de guerre

J’aimerais dans un premier temps dresser un panorama de ce que j’ai appelé la collaboration de gauche qui se réclame effectivement de la Révolution française, de la laïcité, du socialisme, de Jaurès, de Rousseau et parfois même de Blum. Car Pétain et son entourage, sauf exceptions, rejettent l’héritage des Lumières, alors que la droite collaborationniste est plus circonspecte. Dans la collaboration il y la droite qui vient de la droite et celle qui vient de la gauche (Déat vient du parti socialiste, Doriot du parti communiste, Félicien Chalaye, anticolonialiste, devient collabo…).
Il faut avant tout resituer le contexte historique. La gauche doit faire face à deux événements majeurs avant-guerre. Du côté du PC, c’est le pacte germano-soviétique et l’interdiction du parti en septembre 1939 qui voit ses effectifs s’effondrer. Du côté de la SFIO, il y a bien entendu les traces de la non-intervention pour sauver la République espagnole et ensuite les accords de Munich qui vont dans le même sens. On a laissé faire Franco, on laissera faire Hitler. Les partisans de la paix suivent Paul Faure au sein de la SFIO, les autres sont plus proches de Léon Blum mais lui aussi, a laissé triompher Franco. Bien évidemment, la boucherie de 1914-1918 pèse encore lourdement sur les esprits qui réalisent difficilement la réalité d’une nouvelle guerre vingt ans après. Les militants pacifistes sèment le doute sur l’attitude à adopter face à la défaite. L’anticolonialiste Félicien Challaye, Charles Spinasse qui fut ministre de Blum, Georges Albertini, Marcel Roy, Alexandre Zévaès, Claude Jamet, membre avant-guerre du comité de vigilance des intellectuels antifascistes, tous hommes de gauche, passent très rapidement du côté de la Collaboration. On trouve également le nom d’un libertaire, René Gérin, qui écrit dans L’Oeuvre, journal de Marcel Déat qui fonde un nouveau parti le RNP, Rassemblement national populaire qui compte 20 000 adhérents. C’est le principal parti de zone nord. Doriot après sa rupture avec le Parti Communiste ne se réclame plus de la gauche. Il fonde le PPF, Parti populaire français, qui est soutenu par les services militaires de la propagande allemande. Le PPF et le PC ne s’entendent pas du tout.
Une figure importante va jouer un rôle central dans cette collaboration de gauche, celle de l’ambassadeur allemand à Paris, Otto Abetz qui connaît fort bien la France depuis le milieu des années vingt et sa rencontre avec Jean Luchaire, rédacteur du journal Notre Temps de sensibilité radical-socialiste. Abetz va flatter la collaboration de gauche, très heureux de constater une division dans le camp collaborationniste. Il soutient le parti de Déat. Il a organisé des rencontres dès 1930 entre Allemands et Français où se retrouvent des membres du parti nazi, certains proches de l’Action française mais aussi des membres de la deuxième et de la Troisième Internationale. Abetz veut diviser pour mieux régner. Il favorise les tendances de gauche car écrit-il,  » elles détournent plus facilement le pays des idées de revanche « . Abetz, fort intelligent, avait compris également le poids de la figure de l’intellectuel dans la culture française. C’est la raison pour laquelle il soutient la reparution de la Nouvelle Revue Française dirigée par Drieu La Rochelle.

La manipulation des textes

Je vais prendre deux exemples de manipulations des textes des Lumières qui peuvent faire réfléchir encore aujourd’hui.
Tout d’abord, la récupération idéologique de Rousseau par Marcel Déat qui fait de Rousseau un inspirateur direct du nazisme. Ensuite, l’ouvrage d’un certain Henri Labroue, auteur en 1942, d’un Voltaire antijuif.
Qui est Marcel Déat ? D’origine modeste, né en 1894 dans la Nièvre, Déat poursuit des études supérieures au lycée Henri IV. Il adhère à la SFIO en 1914. Après la guerre, où il est mobilisé, il rencontre Blum puis passe avec succès l’agrégation de philosophie. Il devient député de la SFIO en 1926 et 1932. En 1930, il publie ses Perspectives socialistes qui lui valent de sévères critiques au sein de la SFIO. Déat s’éloigne de la conception marxiste de lutte des classes. Pour lui la classe ouvrière ne constitue plus le moteur central du combat anticapitaliste. L’Etat n’est plus au service de la classe dominante mais constitue un organe neutre chargé de régler les conflits sociaux. Il n’est plus question pour Déat de restreindre la propriété privée ni les monopoles capitalistes. En raison de son soutien à Daladier et au Parti radical, Déat est exclu de la SFIO en 1933. Avec ses amis Pierre Renaudel et Adrien Marquet, il fonde un nouveau parti qui refuse son soutien au Front populaire en raison de la présence des communistes. La défaite de Déat aux élections de mai 1936 face à un communiste achève sa rupture avec le marxisme. Ultra-pacifiste puis germanophile, il s’engage dès juin 1940 dans une collaboration étroite avec l’occupant nazi et devient l’ami d’Otto Abetz. Il se réclame déjà de Rousseau. Mais, jusqu’en 1942, Déat ne perd pas tout espoir dans la Révolution nationale de Vichy dont dit-il, Le Contrat social a pu fournir les bases idéologiques. Il écrit dans L’Oeuvre le 24 octobre 1940 :  » C’est donc une révolution encore une fois. Mais en quoi cette révolution exclut-elle la république ? Il me paraît au contraire qu’elle en reprend et en prolonge les meilleures traditions, il n’est pas paradoxal de prétendre qu’elle l’achève et en retrouve l’esprit. Est-ce que Le Contrat social de Rousseau n’organisait pas la plus disciplinée et la plus autoritaire, voire la plus totalitaire des républiques, tout en mettant très haut la dignité de la personne et les droits du citoyen ?  » Déat a mal lu Rousseau qui essaie de penser le fonctionnement d’une société qui, par le pacte social, sauvegarde la liberté et l’égalité. Pour expliquer cela, je dirai que ce qui, dans la nature constitue la garantie de la liberté individuelle, c’est l’absence de relations sociales et l’isolement de l’homme sauvage. Au sein de la société, cette garantie ne peut être cherchée que dans la force de l’Etat, dans la subordination des volontés particulières à la volonté générale. Mais cette aliénation des individus à la communauté politique les préserve de tomber sous la tyrannie d’un des leurs. Rousseau essaie de penser un système où, dit-il,  » chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même. Les hommes doivent conserver leur liberté naturelle convertie en liberté civile. Et le pacte social se ramène à un engagement du peuple avec lui-même.  » Déat a complètement oublié l’aspect de la liberté chez Rousseau.
En 1942, désespéré par la révolution nationale, Déat place tous ses espoirs dans le nazisme. Le 21 janvier 1942, il publie à la une de L’Oeuvre un article,  » Jean-Jacques Rousseau totalitaire  » qui fait de Rousseau un précurseur du nazisme.  » Le contrat social de Rousseau dit-il, comporte une immédiate et définitive abdication de l’individu entre les mains de l’Etat.  » Déat invente un Rousseau inventeur du parti unique :  » Et sans doute aurait-il inventé, pour appuyer l’effort de l’Etat, ce Parti unique, qui exclut les factions, et qui n’est que l’élite disciplinée des citoyens les plus désintéressés.  » Déat cherche à légitimer le régime nazi. Il rapproche même le concept de la religion civile chez Rousseau de la propagande des Etats totalitaires. Il conclut par ces termes : Rousseau est socialiste national. On lui sait gré de ne pas avoir inversé l’ordre des adjectifs. Il cite également l’article  » Economie politique  » de Rousseau, écrit pour L’Encyclopédie, tome VII. Là c’est subtil :
 » Le corps politique peut être considéré comme un corps organisé, vivant et semblable à celui d’un homme.  » On a ensuite un parallèle entre organisme individuel et organisme politique. Et Déat poursuit :  » Voilà un type de pensée qui n’est absolument pas dans la ligne du libéralisme mais bien dans celle du romantisme allemand. Et qui conduit à une notion véritablement hiérarchique et totalitaire ». Mais ce qui m’intéresse ici, c’est que Déat altère le texte de Rousseau en se référant à un homme alors que Rousseau emploie l’article défini qui renvoie à la notion générique de l’espèce humaine, l’homme. Chez Déat, la société politique est construite sur le modèle d’un homme, d’un individu particulier qu’on identifie sans trop de mal, en 1942. Pour couper court à toute ambiguïté, il rattache cet homme au romantisme allemand. Si le doute pouvait persister entre le maréchal et le chancelier, il est vite écarté. Déat oublie l’essentiel. Pour Rousseau, le souverain n’est pas un individu, c’est un corps collectif et moral.
Deux jours plus tard, nouvel article :  » Critique du suffrage universel « . Déat s’efforce de résoudre les difficultés que pose Rousseau dans Le Contrat social.
Rousseau se demande si le peuple est assez éclairé pour vouloir le bien de ses semblables. Faut-il toujours s’en remettre à son jugement ? Rousseau aborde ces questions aux chapitres III et VI du Contrat social :  » La volonté générale est toujours droite et tend toujours à l’utilité publique : mais il ne s’ensuit pas que les délibérations du peuple aient toujours la même rectitude. On veut toujours son bien mais on ne le voit pas toujours. Jamais on ne corrompt le peuple mais souvent on le trompe, et c’est alors qu’il paraît vouloir ce qui est mal. […] Comment une multitude aveugle qui souvent ne sait ce qu’elle veut, parce qu’elle sait rarement ce qui lui est bon, exécuterait-elle d’elle-même une entreprise aussi grande qu’un système de législation ?  » Pour éviter ces écueils, il dit qu’il faut que le peuple qui délibère soit suffisamment informé. Mais Rousseau qui se méfie des représentants du peuple, ces  » voleurs de souveraineté « , refuse l’idée qu’une élite puisse décider à sa place. A ce stade, la tentation est forte de rattacher le contrat social à l’utopie ou à la rêverie politique. Quitte à faire l’impasse sur les fondements de la pensée politique du philosophe qui ne badine pas avec l’exigence d’égalité et de liberté, seules aptes à transformer le sujet en citoyen et à construire une société juste et libre. Le contrat social porte en lui la nécessité profonde et constante de l’impératif démocratique. Déat se targue de répondre à Rousseau en rapprochant le Genevois de Proudhon.  » Quant à Proudhon, ayant honni le suffrage universel, mais se refusant à abdiquer aux mains d’un seul, il ne renonce pas à l’expression des volontés individuelles, et même il leur fait confiance pour reconstruire un ordre meilleur. Mais à une condition, c’est que l’individu se prononce et légifère dans le milieu qu’il connaît, dans la sphère qui lui est propre, disons dans le cadre de la commune et celui du métier. […] Car il nous est arrivé maintes fois de réclamer un suffrage universel, mais cantonné en ces deux domaines, où le jugement retrouve cette liberté et cette compétence réclamées par Jean-Jacques Rousseau. […] Ainsi achèverons-nous de réconcilier les vues de Rousseau avec celles de Proudhon. « .
Déat brouille les pistes en identifiant le peuple suffisamment informé, base de la souveraineté populaire avec le législateur. Il commet un lourd contresens. Chez Rousseau le législateur est bien celui qui écrit la constitution, mais non l’auteur. Sa tâche accomplie, le législateur s’efface. Il ne peut exercer aucune fonction de législation ou de gouvernement. Il est bien le rédacteur des lois mais non l’auteur :  » Le Peuple soumis aux lois en doit être l’auteur […] Celui qui rédige les lois n’a donc ou ne doit avoir aucun droit législatif, et le peuple même ne peut, quand il le voudrait, se dépouiller de ce droit incommunicable. » [Le Contrat social] Ce législateur rousseauiste qui ose entreprendre d’instituer un peuple a fourni de l’eau au moulin des admirateurs de Robespierre, Hitler ou Staline oeuvrant à la régénérescence de l’être humain. Ce rapprochement entre Rousseau et Proudhon est surprenant car le Bisontin déteste le Genevois et ne s’en cache pas. Mais la référence à Proudhon dans le discours fascisant n’est pas nouvelle. A l’aube du vingtième siècle, l’Action française, dans un article intitulé  » Nos maîtres « , lui rendait hommage. S’y retrouvaient pêle-mêle  » ce que les maurrassiens considèrent comme son antirépublicanisme, son antisémitisme, sa haine de Rousseau, son mépris pour la Révolution, la démocratie et le parlementarisme, son apologie de la nation, de la famille, de la tradition et de la monarchie.  » Certains syndicalistes révolutionnaires et l’aile gauche maurrassienne se retrouveront au sein du Cercle Proudhon fondé en décembre 1911 et animé par Georges Valois (mort en camp de concentration) et Edouard Berth. Ils veulent construire un nouveau socialisme syndical et national. Déat puise largement dans ses idées. En 1944, dans un recueil intitulé Pensée allemande et pensée française, Déat revient plusieurs fois sur Rousseau dont il fait le précurseur du jacobinisme,  » le totalitarisme de l’An II, un national-socialisme avant la lettre, d’essence jacobine, et qui est bien tout le contraire de l’anarchie.  » Analogie chez Déat entre 1793 et 1933. Mais Déat oublie cette phrase essentielle de Rousseau :  » Le plus pressant intérêt du chef de l’Etat, de même que son devoir le plus indispensable, est donc de veiller à l’observation des lois dont il est le ministre, et sur lesquelles est fondée toute son autorité. S’il doit les faire observer aux autres, à plus forte raison doit-il les observer lui-même, qui jouit de toutes leurs faveurs. » Je crois qu’un grand nombre de chefs d’Etat ont oublié cette phrase de Rousseau.

Deuxième type de récupération

Celle de Voltaire par Henri Labroue. Qui est ce Labroue ?
Il fut dans ses jeunes années un dreyfusard et un philosémite exalté, rempli d’admiration pour Voltaire. Député du parti radical en 1914 puis en 1928, il adopte ensuite dans les années trente des positions antisémites très violentes. Une explication à ce revirement : aux élections législatives de 1932 et 1936, il a perdu son siège au profit d’un socialiste et un an plus tard il attaque le Front populaire parce qu’il est dirigé par un Juif.
En 1942, quelques mois après la conférence de Wansee – qui décida de l’extermination massive des Juifs d’Europe, il publie un Voltaire antijuif aux Documents contemporains. Cette maison d’édition appartient à un groupe de presse de l’ambassade allemande, les éditions Le Pont. Labroue venait juste d’obtenir, grâce aux faveurs d’Abel Bonnard, ministre de l’Instruction publique, une chaire d’histoire du judaïsme à la Sorbonne. Il ne pourra pas faire cours. La parution du texte de Labroue, financée par les autorités d’occupation, poursuit un but essentiel : la justification de la politique d’extermination des Juifs. Les occupants cherchent à ancrer l’antisémitisme dans une pratique et une tradition françaises. L’entreprise de Labroue constitue pour eux une véritable aubaine. D’ailleurs, sur un plan historique, pour citer Enzo Traverso,  » l’Allemagne du début du siècle apparaît comme un îlot heureux pour les Juifs européens, à côté des vagues d’antisémitisme qui déferlaient dans la France de l’Affaire Dreyfus et dans la Russie des pogroms tsaristes « .
Le texte de Labroue fut rédigé avant-guerre mais fut interdit suite au décret-loi Marchandeau du 21 avril 1939 sur la discrimination raciale. Le retard de parution a permis à l’auteur de faire des additions au manuscrit primitif. Ce texte d’une mauvaise foi et d’une turpitude indigestes pose une question véritable, celle du prétendu antisémitisme de Voltaire admis et relayé par des historiens de l’antisémitisme, le plus célèbre étant Léon Poliakov qui s’appuie sur ce texte dans son Histoire de l’antisémitisme moderne, de Voltaire à Wagner publié en 1968 pour démontrer l’antisémitisme de Voltaire.

L’anticléricalisme de Voltaire

L’ouvrage de Labroue part d’un postulat : l’anticléricalisme de Voltaire constitue pour l’essentiel une attaque contre la religion, la culture et les mœurs du peuple juif. Mais très vite, il cherche à atténuer l’antichristianisme de Voltaire pour nous le présenter comme un bon chrétien qui déteste L’Ancien Testament, un livre juif, mais qui respecte Jésus. Il essaie de nous convaincre en citant des textes de Voltaire comme l’article  » Juifs  » du Dictionnaire philosophique qui en fait n’existe pas. Cet article a été fabriqué après la mort de Voltaire. Il rassemble plusieurs textes de Voltaire. Ce serait trop long d’entrer dans les détails. En 1935, Raymond Naves, un universitaire mort en déportation, offrit une version exacte du Dictionnaire philosophique chez Garnier dans une édition très accessible. Labroue ne mentionne pas cette édition qu’il ne pouvait ignorer.
Quant à sa méthode, elle est assez simple. La plupart du temps il coupe des débuts ou des fins de phrases. Je vais vous citer un texte de Voltaire :
 » Ne voudriez-vous pas que nous perdissions notre temps à lire le livre de Bossuet, évêque de Meaux, intitulé La Politique de l’Ecriture sainte ? Plaisante politique que celle d’un malheureux peuple qui fut sanguinaire sans être guerrier, usurier sans être commerçant, brigand sans pouvoir conserver ses rapines, presque toujours esclave et presque toujours révolté, vendu au marché comme on vend l’animal que ces Juifs appelaient immonde, et qui était plus utile qu’eux. J’abandonne au déclamateur Bossuet la politique des rois de Juda et de Samarie… Je suis las de cet absurde pédantisme qui consacre l’histoire d’un tel peuple à l’instruction de la jeunesse.  »
Labroue a découpé ce texte en deux parties, la première intitulée Assassins se situe au chapitre XII de son texte intitulé Cruauté des Juifs. Il a supprimé le début de la phrase qui commence par  » Roitelets de Juda et de Samarie, etc  » La manipulation efface le nom de Bossuet, et avec lui, le projet de Voltaire qui veut écrire une histoire universelle débarrassée de toute sujétion à l’Ecriture sainte. Deuxième partie chez Labroue, Le porc est plus utile que les Juifs. Là non plus aucune mention de Bossuet et Labroue enlève une phrase entière. Labroue veut offrir une image de Voltaire très respectueux de l’Eglise catholique et dans cette perspective, il est logique qu’il ait effacé le nom de Bossuet.
Autre exemple d’un texte de Voltaire :  » telles sont les mœurs du plus sage des Juifs, ou du moins les mœurs que lui imputent avec respect de misérables rabbins et des théologiens chrétiens encore plus absurdes.  »
Labroue efface la référence aux théologiens chrétiens dans son texte qu’il prétend pourtant fidèle à celui de Voltaire. Labroue intercale entre chaque texte de Voltaire des titres de son propre cru, parfois plus ou moins empruntés à Voltaire lui-même. Il invente aussi des titres du genre Réjouissons-nous de la destruction des tribus juives.
Lorsqu’on sait que cet ouvrage a été publié en 1942, l’année même où les nazis ont décrété la solution finale, on en saisit encore plus douloureusement la violence cynique insoutenable.
L’extermination est ramenée à une entreprise rationnelle digne de la philosophie des Lumières. Il reste cependant une question que l’on doit se poser, car Labroue reproduit un passage de Voltaire où ce dernier stigmatise le mythe toujours vivant à son époque du peuple élu  » assurant que le ciel et la terre et tous les hommes ont été créés pour lui « . Pour Voltaire, les Juifs sont victimes de cette conception absurde de nation choisie par Dieu qui leur fait mépriser les autres peuples. Je cite encore Voltaire :  » Il y eut toujours chez les Juifs les gens de la lie du peuple qui firent les prophètes pour se distinguer de la populace : voici celui qui a fait le plus de bruit, dont on a fait un Dieu : voici le précis de son histoire en peu de mots, telle qu’elle est rapportée dans les livres qu’on nomme Evangiles. […] Vous savez avec quelle absurdité les quatre auteurs se contredisent.  » Là il parle de Jésus.
Lorsqu’on examine de près les textes de Voltaire, le philosophe n’est pas plus indulgent pour la religion chrétienne que pour le judaïsme. Voltaire considère  » la secte chrétienne comme le pervertissement de la religion naturelle.  » Il trouve déplorable le sentiment de supériorité des Juifs sur les autres religions mais en donne une explication :  » Ils sont le dernier de tous les peuples parmi les Musulmans et les Chrétiens, et ils se croient les premiers. Cet orgueil dans leur abaissement est justifié par une raison sans réplique, c’est qu’ils sont réellement les pères des Chrétiens et des Musulmans.  »
La filiation très nettement soulignée entre le christianisme et le judaïsme est précisément celle qui est rejetée par Labroue alors que Voltaire ne cesse de marteler que la religion chrétienne est fille du judaïsme. Voltaire reconnaît l’antériorité du judaïsme sur les autres religions, non sa suprématie. Il rejette la traduction surnaturelle, irrationnelle d’un fait historique. Il récuse la conception du peuple élu. Ce rejet est commun aux principaux philosophes des Lumières et constitue sans doute la preuve qu’ils restent parfaitement étrangers à l’antisémitisme.

Antijudaïsme et antisémitisme

Mais on ne peut confondre, au risque d’une bévue anachronique, l’antijudaïsme et l’antisémitisme au sens moderne. La première occurrence du terme antisémitisme apparaît chez Drumont, l’auteur de la France juive, publiée en deux volumes en 1886. Ce livre opère une synthèse entre l’antijudaïsme chrétien et l’antisémitisme racial. Affirmer que Voltaire n’éprouve aucun sentiment de type antisémite élude la question essentielle, celle de l’évolution, de la transformation de l’antijudaïsme en antisémitisme. Il n’existe pas d’antisémites au XVIIIème puisque le terme n’existe pas. Mais la haine du Juif est étrangère à Voltaire. Voltaire refuse les religions révélées et il loge à la même enseigne judaïsme, christianisme et islam. Il attaque le judaïsme parce qu’il est à la source du christianisme. C’est l’intégration des Juifs, leur assimilation progressive dans les sociétés laïques et l’abandon, pour un certain nombre d’entre eux, de leur religion, qui a constitué le terreau de l’antisémitisme moderne et racial. Voltaire attaque sans ménagement les absurdités du texte biblique. Ses attaques contre l’Ancien Testament constituent une arme de combat contre l’Infâme. Ce qu’il remarque, c’est que les Chrétiens ont persécuté leurs propres parents.
Il écrit notamment ces phrases éclairantes.  » Ce qu’il y a de singulier, c’est que les chrétiens ont prétendu accomplir les prophéties en tyrannisant les Juifs qui les leur avaient transmises « . Ou cet extrait de l’article  » Salomon  » du Dictionnaire philosophique :
 » Nous avons les Juifs en horreur, et nous voulons que tout ce qui a été écrit par eux et recueilli par nous porte l’empreinte de la Divinité. Il n’y a jamais eu de contradiction si palpable.  » Voltaire plaide pour un affranchissement du peuple juif à l’égard de son histoire biblique qui est aussi celle des Chrétiens :  » Comment n’aurais-je pas la plus grande pitié pour vous, quand je vois le meurtre, la bestialité, constatés chez vos ancêtres qui sont nos premiers pères spirituels et nos proches parents selon la chair ? Car enfin, si vous descendez de Sem, nous descendons de son frère Japhet. Nous sommes évidemment cousins.  »
Ce qui me semble grave, c’est qu’un historien important comme Léon Poliakov accorde crédit à Labroue et aucune attention au travail de Raymond Naves, l’éditeur du Dictionnaire philosophique, mort en déportation. Alors que son statut de chercheur et de Juif aurait dû l’inciter à dénicher la manœuvre de ce pourvoyeur de chambre à gaz qu’est Labroue.

Du côté de la Résistance

Comme j’aborde essentiellement ici les méthodes de détournement de textes, je ne vais qu’effleurer la question de la Résistance. Il y a d’un côté les Chrétiens qui se réclament ardemment de Rousseau puisque paraissent durant l’Occupation deux ouvrages importants qui concernent l’écrivain, une thèse sur L’Emile d’un jésuite, André Ravier, qui rejoint assez vite la résistance et l’essai d’Henri Guillemin, un historien très connu qui rédige une chronique, Cette affaire infernale sur la persécution contre Rousseau orchestrée par Voltaire principalement. Je vous épargnerai les réflexions sur la religion de Rousseau pour m’en tenir au texte de Guillemin car son image de Rousseau habillé en Arménien rappelle la déportation des Juifs. Guillemin oppose la figure d’un Rousseau persécuté, décrété de prise de corps par le Parlement français, condamné par les dévots, la Sorbonne, interdit de séjour en Suisse, chassé d’une principauté prussienne puisqu’on jette des pierres sur ses fenêtres en pleine nuit. Rousseau doit subir les attaques des philosophes, Voltaire en premier qui non content d’assister au spectacle d’un homme traqué, s’adonne à une véritable chasse à l’homme qui les a trahis en proclamant sa foi en l’Etre suprême. Image christique de Rousseau, figure diabolique des encyclopédistes qui le torturent. Guillemin cite la lettre d’un Anglais ennemi de Rousseau :  » Rousseau devrait être exclu de la société… Trois ou quatre nations l’ont chassé et il est honteux qu’il soit protégé dans ce pays-ci… Je signerais volontiers un décret de déportation contre lui.  » (1766).
Du côté de la Résistance communiste, ce sont Georges Politzer et Jacques Decour qui rendent hommage à Voltaire et à Diderot dans deux journaux, L’Université libre et La Pensée libre qui paraissent clandestinement en 1941. Ils sont fusillés au Mont-Valérien en mai 1942. Ils font paraître un gros article sur Voltaire le 11 juin 1942 :  » Voltaire fut un combattant de la liberté et de la tolérance. Sa vie est celle d’un militant ; il a su attaquer et prendre des risques.  » J’aimerais également mentionner l’ouvrage de Pierre Naville, dirigeant du Parti ouvrier internationaliste jusqu’en 1939. Il écrit un gros livre sur d’Holbach, un matérialiste des Lumières. Les positions de Naville lui valent une critique sévère de Maurice Blanchot qui fut d’extrême droite avant la guerre, et qui dénonce très rapidement les persécutions antisémites du régime hitlérien. Sa critique de Naville prend pour cible les inconséquences du matérialisme des Lumières :  » Il oublie volontiers que les affirmations antichrétiennes les plus fortes du XXème siècle sont aussi les plus sévèrement antimatérialistes.  » Blanchot fait allusion ici au paganisme nazi fondé sur une mystique de la race, de la force et de la violence. Dans leur volonté de dominer le monde, de s’en emparer comme une collection d’objets, les matérialistes auraient déshumanisé l’être humain. D’où les contradictions de la philosophie des Lumières qui prône la liberté de l’individu en tant que sujet politique et qui le transforme en objet économique corvéable à merci :  » Faire de l’homme une chose qu’on peut étudier comme une chose, c’est assurer aussi qu’on peut se servir de lui comme d’une chose et l’exploiter comme une chose. Toutes les contradictions du libéralisme sont déjà dans cette affirmation. Et le point de départ en est L’Encyclopédie.  » Selon Blanchot, le matérialisme encyclopédique peut déboucher sur un utilitarisme propre au système capitaliste et à l’exploitation de l’homme par l’homme, ce que seul Rousseau avait perçu à son époque.

Négationnismes

Afin de comprendre les parcours des intellectuels durant la Seconde guerre mondiale, j’aimerais interroger la politique européenne des démocraties occidentales, la boucherie que fut la Première guerre mondiale légitimée par la deuxième internationale. Et Bien évidemment la guerre d’Espagne, qui fut le début de la Seconde guerre mondiale. La trahison du Front populaire donne un avant-goût de ce que sera la politique de collaboration de la France à l’égard des nazis. Pour certains qui viennent de la gauche, défendre la démocratie parlementaire et aller se faire massacrer pour elle n’avait aucun sens. Mais pourquoi rejoindre le camp nazi en se réclamant des textes des Lumières ? Sans doute veulent-ils revenir aux sources, à la grande révolution de 1789 ? Ou plutôt de 1793. C’est le cas pour Marcel Déat qui pense que l’Allemagne nazie constitue un modèle révolutionnaire pour l’Europe. Il y a eu 13 millions de morts durant la première guerre mondiale, 55 millions avec le nazisme sans compter Hiroshima et Nagasaki. A partir de là, certains négationnistes ont pu parler de point de détail.
D’où la possibilité de détourner les textes. On peut se demander si de tels détournements de textes sont possibles aujourd’hui. De quelle manière ils se produisent, avec quel outil de propagande. Comment comprendre la domestication de ceux qu’on appelle les intellectuels et qui font tout sauf penser ? On en a des exemples tous les jours. Les retournements de certains. Leurs parcours. Ces enjeux idéologiques sont toujours d’actualité. Qu’il s’agisse de l’intégrisme religieux, des inégalités sociales, de la résurgence de la question coloniale ou de l’écologie, les Lumières sont toujours appelées à la rescousse. Dans un magazine j’ai trouvé un article intitulé  » Michel Foucault, contre-révolutionnaire  » ; Foucault disait en gros que les partis de gauche n’étaient plus capables (dans les 1975/76) de mener à bien la lutte révolutionnaire en Europe. A partir de là l’auteur de l’article affirme que Foucault est contre- révolutionnaire alors qu’il pose la question pour un parti de faire la révolution en France. C’est un renversement total de la pensée de Foucault. C’est vrai qu’un des amis de Foucault, François Ewald, est aujourd’hui conseiller du Medef. On a aujourd’hui des récupérations, comme avec Foucault dont on fait l’apôtre du libéralisme. Il avait une pensée radicale, qui a réfléchi aux modes d’incarcération et aux discours qui les légitimaient. Il essayait de penser les nouveaux savoirs qui induisent de nouveaux pouvoirs. Avec Sarkozy c’est pareil ! Quand on parle de Guy Mocquet, de la Résistance, c’est une insulte à ces gens là, à leur mémoire. C’est pareil sur la Conseil National de la Résistance qui est foutu en l’air. Je pense là au film de Gilles Perret, Walter… Ce sont des choses sur lesquelles ont doit s’interroger car il y a une mémoire qui est emprisonnée, détournée par des gens au nom du libéralisme, de tout ce qui tue les gens aujourd’hui.

Le Débat :

Un intervenant :
Merci pour cet exposé qui montre les enjeux du moment. Ce que je retiens dans ce qui vient d’être dit c’est que d’une part les mots ont une très grande importance et que lorsqu’ils sont triturés, manipulés, ils triturent et manipulent la pensée. Lorsque les mots dérapent la pensée se détraque. Et inversement. Ce qui est particulièrement saisissant dans cette affaire, c’est que consciemment ou pas des gens comme Otto Abetz, Déat, etc., étaient des pro-gramsciens. Ils ont compris que travailler sur la symbolique en la pervertissant, c’était une arme de guerre, que c’est très important d’imposer sa propre culture en puisant dans le fond commun. Et c’est toujours la même chose. Et j’espère que notre mini échec, que j’espère provisoire, à nous gens de gauche, c’est que nous n’avons plus notre propre langue à nous, nous l’avons abandonnée. Et toute la novlangue d’aujourd’hui, qui se trouve dans tous les systèmes, administratifs… par exemple un CES ce n’est ni un emploi, ni de la solidarité. Toujours dans le travail minutieux qui vient d’être fait, notre travail à nous c’est au moins tenter de dire des mots qui sont les plus justes possibles. Cette espèce d’effroyable maëlstrom. Je prends un cas parmi d’autres : antisémite, anti-israélien, anti-sioniste, tout ça c’est la confusion la plus absolue, si bien que si moi je suis contre la politique israélienne, immédiatement je vais avoir quelqu’un qui me dira  » tu es antisémite « . Alors que Juifs et Arabes sont des sémites, vous le savez bien. Et tout est comme ça. Et cerise sur le gâteau, l’incroyable fabrique destructrice de Nicolas Sarkozy et de sa bande qui parachève le dispositif.

Un intervenant :
Votre intervention montre qu’il n’y a pas de lecture innocente des grands classiques. Quelle était la réception des thèses de Déat et compagnie ? Parce qu’au fond les idées deviennent des forces lorsqu’ elles s’emparent des masses. J’imagine qu’à l’époque c’étaient des enseignants de base qui devaient transmettre la pensée des classiques. Alors est-ce que quelques beaux parleurs pro-nazis avaient une influence considérable au point de pouvoir égarer les esprits ?

Un intervenant :
L’historienne que vous êtes pourrait faire un autre livre sur les lectures successives de Rousseau, de Voltaire, de Diderot et compagnie. Ce qui est frappant, c’est qu’il n’y a pas une lecture unique. Je me souviens : quand j’étais étudiant il y avait une lecture althussérienne de Rousseau qui s’opposait à une autre. Evidemment les enjeux politiques n’étaient pas de premier plan mais de là à faire une lecture althussérienne ! Il y avait une réappropriation de Rousseau par la pensée marxiste de tout un courant des Lumières, ce qui n’allait pas forcément de soi avant. Mais il y avait d’autres lectures, un peu plus centristes ou droitières. Je me souviens d’une polémique sur l’impensé de Rousseau qui était vu comme pré- marxiste, alors que ceux qui étaient contre l’impensé (un peu contre Freud) prenaient Rousseau au premier degré. On ne peut pas penser qu’un texte aurait une espèce de virginité qu’il faudrait retrouver et que les autres lectures seraient en quelque sorte des lectures faussaires. C’est la vie d’un texte d’un grand auteur que de permettre une pluralité de lectures et c’est à l’époque de faire le tri. C’est étonnant de voir récupérer Voltaire, Rousseau ; Diderot, je ne sais pas, il est plus difficile à récupérer, non ?

Pascale Pellerin :
Des quatre auteurs que j’ai étudiés Diderot n’est pas tellement récupéré parce qu’on le voit surtout comme un encyclopédiste. Je n’ai pas trouvé beaucoup de textes. Il y a celui de Ernest Sellières. Il dit que c’est une espèce d’obsédé sexuel. Il y a une chose très intéressante que tu viens de dire. Sur les textes, je ne crois pas à la vérité de l’œuvre en soi. A chaque fois que l’on parle d’écrivain, je vais prendre Rousseau parce que pour moi il est d’actualité, Diderot aussi. Il n’y a pas de vérité immaculée du texte. Il y aurait un seul Rousseau et on en termine là ? Pas du tout. Si les textes amènent à plusieurs lectures, différentes, c’est parce que dans les textes mêmes il y a des choses contradictoires. Rousseau disait : je préfère être un homme à paradoxes qu’à préjugés. A propos de la portée des thèses de Déat et de Doriot je ne sais pas. Les seuls échos des textes de Rousseau, de ce qu’on peut en faire, c’est dans les manuels scolaires. J’ai trouvé un manuel scolaire pour lycéens où il y avait en fait plutôt une tradition vichyste : dans un chapitre on trouve la vie de famille restaurée ; il parlait de La Nouvelle Héloïse où il y avait la maman qui surveillait ses enfants, le père qui lisait le journal. La position de Rousseau sur les femmes est complexe. On peut le prendre pour un machiste. Vichy récupère ça. Il a aussi été récupéré par l’école D’Uriage mais ça ne va pas très loin. A partir du moment où il est contre les mariages forcés et que Végan écrit un texte en 1942 Comment élever une nourrice, la récupération ne va pas très loin. Les pétainistes détestaient Rousseau. Ce sont des thèses qui ont été strictement vouées à la propagande. Une remarque : durant l’Occupation les communistes ne se réclament pas de Rousseau. C’est qu’à la même époque paraissent des textes qui étalent les polémiques entre Voltaire, Rousseau et les Encyclopédistes. Donc tout simplement les communistes qui attendent l’ouverture d’un deuxième front à l’Ouest, ne veulent pas semer la pagaille entre les catholiques gaullistes et eux-mêmes. Pour moi tout ça c’est pour des raisons strictement stratégiques. A partir des années 1950, Rousseau est partout. Chez les résistants communistes on parle de Voltaire, de Diderot, parfois de Montesquieu, mais de Rousseau, non.
Sur les manipulations, c’est vrai que lorsque l’on lit les textes des collabos, il faut vraiment s’en tenir au mot près. Des fois c’est juste un mot qui glisse. C’est un pervertissement des termes. Comme aujourd’hui quand le gouvernement parle de  » réforme  » et pour nous ce sont des régressions.

Un intervenant :
Que pensez-vous du débat sur les Lumières entre Michel Foucault et Habermas ? Ma deuxième question : le détournement des idées des Lumières, peut-on le comparer à une sorte de traduction (d’une langue à une autre) ? Traduire c’est trahir.

Pascale Pellerin :

Je ne peux pas vous répondre sur la première question car je ne connais pas Habermas. Pour la seconde je ne crois pas : quand on essaie de traduire soit on le fait de façon malhonnête en utilisant des termes, par exemple péjoratifs alors que ce n’est pas le cas à l’origine ; mais je ne pense pas que dans la traduction honnête il y ait une volonté de déformer le texte. La traduction n’est pas une propagande en soi. Là il y a une nécessité très nette de propagande de la part des collabos. Ils sentent le vent tourner ; à partir de 1942 les armées nazies commencent à se prendre des baffes dans la figure, après Stalingrad c’est encore pire.

Un intervenant :
Il y a une subtilité dans votre question : le fameux traduttore, traditore (traduire, trahir). Je crois que votre question en rejoint une autre. Tu disais qu’un texte n’est pas figé, qu’il a ses propres lectures, de type psychanalytique, structuraliste,… Sur un même texte on peut projeter quatre ou cinq systèmes de lecture. Je me souviens de grands débats complexes avec des périodes où on est sous influence, par exemple, de la pensée freudo-marxiste pour aller vite. Il est évident que nous avions tous des lunettes ; c’est là où le problème est compliqué parce que ce que dénonce, décortique, Pascale ce n’est ni la traduction ni ce que je viens de dire sur les différentes lectures d’un texte, c’est autre chose : ce n’est pas de degré différent mais de nature différente et il faut arriver à la percevoir.

Un intervenant :
Ce qui me frappe dans tout ce que tu as pu dire ou écrire c’est la notion de propagande : on pourrait penser qu’un système comme Vichy maintient son pouvoir par la force, ce qui était le cas, et pas par une idéologie officielle bête, qu’on assène aux individus. Il y a ça bien sûr, mais aussi un travail d’une assez grande subtilité : le cas de Abetz notamment, qui se dit il faut aller beaucoup plus loin pour recréer l’illusion d’un nouveau peuple français qui, après la défaite, s’unit autour d’autres objectifs parce qu’il a pris conscience de l’inanité d’un régime qui l’a amené à la défaite et à la disparition, et donc se mobiliser autour d’un projet effectif d’une Europe nouvelle à direction allemande ; et pour asseoir cette propagande-là il faut être subtil et donner l’illusion que tous les courants de pensée de la France pourraient se retrouver dans cette idéologie nouvelle et pas seulement convoquer Maurras et les idées de droite, il faut aussi aller chercher les idées de gauche pour les détourner et arriver à ça. Donc finalement les propagandes sont subtiles, même à une époque comme celle-là où elles sont servies par la force, par une armée d’occupation.

Pascale Pellerin :
Il faut dire qu’Abetz avait compris une chose très importante qui était la place de culture et du livre dans la civilisation française. Quand les nazis ont fermés la maison Gallimard en disant  » il n’y a que des Juifs là-dedans « , il est arrivé en disant  » qu’est-ce que vous faites ? vous n’avez rien compris, il faut rouvrir tout de suite.  » En dix jours les scellés sont levés. Abetz se disait : parmi ces gens-là il y en a de très intelligents, et il veut faire croire à une continuité entre la France d’avant et celle de l’occupation. Effectivement il y a des partis politiques, des journaux de tendances différentes, il y a l’illusion du pluralisme. Et quand il reprend la Nouvelle Revue Française il fait appel à Paul Valéry, à André Gide, à des gens qui ne sont pas perçus comme d’extrême droite. Au bout du deuxième numéro ils se rendent compte qu’ils se font avoir. Au troisième numéro ils écrivent à Drieu La Rochelle en disant  » on ne peut pas continuer « . La NRF s’arrête en juin 1943 parce que Drieu se rend compte que la guerre est perdue pour les nazis et qu’il a fait le mauvais choix. Pour Abetz la NRF est un pilier même si militairement ce n’est rien. Mais c’est un système de propagande qui fonctionne à l’intérieur du symbolique, d’une France qui continue, intellectuelle… Des intellectuels sont envoyés en voyage pour visiter la maison de Goëthe, le représentant des Lumières allemandes. Il a traduit Le Neveu de Rameau.
Il y un livre collabo qui paraît en 1942 et qui compare l’affaire Callas à l’affaire Dreyfus. Et il dit, Voltaire quel génie ! Il a défendu Callas comme Zola a défendu Dreyfus et ça paraît dans un journal collabo. Mais ce n’est pas un problème tant que les enjeux militaires, la déportation des Juifs n’étaient pas condamnés : qu’est-ce qu’on en a à foutre des débats entre philosophes ? Il n’y a eu aucune censure sur les textes des philosophes des Lumières. Ce n’était pas le problème des nazis. Maurice Halbwachs publie son Contrat social sur Rousseau en 1943, une grosse édition, passionnante et il n’est pas déporté pour ça mais pour héberger son fils résistant. Il n’y a pas de censure aussi parce qu’on veut faire croire à ce que disait Christophe, une continuité entre avant et après.

Un intervenant :
Je voudrais poser une question peut-être un peu iconoclaste. Est-ce que le terme de Lumières ne pose pas, a priori, quelque chose de sacré, de sacré pour les gens de gauche. On enlève de son époque et de son lieu d’élaboration cette pensée qui est quand même aussi la pensée d’un certain humanisme, d’une certaine raison toute puissante, d’une rationalité scientifique qui elle aussi peut être au service de politiques, d’aventures intellectuelles, technologiques, principe de maîtrise, de domination, d’emprise totale de la pensée sur la vie, sur l’univers, cette espèce d’idée de toute puissance est aussi quelque chose qui participe de la pensée de cette époque. Est-ce qu’ aujourd’hui on ne doit pas avoir une attitude critique par rapport à ça ? Je pense qu’on entre dans une nouvelle civilisation où ce type de pensée n’est plus une valeur propulsive parce qu’on éradique la faim, les maladies, avec ce type de pensée, on peut créer des choses qui nous libèrent par rapport à l’emprise de la nature, etc.
Pascale Pellerin :
Je dirais que ça rejoint Blanchot. Quand on relit son texte sur D’Holbach il dénonce le matérialisme des Lumières parce qu’il se dit que ça transforme l’être humain en chose et à partir du moment où c’est une chose on peut en faire ce qu’on veut. En gros il dit que les Lumières ont été à l’orée du capitalisme moderne. Ce qui n’est pas faux. Je ferais exception pour Rousseau qui a été le premier à dénoncer le machinisme, cette espèce d’engrenage capitaliste dans lequel allait nous mener cette civilisation. Et c’est pour ça que c’est le plus anticolonialiste de tous les écrivains des Lumières. On peut désacraliser les Lumières mais le problème c’est qu’il y a des Lumières. Elles ne forment pas un bloc : il y a celles des salons, celles radicales, celles plus subversives qui ne sont pas publiées parce qu’on ne peut pas. Il y a des Lumières dissidentes comme Rousseau, Diderot. Voltaire est complètement adapté à la société de son temps. Il faut en voir les spécificités. Et si on ne les voit pas on comprend mieux comment elles sont récupérées aujourd’hui n’importe comment. C’est comme ça que Sarkozy peut se permettre de dire qu’avec 1968 c’est la fin des Lumières. Desquelles parle-t-il ? Effectivement les Lumières, la Révolution bourgeoise… Quand je parle des Lumières je peux parler de Babeuf parce que pour moi il appartient au courant des Lumières, Blanqui aussi. Entre Babeuf et Voltaire il n’y a pas grand-chose en commun ; c’est vraiment un homme des Lumières obsédé par l’éducation, celles des femmes surtout. C’était quelqu’un de progressiste et aujourd’hui on n’en parle plus tellement. Condorcet ? C’est encore autre chose : il s’est radicalisé sur la fin de sa vie. Il faudrait le relire de près. Ceux qui font de l’argent sur l’esclavage des Noirs, où est-ce qu’on les situe ? C’est le cas de Voltaire ; Alors que dans les manuels scolaires la première image des Lumières c’est celle de Voltaire. Il y a un double discours chez lui. Durant la Révolution on se rend compte d’une chose : tous les gens qui ont connu des philosophes des Lumières, sauf un, sont devenus contre-révolutionnaires. Alors, dire que la Révolution a été fille des Lumières, dans la réalité ce n’est pas vrai. Je ne connais qu’un disciple de Diderot qui est devenu révolutionnaire. Pourquoi ? Ils n’ont pas compris : c’était les Lumières des salons et tout d’un coup ce sont celles des clubs. Pour eux il y a eu la brisure d’un monde qu’ils n’ont absolument pas comprise. La Révolution fille des Lumières, c’est l’imagerie républicaine, le mythe républicain qu’on a voulu se faire des Lumières, peut-être pour ne pas avoir à chercher trop loin dans la civilisation (ça veut dire la colonisation, l’Indochine, l’Algérie…). C’est pour ça qu’on dit les Lumières parce que si on avait essayé de penser le disfractionnement des Lumières ça aurait été aussi remettre en cause la civilisation et ce que ça veut dire. C’est pour ça, je pense, qu’on n’a pas trop voulu s’étendre sur le terme Lumières, parce que Lumières égale Révolution française, égale civilisation, égales République. On a tous été élevées là-dedans. Et quand on se rend compte de ce que ça veut dire en profondeur, on est obligé d’aller voir du côté de la liberté des peuples, etc. Et la liberté des peuples c’était la liberté des peuples blancs.

Un intervenant :
Si on veut une définition des Lumières, celle-ci est donnée très clairement par le texte d’un philosophe allemand, Emmanuel Kant, dans un texte qui s’appelle Was ist Aufklärung ? publié par le Berline Monarschtrich en 1880. Quand on parle de sacralisation des Lumières il faut quand même faire attention : ce qu’il y a de commun à tous les courants des Lumières c’est un souci d’émancipation. La devise des Lumières, dit Kant, c’est :  » ose te servir de ton propre entendement « .
Donc c’est un mouvement qui s’inscrit dans ce renouveau de la pensée occidentale qui commence avec la pensée philosophique au XVIIème siècle, c’est la continuité logique de gens comme Spinoza, Descartes et quelques autres. Alors vouloir désacraliser les Lumières, pour des gens qui ont eux-mêmes commencé par faire ce travail de désacralisation ! Ce sont quand même des gens qui ont lutté contre les autorités théologico-religieuses – alors leur reprocher ensuite d’avoir fondé une nouvelle religion, c’est un peu fort de café.

Pascale Pellerin :
Ce n’est pas ce que j’ai dit. Je dis simplement que les Lumières ne forment pas un bloc. Il y a une émancipation politique, et il y a aussi une émancipation sociale, qui vient plus de Rousseau que de Voltaire. Montesquieu a une pensée plus complexe. Mais ce n’est pas une religion. Mais derrière ce qu’on pourrait appeler la sacralisation des Lumières il y a parfois un souci de propagande.

Un intervenant :
Vous avez bien expliqué la déformation des textes mais c’est aussi assez dangereux, à l’époque, de lancer des textes qui peuvent échapper à leur auteur, et qui sont quand même à la base des textes subversifs ; c’est aussi dangereux pour les gens qui les utilisent parce que ça s’oppose à toute la pensée de Vichy qui voulait gommer la Révolution, donc c’était revenir sur des choses très contestées par Vichy. Ensuite un texte a sa vie propre : n’y avait-il pas danger de la part des collaborationnistes de réanimer Rousseau et Voltaire ?

Pascale Pellerin :
Non, il n’y avait aucun danger, à partir du moment où Vichy ne contrôlait absolument rien, n’avait aucun pouvoir sur les textes. Ce genre de texte ne gênait personne à part Vichy mais ils n’avaient pas grand-chose à dire.

Le même intervenant : Vichy c’est quand même la Révolution nationale.

Pascale Pellerin :
Oui, mais la France était un pays occupé. A partir de l’occupation de la zone sud en novembre 1942, les textes de Vichy devaient être censurés par la propagande allemande. Je n’ai trouvé aucun texte des Lumières censuré. Sur les listes Otto il n’y a pas un seul texte des philosophes qui y figure. Les listes Otto sont les listes des textes interdits par les nazis. Il y en a eu plusieurs : une en septembre 1940, une autre en juillet 1941, et en 1942. Il y a des textes de Juifs, même si ce ne sont pas des textes politiques. Ils interdisaient tous les auteurs juifs, quel que soit le contenu de leur ouvrage. On trouve de tout sur les listes Otto. Les philosophes des Lumières peuvent dénoncer l’affaire Dreyfus, ils seront publiés.

Un intervenant :
Les éditeurs, pendant ces années-là ont quand même tiré un certain nombre d’ouvrages.

Pascale Pellerin :
Oui, mais dans la limite du papier disponible qui était contrôlé par les nazis. Les journaux sont souvent réduits à deux pages. Et les livres sortent quand il y a du papier disponible. Une des plus grosses ventes ce sont les Cahiers de Montesquieu, en 1941, retrouvés par Grasset qui était vichyssois. Il rencontre quand même des problèmes quand il veut publier un roman de Mauriac, La Pharisienne, que la censure allemande ne veut pas publier. Ca passe à condition qu’il ne fasse pas de publicité dans les journaux. Aragon est publié à la fois librement et clandestinement ; souvent sous des pseudonymes. La première traduction de Mein Kampf a été censurée par les Allemands.

Un intervenant :
A propos du détournement, est-ce qu’on peut avancer comme explication que le texte une fois terminé n’appartient plus à l’auteur et donc on peut en faire ce que l’on veut ?

Pascale Pellerin :
La question se pose à partir du moment où un livre est sur le marché : il n’appartient plus à son auteur, donc toutes les interprétations sont, je ne dirai pas légitimes, mais elles sont possibles. Qu’est-ce qui fait la légitimité d’une interprétation ? Je crois qu’il faut quand même revenir aux sources. On ne peut pas faire dire n’importe quoi à un auteur ; faire dire à Voltaire qu’il est antisémite, je crois que ça mérite un débat. Après c’est tout un débat entre l’auteur et son interprète.

Un intervenant :
Par contre, si on lit l’ensemble de l’œuvre, théoriquement on a la pensée du philosophe. Je prend un exemple : Bernard-Henri Lévy, quand il parle on a l’impression qu’il a lu les livres en diagonale et il arrive à dire le contraire de ce que peuvent être certains philosophes. Il y a aussi la question du prolongement politique de l’œuvre philosophique et de ce qu’elle sous-entend en termes esthétiques et autres. Et là, il y tout les failles possibles ?

Pascale Pellerin :
C’est une question que je n’ai pas abordée. Le problème que j’ai eu en écrivant ce livre, c’est que les philosophes des Lumières ne sont pas des philosophes et des penseurs, ce sont aussi des écrivains. J’ai fait quand même tout un chapitre sur les écrivains parce qu’on ne peut pas les oublier. Quand certains collabos rendent hommage au style de Rousseau cela ne les empêche pas de dénoncer sa théorie politique, mais en même temps ils sont extrêmement touchés par le style des Confessions, par les Rêveries. Donc l’écrivain reste un écrivain, en dehors de sa pensée politique. Il y a quand même toute une corrélation entre l’écriture politique, philosophique, littéraire. On ne peut pas lire les Rêveries sans lire le Contrat social, parce que là il essaie de se faire un monde avec des êtres qu’il aimerait et qui l’aimeraient. On a l’impression d’être dans la volonté générale du Contrat social. Il parle d’une société idéale : on retombe dans la pensée politique. Le Contrat social n’est pas une utopie mais il essaie en même temps de comprendre une société où obéissant à soi-même, on obéirait à tous. Toute écriture reste littéraire, même si elle est politique.

Un intervenant :
Je ne connais pas tellement les philosophes des Lumières, mais j’ai travaillé sur un courant qui incarne les Lumières, c’est l’Education populaire, puisqu’on part d’une certaine rationalité, de la science qui libère… J’ai lu aussi le bouquin d’Enzo Traverso, La Généalogie de la violence nazie. Et je trouve que ça interroge : il met en cause une pensée européenne que l’on pourrait dire proche des Lumières ; pensée qui catégorise, classe, qui hiérarchise au nom d’un progrès, d’un développement. Et en travaillant sur l’éducation populaire je suis aussi tombé sur le congrès de la Ligue des droits de l’homme qui a eu lieu en 1932, à Vichy, qui soutient la politique d’expansion coloniale au nom de l’éducation des sauvages. On retrouve là-dedans Albert Balley, président de la Ligue des droits de l’homme de l’époque, qui sera après la Libération président de la Ligue de l’enseignement ; il sera ensuite Algérie française et j’ai retrouvé des propos qu’il a tenus à la Brasserie Lip, en portant un toast aux Paras qui torturaient en Algérie :  » eux au moins ils défendent l’école laïque « . Et le discours actuel de Sarkozy qui dénonce le communautarisme pour lutter contre les immigrés : il y a tout un discours raciste qui se développe, ça interroge aussi. Finalement cette pensée européenne, elle a aussi des effets qui ne sont pas ceux de la libération et de l’émancipation.
Pascale Pellerin :
Tu dis là plusieurs choses fondamentales. Le but de L’Encyclopédie au départ c’était bien de classifier les sciences, de les détacher de la religion. Je ne pense pas qu’il y avait au début dans la tête de Diderot et d’Alembert cette espèce de hiérarchisation : ils sont allés dans les ateliers voir travailler les ouvriers. Et c’est à partir de ça qu’ils ont fait les planches de L’Encyclopédie. Ils dénonçaient ce qu’on appelle aujourd’hui la fracture entre travail manuel et travail intellectuel. Ils disaient que pour construire une véritable société digne de nous il ne fallait pas cette distance parce que de toutes façons un travail manuel est un travail intellectuel. On ne peut pas construire un meuble sans penser. Et Rousseau rêvait que Emile devienne menuisier. C’était sa grande utopie. Mais à partir de cette classification de L’Encyclopédie on a fait une hiérarchisation et ça je crois que c’est la lecture positiviste de L’Encyclopédie. Quoique le grand représentant du positivisme était contre la colonisation. Donc on a fait une hiérarchisation entre travail intellectuel, fait par les riches, et travail manuel, qui était fait par les pauvres. Et tout au long du XIXème siècle on a un glissement où pauvre a signifié colonisé et blanc, colonisateur et peu à peu cette théorie s’est exportée dans les pays colonisés : on faisait travailler les Algériens, les  » indigènes « , et l’école a été une reproduction des classes sociales où les pauvres sont devenus les indigènes, d’où un racisme terrible qui s’est mis en place fin XIXème, début XXème. Dans les mémoires de Messali Hadj on retrouve complètement ça, quand il parle de Tlemcen où il est né. Je n’aime pas la sacralisation mais je crois vraiment que c’est une déformation de ce que voulait les encyclopédistes au départ. On pensait quand même que les Noirs étaient une race inférieure, surtout Buffon (il pensait que les Noirs étaient proches des singes). On s’interroge sur l’origine de leur couleur : est-ce que c’est le sang, des éléments extérieurs ? C’est aussi les débuts de l’anthropologie. Il y a aussi le débat : est-ce que l’homme a été créé comme ça ou est-ce qu’il y a plusieurs races qui ont été mises sur la Terre ? Voltaire, comme il est anti-biblique, pense qu’il y a plusieurs races qui ont été posées, comme ça.

Compte-rendu réalisé par
Anne Vuaillat.

Mémoires ponticaudes

Avec Jean-Pierre Cavaillé

Conférence donnée au Cercle Gramsci, salle JP Timbaud à Limoges, le 25 mars 2010.

[exposition : D’une rive à l’autre, 1997 réalisée par Jeannette Chartreux et un groupe de bénévoles dans le cadre des activités de l’Institut CGT d’Histoire sociale]

Il s’agit de présenter ce soir quelques éléments du collectage de mémoire ouvrière effectué dans les quartiers des Ponts à Limoges (33 personnes interrogées longuement, parfois à plusieurs reprises), depuis 2004 par une petite équipe de bénévoles, dans un cadre associatif… Je voudrais commencer par remercier tout ceux qui ont accepté de s’entretenir avec nous, tout ceux qui nous ont aidés à trouver des témoins, qui nous ont confié de la documentation et notamment des éléments de collectages réalisés avant nous, Jeannette Dussartre, ici présente, Francis Juchereau – que je remercie aussi pour avoir organisé cette soirée et bien d’autres.

Travail associatif, j’insiste là-dessus, parce qu’il se trouve que l’un des membres de cette équipe est chercheur de métier, moi en l’occurrence, pourtant ce travail n’a pas la prétention d’être un travail de recherche répondant aux exigences universitaires. En ce qui me concerne, mes travaux de recherche portent sur une tout autre période et un tout autre domaine, et notre intention n’est pas du tout de suppléer aux recherches historiques qui pourraient et devraient être menées sur les quartiers des Ponts (car il va de soi qu’un collectage de mémoire n’est pas un travail d’historien. Le collectage est une source possible pour un travail d’historien, mais ce n’est évidemment pas de l’histoire) et on ne prétend pas non plus développer un réflexion sociologique sur les Ponticauds, ou anthropologique, ou linguistique, même si la question de la langue a bien été notre point de départ. On voudrait plus modestement restituer, sans trop les trahir, les voix que nous avons enregistrées et retranscrites, de manière si possible polyphonique, c’est-à-dire en les considérant dans leur diversité, dans leurs différences, dans leurs accords et désaccords. Cela suppose évidemment d’organiser la confrontation et la composition de ce que les témoins nous ont rapporté séparément et au fil de dialogues suivis qui avaient bien sûr leur cohérence propre sur le moment, dans l’interlocution : nous en avons retranscrit un certain nombre. Ici je vais évidemment démembrer et recomposer les choses et en le faisant, je ne peux pas ne pas constituer un point de vue, le mien en l’occurrence, et je ne peux pas ne pas apporter des éléments personnels de réflexion mais, encore une fois, sans prétendre pour autant dire la vérité sur les Ponts, sans prétendre non plus à la scientificité universitaire.

J’ai dit que l’on ne fera pas à proprement parler d’histoire, même si l’on va parler du passé, et je ne vais donc pas dresser un historique du quartier des Ponts. On trouvera sur notre site web une petite documentation à ce sujet. Je vais juste tracer le cadre général en deux mots en revenant aux époques antérieures à ce que les témoins ont pu connaître directement, mais qu’ils ont pourtant connu indirectement, au sens où ils en ont quand même entendu parler. Avant que l’on ne désigne les Ponts comme une entité, et que l’on parle de Ponticauds (le premier document où le mot apparaît est de 1863, mais le terme est sans doute plus ancien), on parlait de l’Abbessaille, du Port du Naveix et même du Pont Saint-Martial comme quartier peuplé de naveteaux, qui travaillaient au convoyage et à la réception du bois flotté, armés de leurs perches à crochets et de leurs lancis et propriétaires de barques plates avec lesquelles ils travaillaient. Les naveteaux constituaient une population bien à part, organisée en corporation. Leurs femmes étaient buandières, disait-on en français (las bujandieras en occitan), ou blanchisseuses professionnelles qui lavaient le linge pour les gens de la ville. Les naveteaux ont joué un rôle important pendant les événements de 1848 à Limoges et je renvoie au livre de Philippe Grancoing, Crise urbaine et révolution à Limoges sous la Seconde République, Limoges, PULIM, 2002. Dès les années 1860 les naveteaux sont concurrencés par le charbon qui arrive par chemin de fer. La profession périclite très vite et le grand ramier qui arrêtait les billots de bois flottés a été détruit en 1897. Les naveteaux sont certainement pour la plupart devenus ouvriers dans les usines des alentours : porcelaine, chaussure et autres. La profession de blanchisseuse s’est perpétuée jusqu’après la deuxième guerre mondiale, et surtout les habitants des ponts, ex-naveteaux ont conservé une pratique constante de la rivière, et ils y ont initié les nouveaux arrivants dans les quartiers. Il faut dire aussi que les Ponts ont été mobilisés par les événements de 1905 ; notamment la grève à l’usine Beaulieu sur la Vienne rue d’Auzette, et la mémoire en est restée (voir par exemple dans le récit autobiographique de Suzanne Dumas, Je suis une Ponticaude : la Marie Colharaude, appelée ainsi pour sa témérité politique, qui enseigne à la petite Suzanne L’Internationale, La Jeune Garde et une chanson qui disait :
On va lui ch… dans les yeux,
A Beaulieu, à Beaulieu !
Ces quartiers seront ainsi indissolublement liés aux luttes sociales et à l’engagement dans le syndicalisme et les partis politiques. Bien sûr, il faut dire tout de suite que l’Université Populaire du Pont Saint Étienne, qui existe toujours, a été fondée en 1901, on peut encore y voir le buste du socialiste Louis Goujaud qui est une figure tutélaire du quartier, et qui habitait une belle maison de pierre au bas de la rue du Naveix. Encore aujourd’hui, il demeure une mémoire vive de cet homme mort pourtant en 1920, et pas seulement à travers la chanson La Vienne, qui l’oppose à Betoulle, un autre Ponticaud d’ailleurs, surnommé par certains « le Déserteur », comme en témoignent les paroles de La Vienne[1]. Quand j’ai dit que la mémoire de Goujaud était encore vive, je prends un exemple : Pierre Jeammot l’un des enfants des propriétaires de La Crotte de Poule, nous a rapporté que son père, Léon Jeammot devait sa vaste culture en histoire et géographie à Louis Goujaud qui donnait gratuitement des cours aux enfants du quartier et conclut : « c’est bien marqué sur sa tombe : « L’ami du peuple », c’est bien la vérité ça, d’après ce que j’ai entendu dire », car Pierre Jeammot est né 14 ans après la mort de Goujaud, mais Goujaud fait partie de sa mémoire comme mémoire familiale et mémoire du quartier. C’est de cette façon d’ailleurs, qu’en collectant de la mémoire vive, on se retrouve souvent, à travers la mémoire familiale et la mémoire de quartier, non seulement au début du XXe siècle, mais en plein XIXe siècle. C’est une expérience saisissante. Je ne m’écarte pas de mon propos, parce que cette mémoire est liée évidemment aux modes de transmission, familiale, mais aussi collective, et à la transmission d’une conscience ouvrière. L’Université Populaire y a sans aucun doute contribué, comme Goujaud en donnant ses cours d’histoire, et en fondant la Société sportive et philanthropique des Enfants de la Vienne en 1907, dont je reparlerai parce qu’elle a joué un rôle capital dans l’apprentissage pas seulement sportif, mais proprement social d’une succession de générations de Ponticauds, jusqu’à la destruction du quartier du Naveix.

Je m’excuse de rappeler des choses qu’à peu près tout le monde connaît à Limoges, mais c’est pour tracer le cadre, ou plutôt, l’espace, la profondeur historique, dans laquelle résonnent les entretiens que l’on a fait de gens qui ont connu les Ponts entre 1920 et 1970, disons jusqu’à la destruction du Naveix et du Masgoulet et la construction de la voie sur berges.

Je citerai un seul témoignage écrit : c’est celui d’un syndicaliste anarchiste, un personnage très intéressant, Martial Desmoulins, né en 1890 au pont Saint-Martial, déserteur de la guerre de 14, qui en 1975 est revenu dans plusieurs petits articles de L’Espoir, revue de la CNT française, sur son passé ponticaud, en réaction à l’adaptation cinématographique du Pain Noir : « Chaque année, à la Toussaint, les « Ponticauds » du quartier Saint-Martial, […] voyaient descendre par la rue de la Roche une caravane de charrettes tirées par des vaches, elles faisaient halte devant le n° 5 où je suis né, à trente mètres du vieux pont romain ; dans ces charrettes, peu de meubles, une commode datant de Louis XIII, héritage que des générations de paysans se repassaient, un lit, des paillasses, quelques chaises, des fagots de bois et, sans doute, une provision de porc salé. […]

Le Pont-Saint-Martial, fut pendant longtemps un agglomérat de deux races bien distinctes : l’une, ouvrière avec ses défauts, sa mauvaise réputation, son ouvriérisme révolutionnaire, son humanisme libertaire, ses revendications économiques et sociales ; l’autre paysanne, vivant comme au Moyen-âge, avec des qualités d’économie, de travail, de lenteur à comprendre, sa haine des partageux, des communards, sa croyance religieuse, ses résignations devant les nantis, les curés, les patrons, la police, la peur du lendemain. » J’en déduis d’abord que ce Desmoulins n’était pas exempt de préjugés à l’égard de ces paysans qui, de fait, semblent avoir été très vite absorbés socialement et culturellement dans cette classe ouvrière, d’autant plus qu’ils n’avaient pas pour ce faire à changer véritablement de langue, vu que l’occitan limousin, comme y insiste Desmoulin, qui le parlait et l’écrivait, restait la langue de communication constante du quartier. Je pourrais citer aussi ici le témoignage de cet écrivain japonais, Shimazaki Tozon (1872-1943), qui a passé quelques mois dans le quartier pendant la guerre de 14, qui jouait avec les enfants, et raconte comment des fillettes auxquelles il a donné un paquet de gâteaux lui ont chanté une chanson en « langue limousine » qui l’émut jusqu’aux larmes.

Cela m’assure une transition avec ce par quoi je voulais commencer, à savoir par la question de la langue, ou plutôt des langues des Ponts, qui est en fait à l’origine de notre enquête. En effet l’idée était de développer un projet culturel dans le cadre de l’association Calandreta Lemosina, qui venait de s’installer route de Toulouse. Calandreta est un réseau d’écoles laïques et gratuites, sous contrat avec l’État, qui pratiquent la méthode linguistique dite immersive (52 écoles et 2 collèges sur 17 départements en zone occitane). Et la première idée était de collecter la mémoire linguistique des Ponts : l’occitan, le « francitan » et les langues de l’immigration… Et puis avec ces questions de langues c’est toute la mémoire de la vie des quartiers qui s’est en quelque sorte imposée d’elle-même et que nous avons recueillie. Pour des raisons évidentes, on s’est évidemment d’abord concentré sur les plus anciens, parmi lesquels on pensait trouver naïvement encore des occitanophones en nombre. Et justement, ça n’a pas été le cas ; on a trouvé des locuteurs certes, mais qui tous entretiennent un lien fort avec la campagne (c’est là d’ailleurs l’une des données sociales des Ponts, une partie des Ponticauds avaient de fortes attaches rurales, comme ce Desmoulin que je citais). Quoiqu’il en soit, on peut dire que la langue n’est plus parlée, et depuis assez longtemps en milieu urbain à Limoges. Elle a quitté les familles et la rue en même temps, progressivement, entre 1930 et 1950, du moins dans les générations nées après le début du siècle. Je pense que c’est une évidence pour tout le monde, à Limoges, mais ça ne l’était pas pour nous, peut-être parce que nous avons tendance à prendre nos désirs pour des réalités, mais aussi parce que nous savons qu’en la matière il n’y aucune évidence ; si l’occitan survit, c’est désormais de manière plus ou moins clandestine et on pouvait imaginer le trouver encore dans les Ponts. Ce que l’on a trouvé par contre, c’est une très forte mémoire d’une langue que l’on ne parle plus : il n’est pas une seule parmi les trente-cinq personnes environ avec lesquelles nous nous sommes entretenues qui n’aie évoquée spontanément la langue, son usage massif avant-guerre dans les quartiers, mais aussi sa transmission déficiente ou son absence de transmission aux jeunes générations de l’époque, jusqu’à sa disparition à peu près totale en milieu urbain aujourd’hui, selon un schéma classique que l’on trouve dans les autres villes. Tous ou presque comprennent ce qu’ils appellent généralement, sauf exception notoire « patois », « patois limougeaud » ou plus spécifiquement « patois des Ponts », et ils se souviennent d’expressions, de proverbes, dictons, de bouts de chansons… On chantait vraiment beaucoup aux Ponts en français et en occitan et ils en savent d’autant plus lorsqu’ils ont été élevés par leurs grands-parents plutôt que par leurs parents, parce que pour la plupart d’entre eux la langue n’était plus la langue de communication entre les parents, ni bien sûr entre les enfants. Il faut noter que cet occitan n’avait pas sa source à la campagne, comme certains le croient : il était parlé par les Limougeauds depuis des siècles (d’où d’ailleurs l’existence d’une littérature urbaine patoisante de Limoges au XIXe siècle, parmi lesquels un auteur naveteau qui signait Tistou, Jean Baptiste Tarneaud, mort en 1867, fervent républicain, auteur d’un chant intitulé Vivo la Republico). Cela explique en partie pourquoi tous les témoins insistent sur la spécificité de ce qu’ils appellent le patois des Ponts par rapport à celui de la campagne. Je dis en partie, parce que cette spécificité, je pense, se vérifiait aussi par rapport au parler du reste de la ville (mais cela est difficile à établir à partir des témoins vivants, qui sont trop tard venus). Si je dis cela, c’est parce que lorsqu’on leur demande en quoi leur patois était particulier, les gens parlent du vocabulaire (en particulier la présence d’argot), de tournures spécifiques et surtout, surtout de l’accent : je vous cite au moins un témoin, Pierre Jeammot : « C’est un patois un peu spécial, le patois des Ponts, un patois traînard, un patois mélangé de mots d’argots français. Il y avait beaucoup de gens qui venaient de la campagne et qui se sont installés là pour venir travailler en ville, alors ça parlait tout patois » La dernière phrase est significative : certes la communication entre patois de la campagne et patois des Ponts ne faisait aucun problème (évidemment c’est le même dialecte de la même langue), mais l’idée est quand même que le patois appartient plus à la campagne, conformément aux préjugés, alors qu’historiquement, ce n’est pas le cas). En tout cas cette affaire de l’accent est essentielle, il y a, il y avait, un accent spécifique des Ponts et qui est évidemment le même en occitan et en français. Dommage qu’il n’y ait pas J.C Dourdet qui prépare une thèse de phonétique occitane, il vous aurait expliqué ça très bien : les deux caractéristiques majeures sont les « o » qui sont diphtongués et deviennent « ow » et les « é » qui deviennent « è », et une rythmique lancinante, traînante comme dit Jeammot[2]. Cet accent, les anciens l’ont conservé, et il était peut-être le critère majeur discriminant de l’appartenance aux Ponts ; beaucoup de témoins disent qu’ils se faisaient repérer comme Ponticauds du fait de leur accent, et cet accent, généralement, n’était pas connoté très favorablement (je parle par euphémisme !). L’accent était peut-être le seul critère en fait objectif d’appartenance aux Ponts : on dit par exemple que Charles Roumagnac secrétaire de Vincent Auriol, né au pont Saint-Étienne rive gauche, l’a conservé toute sa vie.

Pour en revenir un instant encore à la langue, la moisson que nous avons pu faire d’expressions ou de phrases types, est quand même assez riche – et je ne vais pas ici en dresser la liste, mais seulement noter qu’une bonne partie nous ont été consignées comme ayant été prononcées par les blanchisseuses des bords de Vienne, qui ont marqué, très profondément, tous les témoins, entre autres pour la verdeur de leur langage, exclusivement « patois » dans l’exercice de leurs fonctions et les relations avec les gens du quartier (elles parlaient évidemment français avec leurs « pratiques », c’est-à-dire leurs clientes). On nous dit qu’elles avaient un langage d’une verdeur remarquable, qu’elles avaient l’injure facile, se traitaient de « pita vacha » et de « pita puta » ; se lançaient des « barra ta gorja » et surtout qu’elles avaient des réparties et des expressions gratinées : soit par exemple pour rassurer une jeune femme enceinte qui se faisait du souci pour son accouchement : « Qu’es ben entrat, faudra que quò sòrte ! » ; ou bien encore une qui appelait ses enfants en leur criant : « ente se vos ? banda de bastards de cures ! ». Ce qui nous conduit à la question anticléricale dans le quartier, mais je la réserve, et je réserve aussi la description de ces groupes de blanchisseuses qui ont continuées de travailler, pour les dernières, jusque dans les années 1950. Voici le dernier carré des laveuses professionnelles du Clos Sainte-Marie, dans les années cinquante, avec notamment la célèbre Bélou. Le célèbre Panazo, André Deixet, en parle déjà au passé, dans un article de L’Écho de 1951, qui contient d’ailleurs une bonne nhiorla sur leur compte ; en 1957, le char du Carnaval des Enfants de la Vienne représente le pont Saint- Étienne et ses laveuses avec l’inscription : « Les l’avant d’hier du Port du Naveix », donc on est déjà complètement dans la commémoration parodique et pourtant, en 1960, trois ans plus tard, le même journal présente comme une photographie insolite une vieille blanchisseuse au travail au pied du pont Saint-Étienne. Cela dit, pour la petite histoire, j’ai trouvé un article de 1863 qui prédit déjà le rapide déclin de la profession, et qui précède donc ces très nombreuses photographies, surtout des cartes postales, où l’on voit sur certaines, pour un seul bout de rive, plus de cinquante laveuses au travail. Il faudrait d’ailleurs se demander pourquoi on a trouvé les blanchisseuses si pittoresques et photogéniques.

Mais je voudrais maintenant aborder la question centrale, qui est celle de l’identité du quartier ou des quartiers des Ponts, en partant du fameux dicton en occitan, que l’on mis en exergue pour cette soirée :
Tu ses daus Ponts ? Passa ! De la vila ? Dins l’aiga !

Ce dicton, qui date au moins du début du XXe siècle, est riche de sens, à condition bien sûr de ne pas le prendre au pied de la lettre, même si plusieurs des témoins nous ont assuré qu’il a été bel et bien mis en acte au pont Saint-Étienne, au pont Saint-Martial et même au Pont-Neuf ; alors que d’autres le nient farouchement… (seul un travail dans les archives judiciaires permettrait de trancher). Reste le dicton populaire, et populaire au point qu’il n’est pas une seule personne interrogée qui ait omis de nous le rapporter, parfois sous des formes légèrement différentes. Il implique évidemment la séparation, un peu brutale en l’occurrence, du quartier ou des quartiers des Ponts (je crois qu’il faut utiliser le pluriel) et de la Ville. Les Ponts ce n’est pas la Ville et ce n’est pas non plus la campagne peuplée de bicanards, pas du tout, les Ponts, c’est les Ponts, une identité urbaine, une identité sociale et je dirai même culturelle très forte – une habitante de Beaublanc nous a dit : « on pensait qu’ils étaient hors de la ville, tout en étant en pleine ville », l’idée véhiculée étant que ceux de la Ville, les Villauds pour les Ponticaudes (terme prononcé avec une petite pointe de mépris, comme si dans Villauds il y avait vil, vilain, curieuse inversion puisque que ce que les Ponticauds reprochent aux Villauds, c’est d’être des nantis, des bourgeois, d’être trop policés et hypocrites) n’ont rien à faire aux Ponts ; beaucoup de témoins nous ont dit que les « Ponticauds » étaient des gens qu’il ne fallaient pas « chercher » et surtout qui vivaient une vie de quartier très forte, très intense et relativement fermée. Mais la circulation entre la ville et les ponts et dans les deux sens est un fait et pour de multiples raisons, économiques bien sûr, par la présence du Port du Naveix et de toutes les usines, mais aussi proprement sociales : les Ponticauds ont mille choses à faire en ville, ils « montent en ville », le samedi, ils vont faire la rue du Clocher comme les autres Limougeauds, mais les Villauds, descendent sur les bords de Vienne pour leurs loisirs, le dimanche essentiellement, se promener, assister aux concours de pêche, aux fêtes organisées par les Ponticauds, aux régates, aux joutes, etc. Certains, y compris de la meilleure société, descendent déguster les fameuses fritures de la Crotte de Poule et du Poisson Soleil. Ce que veut dire aussi le dicton, c’est que « les » quartiers des Ponts sont d’un côté et de l’autre de la rivière, sinon cette question un tantinet menaçante n’aurait pas de sens ; et ça, c’est une indication importante, à savoir que la rivière n’est pas une frontière, mais le cœur du quartier en quelque sorte, et les ponts qui la traversent sont les lieux symboliques de l’identité des quartiers des ponts (les noms mêmes de ponts et de Ponticauds le montrent suffisamment). Autrement dit, les Ponticauds se reconnaissent comme tels d’un côté et de l’autre de la rivière, même si beaucoup font la différence entre les « vrais » Ponticauds et les autres ! C’est là d’ailleurs que le pluriel s’impose et qu’il faut parler « des » quartiers des Ponts, principalement trois, ou quatre quartiers, à très fortes identités et avec des relations disons de rivalité plutôt que d’hostilité : Port du Naveix et Masgoulet, jusqu’au pont Saint-Étienne, mais pas forcément au-delà – il y a donc aussi un petit quartier ponticaud de l’Abbesaille (mais qui a été beaucoup plus important avant ses démolitions successives[3]) ; le quartier du Clos Sainte-Marie, rive gauche, qui n’inclut pas forcément le Sablard ; et plus loin, beaucoup plus loin j’ai envie de dire, le quartier du pont Saint-Martial, rive droite. Dans chacun de ces quartiers, que je viens de nommer, une partie des informateurs disent que les « vrais » Ponticauds, c’était eux, mais que les autres aussi, étaient des Ponticauds, mais disons moins authentiques, moins vrais. Il faut noter que rive droite le quartier s’enfonce assez largement : jusqu’à la rue Saint-Affre comprise, on pouvait se revendiquer tout à fait légitimement « ponticaud ». La chose est beaucoup plus discutée rive droite, lorsqu’on s’éloigne de la rivière – au Clos Jargot par exemple, au Puy Lannaud, aux Carriers, route de Toulouse. Pour le quartier surélevé du Pont-Neuf, le long de l’avenue De Lattre – l’appartenance ponticaude de ces quartiers est discutée par les habitants des bords de Vienne, qui invoquent le fait que la vie, dès que l’on s’écarte de la rivière, est très différente, mais par contre les habitants de ces zones revendiquent haut et fort leur identité ponticaude[4], comme Suzanne Dumas avec son livre Je suis une ponticaude, qui donne d’ailleurs la définition la plus large du quartier : « … ensemble prolétaire qu’on désignait dédaigneusement par le terme général « les Ponts » : Pont Saint-Etienne, Pont Saint-Martial, Pont Neuf et Petits Ponts (l’Auzette en effet, passe sous la route de Toulouse grâce à deux ponts, peu visibles de la chaussée, d’où leur nom). (…) croyez-moi, les nantis ne logeaient point dans le secteur ».[5] L’identité devient alors autant sociale que liée à la présence de ponts. Cela montre en tout cas que l’identité ponticaude était perçue par les habitants des Ponts – et aussi d’une certaine manière par les Villauds – de manière éminemment positive et revendiquée comme telle : il y a une fierté à se dire, à se revendiquer ponticauds, personne n’a honte d’avoir habité aux Ponts, alors même qu’être identifié par les gens de la ville comme ponticauds a longtemps été stigmatisant et discriminatoire. Lorsqu’on demande à un témoin si ça lui nuisait d’être identifié comme ponticaud, par l’accent par exemple, il répond « Non, c’était plutôt l’inverse. Disons qu’on avait des prérogatives plus marquées… On les appelait les Villauds. C’était péjoratif. » Le terme de « prérogative » est évidemment frappant. Mais d’autres rappellent la discrimination sociale dont souffraient les Ponticauds : par exemple une habitante du Clos Sainte-Marie née en 1914 nous rapporte que son grand père paternel, qui était issu du quartier misérable et mal famé de Viraclaud, fut très contrarié lorsque son fils épousa une fille de blanchisseuse des bords de Vienne. Je rapporte comment elle voit les choses, selon elle : « les Ponticauds n’étaient pas des voyous, mais ils étaient… disons vulgaires. Ils avaient la voix haute, les mots grossiers faciles ». Selon elle, le quartier faisait peur, non parce qu’il aurait été marqué par la délinquance, ce qui ne semble pas en effet avoir été le cas, même si les libertés que les Ponticauds prenaient avec les lois et les règles sont souvent rappelées, mais le quartier dit-elle « faisait peur, parce que les gens s’interpellaient de loin, très fort, avec de grands gestes ; c’était une façon de parler, de se comporter… ». Une habitante du quartier Saint-Martial, qui d’ailleurs, dit que le mot de « vulgaire », après l’avoir prononcé, ne convient pas, invoque la fermeture du quartier (en l’occurrence celui du Pont Saint-Martial) et va jusqu’à parler de « quasi ghetto » (ce qui paraît un peu fort) – je la cite : « Vous étiez ponticaud ? Ho la la ! C’est la pègre, c’est le bas de la ville ; comme dit notre ministre : c’est la racaille. Mais ils ne volaient personne. Le terme exact à dire, c’est qu’ils ne voulaient pas être emmerdés. Ils étaient dans leur coin tranquille, ils s’entendaient tous bien, ils ne voulaient pas qu’on vienne les enquiquiner, alors ils faisaient leur police eux-mêmes, ils ne voulaient pas qu’on vienne chez eux. Mais il n’y avait aucune délinquance. Mais le quartier était fermé sur lui-même ». Un autre témoin, qui était lutteur dans sa jeunesse, extérieur aux Ponts, mais qui avaient des amis aux Ponts, fait de la propension des jeunes ponticauds à la bagarre, dans le quartier, (ce dont témoigne pour lui le dicton), et dans les bals où ils se rendaient en groupe, l’une des raisons de la « mauvaise réputation » des Ponticauds, mais aussi de ce qu’ils furent pour lui, qui les côtoyait, « une légende », répète-t-il à diverses reprises, non sans une certaine admiration dans la voix. Ces bagarres sont souvent évoquées, souvent minimisées : « … quelques coups de poings qui faisaient circuler le sang », je cite Pierre Jeammot, fils des propriétaires de la Crotte de Poule. Je le cite encore : « Il fallait pas aller les chercher… Ils étaient un peu chauds de la tête… ». Un autre reconnaît que les jeunes y « jouaient les gros bras »[6]. Un autre témoin, une femme – je crois que c’est important de le noter – évoque même une certaine « violence », dont les femmes pouvaient être victimes à l’occasion, et les inspecteurs du travail aussi (cette dame m’a rapporté une anecdote assez piquante et brutale à ce sujet dans le Port du Naveix). En tout cas, ce qu’on appellerait aujourd’hui la violence verbale semble avoir été une réalité, et pas du tout réservée aux hommes, comme le montre tout ce qui se dit des blanchisseuses.

L’un des éléments unificateurs des quartiers des Ponts est aussi indubitablement, la pauvreté et souvent l’insalubrité de l’habitat : rares étaient les familles qui possédaient plus de deux pièces; une maison habitée au Masgoulet s’était écroulée ; dans le quartier du Naveix, l’eau courante n’est jamais arrivée, c’est-à-dire que jusqu’à la fin, on allait puisait l’eau à la borne fontaine : les toilettes [los retretes] étaient communes, à l’extérieur des bâtiments (trois pour cinquante locataires dit Desmoulins), etc. Nous avons recueilli pas mal d’informations sur les conditions d’hygiène et de promiscuité dans le quartier. Ce sont surtout les femmes aussi qui parlent de ces questions-là. Les maisons étaient minuscules, peu meublées, on recevait donc peu chez soi, et pourtant, tous les témoins disent et redisent inlassablement, souvent avec la plus grande nostalgie, que la sociabilité y était de la plus grande intensité ; les hommes se retrouvaient au bistrot (et il y avait une relation évidente entre le nombre de bistrots et l’exiguïté des logements) ; les petits commerces de quartier jouaient un grand rôle, et d’autant plus que la plupart des femmes travaillaient : certaines épiceries vendaient de la soupe le soir, des boulangeries prêtaient gratuitement leurs fours pour la cuisson des plats de leurs clients. La plupart de ces commerçants acceptaient de faire crédit. Les témoins insistent sur le fait que ces petits commerçants étaient eux aussi de condition modeste et très fortement liés à la classe ouvrière. Beaucoup d’ailleurs étaient d’anciens ouvriers ; il y a au moins un commerce qu’il faut citer, c’est l’épicerie Flotte rue du Pont Saint-Étienne, sur la devanture de laquelle était écrit « à l’irrrascible chemineau » avec trois « r » : le patron avait été licencié des chemins de fer pour faits de grève, et les trois « r » évoquaient l’accent de la famille Flotte, qui comme moi était issue du Sud-Ouest. Sans oublier les succursales de l’Union Coopérative, structure tout à fait différente, qui ne faisait pas crédit, mais offrait bien d’autres avantages, distribuant ces bons qui permettaient, notamment aux jeunes filles de se constituer des trousseaux de mariage. La rue était aussi un lieu important de sociabilité, par exemple lorsqu’on descendait manger la soupe le soir sur le perron de la maison, à la belle saison. La vie associative également y était exceptionnellement riche, regroupée en particulier autour des sociétés sportives et nautiques, mais aussi des jeunesses coopératives (avec la fameuse troupe de cabaret par exemple de l’Artistic Coop dans l’immédiate après guerre), des sociétés de pêche comme Les Ponticauds et L’amicale des Marins Pêcheurs, de l’Amicale du boulevard Saint-Maurice, qui avait formé un club de cinéma, etc. Cette sociabilité de quartier se traduisait par de très fortes solidarités de voisinage, dans les cas de maladies, d’accouchements, de décès aussi. On nous a souvent parlé des funérailles ponticaudes, qui rassemblaient toujours une foule impressionnante, cheminant à pied jusqu’à Louyat, derrière le corbillard hippomobile puis électrique, des enterrements qui se terminaient parfois par des casse-croûtes et des chansons : ce que l’on appelait, nous a-t-on dit, « un enterrement de première classe ». La journée évidemment était chômée.

Une chose que tous les témoins ou presque disent avec une spontanéité déconcertante, c’est que certes le dénuement économique était extrême (avec une sorte nivellement par le bas : « nous ne connaissions pas la jalousie, nous a-t-on dit, parce que nous étions tous ou à peu près logés à même enseigne » ; « c’était la même soupe pour tout le monde » nous a dit une dame), mais malgré la pauvreté, voire la misère, ils ont connu le bonheur dans ces quartiers, du fait de la qualité de la sociabilité et des amitiés. Un élément très significatif à ce propos, me paraît être les récits des inondations récurrentes parce que l’habitat des ponts, en plus d’être délabré, dans la partie basse des quartiers, était inondable : au Naveix, au clos Sainte-Marie, au pont Saint-Martial. Or ce que tous les témoins rapportent c’est que ces inondations n’avaient rien de dramatique, alors même que l’eau montait parfois assez haut dans les maisons. Pourquoi ? Parce que le mobilier était extrêmement réduit et facile à déplacer (en gros, on n’avait pas beaucoup à perdre) et surtout que ces inondations, avec la présence des pompiers et des voisins, était l’occasion de libations et de rigolades mémorables. Évidemment, ce n’est pas du tout l’image que l’on a des inondations aujourd’hui en regardant la télévision…

Cela m’offre une transition avec un thème absolument central, qui ne fait d’ailleurs qu’un avec celui de l’identité : le rapport à la rivière. La rivière ne faisait pas peur, elle n’était pas redoutée ; du reste tout le monde savait nager aux Ponts, filles et garçons (y compris semble-t-il pas mal de femmes nées au siècle précédent et la relation avec la vie des naveteaux est je crois évidente). La rivière était un espace familier, un espace domestiqué et bénéfique, où se déroulaient une multitude d’activités. On y nageait donc, on y allait en barque, les fameuses barques plates et les batelles à deux lèvres. Ces barques poussées et dirigées par cette longue perche qui s’appelle le conte étaient utilisées, surtout par les hommes, pour la pêche, activité ponticaude majeure essentiellement de braconnage, mais aussi par les femmes et par les enfants, qui avaient de petites barques, les barques servaient aussi au sauvetage également, entre autres quand se produisaient des tentatives de suicide par noyade (ce qui arrivait assez fréquemment, les gens de la ville, surtout des femmes, venaient se jeter dans la Vienne). La rive est occupée par les blanchisseuses au travail avec leurs « étendards » derrière elles, mais la rive est aussi occupée par les usines, où beaucoup de Ponticauds travaillent avec les Villauds : filatures, mégisseries, usines à porcelaine, à chaussure, usine à gaz, centrale électrique, etc. Les blanchisseuses travaillent souvent au pied des usines – ce que les photographes cherchent à cacher, mais c’est parfois impossible, certaines profitaient par exemple de l’eau chaude rejetée par l’usine électrique. Évidemment la qualité de l’eau n’était pas irréprochable, avec les égouts qui se déversaient, et il y avait des employés municipaux, à une certaine époque, nous a-t-on dit, qui « nettoyaient » la rivière, comme le faisaient les lavandières pour travailler, en chassant les immondices avec un balai devant elles. Malgré tout, la rivière est restée longtemps poissonneuse, et l’on organisait régulièrement sur les rives des concours de pêche, avec dans certains cas défilés depuis la mairie en fanfare et gaules sur l’épaule. Ces concours étaient organisés par les sociétés de pêche ou les sociétés nautiques. Les sociétés nautiques organisaient des compétitions de natation comme la fameuse traversée de Limoges, du Pont-Neuf à l’île aux oiseaux, de grandes régates également (organisées par le Club Malinvaud), des joutes, etc. Deux sociétés nautiques ont joué un rôle central et sont encore dans la mémoire de tous : les Enfants de la Vienne, rive droite, et les Marins du Clos, fondés par André Poutout (dit Bousta), rive gauche, qui encadrent l’apprentissage et la pratique de la natation et organisent des fêtes somptueuses au début de l’été, où toute la ville est conviée et qui, là aussi, occupent les berges et la rivière elle-même par des radeaux et des chars fleuris, avec des fanfares, des présentations de spectacles de pantomimes. Ces sociétés sont engagées dans des fanfares. Les Marins du Clos ont une célèbre fanfare de mirlitons, dits bigophones, instruments en carton, avec une simple membrane de papier. Qui plus est, elles participent activement au Carnaval en réalisant des chars, chaque année. Les deux sociétés entretenaient une relation de rivalité et surtout d’émulation réciproque (les témoins affirmant, selon leur quartier, que leurs fêtes étaient incomparablement plus belles et réussies que les fêtes de ceux d’en face !). On pourrait, on devrait parler de ces sociétés pendant des heures : ce qui est extrêmement frappant, bien sûr, et que leurs noms disent bien, c’est leur imaginaire marin, mi-parodique, mi-sérieux : chaque société a ses costumes qui évoquent la marine : blanc avec casquette à visière pour les Enfants de la Vienne et dans les premiers temps une écharpe rouge autour de la taille ; pull marin rayé de bleu et bob pour les Marins du Clos et toute l’iconographie se réfère à la mer… Il y a par exemple ce montage photographique merveilleux pour commémorer la fête de 1910 où l’on voit Goujaud et le groupe des organisateurs avec ces mots : « Le Préfet maritime du port du Naveix et son état major – un mousse » et au-dessous on voit des jeunes filles et petites filles en tenue traditionnelle et barbichet. Notons donc que l’élément marin est essentiellement masculin ; pour les femmes, c’est la coiffe traditionnelle et, plus prosaïquement, la lessive – je lis : « Les nymphes du battoir attendent au Port leurs frères les Marins pour leur offrir des fleurs » et l’on a dessiné une ancre de marine au-dessus de leurs têtes et surtout par-dessus les armes on aperçoit une cheminée de paquebot et un gréement. Évidemment c’est de l’humour, une pointe d’auto-ironie, mais pas seulement, on sent une véritable adhésion à l’imaginaire marin. Voyez la décoration intérieure du local des Marins du Clos, juste avant-guerre (théâtre de marionnettes) : les marins sont bien là ! Avec l’ancre de marine. Voyez la première page de l’édition de la Marche des Vrais Ponticauds (Popeye est passé par là !) : premier couplet : « On a chanté sur tous les tons/ Les Marins de Toulon, de Marseille, Et de Montmartre à Saïgon,/ Les matelots sont mis en chanson :/ Mais il est des Marins/ Qui le béret posé sur l’oreille/ Au pays Limousin,/ Chantent du soir au matin… »

En tout cas, même en temps normal, comme je l’ai dit, la Vienne était – au moins à la belle saison – grouillante de vie. Il y a une vidéo de 1967 de l’Ina accessible en ligne, où l’on voit encore quelques barques poussées par des contes (avec les frères), et où est interviewée Mathilde Lafarge, propriétaire du Poisson Soleil, déjà âgée, qui explique que la rivière est devenue un désert.

Je l’ai déjà abordé en commençant, mais il faut dire quelques mots tout de même de ce qui contribuait aussi fortement à l’identité des Ponts, à savoir les idées politiques, qui étaient de gauche : socialistes et communistes (mais il y eut aussi à la fin du XIXe et au début du XXe des anarcho-syndicalistes, comme Desmoulin). On nous a rapporté des querelles assez violentes entre les roses et les rouges. L’engagement syndical y était aussi très fort. Une chose frappante, pour qui vient d’une autre région (de celle de Jaurès en l’occurrence) : c’est la force de l’anticléricalisme (une partie des anciens ne sont pas baptisés, ou « à peine » baptisés comme ils disent, ils n’ont jamais été catéchisés, ils ont opté pour le mariage civil, leurs parents ne sont pas enterrés à l’Église), mais cet anticléricalisme a côtoyé aussi le catholicisme social (beaucoup d’enfants ont fréquenté les patronages, souvent sans grande ardeur religieuse), et il ne faut pas bien sûr oublier que la rue du Masgoulet a accueilli la grande figure de Henri Chartreux, prêtre ouvrier, qui a joué un très grand rôle dans son quartier et bien au-delà, à partir de son installation en 1947. Mais, cette question des convictions politiques et des relations pour le moins difficiles aux institutions ecclésiastiques n’est pas très facile à étudier à travers le collectage, et l’on a parfois la sensation que les témoins, rétrospectivement, minimisent les conflits. Il est vrai aussi que nous avons recueilli d’étonnants témoignages d’une mixité et d’une ouverture sociale inattendue, comme par exemple la relation très forte et très durable entre une famille de Ponticauds du Naveix, d’ouvriers et de blanchisseuses, la famille Héricourt, avec la famille Sar qui tenait une salle d’échantillons de porcelaine ; cette relation était née d’un drame : la mort au Maroc pendant son service militaire d’un fils Héricourt employé d’Haviland, qui s’en était remis aux Sar résidant au Maroc pour recevoir la famille et rapatrier le corps ; il s’en était suivi une grande amitié qui se traduisait entre autre chose par l’accueil de la fille Sar lors des vacances scolaires, qui de ce fait, comme elle nous l’a raconté, vivait la vie de la bande d’enfants des Ponts lors de ses séjours. Il y a aussi le cas des époux Meymerie, qui possédaient une entreprise et vivaient au Masgoulet en parfaite symbiose, apparemment, avec le voisinage. D’ailleurs Goujaud, qui était négociant en tissu, vivait lui-même dans une très belle maison bourgeoise qui n’avait rien à voir avec les masures environnantes. En fait, dans ces exemples, il semble que l’appartenance au quartier, le fait d’y vivre ou d’y résider, était vraiment la chose déterminante, et sans aucun doute plus importante que le statut social.

Une phrase de conclusion, juste une citation d’un texte de 1993 de Daniel Vignol ex-habitant du Masgoulet, au sujet du quartier qu’il a vu détruire ; ce qu’il conteste, ce n’est pas que l’on ait détruit l’habitat insalubre du Pont du Naveix, mais que l’on en ait chassé les habitants : « En ces lieux où étaient installés les premiers Limougeauds, il est regrettable de ne pas avoir construit des immeubles à caractère social pour y loger la population que l’on a déplacée vers Beaublanc, La Bastide ou la ZUP. Limoges aurait conservé une partie de l’esprit frondeur qu’y entretenaient les Ponticauds. » Voilà : ce que j’ai voulu essayer de restituer par ce trop long exposé, c’est un peu de cet esprit frondeur des Ponticauds.

Débat :

Un intervenant : Vous avez fait un collectage assez sympathique, merveilleux, très bien, on retrouve des choses. Par contre, si je ne suis pas de Limoges, je ne vais rien y comprendre, il me manque quelques clés. C’est une espèce de « boirador », vous avez mis beaucoup de choses, mais par exemple je suis un peu frustré que vous ne vous soyez pas arrêté sur la définition … par exemple : La Crotte de Poule, c’est très longtemps après qu’on arrive à comprendre que c’est un bistrot. Et puis je suis un peu frustré par le fait que vous n’ayez pas tout de suite défini ce qu’étaient les Universités Populaires, parce que c’est relativement unique en France. La Ville de Limoges qui a voulu amener le savoir et l’instruction dans les quartiers populaires, c’est une démarche absolument formidable et essentielle dans ces quartiers-là, et c’est un truc sur lequel on ne peut pas passer. Comme il y a celle de Beaublanc d’ailleurs.

Jean-Pierre Cavaillé : Je l’ai citée.

Un intervenant : Oui ! mais il aurait fallu le définir.

Et puis la deuxième chose, c’est des détails : par exemple, « aller pêcher à l’épervier », on se demande si c’est pas un martin-pêcheur plus gros que les autres qui plonge dans la Vienne. Donc il faudrait expliquer ce que c’était ce rituel des pêcheurs, avec ce filet rond qui est une pêche interdite d’ailleurs maintenant …

JPC : Déjà interdite lorsque les mailles étaient serrées. Or les mailles étaient serrées pour pêcher le petit poisson qui faisait ces fritures si réputées de La Crotte de Poule ou du Poisson-Soleil.

Mais bien sûr, vous avez tout à fait raison, il est clair aussi que je m’adressais à un public surtout limougeaud.

Pour ce qui est de l’Université Populaire, ça pourrait, ça devrait être l’objet d’une soirée entière.

Spécificité limougeaude ? Non, pas du tout ! Il se trouve que la spécificité de Limoges, c’est d’avoir conservé son Université Populaire. Des universités populaires, il y en a eu bien ailleurs, il y en a eu dans toute la France mais la spécificité, c’est que Limoges a conservé l’une de ses universités populaires, celle du Pont Saint-Etienne. L’Université Populaire a joué un très grand rôle, ça, je l’ai dit, j’aurais dû sans doute insister, elle a joué un rôle à travers ses merveilleux cycles de conférences, entre autres choses, qui présentaient à un public ouvrier le savoir universitaire, ce qui était vraiment une démarche formidable.

Pour les techniques de pêche, il faudrait s’y arrêter, en parler longuement. L’épervier, j’ai montré une image. « Boirador », évidemment on est au pays limousin, permettons-nous l’image…

Mais je plaide coupable : quand on essaie de faire un panorama, de ne pas trop exclure des choses essentielles, alors qu’il y a tant et tant de choses importantes à dire sur un quartier aussi riche, on peut difficilement ne pas faire de « boirador ».

Un intervenant : Quand vous avez dit au départ de votre conférence que votre recherche était basée sur un certain nombre de témoignages, quel crédit, quelle validité, quelle légitimité accordez-vous à ces témoignages, surtout en sachant que vous les avez enregistrées, et après, vous nous avez interpellées à partir de votre grille de lecture ?

Autrement dit, comment écrire l’Histoire, sans éviter le piège de l’intériorisation et de l’intellectualisme ?

Ma deuxième question c’est : peut-on parler d’une identité purement occitane ?

Ma troisième question : géographiquement parlant, l’Occitanie ou la langue occitane a accompagné la poésie des troubadours. On sait que cette poésie des troubadours qui venaient de l’Espagne musulmane de l’époque, met au centre la femme. L’Eglise a combattu ce type de poésie. Est-ce que cela n’a pas pesé sur le développement de la langue occitane ?

JPC : Ecoutez, d’abord, je ne me suis pas du tout aventuré à parler d’identité occitane. S’il y a une identité occitane évidente, c’est celle de la langue, que je peux constater moi, languedocien, installé à Limoges et pouvant tout comprendre et échanger. Il est clair que, pour moi et pour la plupart des linguistes, on parle d’occitan.

Pour ce qui est de la validité des témoignages, si on retanscrit intégralement les entretiens, au plus proche de ce qui a été dit, ensuite, effectivement, cette parole est susceptible de servir de document pour écrire l’Histoire. Mais j’ai bien insisté sur le fait que nous n’avons pas la prétention d’écrire l’histoire des Ponts. Mais à celui qui voudra écrire l’histoire des Ponts, nous offrons des matériaux qui ne sont pas en eux-mêmes suffisants, bien entendu. Ces matériaux doivent être associés à tout autre type de documentation, et la documentation ne manque pas ! Il y a une complémentarité évidente entre la documentation d’archive et ce type de travail, de collectage de mémoire vive.

Nous offrons des matériaux pour l’Histoire.

Pour ce qui est d’écrire l’Histoire, il y a mille façons possibles d’écrire l’Histoire, c’est certain. Mais ce que vous avez indiqué, à savoir le saut dans l’intellectualisation, si je m’en suis rendu coupable, c’est par vice professionnel, mais justement, j’ai tout fait pour le faire au minimum. J’ai juste essayé de donner quelques indications sur comment moi, après avoir fait ce travail de collectage, je vois les choses mais en restant extrêmement prudent, vous avez pu le constater.

Un intervenant : Moi je tiens à remercier Jean-Pierre Cavaillé parce que j’habite les Ponts et je retrouve avec plaisir mon quartier de façon vivante. De temps en temps, on croise des personnes âgées qui nous parlent de ce quartier et je l’ai revécu ce soir avec plaisir. Même l’histoire du témoignage d’anciens, moi, j’ai une voisine par exemple qui est centenaire aujourd’hui et qui me dit « Monsieur, c’est que moi, je ne suis pas des Ponts, je suis venue en 1925, j’étais toute jeunette ! ». Et habitant depuis 1925 dans notre quartier, elle ne se considère toujours pas des Ponts parce qu’elle n’est pas née là : c’est rigolo !

Au point de vue de l’identité ouvrière, ça me fait penser aussi qu’effectivement, il y avait certainement une forte identité ouvrière et puis cette identité ouvrière, elle s’est déplacée. Certainement faudrait la voir à La Bastide, à la ZUP de l’Aurence, etc. et puis une partie des habitants des Ponts ont été aussi habiter, presque déportés (parce qu’ils le ressentaient comme ça) dans les cités voisines, notamment la Cité des Sablards.

JPC : Oui oui, partout, à Feytiat, …

Un intervenant : Ce que vous avez oublié de parler, c’est la partie des pêcheurs, les ravageurs, du ramassage du poisson et ce que ces pêcheurs faisaient après de l’argent qu’ils gagnaient avec le poisson. Parce que ça, c’étaient des gens qui étaient tout à fait en dehors des autres Ponticauds, c’était presque un club et ils avaient des situations qui étaient tout à fait différentes des autres gens des Ponts.

Quand ils avaient vendu leur poisson, ils se retrouvaient tous au Poisson-Soleil où là, ils menaient des après-midis à jouer de l’accordéon, à chanter, enfin ils passaient une bonne après-midi et le soir, à la tombée de la nuit, la pêche repartait avec les battues. C’était vraiment des gens tout à fait à part des autres. Du reste, c’était un peu des révolutionnaires de leur époque, parce que d’abord, on connaissait pas leurs noms, ils avaient tous des noms de révolutionnaires de l’époque et ils malmenaient ceux qui essayaient de se mettre en travers de leur travail. Au Poisson-Soleil, c’était le rassemblement de ces gens-là.

JPC : De l’autre côté aussi, les ravageurs se retrouvaient aussi à La Crotte de Poule, des deux côtés.

Un intervenant : C’est possible mais je vous en parle parce que j’ai vécu au Poisson-Soleil avec les Lafarge, des années 1930 jusqu’à 42-43, donc là, je connais bien la question.

C’est exactement comme quand vous parlez des bateaux, il y a différentes sortes, vous l’avez dit, mais il y avait aussi ce qu’on appelait les « périssoires » qui servaient à la promenade et qui étaient amarrées au Poisson-Soleil. Enfin, il y a tellement d’autres choses !

JPC : Une partie de ce que vous avez dit, nous l’avons effectivement collecté, mais encore une fois, c’est vraiment impossible de tout dire. C’est sûr qu’on pourrait prendre le thème de la pêche et vraiment, sans se répéter, en parler pendant deux heures, c’est clair.

Un intervenant : Je voudrais vous féliciter pour la manière dont vous avez présenté votre exposé parce que c’est un travail extrêmement complexe en effet de pas mêler et de bien distinguer « mémoire », « récit », « Histoire ».

Au niveau de la langue, moi je fais partie de l’Occitanie, je parle le patois auvergnat mais ma mère était de la Haute-Corrèze. La langue occitane limousine en particulier a eu son heure de gloire au moment des troubadours, des Bertran de Born, Guy d’Ussel, etc., et surtout des fameux papes limousins, au point qu’à une époque, quand la Papauté était à Avignon, on disait « L’Eglise catholique est limousine. », c’est-à-dire que la langue avait acquis une notoriété. Alors je ne veux pas dire que le fin du fin de la littérature occitane c’est l’occitan limousin, parce que bien sûr c’est comme les Ponticauds qui disent les vrais de vrais, mais elle est quand même là et je crois qu’il y en a beaucoup de traces malgré tout. J’ai entendu parler l’occitan il y a une trentaine d’années quand je suis arrivé en Limousin et je le comprenais très très bien.

Une intervenante : Je voudrais vous citer l’anecdote de deux blanchisseuses, dont une a pris sa retraite de blanchisseuse et qui est partie et a été nommée contremaîtresse à une usine de chiffons qu’il y avait là-bas entre le Pont Neuf et le Pont Saint-Martial. Et alors cette dame était très grande, je citerai pas les noms, on dira que les prénoms, allez. Madelin était très grande, très costaud, toujours très élégante, et lorsqu’elle arrivait du travail, y avait notre petite Marguerite qui elle était blanchisseuse, qui de temps en temps prenait sa petite roquille à La Crotte de Poule et si elle en prenait une ou deux, ça allait très bien mais si elle en prenait trois, ça n’allait plus. Alors lorsqu’elle voyait arriver notre grande Madelin, elle commençait à dire : « A, la veiquí que ‘rieba, ‘li vau parlar, a quela granda merchanda de calòts », visa-la ‘ribar, aten, tu vas veire » Alors l’autre arrivait, plus près … Et puis, je dois vous dire d’abord qu’il y avait le caniveau qui coulait, qui descendait se déverser dans la Vienne, et qui venait depuis les Saints Anges là-haut, où était curé M. Pény.

Alors donc, Marguerite la traitait de grande marchande de calots et alors ma Madelin, lorsqu’elle en avait marre, elle lui disait : « O arresta-te, « granda merchanda de calòts » tu me tratas, e te, gòrja d’aqueduc dau Pair Penic : quante quò cola, quò pus ! »

C’était une vraie anecdote.

Un intervenant : Si la définition d’un Ponticaud, c’est quelqu’un qui est né, qui habite les Ponts, il y a des Ponticauds ailleurs, le long de la Vienne. Il y en a à Saint-Léonard, à Saint-Junien, … Est-ce que chez ces Ponticauds-là, l’identité est aussi forte ? En quoi ceux de Limoges se distinguent-ils des autres Ponticauds ?

JPC : Non, il n’y a pas d’autres Ponticauds. Il y a un seul lieu au monde où il y a des Ponticauds, c’est Limoges. Je veux dire, là, le nom est déterminant. Il n’y a qu’à Limoges que l’on parle de « Ponticauds ». Ce mot renvoie à une identité de quartier, entre la ville et la campagne, qui n’est ni la ville, ni la campagne.

Si les gens de Saint-Léonard se disent « ponticauds », c’est par rapport, par ressemblance …

Un intervenant : (Yves Lavalade) Non, non, mais le nom « ponticaud », ça signifie quelqu’un des Ponts et comme la dame vient de le dire, en effet, les gens de Saint-Léonard, los Miauletons, ceux qui habitent au bord de la Vienne sont aussi des Ponticauds. Mais il n’y avait pas tout ce que tu as dit sur les ponts. Alors moi aussi je te remercie pour ton exposé, je ne suis pas ponticaud, je suis né à la campagne mais je suis allé à l’école de l’Hôtel de Ville avec des Ponticauds, celle de la rue qui descend au Pont Saint Martial, et je peux vous dire qu’il y avait des têtes brûlés, des durs à cuire comme on dirait. Donc ça recoupe un peu ce que tu as dit.

Pour compléter ce que tu nous as donné, c’est pas un reproche mais l’image que tu donnes des Ponts est celle donnée par les Ponticauds eux-mêmes. Peut-être que ce serait intéressant aussi de compléter par la vision d’autres personnes sur les Ponticauds. Tu l’as ébauché un petit peu. Alors quand je pense à mon père, inspecteur de police à Limoges à l’époque, et qui est décédé, et à d’autres personnes, ils avaient maille à partir avec ces Ponticauds. Les forces de l’ordre avaient la plus grande difficulté pour exercer leur métier. Ils considéraient ça comme une petite République à part.

Sur l’occitan des Ponts, j’ai relevé quelques mots, il me semble qu’il y en a un, ‘n’ engòtge, pour quelqu’un qui est assez apathique, il semble que ce soit un mot propre à l’occitan des Ponts, il est sûrement très difficile d’identifier des choses qui aujourd’hui sont disparues. Mais je dirais aussi en passant qu’il faut remercier Suzanne Dumas pour le témoignage qu’elle a donné et on est quelques-uns ici dans cette salle en particulier, à avoir favorisé l’expression de Suzanne Dumas, non pas dans le livre Je suis une Ponticaude qui avait été publié par La Veytizou à l’époque, mais dans deux ouvrages qui sont les Contes de la Catarina daus Ponts et les Contes pebrats de la Catarina daus Ponts. Cette « Catarina daus Ponts », c’était pas elle, c’est Suzanne Dumas qui a pris ce pseudonyme mais c’était sa grand-mère. Donc vous trouverez dans ces récits – le premier livre est épuisé depuis longtemps, le second est encore là – vous trouverez dans ces récits tout un tas de choses qui sont l’expression de la vie des Ponts, avec tous ses souvenirs. Tout à l’heure, je pensais à ces Ponts et à la fonction des Ponts, et l’octroi, le passage entre ces quartiers et la Ville, « los Villauds », et il y a aussi dans ces textes de Suzanne Dumas, tout un réceptacle de la culture occitane limousine, je pense en particulier aux contes : il y a beaucoup de choses là-dedans. Donc ce qui nous montre bien qu’il y a une sorte d’osmose, il y a cette identité foncière des Ponticauds, qui se sont vraiment affirmés comme ça dans l’Histoire et qui subsistent dans leur mémoire et leur fidélité, mais il y a aussi tout cet arrière-pays limousin rural qui est là et qui a nourri cette âme ponticaude.

Un intervenant : Je voudrais juste dire deux choses sur l’Histoire. Tu disais que les Ponticauds s’étaient illustrés au moment de la Révolution de 1848 à Limoges, qui est un épisode très important. Personnellement, je pense qu’entre février et juin 1848 à Limoges (il y a des historiens officiels parisiens qui le reconnaissent maintenant, comme Vigier), il s’est passé un des épisodes les plus importants de cette séquence de l’histoire de France.

Pour en revenir aux Ponticauds, dans la dernière période, au mois d’avril, quand il y a eu les premières élections de la deuxième République, il y a eu un coup de force qui s’est passé à l’endroit de la mairie actuelle à peu près, et il y a eu une lutte entre la Garde Nationale qui avait été monopolisée par les classes dirigeantes et les gens qui étaient en train de développer une sorte de commune. Y avait un comité provisoire qui avait pris en main la destinée de la ville, y avait une grande société populaire qui, au Manège à chevaux siégeait pratiquement en permanence. Au moment des élections, il y a eu un événement, un coup de force et les Ponticauds sont montés avec leurs lancis du bord de Vienne et ont désarmé cette Garde Nationale, donc ils voulaient prendre le pouvoir d’une certaine manière, tout au moins ils essayaient de le reprendre. Ça, c’est un premier épisode.

Le deuxième épisode, c’est plus tard mais pas tellement après, à la fin du second Empire, vers 1868 je crois, y a une grande grève qui s’est appelée la « grève de la fente ». Tout à l’heure on parlait des Ponts tout au long de la Vienne, de Saint-Junien à Saint-Léonard et au-delà, toute cette vallée ouvrière s’est mise en grève, à partir d’une histoire de la porcelaine, c’est pour ça qu’on l’a appelée la « grève de la fente » puisque les ouvriers payaient des amendes du fait que les fournées de porcelaine étaient mal réussies, avaient des fentes. Toutes les professions se sont mises en grève à ce moment-là, c’était juste avant que Napoléon III assouplisse le régime social et que le droit de grève soit reconnu. Et c’est une grève qui a eu une importance nationale et qui a eu des échos jusqu’en Angleterre où il y a eu une solidarité y compris financière qui s’est exprimée à ce moment-là.

Bon, tu as parlé de 1905, etc., tout ça pour dire que l’histoire ouvrière a été fortement marquée aussi par les Ponticauds.

En 1848, y a un Ponticaud qui habitait rue du Clos Sainte-Marie, Léonard Ruaud qui a fait partie du Comité provisoire qui était dirigé par Théodore Bac, et qui a été nettoyé après quand l’ordre est revenu en juin 1848.

Un intervenant : Je voulais simplement demander à l’orateur s’il avait entendu parler d’un certain Spada, un Ponticaud surnommé Spada ?

JPC : Non.

Un intervenant : Je voudrais juste donner un tout petit témoignage, parce qu’il y a plus de cinquante ans, j’ai fait du porte-à-porte dans les Ponts, en particulier pour vendre L’Avant-garde à l’époque, et j’ai été très bien reçu dans la rue du Rajat, les rues adjacentes et le Masgoulet. On était quatre ou cinq, on finissait à La Crotte de Poule en buvant une bière. Je voudrais dire que dans quelques-uns de ces immeubles avec des escaliers très larges, c’était carré et on montait comme ça au premier jusqu’au deuxième, et après même, y avait des habitants dans les soupentes et c’étaient en fait des greniers, c’étaient des planches entre deux ménages et on voyait au travers ! On avait mis des … disons des papiers, quoi, mais ils étaient déchirés et les gens vivaient vraiment les uns sur les autres. Et je voudrais signaler que malgré leur pauvreté extrême, c’était très propre, et en particulier quand on allait au Vigenal dans les cités d’urgence, c’était le jour et la nuit entre les Ponts et Le Vigenal.

C’était très propre, y avait pas beaucoup de meubles, un poêle, une table et un lit et puis c’est tout.
[1]1905 la rouge/ La ville bouge/ Jusqu’aux bas-fonds/ Le siège d’une usine/ Fait que domine/ La voix des Ponts./ Allez, Ponticaud chante/ Et de ta voix puissante/ Porte ton cri jusqu’à l’exploiteur/ Qui profite de la sueur de ton labeur/ En révolutionnaire/ Toute la ville est fière/ Pour développer son émancipation/ Aux premiers rangs seront les gars des Ponts./ Mais parfois, chose triste,// Des arrivistes/ Quittent les Ponts,/ Et l’orgueil qui les grise/ Fait qu’ils méprisent/ Les vieux bas-fonds. / Qu’un Ponticaud déserte, / Ce n’est pas une perte ;/ Il peut aller dans ses beaux quartiers/ En nous laissant dans notre vétusté./ La Vienne a ses fidèles/ Qui meurent auprès d’elle :/ Notre souvenir va à Louis Goujaud/ Qui fut sincère et brave Ponticaud.

[2] Ce que je peux relever à l’oreille, c’est un phénomène de diphtongaison des [o] en [ow], avec le [o] ouvert dans la première partie de la diphtongue me semble-t-il, et une ouverture plutôt atypique en Limousin de [e] en [è] du type « la rue du clocher » [la ry: dy ,klow’shè:]. (Mais il me semble que d’autres fois, le [e] se ferme jusqu’à diphtongaison [ej] conformément à l’accent de la campagne voisine mais je ne connais pas la distribution de l’un et l’autre des phénomènes).

La tendance est très nette sur le plan de l’intonation (en guise de rémédiation à la disparition de l’accent lexical du français sans doute) à produire des longues et des glissandos (suivis de pause) là où la phrase française n’en produit pas, en calquant la phrase française sur le modèle intono-accentuel de la phrase occitane, ce qui confère à la phrase une rythmique « lancinante ».

Le « e » dit muet ou central est articulé souvent mais pas en fin de mot.

ex. : je me demande si ce serait pas le fils [i:] de la Louise [i:] celui-ci. (glissendo ascendant sur « lui » avant redescente sur « ci »).

[3] Paroisse de 956 habitants vers 1860, cf. Ducourtieux, Almanach, 1863.

[4] Certains disent volontiers cependant qu’ils sont Ponticauds certes et indubitablement, mais pas des « vrais » parce que trop loin de la rivière, comme Suzanne Calois de la route de Toulouse.

[5] Suzanne Dumas, La Ponticaude à l’Ecole, p. 184-185

[6] Raymond Dardillac.

25 ans du Cercle : Tables rondes avec la revue EcoRev

25 ans du Cercle : Tables rondes avec la revue EcoRev

Présentation de la soirée

Francis Juchereau :
Voilà 25 ans que notre association (j’insiste sur ce mot), qu’un certain nombre de militants, de citoyens, au départ un petit groupe de communistes, bien dans la tradition limousine, très vite rejoint par des gauchistes, des socialistes, des libertaires, des cathos de gauche, des non-identifiés, des écolos, des trotskystes, des maos, etc., se sont retrouvés sur cette  » terre sensible et rebelle  » comme dit Georges Chatain, qui a animé une des premières réunions du Cercle du temps où cette revue, M, qui est devenue Mouvement, se crée en même temps que le Cercle. Dans son premier numéro, un article de Claude Gobaux et de moi, où nous présentions la démarche de notre association. Plusieurs revues ont accompagné la vie de notre association, sans pour autant être d’une mouvance, d’une revue ou d’un journal : par exemple Transversales, avec qui on faisait un échange de revues, et ce n’était pas sur la valeur marchande. Aujourd’hui encore avec Partage, Citoyens, A contre courant.
Nous avons essayé de marquer ce 25ème anniversaire de façon particulière, avec ces tables rondes qui commencent, sur un thème générique : Sortir du capitalisme aujourd’hui, réalités, illusions, enjeux. Il y a plus de dix ans nous nous proposions d’inviter André Gorz. A cette époque-là il ne souhaitait plus se déplacer pour faire des débats et c’est Jacques Robin qui l’a  » remplacé  » ; il a demandé à rencontrer des associations dans le quartier de Beaubreuil.
Tous les thèmes de la période ont été brassés dans notre association auberge espagnole, le travail notamment, le chômage, la remise en cause du travail avec les technologies et l’évolution des sociétés occidentales, la globalisation. On a été marqué par d’autres thèmes  » existentiels  » comme le communisme, puisque les fondateurs initiaux étaient dissidents du parti communiste. Le communisme qui, en quelques années, en ce qui concerne le bloc soviétique, s’est effondré symboliquement en 1989. Et juste avant la chute du Mur de Berlin on avait une soirée sur ce sujet. Et l’écologie aussi. Les fondateurs marxistes, par curiosité et aussi en voulant comprendre le monde d’aujourd’hui, ont voulu dialoguer et agir avec cette sensibilité politique de l’écologie sociale qui a germé véritablement à l’époque où le Cercle s’est créé. Le premier qui a été invité, hormis Albert Jacquart qui nous avait parlé du monde fini, c’était Vincent Labeyrie, communiste, scientifique. On a parlé de l’effet de serre, de la marchandisation avec Serge Latouche. Notre association a voulu s’interroger et débattre sur des thèmes y compris de la vie quotidienne.

Un intervenant :
Il a eu aussi Bertrand Lajudie sur les articulations possibles entre une pratique analytique et le discours marxiste dans son développement et dans sa finitude. Ce qui est une première : les marxistes orthodoxes ont découvert qu’ils avaient un inconscient depuis 1979. Il a fallu l’excellence de Catherine Clément, normalienne, professeur de philosophie, qui était allée en Union soviétique et avait fait des exposés sur l’inconscient.

Francis Juchereau :
On a abordé tout un champ de réflexions qui correspondent aux bouleversements du monde d’aujourd’hui, avec également la situation internationale puisqu’on a eu des invités sur le Rwanda et l’Afrique avec Colette Braeckman ; Serge Latouche et l’économie informelle dans un quartier de Dakar ; des alternatives concrètes, régionales avec notamment des gens du plateau de Millevaches, les SCOP, etc. On a réuni des témoins du mouvement ouvrier et des acteurs d’associations pour témoigner d’un siècle militant ici. Donc tout un bilan qu’on peut voir à travers les affiches et la collection de notre bulletin. On a aussi publié un texte, en brochure, de Balibar suite à sa venue ; on a fait un livre avec Guingouin, qui était un fidèle abonné de La Lettre, où il confie un peu ses dernières pensées politiques. Depuis l’après-guerre Peuple et culture développe des activités, en Corrèze, dans la sphère politico-culturelle, un petit peu comme nous. Quand Claude Julien est venu parler de la démocratie, l’enregistrement a été tiré à part par Peuple et Culture.

J’ai voulu rappeler le chemin parcouru par notre association, avec cette activité déployée dans le champ de la culture qui est une activité concrète, militante et aussi spécifique, détachée du pouvoir et de l’action et en même temps chacun pouvant se l’approprier, se construire, puisque finalement c’est celui qui pense, qui essaie de penser, qui peut agir d’une manière convenable.
Je parlais d’André Gorz et on vient naturellement à la revue Ecorev’ qui a dix ans cette année et qui a publié, notamment dans son numéro 28 consacré à André Gorz, un texte testamentaire qui nous a servi un peu de fil rouge pour aujourd’hui. Marc Robert qui fait partie de la rédaction d’Ecorev’ va nous développer un peu cette idée : urgence écologique, les enjeux actuels d’un sortie civilisée du productivisme. Aujourd’hui on est dans une phase historique très particulière de l’humanité. Ce paysage il faut essayer de le déchiffrer et agir. Gorz nous a donné une piste en disant que d’une certaine manière on avait commencé à sortir de l’époque du capitalisme et qu’un autre mode de production s’esquissait dans le cadre de cette globalisation dont on pense qu’elle est fatale. Urgence démocratique, avec un invité qui va reposer l’hypothèse communiste, mot devenu un gros mot. Aujourd’hui comment peut-on se réclamer de cet idéal ?
Marc Robert :
C’est intéressant de partir de la figure d’André Gorz, qui a été un peu le parrain de la revue Ecorev’ à ses débuts, et avec qui ont a eu l’occasion, à de multiples reprises, d’échanger sur un certain nombre de thèmes, parce qu’il a été un des tout premiers, au début des années 1970, à lier les effets de la crise environnementale, de la crise du mode de vie ultra consumériste, les dégâts de l’industrie pharmaceutique sur les individus, de relier tout ça plus globalement à la crise qui commençait à affecter le capitalisme et à bien montrer que la crise à laquelle on est confronté aujourd’hui, ce n’est pas une addition. Il n’y a pas d’un côté une crise sociale, de l’autre côté une crise de l’environnement, une crise de la finance, une crise de la démocratie ; tout ça forme un tout. Et il est extrêmement important de penser les termes de cette crise ensemble. A travers la notion d’écologie politique, on arrive à relier tous ces éléments ensemble et à se donner des pistes pour penser les choses autrement. En particulier si on part de la crise écologique, on n’est pas seulement en train de parler du fait de l’épuisement des ressources naturelles, qu’il y a moins de biodiversité, qu’il y a une fuite de pétrole quelque part dans le monde ; on est en train de parler de ce que les gens vivent au quotidien. Dans les banlieues, la crise écologique c’est la crise de l’habitat urbain qui est totalement dévasté, c’est l’impossibilité de se déplacer par exemple. Les transports sont conçus pour que les gens soient enfermés quelque part. La crise écologique, c’est aussi une crise du rapport à la technologie et au savoir. Les gens sont dépossédés des objets technologiques qui sont conçus. La crise, c’est également cette injonction permanente à surconsommer, à toujours créer des besoins qu’on ne peut pas tous satisfaire puisqu’il y en a toujours un qu’on ne peut pas satisfaire, de vivre toujours dans cet état perpétuel de manque, en consommant, comme le dit Gorz, des produits qu’on ne fabrique pas et fabriquant des choses qu’on ne consomme pas. Donc il y a dissociation fondamentale entre le monde vécu par les gens et tout ce qui nous entoure.
Gorz aussi, si on continue à se placer dans ses traces, a beaucoup analysé notre rapport au travail, la transformation du travail et la transformation des modes de production. Aujourd’hui on est arrivé à un point (avec la robotisation, l’automatisation) où ce qui est produit est basé d’une part sur les savoirs, l’intelligence et d’autre part sur la mise en réseau des savoirs et de l’intelligence. C’est-à-dire que ce qui est produit, la valeur ajoutée des choses aujourd’hui, c’est la somme des savoirs qui est incorporée dans les objets, et ça c’est le résultat d’une production qui est collective. Ce qui veut dire que les gens sont capables, ensemble, de produire de la valeur, de la richesse en se mettant en réseau, en faisant circuler leurs savoirs et leurs connaissances et éventuellement en s’affranchissant d’une production centralisée et contrôlée. C’est ce qui se passe autour du mouvement des logiciels libres où des informaticiens, des gens qui travaillent sur les réseaux sont tout à fait capables de produire des logiciels qui vont échapper au contrôle d’un firme comme Microsoft et qui vont petit à petit se construire en circulant, prendre de la valeur, se complexifier, se développer par les apports des uns et des autres dans un régime de la collectivité, de la coopération. Ca, ça nous fait entrer dans un régime de production de la richesse qui est connu depuis très longtemps, mais qui est réellement basé sur la mise en réseau et la coopération. Et ça, ça introduit quelque chose de vraiment particulier.
Un autre aspect de la pensée d’André Gorz, c’est tout ce qui tourne autour de la notion de revenu social garanti. Ca a été une longue maturation dans sa pensée. Il n’y était pas favorable au départ. Dans ce bouleversement de la production de richesse il y a quelque chose d’important : c’est la possibilité d’être en position d’avoir une autonomie. Pour la construire il faut les moyens de cette autonomie. Et un des outils essentiels pour pouvoir se réapproprier la production, notre mode de vie vécu, c’est d’avoir des conditions matérielles permettant d’aller dans cette voie. Et une des notions qu’il a explorées c’est celle de revenu social garanti pour donner les moyens financiers d’exercer réellement son autonomie, dans une optique qui devrait être celle d’une relocalisation des modes de production. Si on souhaite réellement aller vers une réappropriation, les modes de production en réseau doivent être associés avec un mode de production avec des circuits courts, avec une relocalisation basée sur des communautés locales s’appuyant sur des conditions matérielles rendant possible ce type d’évolution et de révolution.
Evidemment cette question de la relocalisation des modes de vie n’est pas dissociable des enjeux démocratiques. Il faut aussi des outils de démocratie collective, et se les réapproprier sous différentes formes, pour pouvoir mettre en place de telles idées.
Je pense qu’avec cette figure d’André Gorz, (même s’il y a bien d’autres figures qu’on a côtoyées, d’autres pistes qu’on a explorées) on a les outils pour faire l’analyse de l’épuisement du capitalisme face à la globalité des crises auxquelles on est confronté. Parler de la crise écologique et de ses différentes facettes, bien évidement reliées à la crise sociale, financière, économique. Aussi bien l’épuisement des ressources naturelles que les changements des modes de production, que l’ampleur de la crise financière et de la suraccumulation, nous met aujourd’hui à un moment charnière dans lequel il entrevoyait deux types d’évolutions possibles : une sortie du capitalisme qui serait une sortie  » barbare « , qui se ferait en amplifiant le mode ultralibéral qui préside au fonctionnement de notre société, à l’échelle globale ou locale, ou bien une sortie  » civilisée  » qui serait basée sur une réappropriation des modes de production par une relocalisation de nos modes de vie, de production, par la mise en réseau et l’échange de savoirs. Il n’était pas contre le développement technique ou scientifique, mais une bonne technologie c’est une technologie appropriable par tous et dont le critère d’acceptabilité doit être un critère de plus-value sociale à la fois individuelle et collective. Typiquement c’était travailler sur ce type d’outils en basant ça sur une articulation démocratique et politique sous-tendue par le fait de donner les moyens à chacun de reprendre prise sur sa vie, les moyens de son indépendance à travers par exemple la notion de revenu social garanti. C’est un peu autour de ça qu’on a construit le numéro  » Penser l’après-capitalisme avec André Gorz  » qui complète le n° 28 plus axé sur le travail. Ce serait bien que Jean Zin dise quelques mots : il a beaucoup échangé avec André, il était aux débuts de la revue.

Jean Zin :
Gorz, dans son dernier texte, disait que la sortie du capitalisme avait déjà commencé. C’est un texte qui a beaucoup circulé. Je ne suis un disciple ni de Gorz ni de Robin. Ce texte, je pense que c’est intéressant d’en avoir un point de vue critique. Je vais essayer de dire ce qu’il me semble qu’il faut comprendre de ce texte. C’est le dernier texte de Gorz, donc on peut penser qu’il a voulu tout mettre dedans, mais c’est sans doute ce qui en fait la faiblesse : il y a peut-être confusion entre différentes temporalités. Il avait analysé le capitalisme financier qui fait de l’argent avec de l’argent, et il pensait que ça c’était quelque chose qui était juste illusoire et que ça allait s’écrouler. Il voyait un peu la crise actuelle comme pouvant être la fin du capitalisme. Mais c’était contradictoire avec les analyses qu’il avait faites précédemment, où la sortie du capitalisme avait déjà commencé pour d’autres raisons, qui étaient le passage au travail immatériel. Parce que ce dans qu’on appelle économie immatérielle, c’est surtout le travail qui devient immatériel. Il reste beaucoup de produits matériels bien sûr, mais c’est le travail qui devient de plus en plus intellectuel ou de service, qui n’est plus un travail de force. N’étant plus un travail de force, ça ne peut plus être un travail forcé et le capitalisme industriel était basé sur le fait qu’on réduisait le temps de travail et que c’était ça qui produisait de la plus-value. Gorz avait tendance à penser, comme beaucoup de marxistes mais pas comme moi, que tout travail qui ne produit pas de plus-value ne produit pas vraiment de la valeur. Moi je ne crois pas : il peut y avoir un travail qui ne produit pas de plus-value mais qui produit de la valeur. Un travail qui produit de la plus-value ça produit simplement de la valeur supplémentaire, mais on ne peut pas dire qu’un travail qui ne produit pas de plus-value ne produit aucune valeur. Un travail qui ne produit aucune valeur c’est un travail que personne ne veut. Ca existe un travail qui ne produit aucune valeur : si vous construisez un mur et qu’il s’écroule vous n’avez produit aucune valeur. Il y a des raisons qui sont liées au travail qui font que le capitalisme industriel est sur sa fin. Mais on ne change pas de système de production du jour au lendemain. Il ne suffit pas de prendre la direction d’une usine, il ne suffit pas de faire la révolution, et ça Gorz le disait de manière très précise. Il ne faut pas confondre les différentes temporalités qu’on a en ce moment. On a une crise du capitalisme qui est très semblable à celle de 1929, qui devrait déboucher sur un nouveau régime capitaliste moins sauvage que ce qu’on a connu ces dernières années. Je crois qu’il y a des cycles de Kondratiev où vous avez trente ans de croissance plutôt favorables au travail et trente ans de dépression plutôt favorables aux rentiers. Et c’est quelque chose qui s’est reproduit plusieurs fois. Kondratiev, quand il disait ça en 1929, était très mal vu de Staline, qui l’a envoyé dans les camps, parce que Staline croyait que c’était la fin du capitalisme. Or on a vu que le capitalisme c’est quelque chose qui a quand même une capacité de se régénérer très grande. Donc ce n’est pas du tout sûr qu’on en ait fini avec le capitalisme. Par contre ça sera un nouveau capitalisme, sans doute pas industriel, sans doute plus financier. Gorz pensait que la finance ne pouvait pas créer de la valeur juste avec la finance. Yann-Moulier Boutang, dans son livre L’abeille et l’économiste, soutient le contraire et je pense qu’il a un peu raison. Si vous avez un gros paquet d’argent vous pouvez faire des choses que vous ne pouviez pas faire sans. Et ce que vous pouvez faire, ça peut créer de la valeur. Et un des gros problèmes qu’on a actuellement (qui n’est pas qu’un problème virtuel mais réel) c’est que l’argent crée plus de valeur que le travail. Yann Moulier-Boutang donne l’exemple des grandes surfaces comme Leclerc, Carrefour : ils gagnent plus d’argent à manipuler le crédit (dans le fait de payer à 60, 90 jours leurs fournisseurs et à placer leur argent) que dans leur activité elle-même. C’est la même chose dans la vente en ligne comme Amazon. Amazon gagne plus d’argent sur la gestion financière que sur son activité. C’est quelque chose que l’on peut trouver scandaleux mais c’est un fait. Donc on peut très bien avoir un capitalisme financier qui dure un certain temps. Cette crise actuelle ce n’est pas la fin du capitalisme. Ca ne veut pas dire que le capitalisme n’a pas commencé une mort qui va être longue, comme a été longue la mort du féodalisme. Mais il faut du temps pour construire un nouveau mode de production. Je pense donc que ce n’est pas sur la même temporalité qu’on peut analyser la sortie du capitalisme et la crise actuelle, qui ont un certain rapport. Il y a une possibilité d’une sortie du capitalisme, mais qui serait plutôt une sortie du salariat au profit du travail autonome et au profit sans doute d’une relocalisation. Je voulais insister sur le fait que Gorz avait raison sur le fait que la sortie du capitalisme avait déjà commencé, mais pas complètement raison sur le fait qu’un capitalisme financier ne pouvait pas durer. Ca n’est peut-être pas dans l’immédiat, avec la crise actuelle, qu’on va avoir la fin du capitalisme, mais ça n’empêche pas de s’y préparer, de commencer cette sortie qui est surtout à analyser comme une sortie du salariat. Le revenu garanti fait partie de ce qui permet de sortir du salariat. Cette sortie du salariat, pour Gorz, est le travail autonome pour lequel il avait pensé qu’il fallait des structures, des coopératives de travailleurs autonomes qui leur permettraient de valoriser leurs compétences sans être dans une structure productiviste, en produisant moins de richesses. Quand on veut abandonner le capitalisme, il faut savoir qu’en général on va produire moins de richesses. Parce que le capitalisme est à la fois producteur de richesses, et destructeur de richesses. Et comme producteur on n’a pas trouvé mieux jusqu’à maintenant. Mais pour être prêt à produire moins de richesses, à moins consommer, il vaut mieux s’épanouir dans son travail, ne pas compenser la souffrance qu’on a au travail par la consommation, ou des loisirs qui doivent équilibrer. Donc si on arrive à avoir un travail autonome qui soit épanouissant (ça ne peut pas être que ça, un travail reste un travail), qui puisse occuper la vie des gens de manière positive, on peut penser qu’ils gagneront moins d’argent mais ils en dépenseront moins. Ca sera plus écologique, moins productiviste, et on ne sera pas obligé à ce moment-là d’être salarié d’une entreprise capitaliste. Parce que ce qui est débile c’est de se retrouver salarié d’une multinationale et de se plaindre que cette multinationale délocalise. Mais une multinationale est une entreprise capitaliste, donc on ne peut pas s’attendre à autre chose. Il pourrait y avoir des entreprises d’Etat mais cela pose d’autres problèmes.
Ce n’est pas parce qu’on ne sort pas immédiatement du capitalisme qu’on y est condamné pour toujours.

Un intervenant :
C’est une réflexion un peu naïve. Il y a toute une définition technique du travail, à la recherche de la valeur, en quoi il aliène, etc. (évidemment le travail à la Sarkozy : travailler plus pour gagner plus), et ce que je n’arrive pas à comprendre c’est pourquoi on n’a pas été fichu de dire que le travail, parfois, est une jubilation. Parce que être médecin, c’est avoir le plaisir de guérir et s’adonner à une réflexion. Le travail de l’enseignant c’est d’éduquer : on devrait être content. Ca peut paraître bizarre ici mais j’étais content de travailler, et j’imagine que le jardinier est content de voir pousser ce qu’il a planté, et l’agriculteur ou le boulanger de nourrir et de donner du pain. Il y a quelque chose qui me surprend beaucoup, parce que la réussite du slogan de Sarkozy c’est qu’il a manifestement placé le travail sur un seul plan. C’est quelque chose d’effroyable. Et qu’on n’ait pas réussi à mettre en face un travail, une façon de travailler à l’antipode de  » tu travailleras à la sueur de ton front  » mon fils, ou de travail égale tripalium, instrument de torture, comment on n’a pas été foutu de rééquilibrer le propos en disant qu’une partie du temps de travail qu’on accorde aux autres est d’une utilité sociale.

Jean Zin :
J’ai écrit un texte qui s’appelait Changer le travail, changer la vie. Effectivement c’est le point principal, ce n’est pas une question annexe : si on arrive à faire que le travail ne soit plus un travail forcé mais choisi, pour ça il faut qu’il soit autonome, que les gens puissent valoriser leurs compétences, avoir un certain épanouissement. Mais ça c’est un but. C’est travailler sur les conditions de travail. Plutôt que de se focaliser sur le quantitatif, les salaires, le temps de travail, il faut se focaliser sur les conditions de travail pour que le travail devienne épanouissant. Ca me semblait être un objectif qui pourrait être repris par toute la gauche mais qui n’a pas eu tellement de succès. Les exemples qu’on donne de travail épanouissant c’est plutôt dans l’immatériel. Effectivement quand on est médecin, professeur, intellectuel, on peut comprendre qu’on a un travail épanouissant. D’ailleurs c’est parce que le travail devient épanouissant que même les riches veulent travailler. Le travail a changé de nature, donc on doit pouvoir changer le travail, mais on ne peut pas non plus nier le fait que, en général, le travail est une souffrance terrible. Il y a quand même une majorité de travailleurs qui souffrent au travail. Donc il faudrait que ça soit un objectif très fort porté par tout la société, qu’on ne puisse plus admettre que les gens se suicident, qu’on ait des conditions de travail épanouissantes, parce que la vraie vie elle est là. La majorité du temps de la vie, on la passe au travail, donc si on arrivait à changer le travail on changerait la vie.

Un intervenant :
Un mot encore : j’ai dû vivre sur une planète bizarre. Je ne mets pas en doute la souffrance au travail, l’exploitation. C’est une sorte de perversité du travail. Je pense qu’il y a eu une espèce de période bizarroïde et j’aimerais que les sociologues m’indiquent ce qu’elle a pu vouloir dire, autour des années 1974-1975, à l’époque ou Dumazedier écrivait La société du loisir où il y a avait une sorte d’inquiétude du capitalisme, démontrant que la productivité était de plus en plus forte : un paysan qui trente ans auparavant nourrissait 4 ou 5 personnes en nourrissait trente dans ces années-là. On s’est dit : comment maintenir ces gens-là dans la souffrance au travail, alors qu’ils n’ont plus besoin que de travailler à moitié ? Ca a été la période du temps libre. C’était un symbole puisque pendant six mois on a eu un monsieur Henry ministre du temps libre. C’était pour donner une sucette à qui attendait le temps libre. Alors moi je n’ai pas compris ce qui se passait au niveau macro-économique et dans la représentation qu’on avait de l’univers économique de cette période. Je me souviens qu’il y a eu une période curieuse où pendant 4-5 ans le problème c’était : on va avoir de plus en plus de temps à soi parce qu’on produit de plus en plus. Ne serait-il pas utile de savoir ce qui s’est passé dans cette période-là ?

Francis Juchereau :
Une idée comme ça : il s’est peut-être passé Tatcher, Reagan et compagnie. Gorz en parle en disant que plus la productivité augmentait, plus il fallait faire travailler les gens parce qu’effectivement le profit par unité produite baissait. Tu parles d’une période un peu abstraite dans l’histoire. Le travail n’a pas tellement dû se désaliéner. Je me rappelle de l’époque de 1968, les ouvrières étaient menottées sur les machines ! Et on ne parle pas de ce qui se passait dans les pays du Tiers-monde. Donc ce que tu as pu percevoir c’est peut-être une impression qui correspond à quelque chose dans des conditions particulières, dans un endroit du monde particulier.

Marc Robert :
Il y a quand même eu toute une phase de perte de sens. Il y a un sentiment de désaffiliation, des solidarités collectives qui se sont largement effritées parce que la pression a été mise sur les individus qui ont été mis en demeure de réussir ; et si on ne réussit pas, on est seul face à soi-même et on est responsable de son propre échec. C’est une individualisation extrêmement forte qui a isolé les individus sur le plan mental, psychologique. Tout ça a abouti à une perte de sens au niveau du travail. On a non seulement cette individualisation qui a monté mais aussi une déconnexion entre ce qu’on produit et ce qu’on consomme. Et de nouvelles formes de divisions et d’aliénation qui sont apparues, notamment à travers les nouvelles formes de management. Et ça aussi, ça a contribué à ce sentiment de perte de fierté par rapport à ce qu’on fait.

Jean Zin :
Dès le moment où le travail est dans un cadre capitaliste, le but de l’entreprise capitaliste est de produire le maximum de plus-value : le travail ne peut pas être épanouissant. Ce n’est pas une question de choix mais de profit. Ce qu’il y a d’intéressant dans ce que vous dites, c’est qu’André Gorz lui-même valorisait le temps libre. Il avait été un peu déçu par l’autogestion et donc il pensait qu’on ne pouvait être autonome, libéré, que dans un temps libéré du travail et c’est à ce moment-là qu’il a défendu la réduction du temps de travail. D’un côté il y avait le temps de travail hétéronome qui était une souffrance, et d’un autre côté il pensait qu’on pouvait s’épanouir dans le temps libre qui serait un temps autonome. Il s’est rendu compte que le temps autonome ce n’est pas du temps de loisirs. Et le plus important c’était d’arriver au travail autonome, ça permettrait de changer le travail. Mais ce mouvement, du temps libre au travail autonome, a été le mouvement même de la réflexion de Gorz. Faut pas rêver, sans une lutte importante, sans un revenu garanti, on n’arrivera pas à faire que la majorité des travailleurs soient heureux dans leur travail.

Un intervenant :
Je voudrais revenir au sujet, parce que le travail je ne peux pas vous en parler : je ne sais pas ce que c’est, en tous cas je ne le pratique pas dans un cadre habituel. Comment sortir de la société productiviste ? Parce qu’on peut dire ce que l’on veut, mais elle fait rêver quand même, elle fait rêver le reste du monde qui n’y a pas encore droit. Tout le monde veut sa bagnole, sa télé, faire un voyage en avion. Et je trouve ça génial : avoir une bagnole, c’est génial, je trouve ça pratique, l’avion je trouve ça encore plus génial parce que j’en ai pas fait souvent. Et tout ce qui va avec, la société de consommation, c’est génial, on s’en fout plein la gueule mais elle a un problème, c’est qu’on ne peut pas la généraliser. La question que je veux poser c’est : n’est-t-on pas à un goulot d’étranglement avec la financiarisation ? Le monde est encore grand, alors ce petit jeu de faire du bénéfice sur l’immatériel, ça marche un certain temps mais à un moment la boîte va être pleine.
Vous connaissez le principe de celui qui envoie une lettre à dix personnes en disant : vous m’envoyez tous un euro, et ainsi de suite, et vous allez gagner de l’argent. Vous savez pourquoi ça ne marche pas ? Parce qu’au dixième envoi vous avez dépassé la population mondiale, il y a plus de lettres que la population mondiale ; donc à un moment ça vous revient à la gueule. Ce système de financiarisation qui vit de l’immatériel, le principe des subprimes (on vend de la merde aux autres et on gagne de l’argent en vendant de la merde) à un moment donné ça se casse la gueule. J’ai entendu Carlos Ghosn dire : il n’y a aucune raison que les Chinois n’aient pas autant de voitures que les Français, 600 voitures pour mille habitants. Les Chinois n’en sont qu’à trente. Mais ils n’y arriveront pas. C’est matériellement impossible. Donc le goulot d’étranglement, il est là. On peut parler à l’infini de nos conditions de travail, pas de travail, il y a un moment on a joué le jeu : c’est nous qui la faisons tourner cette machine. Je me souviens très bien de Patrick Mignard qui expliquait comment la classe ouvrière y avait trouvé son compte dans ce système, même si elle est passée par des périodes difficiles, on est tous d’accord, et même si aujourd’hui on est dans la régression. Mais aujourd’hui ce n’est pas généralisable, c’est aussi bête que ça. Ce que je voudrais savoir, c’est : où vont être les premières ruptures ? Si on reste sur cette lignée on va arriver à des ruptures : l’élasticité a des limites. Et je pense qu’elle va être autour de l’agriculture. Notre agriculture est très dépendante de l’énergie fossile et on sait que son prix va augmenter. Et on veut que la bouffe soit pas chère parce que c’est un produit, donc une charge, une contrainte, comme le fait de se loger. Mais on mange mieux qu’il y a cinquante ans et on est mieux logé. On est dans la société de consommation dans toute sa splendeur. Et tant qu’on a à manger dans son assiette, on ne fait pas chier son voisin. Quand ça va manquer dans l’assiette, je ne garantis pas la paix. Des famines en Europe d’ici la fin du siècle, ce n’est pas inenvisageable.

Un intervenant :
J’aime bien ce que j’ai appris sur André Gorz, les deux alternatives qu’il envisageait. Il peut y en avoir d’autres aussi. C’est toujours la limite d’une prophétie. Je suis professeur d’histoire, j’ai un peu étudié et notre période elle me fait penser un peu à la fin du moyen âge. On étudie les sources et on voit que les gens savaient très bien comment sortir des difficultés : qu’il fallait un assolement, arrêter de morceler les parcelles, qu’il fallait mettre des choses en commun, avoir un peu plus de bétail pour permettre d’avoir plus d’engrais et d’intensifier, etc. Tout ça s’est fait après, mais les gens n’ont pas voulu parce qu’ils n’ont pas été capables de se remettre en cause, alors qu’ils savaient. Il a fallu des famines, qui ont affaibli les corps, donc il y a eu des épidémies, et là-dessus il a fallu des guerres pour que les gens se re-répartissent les choses ; et à ce moment-là on a trouvé assez de terrains pour permettre d’arrêter de fatiguer les sols et le système capitaliste est arrivé. J’ai l’impression qu’on est un peu dans le même contexte. C’est-à-dire qu’on voit très bien que ce système ne peut pas s’étendre au monde entier – sauf surprise. Comme disait Edgar Morin, tout ce qui était prévu n’est jamais arrivé et tout ce qui arrive n’était jamais prévu ; mais on sent quand même que du côté de l’être humain il y a quelque chose qui fait un peu répétition. En psychanalyse aussi : on parle comme si l’être humain voulait son bonheur. Je n’en suis pas persuadé. Je pense qu’il y a aussi bien des forces obscures qui agissent derrière les dirigeants du capitalisme que derrière les consommateurs. Qu’est-ce qui nous dit que l’être humain ne veut pas s’autodétruire ? On peut agir par rapport à ça. Je pense qu’il serait bon que dans le camp anticapitaliste (à défaut de pouvoir l’appeler autrement) on se pose la question de manière anthropologique. Marx dit : ce sont les hommes qui font l’histoire mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils font. Freud va retisser ça. Quand je vois le succès de quelqu’un comme Chomsky, qui est très pauvre intellectuellement, cette séparation entre la linguistique et l’action politique, j’ai l’impression qu’on revient au positivisme, je trouve ça assez inquiétant. On a l’impression qu’il y a les méchants d’un côté et les gentils de l’autre. Comme disait Coluche : les riches sont méchants, les pauvres gentils. Le problème c’est que tout le monde veut devenir riche.

Un intervenant :
Je reviendrai sur le travail et la valeur. L’intervenant précédent parle d’agriculture : il faut sûrement en relocaliser, mais on est à combien de pourcentage de paysans dans la population active ? On ne va pas regagner des pourcentages comme ça, on ne va pas compenser en prenant sur les services, l’industrie il n’y en a plus. J’ai travaillé dans une usine : cela fait plus de vingt ans que j’en suis sorti, j’en ai encore rêvé cette nuit, voyez comme ça marque. Voici deux ans je suis repassé devant cette usine et je lui ai trouvé un air bizarre : il y a un musée maintenant, créé en 1993, bien avant la fermeture de l’usine où il avait 350 personnes. Quand j’y suis entré on était 450, dans les années cinquante il y en avait 900 ; bon, maintenant au moins on ne va pas polluer, ça c’est un gain, si on peut dire. Mais quand j’ai vu qu’elle était fermée, franchement ça m’a fait un choc aux tripes. Dans cette usine il y avait des souffrances, certainement, ce n’était pas facile le travail, mais je pense que malgré tout à l’époque, il y avait une certaine satisfaction des gens au travail, et maintenant on trouve ça où ? Le taylorisme, on a tiré dessus, on l’a enlevé, mais à mon avis il revient largement, notamment dans les centres d’appel. Avant les gens étaient fiers de leur travail. Par exemple si vous passez à Macon vous verrez une fresque, face à la Saône, fabriquée avec des petits carrelages faits à l’usine où j’étais, et qui représente Lamartine en 1847, parlant devant 6000 personnes. A l’époque de sa fabrication, une partie avait été étalée au sol, et une partie de l’usine a défilé devant avec fièrté.
Je reviens sur le travail : je suis d’accord. On n’a pas su remettre de la valeur en face du travail pour répondre à la droite, et les gens de gauche passent pour des feignants. Et la notion de valeur, on y met tout et n’importe quoi. Enfin c’est pas vraiment la valeur : le PNB, qui doit comprendre 50% de nuisances qu’il faut réparer (exemple du verglas avec les voitures au fossé à réparer, des journées d’hôpital). On ne sait pas mesurer la valeur comme il faudrait. Je n’ai pas bien compris tout à l’heure l’histoire du mur. Par exemple un joueur de musique dans le métro il produit de la valeur, mais elle n’est pas marchande, à part quelques pièces de monnaie, il produit du bonheur. Et ça on ne sait pas le mettre en avant.

Un intervenant :
Depuis le début je n’ai pas entendu les mots rapports sociaux de production, salariés, je n’ai pas entendu les salariés qui vendent leur force de travail pour survivre, dans ce système capitaliste qui est à bout de souffle. Après la seconde guerre mondiale le capitalisme a reconstruit tout ce qu’il avait détruit, ce qu’on a appelé les Trente glorieuses, 1945, 65, 75. Rappelez-vous 1975, premier choc pétrolier qui était une des expressions de cette crise mondiale du capitalisme. Nous sommes en 2010. Le capitalisme est toujours là. Un des intervenants expliquait la chute de l’URSS, en 1989, ce qui a donné un sursaut au capitalisme : 10, 20 ans peut-être. A nouveau des marchés s’ouvraient à eux, mais dans le cadre d’une crise capitaliste mondiale : surproduction de marchandises. La planète étant couverte par le système capitaliste, plus de territoires vierges à conquérir. Cette surproduction de marchandise, son effet se répercute sur quoi ? En terme d’économie, tout à l’heure j’ai entendu 1970. Les ouvriers produisent dans les usines des marchandises, les patrons en donnent une partie pour que les ouvriers puissent vivre. Le restant est la plus-value, le profit du capitalisme. Mais en 2010, l’informatique, le machinisme, a permis que le même individu de 1970 à 2010, multiplie sa productivité par 200. D’où moins d’ouvriers pour le capitalisme qui pour maintenir son taux de profit licencie des travailleurs, puisque dans cette partie de l’économie mondiale il n’arrive plus à sortir les marchandises qu’il produit. Donc on en arrive à une impasse dans ce système. Que faire ? On le réforme, on le dépasse ou on l’abat ? Pour ma part je préfère l’abattre. Que les travailleurs prennent le pouvoir économique et politique au niveau de la planète, instaurent un mot d’ordre transitoire qu’on appelle socialisme ; le communisme sera pour plus tard, plusieurs générations : s’approprier le pouvoir économique et politique afin de satisfaire les besoins de l’ensemble de la population. Sinon, réformer le capitalisme, le dépasser ? Mais la propriété privée des moyens de production, l’outil de travail, c’est le patron qui les possède. Tous ici nous sommes des salariés, ou nous l’avons tous été, on a vendu notre force de travail. En compensation on nous a donné un salaire. Mais la propriété privée de l’outil, les capitaux, c’est bien eux qui régissent le monde et qui envoient l’humanité dans le mur. On le voit actuellement : des millions de chômeurs et ce n’est que le début si on ne les stoppe pas.

Un intervenant :
Cher monsieur, le système soviétique était, dans son essence, un pays capitaliste ultra-centralisé. Un pays communiste actuel, la Chine, est un pays ultra-capitaliste, sans le libéralisme : on ne peut même plus être syndiqué en Chine populaire. Je crois que cette idéologie de la fin des temps, (Saint Augustin la fin des temps, Hegel la fin de l’histoire, Marx la fin du capital) est toujours l’idéologie de la finitude : au bout du tunnel, les fins heureuses. Moi je crois à la contingence, qu’il faut des volontés contingentes pour changer le monde, et qu’on ne change pas le monde si on ne se change pas soi-même. Il est bien évident que le camarade à côté parlait des parts obscures qui sont en nous-mêmes, nous en avons beaucoup. La preuve en est qu’un des régimes avec le collectif intellectuel le plus élevé d’Europe, en 1940, l’Allemagne nazie, pays de philosophes, de musiciens, de scientifiques… a été capable de programmer le génocide. L’Union soviétique a été capable de tuer une partie de ses intellectuels. Quand on arrive à mon âge on a fait toutes ces traversées : je suis un ancien ouvrier, j’ai pu voir aussi comment se comportaient certains délégués syndicaux, certains représentants politiques dans l’entreprise. Je demeure attaché à cette idée que la première révolution à faire c’est en soi-même et pour soi-même. Après on peut commencer à discuter avec les autres. Il faut être adulte.

Un intervenant :
On caractérise un Etat par sa nature. Actuellement nous sommes dans un Etat capitaliste avec des gens qui possèdent les moyens de production. En Union soviétique il y a eu une révolution en 1917, tout le monde le sait. Et puis il y a eu le stalinisme, la destruction des soviets et des têtes pensantes du parti bolchevique. Staline, sa théorie c’était : construisons le stalinisme dans un seul pays. A quel prix ! Au prix de décapiter le parti, l’armée ! Ensuite tu nous fais part de l’Allemagne hitlérienne avec des ouvriers ou des penseurs et qui a fait un génocide. Mais encore faudrait-il analyser comment Hitler est arrivé au pouvoir ! Repartons de la révolution russe : 1918-1919 la révolution allemande a échoué. Donc isolement du jeune Etat socialiste, avènement de Staline, bureaucrate représentant une tendance usurpatrice sur le dos des travailleurs ; ensuite 1933, je schématise comment Hitler est arrivé au pouvoir : par la politique de trahison imposée par Staline, refusant l’unité des travailleurs allemands entre le parti socialiste allemand et les communistes allemands. C’était paver la voie à Hitler. Tu me parles de la Chine. La Chine ce n’est pas un Etat communiste, ce n’est même plus un Etat socialiste. Il y a une révolution sociale par les masses sur lesquelles Mao s’est appuyé, certes, mais y a t-il eu des soviets en Chine ? Ce sont des faits.

Un intervenant :
Les révolutions tournent toujours mal et dévorent leurs enfants. 1789 : il faut lire les chroniques de Rétif de la Bretonne sur le petit peuple de Paris plus heureux sous l’Ancien régime. Je pense qu’il faut un changement profond en nous-mêmes pour informer de pratiques plus libérales et plus libertaires ; je pense que Rétif avait raison quand il disait que le peuple avait plus de liberté sous l’Ancien régime que sous la révolution de 1789. Quand on a cette espèce de chronolatrie (au bout de la route l’homme nouveau) je cite BHL qui n’a pas que des défauts : le gonfanon des libertés socialistes s’est planté sur un ossuaire.

Un intervenant :
Je pense que si on ne comprend pas l’histoire, comment analyser le passé, chez les prolétaires, comment comprendre le monde dans lequel nous vivons ? Alors on me donne comme contre-argument :  » il faut que l’homme se dépasse « . Dans le cadre de cette société capitaliste où on est écrasé par le travail, la productivité, où il y a des enfants qui ne mangent pas à leur faim dans les écoles parce que leurs parents sont au chômage et qu’on leur coupe le droit à la cantine, des millions de chômeurs… je pense que ce n’est pas dans le cadre de cette société que l’homme peut changer. Donc il faut abattre cette société, le capitalisme en soi. Si on ne pose pas ce type de problème, qui est économique, politique, demain ou dans huit jours le système capitaliste sera le même. Par contre ce que je vois dans cette salle c’est qu’il y a beaucoup de cheveux blancs et que la jeunesse, elle, a été bien décervelée depuis des décennies par des partis qui se réclament de la classe ouvrière.

Une intervenante :
Si les jeunes ne sont pas là, c’est peut-être parce qu’ils en ont ras-le-bol d’entendre ce qui a réussi ou pas, l’Union soviétique ou la Chine, ce qu’a fait ou pas le communisme, le socialisme, avec les théories marxistes et ce qu’elles étaient à l’époque. Je crois qu’on est loin de ça dans le monde actuel. Le thème du jour c’était : sortir du capitalisme, et je rajoute  » et l’écologie dans tout ça  » ? parce qu’il y avait quand même le mot écologie dans votre thème. C’est pour ça que je suis venue et pas pour refaire l’histoire. Ce qui m’a intéressée, c’est ce qu’a dit M. Julliard par rapport à cette époque. Je vais faire un parallèle : à la fin des Trente glorieuses on a parlé de temps partagé, de temps libre. En l’analysant aujourd’hui au vu de ce qui s’est passé, il me semble que si on a cru au temps libre c’etait à cause de l’augmentation de la productivité et qu’on s’est dit : on a produit ce dont on a besoin, donc comme on n’a pas besoin de produire plus, on aura du temps libre. Là-dessus sont intervenues les multinationales qui produisaient, et pour elles il n’y a jamais assez de profit. La logique du profit a dépassé la logique des besoins matériels de la population occidentale. Je crois qu’on arrive à une période où pour d’autres raisons (les motifs écologiques et les crises dans lesquelles on arrive) on peut se reposer la question dans ces termes : la production pour quoi faire ? Sortir du capitalisme, pour nous écologistes (j’entre dans le social à travers l’écologie) je crois que c’est se dire qu’on a peut-être trop produit et qu’on peut vivre mieux avec moins de biens : notre leitmotiv c’est  » moins de biens plus de liens « . Il faut savoir le mettre en pratique et le décliner sur une sortie du capitalisme qui soit une sortie du productivisme. On parle de société soutenable. Dans mon association, la société soutenable est une société qui prône la sobriété et l’équité. Ca m’aurait intéressé de parler de ça aujourd’hui.

Un intervenant :
Par rapport à l’écologie c’est intéressant de recentrer le débat, parce que le problème c’est pourquoi les gens veulent plus de biens (et je m’y inclus) que de liens. Il y aurait une espèce d’insatisfaction qu’on cherche à combler avec des objets. Le fait de proposer de consommer moins, de plus partager, c’est moins efficace que de proposer de consommer plus. Comment on va éviter la fin du moyen âge ? Au moyen âge on le savait tout ça, il a fallu aller jusqu’au bout de l’ancien système, jusqu’à ce qu’un tiers de la population de l’Europe disparaisse ; à ce moment-là il y a eu de la place, on s’est mis à se dire qu’il fallait faire quelque chose, et on est devenu plus raisonnable. De même qu’on a été un peu plus raisonnable en Europe de 1945 à nos jours (et encore c’est en train de se dégrader) parce qu’on a eu des millions de morts des deux guerres mondiales. C’est pour ça à mon avis qu’on a vécu cette espèce de parenthèse un peu moins médiocre. En France c’était rêvé : on n’était plus une grande puissance, on était pris entre les deux, courtisé par les Américains qui ont fait en sorte que la société de consommation s’implante ici mais en même temps en s’assurant que les travailleurs chez nous aient un peu plus que ceux de l’Est. Mais maintenant il y a un retour sur investissement : c’est fini l’époque de Casimir. On voit que de plus en plus de gens sont impuissants, dépossédés par rapport à ce qui se passe. Et moi c’est pareil, je ne vois pas. Je vois bien la sortie possible par la sublimation, la joie au travail, la recherche intellectuelle, mais ça, ça ne fonctionne qu’avec une minorité. Comment on fait pour qu’individuellement les gens changent ?

Jean Zin :
Je voulais juste dire que beaucoup de gens qui interviennent disent qu’en se changeant soi-même ça changera quelque chose. Franchement ça fait des millénaires que des gens changent, et en bien, et ça ne change rien du tout pour les autres. Par contre je voulais aller dans le sens catastrophiste. On le voit avec la crise actuelle. Dès que la crise va un peu mieux, les gouvernements ne peuvent plus rien faire. Il faut qu’ils soient devant la catastrophe pour qu’ils se décident à faire quelque chose. Il y aura malheureusement une crise écologique, on va sûrement vers une augmentation du prix du pétrole et des denrées alimentaires ; ça va créer des catastrophes et c’est ça qui va décider à changer. Ce n’est pas par un changement individuel qu’on y arrivera mais par un changement des structures, des rapports sociaux ; et ce n’est pas non plus en abattant le capitalisme comme ça, comme s’il y avait un mec en haut, hop on le supprime et il n’y a plus de capitalisme. Je ne vois pas comment on peut abattre le capitalisme au niveau mondial ! Ca me semble de l’ordre du fantasme. Des gens comme Gorz ont travaillé la question, je me la suis posée aussi : qu’est-ce que ça peut être sérieusement une vraie révolution, une vraie sortie du capitalisme ? Malheureusement ce n’est pas ce qu’on rêve. Ca ne peut être qu’à un niveau local, à un niveau qui prend du temps, où on change l’organisation du travail. Il n’y a pas de truc magique.

Un intervenant :
Fort de ces références historiques, cela signifierait quelque part qu’il y a une logique historique et qu’il faudra encore une fois passer par une catastrophe terrible. La fameuse sortie civilisée de Gorz, terminée. Sans exclure cette éventualité qui est toujours possible, je voudrais avoir ici une petite lueur d’espoir. D’abord pourquoi nos synapses sont elles pénétrées par la machinerie, disons médiatique, consumériste, etc. ? Le travail a été remarquablement fait depuis trente ans et c’est un miracle qu’il y ait encore des gens comme nous ici. Et il y en a un peu partout, un archipel de gens plus ou moins libres qu’il faudrait relier les uns aux autres. Ils sont très nombreux mais ne le savent pas. Il y a aussi toute une partie de la population qui est en dehors du système marchand, mais agit aussi. Et si les centaines de milliers de gens comme moi monnayaient leur activité ça créerait [de la valeur], et il y a tout le bénévolat. Le système marchand, l’orgie du capitalisme, dont parlait Zola, il fonctionne quand même sur une huile que nous mettons tous (là encore contradiction), et il faut le souligner. Parce qu’il ne faut pas oublier qu’un certain nombre de gens sont en dehors du système marchand et le font fonctionner. Je parle de nos sociétés. Tout le monde n’est pas formaté, tout n’est pas formaté et le travail, oui, mais au service de l’autre (guérir, soigner, nourrir), ce travail-là il faut le retrouver. Et je fais l’impasse sur tout un tas d’autre réseaux comme Ambiance bois, qui produisent dans un cadre plus ou moins proche de ce dont nous rêvons. Tout ça pour dire que j’ai décidé de voir, délibérément le même verre à moitié plein et non à moitié vide, pour aller de l’avant, même si il faut avoir cette lucidité-là. Comme dit Gramsci :  » pessimisme de la raison, optimisme de la volonté « . De toute façon on va tous mourir, donc autant vivre debout et tenter des solutions.

Un intervenant :
Il s’est dit beaucoup de choses. Je relève ce que vous avez dit sur l’histoire. Je crois qu’on est dans une phase complètement nouvelle pour l’humanité mais il y a des choses qui restent : c’est le comportement humain. Il n’a pas beaucoup évolué : les philosophes de l’Antiquité intéressent toujours. Ce sont les conditions dans lesquelles on est qui ont changé. Effectivement il y a des civilisations, à travers l’histoire, qui se sont cassé la gueule, mais c’était local. Aujourd’hui on est à des échelles, des ordres de grandeur, qui font que c’est l’ensemble de l’humanité qui peut être contaminé. Nos sociétés sophistiquées sont des colosses aux pieds d’argile, elles, elles peuvent se déstructurer en quelques décennies. Le problème c’est qu’aujourd’hui beaucoup de monde le sait. Quand on voit ce qui se passe en haut dans les discussions sur le climat, ça pousse fort. L’Union européenne dit :  » il faut qu’on s’engage à moins 30% de gaz à effet de serre d’ici 2030.  » On le dit mais politiquement on ne fait rien. La prise de conscience est là, mais le courage politique pour mettre en action, non. La taxe carbone, on peut discuter de sa pertinence en France parce qu’elle était mal ficelée, mais on s’est dégonflé au dernier moment. Quand on parle de changer l’imaginaire, c’est gentil (j’en ai un tout neuf) mais ça va pas changer grand-chose. Il faut le forcer un peu et l’argent, je suis désolé mais c’est un peu le nerf de la guerre. Ca a une vertu pédagogique. Et la taxe carbone, si on arrivait à la met- tre en Europe ça serait une sacrée pédagogie. On sait que demain l’énergie telle qu’on l’a aujourd’hui sera plus chère et on va commencer à être intelligent. Je l’ai vu partout, dans des conférences : quand les gens ont compris, se sont approprié les idées, ils deviennent intelligents eux-mêmes. Sauf qu’on est dans une machinerie qui est monstrueuse et c’est pour ça qu’elle ne bouge pas, elle a une grosse inertie. Mais on voit plein de petites expériences où les gens sont intelligents, ils reconstruisent un autre monde. Alors en bas ça bouge, en haut on est conscient, mais c’est au milieu. J’ai la lourde charge de représenter l’environnement au Conseil économique et social et c’est des discours qu’on ne peut même pas avoir. J’ai essayé et j’ai l’air d’un con, et même avec mes copains qui sont dans les trucs associatifs, qui devraient être assez proches, ça ne passe pas du tout. On ne parle pas la même langue. C’est assez désespérant. Alors l’espoir c’est qu’ils finissent par se retrouver entre deux feux. J’espère que cela se passera mieux qu’en Union soviétique, mais quand elle s’est effondrée ça ne s’est pas fait dans une effusion de sang.

Jean Zin :
Ce qui se passait à l’époque des villes franches, c’est ça qu’on peut faire. On peut, au niveau local, avoir une production relocalisée, non productiviste, qui tienne plus compte des gens, qui fasse du développement humain, et ça, ça peut se répandre. Si ça marche bien dans un endroit (on est dans une société de communication) les choses peuvent se répandre. Donc c’est un peu le contraire de : abattre le capitalisme de toute la terre. C’est : au niveau local on construit quelque chose et quand ça marchera bien et que cela sera répandu de manière assez grande, à ce moment-là peut-être qu’on aura un rapport de forces plus intéressant et que ça ne sera pas la barbarie. Je ne crois pas malheureusement qu’on évitera des moments de barbarie.

Un intervenant :
Je n’arrive pas tellement à me retrouver dans toutes les opinions émises, chacune a une part de vérité. J’ai une question qui me préoccupe. Il me semble que les sociétés, diverses à travers le monde, s’organisent pour résoudre des problèmes immédiats et à très court terme. On voit que cette satisfaction des besoins qui sont exprimés ou que l’on fabrique, pour un profit immédiat, n’apporte pas des solutions durables à la vie des hommes dans le monde. Comment organiser la société, ou la réflexion, pour que les efforts soient portés sur des objectifs qui satisfassent, à long terme et de façon durable, les besoins humains ? Je pense par exemple à la recherche scientifique. Si on laisse les industriels faire de la recherche, ils vont par exemple améliorer les écrans de télévision, mais on voit que ce qui a le plus bénéficié à l’humanité ce sont des recherches qui ont été faites dans le but de développer notre connaissance du monde. Je pense à la pénicilline, aux recherches mathématiques qui conduisent à des solutions physiques dont on tire des bénéfices très importants. Comment faire pour que la réflexion, le travail, se portent vers des objectifs pensés, réfléchis et qui ne soient pas simplement guidés par un profit, ou une réponse immédiate à des besoins que l’on crée ?

Un intervenant :
Je ne voudrais pas me répéter. Comment réformer le capitalisme sans l’abattre ? J’entends ta réflexion sur les pôles économiques locaux, mais qui détient le pouvoir économique, que deviennent les patrons, le capitalisme, les banques ? C’est un vœu pieux. Comment faire ? Est-il possible de réformer le système ? Je ne pense pas. Je pense que ce système amène l’humanité entière à sa perte. Je vais donner un petit exemple par rapport au camarade qui est écologiste. Actuellement on vit un drame écologique majeur, sans précédent. Quel est le système économique qui engendre une telle catastrophe ? C’est l’homme en tant qu’individu, ou c’est le système capitaliste qui impose ou qui casse les normes de sécurité ? Juste avant l’accident, Obama allait signer un décret pour déréglementer les plateformes pétrolières. Moi je veux bien réformer tout ce que vous dites, mais ça n’aboutira pas. Le moteur du capitalisme c’est le profit. Il tire de moins en moins de profit de cette planète. Si on ne touche pas au système des moyens de productions privés on n’y arrivera pas.
Monsieur parlait de la recherche. Dans ce système capitaliste elle existe, mais où va-t-elle en premier lieu ? L’armement, force de destruction de l’humanité.

Un intervenant :
C’est peut-être le jour de se poser la question : quels sont nos besoins réels et nos envies ? Sinon on va à la catastrophe écologique. Et il y en a une deuxième : en ce moment le capitalisme s’empare de l’écologie. Pour quoi faire ? Des richesses sont en train de mourir, il va en chercher d’autres pour faire des profits, sur l’écologie, ce qui va engendrer encore plus de différence entre les riches et les pauvres. Eux, l’air pur, l’eau propre, ils l’auront, nous on n’aura rien. Donc là il va falloir qu’on réagisse réellement sur ce qu’on veut être, parce que la catastrophe on y va et les petites bêtes qui vont disparaître, c’est peut-être nous. Effectivement, là il y a une transformation de la société, de l’homme, de notre façon de penser. Est-ce qu’on veut se détruire ou dire : on arrête là de discuter et est-ce que j’ai besoin de ça ou pas ? Parce que le capitalisme a trouvé le filon : l’écologie. Le problème n’est même plus historique : on n’a jamais connu ça. On a connu des guerres, mais là c’est l’Homme.

Un intervenant :
Il me semble que les solutions sont relativement importantes. Les solutions locales, il peut y en avoir partout. J’ai assisté au film de Coline Serreau, Solutions locales pour un désordre global, et il y a des solutions qui existent, en Inde, en divers endroits. En Inde c’est pour produire des graines, des semences en dehors des multinationales. C’est vraiment pour contrer ces multinationales qu’ils ont mis en place ce système de production de semences. C’est bien une façon de lutter contre le capitalisme d’avoir ces solutions locales. Il y avait également un autre film, Le temps des grâces, sur l’agriculture. On a discuté lors de ce film de la propriété de la terre. Là c’est pareil, tu parlais de l’agriculture qui allait être un gros problème ; un des problèmes ça va être la propriété de la terre. Et là aussi je pense qu’il y a différentes solutions locales qui peuvent exister : elle peut appartenir à la région, ça peut être des communaux, des sociétés, des coopératives. Il ne me semble pas qu’il y ait une manière unique de lutter. Ce qui est important, c’est le nombre de personnes qui arriveront à être convaincues et ça, ça demande du travail de réflexion entre nous et vis-à-vis de la population. Et ça ne se fait pas en un jour.

Un intervenant :
Par rapport au film l’autre soir, je suis bien d’accord en ce qui concerne l’Inde, mais ici le problème ce serait d’étendre à beaucoup plus qu’à quelques pour cent. Quelque part est-ce que ce n’est pas plus facile en Inde qu’ici, à cause de la façon de travailler, de nos actes de consommation et de la distribution ? La commercialisation pour le consommateur au quotidien c’est dans la grande distribution. Comment avoir prise dessus ?
Je vis dans une commune périphérique où un supermarché s’est monté récemment et j’ai écrit, étant scandalisé par le fait que tous les parkings étaient éclairés la nuit, et l’autre nuit les deux tiers étaient éteints. Alors il y a peut-être des raisons d’espérer.

Un intervenant :
Je veux juste réagir à ce qui se passe en Louisiane, ce qui se passe à chaque marée noire. On montre du doigt le grand méchant pétrolier qui salope tout. C’est une façon de voir les choses. Mais après, qui profite de ce pétrole pas cher ? C’est nous. Comment on s’est défait ? Douloureusement parce qu’on s’est laissé piéger par le tout-voiture qui était très séduisant. Les lobbies n’existent que parce qu’on achète ce qu’ils produisent. Le lobby de l’eau de mer n’existe pas, il y en a partout et tout le monde s’en fout. On ne peut spéculer que sur des richesses rares et dont on a besoin. Aujourd’hui il y a des villes, en Suède, qui ont décidé de sortir du pétrole, en se donnant 20, 30 ans. C’est un longue route à faire, et si on n’est pas capable de faire cette route on sera toujours pieds et poings liés tant qu’il y aura du pétrole à vendre. C’est forcément un aller et retour entre l’individuel et le collectif.

Marc Robert :
Le local est important dans cette capacité à se déprendre à la fois individuellement et dans un aller et retour avec des organisations collectives. Une façon aussi de vivre ensemble, des modes d’organisation, d’urbanisme. Notre objectif à tous c’est quand même de faire tomber le capitalisme. Il faut faire pousser quelque chose dans le sol et ce sol, fondamentalement, il est local. Je crois que c’est une conviction partagée par énormément de gens de ma génération. En partant du local et en faisant vivre une démocratie entre nous, à la fois de face à face et plus globale, il est possible de renverser un certain nombre de choses. Il y a quand même des lueurs d’espoir, ici et ailleurs dans le monde. De ce point de vue-là l’histoire n’est pas finie.

Compte rendu réalisé
par Anne Vuaillat.