La sorcellerie capitaliste – pratiques de désenvoutement

Avec Philippe Pignarre
le 26 mai 2005

Philippe Pignarre :

Dans ce livre nous employons des mots comme « sorcellerie », « envoûtement ». On peut croire que ces termes sont utilisés d’une manière symbolique, pour dire des choses qui ne peuvent qu’être  » sérieusement » décrites avec d’autres mots. En fait, pas du tout. Nous pensons que ces mots là sont sérieux, et les prenons dans leur sens réel.

La campagne du référendum sur la constitution européenne

Au moment où ce livre a été remis à l’éditeur (novembre 2004), il n’y avait pas de débat sur la constitution européenne. L’expérience de ce référendum a été pour nous (Isabelle Stengers et moi) une bonne surprise. Parce que personne ne s’attendait à ce que les partisans du non soient les premiers à instaurer le débat politique sur la question de l’Europe. Nous devons les remercier de cette inauguration, de cette sortie d’envoûtement.
Avec les partisans du oui, nous sommes en présence d’une espèce d' »union sucrée » (Hollande qui pose à côté de Sarkozy à la Une de Paris Match) proclamant, avec un anti-libéralisme de circonstance, que voter pour la constitution donnerait plus de poids à la France. Ainsi toute la France serait contre le libéralisme. C’est tout de même une situation nouvelle ! Quand l' » union sucrée  » parle de divergences, c’est simplement sur les moyens de s’y opposer (au libéralisme).
Alors une théorie apparaît, celle « des gens qui se tirent une balle dans le pied « .
Cette théorie n’est pas nouvelle, rappelons-nous les batailles contre l’OMC à Seattle et Doha. On y entendait le même argument dans la bouche de ceux qui disaient : « Bien sûr, l’OMC c’est pas terrible, mais sans elle ce serait pire ! »
Désormais, chaque fois qu’on n’est pas d’accord avec quelque chose, qu’on veut faire de la politique, on nous signifie de ne plus rien faire, sinon gare aux conséquences. Vous serez punis :  » vous aurez les accords bilatéraux ! le traité de Nice ! les délocalisations! « ). Le comble c’est que cette même alliance, entre droite et gauche, a rédigé successivement le traité de Nice et la constitution!
L’industrie pharmaceutique fait la même chose en brandissant le chantage au respect des brevets (par exemple, contre la fabrication des trithérapies à bas prix contre le sida en Afrique), sinon plus de moyens pour la recherche sur  » vos  » cancers ou maladies cardiovasculaires dans  » nos  » pays riches !
Cette théorie vise à empêcher que les questions politiques soient déployées, examinées, discutées, prises en charge collectivement. Il y a là un véritable mode d’envoûtement (paralysie, tétanisation) et une organisation de destruction de la politique.
Avec cette campagne tout se décline d’une manière particulièrement obscène. Car on nous dit que l’internationalisme passe en définitive par le capitalisme. Ce serait lui seul qui définirait quel serait le monde commun dans lequel nous devons vivre et réduirait tout opposant en vulgaire nationaliste chauvin.
Dire NON, c’est dire :  » Nous ne voulons plus de ces envoûtement là ».

L’envoûtement brisé ou le retour de la politique

Le problème que nous avons essayé de saisir dans ce livre est que le capitalisme est un mode d’organisation qui saisit toutes les forces de créativité pour les retourner contre elles-mêmes. Chacun, dans ses diverses expériences, vit aujourd’hui comme cela le capitalisme. On s’en rend compte jusque dans nos collectifs de lutte où l’on est parfois tétanisé par les alternatives infernales dans lesquelles on est placé.

Nous sommes amenés de plus en plus souvent à employer l’expression, et il ne s’agit plus d’une métaphore : ce monde nous rend malade.
Depuis 20-30 ans, un horizon totalement nouveau de destruction de l’humanité elle même nous est apparu. Autrefois, pour le mouvement socialiste ouvrier, l’enjeu était au pire la barbarie. Cet enjeu de destruction peut se dessiner dans des catastrophes écologiques entraînées par la façon dont les sociétés capitalistes fonctionnent.
Ce monde nous rend malade par des biais très concrets (catastrophes écologiques, mais aussi pollutions insidieuses). Prendre au sérieux  » ce monde qui nous rend malade « , nous oblige à réfléchir, d’une part, sur les manières de se protéger contre lui. Et, d’autre part, aux manières d’agir collectivement.
Le rapport maladie/capitalisme a été seulement posé deux fois en 30 ans. D’abord dans le livre en deux volumes de Deleuze et Guattari (vol.1L’Anti-Œdipe – attaque contre la psychanalyse- et vol.2 Mille plateaux – examen du capitalisme-) dont le sous-titre général est Capitalisme et schizophrénie. Quand à Isabelle et moi, nous parlons plutôt de  » capitalisme et dépression « , au sens où, aujourd’hui, tous les mécanismes de fonctionnement du capitalisme fabriquent, pour l’individu comme au niveau collectif, de la tristesse, de l’incapacité à agir. C’est une perte d’énergie vitale : celle de faire des choix, de faire de la politique, celle d’être joyeux dans la façon dont nous vivons ou exprimons de la créativité.

Faire de la politique est horriblement difficile dans la situation actuelle. Nous sommes entourés de forces qui font de la politique pour détruire la politique. Ceci a été illustré à Seattle par la formule ironique et pleine de condescendance de Pascal Lamy disant aux pionniers de l’alter mondialisme :  » On n’arrête pas les horloges ».
Cela veut dire : le monde va dans un certain sens et il est impossible de s’y opposer. Il n’y a rien à discuter. Cette formule là remplace la politique par la pédagogie. Ainsi de nombreux hommes politiques ne voient dans leur rôle que celui de pédagogue. Ils considèrent, lorsque le peuple n’est pas d’accord, qu’ils se sont mal expliqués sur les contraintes auxquelles notre action est soumise. Cela revient à infantiliser les gens. Mais trop infantiliser le public peut le retourner. Et celui-ci, devenant trop turbulent, peut finir par voter Le Pen.

L’événement de Seattle

Là-bas, aux Etats-Unis même, face à cette infantilisation, quelque chose a été inventé. Cela s’est traduit par le slogan « un autre monde est possible  » qui a fait florès et marqué toute une génération.
Ce slogan n’est pas un programme, une vision de la société qu’il faudrait construire, c’est un cri. Il signifie :  » Non ! Il n’y a pas de chose dont on ne peut pas discuter ; quelque chose qui avance d’une manière inexorable et contre lequel il n’y aurait rien à faire « . La revendication posée est celle du droit à réinventer de l’espace politique, là où on essaye de supprimer la discussion des problèmes. D’un coup, avec le cri de Seattle, tous ces abandons qu’on nous demandait de faire sont entrés en crise.
Cela correspondait à une période où on a assisté à un retournement très important. Peut-être pour la première fois depuis toujours, un sentiment majoritaire s’est répandu, celui que nos enfants vivront moins bien que nous. Une « torsion » de notre représentation commune est survenue, celle qui consistait à croire au Progrès global.
Depuis les années 80, quand on demande aux gens de faire des sacrifices, sur leur pouvoir d’achat, leur retraite, leur sécurité sociale…, ce n’est jamais au nom d’un progrès à venir dont plus personne ne croit. C’est au nom d’une guerre économique dont la singularité est, dit-on, qu’elle n’aura jamais de fin. Elle sera en permanence alimentée par les différences, par les décalages entre les différentes sociétés, entre les différents niveaux de vie.

On ne pourra pas comprendre le non au référendum en France, son importance, si on ne prend pas en compte tous ces mécanismes qui travaillent notre société depuis un certain temps.

Marx et la fin des prophètes : le temps des jeteurs de sonde

Dans ce parcours avec Isabelle Stengers nous avons beaucoup discuté de capitalisme, donc inévitablement nous avons dû nous situer par rapport à l’héritage du marxisme.
La première chose a été de dire :  » Qui sommes-nous pour raconter ça ? ».
Isabelle Stengers est philosophe. Elle a beaucoup travaillé avec les scientifiques (Prigogine), et sur la psychanalyse, l’hypnose, avec Léon Chertok. Elle s’est toujours intéressée aux questions politiques, à travers le rapport science et politique.
Pour ce qui me concerne, j’ai connu une expérience politique en tant que militant à la LCR et fait un parcours au sein de l’industrie pharmaceutique.
Mais tous deux, nous nous trouvions, psychologiquement, émotionnellement, embarqués sur ce bateau de l’alter mondialisme, tel qu’il avait été lancé à Seattle. Bateau qui nous disait de rouvrir le champ des possibles, le terrain de la discussion politique.
Dans cette situation, ce qui nous paraissait intéressant était que personne ne possédait la carte du territoire permettant de dire :  » Ce bateau doit aller selon telle route « , comme Marx avait pu le croire.
Le monde tel qu’il se construit, nous rend malade, nous détruit de plus en plus : écologiquement, physiquement, mentalement. Ne sachant pas où il va, nous nous sommes dits,  » nous ne serons pas des prophètes « . Le monde commun, autre, ne découlera d’aucune théorie préexistante. Il ne dépendra que des manières dont nous le fabriquerons, manières qui restent aussi en partie à inventer. Il faut donc regarder toutes les expériences où se fabriquent des choses qui donnent envie, tous les groupes qui dessinent des parcours même très limités, souvent locaux, et qui disent :  » Tiens ! C’est par là que pourrait passer un monde commun différent « .
Nous nous sommes simplement, modestement, définis comme des  » jeteurs de sonde « . Des sondeurs disant :  » Attention ! Là il y a des bancs de sable, ici il y a de mauvais courants, le bateau pourrait se fracasser ». Et cela rejoignait une idée qui est une critique, de notre part, de Marx. L’idée que faire de la politique c’est entrer dans un monde où il n’y a plus de garantie, où la seule garantie qui existe est la discussion collective. C’est-à-dire, penser qu’à la différence des religions, on ne peut jamais faire appel à des textes sacrés, à une transcendance qui nous dicte ce qu’il convient de faire.
Pour employer un langage philosophique: tout est immanent. On ne peut pas faire appel à quelque chose venant d’au-dessus (transcendance) qui viendrait régler le problème.
Autrefois, on pouvait confier toute une série de questions aux scientifiques, aux experts. Le monde était finalement divisé en deux (Bruno Latour appelle ceci le  » grand partage « ). Il y avait les questions qui relèvent de la nature, dont les scientifiques discutaient entre eux et dont ils étaient les porte-parole. De l’autre côté il y avait le monde politique, celui des questions humaines.
Mais ces dernières années, nous avons appris que cette division-là avait disparu et que faire de la politique aujourd’hui était s’intéresser à toutes les questions.
On ne peut rien confier aux scientifiques. D’abord, chaque fois que se pose une question scientifique intéressante, les experts sont en désaccord entre eux (sur le nucléaire, les OGM, l’avenir des bancs de poissons, le prion et la vache folle .. ).
Toutes ces questions  » chaudes  » doivent être intégrées dans le débat politique et être discutées comme telles, parce que nous n’avons pas de théorie pour les garantir. Les scientifiques font des expériences différentes et s’en font chacun les porte-parole. Expériences qu’il faut écouter, mais qui doivent être tranchées politiquement, au risque de se tromper et de se corriger. Ce que d’ailleurs permet la politique.
La politique, c’est juger des choses que l’on fait, aux conséquences que cela a. Et la question permanente reste : est-ce que ce que l’on fait permet de déployer un bon ou un mauvais monde commun ?
Au contraire de Marx, qui avait pensé faire une théorie scientifique du capitalisme, nous proposons simplement d’essayer de voir quelle expérience nous faisons du capitalisme. Il nous semble en effet que la manière la plus intelligente d’en parler c’est de se confronter à l’expérience de ce système qui nous met en permanence devant des  » alternatives infernales « .

Pourquoi Marx a-t-il construit son œuvre sur le capitalisme en tant que théorie ? Très probablement parce qu’il avait conscience de la capacité de ce système à nous saisir et à nous détruire. Ainsi, en se mettant dans une position de scientifique, cela lui permettait de se mettre à distance, de se protéger de cette réalité redoutable. Et ainsi de pouvoir l’étudier.
L’idée de Marx avec laquelle nous ne sommes pas d’accord est celle de progrès. Marx pensait que le capitalisme fait avancer l’Humanité par le mouvement même de destruction qu’il opère. Par là, il décille les yeux des personnes concernées, tout en nous menant au bord du socialisme.
Mais l’expérience nous montre que les destructions opérées par le capitalisme, des cultures populaires aux conditions du réchauffement de la planète, ne sont pas positives et peuvent même rendre de plus en plus improbable l’arrivée d’un monde meilleur.

Qu’est-ce qu’être de gauche aujourd’hui ?
Gilles Deleuze considérait que ce qui distingue la gauche de la droite, c’est que  » la gauche a besoin que les gens pensent « .
Cela signifie qu’il n’existe pas de solution toute faite, que la politique est un monde sans garantie. Tout est fabrication collective, tout est invention. Exemple : comment inventer quelque chose permettant de s’opposer à une situation comme le chômage.
C’est seulement dans l’effort tendu vers la création de solutions qui pourront répondre à une amélioration de ce monde, solutions qui souvent sont locales mais donneront envie à d’autres (effet imitatif), que les alternatives infernales qui se posent à nous seront déserrées.

Capitalisme, marché, biens communs : desserrer les alternatives infernales

Le libéralisme est une construction idéologique mensongère (la concurrence loyale et non faussée). En effet, c’est quand il n’y a pas de marché que le capitalisme fait le plus de profits. L’importance aujourd’hui des brevets, du droit des marques et des copyrights est là pour le montrer.
L’Inde, qui ne respectait pas les brevets, avait fait baisser de 100 fois le prix des trithérapies contre le sida, en utilisant les mécanismes du marché. Mais les firmes pharmaceutiques ont fait appel à l’OMC et imposé leur loi par le chantage : pas de brevet, pas de recherche !
Une association a pourtant relevé le défi et desserré une telle alternative infernale. C’est l’Association Française contre la Myopathie. Sa décision fut de collecter des fonds (Téléthon) et financer ses propres équipes de recherche. Cet exemple a donné envie à Médecins sans Frontière qui a lancé des équipes de chercheurs contre les principaux fléaux sanitaires dans les pays pauvres qui sont le paludisme et les tuberculoses résistantes. Ce qui n’intéresse ni la recherche privée, ni la recherche publique.
Ces associations ont créé une sorte de bien commun d’une nouvelle catégorie, les anciennes étant les terres communales, puis les mutuelles au 19ème siècle. Le système des mutuelles, chacun cotise en fonction des ses ressources et bénéficie en fonction de ses besoins, fut d’ailleurs aussitôt contré par les assurances capitalistes (on achète une garantie). En France le système mutualiste s’est généralisé avec la Sécurité sociale.
Il y a en permanence une lutte entre ceux qui veulent fabriquer des biens communs nouveaux, créant ainsi un autre monde, et ceux qui veulent les détruire.

Ce livre, La Sorcellerie capitaliste veut donner du courage à tous ceux qui, pris dans les alternatives infernales du capitalisme, montrent qu’on peut s’en protéger et être source d’invention.

Le Débat

Un intervenant
Le capitalisme ne rend pas seulement les gens malades. Lui aussi traverse des périodes de maladie, de crise. Dans ces périodes il ne peut plus satisfaire le plus grand nombre et les injustices de ce système ressortent avec vigueur. Cependant vous n’avez pas abordé cet aspect du  » mal capitaliste « .

Un intervenant
Je crois, pour ma part, que la crise économique de nos pays est de trop produire, au risque de faire  » crever  » la planète. Cette richesse, par ailleurs mal répartie et basée sur des besoins sans cesse créés et renouvelés, rend malheureux par frustration.
Aujourd’hui le niveau de vie moyen d’un européen n’est pas  » soutenable « . Nous mangeons le capital de la planète.
Cet autre monde possible à inventer consiste à inventer les manières de se décoloniser l’esprit de cette économie, afin de vivre autrement : réinventer des valeurs simples, humaines.

Philippe Pignarre
Je partage vos propos sur l’injustice.
Par contre, nous ne parlons pas de crise du capitalisme.
Contrairement à aujourd’hui, en 1929, le capitalisme traversait bien une crise. Nous ne sommes plus dans cette situation qui fait encore trop référence à l’idée de progrès (après le crise, la reprise ou la révolution).
Aujourd’hui le capitalisme est entré pour une longue période dans une restructuration permanente. Il se déterritorialise de plus en plus rapidement, et en même temps se territorialise (se concentre) dans des situations lui permettant d’échapper au marché (brevets, droit des marques, copyrights, droits d’auteur). Par contre, les salariés sont mis en concurrence mondialement. La crise existe, mais pour les pauvres ou pour le salariat qui devient une condition de moins en moins enviable.

Un intervenant
Je considère que les partis écologistes ne se déterminent pas clairement sur le mouvement de mondialisation conduit par le capitalisme.
Je pense que la Chine, pays non capitaliste, est paradoxalement le meilleur soutien du système monétaire US en lui garantissant son déficit budgétaire abyssal.
J’observe enfin une double et grave dégradation, celle de l’idéologie socialiste qui a perdu tout contenu moral et celle du langage qui connaît aujourd’hui une véritable falsification du sens des mots.

Un intervenant
Je suis intéressé par la volonté des deux auteurs de dénombrer, d’identifier, de décrire l’archipel des tentatives qui, aujourd’hui, permettent l’ouverture de brèches dans les interstices du dispositif social et économique dominant. Je suis cependant préoccupé par l’émiettement de ces alternatives, car le temps nous semble compté.

Un intervenant
Je considère qu’il ne faudrait pas laisser penser que le capitalisme est seul à attenter à la vie sur la planète. Il y a eu le nucléaire soviétique ; il y a aussi l’utilisation massive du charbon en Chine.

Philippe Pignarre
Pour moi, l’écologie n’est absolument pas synonyme de protection de la nature. L’événement que constitue l’écologie politique consiste justement à considérer qu’il ne faut pas laisser isolées la nature et ses questions, ou les confier aux bons soins des experts (des scientifiques), mais au contraire les réintégrer dans le débat politique. La politique ne relève donc pas simplement des questions de la vie des hommes entre eux.
Parler du rapport Chine/USA me suggère une double question : Qu’est-ce que l’Etat laisse faire au capitalisme et qu’est-ce que le capitalisme fait faire à l’Etat. Contrairement à ce que prétendent faussement les théoriciens libéraux du « tout marché », le capitalisme demande toujours plus d’Etat. Pour imposer, par exemple, une législation mondiale sur les brevets, le capitalisme réclame beaucoup d’interventions étatiques, sans cela il serait dans une situation de chaos intolérable.
L’expérience que nous faisons du capitalisme montre que celui-ci est formé d’une multitude de marchés différents, côte à côte, lesquels nécessitent une multitude de lois et de règlements pour fonctionner.
Ce n’est donc pas le marché qui crée sa loi. C’est l’inverse. La loi fait exister le marché. Par exemple pour le marché du médicament, il faut une loi sur les brevets, sur le monopole de la prescription (par les médecins), de la distribution (par les pharmaciens) ; une loi sur les essais cliniques, pour l’autorisation de mise sur le marché, etc.
Il est donc possible de modifier en permanence ces règles. Du coup, cela redonne des marges de manœuvre. Nous en disposons de plus que l’on voudrait nous laisser croire.
Nous devons discuter de la structure de chaque marché, de ses lois et règlements et comment agir sur ces marchés. Cela suppose déployer ces questions et en devenir experts. C’est-à-dire fabriquer de l’expertise collective.
Par exemple, aujourd’hui, l’angle d’attaque contre l’industrie pharmaceutique n’est pas la nationalisation (les capitalistes laisseraient bien à l’Etat ces usines qui les embarrassent), mais la question de brevets. Cette question pollue maintenant jusqu’à la recherche publique, laquelle renonce à sa vocation de publier (et d’enseigner), au profit de la dissimulation de ses recherches, afin de pouvoir, elle aussi, déposer des brevets.
Ainsi la politique ne consiste pas simplement à dénoncer, mais à déployez des expertises et des expérimentations nouvelles.

Un intervenant
Le système capitaliste se situe dans une phase ultime qui ne consiste pas seulement à surproduire et à détruire les biens naturels (la biosphère), mais aussi à détruire, à force de surconsommation et de croissance obsessionnelles, les forces du travail elles-mêmes.

Un intervenant
Je souhaite que vous reveniez sur le couple capitalisme/psychiatrie-psychanalyse.

Un intervenant
Je pense que le capitalisme est effectivement un colosse aux pieds d’argile qui a pu faire croire qu’il offrait une chance de réussite à chacun, et plus généralement à la classe ouvrière. Mais dorénavant Produit Intérieur Brut (PIB) et bien-être vont en se séparant. Quand l’un monte, l’autre commence à décroître.
Aujourd’hui, nous devons arrêter, individuellement et collectivement, de suivre les règles du système, de jouer son jeu, y compris en cherchant à l’affronter. Arrêtons de passer notre vie et notre énergie à le combattre : créons autre chose !

Philippe Pignarre
Le capitalisme produit de l’incapacité à agir, de la tristesse, de la destruction. Nous sommes habitués à séparer d’un côté ce qui dépend du psychologique, de l’individuel et de l’autre côté ce qui relève de la société, de la sociologie, des grands mécanismes. Il y a un chantier à mettre en œuvre sur l’idée de cette séparation.
Nous relatons à la fin de notre livre une expérience de militantes américaines qui nous a beaucoup intéressé. Ces collectifs féministes ont vu venir et ont su affronter sans être écrasés cette énorme contre-offensive néo-conservatrice et religieuse à l’œuvre depuis Reagan. Mieux ! elles ont été capable de faire l’événement à Seattle, et plus récemment d’animer d’immenses manifestation anti-guerre ou quasiment de paralyser la dernière convention républicaine à New York.
Pour pouvoir tenir, leur idée a été de redonner une dimension spirituelle aux batailles qu’elles menaient. Elles ont défini une identité assez forte autour d’un certain nombre de valeurs et de pratiques relevant d’une spiritualité.
Se définissant comme sorcières néo païennes, elles ont enseigné des techniques de la non violence aux manifestants de Seattle. Elles ont fait un lien entre thérapeutique et politique, comme Deleuze et Guattari avaient essayé de le faire entre capitalisme et schizophrénie. Elles ont constitué des groupes où la préoccupation permanente était : quelles techniques met-on en œuvre pour que nos groupes militants soient vivables, non mortifères ; pour qu’on y trouve plaisir et joie à créer ?
Nous avons à apprendre de ces groupes. Nous devons réfléchir aux poisons que le capitalisme diffuse et que nous transposons nous-mêmes dans nos façons de militer, nous faisant perdre en permanence du terrain.

Compte-rendu réalisé par
Francis Juchereau.

Dossier :

POSSIBLE MAIS SORCIER !

Après les « douleurs » du 20ème siècle, l’accouchement néolibéral

La restructuration néo libérale du capital a fini par s’imposer à travers le monde. Cette gigantesque transformation – « la mondialisation » – a réussi à neutraliser, sinon à détruire les modèles de société issus des bouleversements du 20ème siècle : états socialistes, états providence des « acquis sociaux », états en développement du tiers-monde…
La croyance au progrès et l’établissement de la justice sociale firent donc fiasco, sapant les fondements mêmes des organisations qui s’en faisaient les hérauts.
Alors, fallait-il, comme beaucoup, renoncer ? Ou bien attendre des jours meilleurs sans réinterroger en profondeur des conceptions, des pratiques progressistes et anticapitalistes ayant montré leurs limites ou leurs dangers ?

Que font les anticapitalistes ?

Mais les impasses, les dégâts, les catastrophes, les excès permis et commis par la nouvelle donne capitaliste revinrent très rapidement à la surface, ainsi que des luttes y correspondant.
En décembre 1999, à peine dix ans après la chute du mur de Berlin, une nouvelle génération d’activistes nord américains contribuait, dans la rue, à mettre en échec les négociations de l’Organisation Mondiale du Commerce à Seattle au cri de « un autre monde est possible ».
Ces dernières années, les expressions multiples de « mouvements sociaux » très variés (écologistes, humanitaires, pacifistes, alternondialistes, indigènes..) accompagnés d’une renaissance de la contestation anticapitaliste, apparaissent comme les hirondelles d’un printemps dont on n’ose pas trop croire l’arrivée. Et avec juste raison, le capitalisme ayant tellement montré sa formidable puissance d’adaptation, d’insinuation, de neutralisation…
Et puis, quoi mettre « à la place » de « son » marché, de « sa » démocratie … ? Certainement pas « notre » administration, « notre » bureaucratie, « notre » socialisme à la mode de… !
La question de bâtir cet « autre monde possible », sur des bases assurées, vraies, vivantes, « pragmatiques » (*), tenant compte des leçons parfois terribles du passé, reste donc plus que jamais en suspens.
Là est la question (comme dirait William) politique, l’exigence d’invention posée par notre
temps, qu’abordent avec profondeur et précaution Isabelle STENGERS et Philippe PIGNARRE dans leur livre : La SORCELLERIE CAPITALISTE.
(*) Au sens de John Dewey. Voir J. Dewey Le Public et ses problèmes, Farango, 2003

Qui sont ces deux auteurs

Directeur des éditions Les Empêcheurs de penser en rond, ex militant trotskiste, Philippe Pignarre est un ancien cadre de l’industrie pharmaceutique, dont il est devenu un redoutable contempteur, signant des livres comme Le grand secret de l’industrie pharmaceutique, Comment la dépression est devenue une épidémie ou encore Comment sauver (vraiment) la Sécurité sociale (tous aux éditions La Découverte). Ajoutons que P. Pignarre est chargé de cours sur les psychotropes à l’université de Paris VIII.
Chimiste ayant bifurqué vers la philosophie des sciences, auteur de La Nouvelle alliance, en 1979, avec le Prix Nobel de chimie Iljya Prigogine, ou encore de L’invention des sciences modernes ou de Cosmopolitiques, la Belge Isabelle Stengers s’est toujours intéressée aux savoirs minoritaires et dominés : elle a travaillé sur l’hypnose, sur l’usage des drogues, sur la sorcellerie… Elle a aussi une activité militante (Collectif sans ticket de Bruxelles, groupes anti-OGM).
Tous deux partagent une même recherche de pratiques et de savoirs qui n’aboutissent pas à « écraser » ou à disqualifier les autres – que ce soit dans les relations interculturelles ou au sein d’un même mouvement politique.

Un livre original, annonciateur de ce que pourrait être l’intelligence collective

L’originalité de cette « recherche » réside en ce que les deux auteurs ne se sentent aucun droit de propriété intellectuelle sur les idées du texte. Ainsi, I ; Stengers et P. Pignarre avaient décidé de soumettre des versions préliminaires de ce texte à une mise à l’épreuve en les mettant en ligne sur le web (site www.anticapitalisme.net). Ainsi de nombreux internautes intéressés, prenant la balle au bond, ont mis « sous tension » l’écriture de ce texte, annonçant ce que pourrait être à l’avenir une production de l’intelligence collective propre au web.

Pourquoi la sorcellerie ?

Puisant dans leur connaissance de l’ethnopsychiatrie, P. Pigarre et I. Stengers décrivent le capitalisme comme un « système sorcier sans sorcier » : un système qui nous frappe de paralysie et d’impuissance en nous confrontant sans cesse à ce qu’ils appellent des « alternatives infernales » – par exemple : si vous voulez maintenir ou renforcer la protection sociale des salariés, vous accélérez les délocalisations et provoquez la hausse du chômage. Ainsi le capitalisme est « un dispositif que ses victimes activent malgré elles » ; cette définition dit Philippe Pignarre étant bien celle d’un système sorcier.
Ces alternatives infernales qui se présentent à tout moment et partout dans nos vies forment impasse. Il nous faut donc trouver les moyens de sortir de ces trajets désespérants (captures) et avoir prise sur l’Histoire en essayant d’envisager et d’habiter d’une autre manière les situations que tous, comme chacun, traversent.
Mais, pour nos deux auteurs, cette référence à la sorcellerie ne sert pas uniquement d’outil permettant de mieux pénétrer les mystères de la toute puissance capitaliste. Une partie du livre traite également des méthodes de protection idéologiques et militantes réinventées par les sorcières altermondialistes néo païennes, américaines et bien incarnées, elles. Notamment ce que propose une de leurs principales représentantes, Starhawk, dont Isabelle Stengers a traduit un texte de 1982 toujours d’actualité : Femmes, magie et politique (Les Empêcheurs de penser en rond).

La Sorcellerie capitaliste (pratiques de désenvoûtement) n’est pas le nième essai politique sur le monde d’aujourd’hui. Il propose une démarche, des postures susceptibles de délivrer des carcans et des réflexes empoisonnés qui pourraient étouffer la fragile contre-offensive politique apparue au cours de ces dernières années. Là réside son intérêt tout particulier.

AUTOUR DE « LA SORCELLERIE CAPITALISTE » ET DE SES AUTEURS :
APHORISMES et CITATIONS

– A propos de militantisme, de l’engagement, des usagers, des citoyens…

Nous avons à « créer un espace où faire exister le monde qu’on appelle de nos vœux »

« Qui milite limite ». Il s’agit au contraire de créer les conditions d’un engagement en rupture avec la militance sacrificielle : « on y participe non par devoir, mais parce qu’on a du plaisir à se retrouver ; on y veille à ce qu’aucune personnalité ou opinion ne soit écrasée par les autres » (note du rédacteur : c’est exactement la philosophie qui s’applique à l’activité du Cercle depuis qu’il existe)

On lutte à partir de ce qui nous « attache », à partir de notre « milieu » (malade et sa famille dans les associations de malades, par exemple). Les usages fabriquent les attaches. L’usager vaut mieux que le « citoyen » qui est construit à partir d’une fiction (étatique)
« Je crois que les attaches sont ce qui fait devenir. Pas de déterritorialisation sans territoire ».
Il faut opposer au mouvement de masse une multitude de trajets d’apprentissage auxquels on applique une intelligence locale, mais suscitant une dynamique de propagation. Nous croyons à la transmission, à la connexion plutôt qu’à la mobilisation qui est de nature belliciste.
Il s’agit de refuser « la séparation » (au sens de Miguel Benasayag, c’est à dire entre l’homme et la nature, le bien et le mal en nous et à l’extérieur de nous, etc.)

– Capitalisme, politique et besoin que les gens pensent

« Le capitalisme peut-être défini comme ce qui tue la politique, ce qui confisque un choix après l’autre. La politique a été remplacée par une pédagogie mensongère, celle d’« expliquer les contraintes inexorables auxquelles notre action est soumise. Il s’agit d’arracher aux experts les questions qui nous concernent, les remettre en circulation pour en refaire des questions politiques : s’obliger à penser, pas à dénoncer, en prenant garde aux conséquences de ses actes (pragmatisme) ; réussir un double processus de création d’expertise et de mise en politique ».

– Isabelle Stengers : son intérêt pour les « hérétiques » contre les autorités du savoir.

« J’ai été convaincue qu’on ne pouvait penser le rôle des savoirs scientifiques dans la société sans poser la question de l’événement démocratique par excellence que constitue la production active de savoirs par des groupes politiquement engagés. Ces groupes sont seuls capables aujourd’hui d’obliger les scientifiques (experts) à admettre qu’ils ont à prendre part à un problème au lieu de prétendre le définir »
« Je travaille à déconstruire des réflexes conditionnés liés à la notion générale de progrès et le type d’arrogance qui en résulte »
(Il faut) « refuser les destruction ‘bénéfiques’ qui simplifient la vie. Quand on pense, on doit se sentir héritier de toutes ces destructions, cela doit peser. Mais peser c’est obliger à penser, et obliger à penser contre la petite ritournelle du progrès »

Ces pages ont été réalisées par FJ en s’aidant d’extraits d’un article de Mona Cholet et d’une interview d’Isabelle Stengers sur les sites des revues Périphéries et Vacarme :
www.peripheries.net/g-pingsteng.html http://vacarme.eu.org/article 263.html

L’immigration : un débat piégé

Mémoire de loin – théatre – Compagnie ParOles

Sans… rien – documentaire d’A.Bouriche

L’immigration : un débat piégé

Cette soirée débat était précédé d’un film documentaire d’Abdelatif Bouriche et d’une pièce de théatre de la Compagnie ParOles.

Francis Juchereau :
Après avoir assisté au film d’Abdelatif Bouriche Sans… rien, et à la pièce de théâtre proposée par la compagnie ParOles Mémoires de loin, nous allons débattre sur le thème de la soirée, à laquelle on a donné un titre provocateur : « L’immigration, un débat piégé ».
L’actualité a remis brusquement en avant les drames humains aux portes de l’Europe, notamment au sud de la Méditerranée, et les incendies dans des immeubles insalubres de la capitale. L’immigration africaine est au cœur de l’actualité. Ce sont aussi les débuts d’émeutes urbaines dans la banlieue parisienne après les provocations verbales du ministre de l’intérieur, et la mort de jeunes fuyant les interventions policières. Les politiques sécuritaires de reconduites forcées à la frontière redoublent, détournant le sens que posent ces drames ou faits divers. Ca, c’est l’actualité.
Maintenant l’histoire : par sa situation géographique, la France est une terre d’immigration, un lieu de passage, d’échanges, d’invasions, de refuge. Ouverte sur l’Atlantique et la Méditerranée, à la charnière de l’Europe du Nord et du Sud, là où commence et où finit la grande plaine centrale européenne, pays tempéré et naturellement bien doté, la France a toujours connu les mouvements de population, les flux migratoires. J’emprunte à Jean Eric Malabre (avocat militant au Groupe d’Information et de Soutien aux Travailleurs Immigrés, GISTI) un propos qu’il avait tenu sur l’Union Européenne aujourd’hui et sur la stratégie des frontières poreuses et de l’immigration choisie. C’est illustré par ce que l’on voit à Mellila. Malabre dit : Notre prétendue sécurité migratoire est déléguée aux pays situés à la ceinture est et sud de l’Union Européenne, par où passent les flux migratoires. Le Maroc et la Libye notamment, moyennant argent et respectabilité sur la scène politique internationale, jouent les gardiens de la forteresse Europe et effectuent les basses besognes. Depuis des lustres tous les jours des gens entrent illégalement en Europe, ayant passé dans l’épreuve filtres et barrières. Cette situation d’illégalité est voulue : ceux qui en petit nombre parviennent à passer de la sorte se retrouveront dans un état de précarité et sans papiers ; en profitent particulièrement des secteurs économiques comme le bâtiment et l’agriculture.
Les frontières poreuses donc, pour une immigration choisie comme par une forme de sélection naturelle : les femmes en âge de procréer, les jeunes en pleine santé quand on a besoin de muscles, les intellectuels quand on a besoin de scientifiques. Les vieux, les handicapés et les autres sont abandonnés à leur triste sort, ce qui rappelle d’autres formes de sélection, d’autres époques. Depuis les périodes les plus reculées, depuis les Romains jusqu’aux immigrations portugaise et maghrébine, la France à travers les siècles avale et digère des flux humains grands, petits et divers. Est-ce qu’elle les  » intègre  » ? Sur ce mot, je citerai un texte de Marc Guillaumie :
 » Je suis très méfiant vis à vis du terme  »intégration » qui n’est peut-être qu’un euphémisme pour  »assimilation », le mot que l’on employait au temps béni des colonies. Dans les années 1930 il fallait pour leur bonheur que les indigènes s’assimilent, notion très vague comme celle d’intégration, qui recouvre le comportement, les mentalités, la culture ; donc notion très commode : on peut toujours dire de quelqu’un qu’il n’est pas suffisamment assimilé ou intégré, puisque le processus n’a pas de limite. Supposons tel Africain qui parlerait un français académique ; pour être vraiment assimilé, il faudrait encore qu’il pose son boubou ; mais serait-ce suffisant ? Ne devrait-il pas écouter un autre style de musique ? Changer de nom ? Changer de couleur de peau ? On attend de celui qui est sommé de s’assimiler ou de s’intégrer qu’il fasse toujours plus de gestes : une entreprise désespérée de conquête du béret et du kil de rouge ! C’est désespéré, parce que l’assimilation ou l’intégration sera toujours dénoncée comme superficielle. C’est peut être d’ailleurs ce piège, qui est l’essence véritable du processus d’assimilation (d’intégration). L’idée d’intégrer quelqu’un présuppose une société unanime, dépourvue de conflit et menacée seulement par les éléments allogènes. On reconnaît là l’idée centrale de la perversion raciste, c’est à dire la négation des conflits de classes, remplacés par de fantasmagoriques conflits de race. On peut mesurer l’emploi raciste du mot intégration au fait qu’il ne s’applique jamais aux Français prétendus  »de souche ». Si M. Dupont est illettré, s’il est un alcoolique violent, on considère qu’il a un problème d’alcoolisme et d’illettrisme, et non un problème d’intégration. Si une minorité de capitalistes a des intérêts contraires au reste de la population, on ne se demande pas s’ils sont bien intégrés. Si M. Hollande appelle à voter « oui » contre la majorité des électeurs populaires qu’il prétend défendre, on ne se demande pas s’il est bien intégré. C’est toujours Mohamed qui doit s’intégrer.  »

Une intervenante :
J’ai trouvé la pièce fort intéressante. Mais je lui ai trouvé un ton désespéré, et je n’y ai pas vu uniquement le problème de l’immigration, mais le problème plus général de toute la société.
Denis Lepage, de la compagnie ParOles :
On est subventionné par le FASIL (fond d’aide alimenté par les cotisations des immigrés, ancien FAS. NDLR). Avant, il fallait que l’on fasse des actions dans les quartiers avec la politique de la ville, pour faire des choses avec les jeunes des quartiers, et le discours implicite était : « qu’il ne fassent pas les cons « . Il y avait une faillite déjà constatée, et on demandait aux artistes d’aller voir s’ils ne pouvaient pas mettre un peu de baume sur les jambes de bois. Or nous, on n’est pas là pour empêcher les mecs de brûler les bagnoles, mais pour qu’ils sachent pourquoi ils les brûlent. Il y a ainsi eu un temps où on était quelque part des assistants sociaux à vocation culturelle, où il fallait vraiment travailler avec les publics spécifiques. C’est fini, tout ça. Maintenant ce qu’ils nous demandent (et c’est ce qui est intéressant), c’est de travailler sur des choses comme la mémoire et l’immigration. C’est-à-dire que l’angle d’attaque a varié : on ne s’adresse plus uniquement aux jeunes issus de l’immigration (que l’on ne voit pas dans les salles), mais aussi à toutes les personnes des sociétés d’accueil pour qu’elles essaient de réfléchir, de relativiser le problème. On ne sait plus quoi foutre dans les représentations. Ca nous a paru très important : tant qu’il s’agissait d’immigration dite européenne, ça glissait ; mais il fallait quand même se souvenir qu’en 1905 il y avait eu des émeutes raciales anti-Italiens qui avaient fait beaucoup de morts. L’histoire est émaillée comme ça de Belges qui se sont fait caillasser quand ils venaient dans les mines casser les grèves à la fin du 19ème siècle. C’étaient des ploucs, on les considérait pire que l’on considère aujourd’hui les gens qui viennent d’on ne sait pas trop où, en tout cas pas de l’Europe. (La pièce de théâtre a évoqué quelques-unes de ces histoires. NDLR). Travailler sur cette relativisation-là pour essayer de faire avancer un peu les pensées par rapport à ça . Dans ce contexte-là, je ne vois pas comment on peut être fondamentalement optimiste, car le constat est là : on a à faire à un autre type d’immigration, qui se situe dans un contexte de mondialisation où les rapports économiques ne sont plus d’Etat-nation à Etat-nation, mais de niveau de gaspillage à niveau d’insuffisance et de manque chronique. Je ne vois pas comment on peut retrouver aujourd’hui les phénomènes de la soi-disant intégration ou assimilation dans nos sacro-saintes républiques, parce que la donne est radicalement différente. Il faut trouver autre chose. Effectivement à partir de là on peut ergoter pendant des années : c’est quoi l’assimilation ? L’assimilation, est-ce qu’on peut ? L’intégration, est-ce qu’on peut ? C’est de la merde ça, on n’en est plus là, et c’est vrai que c’est un débat piégé, c’est un truc qui nous pète à la gueule. Mais il faut rappeler qu’il y a toute une série de choses qui ont pu avoir lieu, et qu’aujourd’hui ce ne sont plus ces choses-là qui ont lieu, car on est dans une autre système de représentation et d’inégalitarisme qui n’a plus rien avoir avec les vieilles fabrications de notre 19ème et de notre 20ème siècles. C’est un constat. Alors après, voici comment on a travaillé sur ce spectacle : on a dit, qui veut travailler sur quoi ? qui veut faire quoi ? et chacun y est allé de son truc. Chaque comédien a dit : eh bien, moi, ça m’intéresserait de travailler plutôt ceci ou cela en fonction de ce dont j’ai envie de parler, et parler pas nécessairement de moi, mais plutôt d’une problématique. C’est vrai qu’il n’y a pas eu grand chose de fondamentalement optimiste qui est sorti de tout ça, sachant qu’il y a un phénomène qui s’est produit : au lieu de parler d’immigration, on parle d’exil. Et l’exil peut être intérieur. Marie-Laure a tenu à jouer en termes d’exil, de coupure, de fermeture. Il y a la folie, et dès le départ on a dit : c’est vrai que tous ces profs qui sont nommés dans les collèges dits  »difficiles » vivent un décalage énorme (Un personnage important de la pièce est l’un de ces profs. NDLR). Il faut plutôt jouer sur la fracture, sur la blessure que l’on porte chacun en nous, et puis essayer de voir après : quoi ? qu’est-ce ? comment ?
On n’a pas une analyse politique du phénomène. On essaie de renvoyer à l’humain. On ne va pas faire du théâtre militant, engagé. On veut plutôt renvoyer sur du sentiment et essayer de faire en sorte ensuite que l’on puisse discuter, échanger. En envoyant des idées un peu provocatrices. On a joué devant des personnes âgées pour qui la guerre c’était quelque chose de très vivant, l’arrivée des républicains espagnols c’était quelque chose de très vivant, et tout de suite elles ont dit : « mais enfin ce personnage-là… parce que nous on en a connus, enfin… » Il y avait même une dame dont le mari était un réfugié espagnol, et qui disait « jamais il aurait fait ça « .

Une comédienne (revenant sur l’exemple du réfugié espagnol qui, dans la pièce, s’intègre si bien dans la société qu’il devient peu à peu un exploiteur de main-d’œuvre immigrée. NDLR) :
C’est un des témoignages que l’on a trouvé dans un livre et que tu as eu envie de mettre dans l’histoire.

Un intervenant :
Je crois que chacun en reste à son époque, et à l’époque immédiatement antérieure. Par exemple, tu parlais tout à l’heure des Ritals, et de ces rapatriés qui arrivent toujours en force… et puis avec le temps, ils étaient si bons ces Italiens ! C’est la vie des sociétés. Surtout en France, c’est un phénomène permanent dans l’histoire : à force, on se mélange. Quand on voit quelqu’un qui s’appelle Moreau, on ne se dit pas qu’il avait un grand-père arabe ou berbère, non, c’est un Français de souche. L’armée allemande a tué des paysans limousins au faciès, parce qu’ils étaient basanés et petits, parce qu’ils ressemblaient à des sous-hommes. Quand j’habitais à Beaubreuil, j’avais un copain a qui j’ai dit  » tu es d’origine réunionnaise peut être ? « . Il a failli me foutre sur la gueule, il s’appelait Delage. C’est de l’anecdote.

Denis Lepage :
La situation est radicalement différente. On ne peut plus tenir ce genre de discours parce que à cette époque où il y a eu des vagues d’immigration, les flux migratoires étaient historiquement lisibles, nécessaires, attendus, demandés ; et ça remonte à des époques lointaines : des empires se sont emparés de la Terre et ont fabriqué du flux migratoire pour des raisons économiques. Mais on était, nous la vieille Europe, jeune à ce moment-là, très dominante même démographiquement. N’oublions pas que l’Europe a connu des vagues migratoires très fortes. Aujourd’hui on est environ 400 millions d’Européens, dans ces millions il en a environ 30% qui sont en situation de précarité. On a des problèmes à l’intérieur de l’Europe, qui n’est plus le pays riche en demande de main d’œuvre et en possibilité de former cette main d’œuvre. Il y a plusieurs millions de mecs qui frappent à la porte, qui disent :  » Vous nous avez envoyé le satellite, vous nous avez balancé des images de merde en terme de représentation et des idéologies de merde en terme de consommation et en terme d’humanisme et d’accès au droit. On les veut maintenant, et on frappe, et vous n’arriverez pas non seulement à nous empêcher d’entrer, mais à nous intégrer, on ne veut pas être intégré, on veut vous bouffer la gueule en terme de richesse.  » Parce que le problème est là : quand on était dans une situation dominante, quand on était capables, nous les bons blancs, d’aller porter la bonne parole à ces pauvres indigènes ça allait ; mais là on est dans un monde qui est globalisé, on est dans un village : c’est le village global. On veut du coca cola, on veut du sucre on ne veut plus de la peine. Et on ne mangera pas longtemps dans vos abreuvoirs à supporter vos délocalisations. Nouvel esclavage. Il y a un truc qui se met en place comme le dérèglement climatique, il y a un seuil au-delà duquel on ne pourra plus intégrer. Il va falloir vivre ensemble et vivre ensemble différemment, c’est clair. Je ne sais pas comment, parce qu’au jour d’aujourd’hui nos vieilles toques d’énarques nous font n’importe quoi et sont en train de pisser sur le feu. Ca va leur péter à la gueule, c’est clair, on en voit des signes, et on ne pourra pas tenir longtemps ce discours droitier :  » oh, mais si, on va accepter des immigrés, mais à condition qu’ils soient à bac + cinq, qu’ils nous fassent nos programmes informatiques pour que nos enfants jouent dessus.  » C’est pas possible ça, il y a un truc là qui est en train de se jouer. On n’est plus dans les mêmes échelles.

Un intervenant :
Il faut aussi noter une vérité : l’immigration des pays pauvres vers les pays riches représente 10% de l’immigration seulement. Les grands flux migratoires se passent entre les pays en guerre. Par exemple pendant la guerre d’Afghanistan, il y avait 7 millions d’Afghans en Iran. En Afrique on n’en parle pas. Il faut énoncer cette vérité, les médias n’en parlent pas mais c’est un problème très complexe, et trouver les solutions n’est pas une chose facile .

Une intervenante :
Ce sont encore les médias qui grossissent le phénomène, parce que les flux migratoires des pays pauvres vers les pays riches sont minoritaires. Mais j’avais lu dans un rapport d’un groupe du CNRS, qu’en réalité c’était toujours à peu près stable comme pourcentage par rapport aux années passées, et même au siècle passé. La migration c’est un phénomène naturel. C’est plutôt ce que l’on en fait et ce que l’on veut en montrer qui change. Il y a aussi une autre question que l’on peut aborder : il y des gens qui migrent et qui ont envie de bouger, mais il y a aussi ceux qui sont dans leur pays et qui ont peut-être une vision bien spécifique de ce qu’est le développement aujourd’hui, aussi bien pour leur pays que pour les gens de chez eux qui viennent dans nos pays. Mais ça on l’oublie aussi, on ne se pose pas la question de savoir quels sont les réels désirs, parce que ceux qui viennent, ou bien ils ont été forcés ou bien ils ont été attirés d’une manière ou d’une autre pour des raisons bien spécifiques et voulues. Il m’est arrivée de parler avec des gens de différents pays d’Afrique du Nord ou d’Afrique noire. Ils expliquent qu’il y a des arrangements entre les gouvernements. Il faut réfléchir au sort qui leur est fait, parce que la précarité en Europe est très proche (bien que ce ne soient pas les mêmes cultures) des précarités en Afrique. Le problème est le même, c’est : comment les gens vivent ? qui sont les précaires ? et au bout du compte, qui est-ce qui mène le monde et qu’est-ce qu’il faut faire face à ça ? Qu’est-ce que les gens ont envie de faire, que ce soit ici ou là-bas ?

Un intervenant :
Je voulais revenir sur le contexte de la mondialisation. On est arrivé à un point de non-retour, on ne peut plus revenir en arrière, parce qu’on a été colonisé sur un système mondialiste. Au Sénégal, qui est-ce qui gère les grosses entreprises ? c’est la France, c’est le Canada, ce sont les multinationales. Par exemple on a vu se qui s’est passé en Espagne : les gens qui sont tentés de partir, c’est pas les gens qui sont éduqués. Ce sont souvent les gens qui n’ont absolument rien, ils n’arrivent pas à s’intégrer dans le système. Au Sénégal, généralement, les gens qui partent, ce ne sont pas des étudiants mais des gens qui n’ont plus aucune chance. Ils se disent que c’est le seul moyen de s’en sortir : ils viennent tous à Dakar, ils voient les Français qui sont bien installés là-bas, ils voient qu’ils conduisent les belles voitures. Ce sont les gens qui travaillent dans le gouvernement, les officiels, les Français ou les Américains. Donc ils se disent : pour m’en sortir il faut que j’aille en Europe. Mais les gens qui arrivent à s’intégrer dans la société, trouver une formation, un travail, ils ne sont pas tentés de venir ici, ils sont bien là-bas. Mais c’est la précarité, et c’est le monde occidental qui l’a créée. Pour arrêter l’immigration, le seul moyen c’est d’aider l’Afrique.

Un intervenant :
Je suis d’origine tunisienne. Je suis né ici, je suis Français, quand je vais en vacances là-bas je trouve un pays formaté à la culture occidentale. Je vais là-bas pour me dépayser, et en fait non, je me trouve peut être plus en France là-bas qu’ici. Tout est écrit en français, il n’y a plus de panneau en arabe. Les entreprises qui embauchent c’est France Télécoms, ou d’autres entreprises françaises : les pays maghrébins sont en grande partie dépendants de la France et de l’Allemagne. C’est l’héritage de la colonisation, mais en même temps on les maintient dans une dépendance. Le modèle qu’on leur inculque, c’est faire comme en France, s’habiller comme en France, manger comme en France , parler en français. On a créé un phénomène, et en même temps la précarité qui existe là-bas a poussé les gens à immigrer ici. Résultat : on les parque ici, on leur crée une précarité morale et intellectuelle. C’est sur ça que je veux insister : ce qu’il faut, ce n’est pas les assister socialement (leur donner des aides pour dire après que les étrangers sont des assistés). Si on décidait de leur ouvrir un peu plus les portes de l’Education Nationale, les portes de l’Administration, cela permettrait de les intégrer comme « les Pieds noirs » qui sont venus d’Algérie dans les années 1960, en particulier les Juifs qui ont réussi à s’intégrer dans l’administration. Par contre les Harkis, ont les a abandonnés comme des chiens. Le problème c’est qu’on les amène ici, mais arrivés là, rien, ces gens sont complètement perdus. On a créé un phénomène et la France n’arrive plus à l’assumer. Si historiquement la France assumait ses erreurs, je pense que ça irait mieux. Je ne demande pas des excuses mais de reconnaître l’histoire et d’enlever cette loi qui reconnaît que la colonisation n’a apporté que bienfait au Maghreb. Je critique cette loi, et si le gouvernement français reste dans cet immobilisme, je ne vois pas ce que l’on peut faire, si moralement, on n’éduque pas les jeunes Français de souche et les autres Français qui sont là depuis une génération. Même si on n’est là que depuis une génération, je suis Français de souche parce que j’ai vécu ici, je dois tout à ce pays. Simplement je n’ai pas envie de me désespérer, de me victimiser, j’ai envie de réussir et j’espère.

Un intervenant :
Le vieux fantasme occidental, à savoir Rome et les envahisseurs barbares, est devenu aujourd’hui une réalité. L’immigration à la lumière de la vérité historique est une attitude face à la domination, que ce soit l’immigration internationale ou l’immigration interne, l’exode rural, les gens qui quittent les campagnes pour aller vers les villes : c’est une attitude normale face à la domination. Tout à l’heure vous parliez des gens qui quittent les campagnes au Sénégal pour aller à Dakar ; ce sont ces mêmes gens qui ont quitté les campagnes pour venir vers les villes, qui ont trouvé leur sort insupportable dans les villes, et qui aujourd’hui frappent aux portes de l’Europe. Ce qu’il faut pour trouver des solutions, c’est faire en sorte que ces gens trouvent les moyens de vivre chez eux dignement et qu’ils aient un sort supportable.

Un intervenant :
Je pense que la France ne fait pas confiance à ses immigrés non blancs. Le problème est qu’on ne te fait pas confiance, on ne veut pas t’écouter, et le truc serait que ce pays fasse confiance à ses immigrés et qu’on n’ait pas peur d’eux. Ils font un petit truc, ils ont mis un ministre immigré, peut être qu’ils vont faire confiance ? Je ne sais pas. J’ai envie d’être optimiste : il y au moins un Arabe qui est ministre et qui gagne au moins 15 000 euros par mois. Il vaut mieux avoir un Arabe ministre que rien. Dans la pièce, les mecs cherchent à forcer les barrières et toi tu dis il faut attendre. Moi je dis, on ne veut pas de moi, je dis il faut partir, mais ce n’est pas facile pour moi, je ne suis pas un primo-arrivant .

Un intervenant :
Tu parles ! Azouz Begag, c’est juste une image. Moi ce ministre-là, je ne me reconnais pas en lui, personne ne se reconnaît en lui, on ne l’entend jamais, il a parlé une fois pour qu’on le critique juste après. C’est quoi l’intégration ? C’est Begag dans son ministère gadget ? C’est Zidane ? On ne nous fait pas confiance. La grande majorité des gens de couleur ici ne sont pas immigrés. Moi je suis né ici, je n’ai pas à demander qu’on me fasse confiance, on me la doit.

Une intervenante :
Quand tu est blanc dans un pays africain, tu as le poids de l’histoire coloniale sur toi, c’est toi qui symbolise la richesse, tu te dois de donner de l’argent et ça chacun peut le vivre quand il voyage. C’est vrai qu’en France des amalgames se font : il y a les immigrés, les exilés, les blancs, les Français de souche, les Français qui ne sont pas de souche… en fait dans tout ça je suis un peu perdue.

Un intervenant :
Il y a aussi les minorités voyantes. Quand on présente un mec qui est français mais qui appartient à une minorité voyante, on va dire  » Walid, Français d’origine tunisienne ; Amadou, Français d’origine Sénégalaise…  »

Un intervenant :
J’ai des potes qui habitent en Angleterre et je leur demande comment ça se passe, s’il n’y a pas de racisme. Ils me disent souvent non, c’est le self-made-man qui compte. Aux Etats-Unis c’est pareil.

Une intervenante :
Je voulais faire une remarque sur ce qui a été dit : « Lorsque tu es arabe, tu es immigré ». Non, tu es immigré si tu es un Arabe en situation difficile ; mais si tu es un Arabe en situation confortable, tu n’es plus un immigré. Le vrai problème est essentiellement économique.

Un intervenant :
Zidane gagne environ 15 millions d’euros par an. Pourtant quand on parle de Zidane, on dit qu’il est d’origine Algérienne.

Un intervenant :
Si malgré tout je reste un Arabe aux yeux de la population (c’est vrai, je ne peux rien y faire), on me demande alors pourquoi je suis de nationalité française. Pourquoi est-ce que j’ai le droit de voter ? Pourquoi ai-je le droit d’avoir des aides sociales ? Pourquoi ai-je accès à l’éducation, comme tout le monde ? C’est comme ça, ceux qui l’on mis en place doivent l’assumer. Je n’ai pas à me justifier : je suis ici, je fais des études, je ne fais pas de conneries. C’est pas parce qu’on est arabe qu’on doit faire des conneries. On a des responsabilités, mais c’est aux autorités d’assumer.

Un intervenant :
Si tu t’écoutes tu vas te reprendre. Tu as dit : moi je suis français, je ne suis pas arabe. Tu es pourtant d’origine arabe, tu es un Français ça change rien, mais tu es d’origine arabe. Il y en a chez qui ça se voit et d’autre pas : Sarkozy est d’origine hongroise. Tu reste un Arabe, et pourquoi pas ? Pourquoi pas être d’origine sicilienne, et Français ?

Un intervenant :
Ce sont nos ancêtres, ce sont nos racines, et les racines c’est important. Je ne nie pas cela, mais normalement dans ce pays on accepte tout. On nous dit qu’on accepte que tu sois noir ou arabe, mais quelqu’un qui est Creusois ou Basque, il est Français, il habite ce territoire, il a la nationalité, on n’a rien à lui dire. On est des enfants d’immigrés, on n’est pas immigrés : on a vécu toute notre vie ici, on est né ici, alors nos origines arabes c’est pour les vacances . C’est la réalité des choses , je suis né ici, je ne peux pas retourner vivre en Tunisie.

Un intervenant :
Tu as dit qu’en France on accepte tout. Il ne faut jamais dire ça, il faut dire : on accepte officiellement depuis 1789.

Un intervenant :
J’ai envie de dire que je ne me sens pas d’une nationalité en particulier. Je voulais reparler de la question de l’immigration, je pense que l’on ne peut pas la sortir de la question de la colonisation, et malgré toutes les indépendances qu’il y a eu, la colonisation continue de façon économique mais aussi culturelle. Parfois on valorise la francophonie d’une manière assez bizarre, comme une sorte de domination sur ces anciens pays colonisés. Je voulais revenir à la mondialisation : je ne suis pas tellement d’accord sur le fait que ça a fondamentalement changé. La mondialisation, elle n’est pas humaine : ce ne sont pas les droits humains qui font la mondialisation. Elle est essentiellement économique et même à l’époque où on ne parlait pas de mondialisation, il y avait l’internationale du capital. Alors ça ne change rien, et on le verra peut être dans l’avenir : les sociétés vieillissantes en Europe auront besoin de main-d’œuvre, et c’est là que ça se rejouera encore. Une nouvelle fois, la question à mon avis centrale, c’est la question de la redistribution des richesses et elle peut être abordée localement, nationalement et mondialement. Pour le ministre aussi, dont on parlait tout à l’heure, je crois qu’il ne pouvait pas se faire d’illusions : il savait qu’en venant dans un gouvernement à un moment donné il vivrait des contradictions. Peut-être qu’il se sentait capable d’affronter ces vieux démons mais aujourd’hui, ça montre bien qu’on peut être manipulé et servir d’alibi.

Un intervenant :
Répartition des richesses : O.K. Mais quelles richesses ? Démerdez-vous avec ça ! Economiquement on est baisé. Il y a d’autre formes de richesses à réinventer et c’est vous qui les avez, vous, les jeunes.

Une intervenante :
A propos du témoignage des jeunes Africains peut être sénégalais : ça fait du bien de vous entendre parler d’initiative locale, parce que je trouve la question de l’intégration très intéressante. Mon ami est instituteur au Mali et lui, il lutte avec ses amis au village pour maintenir leur autonomie et ils essayent aussi d’interpeller les grands frères partis à Gao, c’est la ville qui est à 20 km. Ils commencent à regarder la télé, car il y a l’électricité seulement depuis 3 ans. Ils commencent à regarder les feuilletons américains et à faire des rêves, alors qu’à 20 km, il y a des papys et des mamies qui baissent le dos. Il y a des jeunes qui luttent contre un fatalisme qui leur est plus ou moins imposé. Un humain quel qu’il soit, où qu’il soit, ce n’est pas un objet qui doit être baladé d’un endroit à un autre.

Un intervenant :
Notre élite c’est comme ici : ils collaborent, ils complotent. Nos ministres, notre président, ils ont un pouvoir, ils bouffent l’argent du peuple et à la retraite ils viennent en France, par exemple. Le président a perdu le pouvoir et il vit en France. Ils sont là pour le pouvoir, ils ne sont pas là pour le peuple. Ils gouvernent pour la France. Les grosses entreprises, l’eau, l’électricité, le gaz, tout revient à la France. Prenons l’exemple de Sonatec : ça appartient entre 60 et 70% à France-Télécom, et l’eau ça appartient une multinationale française. Si tu es un Sénégalais moyen, tu te dis : je ne sais pas où j’en suis, qu’est-ce que je dois faire ?

Une intervenante :
Ce qui m’a marqué quand je suis allée au Sénégal, c’est qu’il me semblait qu’il y avait des priorités d’ordre sanitaire qui n’étaient pas remplies, et que l’on préférait mettre en place un système de clefs USB pour présenter le pays aux touristes. Il y a un moment où on veut aller trop vite et se coller sur des modèles occidentaux, on veut développer des choses au niveau technique et économique et aller plus vite que la musique alors qu’il y a des choses basiques qui ne sont pas réglées. Tant que tout ça ne sera pas réglé, les gens auront toujours cette image utopique de l’Occident. Il faudrait que les mentalités changent là-bas pour que les situations changent ici aussi.

Un intervenant :
L’Afrique, elle n’a pas besoin qu’on lui donne des sous, elle n’a besoin de rien. L’Afrique, elle a tout pour travailler. Du nord au sud, ils ont tout : ils ont des terres qu’ils peuvent travailler pour produire du blé ou du riz, ils ont du soleil pour les touristes, ils ont du gaz, ils ont du pétrole, ils ont des diamants, ils ont du bois, ils ont du poisson… C’est le continent le plus riche . Le problème pour moi, c’est la corruption. Il y a eu un livre écrit sur ELF et le Gabon, qui montrait que ELF dirigeait pratiquement le Gabon, c’est incroyable !

Un intervenant :
La richesse d’un pays, un pays qui a des diamants, ça peut être vu comme une catastrophe. Pour l’instant on ne connaît pas de pays qui ait des diamants, et dont la population aurait profité. Sinon, je voulais vous parler d’un voyage de Paris à Abidjan : à Marseille le bateau, le racisme des policiers et des douaniers envers la population maghrébine ; ensuite au Maghreb, le racisme envers les noirs ; ensuite en Afrique noire, le racisme entre noirs… Ce que j’ai vu en fait, c’étaient des gens qui n’avaient plus personne en-dessous d’eux et c’étaient les Pygmées qui étaient réduits quasiment en esclavage par les Bantous à la limite de la forêt. Et je n’ai vu personne en dessous des Pygmées. Le racisme, c’est ce que j’ai vu de mieux partagé dans le monde entier. J’ai apprécié la pièce de théâtre parce qu’en fait c’est pessimiste mais en même temps réaliste : on y voit par exemple un couple turco-arménien et ses difficultés. L’idéal est recherché par ceux qui veulent se situer en deçà des nationalités, c’est à dire des citoyens du monde. Il existe des gens qui ne se reconnaissent pas dans la citoyenneté de leur pays. On est obligé d’avoir un passeport : moi j’ai un passeport français parce que c’est plus pratique pour ne pas aller au devant d’une montagne d’emmerdes ; mais sinon, j’aurais le passeport de citoyen du monde.

Un intervenant :
Il y a quelqu’un qui a dit que l’homme est naturellement bon, mais moi je pense que l’homme est naturellement raciste, c’est dans la nature humaine.

Une intervenante :
Il y a une définition du racisme. Il faut nuancer tes propos.

Un intervenant :
Je termine sur un point de vue optimiste. Je veux parler des zoos qui existaient à Paris. Des gens qui faisaient venir des Africains qu’ils mettaient dans des cages et qui montraient que l’Africain, c’est un sauvage, c’est un singe ; aujourd’hui au moins le débat existe, le peuple se frotte, se confronte. Je suis optimiste : il y a débat, on discute des difficultés sociales, ça peut donner quelque chose.
Compte-rendu : Monique Broussaud

Désentubages cathodiques De la critique des médias aux médias critiques

Avec la participation de Michel Fiszbin, cofondateur de ZALEA TV et Jean-Jacques de la coopérative de distribution CO-ERRANCES.
ATTAC 87 et le Cercle Gramsci présentent le déroulement de la soirée. Après la projection du film Désentubages cathodiques, le débat s’engagera avec la participation de Michel Fiszbin, cofondateur de ZALEA TV et Jean-Jacques de la coopérative de distribution CO-ERRANCES.

Jean-Jacques présente la coopérative Co-Errances, qui distribue Désentubages cathodiques. C’est une structure qui a un statut original : elle est constituée sous la forme d’une SCIC (1). Créée il y a 3 ans, par des  » producteurs de sens « , dans les domaines de l’écrit ou de l’image, comme la revue VACARMES, Co- errances a pour objet de créer un outil indépendant de diffusion d’images.

Zalea TV est une chaîne de télévision associative. La chaîne a existé sur le réseau hertzien (Tour Eiffel) pendant 6 mois, elle a tenté d’obtenir un créneau sur la TNT qui lui a été refusé par le CSA, décision confirmée par le Conseil d’Etat. Zaléa diffuse également « L’almanach critique des médias « , qui recense différents travers de la presse écrite, et en particulier comment la presse utilise régulièrement certains faits de société pour occulter des événements plus importants (par exemple sur l’affaire du voile).

Désentubages cathodiques est un film de télévision qui a toujours été refusé par les grandes chaînes. Il se veut un décryptage du manque de pluralisme de la télé, des petits et grands mensonges du petit écran dans leur manière de traiter l’information, les faits divers comme les événements politiques. Le film a déjà fait près de 30 000 entrées, ce qui est exceptionnel pour un film diffusé uniquement en vidéo et par des projections publiques comme celle de ce soir.

Le Débat

En introduction du débat, Michel Fiszbin revient sur le projet porté par ZaleaTV. Chaîne non commerciale, elle s’est fixé comme objectif de diffuser les programmes réalisés par des associations, ONG, collectifs, individus, en dehors du cadre imposé par les grandes chaînes, qui empêchent toute liberté de création et d’expression. Le cadre dominant actuel impose une  » monoforme télévisuelle hégémonique « . Zaléa pratique tous les jours le  » désentubage cathodique  » à la fois vis-à-vis de l’info, mais aussi dans le domaine de la fiction et du divertissement, car là aussi il y a une oppression idéologique très puissante, exercée par les chaînes de TV. Zaléa compte parmi les « médias activistes « , les médias libres, avec tous ceux qui sont présents sur le front des revues, de l’édition alternative, ou des radios.

Zaléa se bat pour une véritable liberté télévisuelle, ce qui n’existe pas en France. Cette liberté sera conquise un jour, comme la liberté de la presse écrite ou des radios a été conquise. La question est celle du droit d’informer, comme de celui de s’informer.

Nous voulons créer un  » tiers secteur audiovisuel  » ayant accès aux modes de diffusion de masse et venant compléter et équilibrer ce que fait le secteur privé, d’une part, et le secteur public d’autre part. Il s’agit d’un projet complémentaire et non exclusif des autres. Zaléa a participé aux Etats généraux pour le pluralisme de l’information, qui comprend beaucoup d’initiatives décentralisées qui visent à insérer le débat sur les médias, comme un débat politique central dans les prochaines campagnes électorales. Une convergence nationale est prévue cet automne à Paris, avant cela une rencontre est prévue à Marseille début mai 2006.
On aura beaucoup de mal à changer les choses tant qu’on n’aura pas réussi à entamer le pouvoir de la télévision. Pour cela, il faut mettre, en face des chaînes existantes, des chaînes d’initiative citoyenne, non marchandes, qui puissent diffuser ce qui est aujourd’hui censuré, refusé par les grandes chaînes.

Dans le cadre des débats et projections publiques, comme ce soir, on ne touche qu’un public limité. Le grand public passe en moyenne 3h ½ par jour devant le petit écran. C’est de loin sa principale source d’information, de divertissement, d’accès à la culture. Il faut donc créer un rapport de force pour réussir dans l’audiovisuel ce qui avait été réalisé à la Libération avec la loi Bichet (2), qui a créé en France les conditions de l’existence d’une presse écrite indépendante pendant quelques dizaines d’années. Il faudrait aujourd’hui remettre cette loi en chantier pour s’opposer aux concentrations qui existent dans la presse écrite.

Question :
Pour quelles raisons n’avez-vous pas pu vous intégrer dans un bouquet de télévision satellitaire, qui ne requiert pas a priori d’autorisation préalable du CSA ?

M. FISZBIN :
Il est nécessaire d’avoir une convention du CSA pour pouvoir diffuser sur le satellite comme sur le câble. Zaléa dispose d’une convention avec le CSA, elle pourrait donc diffuser sur le câble comme sur le satellite. Le problème est qu’on ne peut diffuser sans l’accord des grands groupes : TPS (dirigé par TF1 et M6) et Canal Satellite (Vivendi/Canal +). Ils sont tous deux en train de fusionner. Ils constituent un cartel. Zaléa a réussi à être diffusée pendant quelques mois sur Canal satellite, mais c’était avant le  » grand nettoyage  » de Canal et le départ de Pierre Lescure. Depuis, Zaléa n’a plus été diffusée sur Canalsat. Quant à TPS, cela n’a jamais été possible.
Sur le câble, on retrouve les mêmes groupes, plus France Télécom et Noos.

Question :
Il existe des bouquets satellitaires étrangers qui peuvent être accessibles depuis la France, sans contrôle du CSA.

M. FISZBIN :
Toutes les chaînes accessibles en France par satellite doivent être autorisées par au moins un des pays de l’Union européenne, ce qui limite les marges de manœuvre. Les coûts de diffusion par satellite sont également importants. Le seul mode de diffusion de Zaléa aujourd’hui, c’est l’internet. Mais le CSA est en train de réguler la diffusion audio et vidéo par internet.
Le CSA est un CSA-UMP : ses membres sont nommés respectivement par les présidents de la République, de l’Assemblée Nationale et du Sénat. Son président actuel est un homme politique, Dominique Baudis. Le CSA est une structure très politisée, au service des grands groupes, à savoir pour ce qui concerne la télé : Lagardère, Bouygues, et RTL / Bertelsmann. Zaléa a été candidate à la TNT par deux fois. Ce fut la seule TV associative candidate à l’un des 30 canaux de diffusion. Zaléa a fait un recours au Conseil d’Etat, mais le CE s’est rangé à l’avis du CSA, en couvrant ses mensonges : c’est la raison d’Etat qui a primé sur toute autre considération. Alors qu’aujour-d’hui il existe une quantité très importante de programmes télé qui sont produits par des ONG ou des associations et qu’on ne verra jamais à l’écran (ex : Médecins sans frontière produit beaucoup de programmes très intéressants). Alors que les ONG sont très en avance dans la perception des réalités de terrain en France et dans le monde, MSF, Prix Nobel de la paix, n’a pas accès à la télé en France !

C’est pareil pour les associations dans les quartiers qui produisent beaucoup de vidéo, pour les particuliers, qui de plus en plus choisissent ce mode d’expression. Il y a donc un vivier très riche de programmes qui n’est pas exploité.
Zaléa propose d’autres façons de traiter l’info. Par exemple, concernant l’affaire des caricatures de Mahomet, Zaléa va diffuser prochainement une émission sur ce sujet, d’abord en montrant les caricatures, en donnant la parole à ceux qui pensent qu’elles sont racistes et à ceux qui pensent qu’elles ne le sont pas. Aucune chaîne de télé n’a montré les 12 caricatures, ce qui veut dire que la grande majorité du public ne les a pas vues.
Comme pour les radios libres dans les années 70/80, il faudra sans doute qu’il y ait une explosion des TV libres pour que l’on puisse conquérir cette nouvelle liberté.

Question :
Y a-t-il une réglementation européenne en la matière ?

M. FISZBIN :
Il y a une directive  » Télé sans frontière « , mais elle ne fait qu’encadrer le  » marché audiovisuel « . Elle réglemente les conditions d’ouverture de ce marché, afin qu’il ne soit pas entravé. Il n’y a rien sur le bien social qu’est l’information ou la culture, ni sur la nécessaire prise en compte de l’expression citoyenne dans ce secteur-là. En France, la loi de 1986, qui régit la liberté audiovisuelle (elle doit être révisée à l’automne), stipule dans son article 1er que  » la communication audiovisuelle en France est libre « . Le cahier des charges des chaînes publiques indique que  » les chaînes de service public appartiennent à tous les Français « . On voit mal pourtant en quoi elles appartiennent aux Français, en quoi elles se distinguent du privé. Leurs animateurs vedettes passent du public au privé sans problème.
En fait, il n’y a pas de liberté de l’audiovisuel en France. Zaléa demande que soit institué le même mécanisme que le  » fonds de soutien aux radios associatives « , financé par une taxe sur la publicité.
Zaléa est une association qui n’emploie pas de salariés. Elle fonctionne grâce à l’engagement bénévole de ses membres, qui par ailleurs peuvent être salariés, intermittents.
Pour Désentubages cathodiques personne n’a été rémunéré, les recettes de diffusion permettent de financer le fonctionnement de l’association (frais de structure, matériel). Si Zaléa était autorisée à diffuser sur le câble ou sur le satellite, elle se doterait de permanents, mais continuerait à fonctionner selon les principes associatifs : on produit des films, mais on n’achète jamais de films pour les diffuser.

Question :
Un système de diffusion par DVD est-il possible ?

M. FISZBIN :
C’est possible, Zaléa édite des DVD, mais le combat de Zaléa est la conquête de moyens de diffusion de masse, grand public. Il est important que ce soit aussi facile pour chacun de regarder soit TF1, soit une chaîne associative (comme pour la presse écrite ou la radio). Ce qui est frappant, c’est qu’aujourd’hui il n’y a aucun contre-pouvoir face aux grands médias télévisuels. Car la TV ne critique jamais la TV, à part quelques émissions critiques comme  » Arrêt sur image  » de Daniel Schneidermann.

L’idée de l’absolue nécessité, au plan démocratique, de s’approprier, de se réapproprier la TV fait son chemin, au travers notamment des forums sociaux. La première TV nationale associative a été créée en 2003/2004 au Vénézuela. Ses programmes sont construits à partir des programmes des télé locales, des associations de quartier, etc.

Question :
Si l’on suit Pierre Bourdieu, la télévision ne peut se critiquer elle-même. Zaléa est une TV, comment pensez-vous que Zaléa puisse réussir à critiquer la télé ?

M. FISZBIN :
Zaléa est un laboratoire, on essaye de se  » désentuber nous-mêmes « , en faisant la critique de nos propres émissions. Nous filmons et diffusons nos propres conférences de rédaction. Il existe beaucoup de mécanismes qui permettent de conserver un regard critique sur ce que l’on fait, le meilleur étant de laisser un accès ouvert à l’antenne et de ne rien censurer.

Question :
Les grands médias télé ne peuvent se critiquer entre eux, sinon ils gagneraient moins d’argent.

M. FISZBIN :
On ne peut aujourd’hui avoir un regard critique sur la TV si on ne se donne pas la peine d’enregistrer les émissions et de les regarder à tête reposée en les séquencant, sinon, on n’a pas le temps de réfléchir… et quand l’émission est terminée on se demande ce qu’il s’y est passé. Mais dès qu’on prend la peine d’analyser le JT de cette manière, on voit très vite les artifices qui sont utilisés. Mais on est encore à la pré-histoire de la télé. Quand dans vingt ou trente ans on regardera la télé d’aujourd’hui, on sera mort de rire.

Question :
Que pensez-vous du  » Vrai journal  » de Karl Zéro ou des  » Guignols de l’info  » ?

Michel Fiszbin :
Karl Zéro est un personnage très ambigu. Le choix de la dérision n’a pas de potentiel de subversion, on ne peut faire changer d’avis qui que ce soit par ce moyen. De plus, ces émissions ne sont pas très écoutées.

Jean Jacques :
Karl Zéro symbolise bien la dérive de la TV qui mélange divertissement et information.
L’implication des politiques (dont José Bové) pour sauver Karl Zéro, suite à l’affaire Baudis, où il avait failli être éjecté, a été pathétique. Certains responsables politiques (y compris dans les milieux altermondialistes, comme Bové ou Besancenot) se sont prêtés au jeu des émissions qui confondent info et divertissement. Certains comités Attac sont également critiqués pour une certaine  » collusion  » avec les médias.

M. FISZBIN :
Karl Zéro se vante d’avoir accepté les conditions posées par son employeur pour préserver le  » Vrai journal  » : à savoir, ne jamais critiquer le football (Canal + est propriétaire du PSG), ne jamais traiter de la question de l’eau (Canal est propriété de Vivendi). On se demande quel crédit on peut accorder à ce que K. Zéro nous dit par ailleurs ! On a l’impression de se faire gruger tout le temps.
John Paul Le Perse a été obligé de quitter Canal + parce que son dernier documentaire sur Bernadette Chirac a été censuré. C’est ce qui était arrivé quelques années plus tôt à Pierre Carles, dont les productions ne sont plus diffusées sur les chaînes de télé. Au bout de quelque temps, ne demeurent sur les chaînes de TV que ceux qui sont prêts à tous les compromis. Ce sont les plus mauvais qui réussissent…
France 5 est dirigée par des gens qui viennent directement de chez Lagardère, c’est le cas du directeur général, du directeur de programmes, Patrick de Carolis était à M6, il a fait un bouquin élogieux sur Bernadette Chirac et il a été nommé à la tête de France Télévision, il a pris dans son cabinet l’ancien directeur de cabinet de Baudis au CSA. A noter que la plupart des chaînes pour enfants sont tenues par le groupe Lagardère (Canal J, Gulliver), le fabricant d’armes !

Question :
Je suis un des responsables d’ATTAC au plan local, j’ai déjà été interviewé à la télé. Le lendemain, mes collègues de travail se souvenaient de m’avoir vu, mais aucun n’avait retenu mes propos. Ceci relativise la  » collusion d’Attac  » avec les médias.

M. FISZBIN :
Le débat est ancien : faut-il aller à la télé ou au contraire refuser d’y aller ? parce que de toute façon on sera perdant si on y va : soit instrumentalisé, soit inaudible.
Question :
Karl Zéro s’est engagé à ne pas critiquer le foot, alors que pourtant les Guignols se moquent du football.

M. FISZBIN :
C’est vrai que sur le mode satirique, on peut se permettre beaucoup de choses, le système le tolère…. Toutefois, en ce qui concerne Canal +, les Guignols sont une survivance du Canal des origines, qui va disparaître, comme Lescure ou Le Greff ont disparu. La reprise en main de Canal + par Vivendi se terminera par ça.

Question :
La TV ne serait-elle pas un média du 20ème siècle ? Est-ce qu’aujourd’hui, les échanges d’informations, la pensée critique ne passent pas par des modes d’échange interpersonnels, blogs, internet, etc ? Une période post-média est-elle en train de s’ouvrir ?

M. FISZBIN :
Les mêmes menaces pèsent sur les autres espaces de communication (internet) : verrouillage par le système politique et marchand… Ce sera une vraie bataille de préserver l’internet solidaire et non marchand. Il y a des pays où c’est raté (Chine, Tunisie). La liberté de la presse c’est 1881 en France (alors que l’invention de la presse moderne c’est le 17ème siècle, puis la Révolution française). Il faut donc beaucoup de temps.

Nous pensons que l’on ne pourra changer le monde, si l’on ne change pas la télé. En 1968, c’est la télé qui a créé le raz de marrée gaulliste aux élections législatives de juin, en montrant les voitures brûlées à Paris. Même chose en novembre de cette année : quand on regarde la télé on a l’impression que toutes les banlieues ont brûlé !
De plus en plus, ce sont les faits divers qui sont traités en priorité dans les JT. La télé exacerbe les tensions entre les communautés, c’est un ferment de guerre civile larvée,  » pour faire de l’audience « , afin de  » rendre le cerveau humain disponible  » pour l’écran de pub qui va suivre (cf. les déclarations de Patrick Le Lay).

Intervention :
On parle du poids économique de la télé, mais il faudrait aussi évoquer son poids idéologique. C’est pour cette raison qu’il sera très difficile pour des télés comme Zaléa d’obtenir un créneau de diffusion. Il reste toutefois un espace disponible, les journaux régionaux : 80% des gens ont comme source d’information le journal télé ou la presse quotidienne régionale.
Aujourd’hui le rapport de force n’est pas le même qu’à la Libération où il était favorable à la démocratisation de la presse. Ce n’est pas le cas aujourd’hui, le combat n’en sera donc que plus difficile !

Jean-Jacques :
Les faits divers ont aussi contaminé la presse écrite (cf. l’affaire du RER  » D « ). A France 3  » Ile de France « , en conférence de rédaction, le matin, on analyse les titres du Parisien libéré, pour savoir les sujets dont on va traiter.

Intervention :
Je ne crois pas que la télé soit idéologique, elle est d’abord capitaliste. Une émission comme celle de Schneidermann se censure elle-même (réduit le format de l’émission).  » C’est dans l’air  » devient une émission de droite,  » Riposte  » devient cacophonique en invitant trop d’intervenants sur son plateau. On assiste à des  » débats immobiles  » où il ne se passe rien, beaucoup d’émissions sont inintelligibles, il faudrait les enregistrer et les visionner en séquence. Quand Arte a supprimé son émission  » Rencontres  » à 19h, il y a quelques années, ça a été un signe…

M. FISZBIN :
Zaléa a essayé de se rapprocher de la Chaîne DEMAIN, fondée par Martine Mauléon. Mais cela n’a pas été possible, les programmes de Demain étant beaucoup financés par les collectivités territoriales, ce qui risquait de les faire fuir.
Il n’y a aujourd’hui plus d’ouverture possible avec Demain.

Compte-rendu : Christophe Nouhaud
Notes :
(1) : Société coopérative d’intérêt collectif. Nouvelle forme de SCOP, apparue en 2002. Ce statut permet d’associer autour d’un même projet d’intérêt collectif des acteurs multiples : salariés, usagers, associations, entreprises, collectivités publiques. Pour en savoir plus : www.scic.coop

(2) Promulguée le 2 avril 1947, la loi Bichet réglemente le système français de diffusion de la presse écrite. Elle énonce quelques principes fondamentaux : liberté de diffusion, impartialité de la distribution. Elle est à l’origine de la création des NMPP.

Le Financement des télévisions libres
Mais comment les télés libres vont-elles pouvoir se financer ? Ce problème est avant tout politique et devrait préoccuper beaucoup plus les pouvoirs publics : comment la loi sur la liberté de communication audiovisuelle va-t-elle pouvoir être pleinement appliquée ? Les télés libres ne sont riches pour l’instant que des cotisations de leurs adhérents et des dons des particuliers qui les soutiennent. C’est loin d’être négligeable pour celles qui sont de véritables ONG d’action pour la liberté d’expression, le pluralisme et la diversité culturelle et contre la désintégration sociale. Mais c’est insuffisant pour l’instant. Elles ont besoin pour fonctionner décemment de 0,3 à 0,8 million d’euros par an (c’est le coût de production d’un spot publicitaire télé de 20 secondes pour une grande marque !), étant entendu qu’elles ne rémunèrent pas les programmes qu’elles diffusent car elles n’en font pas un usage commercial, et que leur personnel est largement composé de bénévoles. Il serait normal, puisqu’elles prennent en charge une mission de service public délaissée par le service public (la diffusion des programmes citoyens), qu’elles bénéficient de financements publics. Elles ne manqueront pas de réclamer des subventions aux ministères concernés et aux collectivités locales. Mais leur indépendance, qui ne devrait pas être négociable, s’accommode mal des compromis et des aléas liés à cet exercice. Il faut donc chercher ailleurs des financements neutres et pérennes, qui les protègent contre toute récupération.

Une solution serait qu’une petite partie des 2,2 milliards d’euros par an collectés au titre de la redevance télé leur soit attribuée. N’oublions pas que cette redevance est censée financer un Service Public dont le cahier des charges proclame hypocritement en son préambule :  » Les chaînes de service public sont les chaînes de tous les citoyens « . En allant plus loin, les téléspectateurs-contribuables pourraient être autorisés à verser directement une partie de leur redevance à la chaîne associative de leur choix, par extrapolation de la  » loi Coluche  » qui permet de déduire de ses impôts une partie des dons versés directement aux associations caritatives. Une dotation spéciale de 1 milliard de francs permettrait d’équiper 1000 associations audiovisuelles indépendantes (attention aux faux nez des collectivités locales, qui ne manquent pas de moyens et les utilisent rarement à bon escient dans ce domaine) et de rattraper en une fois les vingt ans le retard de la France en la matière. Le renouveau de la création audiovisuelle et cinématographique française passe sans aucun doute par de telles mesures.

Autre solution, une taxe parafiscale pourrait être créée pour alimenter un Fonds de Soutien, taxe qui serait assise sur les revenus commerciaux des entreprises qui exploitent le spectre hertzien à des fins d’enrichissement privé : chaînes hertziennes et satellitaires, mais aussi opérateurs de téléphonie mobile, aux chiffres d’affaires colossaux. Le spectre hertzien constitue en effet un espace public inaliénable. Il serait normal que son exploitation commerciale contribue en contrepartie au développement de son usage par la collectivité. Mieux : le Fonds de Soutien à l’Expression Radiophonique, créé selon ces principes en 1982 pour soutenir les radios associatives, pourrait être déplafonné et étendu aux télévisions associatives. Il est vrai qu’en ces temps de libéralisme triomphant, les responsables politiques sont effrayés à l’idée de taxer ces groupes tout puissants. La loi Buffet a pourtant permis de faire financer le football amateur par une taxe de 5% sur le chiffre d’affaire des clubs professionnels. Il serait désolant que l’on soit incapable d’en faire autant pour l’expression et la création audiovisuelle, y compris musicale, car cela signifierait que le seul modèle d’intégration proposé aux jeunes est :  » cours après le ballon et tais-toi « .

Les télés libres pionnières butent déjà sur un obstacle majeur, à la fois idéologique et financier : pour être accessibles à tous, leurs programmes devront être diffusés en hertzien, par câble et par satellite. Or d’une part, les coûts du marché sont pour l’instant prohibitifs, et d’autre part, les transporteurs appartiennent ou sont fortement liés aux grands groupes qui contrôlent l’ensemble de l’audiovisuel, depuis le cofinancement public des programmes (pour être soutenu par le CNC, un programme doit être co-produit par une chaîne, donc par un grand groupe, puisqu’ils les possèdent toutes), jusqu’à la distribution des chaînes aux particuliers. Pourquoi transporteraient-ils à prix réduit, voire gratuitement au début, des chaînes qui contestent leur écrasante domination ? L’idée selon laquelle des entreprises commerciales devraient fournir des prestations gratuites à des associations en choque plus d’un. Or l’obligation de transport gratuit des programmes citoyens existe dans de nombreux pays démocratiques pour garantir l’exercice des libertés constitutionnelles (Etats-Unis, Allemagne, Royaume Uni, Belgique, Scandinavie). En France même, le concept est admis, puisque la nouvelle loi donne une obligation de transport satellitaire gratuit des chaînes du service public à TPS et Canal Satellite. Soit les grands distributeurs le font d’eux-mêmes pour les télés libres, comme c’est le cas au Canada, soit il faudra bien que l’Etat régule leur activité et leur impose cette contrainte. Les ondes hertziennes étant un bien public inaliénable, cette seule contrepartie demandée à ceux qui en font un usage privé à des fins d’enrichissement est bien la moindre des choses. On voit mal comment la liberté de l’information pourrait capituler définitivement en France face aux trusts de la communication.
Michel FISZBIN.

Pas de démocratie
sans démocratie audiovisuelle

La plate-forme revendicative des télés libres pourrait donc se résumer ainsi :

– Extension aux télévisions associatives du Fonds de Soutien aux radios associatives, et déplafonnement de la taxe parafiscale sur la publicité qui alimente ce Fonds ;
– Obligation de transport gratuit des télévisions associatives par les distributeurs privés commerciaux du câble, du satellite, de la TNT, de l’ADSL et de la téléphonie mobile ;
– Appels à candidatures spécifiques du CSA réservés aux associations indépendantes pour l’attribution aux télévisions libres de fréquences analogiques et numériques locales, régionales et nationales sur l’ensemble du territoire.

Si les télés libres sont descendues depuis 2000 des toits d’où elles pirataient les ondes pour obtenir le droit d’exister, elles commencent à y remonter (TV Bruits, Zalea TV) pour obtenir cette fois les moyens d’exister et le droit d’être vues.

Pas de liberté sans médias libres ; pas de démocratie sans démocratie audiovisuelle ; pas de pluralisme et de respect de la diversité culturelle sans télés libres locales, régionales et nationales ; pas d’autre monde possible sans une appropriation populaire de la télévision !

L’effort pour rendre l’autre illettré – illettrisme, démocratie, citoyenneté : le peuple privé de la jouissance de sa langue

Avec Philippe VIARD

Je commencerai par une citation du poète palestinien Mahmoud Darwich qui vit aujourd’hui entre Ramallah et Amman, citation que je livre à votre méditation :  » La poésie ne peut exister sans l’illusion du changement possible. Elle humanise une histoire et un langage commun à tous les humains. Elle transgresse les frontières. Au fond, son seul véritable ennemi, c’est la haine.  » Illusion peut s’entendre ici dans son sens castillan d’espoir, voire de joie. L’illettrisme ne serait-il pas le fruit de la haine, de l’esprit de domination qui disperse les mots de la langue commune en les rendant impropres à la parole qui rassemble ainsi qu’à la violence de l’espérance ? […]
Dépossédées de leur part publique les personnes illettrées font partie de la masse, elles ne souffrent pas seulement d’isolement mais de la désolation d’un monde dont le caractère commun s’effiloche et où le sens commun n’a plus vraiment cours. Hors du peuple, la personne illettrée ne se représente plus ou pas dans la vie politique et n’apparaît plus ou pas en public.

Comment définir l’illettrisme et sa différence avec l’analphabétisme? D’abord un rappel d’un moment de la mémoire de la langue ; lettré depuis le moyen-âge est rattaché à clerc et donc opposé à laïc (laos, le peuple réuni, la parole), le lettré c’est le Livre quand le peuple parle et ne sait que parler ; la parole est alors accaparée par les savants et disparaît de l’espace commun. Le mot clerc renvoie au klerikos, au lopin que la Cité athénienne distribuait aux colons pour la subsistance de leur famille ou aux prêtres pour y construire leur temple ; le clerc représente par conséquent le particulier, la famille, le local. Nous allons voir que ces rapports clerc/lettré/peuple sont bien plus complexes. Les personnes analphabètes ne savent ni lire ni écrire, les personnes illettrées ont appris à lire et à écrire, savent déchiffrer, reconnaître les lettres mais ne comprennent pas le sens de ce qu’elles lisent : elles sont hors du Livre ou du sens commun. Dans l’illettrisme la lettre est familière et étrangère, tout à la fois ; voire dangereuse en ce qu’elle expose au regard de l’autre et à son commentaire. Elle est dénuée de capacité émotive (le ton monocorde de Jouvet comparé à la verve de Guitry).

L’analphabète n’est pas a fortiori illettré car la lettre n’est pas réductible à l’écrit, elle peut être consignée dans les traditions orales, ce qui explique que les civilisations de culture orale possèdent des livres que sont les sagas, les contes, les épopées, les rapsodies, la bible des Manouches ; pensons au récit de l’aède Démodocos à la cour des Phéaciens dans l’Odyssée. Dans les récits oraux la lettre se signale dans les moments de pause que sont les répétitions (les fameux vers surnuméraires) où le récit retrouve sa mémoire. La lettre existe comme rythme, comme souffle (pneuma), dans ces moments de reprises de respiration et de répétitions qui agissent en tant que traces mémorielles. Le rythme se souvient. L’illettrisme est une sorte de rupture de rythme, par laquelle se signale l’effacement de la lettre et d’un être. Ainsi, la lettre n’est pas que signe visible, encoche, griffe ; elle est mémoire d’une appartenance à un monde commun ; mouvement vers l’autre ; elle est lien et désir de ce lien qui forme la communauté de la langue. On peut ainsi être poète (au sens de poïesis) et analphabète (c’est courant en Afrique), analphabète et continuer d’être du monde commun, d’être dans la langue commune pour reprendre M. Darwich. Quand la lettre ne veut exister qu’écrite elle devient la propriété des clercs, des lettrés, opposés aux laïcs, au peuple et à la parole ; quand elle fait défaut à cause des appropriations ou de sa perversion en rapports de pouvoirs, c’est le monde commun qui s’effrite et disparaît à l’horizon. Les hommes ont lu pendant des millions d’années bien avant d’écrire, ils ont lu pour survivre et anticiper des phénomènes naturels, les comportements et les habitudes des animaux, les mouvements des eaux, les fumées, etc. Les astres, le ciel, les eaux, la terre, la forêt, les paysages, les bruits, les traces ont été les premiers livres des hommes.

Pourquoi un tel titre :  » L’effort pour rendre l’autre illettré  » ? Pour bien montrer qu’il existe dans les sociétés humaines différents processus pour désemparer l’autre dans sa recollection du sens et affecter, de fait, l’existence d’un monde commun ; l’illettrisme est alors soit une destruction de la lettre soit sa perversion, ce qu’avait fort bien montré Pascal dans Les Provinciales : on pervertit la lettre des Ecritures pour mieux autoriser les meurtres commis par les seigneurs, pour mieux désemparer le sens commun par des mots compris des seuls théologiens, pour mieux accuser l’innocent Jansénius et ainsi le désigner à l’Etat. Listons brièvement ces processus qui déstabilisent la lettre en ce qu’elle possède de faculté de liaison et de rapprochement entre les êtres parlants :

1- L’Etat par l’inflation législative, par l’écriture absconse des lois, par la réécriture de la loi dans les circulaires de mise en oeuvre, par la complexité du vote et du contenu de la loi de finances, par la multiplication des sources réglementaires par le mélange du réglementaire et du législatif, par l’absence de décrets d’application des lois votées, par le défaussement du législateur sur l’interprétation du juge, enfin, par les imperfections des règlements d’assemblées, produit un illettrisme. Cette production de l’illettrisme des citoyens est au cœur de la relation gouvernant/gouverné et est oublieuse de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (notamment de ses articles 4, 6, 14 et 16). Le juge constitutionnel le rappelle avec constance : le principe d’intelligibilité des textes votés doit être respecté (cf. décision du 29 12 2005 au sujet de la loi de finances 2006). On retrouve ici toute la portée de l’ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539 promulguée par François Ier, précédée par celle de Louis XII de 1510 sur la réformation de la justice.

A titre d’exemple, le médiateur de l’Education Nationale notait dans la Lettre de la Justice administrative d’octobre 2005 que l’incompréhension des mesures prises est une cause majeure des saisines et que 50% des recours au juge auraient pu être évités grâce à la clarté des décisions. On a affaire ici à la forme politique de l’illettrisme.
Répondent à cela : la nouvelle constitution financière, la régulation de l’inflation législative, les médiateurs, la réforme des règlements d’assemblée, l’amélioration de la rédaction des lois par une nouvelle discipline : la légistique. Le manuel de légistique succède ainsi à la fameuse circulaire rouge ou circulaire Steinmann […] qui régissait la rédaction des lois et décrets depuis 30 ans. L’Etat a conscience de l’illettrisme engendré par son activité et son organisation. En cela il fait œuvre de santé publique car la pratique de la langue du peuple, la préservation de son usage est une garantie référentielle, selon le psychanalyste Jean Fourton, contre la folie. En fait l’Etat est confronté aux conséquences de la mondialisation, à celles de la révolution technique qui désorganisent le lien peuple-territoire-gouvernement et la notion même de territoire.

2- Le monopole par un petit nombre de lettrés ou d’experts des évolutions de la langue sous trois formes : l’inflation de vocabulaire spécialisé qui embarrasse la langue et différencie les citoyens entre ceux qui en sont et ceux qui n’en sont pas (la culture, les techniques, les finances publiques), la disqualification des transformations obscures de la langue […] par le peuple au profit de la maîtrise langagière de l’élite, l’usage de significations confuses associées à des mots qui ne le sont pas afin de désemparer le lecteur ou l’auditeur qui fait usage du sens commun […]. Tout cela devient concret dans la démarche de communication par les choix quasi scientifiques d’éléments de langage adaptés à chaque situation et qui dissimulent différends et conflits : la “langue de bois” ; à tel point que le profane doit rechercher dans les petites différences, les inflexions légères, la trace du réel.
Répondent à cette situation d’autres actions de l’Etat décidément instituteur du social : les commissions de terminologie et la Délégation à la langue française (cf. Rapport Tasca).

3- La prégnance de l’écrit sur la culture orale dans le monde du travail est associée à de nouveaux modes d’exploitation des compétences liés à l’intensification du travail. L’informatique ne supprime pas l’écrit, il le multiplie (exigence de traçabilité, consignation de la mémoire ; le courriel qui se substitue à l’échange de vive voix). La dématérialisation des dossiers par l’électronique marginalise la main et la voix dans les procès de traitement. La mise en place des procédures de qualité […] obligent à pratiquement tout mettre par écrit ainsi que le souci de réduire l’écart entre le travail prescrit et le travail réel afin de mieux contrôler les salariés mais aussi de s’approprier leurs procès, fruits de leur intelligence (par exemple pour les informatiser). L’illettrisme décrit alors les conséquences d’un procès du travail sans sujet : les hommes sont remplacés par la technique, le travail vivant par du travail passé.
Répondent à cela : le recrutement par les habiletés et la Validation des Acquis de l’Expérience pour ne pas perdre des compétences, le dialogue de gestion, l’entretien d’évaluation pour réinstaurer un peu d’oral et parachever le contrôle qui ne peut pas s’exercer que sous la forme écrite.

4- La prégnance de la linéarité de l’écrit sur les modes de pensée buissonnants, prégnance qui finit par épuiser les personnes. C’est la liberté de penser qui est ici en cause. […] Chacun peut œuvrer dans l’étoffe de la langue commune et jouer avec la langue, briser la linéarité de la lettre. Pour Saussure la langue est commune de la rue à la discussion de salon ; dire le contraire serait verser dans le populisme. Il s’agit bien de la même langue, même si chacun y œuvre différemment. Sans quoi s’imposerait un style d’Etat interdisant toute littérature et donc toute contestation du peuple représenté par sa langue (le réalisme socialiste) ; la langue n’est donc pas une superstructure. Cette grammaire et ce style de l’Etat existent bien mais limités à l’écriture claire de la loi, des règlements, des décrets et des circulaires.

5- La destruction de la culture orale ouvrière, paysanne et populaire, comme conséquence de la division internationale du travail avec imposition d’un vocabulaire spécialisé et/ou d’une langue internationale qui n’est pas vraiment l’anglais mais celle des milieux d’affaires, des actionnaires et des Conseils d’administration des groupes. L’illettrisme devient une forme majeure de la domination d’un groupe sur un autre : un rapport de pouvoir au profit du capital et de la technique. Le français oral est aussi une langue de combat : parler la langue du peuple devient une forme de résistance à l’emprise des langues officielles et bien pensantes.

6- Les conséquences des innovations. Les innovations techniques engendrent trois types de conséquences sur l’usage de la langue commune : par l’inflation de vocabulaires et de notices explicatives de tous genres, par la maîtrise exigée de codes et de procédures spécifiques pour la mise en œuvre, par la nécessité de connaître les mises à jour ; il y a aujourd’hui des illettrismes informatiques et procéduraux dans les entreprises. Les innovations d’ordre organisationnel modifient les postes de travail par exemple en réduisant les niveaux hiérarchiques, en exigeant des salariés autonomie et connaissances supplémentaires. Les innovations de procédures […] exigent du salarié la maîtrise de différents savoirs et une adaptation constante aux nouvelles normes et à leurs nouveaux langages. Ces innovations perturbent l’usage de la langue commune, l’héritage qu’elle transmet et les possibilités de commencement dans la langue de tous. Les innovations finissent par créer des langues pour les lettrés de domaines parcellaires qui n’ont pas comme référence le monde commun de la langue : tous n’habitent pas le même monde. Je vous invite à réfléchir sur cette pensée de la philosophe Hannah Arendt : « La technologie entière […] aura en fait cessé d’apparaître comme le résultat d’un effort conscient de l’homme pour étendre sa puissance matérielle, mais plutôt comme un processus biologique à grande échelle. Dans ces conditions, la parole et le langage usuel auront vraiment cessé d’être une expression significative qui transcende le comportement alors même qu’ils ne font que l’exprimer et ils seront avantageusement replacés par le formalisme extrême et en lui-même vide de sens des symboles mathématiques.  » 1

Pour résumer, le phénomène de l’illettrisme participe d’un vaste mouvement d’acculturation consécutif à l’approfondissement de la division internationale du travail (mondialisation), à la substitution du capital au travail et aux modes de fonctionnement et d’organisation de l’Etat. C’est ce qui explique que l’école se trouve confrontée à une exigence particulièrement forte de maîtrise de la lecture et de l’écriture inconnue dans le passé, et que par conséquent elle se trouve confrontée aussi à l’épuisement d’une partie de la population (limite anthropologique de l’écrit) par l’abus de la linéarité de l’écrit. L’action publique (je ne vois pas qui d’autre) pourrait en réponse aider à diversifier les modes de penser et à recourir à l’oral autant qu’il est possible et considérer la technique en tant qu’effort de libération de contraintes matérielles pour ne pas s’y aliéner. Mais nous ne touchons encore là que des phénomènes de surface, des effets et non pas des causes.

La production au quotidien de l’illettrisme ou le déchirement du monde

L’effort pour rendre l’autre illettré, ou en d’autres termes pour le faire passer pour un jobard, un niais, un imbécile en l’abusant par les mots et le détournement du sens, est un vrai travail de perversion qui consiste à déstabiliser ou ruiner les repères de celui qui vous lit ou vous écoute. Comment mon brave, vous n’y comprenez rien : rentrez donc chez vous cultiver votre jardin et surtout ne vous mêlez pas des affaires de l’Etat, ne dérangez pas le ministre ou le père jésuite avec vos questions sans queue ni tête. On vous demande de croire simplement ce que l’on vous dit et qui a été pensé par des autorités bien au-dessus de vos petites préoccupations, mon pauvre ami ! Trois exemples : […]

– “ il vous est rappelé qu’un locataire défaillant ne peut exciper de son impécuniosité. Concernant enfin votre terrain l’emphytéose vous permet de l’hypothéquer.  »

–  » Le p d’Euclide et le G de Newton qu’on croyait jadis constants et universels, sont maintenant perçus dans leur inéluctable historicité ; et l’observateur putatif devient fatalement dé-centré, dis-connecté de tout lien épistémique à un point de l’espace-temps qui ne peut plus être défini par la géométrie seule.  »

-Molière dans Les précieuses ridicules montre par quel effet est disqualifiée dans les mots de la servante Marotte la langue commune par un rappel à l’ordre méprisant de ses maîtresses qui châtient la langue de celle qui représente le peuple. 2

Comprenne qui pourra. L’effort pour rendre l’autre illettré, pour l’abuser par des mots et des formules savantes se nourrit de l’intention plus ou moins délibérée de celui qui parle ou écrit. C’est une stratégie de pouvoir, d’intimidation, de culpabilisation aussi et sans témoin. La production de l’illettrisme signifie concrètement : profiter de l’impossibilité pour votre interlocuteur de réagir immédiatement aux mots utilisés, l’impressionner par la pompe de certains mots, ne pas anticiper ses éventuelles difficultés à interpréter vos propos, refuser de construire une relation qui aide et respecte le lecteur (sous forme par exemple d’explications, de renvois, de notes, de dessins, etc), le mettre en tension par le choix d’expressions abruptes (ex :  » à tort  » au lieu de  » par erreur « ,  » immédiatement  » au lieu de « dès que possible  » ), ne pas établir une continuité entre les mots, phrases et paragraphes pour étayer une argumentation, ne pas s’appuyer sur les mots de la langue courante quand ceux-ci existent. Bref, la production de l’illettrisme est d’abord le refus du souci de l’autre, de sa situation, de ses besoins, donc de la relation ; l’illettrisme confine alors à la violence et au meurtre symbolique : c’est un refus de fraternité. L’effort pour rendre l’autre illettré forme le lit de toutes les impostures, de tous les abus et tartufferies pour tromper l’autre ; ce qui vient de vous être lu sur le p d’Euclide n’a aucun sens, c’est un canular qui reprend des formules sur lesquels se sont échinés de nombreux étudiants abusés. Le premier exemple n’est pas un canular, il use de mots juridiques ; en soi ce n’est pas une imposture, mais cela l’est si l’on considère que la place du lecteur est niée avec l’intention de l’intimider pour mieux se débarrasser d’une affaire. Quant à Marotte, c’est l’exemple même du peuple dépossédé de sa langue.
[…]
L’illettrisme est l’œuvre du calcul, de la haine, du désir de rouler l’autre dans la farine. L’illettré est celui qui en pâtit, qui souffre des conséquences d’utilisations des lettres monopolisées par divers lieux de pouvoir ou par des gens qui prétendent être ce qu’ils ne sont pas en réalité ; à partir du moment où l’usage de la langue commune, celle du peuple, connaît des exceptions (comme le montre l’inflation des lexiques, des acronymes et des vocabulaires mais aussi des contentieux juridiques et des recours aux Médiateurs ou tout simplement la réflexion de la servante Marotte dans les Précieuses ridicules) c’est le caractère commun du monde qui est touché. Être illettré signifie la perte du monde commun assuré tant qu’il est possible par l’usage partagé des lettres. L’illettré n’est pas dans l’illettrisme parce qu’il n’accède pas au sens, parce qu’il n’a pas appris, il l’est parce que le caractère commun du monde s’effrite et se disloque du fait de puissants intérêts particuliers. Le jeu des rapports de pouvoir qui distingue et asservit fragmente la langue du peuple, la privatise, la particularise et la détruit comme le démontrent la nécessité des lexiques, des recours en interprétation et médiations. Molière, dans Les femmes savantes, donne un exemple resté fameux de la destruction de la langue du peuple, de son appropriation par une classe sociale, de la réduction de langue commune à une superstructure. 3

Le peuple : comment le définir?

Il existe deux modalités de la notion de peuple dans le monde grec : laos et dèmos. Le dèmos (peuple) se conjugue avec le kratos, mot qui exprime la victoire (nikè) d’une majorité ; le laos vise le peuple indivis rassemblé dan un lieu commun et identifiable, comme le théâtre, l’agora, un concours, des jeux ou encore autour d’une activité spécifique ou d’un habitat. Le  » venez vous tous !” lancé sur l’espace public interpelle le laos. Par conséquent, le laos en tant qu’idée ou autre modalité du peuple cultive ce qui est commun et relie les hommes : le porcher Eumée accueille Ulysse l’étranger misérable au nom de l’universel :  » nourrisson de Zeus « . Le bataillon du bonnet rouge accueille la paysanne bretonne et ses marmots affamés trouvés au bois de la Saudraie par l’acclamation finale :  » Venez citoyenne « .(Hugo, Quatre-vingt-treize)

Le dèmos est le peuple conquérant (Nicole Loraux), la fraction politisée du peuple tout aussi bien que le peuple conçu comme un tout : il y a donc ambiguïté dans la signification du mot dèmos. Dèmos est lié à la dynamique de la prise du pouvoir par le plus grand nombre ou une partie politisée du peuple, quand le mot laos désigne ce qui réunit le peuple. L’expression dèmos kratos véhicule l’idée de lutte (kratos) et donc d’adversité : le dèmos a des adversaires, donc il n’est pas le tout, il y a un reste. Le pouvoir a sa langue qui n’est pas celle de tous mais d’une fraction. La notion de dictature du prolétariat a vécu de la même problématique, mais avait au moins l’avantage de nommer clairement le kratos. Sans le principe de laïcité qui ne pouvait évidemment pas se traduire en norme au sein d’Etats faisant foi d’athéisme, la prise en compte de ce reste (les ennemis du peuple ou de classe) a donné lieu en URSS à une dérive policière qui s’est substituée à la vie politique.

Rosa Luxemburg avait mis en garde Lénine contre le danger de s’emparer du pouvoir avec un parti de révolutionnaires professionnels au nom du prolétariat et elle l’a critiqué quand il a supprimé les libertés publiques. Rosa Luxemburg dénonçait en fait l’appropriation du peuple par une fraction politisée du peuple afin de monopoliser le pouvoir, ce qui est radicalement étranger au principe de laïcité, mot qu’elle n’employait pas. La terreur d’Etat est l’institution de la guerre civile (la stasis des Grecs) comme système politique et la disparition de l’espace de droit public. Il y a une fraction politisée du peuple au pouvoir, un dèmos sans « vie publique entre soi  » qui devient une bureaucratie. Aujourd’hui, ce qui menace dans la destruction du caractère commun de la langue c’est la disparition de l’espace public (agora) et de l’espace de droit public ; si les hommes n’ont plus l’idiome comme garantie référentielle, les espaces publics sont vidés de leur sens et les hommes deviennent fous : il n’y a plus de possibilité de vie publique entre soi.

La chose publique ne rime donc pas toujours avec démocratie quand cette dernière prétend au nom de valeurs libérales, populistes (de gauche comme de droite) ou scientifiques introduire l’individualisme, les expressions communautaires ou l’idéologie officielle dans l’espace de droit public où se développe la vie politique autour de ce que les hommes ont en commun.  » Le politique, écrit Jean-Pierre Vernant, peut se définir comme la cité vue du dedans, la vie publique entre soi, dans ce qui leur est commun par-delà les particularismes familiaux. »

Le principe de laïcité, on ne le dit pas assez, assure et garantit à tous les citoyens l’usage de la langue commune dans tous les domaines de la société. Si la langue est privatisée par des intérêts particuliers, ou des pouvoirs particuliers, il n’y a plus ni monde commun ni vie politique possible.

La langue du peuple compris comme laos

La langue du peuple est celle où un sujet peut trouver ses libres commencements indépendamment du pouvoir, de la religion et de l’Etat. Elle n’est pas le fantôme de la réalité sensible, mais le fruit de l’action humaine confrontée à cette réalité et où advient une subjectivité.

Michel Foucault le dit très bien dans Les mots et les choses :  » Le langage s’enracine non pas du côté des choses perçues, mais du coté du sujet en son activité.  » L’illettrisme rime avec l’inactivité de langage, une mort dans la langue, une perte de sa capacité émotive : dans l’illettrisme la réalité (celle que l’on veut aussi imposer au nom du principe de réalité économique) s’impose à la place du sens sous la forme d’une superstructure qui ressemble à un esperanto.  » On parle, écrit Foucault, parce qu’on agit, et non point parce qu’en reconnaissant on connaît.  » 4 Et c’est du point de vue de l’action, de sa capacité à agir et à s’émouvoir en liaison avec des représentations que la personne en situation d’illettrisme est atteinte : elle est coupée de la langue du peuple, c’est-à-dire de la vie publique entre soi.

Que se passe-t-il alors une fois que l’on a dit cela ? Qui parle ?  » Dans une langue, écrit encore Foucault, celui qui parle, et qui ne cesse de parler dans un murmure qu’on n’entend pas mais d’où vient pourtant tout l’éclat, c’est le peuple [compris comme laos, pas comme dèmos ou fraction politisée du peuple qui prend le pouvoir].  »
Le peuple n’est pas une personne, un être, une entité : c’est un murmure, un bruit qui anime la langue et dans laquelle il habite, se représente et prend ses marques. Un murmure qui transforme la langue et dont les transformations apparaissent pour Littré comme des anecdotes ; ces anecdotes de la langue travaillée par le murmure du peuple, Littré les nomme : malformations, confusions, abrogations de signification, pertes de rang d’un mot, mutations de signification, apocopes ; il les décrit en tant que pathologie verbale ou lésions de certains mots dans le cours de l’usage. Le peuple c’est la pathologie verbale pour Littré, l’autorité de l’usage (Descartes avait dit la même chose à propos de l’orthographe des mots) mais une autorité qui n’a pas conscience de l’office qu’elle remplit ; le peuple c’est l’usage pris ici en flagrant délit, dit Littré,  » de malversation à l’égard du dépôt qui lui a été confié.  »

Toutefois, ce serait faire injure à Littré d’en rester là car il dit plus loin, sans nommer le peuple, que l’usage peut être  » ingénieux, subtil et plein d’imprévu au bon sens du mot.  » L’oeuvre du murmure du peuple dans la langue, c’est cette multitude de petits faits qui protège la langue des clercs qui veulent imposer le bon us. Cette multitude de petits faits expliquent le caractère laïc de la langue, le fait qu’elle soit la langue de tous et pour tous. Cependant, l’œuvre de la voix du peuple, quand elle est réprimée, peut aussi pervertir la langue dominante et en créer une nouvelle : le yiddish par exemple qui représente le peuple juif, la langue de banlieue ou le Rap à un autre niveau pour des groupes sociaux  » bannis  » de l’espace public. Bref, le peuple transforme la langue de façon obscure, à voix basse, par le détail, l’inflexion, c’est-à-dire par la vie en commun. Mais le peuple n’étouffe pas la singularité : il n’est pas masse (Volk/Menge), populace, mais perlaboration lente, imaginative, travail de mémoire.

Le peuple murmure dans le silence qui fait don de la parole possible et laisse place à la perlaboration singulière du sujet qui est faite de l’étoffe de la voix du peuple. Dans le fait de parler, un héritage, une tradition, une généalogie, des traits de langage, une mémoire de l’étant, une mémoire du refoulement et de la répression de sentiments, des affects s’informent. Le sujet qui est situé hors de l’instance de la lettre parle seul tant qu’il souffre du mal de représentation du peuple dans la langue ; le peuple se représente et s’anime maintenant dans la parole dont lui, le peuple, était absent. L’illettrisme constate ou recoupe la disparition du peuple dans la langue et l’inanimé de la langue de bois. Le peuple peut donc disparaître de la langue quand celle-ci est privatisée, particularisée par des effets de pouvoir, par la violence d’un groupe, appropriée par le particulier. Le peuple dans la langue est la possibilité de la vie publique entre soi : il est inséparable de la lettre qui réunit et forme un laos.

C’est peut-être l’une des raisons qui poussent Mahmoud Darwich à dire lors de la manifestation  » Cosmopoética  » de Cordoue en avril 2006 :  » Estoy en contra de la poesia politica o de resistencia.[…] Pero me niego a que le unica tema existente en la poesia sea el conflicto.  » Il ne dit pas que l’acte poétique n’est pas politique mais qu’en rassemblant un laos, en cultivant ce que les hommes ont en commun, en construisant un fait absolument non naturel comme l’humanité, l’acte poétique perturbe les certitudes des Etats, les frontières et les fondamentalismes religieux. L’acte poétique reconstruit un espace et un temps pour tous.

Cette parole est une animation, une âme au sens de Voltaire6, faite de liaisons et de désirs. Le sujet qui parle rassemble ses mots dans l’activité commune de la langue : il forme alors comme un laos invisible. La construction ou recollection du sens est le paradigme de ce rassemblement. Mais personne n’est maître de ses mots qui n’appartiennent qu’à la voix du peuple :  » Le langage forme le lieu des traditions, des habitudes muettes de la pensée, de l’esprit obscur des peuples ; il accumule une mémoire fatale qui ne se connaît même pas comme mémoire. Exprimant leurs pensées dans des mots dont ils ne sont pas maîtres, les logeant dans des formes verbales dont les dimensions historiques leur échappent, les hommes qui croient que leur propos leur obéit, ne savent qu’ils se soumettent à ses exigences.” 7 Quand on parle on reçoit ou réceptionne une tradition, c’est ce qui explique la capacité de liaison de la lettre et du rythme.

Le sujet se ressaisit dans la langue du peuple et y persévère, avec lui, dans son être : il y retrouve vie. Mais quelle est cette vie ? C’est celle du peuple qui perdure par sa langue, l’anime par ses créations obscures (pas celle de l’élite) et que le sujet rejoint, gagne par sa propre activité qui le fonde en tant que sujet membre ou partie du peuple. Cette animation de la langue c’est l’activité intense du peuple, son âme qui le maintient en vie, lui prête vie, contre tous les pouvoirs qui voudraient subordonner sa liberté. Le peuple fait retour dans sa langue et c’est la littérature, le théâtre (Tartuffe), les chansons, les mazarinades, les fabulations, le murmure contre l’Etat, le Code civil des Français et l’éloquence politique. L’écrivain est un passeur et un trouble-fête qui redonne la parole au peuple contre l’Etat, le pouvoir scientifique et technique, les appropriations de la langue.

L’oeuvre de la voix du peuple est ce qui dans la langue rassemble au-delà de l’aspect extérieur du langage (grammaire, mots, syntaxe, système de signes) et qui signifie que le fait de parler découle, de façon originaire, du pouvoir d’ouïr les uns des autres (s’entendre). On aura reconnu ici une pensée chère à Heidegger dans son approche de Hölderlin, mais aussi à Marotte quand elle dit aux Précieuses de “parler chrétien”. […]

Philippe VIARD

Le Débat

Avec un exemple personnel très concret (une lettre administrative) la première intervenante fait la démonstration spectaculaire de ce que peut être un langage provoquant le sentiment de rejet et d’illettrisme chez tout individu. Cette personne a apporté, et lit à l’assistance, une lettre de trois pages reçue récemment de la Caisse vieillesse d’Assurance Maladie, courrier rédigé dans un jargon juridico-administratif totalement incompréhensible.
Philippe Viard répond : C’est l’exemple type de ce qu’il ne faut pas faire ; c’est l’absence de souci de l’autre, de fraternité. C’est du mépris : une tentative pour écraser les gens. C’est d’autant plus grave qu’une commission sur la simplification et l’accessibilité du langage administratif existe aujourd’hui. Ecrire simplement n’est pas difficile. Il s’agit de vouloir le faire.

Une intervenante enchaîne en remarquant qu’il s’agit pour les pouvoirs d’une des manières de s’installer. Elle prend l’exemple de la culture et cite une notice, au vocabulaire peu accessible, écrite à propos d’un artiste, lors d’une exposition au Centre d’art de Vassivière. Elle conclut que, de la sorte, tout ce qui pourrait être le bien commun devient celui de l’élite.
P.V. rappelle qu’à l’occasion des concours administratifs certains vocabulaires sont devenus  » obligatoires  » à utiliser pour réussir. Ainsi le correcteur y reconnaît le signe d’une appartenance à un même monde, celui de gens qui se comprennent : les dirigeants (exemple, employer le mot  » posture  » au lieu d’“attitude “.)

A propos du texte de projet de Traité constitutionnel pour l’Europe (referendum), une intervenante note que la manoeuvre consistant à le rendre volontairement illisible s’est cependant retournée contre ses instigateurs. Les gens, par esprit d’opposition et de résistance, se sont mis à l’étudier, à en discuter, à le critiquer. Elle conclut que ces élites-là devraient désormais se méfier, lorsqu’elles songent à faire ce genre de  » tour  » aux citoyens.
P.V. indique qu’il s’agit d’un bon exemple de pratique politicienne de l’illettrisme, et qui a échoué. Cela montre que la citoyenneté n’est pas morte. Il remarque que le titre  » traité constitutionnel  » ne veut rien dire : c’est un oxymore (un traité n’est pas une constitution). De plus, ce traité, au texte déjà très volumineux, renvoie à d’autres traités. Même les spécialistes de l’Europe ont eu du mal à s’y retrouver.
P.V. invente alors une fable. Imaginez qu’un jour on vienne annoncer au bureau du préfet :  » Ce matin j’ai pris le train et sur le quai de la gare tout le monde lisait le projet de loi de finance 2007 ; même chose dans la rue ”. Qu’est-ce qui se passe ? Le préfet se loge une balle dans la tête, parce que les multiples ficelles et manœuvres budgétaires seraient mises à nu, de sorte qu’aucun citoyen ne  » consentirait  » plus à l’impôt tel qu’il existe.
Conclusion : il faut malgré tout lire les textes rébarbatifs.

En prenant la question sous un angle historique et de politique linguistique, un intervenant considère l’illettrisme comme le résultat et comme l’outil de l’oppression, de la dépossession, de l’oubli. Il cite l’exemple de la Turquie où la république a imposé centralement une langue et tente d’imposer une autre communication par une autre écriture : langue latinisée  » truquée  » turco-européenne – celle de la loi, en rupture avec la langue propre/vernaculaire (kurde, arménienne, turque des traditions populaires) qui véhicule sentiments et histoire.
P.V. remarque que les langues truquées sont surtout faites pour que les citoyens ne comprennent pas. Il y a des lois fondamentales qui nous concernent et ne sont pas étudiées : la constitution, la loi de finance. Le langage truqué permet aussi de masquer des mesures extrêmement injustes (par exemple  » les quatre vieilles  » sont les taxes sur l’habitation).
Les gens d’Europe Centrale lisaient Kafka comme une satire hilarante. Ils riaient tellement cela illustrait bien le système qui administrait leur vie (la police arrivait chez les gens sans qu’il y ait sens ; et c’était fait pour ça : pour inquiéter – voir les textes d’Hannah Arendt sur le totalitarisme).
On rend fous les gens avec des textes incompréhensibles, pour lesquels la langue de tous les jours n’est d’aucun appui.
Cela est vrai aussi pour les sciences. Comment les sciences pourraient-elles aujourd’hui, non pas se vulgariser, mais se faire comprendre ? Comment la population peut-elle se retrouver dans les résultats des sciences, dans les problématiques scientifiques ?

A l’inverse, une enseignante considère qu’il existe actuellement une déculturation des enfants du fait de la dévalorisation des enseignements, à travers l’appauvrissement des méthodes pédagogiques (méthode globale), des programmes et de l’enseignement des grands auteurs, notamment en philosophie, en littérature. Le résultat étant une perte du savoir penser. Elle cite à l’appui un ouvrage intitulé La Fabrique du crétin (JP Brighelli).
Elle conclut que cette logique est celle de la privatisation libérale.
P.V. observe que  » l’histoire du niveau qui baisse date de 1750. Ce qui voudrait dire qu’aujourd’hui le niveau serait en dessous de zéro « . Il croit cependant volontiers que l’Etat a intérêt à créer de l’illettrisme dans pas mal de domaines.
Cette même intervenante répond vivement en déclarant qu’elle a ressenti dans les propos de P.V. un mépris des gens qui ne sont pas cultivés.

Une intervenante pose la question :  » Qu’est-ce que c’est que d’être mal instruit ou bien instruit ? qui est le plus intelligent et le moins intelligent ?  » Elle observe qu’il y a des gens qui sont très lettrés et qui ne savent pas lire un paysage, par exemple. Le but de l’école ne serait-il pas de permettre aux gens de cultiver leur différence, plutôt que de chercher à les faire monter au plus haut ?
Pour P.V., cette réflexion paraît importante, car les hommes et les femmes ont lu bien avant qu’il y ait l’écrit, sinon les hommes n’auraient pas survécu (les chasseurs-cueilleurs savaient lire un paysage ; mais aussi lire dans le visage, dans le jeu de quelqu’un). Il ne faut pas monopoliser tout sous la forme écrite qu’on connaît habituellement. L’écrit au sens de l’écriture est difficile ; c’est un exercice épuisant. Il y a d’autres modalités à envisager et notamment celles orales. Il cite un exemple vécu : une décision administrative d’affectation de fonds importants contre l’illettrisme aux Tziganes en Creuse. P.V. ignorait alors que ces populations avaient une culture, une langue très anciennes et que s’ils pouvaient être analphabètes, ils n’étaient pas pour autant illettrés. Lévi Strauss a bien montré dans Tristes Tropiques que dans l’écriture, il y a un rapport de pouvoir extrêmement violent : en ce sens, l’écriture sert parce que la confiance en les gens n’existe plus.
L’écrit devient très lourd, prenant et envahissant aujourd’hui : on oblige à écrire systématiquement ce que l’on fait, pour en avoir des traces.
Un intervenant demande à P.V. de développer le thème de  » la jouissance de la langue « , c’est-à-dire l’aspect psychologique de sa réflexion.
P.V. : Il y a un aspect psycho-pathologique de l’illettrisme. Lorsque l’on dessaisit – dépossède- un être de ses mots, on peut le rendre malade parce qu’il n’a plus de mots pour dire (voir le livre de Marie Cardinal Les Mots pour le dire). La littérature sert à beaucoup de choses. Ainsi, pourquoi lit-on des romans ? Pourquoi les enfants veulent-ils qu’on leur raconte des histoires ? Parce qu’il y a une jouissance à cela. On croule sous les écrits fonctionnels, directement utilitaires, et on oublie que la langue sert à avoir du plaisir, ne serait-ce qu’à écouter des histoires ou à aimer les lire. Les femmes et les hommes ne peuvent pas vivre sans récit, sans mythe, sans histoire. S’il n’y a plus cela, on développe des maladies comme la dépression, jusqu’à pouvoir en mourir. Le monde qui se présente alors n’est plus un monde commun. C’est un monde de désolation. Les gens décrochent de la culture parce qu’ils ne retrouvent plus de jouissance. Aussi, quand l’Etat (l’Education) présente la lecture comme nécessaire pour trouver du travail il fait fausse route. On ne peut présenter les choses comme cela.

Un intervenant aborde l’aspect utilitariste de la langue par rapport au travail, constatant que les personnes sont de plus en plus exclues du travail sous prétexte d’illettrisme, d’analphabétisme ou de non-maîtrise du français. Il y a des personnes pourtant lettrées dans une autre langue pour lesquelles ces phénomènes s’aggravent actuellement à cause notamment des institutions d’insertion qui exigent préalablement une maîtrise du français (lecture et écriture) pour accéder à l’emploi. Il s’agit surtout là de faire un tri, à partir d’un critère, celui de la maîtrise de la langue écrite. C’est un facteur d’exclusion.
P.V. enchaîne :  » C’est oublier que les cathédrales ont été construites par des gens qui ne savaient ni lire ni écrire ; les routes, les voies ferrées aussi. Il y a des tas de métiers qui continuent d’exister et qui n’exigent pas la maîtrise du français et de son écriture « .

Une intervenante revient sur la question de la jouissance de la langue. Elle constate que, bien que leur façon d’écrire ne soit pas dans la norme, des gens dits illettrés savent produire de la poésie, écrire de beaux textes, dans des ateliers d’écriture, par exemple. A la base, la question -matérielle et militante- qui se pose toujours est celle de l’existence d’espaces d’expression indispensables à une telle créativité.
P.V remarque que cet exemple fait référence à la citation qu’il a mise en exergue de son livre :  » Riche en mérite (traduire  » technique « ), c’est poétiquement pourtant que l’homme habite sur cette terre « . Le poète Hölderlin a écrit cela pour répondre aux inquiétudes de sa mère qui considérait que son fils ne pouvait gagner sa vie en écrivant des poèmes. Ainsi Hölderlin considérait la poésie comme l’activité la plus profonde qui soit, et signifiait l’impossibilité de vivre sans acte poétique. Sans langue, il n’y a pas de monde : la langue est ce qui nous constitue en tant qu’êtres humains. C’est ce qu’explique Mahmoud Darwich en disant :  » Si la poésie ne peut pas changer le monde, elle ne peut exister sans l’illusion du changement possible « . Ainsi du fait que la poésie peut créer une histoire, un langage commun, elle crée de l’humanité, les conditions de la citoyenneté, celles de l’existence politique. Ce qui n’est pas le cas de la technique. L’acte poétique va à l’encontre d’une situation où les personnes sont de plus en plus nombreuses à être en situation d’illettrisme – non parce qu’elles sont illettrées, mais parce qu’elles sont rendues illettrées : elles ne comprennent plus, ne peuvent plus répondre et sont dépossédées de leur part dans l’espace public (citoyenneté).

Un intervenant voudrait qu’on fasse une comparaison avec le passé. Le temps présent serait-il une époque de grande incommunicabilité, de décadence éducative, d’oppression et d’apartheid culturel plus marqué que dans un passé où l’on n’employait pas le terme  » illettrisme  » ?
Un autre intervenant reformule la question de manière plus concrète en ces termes :
 » L’administration de la troisième ou de la quatrième République était- elle mieux comprise du peuple que celle d’aujourd’hui, dans ses écrits, comme dans ses discours  » ?
P.V. répond que cette question a été étudiée par le ministère de l’Education nationale en comparant dans une même classe d’un même établissement scolaire les archives d’une dictée parfaitement normée faite par le passé, avec les copies de cette même dictée refaite par les élèves d’aujourd’hui. Ainsi, à quelques générations d’écart, il a été constaté que le même nombre de fautes était fait, mais les fautes n’étaient pas faites sur les mêmes mots. Ce constat montre qu’il n’y a pas eu réellement de baisse du niveau.
Alors pourquoi la question de l’illettrisme n’apparaît-elle qu’en 1978, pourquoi n’en parlait-on pas avant ? (il était question d’analphabétisme seulement). Parce qu’auparavant – au début du 20ème siècle – on demandait, d’une part, moins aux enfants et que, d’autre part, la massification de l’éducation rend les comparaisons difficiles. De plus, s’ajoutent les phénomènes actuels de paupérisation et d’exclusion (cf. les déstructurations sociales, politiques et familiales intenses consécutives à la désindustrialisation et au chômage dans le nord et l’est de la France, par exemple). L’illettrisme apparaît sur fond de désolation, de délitement d’un monde commun, de déliquescence des structures concrètes de solidarité.

Une participante voudrait connaître l’opinion de Philippe Viard sur le langage  » texto « .
P.V. considère que ce langage très ludique est plutôt positif. C’est un exemple de  » pathologie  » verbale au sens de Littré. Les gens s’emparent des mots, jouent avec les lettres d’une manière très imaginative. Est-ce que ce phénomène peut s’étendre et créer des situations ennuyeuses pour la langue dans l’avenir ? On ne saurait le dire aujourd’hui.

Une participante s’inquiète, s’interrogeant sur un avenir où les enfants ne sauraient plus ni lire, ni écrire la langue française.
P.V. ne le croit pas. Il considère que les gens aimeront toujours qu’on leur raconte des histoires ou lire des romans : on peut sortir, voyager, avec un livre de Jules Verne, par exemple ; pas avec un texto.

P.V. conclut le débat en déclarant que le sujet de l’illettrisme est un enjeu de citoyenneté : une question politique. Comme le prouve le premier exemple fourni par une participante (la lettre de la Caisse de retraites), les gens sont aujourd’hui écrasés par l’écrit, base d’un rapport de pouvoir, afin qu’ils ne puissent plus apparaître sur/dans l’espace public (l’agora). La question se pose aujourd’hui d’une production, volontaire et non volontaire, de l’illettrisme. Si le phénomène s’étendait, la population devenue masse se substituerait au peuple (population citoyenne). A ce stade existe un risque de totalitarisme (si les nazis brûlaient les livres – autodafés-, ce n’était pas par hasard). On peut aussi de la sorte arriver dans un monde tour de Babel où la langue ne servirait qu’à entasser et juxtaposer les gens comme des pierres, les uns sur les autres. Vigilance, donc.

Compte rendu : Francis Juchereau

Une si petite porte – un spectacle théâtral autour des discriminations

Compagnie PAROLES

un spectacle théâtral autour des discriminations

Soirée du 20/12/2006

Lors de la soirée théâtre avec la Compagnie ParOles, l’enregistrement audio du débat n’a pas fonctionné. Nous ne pouvons donc pas retranscrire le contenu du débat qui eu lieu après la représentation. Ci-dessous vous trouverez l’introduction de Christophe Soulié ainsi qu’une contribution écrite d’un des participants.

Dans le texte de présentation de la soirée, l’atelier du Moulin à Paroles dit avoir été en phase avec ce qui touche de près ou de loin le monde du travail et ses manques.
Mais quels manques ?
Le monde de l’entreprise et ses trop :
– violences
– assistanat
– espoir d’ascension
– exclusion
– rentabilité
Le monde du travail et ses manques :
– sexisme
– harcèlement
– répartition des
richesses

Le travail tue, le travail paie, raconte une chanson écrite après 1968 par Raoul Vaneigem.

On a là deux aspects très forts de cette réalité qu’on appelle travail, d’où la question : faut-il perdre sa vie à la gagner ? Et gagner quoi ?
Quand on parle de travail, c’est toujours compliqué, tellement ce mot est chargé de sens et d’injonctions.
Il est d’abord piégé par une morale très ancienne qui dit qu’il faut gagner son pain à la sueur de son front. Il est souvent confondu avec l’activité, forme de travail non reconnue par le capital ou plutôt bien reconnue pour être capturée et être intégrée dans le processus de valorisation.
Le travail est un rapport social et un moment du capital. Dans cette acception, il est à la fois exploitation et aliénation. Sous cette appellation, le travail, c’est le salariat et c’est sans doute là-dessus qu’il est urgent de débattre.
Le salariat est né avec le capitalisme. Sera-t-il dépassable pour autant que le capitalisme puisse l’être ? La précarisation est un terme récurrent pour parler aujourd’hui du salariat. Ce concept est-il pensable en dehors de celui d’exploitation ? Ne renvoie-t-il pas à l’antagonisme entre une accumulation croissante de richesses du côté du capital et une accumulation de détresses du côté des salariés ? La précarité n’est-elle que la pauvreté matérielle ? N’est-ce pas cette accumulation sans fin qui est plus que jamais à l’œuvre ?

Et les évolutions actuelles ?
Réduction du temps de travail (qui dans sa version capitaliste se traduit par chômage et intensification du travail), flux tendus, flexibilité, management participatif ou autoexploitation.
Cela modifie-t-il les rapports sociaux traditionnels ?
Mais cela pose aussi la question de la protection sociale de tous quand celle ci s’appuie sur le travail (dans sa version plein emploi).
Alors que fait-on ? Que fait-on ici et maintenant ?
C’est peut-être là, modestement, une des pistes du débat de ce soir.
Christophe Soulié

Sur la précarisation du salariat

Cette courte introduction n’a pas l’ambition de soulever toutes les questions que le sujet mérite, et encore moins d’y répondre.
Seulement susciter quelques réflexions sur les ressorts fondamentaux du salariat, sa précarisation, et plus largement (car est-ce dissociable ?) sur l’exploitation de la force de travail.
Et proposer quelques pistes à débattre sur son éventuel dépassement.

Quelques repérages
fondamentaux à repenser
encore et toujours

Le salariat en tant que forme d’exploitation est né avec le capitalisme. Sera-t-il dépassable, pour autant que le capitalisme peut l’être ?
Mais, en attendant, un terme est récurrent aujourd’hui pour caractériser la situation du salariat, c’est celui de précarisation.
Recouvre-t-il, ce terme, exactement celui de paupérisation ou renvoie-t-il à une réalité différente de celle dont témoignait Karl Marx au XIXème siècle ? C’est-à-dire l’antagonisme entre une accumulation croissante de richesses du côté du capital et une accumulation de détresses du côté des salariés.
Est-il pensable en dehors du concept d’exploitation ? (Thèse bien connue de l’extorsion de plus-value : le salaire n’est pas malgré les apparences le prix du travail fourni, mais le prix de la force de travail, qui produit plus de valeur que n’en représente son coût).
Ou bien la précarisation n’est-elle que l’effet inéluctable mais nécessaire d’un certain degré d’inégalités sociales comme moteur du progrès ?
Question de dosage et de réajustement ?
Explication elle aussi bien connue d’une technologie et d’un marché qui ont besoin de trouver leur second souffle. Les lois de l’économie (et du progrès) si l’on en croit certains sont malheureusement bien implacables… Pour qui ?
Mais sont-elles si impénétrables ?
Et ce concept d’exploitation, si nous l’acceptons, est-il en soi suffisant pour rendre compte d’une réalité multi-dimensionnelle (la précarité n’est elle que la pauvreté matérielle ?) ?
Souvenons-nous qu’en d’autres lieux et d’autres temps pas si éloignés on a cru pouvoir s’en débarrasser (de l’exploitation de l’homme par l’homme) en rendant au peuple (collectivisation + plan) ce qui auparavant appartenait à César. Mais pour d’autres Césars et sans éliminer ni les injustices ni la misère (lire G.Orwell : La ferme des animaux ). Pourquoi ?
N’étaient-ce pas les mêmes logiques et les mêmes dogmes qui étaient à l’œuvre ?
En hyper-condensé : assurer la progression illimitée de la production sous une forme ou le travail mort écrase le vif. (Faut-il relire Marx sur la baisse tendancielle du taux de profit ?).
N’est-ce pas cette accumulation sans fin (aux deux sens du mot) qui est plus que jamais à l’œuvre sur toute la planète ? qui  » promeut le moyen en fin et la fin en moyen « .
Mais alors ?… Prolétaires de tous les pays, unissons-nous !
Tiens ! Pourquoi pas de soulèvement général alors que tout pourrait y pousser ?
Serions-nous  » aliénés  » à ce point ? Qu’est-ce donc ? Et avons-nous besoin de ce concept en plus de celui  » d’exploitation  » ?
Peut-être. Car sinon, comment penser que l’exploitation perdure ?
Comment l’expliquer en effet sans comprendre les processus par lesquels les puissances sociales des Hommes, leurs capacités collectives (de produire, de réfléchir, d’échanger, d’organiser, de coopérer, de choisir,…)  » se détachent d’eux pour devenir des forces  » étrangères  » qui les subjuguent et les écrasent  » : les lois du marché, les logiques de pouvoir et de domination portées par les institutions, l’Argent fétiche, les machines et la techno-science, les religions et les idéologies cristallisées dans des églises et des partis,…
La misère n’est-elle donc pas la conséquence logique tout autant que la plus criante de ces processus de clivages sociaux et de dessaisissements qui aboutissent aujourd’hui à ce que des forces objectivées considérables ne sont plus maîtrisables dans l’archaïque cadre social existant ?

Sur quelques évolutions et
sur des permanences

L’ouvrier des temps modernes est-il toujours rivé à sa machine, transformé par elle, et soumis à un encadrement qui le prive de toute expression ?
Peut-on nier que des évolutions aient eu lieu avec le développement de la société industrielle, et donc dans le rapport au travail, notamment depuis les  » trente glorieuses  » ?
Faut-il en déduire que les inégalités s’amenuisent, ou au contraire que de fortes disparités maillent le tissu économique ?
Certes, il apparaît que certains salariés se disent (ou sont ?) plus qualifiés et plus autonomes dans leur travail.
Peut-on tirer des ces évolutions et de leur constat (indéniablement vécus et inscrits dans le mode de production capitaliste) des conclusions optimistes sur une disparition progressive de l’aliénation au travail et un net progrès social de la vie en entreprise ?
Ou cela se paye-t-il en contraintes plus fortes dans les rythmes de travail et par de nouvelles formes d’organisation (management participatif) ? Flux tendus, normes de qualité, flexibilité, individualisation/culpabilisation et stress par exemple.
Et l’individualisation des objectifs de travail ne consacre-t-elle pas l’affaiblissement des revendications collectives ?
Et surtout cette autonomie n’est-elle pas circonscrite aux processus de travail sans rien entamer sur les objectifs globaux et les buts ultimes de l’entreprise ?
Et cette tendance ne permet-t-elle pas de camoufler une permanence forte de rapports sociaux traditionnels entre patrons et ouvriers qui se maintiennent dans les secteurs industriels ? Mais seulement dans ces secteurs ?
Et interrogation théorique majeure : en quoi ces rapports traditionnels (taylorisme et/ou forte séparation commandement – exécution ) ont-ils rendus possibles par des gains en pouvoir d’achat qui ont pu compenser les insatisfactions au travail ?
Et en quoi les délocalisations et destructions diverses d’outils de production font-ils entrer peut-être une majorité de travailleurs dans des processus d’intensification de l’exploitation et de dégradations importantes de leurs conditions de travail et de rémunération ?
Etc…

Deuxième dimension de la précarité fortement induite par la  » crise  » : le rapport non plus au travail, mais à l’emploi.
Augmentation du chômage mais aussi des emplois à statut précaire (cdd, intérim) et du sous-emploi, sans oublier le chantage au licenciement.
Simples effets d’un décalage entre qualifications et poste de travail ? Réajustements structurels de l’économie et du marché ?
Conséquence des privilèges corporatistes de certains salariés ? (il paraît que les coûts salariaux sont trop élevés).
Est-ce la fin de l’emploi stable comme norme de référence ? Faut-il partager le travail ?
Ou au contraire la périphérie d’un marché de l’emploi instable est-elle nécessaire au fonctionnement de l’ensemble de l’économie pour en consolider le centre ? (avec comme objectif pour l’économie mondiale : 20% d’actifs de haut niveau de qualification).
La précarisation d’une partie des salariés serait-elle donc le prix à payer face à la concurrence internationale pour permettre aux autres de continuer à bénéficier de tous les avantages attachés au travail valorisant et/ou à la stabilité de l’emploi ?
Pour les chômeurs, sans lien par définition avec le monde du travail, le seul interlocuteur n’est-il plus que l’Etat-providence ?
Dans une société où l’essentiel des droits sociaux est presque entièrement dépendant des contributions issues du travail, se posent les questions des logiques protectrices de cet Etat-providence. Peut-on et doit-on choisir entre marchandisation libérale et modèle suédois de démarchandisation ?
Quelles conséquences pour le tissu social et les solidarités entre travailleurs ces « nouvelles » formes d’inégalités entre les salariés risquent-elles d’entraîner ?
Et, conséquences dans une troisième et pourquoi pas quatrième dimension de ces processus de précarisations, tout à la fois par rapport au travail et à l’emploi :
– disqualification des individus dans les sphères du privé ou au contraire repli dans ces sphères (famille, couple,…)… ou dans les tactiques communautaristes.
– réduction dans la sphère de la consommation des maigres satisfactions personnelles.
– discriminations sexistes et racistes. Rejet des handicapés.
– radicalisations politiques vers le populisme ou retraits de la vie sociale.
– sentiments d’indignité ou au contraire sur-valorisation de la réussite sociale au détriment des valeurs de solidarité et de coopération.
Et sans rien dire de l’exclusion/précarisation de continents entiers.

Sur quelques conclusions
possibles, provisoires,
très partielles
pour le mouvement social

Pour entrer dans une phase de révolution « , il faut deux sentiments contradictoires et qui sont solidaires : l’espoir et le désespoir. Il faut que les hommes se trouvent dans une situation inacceptable et il faut qu’ils conçoivent une autre réalité  » (Raymond Aron).
La situation est-elle inacceptable ? Si nous pensons que  » non « , il ne nous reste plus qu’à nous souhaiter  » bonne nuit « .
Si nous pensons que  » oui « , il nous reste à réfléchir à l’essentiel : concevoir une autre réalité.
Peut-on en rester aux formes traditionnelles de revendications des salariés ? La garantie d’un emploi mieux rémunéré et au final une meilleure répartition des fruits du travail et des richesses ? Un pouvoir d’Etat garant des droits et devoirs de chacun et des formes juridiques de justice sociale ?
Et lui assigner pour tâche de fixer des limites au capitalisme ? Par exemple de s’opposer aux licenciements des entreprises dont les profits sont importants ? Rétablir une logique de coût social et de service public ?
Mais ne resterions-nous pas alors et encore dans des logiques de négociations avec le capitalisme, et donc dans des stratégies défensives ? Et d’ailleurs qui pourra dire que défendre Pierre ce n’est pas laisser Paul démuni ? Que nos marges de manœuvre ne vont pas se rétrécir comme peau de chagrin ?
Sommes-nous alors condamnés à auto-prôner des situations précaires en nous inscrivant dans des productions marginales et locales ? Ou en acceptant le partage du travail ? Ou celui de la misère, avalisé par les théories de la décroissance ?
Peut-on faire dans ces conditions, tout de suite et ici, l’économie d’une remise en cause des logiques qui sous-tendent les mécanismes du marché et du profit ?
Ou bien doit-on commencer à penser un double mouvement : ré-appropriation par l’ensemble des individus de leur puissance sociale en dés-opacifiant les liens entre économie et politique et en introduisant un nouveau type de croissance et de productivité écologiste et humaniste, car basé sur l’économie en capital matériel et sur la valorisation du travail vivant.
Et peut-on croire à un véritable changement social et sociétal sans redonner le pouvoir aux gens qui travaillent, là où ils travaillent ?
Alors pourquoi la Démocratie s’arrêterait-elle là où elle ne serait plus que d’opérette : à la porte de l’entreprise ?
Et au bout ? Fin du salariat et libre association des travailleurs ? Et plus d’Etat ni de misère ? Rêvons un peu. Mais pas trop… Car n’attendons plus rien d’en haut.
Et conclusion de la conclusion : peut-on rêver à une société sans précarité sans en passer par le dépassement de l’exploitation capitaliste, et peut-on rêver ce dépassement sans se prendre par la main pour s’engager tout de suite dans des processus de dés-aliénation ?
Jean-Paul Lucas

Bibliographie :
Le Capital, de Karl Marx.
Commencer par les fins, de Lucien SEVE. Ed. La dispute.
Le salarié de la précarité, de Serge PAUGAM. Ed. PUF
Travaux de Paul BOCCARA

Fin du capitalisme, décroissance et alternatives concrètes

Avec Christophe BELLEC
Débat du mardi 07/11/2006
Christophe Bellec indique que son exposé va se dérouler en deux temps, avec, à l’issue de chacun d’eux, un débat.
La première partie sera consacrée à l’analyse de la situation actuelle, celle d’un capitalisme qui nous emmène dans le mur et qui ne peut se réformer.
La deuxième partie traitera de la décroissance et des alternatives possibles, concrètes, pouvant concerner chacun d’entre nous.
Christophe précise qu’il n’est pas un conférencier universitaire. Ingénieur de formation, il vient du monde de l’industrie, de la grande entreprise (Moulinex, SEB), qu’il a quitté après dix ans de salariat pour choisir, il y a deux ans, un autre parcours afin de construire une nouvelle expérience. Ce mode de vie choisi, nourrira, avec des éléments pratiques et concrets, cette réflexion.
Freddy Le Saux, qui est à l’initiative de cette soirée, rappelle que, depuis 2000, le Cercle a proposé deux débats sur le changement climatique, sujet crucial qui prend chaque jour plus d’importance. Il présente Christophe Bellec, militant d’ ALDER, qui a beaucoup réfléchi et travaillé ce sujet (voir son excellent journal en ligne Le décroissant lunaire (www.ledecroissantlunaire.com), notamment sur les conséquences sociétales et organisationnelles de ce changement.

Freddy Le Saux
Souvent le capitalisme est considéré comme  » le grand méchant  » qu’il faut abattre parce qu’il nous fait du mal. Mais comment se fait-il qu’il tienne debout depuis tant de décennies ? Peut-être parce qu’on l’y aide nous-mêmes. On joue le jeu, on l’alimente. On accepte de produire ce qu’il nous demande de produire, puis  » gentiment  » de consommer. Ainsi, nous faisons marcher la machine parce que nous y trouvons quelque part notre compte. Patrick Mignard, dans une soirée précédente, nous a expliqué ce phénomène et comment, au cours des  » Trente glorieuses « , notamment, certaines ambitions du mouvement ouvrier ont été abandonnées, en particulier celle d’abolir le salariat (qui figurait, il y a quelques temps encore, sur les cartes de la CGT). Pour ma part, je crois toujours que le salariat est une chose complètement contre-productive pour l’avenir de l’humanité. Mais l’hypothèse de son abolition remettrait en cause beaucoup de choses. Une organisation sans salariat signifierait que les grandes entreprises d’aujourd’hui, très productivistes, très efficaces économiquement, ne pourraient plus exister. Elles laisseraient la place à une autre organisation. Mais est-il encore nécessaire de fabriquer des A380, quand on connaît les problèmes environnementaux ?

Nous acceptons ce système et celui-ci nous formate. Globalement, nous jouons le jeu de vouloir toujours un peu plus et si possible toujours moins cher. Pourtant, en acceptant cela nous scions nous-mêmes la branche sur laquelle nous sommes assis. Arrivent alors les délocalisations… Bientôt, il n’y aura plus que des services dans nos pays. Mais les services ne produisent pas de richesses. Alors, l’acquisition des richesses se fait forcément sur le dos des autres. Je pense qu’être qualifié de consommateur ne convient pas vraiment à beaucoup d’entre nous. Mais la réalité marchande actuelle nous assigne une fonction de consommateur avant celle de citoyen. Cette manipulation est absolument inacceptable.

Florence Aubenas et Miguel Benasayag, que nous avons eu le plaisir de recevoir au Cercle, ont écrit un petit livre remarquable : Résister c’est créer. Le passage suivant illustre bien la démarche de Christophe, qui est d’analyser les choses en profondeur :
 » Tant qu’on ne lutte pas, on reste obsédé par l’ennemi. Mais quand on se met à lutter, on se rend compte que l’ennemi n’est personne. Au maximum tout ce que peut faire un fasciste c’est tuer, vous ou quelqu’un que vous aimez. Mais face au développement de la vie, de la pensée et de la solidarité, que peut-il faire ? A ce moment on se rend compte que l’ennemi ou même le pouvoir ne sont ni faibles ni forts. Les seuls à pouvoir détruire cela, c’est nous, quand nous arrêtons. Mais personne, quelle que soit sa force, ne pourra empêcher le développement des constructions, des expériences, des contre-pouvoirs.  » Résister, c’est créer  » affirmait le philosophe Gilles Deleuze ; c’est-à-dire développer une myriade d’expériences qui permettent de sortir du  » devoir être  » pour passer au  » devoir faire « . Mais, dans ces pratiques elles-mêmes, il n’y a pas à chercher d’engagement transitif classique, une idée qui serait mise en œuvre pour un objectif à venir : je fais cela aujourd’hui pour être libre demain. Nous n’avons pas à nous poser cette question de savoir si nous sommes enchaînés ou émancipés ou même quand nous le serons, poursuit Deleuze. La liberté est toute entière dans l’expérience de liberté elle-même, au moment où elle se fait.  » L’efficacité de l’acte réside dans l’acte « , dit Plotin. En ce sens, ce serait plutôt dans un au-delà du capitalisme et non dans la seule confrontation avec lui que se situe aujourd’hui la nouvelle radicalité.  »

La fin du capitalisme ?

Christophe Bellec
L’idée de la disparition du capitalisme est ancienne dans les mouvements de gauche et d’extrême gauche. Cette  » vieille lune  » reprend aujourd’hui de l’actualité, mais de manière complètement différente, car elle se situe dans un tout autre cadre que celui défini au départ par les marxistes. Leur hypothèse était que ce système s’effondrerait de lui-même, en proie à ses propres contradictions et par les inégalités qu’il génère. En fait, le capitalisme va s’autodétruire pour des raisons qui ne sont pas, à la base, de nature sociale, mais plutôt de nature physique, matérielle, ainsi que par rapport à la  » fin  » du travail.

Le capitalisme se fonde – là je reprends les termes de la réflexion marxiste classique – sur la notion d’accumulation et de reproduction sans limite du capital. Ce système est aussi basé sur une répartition très inégalitaire des richesses créées, ainsi que sur la marchandisation du travail (la transformation du travail en marchandise). Le même constat peut s’appliquer au communisme historique que je rassemble dans la même famille, celle des systèmes productivistes. Avec l’obsession identique d’un développement, d’une croissance, sans limite, communisme et capitalisme se sont rejoints. Le communisme historique en lui-même ne sera donc pas l’avenir du capitalisme.
Alors que Marx pensait que le capitalisme allait s’effondrer sous le poids des inégalités sociales, on se rend compte aujourd’hui que son système socio-économique est plutôt triomphant.

Dans sa logique systémique de type productiviste, le capitalisme s’affranchit de toute limite. Et la notion qui fonde ma conviction de la fin du capitalisme est celle d’absence de limite. Sur l’aspect matériel, sur l’aspect simplement physique des choses, croire à une croissance sans limite est un non-sens absolu. C’est du simple bon sens que de dire qu’une croissance infinie dans un monde fini n’est pas possible. Et pourtant, la grande majorité des gens ont beau le savoir, ils n’arrivent pas à en prendre conscience.

Je distingue principalement deux types de limites qui signalent la fin du capitalisme.
Il échouera d’abord à cause de son incapacité foncière à respecter les limites physiques de l’environnement de la planète Terre, écosystème qui est le cadre (biosphère) de l’aventure menée par l’Humanité. Les signes en sont aujourd’hui le réchauffement climatique et la disparition des ressources, notamment.
La deuxième limite a un caractère plus économique. Elle est liée à l’organisation sociale du travail, ce travail marchandisé mentionné précédemment.

Les limites physiques et écologiques de la planète Terre

Une prise de conscience générale de la question des limites physiques de l’exploitation de notre planète commence à apparaître. Le réchauffement, avancé au départ dès la conférence de Rio (1992), devient une évidence scientifique via tout un ensemble d’initiatives, en particulier la constitution du GIEC, une institution internationale rassemblant plusieurs milliers de scientifiques aujourd’hui unanimes sur la nature des dérèglements climatiques en cours. Jour après jour, les constats sont même plus négatifs, plus  » pessimistes  » que prévu. Quels sont les risques liés à ce réchauffement climatique ? Ce seront : des disparitions d’écosystèmes incapables de s’adapter à la vitesse inouïe des changements climatiques, des effets de type catastrophes météorologiques ou climatiques, des maladies apparaissant dans des régions du monde où elles n’existaient pas, des zones qui vont souffrir de sécheresse, d’autres de précipitations accentuées. Ces phénomènes commencent à se manifester.
Le réchauffement climatique, enclenché aujourd’hui, est un phénomène à très long terme. Il met en oeuvre des mécaniques qui mettront un ou deux siècles à se réguler. Ainsi les dégâts risquent d’être particulièrement lourds sur ce plan. Voici quelques chiffres scientifiquement établis : l’écosystème terrestre (air et terre) sait absorber annuellement à peu près trois gigatonnes d’équivalent carbone, tous gaz à effet de serre confondus (CO2, méthane et d’autres encore). Aujourd’hui on en émet un peu plus de sept. En termes de déséquilibre, ce phénomène ne cesse de s’amplifier, à l’image d’une baignoire qu’on remplit plus vite qu’elle ne se vide.

En ce qui concerne l’épuisement des ressources énergétiques, l’exemple du pétrole est le plus caractéristique. Nous sentons tous que notre société est profondément dépendante de cette ressource. On peut dire même qu’elle en est  » shootée « .
Nous allons au devant d’une pénurie qui ne va pas apparaître immédiatement. Mais dès l’instant où l’on va passer le  » pic de Hubbert  » (d’ici quelques années) – c’est-à-dire le moment où la production possible va décroître, sachant que les consommations, elles, continuent à croître – un effet de cisaillement va se produire, provoquant un ensemble de conséquences économiques et sociales graves. La flambée des cours d’abord. Mais surtout le bouleversement de la vie quotidienne dans notre société qui ne sait pas vivre sans pétrole. Absolument tous les secteurs seront touchés : de l’agriculture productiviste, dont les rendements et la mécanisation sont complètement dépendants de cette ressource, jusqu’à notre alimentation. Cette agriculture consomme à peu près trois calories énergétiques pour produire une calorie alimentaire ! Il y a aussi l’aspect transport, l’aspect chauffage, l’aspect énergie, l’aspect produits et matériaux issus de sa chimie. Tout ce qui fait notre quotidien. Ce système n’est absolument pas soutenable. Et personne ne se prépare à cette transition.
Cette transition ne passe pas par les biocarburants, puisqu’il faudrait entre 4 et 5 fois la surface agricole française pour produire l’équivalent de la consommation nationale de produits pétroliers. Une solution serait de recourir au charbon, puisqu’il est possible de faire du carburant liquide à base de charbon et que les réserves mondiales sont importantes. Mais cette solution donnerait naissance à un cauchemar climatique, le charbon étant la source d’énergie dégageant le plus de gaz à effet de serre (CO2).

Afin de prendre la mesure de l’activité et de la suractivité humaines, l’association WWF a mis en avant depuis quelques années la notion d’”empreinte écologique “. Cet instrument de mesure permet de représenter les prélèvements des humains au niveau de l’environnement et indique les limites dans lesquelles les ressources peuvent se reconstituer. Convertie en hectares pour chaque être humain, le Terre est capable de fournir l’équivalent d’1,9 ha.
Ce niveau de soutenabilité a été dépassé dans les années 70. Actuellement La consommation moyenne des terriens équivaut à 2,3 ha. Ce qui signifie plus de 10 ha pour les Etats-Unis, plus de 5 ha pour la France, etc.
En termes d’empreinte écologique, c’est d’abord dans les pays du Nord, dans nos sociétés occidentales, que se situe le problème fondamental de surconsommation d’énergies.
En termes d’empreinte écologique, c’est-à-dire en termes de consommation et de dégagement de gaz d’effet de serre, le niveau de vie d’un smicard en France ne serait pas soutenable s’il était généralisé à l’échelle de la planète. Le problème ne se situe donc pas au niveau des débats sur l’augmentation du SMIC ou sur l’élévation du niveau de vie. Il est bien au-delà.
Ainsi, les questions environnementales sont devenues premières par rapport aux questions sociales et à leur logique dans la lutte anticapitaliste.

Travail et capital : deux  » complices  » pris en cisaille

Le deuxième mécanisme par lequel l’ogre capitaliste risque fort de se manger lui-même est la disparition du travail, au sens du travail marchand. C’est un sujet un peu plus difficile à expliquer, à appréhender, que le précédent. Nous pouvons le résumer de la manière suivante : le système capitaliste, dans ses fondamentaux, vit dans une contradiction mortelle. D’un côté, il pousse, par le principe d’accumulation, à une productivité sans fin. De sorte qu’il fait peu à peu disparaître le besoin en main d’œuvre par tout un ensemble de biais comme le recours à la mécanisation. Mais, en dépit de ce besoin de faire disparaître la main d’œuvre, il a, contradictoirement, besoin du travail pour son fonctionnement : en termes de mise en dépendance de chacun d’entre nous comme exploité et consommateur.
Le travail subit une sorte de double laminage. D’un côté on essaie de réduire son temps, et de l’autre son coût. Aujourd’hui, l’aspect coût est pris en charge par la division internationale du travail, par la mondialisation (aller le chercher le moins cher possible dans les pays à faible coût de main d’œuvre). Ce double mouvement de réduction (du temps et du coût) tend à faire disparaître ce travail marchandisé. Deux livres décrivent bien cette mécanique : celui du groupe Krisis qui est un manifeste contre le travail, ainsi que celui de Philippe Godard, Contre le travail.
Conscient de cette difficulté, le système capitaliste a essayé de mettre en place des parades comme l’innovation constante qui consiste à pousser de plus en plus nos besoins, à multiplier la consommation, donc en même temps la production. Une autre parade consiste à marchandiser toujours plus le domaine de notre vie quotidienne, c’est-à-dire à étaler le travail marchand sur un maximum de surfaces possibles au long de nos vies (les loisirs, la culture, les services aux personnes, etc.). Il y a aussi la logique de précarisation qui consiste à réduire peu à peu la couverture sociale des victimes du système (dont on tend à se débarrasser), de sorte que celles-ci, pris dans un étau d’urgences par cette réduction, tendent à se mobiliser plus encore, à essayer par tous les moyens de créer de l’activité, du travail, de la croissance, pour se nourrir, pour survivre. Ce phénomène est très perceptible dans des pays comme les Etats-Unis, la Grande Bretagne où la protection sociale s’est très dégradée.
La Chine offre un exemple frappant de cette fuite en avant. Avec une croissance annuelle située entre 10 et 15%, ce pays détruit pourtant en masse le travail,  » produisant  » des millions de chômeurs en plus en quelques années. Le système chinois risque donc fort de s’enrayer assez rapidement.
Sur le plan historique cette machine de productivité, inhérente au capitalisme, a commencé par l’agriculture. Elle a reconverti les paysans dans les usines. Puis, la même mécanique de productivité est intervenue dans les usines. Maintenant, il n’y a plus assez de place dans les services (eux-mêmes victimes à leur tour de la productivité) pour reconvertir les victimes paysannes et ouvrières du productivisme, sans cesse plus nombreuses de par le monde. Il n’y a donc plus d’échappatoire, de simulation possible.

En fait, travail et capital ne sont pas opposés, comme on le croit en particulier dans les mouvements de gauche et d’extrême gauche, ou dans la vision marxiste. Travail et capital sont les deux faces de la même pièce, puisque le capitalisme a besoin du travail pour tenir, pour survivre. Les luttes pour le travail, les luttes sociales, se sont faites dans le cadre du capitalisme, elles ne se sont pas faites  » contre « . Cette  » division  » n’a donc pas lieu d’être car il s’agit du même système, du même problème.

Le capitalisme : une sorte d' »aboutissement  » historique impossible à réformer

Ce système capitaliste, qui est en chacun de nous, n’est pas transformable en soi. Ceci n’est pas forcément une bonne nouvelle car on pouvait penser possible d’essayer de le raisonner, de lui faire prendre en compte les limites par rapport à l’environnement et la notion de soutenabilité. Mais une réforme du capitalisme reste du capitalisme car c’est toujours la même logique d’accumulation, le même affranchissement des limites qui subsistent. Il suffit de voir aujourd’hui la souplesse du capitalisme, comment il sait formidablement s’adapter à tout un ensemble de sociétés : du modèle scandinave suédois à la société chinoise (son bijou !). Une forme dite réformée ne changera donc rien au bout du bout.
Nous pouvons considérer le système capitaliste comme une forme d’aboutissement historique en termes d’organisation socio-économique. Il cumule à la fois une notion d’efficacité matérielle – c’est le système le plus efficace en termes de production de richesses – et une certaine souplesse sur le plan spirituel et sur celui des droits humains.
C’est aussi le système qui épouse le mieux la nature humaine, avec tout ce qu’elle comporte de vices et de vertus. Là encore, on peut parler d’aboutissement.
Cette idée d’épouser la nature humaine fait débat. Débat qui reste cependant assez ouvert, dans la mesure où  » la nature humaine en soi  » ne se présente pas du tout de la même manière d’une société ou d’un pays à l’autre. Cette question ne se pose pas en termes moraux, mais plutôt à partir de mécanismes sociologiques et psychologiques, ces  » défauts  » que chacun d’entre nous peut avoir et que le système capitaliste sait parfaitement exploiter. Telle notre incapacité individuelle à percevoir, en tant qu’être humain, nos limites, notre propre finitude, le fait qu’on soit mortel (pour faire oublier cela, des sociétés se sont bâties autour de l’idée d’éternité, par exemple). Le refus de la limite est donc un élément qui est en nous, que nous avons intériorisé. Ce qui conduit au besoin d’accumuler, d’avoir des richesses, de rechercher la sécurité matérielle. Amplifié par – et à travers – la société, ce trait naturel est systématisé en conception de la vie par le capitalisme.
Il y a également tout un aspect concernant notre imaginaire : ces notions de progrès et de science (peut-être plus caractéristiques des sociétés occidentales), aujourd’hui tellement ancrées. Grâce à ce progrès et cette science qui l’accompagne, le système apporte tant de réussites matérielles que, même s’ils nous entraînent dans le mur, leur remise en cause provoque un blocage d’ordre psychologique appelé  » escalade d’engagement « . Les psychologues ont démontré que l’on préfère persister dans l’erreur plutôt que d’avouer s’être trompé. Ce phénomène, très humain sur le plan psychologique, fonctionne de la même manière sur le plan sociologique.
Il y a un autre aspect, celui de l’espoir, notion qui est profondément enracinée en nous. Le capitalisme sait très bien en jouer. La grande majorité des humains subissent les énormes inégalités sociales existantes, mais chacun arrive à vivre, au moins avec l’espoir que ce sera mieux demain, qu’il va s’en sortir, lui ou les siens.
Il faut aussi mentionner la  » servitude volontaire  » décrite par La Boétie, il y a déjà plus de quatre siècles. Cette disposition qui nous habite fait de nous des personnes ayant peur de la liberté, qui trouvons quelque part dans cette servitude du confort. Ce n’est pas évident de faire face, d’avoir un comportement libre et responsable. Freddy donnait l’exemple du salariat qui est aussi une forme de déresponsabilisation.
Un autre auteur, Günther Anders, a parlé de l’existence d’une “pente prométhéenne” chez l’homme. Ainsi pour celui-ci, être imparfait, le système (capitaliste) est si parfait qu’il a presque honte de sa présence au sein de ce système (au monde). Le facteur humain, en lui-même, apparaît, de ce point de vue, comme étant un défaut du système (capitaliste). Il en serait une erreur, une imperfection qu’il faut corriger, voire mettre au rebut. Et l’homme en a presque conscience lui-même. C’est-à-dire que, de lui-même, il participe à évacuer l’humain comme facteur de dispersion, de désordre et d’erreur. C’est terrible.

Dans de telles conditions, même avec une pleine conscience du caractère inhumain (de  » l’horreur « ) du capitalisme, veut-on réellement lutter contre lui, en particulier dans les pays du Nord qui bénéficient globalement de tous les conforts apportés par ce système ?
Aujourd’hui, dans nos pays, être à la fois victime et coupable du système est un vrai questionnement. Dans son livre, De notre servitude involontaire, Alain Accardo a fort bien parlé de cela. Se battre contre le capitalisme, c’est vraiment se battre contre soi-même.

Une solution pourrait permettre au capitalisme de perdurer, c’est l’option R.A.Z. (remise à zéro). Elle consiste à dire : puisque l’empreinte écologique de 6,5 milliards de consommateurs n’est pas possible, il s’agit de réduire d’une manière radicale la population des humains. Cette option peu agréable à évoquer n’est pas impossible. Elle rejoint quelque part la voie de la disparition de l’espèce humaine, car le risque pour le capitalisme est que, pris dans des mécaniques effroyables, les dégâts collatéraux précipitent l’espèce humaine dans la benne de l’histoire. Ce qui n’est peut-être pas le but.

Face à ce constat qui n’est pas forcément très rose, la deuxième partie de ce débat abordera les alternatives, les solutions qui existent.

Le débat

Un intervenant prolonge les remarques faites dans l’exposé sur l’évolution de la santé dans le monde. Il affirme avoir la certitude que, sur ce plan, les conditions de la destruction de l’être humain (par des maladies), sont déjà en place.

Chistophe Bellec (CB) indique qu’il cherche à être prudent et modeste dans ses démonstrations, notamment sur les sujets peu explorés.
Il est effectivement possible de penser que des choses sont peut-être déjà en route sur le plan des ma-ladies. Mais il faut d’abord bien comprendre que le capitalisme, c’est nous. Ce n’est pas la synarchie, un complot fomenté par quelques centaines de personnes. Effectivement, les profiteurs, ceux qui organisent l’exploitation du plus grand nombre pour leur propre enrichissement, ne sont pas très nombreux. Mais il est faux de dire qu’ils contrôlent complètement le système. Ils lancent seulement une mécanique qui va aussi les broyer, même s’ils seront les derniers à contrôler un peu quelque chose. Quelque part, tout leur échappe dans cette fuite en avant.
Il cite l’exemple de Moulinex (dépôt de bilan) puis de SEB (le groupe concurrent français qui a repris les meilleurs morceaux de la société et  » mis le reste à la benne « ). Son PDG n’a pas plus d’autonomie face au système que son balayeur. S’il n’accepte pas les règles du jeu financier capitaliste, le groupe lui-même disparaîtra. C’est une condition profonde. Ainsi le groupe SEB va supprimer la plupart de ses usines françaises dans les 5 ans qui viennent. Tous les autres leaders de l’électroménager sont déjà en Chine depuis plusieurs années, car les différences de coûts font que ce n’est pas tenable. Ce ne sont que les simples règles capitalistes basiques sur le prix de vente et le prix de revient qui jouent.

Un intervenant souhaite revenir sur l’emploi du terme  » nature humaine  » dans le sens où le capitalisme serait l’aboutissement de ce que l’on est par nature. Affirmer cela signifierait aussi qu’il il y a une nature humaine pour chaque époque car le capitalisme n’est pas le seul système que l’homme ait rencontré. Par contre, il est vrai que cette  » nature de l’homme  » apparaît différente en fonction des sociétés, des cultures, des lieux géographiques. Il ne s’agit donc plus alors de nature humaine.
C’est quasiment un lieu commun de dire que le capitalisme est une sorte de chose divine dont nous ne pourrons de toute manière jamais nous débarrasser parce qu’il correspond à notre nature. Dire cela est aberrant. Le capitalisme n’est tout de même pas une affaire génétique. De plus, cette conception du capitalisme alimente les arguments de ceux qui s’opposent à toute alternative de société. L’emploi du terme “nature humaine” ferme énormément de portes. Et cette analyse-là nous prive d’énormément de solutions.

CB
Oui, elle nous prive énormément de solutions systémiques, c’est-à-dire globales. Elle nous ouvre par contre un champ immense de solutions locales (qui seront examinées dans la seconde partie du débat).
Je suis d’accord avec à ce que vous dites sur cette notion de nature humaine. Évidemment, pour un indigène de Bornéo ou pour un Occidental d’aujourd’hui, la nature humaine peut être complètement différente, en ce sens qu’elle prend des expressions différentes. On entre alors dans un débat sur la nature des sociétés, selon qu’elles permettent de révéler ou de réfréner tels ou tels traits de la nature humaine.
Il y a eu, bien sûr, des milliers de sociétés dans l’histoire ; certaines coexistent encore avec le capitalisme, mais très difficilement. Cette observation doit nous faire réfléchir aux raisons de leur si difficile survie et à aussi à la notion d’autres modes de société. En fait, lorsque je parlais d’aboutissement, en termes d’épouser la nature humaine, cela voulait dire que le système capitaliste apparaît dans les sociétés humaines en tant que produit de milliers d’années d’évolution. Il est probablement né en Occident, il aurait pu naître à Bornéo. Mais dès l’instant où une société va prendre les formes du capitalisme, c’est-à-dire qu’elle va s’appuyer sur une notion de progrès et de croissance, elle aura tendance à rendre impossible le développement des autres. C’est en cela que je parle peut-être d’aboutissement. Et c’est en cela aussi que la nature humaine peut prendre mille expressions différentes. Mais un cocktail particulier a créé des modes de fonctionnement qui, sur le plan matériel et en termes d’efficacité, ont abouti à une société prédatrice : une forme optimale qui détruit les autres modes.
Tout ceci nuance peut-être ce que j’ai pu dire par rapport à la nature humaine, mais je vois ce processus comme une  » fatalité « . Ces quelques traits de la nature humaine que j’ai évoqués sont pourtant aussi les auteurs d’un système qui a prouvé et qui montre aujourd’hui sa capacité à détruire les autres.

Une intervenante explique que, si le capitalisme fait de nous ce qu’il fait, c’est qu’il sait très bien jouer avec le désir, le désir infantile. Et il sait formidablement nous manipuler par ce biais. Nous avons ainsi cru trouver le bonheur…
Aux Assises du Limousin, Patrick Viveret a mentionné cette société qui n’est pas celle du bien-être, mais du bien avoir. Tant qu’on est dans l’avoir, on est dans le désir, pas dans l’être. C’est seulement le jour où nous aurons compris cela et quand nous serons capables de ne plus être infantiles dans nos désirs que nous pourrons nous passer du capitalisme. Pas avant.

Une intervenante se demande s’il n’a jamais existé, ou s’il existe, une société qui ne fut pas capitaliste dans son esprit, dans sa façon de fonctionner. A ce sujet, elle pense, par exemple, à l’étude de Jean-Jacques Rousseau, au 18ème siècle, sur l’origine de l’inégalité. Rousseau disait qu’à partir du moment où existe l’idée de propriété, cette idée engendre le pouvoir lié à la possession, le pouvoir de l’argent, les guerres, les meurtres, etc.
L’humanité se serait-elle épargnée s’il n’y avait pas eu l’histoire du champ clos (enclosure) qui est le symbole de cette volonté de la puissance, de pouvoir ?

Freddy
Nous rencontrons les problèmes de l’inégalité et de la hiérarchie dans toutes les sociétés. Mais regardons la vie que nous menons en France de nos jours. Même si celle-ci se dégrade, elle reste globalement très confortable, avec une société assez égalitaire. Mais malgré les nombreux avantages offerts ici par le capitalisme, le problème n°1 est que nous avons passé la ligne rouge, que nous arrivons à la limite.
Il y aura toujours la hiérarchie et les luttes de pouvoir. Et il serait bien sûr plus intéressant de transformer la compétition en coopération. Mais nous resterons probablement compétiteurs encore longtemps. Le problème fondamental c’est que nous avons oublié la notion d’équilibre. Le système ne tient pas la route et, à ce rythme, il n’en a que pour quelques décennies au maximum.

CB
A propos du débat Nord-Sud, un auteur comme François Partant a beaucoup parlé d' »après développement  » et noté que la richesse du Nord est tout de même basée sur la misère du Sud. Du plus local au plus global, le système capitaliste joue en permanence sur les différenciations, les inégalités. C’est finalement un enchaînement, une pyramide constante de niveaux d’inégalité toujours plus importants, de la plus petite échelle à la plus grande échelle. Aujourd’hui, à propos “d’après développement”, les successeurs de François Partant disent que la meilleure chose à faire pour aider les pays du Sud est surtout de ne rien faire, de les laisser. Car dès l’instant où les solutions du  » développement  » s’appliquent, celles-ci interviennent pour asseoir et maintenir encore un peu plus longtemps le système chez nous, sachant qu’il n’est pas soutenable.

Un intervenant
J’ai une question simple. C’est une question d’idéologie. Si le communisme a disparu, c’est parce qu’il s’est écarté des textes fondateurs. Le capitalisme aujourd’hui, lui aussi, s’est largement écarté des textes fondateurs. Le capitalisme c’est bien Ricardo, Adam Smith, etc.

CB
Ca ne lui pose aucun problème. C’est là où ça posait un problème de dogme : dans les régimes dits communistes. J’ai parlé tout à l’heure par rapport à une souplesse, en termes de respect des droits ou en termes même de respect des croyances. Le système capitaliste, il ne croit pas à grand-chose. Il n’a pas des masses de dogme. C’est ce qui fait aussi une de ses forces, en quelque sorte. J’ai évoqué l’exemple de la Suède et de la Chine. Quand on regarde les deux pays, on comprend qu’ils ne sont absolument pas comparables dans la réalité vécue dans la société. Les mécanismes sont néanmoins les mêmes. Je ne pense pas qu’il y ait de contradiction du capitalisme par rapport à des textes fondateurs. Il n’y voit pas d’importance. Et puis il pourra dire son contraire demain, mais ce n’est pas très grave. Il continuera sur sa marche. Ce qui visiblement posait un problème à d’autres modèles de société, d’autres régimes.

Un intervenant
J’aurais énormément de choses sur lesquelles intervenir, mais bon, ça serait trop long. Je suis en complète contradiction avec ce que j’entends.
Le premier aspect est l’aspect physique et climatique. Bon, je ne suis pas aussi optimiste que vous sur le phénomène capitaliste. Quoiqu’il semblerait que certaines personnes s’y trouvent extrêmement bien et pensent que le capitalisme, il faut en changer pour des raisons de limites climatiques : physiques.
Moi je ne m’y trouve pas particulièrement bien. Il y a beaucoup de gens qui ne s’y trouvent peut-être pas particulièrement bien. Pour moi, si je veux la disparition du capitalisme c’est parce que ce serait impossible de continuer. Ces limites climatiques, le système capitalisme est peut-être capable de les absorber. Ce serait à voir, et à voir de plus près et étudier les quantités de CO2, accompagnées de désertification, maladies et autres. Je ne suis pas certain qu’il ne les absorbera pas. Les sources d’énergie, où est-ce qu’il peut les trouver ? Les sources d’énergies solaires, entre autres, et il y en aura d’autres. Donc ce n’est pas là-dessus que je vais me lancer. Je pourrai ; parce que je connais un peu aussi ce problème-là dans la mesure où je peux l’enseigner.
Je ne suis pas aussi optimiste que vous voudrez bien l’être. J’insisterai sur un autre côté. Alors parlons sur les histoires de “nature humaine”. Là, je suis quand même un peu étonné : mettre tout le monde dans le même sac et penser que tout le monde réagit à peu près de la même façon, donc qu’il existerait une véritable nature humaine. Ca a été relayé par une première intervention et vous avez dû moduler, effectivement.
Une première chose. Je ne sais pas si on est des accumulateurs, mais je connais un certain nombre de gens qui vivent dans la société capitaliste française qui ne sont absolument pas des accumulateurs, qui ont refusé d’accumuler depuis très longtemps. Quand on parle de hiérarchie, là c’est pareil. Je connais un certain nombre de gens qui, systématiquement refusent des postes hiérarchiques et font en sorte d’avoir un travail – alors là je ne sais pas parce que quand on parle de travail, je suppose que vous parlez de salariat : alors il faut dire travail salarié – (Marx le disait, salariat aussi). Donc il y a des gens qui ont refusé de faire ça. Il y a des gens qui ont refusé d’être ingénieur ; il y a des gens qui refusent de bosser à l’usine. Il y a des gens qui refusent de travailler dans une entreprise. On ne peut pas mettre tout dans le même sac. Car après on s’avance sur des histoires de capitalisme inhérent à une sorte d’évolution sociétale. On pourrait retrouver les travaux de Pierre Clastres sur les sociétés contre l’Etat pour essayer de comprendre comment on peut parler de l’Etat. L’Etat qui est quand même le pivot central de différents systèmes et en particulier le capitalisme ; ça c’est quand même extrêmement intéressant. Il a existé et il existe encore des sociétés sans Etat. On ne va pas se lancer dans des discussions sur les travaux de ces anthropologues (non marxistes, je le signale au passage) dont le chef de file était Pierre Clastres.
Je ferai dans la provocation : on est un certain nombre de gens à avoir refusé de venir à ces Assises, parce qu’on considérait qu’aller à ces fameuses Assises, c’était conforter le système qu’a priori on veut empêcher de perdurer. Donc vous voyez que peut-être on n’est pas tous sur la même longueur d’onde. Non, il n’y a pas de nature humaine dans ce sens-là.
Alors effectivement la société capitaliste est dévoratrice et effectivement elle a tendance à détruire toutes les autres sociétés, tous les autres types de société à côté, certes, je suis tout à fait d’accord là-dessus. Mais il existe d’autres types ; il y a des gens à d’autres périodes qui se sont lancés là-dedans. Je ne relancerai pas le débat sur les réalisations de la révolution espagnole de 1936. On peut cependant citer cet autre exemple qui a mis en jeu des centaines de milliers de personnes qui n’avaient pas cet esprit d’autorité, cet esprit de hiérarchie, cet esprit d’accumulation. Ils se battaient pour bien autre chose. Et ils ont su le faire.

CB
Je suis quasiment intégralement d’accord avec vous. Voilà, c’est tout ce que j’ai à dire. Par rapport à la notion de travail : oui évidemment, il y a des gens qui résistent. Je ne me suis pas assez expliqué. Si je suis là, j’en parlerai tout à l’heure dans la deuxième partie : les alternatives. Juste un détail, sur lequel je n’ai pas forcément assez insisté non plus. Noir et blanc n’existe pas, d’accord. Mais, d’ailleurs, la science n’a pas forcément bien compris non plus. Etant de formation scientifique, plus j’ai avancé dans ma formation, plus je me suis aperçu qu’on comprenait de moins en moins comment ça marche. En particulier de manière binaire. C’est plutôt dans la statistique aujourd’hui. Donc, quand j’évoque tout un ensemble de comportements ou de choses de ce type, ce sont des comportements statistiques moyens, massifs, majoritaires si vous préférez. Sachant qu’une société est plutôt basée sur un fonctionnement majoritaire. Evidemment qu’il y a des gens qui résistent, qui ont résisté et qui résisteront. C’est quand même le but. Il faut juste savoir – et c’est pour ça que j’ai insisté sur ces points-là – : il ne faut pas se leurrer par rapport à ça, sur le nombre de ces expériences, sur leur impact réel (je ne dis pas qu’elles n’ont pas un impact), mais aujourd’hui quel impact ont pu avoir ces expériences sur l’avancée ou l’avancement, le cheminement du capitalisme ?
Malheureusement : réellement, concrètement pas grand-chose. Voilà. C’est tout, mais cela ne nous empêchera sûrement pas de continuer dans d’autres voies, de chercher ces autres voies. Ces autres voies, j’en parlerai tout à l’heure, pour moi, elles ne peuvent plus être globales. Parce que quelque part, de manière systémique, le capitalisme soit il les élimine, soit il les récupère aussi, soit il les convertit en quelque sorte.

Un intervenant
A propos du capitalisme, Monsieur, là, a dit : le capitalisme se perd parce qu’il s’éloigne de ses dogmes. Je ne sais pas ce que ça veut dire. Mais je me dis d’un seul coup : qu’est-ce que c’est que le capitalisme ? quel est le dogme ?
Le capitalisme, je ne sais pas ce que c’est. J’aimerais le savoir. Mais en termes clairs.

Un intervenant
Vous venez d’évoquer, il n’y a pas longtemps la situation de la planète aujourd’hui et vous avez évoqué les problèmes Nord-Sud. C’est là-dessus que je voulais intervenir. Je voudrais que vous l’approfondissiez un peu. J’ai vu un fossé entre le Nord et le Sud. J’y vois que effectivement il permet au capitalisme aujour-d’hui, non seulement de ne pas revenir sur la loi de la jungle, mais de développer la loi de la jungle. C’est ça le libéralisme aujourd’hui, à tout va. Et alors, je suis un petit peu déconcerté parce que la grosse majorité des gens chez nous ne le voient pas ou tout au moins n’y croient pas.
La prise de conscience, effectivement elle est, du fait de ce pillage, un peu plus longue chez nous, mais peut être un peu plus rapide aujourd’hui justement dans ces pays du Sud. Vous avez parlé des erreurs du capitalisme, vous avez parlé effectivement de sa mort. Je pense que : il le sait. Ces erreurs, il ne peut pas les éviter parce que c’est ses tares, il a des tares dont il ne peut pas se défaire, qui sont les injustices qui lui sont collées à la peau et font partie de son dogme, comme disait monsieur tout à l’heure.

CB
C’est assez touffu votre intervention, je ne vais pas pouvoir répondre à tous ces points.
Je vais d’abord répondre par rapport à : c’est quoi le capitalisme. Comme je vous l’ai dit, je suis obligé d’aller à une vitesse folle. Des ouvrages là-dessus, il y en a pléthore aussi. Moi j’ai relevé trois points qui paraissent caractériser un système comme celui-là. Là je relis juste le bout de texte que j’ai pu mettre dans l’article qui est actuellement sur le site du cercle Gramsci qui sert de base à mon intervention : c’est un système qui est dans une obsession permanente d’accumulation de capital, sans borne ni limite pour assurer sa reproduction et maximiser ses profits.
Après on va entrer dans : c’est quoi qui va constituer le capital en soi et en quoi des sociétés, monétaires avec des circulations d’argent et de capital, ont très bien pu vivre ; à quel point le capitalisme se caractérise par ce mécanisme qui fait que le capital et les tenants du capital ont besoin d’augmenter sans cesse l’accumulation, d’augmenter sans cesse le profit qu’ils en tirent. C’est une voie possible parmi un certain nombre de sociétés monétaires ou monétaristes. Celle qui s’appelle capitaliste, ce serait celle-là.
J’ai parlé ensuite d’une répartition profondément inégalitaire des richesses produites au profit d’une petite classe possédante. C’est le principe de la lutte des classes. Sur tous les sujets dont je parle ici – je l’ai dit aussi au début – je n’ai ni la science infuse ni suis juge, si il y a des personnes qui sont expertes, qui connaissent mieux le sujet, il ne faut pas hésiter.
Il y a aussi le point que j’ai appelé une pression aliénante sur le prolétariat au travers de la marchandisation forcée de la force de travail pour vivre et survivre. C’est aujourd’hui cette marchandisation qui est à l’échelle mondiale ; ça aussi c’est une forme plus innovante. Il y a une pléiade de sociétés qui ont existé – ça aussi on en a parlé tout à l’heure sur le débat de la nature humaine.
Voilà, c’est basé sur ces principes-là. Ils ont montré l’efficacité redoutable qu’ont les sociétés qui ont choisi de se bâtir là-dessus et là je rebondis par rapport à l’intervention de la deuxième personne sur la notion d’injustice sociale.
Moi je ne suis pas convaincu que le capitalisme va disparaître sous les coups de boutoir, d’un peuple ou d’une population qui n’en pourra plus de l’injustice sociale. Je pense que le système a lâché du lest sur un certain nombre de choses par rapport au capitalisme du 19ème siècle, pour prendre la période pendant laquelle les penseurs dits marxistes – il y en a eu d’autres depuis – ont pu écrire ces premiers ouvrages là-dessus. Le capitalisme a lâché du lest. Sur un certain nombre de points, il s’est tempéré. Mais, sur ses principes fondamentaux, il continue gentiment à promouvoir cette forme d’accumulation et de maximisation des profits. Donc, là où il est obligé de lâcher, il lâche. Effectivement je ne renie pas les nombreuses luttes qui ont eu lieu jusqu’à présent. Elles ont simplement eu lieu dans le cadre du système, pour la plupart. Vous évoquez des expériences alternatives qui vont pas changer fondamentalement les choses, mais, aujourd’hui, les luttes restent dans ce cadre-là aujourd’hui. Je ne pense pas que les inégalités sociales changent grand-chose.
J’étais depuis quelques jours avec un porteur de projet qui veut créer une activité en Algérie. Il m’a expliqué ce qu’est l’Algérie aujourd’hui, c’est-à-dire une centaine de personnes qui tiennent 90% des richesses pétrolières et gazières du pays, tout le monde le sait, et pourtant il ne se passe rien. C’est-à-dire qu’effectivement, il ne peut rien se passer, sachant que peut-être des révoltes et des révolutions auront lieu, mais quelque part c’est tout à fait possible à un système de cette nature, dès l’instant où il tient un certain nombre de leviers du pouvoir, de durer longtemps malgré la pleine conscience de l’injustice. Et que ça ne change pas grand-chose.
Par rapport aux pays Nord-Sud, je terminerai là-dessus. C’est vrai que c’est un sujet plus vaste que ce que j’ai pu évoquer en quelques phrases ou quelques minutes. J’ai essayé d’expliquer le fait que finalement ce qui se reproduit à une petite échelle, c’est la même chose à grande échelle. C’est-à-dire l’échelle mondialisée. On le voit moins, parce que c’est plus loin, en quelque sorte, même ici on ne le voit pas : tiers-monde, quart-monde même combat. Je suis peut-être un peu réducteur, mais voilà. Il y a des ouvrages qui sont tout à fait remarquables sur le sujet de l’Afrique : ce que François-Xavier Verschave a pu écrire sur la Françafrique. C’est un niveau d’écoeurement qui est énorme. Et pourtant ça continue, ça dure quand même. Peut-être qu’effectivement des révoltes se feront dans les pays du Sud, je ne sais pas. Ce ne sera sûrement pas grâce à nous. Ce sera contre nous, enfin contre l’emprise qu’on peut avoir sur leurs sociétés. Je ne pense pas que, même si le Sud s’émancipe de la tutelle des pays du Nord, le capitalisme chez nous se remette spécialement en cause. Il tempérera en fait. Même s’il venait quelque part à être un agent de la transformation ou de la remise en cause de ce système-là. peut-être que le Zaïre aura un capitalisme à la suédoise. Mais ce sera toujours un capitalisme.

Freddy
On va faire une deuxième intervention sur : vers quelles solutions, vers quoi peut-on aller. Et puis on débattra après.
J’aurai à répondre à plusieurs choses qui se sont dites là. C’est Benasayag qui dit dans ce petit livre Résister c’est créer : le problème c’est qu’une société, ça ne se fabrique pas. Personne ne fabrique une société au sens où un artisan fabrique un meuble, par exemple. La société est la résultante d’un ensemble de composantes, d’actes, de gestes, etc. Et je pense que si on est là, eh bien c’est qu’effectivement, il y a des gens qui vivent différemment, qui pensent différemment, sinon je serais resté chez moi ce soir.

Décroissance et alternatives concrètes

Dans la première partie du débat, j’ai énoncé les risques énormes encourus aujourd’hui par l’humanité dans sa fuite en avant. J’aimerais dire à présent qu’il existe cependant d’innombrables choses positives en termes de solutions. Elles résultent d’un constat fait à travers mes lectures et ma propre expérience. Ces solutions ne sont pas forcément très visibles, parce qu’elles sont modestes et pour l’essentiel restent à créer. Elles viennent de nous tous, de chacun d’entre nous. Elles se placent sous le terme de  » décroissance « , notion aujourd’hui très débattue, difficile à définir, parce que s’appliquant à un foisonnement d’idées et à une myriade d’expériences.
La décroissance, appellation imparfaite, fait l’objet d’innombrables débats entre auteurs et experts, parce qu’elle semble mettre les formes alternatives en rapport direct avec le capitalisme (le système de la croissance) et en faire son négatif.
Mais la décroissance a un double avantage. Elle indique d’abord que c’est cette frénésie, cette obsession de croissance qui nous mène dans le mur et, ainsi, fait comprendre que c’est de l’autre côté qu’il faut aller pour avoir une chance de s’en sortir. L’autre avantage est que ce mot n’est pas récupérable par le système. Il paraît difficile d’imaginer que le capitalisme puisse reprendre l’idée de décroissance, comme il l’a fait avec le développement durable.
Mais ce qui est peut-être plus important encore, c’est que la décroissance n’offre pas de modèle de société, ne fait pas système (un  » alter  » ou un  » contre-système « ). La décroissance se présente plutôt comme un non système (un antisystème non système), une absence de système.
La raison en est qu’il ne s’agit pas d’une solution de sortie du capitalisme par le haut, mais plutôt  » par le bas « , par le local. Elle s’applique à des individus et à des groupes d’individus particuliers, plutôt qu’à des groupes ou des sociétés qui ont des structures globales.
Peut-on dire alors qu’une telle sortie du capitalisme, plus ou moins individuelle, ne revient pas à basculer dans une forme d’autarcie ? Non, car un tel retour n’est pas possible et qu’il y a de toutes façons un vrai besoin de collectifs, mais pas tels qu’ils sont bâtis aujourd’hui. C’est au travers d’eux que les choses vont pouvoir se faire. Collectifs autant que possible à taille humaine ; collectifs choisis plutôt que subis.

Un exemple simple

Je vais prendre l’exemple simple du pain pour illustrer dans notre vie quotidienne cette notion de collectif subi ou choisi. A ce sujet, il se présente tout un éventail de solutions qui vont de l’autarcie complète à la dépendance la plus grande par rapport au système. La solution autarcique consiste à semer, à récolter, puis moudre son grain, fabriquer son pain et le cuire au feu d’un bois qu’on aura ramassé soi-même. A l’opposé, le système complètement intégré consiste à aller acheter son pain à l’hypermarché : solution la plus simple et la moins fatigante ( » je prends, je paye et je sors « ). Par contre, la farine vient peut-être d’Ukraine, le pain est fabriqué par une centrale boulangère qui fournit 200 magasins sur toute une région de France, le sachet plastique qui l’enveloppe a été fabriqué à 300 kilomètres de là. Dans une telle structure, nous n’avons aucune marge de manœuvre pour influer sur la qualité du produit, son emballage, ou seulement savoir comment il est fait. Alors, d’ici à imaginer modifier les choses !
Entre ces extrêmes, il y a une panoplie qui va de la boulangerie industrielle ou artisanale au paysan boulanger qui fabrique du pain pour cent ou deux cents personnes.
Je prends l’exemple d’un paysan boulanger parce que c’est un sujet sur lequel je travaille actuellement. Ainsi dans mon projet de coopérative d’entrepreneurs salariés, il se trouve des participants dans cette situation. Dans ce contexte, le collectif a alors beaucoup plus de sens. Ce boulanger connaît tous ses clients, qui le connaissent plus ou moins. Ainsi des différences peuvent se créer. Ce type de collectif est un milieu qui fonctionne avec la prise en compte de chacun en tant qu’individu. C’est une structure à taille humaine.
Cet exemple peut se transposer à une multitude d’échelles, sur l’ensemble du fonctionnement de la société (relations aux produits et à la consommation).
L’interdépendance y est mise en évidence : nous percevons qu’on dépend des autres et que les autres dépendent aussi de nous.
L’idée de décroissance rend visible la manière dont on fonctionne concrètement en tant qu’individu. On se rend compte alors des choses qu’on peut changer dès maintenant, ainsi que des situations que l’on ne peut pas changer encore. Par exemple, l’idée de produire son propre biocarburant (on ne pourra pas se passer des pétroliers du jour au lendemain, malheureusement).

La simplicité volontaire

La décroissance n’est pas de dire :  » je brûle ma voiture parce qu’elle me fait dépendre du capitalisme ». La décroissance : ce n’est pas  » moins « , c’est réfléchir vers le moins. C’est une dynamique, c’est un mouvement. Nous ne pouvons pas prendre tout de front en permanence. Nous sommes aussi situés à une place dans une société qui est ce qu’elle est, et nous n’en avons pas forcément décidé. Mais si je n’ai pas de prise à l’échelle globale, je peux, morceau par morceau, retirer un certain nombre de fils qui m’accrochent à un système économique qui va dans le mur.
La décroissance c’est, à l’échelle locale, réfléchir et, à chaque fois que je peux, substituer une dépendance choisie à une dépendance subie par rapport au système.
C’est cette démarche, rapportée à la vie quotidienne, que l’on appelle aussi la simplicité volontaire, forme plus individuelle de décroissance.

Le collectif choisi

Dans un ensemble de domaines cette démarche est évidemment assez complexe : en premier lieu dans celui du travail marchand. La question est de trouver personnellement et concrètement des formes de travail permettant de sortir petit à petit du système.
Il faut être très modeste sur ce plan ; il n’y a pas de solution simple, puisque c’est là un des points auquel le système capitaliste tient le plus fortement. C’est dans le travail que l’on dépense le plus d’énergie, de temps, contre l’argent qui permet de vivre plus ou moins bien, de survivre. Et de manière collatérale on continue à alimenter un système avec lequel on n’est pas forcément d’accord. Mais il existe un ensemble de domaines pour lesquels des solutions plus simples existent. Les petites choses sont importantes : le tout est de se mettre en route. Il est important de ne pas tout prendre de front : on va faire là où, peu à peu, de plus en plus de personnes souhaitent se détacher du système. Elles vont se retrouver et se dire : je vais essayer de trouver des solutions pour être plus autonome, plus indépendant. Alors apparaît cette notion de collectif choisi autour du fait d’être ensemble pour essayer de faire autre chose.
Je vais prendre un exemple tiré de mon expérience personnelle. J’habite à Eymoutiers et suis en lien avec un ensemble d’initiatives locales sur le plateau de Millevaches et autour. Sur le plan alimentaire, une sorte de coopérative de consommateurs constituée de 65-70 membres s’est créée. Tous les six mois, l’association passe commande pour plusieurs dizaines de milliers d’euros à une centrale d’achat en bio Cette initiative qui court-circuite un ensemble d’intermédiaires, de la grande distribution ou de la petite, évite, de surcroît, un déplacement 100 km pour s’approvisionner à Limoges en légumes secs, farine, et produits divers. La livraison se fait par camion contenant les marchandises sur palettes. La distribution est faite bénévolement par les membres de l’association qui en assurent aussi la gestion. C’est une manière d’obtenir, à une échelle modeste mais significative, des prix plus intéressants et de se couper d’un certain nombre d’intermédiaires du système. La vie de la coopérative permet aussi des moments conviviaux. Du facteur humain est ainsi remis dans ces formes de collectifs choisis.
Mon deuxième exemple sera professionnel (j’ai expliqué que j’étais ingénieur de formation, cadre d’entreprise, et ai refusé de continuer de collaborer au système). Aujourd’hui, je travaille sur un projet de coopérative d’entrepreneurs salariés situé sur un large territoire autour de Millevaches. C’est une structure qui accueille des entrepreneurs individuels qui veulent sortir du salariat, créer leur activité, mais ne veulent pas le faire seul car, en plus de la maîtrise de son propre savoir faire, il faut maîtriser tout le champ administratif, juridique et comptable.
Ce projet, né sous forme associative, rassemble des personnes intéressées, soit à titre personnel (des porteurs de projet), soit en tant que personnes ressources voulant aider ce système à émerger (des structures comme Ambiance Bois, Direction Libre ou d’autres associations du plateau de Millevaches). J’ai trouvé ma place dans cette coopérative en tant qu’animateur-accompagnateur des porteurs de projet. C’est-à-dire que je recycle tout un ensemble de compétences que j’avais mises au service d’un système auquel je ne croyais plus : compétences concernant le chiffre d’affaire, la vente des produits ou services… auxquelles on ne peut pas échapper sur le plan économique. Sous cet aspect, le projet n’est pas vraiment alternatif, mais il l’est plutôt sur le fait de se constituer en collectif pour, ensemble, faire mieux, partager les choses, profiter du temps dégagé pour essayer soi-même de développer des solutions plus autonomes, soit dans sa consommation (par exemple, faire un jardin, ce qui est complètement décroissant dans l’esprit), soit pour expérimenter des activités d’échange avec les personnes. C’est aussi une manière de sortir peu à peu de ce lien de dépendance avec le travail, avec le système.
Je le répète, je ne me permettrais pas d’être donneur de leçon en quoi que ce soit, notamment sur un sujet aussi difficile que le travail, puisque nous sommes tous un peu responsables et un peu victimes en même temps du système.
On peut multiplier les exemples, comme se chauffer ou se loger d’une manière plus autonome, etc. Ce n’est jamais très simple, mais cela permet de constituer beaucoup de liens sociaux nouveaux. Le but n’est pas d’être puriste, car alors on se ferme aux autres. Il s’agit d’avancer peu à peu, de proche en proche, selon une méthode pragmatique.
L’exemple de cette coopérative montre qu’il peut exister un autre mode d’entreprise. C’est peut-être aussi une manière de se détacher du système en travaillant dans un autre contexte que celui des entreprises capitalistes classiques où le salarié n’a pas voix au chapitre. Dans une coopérative, le principe 1 personne = 1 voix se rapproche d’un fonctionnement démocratique, alors que la démocratie s’arrête habituellement à la porte des entreprises du fait du lien de subordination fixé par le contrat de travail. Donc il existe aussi des formes qui essaient de développer d’autres relations au travail et une autre responsabilisation de la personne en tant que travailleur.
La décroissance au sens politique

Dans cette perspective, la notion de politique perd son sens habituel, c’est-à-dire celui d’action massive de groupes sociaux déterminant des solutions plutôt globales. La décroissance au sens politique retrouve la définition originelle de la démocratie, c’est-à-dire la gestion des affaires de la cité par ses citoyens. A ce sujet, il y a aussi débat au sein des différents mouvements pour la décroissance. Certains croient que la solution par le haut est possible. Je ne le crois pas. C’est au niveau local que la démocratie se construira.
La question politique telle que je la pose réinterroge aussi une aspiration qui nous est nécessaire : l’utopie. Aujourd’hui, je n’envisage pas une forme globale d’utopie sur le modèle d’un grand soir surgi du mouvement révolutionnaire général. Je crois plutôt à une forme d’utopie très proche. Nous avons peut-être une solution  » entre nos mains  » qui ferait que le capitalisme se déliterait de lui-même, parce qu’on refuse peu à peu de lui prêter main forte, de coopérer avec lui. L’utopie est de dire que le capitalisme s’effondrera de lui-même par la désertion de ses membres, puisqu’à l’endroit où plus personne n’obéit, plus personne ne commande. C’est un principe qui était à la base de mouvements de non-violence tels que celui de Gandhi. C’est à mon avis une utopie plus réaliste que l’idée d’un bouleversement général transformateur.
C’est un projet qui, à mon avis, est digne ; qui est porteur de sens, en tout cas.

Le débat

Un intervenant :
(Cette intervention se rapporte à la première partie du débat).
Je pense que c’est un des traits les plus marquants et les plus probants de la réalité de la globalisation des pensées que votre incapacité à concevoir qu’il a existé d’autres formes de société. Il est inexact d’affirmer, par exemple, l’éternité de la hiérarchie car d’autres configurations sociales ont effectivement existé, existeront, et existent encore.
Pierre Clastres a effectivement montré qu’à une époque, avant la colonisation de l’Amérique du sud, quasiment le quart de l’humanité, hormis l’empire maya, fonctionnait selon des systèmes qui n’étaient pas ceux de l’accumulation. Des tribus détruisaient même le reste des récoltes au bout d’une année, parce qu’elles ne voulaient pas avoir de surplus et vivre conditionnées par l’accumulation sans fin.
Avant d’être un système, le capitalisme est une philosophie. C’est une conception des choses : celle d’accumuler de l’argent (cf. Marx, Le capital). Bourdieu ajoutait que l’accumulation concerne aussi le capital symbolique, le capital culturel, le capital social et d’autres formes de capitaux. Ainsi la société qui découle de l’accumulation de ces divers capitaux est une société capitaliste. Le féodalisme est aussi une philosophie, celle de la foi qui guide la société. Le communisme, celle de la mise en commun. Je pense qu’on doit s’autoriser, aujourd’hui plus que jamais, à penser qu’il est possible de vivre le communisme. Et de ce point de vue-là, il n’y a pas de demi-mesure.
A mon avis, il est grave de refuser de penser qu’il n’y a pas vraiment d’autres possibles et qu’aujourd’hui d’autres formes de contestation, qui sont aussi des contestations en actes, existent. Je citerai simplement au Mexique le Chiapas et la révolte récente à Oaxaca, que d’aucuns appellent justement  » Commune  » d’Oaxaca.

Un intervenant :
Des solutions véritables ne peuvent advenir que si un nombre suffisant de personnes se mobilise. Les alternatives locales ne constituent que des soupapes aux contradictions du système, lequel en profite pour perdurer. A l’heure actuelle, la société produit des consommateurs et de la sorte maîtrise le monde. Tant qu’on demeure sous la coupe des Etats on est aliéné, Nous sommes des terriens et des humains avant tout. Il y a une solution : le communisme. Si personne n’est prêt à essayer de faire quelque chose de global, rien ne suivra.

CB :
C’est une perception des choses ; le débat est ouvert. J’ai la conviction qu’au-delà d’une certaine taille, un groupe humain devient fondamentalement non gérable sur le plan démocratique, celui du pouvoir. Une solution globale, systémique, reproduira des travers de ce type : individu ou citoyen sera dans l’incapacité de contrôler, de donner son avis, sur quoi que ce soit. D’où la mise en œuvre de cette notion de  » collectifs choisis  » qui doivent être, à mon avis, de taille restreinte : 100 à 200 personnes au maximum. Au fond, la crise actuelle de l’organisation Attac signifie que la vie de ses comités locaux – riche, autonome et très diverse – est remise en question et risque de s’écrouler à cause d’un problème de structure globale, de  » comité central « .

Un intervenant :
Quand tu parles de global, tu parles en fait de centralisation. Mais dans le communisme issu du socialisme autogestionnaire, le local et le global vont ensemble. Je suis d’accord sur la démarche régionaliste et locale par laquelle une large autogestion est possible. Mais on ne peut se priver de lien avec le reste du monde. Nous vivons dans un système global dont tu as d’ailleurs justement décrit les fondements. Il s’agit donc d’un projet de société.
Le capitalisme intègre aujourd’hui les notions de développement durable et de décroissance dans un cadre très réformiste, dans une sorte de capitalisme à visage social et écologique. Il en a même fait une doctrine.
Face à une situation de chaos, voire face au risque d’une disparition de notre espèce, la vision humaniste et éthique est réductrice et ne va pas au fond du problème car, à mon avis, la responsabilité et les causes des destructions sont économiques et politiques. Il existe une écologie politique dont il faudrait parler. Elle traite du changement des modes de production, d’échange et de consommation. Je n’entrevois pas d’autres solutions. Mais ce n’est surtout pas en partant de la culpabilité individuelle et du mode de vie individuel qu’il va être possible de changer les choses.
On jette trop vite le socialisme avec l’eau du bain. Le communisme qui a existé n’est à mon sens qu’un capitalisme d’Etat. Mais pourquoi ne parlerait-on plus du communisme aujourd’hui ? Comme si c’était la fin de l’Histoire ! Je pense que le socialisme peut emprunter une autre forme ; ce sera peut-être un autre débat.

CB :
Le mot  » autogestionnaire  » me convient très bien comme définition. Et si ça s’appelle  » socialisme « , pourquoi pas ? J’ai employé de manière un peu abrupte l’exemple du communisme pour dire qu’il s’agissait, là encore, d’une vision globale. Et ce n’est pas dans cette voie, telle qu’historiquement on a pu la voir, qu’il faut chercher une solution à la fin du capitalisme.
Oui, le local et le global s’articulent. Mais on passe beaucoup de temps à réfléchir en global et pas assez à agir en local. Je pense que la pensée globale s’enrichira de ce qui se passe en local et non l’inverse. Le fait de reposer la construction d’une société soutenable sur de petites communautés, à l’échelle de petits collectifs, n’empêche pas de se questionner sur des besoins produits par des structures supérieures à cent personnes. Il faudra faire vivre des chemins de fer d’un bout à l’autre du pays, l’énergie, ainsi de suite.
Je considère que, plus on se rapproche du local, plus on doit se rapprocher du décisionnel en termes d’action. Et plus on se rapproche du global, plus on doit s’éloigner de la prise de décision ; c’est-à-dire de l’endroit où le pouvoir se situe, où les décisions se prennent.
Les restructurations se feront au niveau des localités, des départements ou des régions, niveaux qui ne seront pas des niveaux de décision, mais de réflexion. C’est la seule chance qu’on a de faire tenir quelque chose qui ne sorte pas du contrôle humain, du contrôle des citoyens.

Un intervenant :
J’ai été un peu déconcerté par certains propos. Grâce à ces échanges, je me retrouve mieux ; comme si un rééquilibrage se faisait. D’un côté, je salue et respecte l’expérience individuelle que vous avez retracée. C’est une démarche personnelle très intéressante, mais je me demandais si elle ne mettait pas de côté les combats qui se mènent un peu partout, où agir globalement et penser localement et penser globalement et agir localement se conjuguent d’une manière dialectique.
Je m’inquiétais de ne plus percevoir l’ennemi. Au tout début, Freddy et vous-même disiez  » l’ennemi n’existe pas, le capitalisme est en nous « . J’ai tout de même l’impression qu’il y a une hiérarchisation à faire. Je ne veux pas m’exonérer de ce que je peux porter de mal depuis le début de mon existence dans cette société. Mais je n’ai pas la même responsabilité que Nixon, par exemple, et ne le ressens pas. Cela m’a fait penser à cette espèce d’oppression généralisée dans laquelle se trouvaient les Américains à la fin de la guerre du Vietnam – je m’y trouvais à l’époque. Je côtoyais des gens d’une grande générosité qui se considéraient responsables de la mort d’enfants sous le napalm. J’essayais de leur dire de ne pas sombrer dans une émotion globale, qu’ils n’avaient pas à endosser moralement les crimes imputables à leur président et à ses généraux.
Il existe encore des combats frontaux. Par exemple ceux, efficaces, menés par certaines ONG sur des questions globales. Elles signalent, alertent, dénoncent, etc.
Ce serait triste de devenir comme ces moines qui, retirés dans leurs monastères, se déconnectent du jeu.

Freddy Le Saux :
J’ai mis en exergue une phrase extraite du livre de Benasayag disant que lorsqu’on lutte, il n’y a plus d’ennemi. Je le maintiens. Nos députés, tous partis politiques confondus, ont fait un rapport et poussé un cri d’alarme sur le changement climatique, défi de l’humanité au 21ième siècle. Al Gore vient également de nous donner un sacré un coup de main avec son film sur le sujet. Le réchauffement climatique fait donc l’unanimité aujourd’hui. Nous sommes en face d’un péril que l’Humanité n’a jamais connu, d’autant qu’il s’agit de sa propre responsabilité, de notre propre responsabilité.
Bien sûr la lutte de classe, les inégalités, ne vont pas disparaître parce qu’il y a le changement climatique. Mais si nous ne ramenons pas notre empreinte écologique à une dimension soutenable, je ne sais pas si l’Humanité s’en relèvera.
Je ne pense pas qu’on réglera le changement climatique contre qui que ce soit. Il n’y a pas de grand méchant dans cette histoire. C’est l’ensemble de l’Humanité qui a joué ce jeu en choisissant la voie d’une société de consommation qui ne tient que grâce au pétrole. Tout ça va s’arrêter, qu’on le veuille ou non. Il faut imaginer vivre autrement. Nous le pouvons, mais ce sera dans une société humainement développée et matériellement beaucoup plus spartiate.
Le problème aujourd’hui est : comment va-t-on atterrir ? Va-t-on trouver une sortie en évitant une dictature écologique ? C’est aussi un problème démocratique. Pour cette raison, nous nous efforçons d’animer un débat ouvert à tous, à l’image de ce que furent les Assises du Limousin.

Un intervenant :
Je pense que le capitalisme peut être réformé. Churchill disait :  » la démocratie est le pire des système, mais je n’en connais pas de meilleur « .
Vous avez évoqué diverses formes d’expériences locales personnelles. Elles rappellent les années 20 où beaucoup de coopératives se sont montées. J’ai connu les paysans dans nos campagnes qui s’entraidaient. Ils vivaient un peu ce vous expérimentez. D’ailleurs cela se passait dans un cadre identique, celui du capitalisme. Ce qui prouve qu’on peut réformer le système de l’intérieur au profit de tous et au bénéfice de la planète. Il est évident que sans le pétrole, nous n’aurions pas connu les booms économiques. Mais des solutions de remplacement, écologiques et économiquement viables, sont possibles. Elles existent même. La seule chose, c’est qu’à l’heure actuelle les grands producteurs de pétrole, les grandes industries, ont mis les brevets dans les tiroirs : vous êtes ingénieur et devez le savoir. Il existe, par exemple, le moteur à air comprimé. A Mexico, les taxis de la ville la plus polluée au monde fonctionnent avec des moteurs à air comprimé.

CB :
Combien de taxis ? *
En vérité, il n’y a pas de solution technique ou technologique aux défis du réchauffement climatique et de la rupture énergétique. De nombreux ouvrages récents traitent cette question, notamment ceux de Jean-Marc Jancovici, spécialiste à la fois des questions d’énergie et de réchauffement climatique. Ainsi entre 4 à 5 fois la surface agricole française serait nécessaire pour produire juste l’équivalent de notre consommation de pétrole. La seule solution à la hauteur serait celle du charbon. Mais on ne peut pas l’envisager.

Un intervenant :
J’ai trouvé votre intervention très intéressante, parce que elle replaçait la question de l’éthique dans le militantisme : à savoir, la responsabilité du sujet. Beaucoup de militants, même très généreux, se sont laissés fourvoyer par le groupe ou par l’idée de déterminisme historique. Cela nous a menés dans un autre mur, dans d’autres barbaries.
Je trouve aussi intéressant votre recherche d’un dispositif contre la toute-puissance du désir. Mais j’ai bien peur que bon nombre de militants, dans notre propre camp, ne puissent l’entendre : on peut ne pas vouloir son bonheur tout en disant le vouloir.
C’est bien ce que vous proposez, mais que le temps presse ! Nous courons à la catastrophe. Comme Marx dans la première partie du Manifeste, Rimbaud, dans les poèmes  » Soir historique  » et  » Démocratie « , avait déjà perçu le système qui se mettait en place.
Alors, comment transmettre le discours de la décroissance ? Que fait-on de ces mots  » servitude volontaire  » et  » masse servile  » ? Cette masse installée dans le système, fascinée par les écrans, les caddies remplis, et dont la volonté s’oppose à la volonté de décroissance. Alors, quelle va être la vitesse de pénétration du discours de la décroissance face à la puissance de celui du capitalisme ?
Je rejoindrai les  » vieux militants  » pour dire qu’il ne faudrait pas remplacer les  » vieilles lunes révolutionnaires  » par de nouvelles lunes peu audibles par les gens. Les personnes qui portent le discours de la décroissance se retrouvent dans les cercles de réflexion à l’américaine, comme Attac. C’est une forme de ghetto, de purgatoire des défaites révolutionnaires ; comme si l’on ne voulait pas parier sur l’humain, sur la surprise politique. Je crois qu’à un moment donné, dans un pays comme la France, peut surgir une  » bonne surprise  » avec l’émergence d’un candidat, écologiste ou antilibéral. Ce serait un signal extrêmement fort. Et j’aimerais que les gens généreux qui se retrouvent ici ne manquent pas cette étape. Je crois que malheureusement moins il y a de victimes, moins il y a de forces symboliques. Peut-on se passer d’un ennemi ?

CB :
Ce que j’ai évoqué ici procède simplement du réflexe de survie. C’est un message destiné aux personnes conscientes des dimensions environnementales (réchauffement climatique et disparition des espèces) qui vont avoir la volonté de franchir à leur échelle ce cap où  » on sait, mais on n’arrive pas à y croire « .
Je me rends compte aussi de l’énergie et du temps passés dans l’action militante. Ne serait-il pas plus judicieux de se dire, alors que le temps presse : je vais passer ce temps et cette énergie si précieux à construire mes solutions et essayer, à mon échelle, de réduire mes dépendances au système ? D’ailleurs, comment pourrais-je envisager différemment les choses situées au niveau global, si je n’arrive pas à faire différemment les choses à titre personnel ?
Le message que j’essaie d’envoyer aux militants en tant que militant est le suivant :  » Réfléchissez à ces choses locales, proches de vous, plutôt que d’espérer un changement d’ordre global qui, à mon sens, n’arrivera pas « .

Un intervenant :
Ce que tu dis me fait penser aux mouvements communautaires qui se sont développés après les années 68 : des gens décidaient de rompre avec le système et de développer des expériences dans le but de vivre autrement. Nous avons constaté le peu de résultats de ce mouvement.

CB :
Je suis arrivé au constat suivant : rien ne sert de dépenser son énergie à se taper contre les murs, puisque ces murs sont assurément solides. Au-delà d’une prise de conscience, il s’agit plutôt d’utiliser cette énergie pour construire autre chose. Une telle mise en action interrogera peut-être d’autres personnes et ira en s’élargissant.

Freddy :
Chaque année se tiennent les sommets de Davos et de Porto Alegre. Le sommet de Davos est uniforme, bien lisse. Porto Alegre et ses successeurs sont de grands foutoirs : chacun y amène ses résolutions. Et si la richesse de ces rassemblements était justement cette diversité ? Et si nous acceptions de construire le monde dans cette diversité ? Ces jeunes viennent au Forum mondial parce qu’ils ont des projets, parce qu’ils ont fait quelque chose, parce qu’ils se bougent. Mais pourquoi seraient-ils tous pareils, pourquoi sortiraient-ils une résolution commune, comme à Davos ?
Cette richesse de demain est celle dont Christophe parle.
Réinventons notre vie là où on est, avec ce que l’on a ; et après, tissons des passerelles. Mais construisons en acceptant de revenir à la notion d’équilibre. La première chose que nous pouvons faire est de réduire notre empreinte écologique. C’est cette empreinte qui a causé des dégâts dans le reste du monde. Si la forêt et les animaux disparaissent, c’est bien à cause de nous, ici en France.

Un intervenant :
Je crois en l’action individuelle, celle qui a un caractère exemplaire. Quand je fais du stop au bord de la route, tout un paquet de braves gens au volant passent et me regardent. A ce moment, je suis fier d’exister en revendiquant ce moyen de transport-là.
Je ne fais pas ça spécialement pour réduire mon empreinte écologique, mais plutôt pour partager un moment avec quelqu’un. C’est politique ; c’est pour faire du lien social. A la base, le problème à résoudre dans notre société n’est pas affaire d’écologie. Il est plus total. Il réside dans les comportements ultra-individualistes illustrés en particulier par la Déclaration des droits de l’Homme qui prône l’accumulation personnelle, fait penser norme, statistiques. On nous a tellement mis de flics dans la tête que, pour la plupart des gens, faire du stop, par exemple, est impensable.

CB :
On a beaucoup mis en avant l’aspect Droits de l’Homme, mais pas souvent celui de ses Devoirs. C’est un des éléments qui pousse aujourd’hui à s’affranchir de toute limite.

Un intervenant :
Certains ont remarqué qu’il est assez contradictoire de dénoncer avec acuité l’urgence de la situation et d’avouer son renoncement à s’attaquer aux causes globales. On risque alors de se retrouver dans la situation des communautés qui ont voulu s’isoler du monde, mais se sont retrouvées malgré tout avalées par lui. Aujourd’hui sur la planète près de 3 milliards de personnes sont décroissants par absence de possibilité de croissance. Mais quand nous serons 3 milliards et 100 millions, qu’est-ce que cela aura changé ?
Je crois que le discours de la décroissance doit être porté en avant. Par exemple, cultiver le maïs autrement, ce qui est possible, réduirait la consommation d’eau de la valeur de la consommation domestique de la population française toute entière.
Il ne faut pas être unilatéral en disant que c’est notre faute à tous. Il s’agit aussi d’arrêter le bras des gens qui sont à la tête et organisent les grands processus destructeurs. Qui a largué la bombe d’Hiroshima : le président ou le pilote qui a appuyé sur la détente ? C’est un peu des deux aussi. C’est aussi à cause de la croyance en un système qu’il faut à un moment l’empêcher de tourner. Cela pose la question du sabotage.

Freddy :
Ce qu’il faut bien comprendre, ce sont les ordres de grandeur. Le problème en France n’est pas actuellement l’eau mais l’énergie. La dépense d’énergie et l’émission de gaz à effet de serre proviennent en majeure partie de notre vie quotidienne. Depuis 50 ans la société est bâtie autour de la voiture individuelle. C’est un choix de société.
Arrêtons de nous culpabiliser. C’est à nous, individus responsables, ayant pris conscience des problèmes, de construire ensemble une autre société, avec d’autres alternatives que la voiture individuelle. Cela prendra quelques décennies, mais agissons tout de suite.

Une intervenante :
Une bonne partie des gens qui participent à ce débat est relativement consciente des questions d’empreinte écologique, de ce qu’on peut faire par rapport à cela. Mais, étant donné le thème que vous proposez (fin du capitalisme et décroissance), ces gens ne sont-ils pas venus échanger des idées et chercher ici des réponses sur un plan plus global ?

CB :
Mon intention n’est pas de faire le tour de France avec des conférences comme celle-ci, mais plutôt de construire des choses différentes là où je suis, aujourd’hui, à Eymoutiers.
Pour moi, il n’y a pas de solution globale envisageable. Au lieu d’attendre une solution globale qui, je pense, n’arrivera pas, je vous propose de faire des choses, maintenant, autour de vous, toute culpabilisation mise à part.

Compte rendu :
Francis Juchereau.

Vers une civilisation de pairs Le peer to peer (P2P) un nouveau modèle de civilisation ?

Présentation

Avec Michel Bauwens

Assez peu de monde pour cette soirée débat du Cercle pour un sujet pourtant très actuel : une vingtaine de personnes, mais de fait une plus grande proximité entre le conférencier et le public, peut-être une mise en pratique, de facto, de cette dynamique “peer to peer”, c’est-à-dire entre pairs, entre égaux, qu’était venu nous exposer Michel Bauwens.
En guise de compte rendu de la soirée, nous proposons une transcription de l’enregistrement. Nous avons éliminé des redondances et fait quelques corrections nécessaires pour une meilleure compréhension. En ce qui concerne le débat, parfois l’enregistrement était peu audible, en raison de la saturation du son. Dans ce cas-là, nous avons essayé de résumer l’intervention. Par ailleurs, la bande magnétique de la cassette s’est cassée au moment de la transcription du débat. De fait il en manque une dizaine de minutes, environ.

Michel Bauwens est belge, néerlandophone. Une de ses activités consiste à organiser des séminaires pour le monde des affaires. Rédacteur en chef de la revue belge Wave; créateur de deux ‘dot.coms’ belges spécialisées respectivement dans la construction d’intranet/extranet (eCom) et dans le cybermarketing (KyberCo); European Manager of Thought Leadership for USWeb/CKS-MarchFIRST; directeur de stratégie eBusiness Belgacom jusqu’en octobre 2002. Prospectiviste. Co-rédacteur (et enseignant) de deux volumes sur l’Anthropologie de la Societé Digitale (Ichec/ Fac. St. Louis); co-créateur d’un documentaire pour la télévision, TechnoCalyps (sous-titre: the metaphysics of technology and the end of man); ainsi que sur le marketing peer to peer au Japon.
Mais il a été tellement dégoûtée par ce qu’il a vu dans les hautes sphères de ce monde-là qu’il a décidé de prendre deux années sabbatiques pour étudier, pour lire, pour écrire un manuscrit sur le peer to peer, pour développer toute une écologie des sites Web. Depuis mars 2003, il vit à Chaing Mai, dans le nord de la Thaïlande, où il anime la Foundation for Peer to Peer Alternatives, et élabore un manuscrit sur ce sujet.
Le peer to peer est une sorte de communauté, une petite communauté globale locale avec des gens un peu partout dans le monde, en Asie, en Amérique latine, en Europe., aux États-Unis, au Canada, etc..
Il essaye de réfléchir dans ce cadre collectif aux pratiques émergentes qu’il appelle le peer to peer.

L’exposé de Michel Bauwens :

En général, les gens connaissent le peer to peer comme une technique pour télécharger gratuitement, illégalement ou non de la musique sur Internet.
Dans ce cas précis, ça veut dire que le contenu de cette musique est distribué dans les ordinateurs, un peu partout dans le monde, qui sont tous des pairs, c’est-à-dire des égaux, les uns par rapport aux autres.
Internet : C’est un réseau qui, à l’origine, a été conçue comme un réseau peer to peer, le Web, avec toutes ces pages qui peuvent être publiées partout dans le monde.
Le peer to peer, c’est le format que prend l’infrastructure de la société.
Nous sommes déjà aujourd’hui dans ce qu’on peut appeler le capitalisme cognitif, totalement dépendant de cette infrastructure peer to peer, de pair à pair, entre pairs. La dynamique du peer to peer est une dynamique relationnelle dans les réseaux distribués et de plus en plus une pratique au niveau du monde social. C’est une pratique des entreprises mais c’est aussi une pratique des mouvements de jeunes, etc., pour créer de la valeur en commun.

Quelle est la différence entre des réseaux décentralisés et des réseaux distribués ?

Le réseau centralisé hiérarchique : C’est la forme en toile avec quelqu’un au milieu et un cercle autour et encore un cercle autour. Cela a été la façon classique d’organiser la société pendant des siècles, pendant toute la période hiérarchique de l’histoire humaine.

Le réseau décentralisé : Avec l’avènement de la démocratie, au XVIIIème et XIXème siècles, on a commencé à décentraliser. Par exemple dans le système démocratique, il y a une séparation des pouvoirs. Ceux-ci sont décentralisés. Dans les usines, dans les entreprises, on a de plus en plus une organisation décentralisée.
En quoi cela diffère-t-il d’un réseau distribué ?
Décentralisé, ça veut dire qu’il y a plusieurs pouvoirs. Mais il n’y a pas d’autonomie, de liberté pour les agents du réseau, pas de pouvoir. Prenons l’exemple du transport aérien : si on veut aller de la New Orleans à Minneapolis, on est obligé de passer par le hub d’Atlanta. En tant qu’agent voyageur, on n’est pas libre.
Par contre avec la voiture, on peut aller de mille et une façons de Minneapolis à New Orleans. On est libre, en tant que voyageur de choisir sa route.

Le réseau distribué : Un réseau distribué, c’est un réseau dans lequel les agents, les personnes, sont libres d’établir des relations entre elles et où et il n’y a pas de coercition visible. Il y a d’autres formes de pouvoir. Mais il n’y a pas de hub. Il n’y a pas un patron, une structure qui empêche de créer des liens et d’entreprendre des actions.
Dans ces conditions-là, les pratiques humaines deviennent émergentes. Elle partent d’initiative de personnes qui veulent faire des choses ensemble et qui décident par elles-mêmes de comment elles vont le faire.
Linux, les logiciels libres, alternative à Microsoft ou encore Fire Fox ou Wikipedia sont des exemples de la production entre pairs. Ce ne sont ni des entreprises, ni des hiérarchies de l’Etat mais des gens qui ont décidé, à un moment donné, de produire en commun quelque chose considéré comme nécessaire.

Aujourd’hui, il y a trois grands processus sociaux émergents :
La production entre pairs. Ce sont tous les cas d’espèces où des personnes décident de produire ensemble un commun. 98 % du contenu de Google est de la production entre pairs.

La gouvernance entre pairs. Comment les gens qui produisent en commun Linux font-ils pour travailler ensemble et créer un logiciel qui fonctionne ? Idem pour Wikipedia.
Au niveau de la production immatérielle, il y a une compétition asymétrique entre les entreprises qui doivent payer les gens, qui vont produire par exemple des logiciels et qui vont devoir être en compétition avec des projets qui ne s’appuient ni sur une entreprise, ni sur du capital, ni sur du salariat et qui pourtant produisent une valeur d’usage très importante qui est au moins aussi compétitive que la production des entreprises.

La propriété ou la distribution. Des techniques se développent pour faire perdurer les pratiques de la production et de la gouvernance entre pairs : un système auto-immunitaire pour protéger le commun de l’appropriation par le privé avec des licences comme le GNL. On peut employer du commun à condition qu’on produise aussi du commun avec ce qu’on a trouvé gratuitement. Ces pratiques sont importantes.
C’est l’émergence d’un troisième mode de production ni étatique, ni capitaliste, d’un troisième mode de gouvernance ni étatique, ni privé, d’un nouveau mode de propriété ni public, ni privé.

Quand on pratique de la production entre pairs, comme Wikipedia, on ne produit pas de la valeur d’échange. On produit directement de la valeur d’usage. Il n’y a pas de marché. On est dans l’abondance de la production immatérielle. Les coûts de reproduction sont pratiquement nuls. En soi, ça n’est pas un mode de production capitaliste. Au niveau de la gouvernance, il n’y a pas d’allocations de ressources pour une bureaucratie, qu’elle soit capitaliste ou étatique. Il n’y a pas de propriété privée. La production entre pairs est innovante par rapport à la production capitaliste ou étatique.

Caractéristiques de la production entre pairs :
Equipotentialité : c’est une vision de l’homme qui est multiple. Chaque personne est considérée par rapport à de multiples étalons. On ne peut plus juger la personne par rapport à des attributs formels comme par exemple un diplôme. Aussi on va distribuer, modulariser, atomiser les tâches.
Auto-sélection : les gens vont s’auto sélectionner pour faire une tâche. Le contrôle est également distribué. La validation de la qualité se fait aussi par les pairs. Il n’y a pas une instance séparée qui fait le contrôle du travail.
Anticrédentialiste* : l’abandon de ses attributs formels.
Ce qui pose la question du statut de la connaissance.

Dans les civilisations pré-modernes, la connaissance est privée et secrète. L’Église ne traduit pas la Bible. Les prêtres ont le monopole sur la connaissance sacrée. Les secrets du travail sont détenus par les guildes ou les corporations. Il y a initiation pour connaître et avoir accès à cette connaissance.
Avec la Modernité, par exemple, avec Diderot, toutes les connaissances doivent être publiques. C’est l’Encyclopédie. C’est le crédentialisme avec des institutions qui vont valider la connaissance.
Chez Linux, il n’y a pas de crédentialisme. C’est un changement très important.
Autre changement : il se passe au niveau de la transparence et du secret.
Dans les entreprises classiques, tout est secret sauf ce qu’on veut partager. C’est le panoptisme. Seule, la hiérarchie a la vision de tout. Puis sur une base de besoin, on accorde des droits restreints pour connaître.
Les projets de production entre pairs sont basés sur la transparence, dès le départ. C’est le renversement de la logique du “tout est transparent sauf ce qu’on ne veut pas partager.” Il y a une innovation sociale très importante dans ce modèle-là.

Dans le capitalisme cognitif, on annule le modèle classique. Production en commun, sans droit d’auteur privatisant, et développement de modèle dérivé, de services dérivés qui vont essayer de monétiser a posteriori la production entre pairs.
Par exemple IBM qui a un intérêt stratégique à la production de Linux, va développer des services dérivés comme de la formation mais sans jamais s’approprier le commun parce qu’ils en sont indépendants. Ils vont créer une écologie des soutiens. Ils vont éviter de s’insérer directement dans le processus de production. C’est là que le capitalisme et la production entre pairs trouvent un arrangement.
Dans tout ce qui concerne la production immatérielle, nous allons vers une situation où la production entre pairs va avoir un développement assez fulgurant. Ça se passe dans l’industrie pharmaceutique, actuellement.

Démocratisation

La production entre pairs est-elle limitée à la production immatérielle ?
Quelle est la condition de l’émergence de la production entre pairs ?

Il y a deux conditions : d’une part l’abondance et d’autre part la distribution. Dans le monde immatériel, on est dans le monde de l’abondance. Il y a pas de coûts de reproduction.
Il y a abondance d’intellect. Il y a un surplus de créativité qui n’arrive pas à s’exprimer dans le monde du travail. Il y a abondance des moyens de production sous le contrôle des travailleurs : le moyen de production principal d’un travailleur cognitif, c’est l’ordinateur.
Le prix d’entrée pour en devenir propriétaire n’est pas très important, comparé au prix qu’il fallait pour lancer une usine.

Première technique :
C’est le Desktop Manufacturing, la capacité de plus en plus de produire chez soi.
L’évolution de la technologie va dans le sens d’une miniaturisation, dans le sens de la distribution.
Les tendances de l’économie vont aussi dans ce sens-là. En effet, il faut qu’il y ait distribution pour avoir de la production entre pairs. Le premier mode de transport aux États-Unis, c’est le covoiturage qui est une forme de production entre pairs. 17 % des Américains l’emploient.

Deuxième technique :
Prenons l’exemple de l’automobile. On peut distinguer le travail de conception du travail de production. Même dans le cas où il faut du capital pour la production, il est possible d’envisager une situation où la conception est assurée par des collectifs volontaires. Il existe des collectifs d’ingénieurs qui font du design collaboratif. Il y a même un avion chez Boeing qui se fait de cette façon-là. Le design, c’est du logiciel, c’est de l’immatériel, donc il y a abondance, donc il n’y a pas de raison qu’on ne puisse pas faire ce genre de production en soi. Cela n’est peut-être pas intéressant en France où dans le secteur de l’automobile il y a des sociétés très bien capitalisées. Mais dans les années à venir, on peut très bien imaginer des modèles économiques qui seront basés sur cette production entre pairs, au niveau du design.

Troisième technique :
Développer, d’une façon intelligente, du commun physique. Par exemple, à Amsterdam, voici une dizaine d’années, on a essayé un projet de vélo blanc. Le but était d’avoir moins de voitures dans la ville. La commune mettait des vélos blancs à disposition des usagers. Ça n’a pas marché. Parce que l’individu ne voit pas nécessairement l’intérêt du commun et les gens ont commencé à voler les vélos, et à les repeindre en rouge ou en vert. Et après, il n’y avait plus de vélo. Aujourd’hui, en Allemagne, il y a un projet similaire qui fonctionne depuis plusieurs années. Il combine un objet physique, le vélo, avec un objet logique, une licence qui dit que c’est pour tout le monde, et un objet digital, une clé reliée à un satellite. Donc on sait où est le vélo. Ainsi les vélos ne sont plus volés.
Il y a des milliers de projets dans ce genre-là.
Par exemple « Book crossing », un projet mondial où on peut laisser son livre et les gens dans le monde entier peuvent savoir où le récupérer.
Idem pour les voyageurs, pour proposer de l’hébergement. Dans le monde entier, il y a une floraison de ce genre de sites d’échange par cette combinaison intelligente du monde physique avec des licences communes et une digitalisation.

Le lien entre Internet, en tant qu’infrastructure peer to peer
et les pratiques sociales
peer to peer ?

Il y a des travaux anthropologiques qui concluent les choses suivantes : l’être humain n’est capable de retenir que 150 liens sociaux. Par rapport à notre structure même du cerveau, nous sommes incapables de gérer plus de 150 liens durables. Idem, on ne peut pas maintenir une cohérence d’un groupe au-delà de 500 personnes sans autoritarisme.
C’est une des raisons pour lesquelles une fois que le monde tribal s’est complexifié, on a toujours eu une hiérarchie parce qu’on a dépassé le seuil qui permet la démocratie participative.
Mais quand on dit que 80 000 personnes travaillent sur Linux, ce n’est pas comme dans une usine. En fait ce sont tous des projets modularisés.
80 % des projets Linux ont pour auteurs une à quatre personnes. Il y a une technologie qui permet la coordination globale de micro-projets et dans ces micros-projets nous sommes en dessous des seuils qui permettent un mode de production où c’est la participation aux projets qui donne le droit à la co-décision.

En se référant à d’autres travaux d’anthropologie, on peut constater qu’il y a quatre façons subjectives entre les personnes pour créer le lien dans toutes les cultures et tous les temps :

1- La réciprocité : l’économie du don, dominante à l’ère tribale.
On produit du surplus. Celui-ci est dépensé au cours d’une fête. Celle-ci crée les conditions d’une surenchère. C’est la compétition du don.  » Je reçois, ça crée de l’inégalité, je redonne pour recréer l’égalité entre nous.  »

2- Le besoin humain de se comparer :
On se compare avec des attributs formels : la filiation, la propriété, le diplôme qui crée des hiérarchies entre les personnes. C’est le mode dominant à l’époque féodale et impériale.

3- L’échange et le marché avec un étalon commun.

4- Réciprocité par le commun :
C’est la logique du communisme décrite par Marx. Chacun contribue selon ses capacités, selon ses volontés, et chacun peut l’utiliser selon ses besoins. C’est exactement le mode de Linux, de Wikipedia et tous les projets de production entre pairs.

Alors se posent deux questions. Quel est le lien entre cette production communiste et le marché ?
Qu’est-ce qu’on peut en penser du point de vue politique ?

Au niveau du marché, le peer to peer ferait partie du marché. Il est immanence. Mais il dépasse aussi le marché. Il est transcendance. Les deux vont de pair.

Pourquoi immanence ? Parce qu’il y a interdépendance entre le peer to peer et le marché.
Le peer to peer dépend du marché : c’est le surplus, le développement technologique qui ont permis son émergence.
Mais le marché dépend de plus en plus du peer to peer. Une étude qui vient de sortir aux États-Unis dit que l’innovation sociale, l’innovation technique n’est plus ni à l’université, ni dans les départements recherche des entreprises. Elle se fait soit chez les utilisateurs, soit chez les employeurs.
Aujourd’hui dans un monde complexe où les gens sont connectés en permanence, on ne peut plus dire d’où vient l’innovation. Elle est diffuse. De plus en plus des modèles d’entreprise ont compris ce phénomène et essayé de mobiliser cette valeur sociale dans le public et essayé de la monétiser, ensuite.
Le capitalisme est de plus en plus dépendant des secteurs de production entre pairs.

Pourquoi transcendance ? On est quand même dans un mode de production post-capitaliste : il y a production d’une valeur d’usage qui n’est pas une production de valeur d’échange. Il n’y a pas d’allocations de ressources par le marché.

Le capitalisme cognitif

On voit se développer un nouveau capitalisme dont le modèle n’est plus basé sur le développement d’une innovation et sa protection avec un droit d’auteur.
Par exemple, E-Bay. Que produit cette entreprise ? Rien. Elle n’est qu’une plate-forme collaborative qui permet aux gens de se vendre des objets entre eux. Ce sont les gens qui créent et échangent la valeur. Il y a une plate-forme qui est faite par une entreprise qui essaie de monétiser, d’agréger et de vendre l’attention, par des encarts publicitaires.
En soi, la valeur n’est pas produite par l’entreprise. Idem pour Google qui représente ce qui a été produit par d’autres. C’est une plate-forme de partage des connaissances.
On a là une nouvelle segmentation dans la classe capitaliste de groupement d’entreprises qui ne dépendent plus du droit d’auteur. L’émergence de la valeur est à a posteriori. Dans la production entre pairs, comme on produit d’abord la valeur d’usage, s’il y a valeur d’échange, elle est toujours a posteriori.

Peer to peer et la politique

Ce qui est important, c’est l’émergence de la démocratie dans le monde de la production.

Si on regarde l’histoire on a :
– Le mode féodal : aucune participation.
– Le mode démocratique : on n’a le droit que de choisir qui va nous gouverner.
– Le mode civil : c’est l’émergence des associations avec une avancée de la participation.

Aujourd’hui on peut produire en commun de façon participative. On n’a plus besoin d’entreprise pour créer de la valeur. C’est très important au niveau politique. Ça n’est pas limité au monde de l’immatériel. Il y a de nombreuses passerelles vers le monde physique.

Encore aujourd’hui, on dit : ou il faut centraliser ou réguler ou privatiser comme Blair, en appliquant les règles du privé dans le public.
On est toujours dans cette dualité entre hiérarchie et décentralisation et on fait comme s’il n’y avait pas d’autre choix de décentralisation que le marché.
Or c’est faux puisqu’on a la preuve qu’il y a production autonome de la société civile.

L’Etat peut devenir un métarégulateur. Par exemple, la mairie de Brest a une section  » démocratie locale « . Elle possède du matériel photo, caméra… Les associations ou les individus peuvent les emprunter pour faire des projets de production en commun. Par exemple, sur leur territoire, il y a 1300 km de chemin de douaniers. A partir de là, les gens eux-mêmes vont produire un enrichissement audiovisuel ou écrit, sur ces chemins. On va demander aux personnes de raconter l’histoire du chemin…
Il y a production d’une richesse culturelle, d’une mémoire collective qui n’est menée ni par l’Etat, ni par le privé, mais par les gens eux-mêmes. La ville de Brest a décidé de soutenir cette production autonome du civil.

On a là un mode de production volontaire et passionné. On est très heureux quand on peut travailler comme ça. Si de plus en plus de gens peuvent faire cela au niveau de la production, c’est une avancée.
C’est un mode de production plus productif que le capitalisme, au niveau de l’immatériel. Il est plus démocratique que le mode représentatif. Il a un mode de distribution plus égalitaire, plus universel que le public et le privé.
Ça va encore plus loin : le peer to peer, en tant que théorie, est une méditation sur la rareté et l’abondance.

Quelle est aujourd’hui le plus grand problème dans notre société ?
On vit dans une société basée sur une pseudo-abondance combinée avec une pseudo-rareté.
On considère que la nature est abondante, infinie. On la détruit. On détruit la biosphère et en même temps on crée des droits d’auteur abusifs sur le flux culturel qui est en fait abondant par nature. C’est cela qu’il faut changer.
On a besoin d’une société qui reconnaît la rareté du monde physique et qui stimule les flux immatériels et qui change la psychologie des gens par rapport à la valorisation, qui ne se fait plus par la matière mais par l’expression, la reconnaissance…

Comment peut-on faire du commun ?

1- Il faut de la matière première, essentiellement culturelle, puisqu’on est dans l’immatériel. Il faut aussi du  » libre  » et du  » ouvert « . Il faut que la matière première culturelle soit libre d’accès, ouverte et gratuite. C’est le programme du mouvement des  » logiciels libres « . C’est le mouvement du  » contenu libre « , c’est le mouvement contre la bio-piraterie en Inde, etc.

2- Le processus de production doit être participatif. On est dans le domaine de la gouvernance entre pairs. Comment distribuer les tâches ?
Comment abaisser le seuil d’accès ? Comment faire converger les intérêts individuels et collectifs ? Comment faire des projets pour que l’individu sente que son intérêt propre correspond à l’intérêt du commun ? C’est ce qui se passe avec Linux et Wikipedia.
On a fait un design qui fait que les gens sentent que leur participation crée du commun tout en étant intéressant pour leur personne.
On peut avoir un intérêt égoïste à faire du commun.

Qu’est-ce qu’on gagne à produire du commun ?
– De la connaissance. On augmente son capital connaissance.
– Des relations. On augmente son capital relationnel.
– De la réputation. On augmente son capital réputationel.

Ce sont des choses qu’on peut employer dans le marché.

Le gros problème aujourd’hui, c’est que la production entre pairs est durable au niveau collectif mais pas au niveau individuel. Linux existe depuis quinze ans. Wikipedia, depuis cinq ans. Ça marche. Mais ça marche parce que pour 10% de personnes qui partent, il y en a 10% qui viennent. Il y a une circulation dans le projet. Mais au niveau individuel, il y a un problème. On est dans la précarité. Si on veut faire de la production passionnée, volontaire et non payée, il y a un problème.
Mais on voit de plus en plus de la précarité choisie, notamment dans le monde des programmateurs. On voit de plus en plus d’artistes, de créateurs qui travaillent en intermittence.

3- On va créer le commun : l’output. On va le protéger contre l’appropriation privée. Avec le commun, on recrée du libre qui se répand dans toute la société.
Ces trois mouvements séparés sont des mouvements politiques, sociaux qui sont en train de naître dans le monde.
Il est nécessaire de créer du lien entre ces mouvements. Montrer, par exemple, que le mouvement altermondialiste, la production du commun de la politique est liée au mouvement du logiciel libre et aux licences libres. Il faut créer des ponts. Le peer to peer, c’est le socialisme du monde cognitif.
En Occident, il n’y a plus que 17% des gens qui travaillent dans la production matérielle, les autres sont dans les services, l’affectif, le cognitif. Le travailleur en Occident, aujourd’hui, est un travailleur cognitif. On n’est plus ensemble dans de vieilles usines. On est souvent free lance. On est dans ce monde du réseau. Le mouvement peer to peer correspond à ce besoin qu’on a de créer une expression à nos intérêts et de voir comment ceux-ci peuvent rejoindre les intérêts de la classe ouvrière, ici et dans les autres parties du monde ou dans la paysannerie.
Il y a du commun qui existe encore au niveau des paysans. Les paysans ont encore du commun tant qu’il n’y a pas eu d’enclosures. Et les ouvriers ont eu le mutualisme qui est une forme de peer to peer. On peut trouver des formes historiques entre ce format contemporain et les luttes du passé.

Chaque période historique à été dominée par un mode de production particulier :
– Le mode tribal, avec le don.
– La féodalité, avec la hiérarchie et le système tributaire.
Mais tous ces systèmes n’ont jamais été monolithiques. Il y a toujours eu d’autres modes qui subsistaient. Par exemple dans la féodalité, il y avait les dons de la noblesse envers l’Eglise, mais aussi le commun des paysans. Dans le marché, il y a d’autres formes de socialité.

Le peer to peer sera le noyau de la société.

Puisqu’on va vers un monde où la production immatérielle est dominante et que dans ce type de production, on voit que le peer to peer est de plus en plus efficace et dépasse les résultats du monde entrepreneurial. On a le noyau de la société, selon cette dynamique-là.
IIl y aura nécessairement un marché mais pas forcément un marché capitaliste.

Peut-on avoir un marché sans accumulation ?
Le marché est une technique valable pour la rareté, pour des objets non essentiels qui ont une rareté.
Mais il y a aussi moyen de développer toute l’économie du don. Il faut une économie plurielle qui ne sera plus dominée par le marché.
Le peer to peer va influencer les autres modes.
Le capitalisme par exemple influence les autres modes. Si on est dans le New age, on suit des workshops, on reçoit, on paye. C’est religion et capitalisme. Le capitalisme imprègne ainsi d’autres modes d’être que le sien.
Par exemple, qu’est-ce que le commerce équitable ? C’est une forme de marché où on reconnaît que les producteurs et les consommateurs sont des pairs et on va négocier avec les producteurs pour leur demander de quoi ils ont besoin pour avoir un mode de vie digne. On négocie avec les consommateurs pour savoir s’ils veulent payer un peu plus par rapport à cela.
Là on est dans le marché, mais dans un marché influencé par cette idée d’égalité entre producteurs et consommateurs, donc par la dynamique peer to peer.
Au niveau de la gouvernance, on peut avoir de plus en plus de modes différents avec en plus l’idée que tous les gens qui subissent l’effet d’une certaine action, doivent être intégrés dans la prise de décisions qui y est liée. On peut avoir un service public, un niveau public qui soit aussi influencé par cette dynamique sous-jacente, la dynamique relationnelle des réseaux distribués.
C’est vrai que les entreprises profitent du peer to peer. Mais quand on voit le changement qui s’est passé à la fin de la féodalité, le système existant a utilisé le nouveau pour se renforcer. On a eu la monarchie absolue qui a joué la balance entre les nouveaux bourgeois et l’ancienne noblesse. Les nobles ont investi dans le capital. Il y a des ouvrages historiques d’Immanuel Wallerstein qui montrent que les capitalistes étaient des anciens féodaux, dans beaucoup de cas.
En premier lieu, le méta-système voit un nouveau système émergeant et va essayer de l’utiliser.
Mais à un moment donné le sous- système devient méta-système.
Le peer to peer est utilisé aujourd’hui par le capitalisme mais ça ne veut pas dire qu’il sera totalement récupéré parce qu’il y a ce côté transcendant, ce côté dépassement qui est là, évidemment. Cela dépend aussi de nous.
Si on conscientise, si on peut montrer le lien entre le libre, le commun et le participatif, on peut donner un langage aux gens pour qu’ils puissent utiliser le peer to peer dans leur intérêt et pas dans les intérêts d’une autre partie.

Le débat

Un intervenant : J’utilise Internet tous les jours et ça m’a fait prendre conscience que je faisais tout ça [du peer to peer], sans le savoir. J’ai écrit quelques articles pour Wikipedia et quand on y écrit, il faut accepter que quelqu’un puisse passer par derrière et virer ce qu’on a fait, ou le modifier. Depuis toutes ces années, mon ego a dû changer. Je m’aperçois qu’avec le P2P (peer to peer), que ce soit en téléchargeant ou autre, c’est aussi moi qui accepte de m’ouvrir. J’ai le sentiment que le mec que j’étais, fonctionne plus sur un modèle, je ne dirais pas féminin, mais plus matriciel. Je ne vois pas comment si je ne suis pas matriciel, je pourrais marcher là-dedans.

Michel B. : J’essaie, moi aussi, de faire la promotion du peer to peer. J’ai créé une fondation pour cela. Le grand danger, c’est que tout le monde soit dans mon ombre et ainsi, ne participe pas. Une des raisons pour participer, c’est que c’est valorisant. Donc je suis obligé comme vous d’essayer de m’effacer. Par exemple, j’ai créé des sous sections dans le Wiki et des gens peuvent en devenir responsables. Au niveau de l’autorité il y a du leadership mais il n’y a pas d’autorité. Je peux faire des propositions. Je peux avoir ma vision mais je ne peux pas dire : faites ceci, faites cela. On est dans une dynamique comme dans Wikipedia. Les gens n’acceptent pas a priori votre autorité donc on est vraiment des égaux. Alors comment fait- on pour quand même faire quelque chose ensemble ? Eventuellement s’il y a des conflits, on va essayer de trouver un processus émergeant. Par exemple, Wikipedia a des règles qui ont été créées a posteriori dans le processus même de la création de l’encyclopédie.
Un autre exemple : au niveau physique, il y a de plus en plus, au États-Unis, des conférences où il n’y a pas une personne qui parle et d’autres qui écoutent. Il y a des gens qui partagent leur travail et leurs idées. J’ai même assisté à une réunion où il y avait quelqu’un qui avait comme job d’écouter les voix dominantes pour les réguler. Même dans le monde physique, cette dynamique entre pairs devient de plus en plus une idée. C’est aussi une question de génération. Ce sont des jeunes nés après 1980 qui ont cette mentalité de partage et de refus d’écouter quelqu’un passivement. Ils veulent participer. Ils veulent créer et ils veulent s’exprimer. D’une façon naturelle, ils entrent sans difficulté dans cette logique alors que pour des gens plus âgés, c’est peut-être plus difficile. Il y a beaucoup d’éléments que je trouve intéressants pour la gauche. Il y a trois sortes d’approches qu’on peut avoir au niveau politique :
1- L’approche transgressive :
On se moque de la loi. Par exemple, on télécharge sans se soucier de savoir s’il y a un copyright. Ce sont des pratiques transgressives. Elles sont nécessaires parce que, sans ce genre de pratiques, l’autre partie n’a pas envie d’écouter ce qu’on veut.
2- L’approche constructive :
C’est de ne pas être dans le ressenti, dans l’envie mais dans la construction. Avec Wikipedia ou Linux, nous sommes dans la construction d’un nouveau monde. C’est inhérent au projet lui-même. On est dans la création d’un autre monde, à l’intérieur du monde existant.
3- L’approche ou bien réformiste ou bien révolutionnaire :
La question qui est alors posée est comment changer les institutions existantes.

Selon les a priori des personnes ou leur caractère, elles choisissent l’une ou l’autre de ces approches qui sont toutes les trois liées.

Une intervenante : C’est une vision révolutionnaire extrêmement séduisante. Si ça permet à l’humanité d’évoluer dans ce sens-là, je trouve cela remarquable. Seulement ça suppose une évolution des mentalités qui me paraît difficile et en tous les cas pas accessible pour tous. Je comprends comment vous pouvez fonctionner mais je ne vois pas comment d’autres peuvent s’y intégrer. Cela suppose un certain niveau culturel, une certaine conception des relations sociales et ça, c’est une acquisition qui n’est pas encore faite. Je crois que si vous pouvez permettre qu’elle se fasse, c’est déjà beaucoup. Personnellement, cela me touche. Je trouve que c’est important.

MB : Je comprends ce souci qui est légitime. Mais si on se déplace dans la situation des ouvriers, en 1850, la plupart étaient analphabètes, venaient de la paysannerie. Pourtant il y en a eu qui voulaient bouger et qui ont aidé les ouvriers à s’organiser.
De la même façon, il faut faire la différence entre les gens qui sont éduqués et ceux qui ne le sont pas. Il faut savoir lire et écrire, pouvoir s’acheter un ordinateur, apprendre comment l’utiliser. Ce sont des étapes nécessaires mais c’est ça, la lutte. Cette technologie peut avoir pour effet de tirer par le haut. Quand les Français ont fait la Déclaration des droits de l’Homme, c’était un rêve. Mais ce rêve a institutionnalisé une sagesse qui a tiré la situation vers le haut. Il n’y a aujourd’hui que 2% de la population qui peuvent utiliser ce genre de pratique. Il y en 25% qui sont plus ou moins prêts. Il y a eu des études qui le montrent. Ceux qui peuvent le faire doivent l’utiliser pour avancer. Mais on doit trouver les modalités qui permettront à tout le monde de participer. Il y a toujours quelques jeunes qui s’y connaissent et qui peuvent aider leur communauté à utiliser ce genre d’outil. Il faut être pragmatique.

[La cassette s’est cassée à peu près à cet endroit-là. Toute une partie du débat est ainsi passée à la trappe. (Note du transcripteur)]
Une intervenante : (…) Même si on comprend ce qui se fait, il faudrait que ça soit possible pour d’autres. On se dit qu’on partage aussi la vie de ceux qui luttent…

Un intervenant : Vous avez parlé de l’optimisme de la volonté et du pessimisme de la raison. Il faut avoir les deux. Autant je suis pessimiste, autant je crois qu’il faut se battre. Je pense, avec Benasayag, que résister, c’est créer. En fin de compte, il y a trop peu de gens qui résistent.

Un intervenant : Résister, c’est créer, ça n’est pas simplement faire face. Quand Benasayag dit  » résister, c’est créer « , il y a l’aspect  » création « . Dans son bouquin, il donne des exemples concrets, des initiatives qui se passent dans des quartiers. Il donne des exemples en Argentine. Ce sont des organisations sociales qui se mettent en place et promeuvent une autonomie par rapport au système, sans théorie préétablie mais avec une vision révolutionnaire.
Ce qui m’a frappé dans ton exposé, c’est ton côté  » matérialisme historique « . C’est même une version assez “ manuel d’histoire de l’Union soviétique “ que tu nous as servie sous une forme branchée. Parce que les âges esclavagistes, etc. et le nouvel âge qui arrive, moi, là-dessus, je n’en suis pas très sûr. Autant je crois que cette observation est vraiment précieuse par rapport au fait de savoir discerner, saisir, défendre, s’engager dans des formes de vie sociale émergente dans la civilisation d’aujourd’hui qui vont dans le sens du progrès et qui peuvent, d’une manière décisive, (mais ça n’est pas joué), faire en sorte que finalement cela soit mieux pour la masse des gens par rapport à ce qu’ils avaient derrière eux. Il ne faut pas oublier qu’il n’y a pas si longtemps, nos ancêtres étaient des paysans analphabètes. Quand leurs enfants ont eu les 30 Glorieuses, ils ont trouvé cela formidable d’avoir des WC à l’intérieur de la maison, d’avoir une voiture. Et on comprend que le communisme, version révolution prolétarienne, en ait pris un coup. Il n’avait plus rien à offrir, sinon sur le plan moral.

MB : J’ai trois hypothèses sur le futur. J’ai concentré mon exposé sur une vision mais il y en a trois possibles.
1- Le système capitaliste utilise le système P2P. Alors on a un système, et c’est tout à fait possible, qui profite du travail gratuit des gens et qui va employer de plus en plus de licences. Il va mettre en place un féodalisme informationnel. Si on n’a pas d’argent, on n’a pas accès à des réseaux.
2- La coexistence pacifique. Il y a une sphère de production capitaliste et une sphère de production immatérielle. Les gens peuvent voyager d’une sphère à l’autre, comme en Thaïlande, où on peut être moine pendant trois ans, puis retourner travailler.
3- Le sous-système devient méta-système. C’est la thèse que j’ai développée.
Mais j’ai quand même une réflexion : est-ce qu’on peut croire que ce système est durable ? Peut on imaginer une victoire du capitalisme qui ne va pas détruire la nature ?
Je crois que la vision positive est la seule possible. Socialisme ou barbarie. On peut avoir une crise et descendre vers le bas. Ou on peut aller vers une complexité plus haute et là, c’est la vision P2P. Rien n’est joué.

Un intervenant: Au niveau de l’immatériel, sur la potentialité du P2P, vous m’avez convaincu. Par contre, pour l’aspect matériel, je n’ai pas trouvé d’exemples qui m’aient convaincu. En effet le capitalisme est tout à fait capable d’englober ce phénomène dans son système. Par exemple, on va pouvoir télécharger la musique. Ca ne fera pas baisser les profits d’entreprises qui iront investir ailleurs. Le P2P restera dans certaines sphères particulières du capitalisme.

MB : C’est sans doute une hypothèse. Mais la grande victoire du capitalisme, c’est de faire penser qu’il n’y a pas d’autres alternatives. Et avant de commencer, on a décidé qu’ils vont gagner. Là aussi, je suis matérialiste historique. Le capitalisme est un phénomène historique. Il a un début et il aura une fin. Quand ? Je ne sais pas. C’est cela que j’aimerais bien changer et que j’ai changé pour moi, c’est-à-dire ne plus avoir cet a priori. Je déteste le capitalisme mais j’ai été capitaliste. J’ai eu deux entreprises. Mais on fait ce qu’on peut pour vivre et pour survivre. Et maintenant il y a plein de gens qui vont de l’un à l’autre. Ils ont été employés, ils ont été free lance, ils ont travaillé pour des multinationales. Cet aspect constructif m’intéresse parce qu’il permet de se détacher, c’est-à-dire de laisser le capitalisme pour ce qu’il est. Et si on ne gagne pas d’énergie à quelque chose, ça meurt. Ca n’a plus de raison d’exister. C’est une autre approche. Il ne faut pas se laisser obséder par le capitalisme, par la lutte anti-capitaliste. Oui, je suis contre mais ça n’est pas parce que je suis contre que ça va changer. Mais ce que je peux faire, c’est de créer autre chose, d’autres dynamiques. Etre différent avec les gens, dans la vie, avec mes amis et créer du commun. Et après, on verra bien ce qui se passera. Il ne faut pas se laisser obséder par la réalité unique.

Un autre intervenant donne l’exemple d’Agora Vox, un projet monté par Joël de Rosnay qui correspond aussi à quelque chose qui se passe en Corée, avec des milliers de personnes qui sont journalistes et qui collaborent à la circulation de l’information. Il prend aussi l’exemple du référendum pour le Traité constitutionnel européen où le non a triomphé grâce à toutes les contributions qui ont circulé sur le Net et qui ont participé à un débat qui était verrouillé.

MB : Bové en est un autre exemple. Au départ il y a deux personnes qui lancent une pétition puis il y a une dynamique de réseau. C’est un enjeu de lutte. C’est certain que l’autre côté l’emploie aussi.

Un intervenant : Moi, je suis du côté des optimistes. J’attends avec impatience, j’espère avant dix ans, une interface où on pourra poser une question dans une oreille et dans le monde entier, on trouvera une réponse. Et si je crois que si le Parti communiste, en France et sûrement ailleurs, et les syndicats ont perdu la partie, ou la perdent, c’est qu’ils n’ont pas mis les jeunes avec eux, dans leur structure dirigeante et je suis bien placé pour le savoir : quand je vois comment était mon père, stalinien à mort, je pense qu’ils se sont sclérosés en virant les homos, les gauchistes, tout le sang neuf qui était là. C’est dommage. Et avec Internet, il y a beaucoup de jeunes. Il y a une grande égalité entre les gens de 18 à 60 ans. Je viens d’un milieu pauvre. C’est le savoir qui m’a fait monter. A l’époque, je cherchais sur les ondes courtes, le monde entier et ça ne m’a jamais quitté. Je ne suis pas un consommateur sur Internet. Je ne cherche que du gratuit. Pour la musique, je trouve Béranger, Abrial, Mamma Béa. Je découvre plein de choses. C’est un univers fabuleux. C’est vrai que c’est compliqué et qu’il faut se former un petit peu. Je fais cette analogie avec les ondes courtes et cette ouverture sur le monde entier. Ca me rappelle beaucoup le fonctionnement des alcooliques anonymes, un système qui fonctionne sans chef, sans leadership…

MB : C’était une préfiguration. Aux Etats-Unis, il y a des millions de self aid groups qui fonctionnent de cette façon où des gens avec des maladies différentes s’entraident. C’étaient déjà des préfigurations dans le monde physique de ce qu’Internet rend possible au niveau global.
Avec ma communauté, je suis capable de créer 3000 pages d’encyclopédie, en 9 mois, avec des personnes d’Amérique latine, d’Asie, d’Europe. Ca, c’est la nouveauté. Il n’y a pas uniquement les multinationales qui le peuvent mais nous aussi. On peut aller vivre au soleil, en Thaïlande et vivre de ses conférences en Europe.

Un intervenant : C’est une révolution, un changement, comme l’imprimerie. Sur Internet, il y a une foultitude de forums avec des communautés. Ce sont de grands refuges, des grands nids de 15 000 personnes. C’est le nouveau monde, avec tout ce que ça pose comme problèmes. Et on n’en est qu’au début.

Compte rendu proposé par Christophe Soulié.

Si on s’inscrit dans la dynamique P2P, il serait intéressant que tous les gens présents au débat mais aussi tous celles et ceux qui ont quelque chose à dire sur la question, envoient des contributions, constituant ainsi un véritable compte rendu P2P.
Courrier des lecteurs :

Lettre-adresse au libelliste-auteur des
célèbres Chronicques de l’Escholier Lemosin

Lecteur assidu des “Chroniques de L’Escholier Lemosin”, y puisant matière à m’instruire autant qu’à rire, je me dois de réagir à la dernière en date, encore sous le choc des propos fielleux visant à salir une profession où il me fut donné jadis de compter de nobles et généreux amis.
Comment un si bel esprit, chroniqueur de talent, rompu aux grandes joutes métaphysiques, n’ignorant ni le latin ni même le bas limousin, peut-il à ce point déraisonner lorsqu’il s’agit pour lui de s’aventurer en terre philosophique et de jeter l’opprobre sur ses plus fidèles administrateurs ? Mais assez de bavardages, venons-en aux faits, et ils sont graves ! L’auteur nous gratifie, dès l’abord, d’une méchante et moyenâgeuse analogie pour faire se conjoindre Pétain et Staline mais, en vérité, sous le plat comparatisme furétien se dissimule une attaque frontale contre les zélateurs de notre cher René. N’oubliant jamais qu’un esprit n’est grand qu’à dévoiler ses turpitudes en feignant de les peindre chez autrui, voilà notre bel esprit risquer la référence cartésienne. Et quel culot ! Nous pouvons mesurer à ce stade tous les dégâts qu’une éducation peu soignée, à la peine dans quelque obscure turne mal aérée du lycée du Parc, a pu produire sur un esprit, hélas trop longtemps éloigné d’une lecture franche et sans détour du Traité des Passions. Croyant sans doute s’en tirer à peu de frais avec une vague allusion aux « esprits animaux », notre chroniqueur ne recule pas, un instant, devant l’infâme anachronisme. Comment, sans honte, affubler ces chères petites bêtes, responsables de tant de belles choses et notamment de nos si chères passions, de notre goût immodéré, quoique ancien, pour le pétun et la lecture des œuvres complètes de Jean Kanapa, de ce qualificatif sentant son Freud hypokhâgneux, je veux parler bien sûr de ce syntagme cauteleux, « l’hystérie mystique », que même le plus farouche de nos inquisiteurs romains ne se serait pas cru en droit d’employer. Faut-il avoir tiré sur sa bouffarde plus que de raison, avoir fumé pétun de contrebande dans la mauvaise saison pour en arriver à pareils excès ?
Nous ne savons que penser ! En même temps, le soin que nous apportons à soutenir une gazette très estimable nous incite à prodiguer un conseil ou deux au chroniqueur. Et d’abord de relire le très important article 155, dont nous nous permettons de livrer quelques passages, espérant ranimer une mémoire défaillante autant que stimuler un entendement desséché par les récentes chaleurs estivales :
« Les plus généreux ont coutume d’être les plus humbles ; et l’humilité vertueuse ne consiste qu’en ce que la réflexion que nous faisons sur l’infirmité de notre nature et sur les fautes que nous pouvons autrefois avoir commises ou sommes capables de commet-tre, qui ne sont pas moindres que celles qui peuvent être commises par d’autres, est cause que nous ne nous préférons à personne, et que nous pensons que les autres ayant leur libre arbitre aussi bien que nous, ils en peuvent aussi bien user. » Traité des passions, p. 1069, Bordas 1989.
Nous n’aurons pas cependant la naïveté de penser que quelques bons préceptes puissent venir à bout de tant de malice, aussi faudra t-il encore user de prudence car nous savons le chroniqueur retors autant que perfide. De la sorte, nous conclurons sur une ultime recommandation, nous souvenant de ce mot que le jeune René dut s’appliquer à lui-même pour mener à bien la belle carrière que l’on sait :
« Les comédiens, appelés sur la scène, pour ne pas laisser voir la rougeur sur leur front, mettent un masque. Comme eux, au moment de monter sur ce théâtre du monde où, jusqu’ici je n’ai été que spectateur, lavartus prodeo. » Cogitationes privatae, 1619, p.45, Bordas

Henri DEVERS-NEJOUX
Journiac, le 19 Mars 2007

Réponse de l’Escholier : “Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère!”

Fin du capitalisme : décroissance et alternatives
Dernière partie
Autonomie et choix de ses dépendances

L’exemple du pain détaillé ci-dessus est sans doute simple, un peu  » facile  » même. Peut-être, mais il n’est ni anodin ni isolé. En fait, dès l’instant où l’on examine plus attentivement tous les actes de sa vie quotidienne, on se rend compte que ce même questionnement (et son éventail de solutions entre l’autarcie et la dépendance complète au système) se retrouve en permanence. Cela demande seulement à faire l’effort de se poser ces questions régulièrement.
Un tel examen montre deux choses capitales : tout d’abord il montre que l’organisation de notre vie quotidienne nous rend dépendants d’un très grand nombre de personnes et de structures… mais aussi qu’un grand nombre d’autres personnes et structures dépendent de nous. C’est en soi une excellente chose car elle est potentiellement créatrice de lien social (l’être humain étant, comme on le sait, un animal social). Ensuite il montre à quel point ces liens de dépendance sont subis dans leur (très) grande majorité, et qu’ils s’inscrivent complètement dans les rouages du système capitaliste marchand. Et nous voici de nouveau face à cette évidence que le capitalisme existe grâce à chacun d’entre nous, au coeur même de nos gestes quotidiens.

Une telle prise de conscience permet d’ouvrir des horizons insoupçonnés de lutte contre le capitalisme dont nous parlons depuis le début. Nous avons changé de terrain : d’impossible sur le plan d’une action de masse, elle redevient possible sur le plan de son champ d’action personnel, au travers de ce qu’on appelle une démarche de simplicité volontaire. La méthode est sur le principe d’une simplicité biblique : à chaque fois que je le peux, je substitue une dépendance choisie (personnelle ou collective) à une dépendance subie imposée par le cadre du système capitaliste. Il s’agit en quelque sorte de préparer peu à peu sa  » désertion « , sa fuite hors du système, tout en commençant à construire son autonomie au travers de cette myriade de solutions innombrables évoquées un peu plus haut. C’est la mise en pratique du non-agir (tel que décrit par Philippe Godard), qui est tout sauf de la passivité, mais bien un acte, de sabotage en l’occurrence, à l’encontre du capitalisme.

Dans la réalité de notre quotidien c’est évidemment plus compliqué que cette simple position de principe. La première question qui vient à l’esprit est celle du travail. C’est généralement la plus difficile à résoudre pour chacun d’entre nous, car c’est par le travail et sa marchandisation que le système capitaliste nous tient le plus fermement, s’arrogeant une part substantielle de notre temps éveillé, de notre énergie et de notre créativité, pour nous donner en échange le carburant monétaire dont nous avons besoin… et dont lui aussi a besoin pour que nous assurions son fonctionnement et sa propre pérennité.
La mondialisation financière pousse à la concentration économique et réduit sans cesse les espaces possibles pour des structures à taille humaine. La division internationale du travail (et sa machine productiviste à broyer l’humain) a mis sur la touche, dans des pays comme le nôtre, des millions de paysans, d’artisans, de travailleurs aux savoir-faire concrets, dont nous aurons de nouveau besoin à la disparition du capitalisme. Sauf qu’il est aujourd’hui extrêmement difficile d’anticiper en choisissant massivement de tels métiers pour quitter un emploi que sa dépendance au système va rendre obsolète à l’avenir. Qui peut aujourd’hui se lancer dans la chaussure ou le textile sans prendre le risque de mourir de faim, au vu des prix pratiqués par la grande distribution et ses ateliers d’esclaves chinois ?

L’une des solutions possibles pour réduire sa dépendance liée au travail est de réduire son temps de travail (et donc son salaire), et de construire, sur le temps repris au système, ses solutions d’autonomie (qui peuvent être monétaires ou non d’ailleurs, il faut apprendre aussi à reconsidérer les richesses). Mais il n’est pas toujours simple de pouvoir réduire son temps de travail, ni de trouver rapidement les solutions qui vont répondre à ses besoins en substitution à l’argent du salaire.
Une autre solution peut aussi passer par un changement de structure sans changer de métier, en privilégiant des structures à taille réduite (si possible des collectifs choisis, justement). Ce sujet du travail illustre bien à quel point la décroissance échappe à toute généralisation quant à sa mise en oeuvre pratique.

Cette réflexion ne se réduit pas au travail, bien sûr, on peut la poursuivre sur nombre d’autres sujets : alimentation, logement et chauffage, déplacement et transport, culture, médecine et soins… Simples à trouver dans certains cas, quasi-impossibles dans d’autres, ces solutions alternatives dépendent en fait de son propre environnement, et de sa propre volonté de les construire. Mais attention, le monde ne s’est pas (dé)fait en un jour. Le plus important est de se mettre en route, ce n’est pas de se focaliser sur la destination ni sur le caractère imparfait de ses actes. Le purisme est une tentation à repousser à tout prix (on retombe alors dans la honte prométhéenne), au profit d’un pragmatisme tout-terrain. La décroissance, ce n’est pas  » rien « , c’est  » moins  » : inutile de brûler tout de suite notre voiture, réfléchissons plutôt aux manières d’utiliser plus souvent notre vélo et les transports en commun, et de réduire nos déplacements superflus.

Puisque nous en sommes aux questions de Technique et de Progrès (chères à Jacques Ellul), il est important d’évoquer quelles sont les réponses technologiques compatibles avec une démarche de décroissance. Le repli obscurantiste au fond de sa caverne avec sa bougie (dont nous bassinent les détracteurs de la décroissance) n’a aucun intérêt, car ce serait faire l’impasse sur des créations parmi les plus intéressantes de l’intelligence collective humaine. Le principe est au fond toujours le même : choisir et maîtriser son lien de dépendance aux objets et aux technologies plutôt que de le subir.
Ce type de solutions se retrouve sous le terme générique de SAFTI : systèmes à faible technologie intégrée. Le principe des SAFTI permet d’exclure a priori tout un ensemble d’innovations techniques dont la maîtrise à une échelle locale est impossible. Mais il ne s’agit pas ici d’établir le catalogue du décroissant moderne : là encore c’est à chacun d’évaluer son degré de dépendance pour tel ou tel objet, selon sa propre compétence ou celle de son entourage.

Car oui, agir en tant qu’individu ne signifie pas agir seul en se repliant sur soi, soit au fond de sa caverne, soit derrière les remparts de son château-fort (transformé en coffre-fort). Redevenir autonome passe par des solutions collectives, locales, à une échelle humaine suffisamment grande pour profiter des bienfaits de l’entraide et de la mutualisation, mais suffisamment réduite pour éviter les méfaits de l’indifférence et de la centralisation. Multiplier régulièrement ses liens avec de tels collectifs choisis permet d’être en mesure de pouvoir intervenir sur leur fonctionnement, de participer aux décisions, d’être dans une posture de responsabilité.

Une décroissance digne
et porteuse de sens

Et le capitalisme dans tout ça, alors, qu’en fait-on ? Eh bien, laissons-le poursuivre sa route vers le mur puisque ça lui fait plaisir ! Au moins le fera t-il avec une collaboration minimale de notre part. Quant à la politique, au sens d’une action de masse unifiée pour tenter de changer notre société, elle ne présente plus guère d’intérêt concret. J’ai assez insisté sur le fait que la recherche d’une solution globale pour remplacer le capitalisme n’a aucune chance d’aboutir. Mettons plutôt notre précieuse énergie au service de la construction de solutions hyperlocales qui, elles, existent bel et bien… et sont, l’air de rien, éminemment politiques puisqu’elles nous ramènent aux origines mêmes de la polis grecque.
Mais alors, à quelle Utopie pouvons-nous nous raccrocher ? A défaut d’un grand soir qui n’arrivera pas, la véritable Utopie à notre disposition serait d’imaginer que la désertion individuelle d’un grand nombre de personnes délite le capitalisme, qu’il se décompose faute de carburant et de rouages pour le faire tourner, et finisse par disparaître (sur le principe  » là où plus personne n’obéit, plus personne ne commande « ).
Mais restons lucides, cette désertion en masse est hautement improbable, car certains traits fondamentaux de la nature humaine dont nous avons parlé demeurent, et s’y opposent. Servitude volontaire, besoin d’accumulation et de sécurité, blocages sociologiques et psychologiques ne résolvent en rien la question de vouloir lutter contre le capitalisme.

La mise en oeuvre soutenue d’une démarche de décroissance s’adresse donc dans les faits à une minorité de personnes, qui sont à la fois :
– conscientes de la catastrophe environnementale qui se profile à l’horizon et menace la survie de l’espèce humaine, et conscientes de la responsabilité du système capitaliste.
– prêtes à franchir le pas dans leur vie quotidienne, tout de suite, sans attendre un mouvement global et structuré qui n’arrivera pas, et prêtes à  » lâcher prise « , à être acteurs de leur propre vie et faire les efforts nécessaires pour déconstruire leurs dépendances au système tout en créant leurs solutions de rechange à leur échelle.

Etre acteur de sa vie dans un monde qui ne cherche qu’à vous en rendre consommateur demande un certain courage, et pas mal d’abnégation, en choisissant de se mettre en route avant les autres. En choisissant une voie moins confortable qui ne changera rien à la marche du monde, et peut-être rien à sa propre existence : la chute du capitalisme étant capable de faire disparaître l’humanité dans son ensemble, les acteurs de la décroissance n’y échapperont peut-être pas. Au moins aurons-nous augmenté nos chances de survivre à cette crise annoncée tout en ayant la sérénité morale d’en être le moins responsable possible.
Dans ce XXIème siècle qui sera chaotique ou ne sera pas, voilà en tout cas un projet de vie des plus dignes et porteurs de sens…
Christophe Bellec

Bibliographie

Jean-Marc Jancovici – L’avenir climatique (2002)
Jean-Marc Jancovici et Alain Grandjean – Le plein s’il vous plait (2005)
Jean-Pierre Dupuy – Pour un catastrophisme éclairé (2002)
Groupe Krisis – Manifeste contre le travail (1999)
Philippe Godard – Contre le travail (2005)
Sur la critique de la société capitaliste :
Jean Baudrillard – La société de consommation (1970)
Jacques Ellul – Le système technicien (1977)
Jean-Luc Porquet – Jacques Ellul, l’homme qui avait presque tout prévu (2003)
Oeuvres de François Partant, d’Ivan Illich, de Bernard Charbonneau, de Serge Latouche, d’Hannah Arendt
Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois – Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens (2002)
Stanley Milgram – Soumission à l’autorité (1974)
Günther Anders – L’obsolescence de l’homme (1956, éd. française 2001)
La Boëtie – Discours sur la servitude volontaire (1548)
Serge Moscovici – L’âge des foules (1981)
Matthieu Amiech et Julien Mattern – Le cauchemar de Don Quichotte (2005)
René Barjavel – Ravage (1943)

Sites internet :
www.ledecroissantlunaire.com (mon site perso avec de nombreux autres articles)
www.manicore.com (le site de Jean-Marc Jancovici, incontournable sur les questions de réchauffement et d’énergie)
www.decroissance.info
www.decroissance.org
www.piecesetmaindoeuvre.com (hyperdocumenté sur l’emprise technique sur notre société – à lire absolument l’article  » De la popullulation « )
www.les-renseignements-genereux.org
www.lalignedhorizon.org

Revues :
S!LENCE (la plus intéressante sur la mise en pratique de la décroissance)
L’Ecologiste
La décroissance
IPNS

S’informer sur l’information

Avec Pierre Rimbert

Débat du mardi 13 mars 2007
En mai 2005, 54 % des Français votaient « non » au traité de Constitution européenne, un texte pourtant porté à bout de bras par l’écrasante majorité des éditorialistes et soutenu par la plupart de grands médias. Cette campagne référendaire a permis de mesurer la profondeur du gouffre qui sépare les journalistes des gens ordinaires. Un gouffre qui ne cesse de se creuser au rythme de la détérioration de la qualité de l’information, de la concentration capitalistique du secteur, au rythme, enfin, toujours plus rapide des faux scoops et des informations frelatées (Bagagiste de Roissy, RER D, Outreau ).

Pourtant, la conscience collective des problèmes posés par les grands moyens de communication a beaucoup évolué depuis dix ans. Nous avons appris à nous méfier des informations, des commentaires qui les accompagnent. De « réformes » libérales célébrées par la presse en conflits sociaux stigmatisés par les chroniqueurs, nous comprenons que les médias dominants font obstacle à toute tentative de transformation sociale. Simultanément, des expériences comme celle du référendum nous montrent que l’obstacle se contourne. Et qu’il est tout à fait possible de faire de la politique sans les médias dominants, et même contre eux.

Présidentielle : 2 candidats présélectionnés par les médias

Mais cela, les grands partis de gouvernement ne veulent pas l’entendre. Pour conquérir ou conserver les faveurs des médias, ils veillent à ne pas les critiquer, et à ne pas mécontenter leurs propriétaires. Le rapport de forces entre la politique et le journalisme penche en faveur du journalisme. Surtout pendant une campagne présidentielle qui se caractérise par la personnalisation, laquelle passe désormais par la médiatisation. Les dirigeants éditoriaux détiennent ainsi le quasi-monopole de la mise en scène de la vie politique. Mais c’est insuffisant : ils s’emploient aussi à présélectionner les candidats pour lesquels nous aurons ensuite le droit de voter.
À droite, nul ne l’ignore plus, les médias ont présélectionné un candidat qui présente la particularité d’être simultanément le confident de Martin Bouygues (propriétaire de TF1), l’intime de Lagardère (qui possède une partie de la presse française), le frère de l’un des responsables du Medef et le copain de la plupart des grands journalistes parisiens. Laurent Joffrin, le PDG de Libération, a expliqué « Je tutoie Sarko, qui d’ailleurs tutoie tout le monde, et alors ? » Jean-Marie Colombani, le PDG du Monde, le tutoie aussi. Philippe Ridet, journaliste au Monde chargé de suivre le candidat de l’UMP, a confié que Sarkozy, en plus de le tutoyer, le prend souvent par les épaules : « C’est une sorte de joke qu’il a en permanence avec certains d’entre nous. […] Ça ne me gêne pas. […] Par ailleurs, peut-être qu’il m’aime bien ». De son côté, Jean-François Achilli, de France Inter, trouve Sarkozy « très sympathique, très avenant, très malin » et confirme que « Oui, c’est régulier, il nous prend à l’épaule, il nous prend à témoin. […] Il y a une part de sincérité parce que le personnage est comme ça ». On peut se demander s’il n’y a pas une part de naïveté chez ces journalistes…
À gauche, les médias ont sélectionné Ségolène Royal qu’ils trouvaient « moderne ». « Moderne », car elle n’est « jamais émue ou impressionnée par les dogmes et par les tabous », nous dit Jean-Michel Apathie (RTL, 17.11.06). Moderne, parce que « sur la sécurité, les 35 heures et le chômage, l’enseignement et la carte scolaire, elle pose les bonnes questions » complète l’éditorialiste de La République des Pyrénées (Jean-Marcel Bouguereau, 17.11.06). Moderne, encore, parce qu’« elle a su inventer un socialisme pragmatique, en rupture avec les naïvetés qui avaient perdu Jospin en 2002 » écrit Jean-Michel Thénard dans Libération (17.11.06). Moderne enfin, parce que la Ségolène Royal qu’aime BHL « liquide les résidus de conformisme marxiste qui n’en finissent pas de coller à la soi-disant gauche de la gauche ; elle finit de nous réconcilier avec le marché » (Le Point, 23.11.2006). « Moderne », serait-on tenté d’ajouter, parce que Royal évolue dans les médias comme un poisson dans l’eau, au point de convoquer la presse pour la naissance de l’un de ses enfants.

« L’affaire » Bayrou

Avant même que ne débute la campagne électorale, les médias ont ainsi présélectionné pour le second tour la candidate socialiste qui exprimait le plus nettement sa rupture avec le socialisme et le ministre qui incarne à lui seul le parti de la presse et de l’argent. Ils escomptaient réduire l’élection aux dimensions d’une primaire entre candidats agréés par la classe dirigeante et, en son sein, par les industriels qui possèdent la presse. Face à cette prétention, les autres acteurs politiques de gauche ne réagissent pas. Ils gardent le silence. Après la campagne contre le Traité de Constitution européenne en 2005, la critique des médias s’imposait pourtant comme une priorité politique. C’est l’histoire d’un rendez-vous manqué : la question de la propriété des grands moyens d’information, cette question qui aurait dû en toute logique être posée par la gauche du Non, un homme de droite, François Bayrou, s’en est finalement emparé.
En septembre dernier, François Bayrou a dénoncé publiquement « l’orchestration médiatique » d’une campagne présidentielle réduite au seul affrontement entre Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal. Se sentant visés, ainsi que Dassault et Lagardère, les dirigeants de TF1 ont convoqué le député UDF pour le sermonner. Étienne Mougeotte, le vice-président de la Une, a expliqué : « Oui, j’assume : nous roulons pour le bipartisme. Parce que la vraie démocratie, c’est ça ». Le PDG de la chaîne, Patrick Le Lay (l’homme qui vend du temps de cerveau disponible), a été plus direct : « Tout ça, j’en ai rien à faire. Moi, je ne suis pas Français, je suis Breton. Je ne vote pas aux élections. Et il n’y a que mon chiffre d’affaires qui m’intéresse » . Ces propos ont été rapportés par Bayrou lui-même.
Cette « affaire Bayrou » détruit le principal argument des porte-parole de la « gauche de gauche » qui n’osent pas critiquer les médias quand ils choisissent d’aller dans les médias. « Si nous critiquons les journalistes, expliquent-ils, on ne nous invitera plus ». Pourtant, jamais Bayrou n’a été aussi présent dans la presse que depuis qu’il dénonce l’influence politique des propriétaires qui possèdent la presse. Le candidat centriste a d’ailleurs abandonné cette tactique aussitôt après en avoir récolté les fruits en termes d’intention de vote.

Pour ne pas laisser aux industriels le pouvoir de définir « la vraie démocratie » ; pour éviter que la vie publique soit définitivement subordonnée au chiffre d’affaires, aux courbes d’audience ou aux sondages, il est important d’approfondir la critique des médias. De savoir comment fonctionnent les grands médias ; qui les possède ; comment se produit l’information. Bref, il faut s’informer sur l’information, s’informer sur ceux qui prétendent nous informer, mais qui restent très discrets sur leurs propres pratiques. Jean-François Revel, ce journaliste de droite qui fut directeur de L’Express, chroniqueur au Point, éditorialiste sur Europe 1 et sur RTL, a expliqué : « Les journalistes, qui s’octroient la mission de faire connaître le vaste monde à leurs semblables, sont souvent, de tous les humains, ceux qui connaissent le plus mal leur petit monde à eux. Je n’ai vu aucune profession, pas même la politique, plus aveugle devant l’écart quotidien qui sépare sa pratique de ses principes, plus mal renseignée sur elle-même et, à la fois, plus incurieuse et plus dissimulatrice de son propre fonctionnement » .

Informer sur l’information, c’est examiner les piliers sur lesquels repose le fonctionnement actuel des grands médias. J’en aborderai deux ce soir :

– Les mythes professionnels, ces illusions collectives sur lesquelles s’est construite l’image de la profession. Le mythe, par exemple de « La liberté de la presse », ou celui de « La liberté des journalistes ».
– Les contraintes économiques, qui assujettissent les médias à des puissances financières et les subordonnent à des critères de rentabilité incompatibles avec une information de qualité.
1. Les mythes professionnels
de la presse

Le journalisme est associé à des images plutôt flatteuses : le « grand reporter », le « journaliste d’investigation », « le droit à l’information ». Jack London, George Orwell, Albert Camus, Daniel Pearl. Tintin aussi, dans un autre registre. « Liberté de la presse », « indépendance », « objectivité », ces trophées sans cesse brandis cachent une réalité moins reluisante. Le travail au quotidien dans les rédactions est très éloigné de ces images d’Épinal. Beaucoup de journalistes de la presse nationale passent leurs journées à recopier des dépêches d’agences ou des communiqués de presse. Leur travail est comparable à celui des employés de bureau. Les entreprises de presse, comme toutes les entreprises, sont organisées autour d’une structure hiérarchique. Il y a des patrons, des contremaîtres, et des exécutants. Beaucoup d’exécutants.
Il faut commencer par eux.

* Les exécutants

Quand ils font partie de cette dernière catégorie, les journalistes sont des salariés comme les autres : ils ont signé un contrat de travail, qui est aussi un contrat de subordination à leur employeur. Leur liberté de définir ce que doit être le journalisme est aussi réduite que la liberté d’une caissière de supermarché qui souhaiterait transformer la politique de la grande distribution. Le journalisme est une profession notoirement sous-syndiquée, mais aussi très précarisée. On compte plus de 7 200 précaires sur 37 000 journalistes en France, soit près de 20 % de la profession. À vrai dire, les journalistes exécutants sont encore moins libres que d’autres salariés lorsqu’il s’agit de critiquer leur direction ou leur entreprise. Car selon l’article 3b de la convention collective de la presse, un journaliste ne doit « en aucun cas porter atteinte aux intérêts de l’entreprise de presse dans laquelle il travaille ». Ainsi, un journaliste de TF1 risque sa place s’il attente aux intérêts de Bouygues, un journaliste d’Europe 1 à ceux de Lagardère. Daniel Schneidermann, l’ancien chroniquer télévision du Monde, a été licencié sous ce motif : au moment de la parution du livre de Pierre Péan et Philippe Cohen sur La Face cachée du Monde, il avait critiqué sa direction. Il a été mis à pied.
La liberté des journalistes exécutants se réduit à mesure que la liberté des patrons s’accroît. Les rédacteurs du groupe Prisma presse l’ont appris à leurs dépens. Prisma édite des titres comme « Capital », « Geo », « Femme actuelle », « Ça m’intéresse », mais aussi « Voici », « Gala » et « VSD ». En mars 2006, les journalistes de ces titres ont été prévenus qu’ils devaient désormais obtenir l’autorisation de leur patron avant d’écrire un livre, soumettre le manuscrit à la direction, mais aussi s’engager par écrit à ne pas mettre en cause les intérêts de leurs employeurs. Voici un extrait, publié par Le Canard enchaîné, de la déclaration qu’ils doivent remettre à leur PDG :
« Mon ouvrage
– ne comporte aucune orientation ou interprétation politique, respectant ainsi la position de neutralité constante prise par PRISMA PRESSE depuis sa fondation.
-Ne met pas en cause, l’un quelconque des partenaires ou annonceurs publicitaires de PRISMA PRESSE » .
En d’autres termes, la direction interdisait à ces journalistes d’enquêter sur les grandes entreprises qui achètent des espaces publicitaires dans les publications appartenant à Prisma. C’est-à-dire sur les plus grandes entreprises françaises. Devant le tollé soulevé par cette censure à peine voilée, la direction de Prisma a finalement renoncé à exiger la déclaration sur l’honneur.
Depuis la fin des années 1970, les journalistes exécutants avaient cessé de lutter pour l’indépendance économique de la presse. On observe à présent un frémissement. Et pour cause : à mesure que la précarisation touche non plus seulement les ouvriers et les employés, mais aussi les classes moyennes cultivées, à mesure aussi que la pression des actionnaires se renforce sur les journaux, les salariés de l’information redécouvrent une chose inouïe : le conflit entre capital et travail existe aussi dans les entreprises de presse. Après qu’Édouard de Rothschild a congédié le PDG de Libération Serge July en juin 2006, une représentante des salariés-actionnaires de Libération (SCPL) a expliqué : « On a l’impression que toute une génération de journalistes découvre le monde dans lequel elle vit avec le départ de July. Ils découvrent que Libé est aussi une entreprise, qu’il y a un patron, un actionnaire, un mode de fonctionnement auquel on ne peut pas couper » . Édouard de Rothschild et Laurent Joffrin, l’actionnaire et le patron, se sont chargés de le leur rappeler. Depuis 2005, plus de 140 licenciements ont été effectués à Libération ; les salariés ont été contraints de renoncer à leur droit de veto sur les décisions stratégiques de l’entreprise. Et pour faire bonne mesure, leur part dans le capital de l’entreprise a été ramenée de 18, 45 % à 1 % : l’équipe du journal fondé en 1973 par Jean-Paul Sartre pour « donner la parole au peuple » a été expropriée par un banquier d’affaires… Au Monde, la situation n’est pas plus brillante : avec l’appui d’Alain Minc, autre banquier d’affaires qui préside le conseil de surveillance de ce journal, « la direction a décidé de retirer avant l’été le droit de veto dont disposait la rédaction » (L’Express, 22.2.07).
Au sein de ces deux publications, mais aussi à La Tribune, au Figaro, à Télérama, à France Soir, à L’Express, à Europe 1, à France 3, à l’AFP, à Paris-Match, à France Inter, France Info, RFI, les journalistes se sont opposés à la volonté du propriétaire ces dernières années. En vain, pour le moment. Mais dans les rédactions, la pression monte.
En vain, car en face des exécutants se trouve les dirigeants de la presse.

* Les patrons de presse

Les patrons de la grande presse sont des patrons comme les autres. Même s’ils se font passer pour des journalistes, ils servent d’abord les intérêts industriels de leur entreprise. Auparavant, les patrons de presse tâchaient d’entretenir chez leurs salariés l’illusion d’une indépendance vis-à-vis des contraintes financières de l’entreprise. Ce temps-là est révolu. Et Arnaud Lagardère, qui possède plusieurs centaines de titres de presse a déclaré récemment : « C’est quoi l’indépendance en matière de presse ? Du pipeau. Avant de savoir s’ils sont indépendants, les journalistes feraient mieux de savoir si leur journal est pérenne » . Les patrons de presse sont aussi bien rémunérés que les autres patrons : en 2006, le PDG de TF1, Patrick Le Lay, a touché 2,2 millions d’euros auxquels s’ajoutent des actions gratuites d’une valeur de 1,6 millions d’euros. Un peu plus de 10000 € par jour. Son vice président Étienne Mougeotte, ancien journaliste à Europe 1, gagne pour sa part 1,7 millions plus 600 000 euros d’actions gratuites. 6000 euros par jour. Jean-Marie Colombani, directeur du journal Le Monde, touche environ 500 000 euros par an. Un peu moins de 1500 euros par jour.
Sont-ils patrons ou journalistes ? La question n’a pas été posée après l’émission de TF1 du 14 avril 2005 au cours de laquelle le président de la République dialogua avec des « jeunes » pour les persuader des vertus du Traité de Constitution européenne. Jacques Chirac était interrogé par trois animateurs d’émission de variétés. Les journalistes politiques avaient protesté contre cette intrusion d’amuseurs sur leurs plates-bandes. Bien entendu, la chose remarquable était ailleurs. Ce que nul n’a rappelé à l’époque, c’est que ces trois journalistes-animateurs étaient aussi trois patrons d’entreprises : Emmanuel Chain, patron de Elephant et Cie, rémunéré 30 000 € sans compter les dividendes ; Marc-Olivier Fogiel, PDG de PAF productions, rémunéré 23 000 € mensuels ; Jean-Luc Delarue, patron de Réservoir Prod, rémunéré 40 000 € sans compter les dividendes (L’Express, 28.2.05). Jean-Luc Delarue, qui interviewait le chef de l’État sur les questions sociales, a été condamné à plusieurs reprises pour infraction au droit du travail et entrave à l’exercice des fonctions d’un inspecteur du travail. Delarue n’est pas une exception : des dizaines entreprises de presse, publiques ou privées, ont été condamnées pour des faits similaires. Ainsi les patrons-journalistes font feu de tout bois : ils se présentent comme journalistes quand il s’agit de recueillir le prestige (et les aménagements fiscaux) associés à cette profession ; ils sont patrons quand il s’agit de recueillir salaires et dividendes.
Comment réagissent les patrons-journalistes quand l’intérêt du patron entre en conflit avec celui du journaliste ? En février 2002, Jean-Marie Colombani fulminait dans un éditorial contre l’essor de la presse gratuite qui « prépare le terrain d’une uniformité mortelle pour l’information » . Exactement au même moment, Colombani négociait un contrat d’impression du journal gratuit 20 minutes sur les rotatives du Monde . À présent, Le Monde lance son propre quotidien gratuit en partenariat avec l’industriel Bolloré.
Naturellement, tous les patrons de presse ne sont pas des mauvais bougres : certains s’emploient à mettre en valeur leurs salariés. Par exemple, Robert Hersant, ex-patron du Figaro et de 18 autres quotidiens français. Peu avant les élections législatives de 1986, ce champion de la liberté de la presse avait expliqué aux candidats du RPR et de l’UDF : « Mes journalistes sont à votre disposition. Pendant la campagne, demandez ce que vous voulez, ils le feront. Vous pourrez les appeler à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit » .
Entre les exécutants et les patrons, se trouvent les contremaîtres de l’information.

* Les contremaîtres de l’information
Qui sont-ils ? Des dirigeants éditoriaux de la presse nationale : éditorialistes, commentateurs, rédacteurs en chef, directeurs de la rédaction, chroniqueurs. Ceux qu’on appelle les « faiseurs d’opinion ». Leur position dans la hiérarchie de l’entreprise les incite à pencher du côté patronal plutôt que du côté des salariés. Laurent Joffrin, qui dirige alternativement la rédaction de Libération et celle du Nouvel Observateur depuis 1988, a expliqué : « Au Nouvel Observateur, je suis le seul à avoir licencié des salariés. À Libération, j’ai résisté à trois grèves générales » . Il occupe désormais un poste de PDG.
Les textes de ces faiseurs d’opinion ne sont pas les plus lus par les usagers de la presse. Mais ils sont les plus suivis par les autres journalistes. C’est ce que le sociologue Pierre Bourdieu a appelé « la circulation circulaire de l’information » : l’éditorial de La République des Pyrénées, rédigé par un journaliste parisien qui est aussi un ancien rédacteur en chef de Libération, sera inspiré par l’éditorial du Monde paru la veille et repris le lendemain dans les revues de presse de France Inter, Europe 1 et RTL. Serge Halimi a détaillé dans Les Nouveaux chiens de garde les rouages de cette fabrique de l’opinion animée par une trentaine d’éditorialistes qui évoluent dans un périmètre idéologique minuscule.
En effet, les dirigeants éditoriaux sont des acteurs idéologiques de premier plan. Contrairement aux exécutants, ils jouissent d’une grande liberté de ton et n’hésitent pas à prendre ouvertement position. Une liberté qui leur permet de devancer ou d’appuyer les choix économiques du pouvoir et de nous le faire savoir. Ils ont été favorables au tournant libéral de la gauche en 1983, puis à la guerre du Golfe en 1991, puis à la ratification du traité de Maastricht en 1992, puis au plan Juppé de réforme de la sécurité sociale en 1995, puis à la réforme des retraites en 2003, puis à la ratification de la Constitution européenne en 2005. Ils sont libres d’être libéraux et de nous le faire savoir. La plupart d’entre eux ne dissimulent pas leurs convictions. Nul n’a jamais soupçonné Jean-Marc Sylvestre d’être un militant bolchevik.
Si on ne peut résumer l’information à l’opinion des faiseurs d’opinion, il faut savoir que c’est dans le lit éditorial qu’ils ont eux-mêmes creusé que s’écoule le fleuve quotidien des nouvelles.
2. Les contraintes économiques :
le pouvoir du propriétaire

Des entreprises comme les autres …

Les journalistes sont des salariés comme les autres, les patrons de presse sont des patrons comme les autres. De même, les entreprises de presse sont aussi des entreprises comme les autres : ce sont des entreprises marchandes qui ont vocation au profit. Elles considèrent l’information comme une marchandise ordinaire. François Ruffin, dans son livre Les petits soldats du journalisme, rapporte ces propos d’un enseignant du Centre de formation des journalistes : « Les médias, c’est une industrie. On vend du papier comme on vend des poireaux ».
En France, depuis un demi-siècle, les rapports qu’entretient l’information avec la politique et l’économie ont été bouleversés.
Les éditorialistes s’enorgueillissent souvent de s’être affranchis de la tutelle du pouvoir politique. Bien sûr, l’ORTF a disparu et l’État ne contrôle plus le contenu des journaux télévisés. Mais le directeur d’Europe 1, Jean-Pierre Elkabbach, demande conseil au ministre de la police Nicolas Sarkozy quand il souhaite nommer un journaliste chargé de couvrir le ministère de l’Intérieur… Lequel rétorque quand on l’interroge sur cette singulière conception de l’indépendance : « Si vous saviez. Il n’y a pas qu’Elkabbach qui fait cela » .
Le monopole public de l’audiovisuel n’existe plus, c’est vrai. Mais il tend à faire place à de véritables oligopoles privées. Les médias appartiennent aux plus puissantes multinationales de la planète : AOL-Time Warner, News Corporation, General Electric, CBS, Walt Disney, Bertelsmann… En France, une demi-douzaine de groupes quadrillent les médias d’informations générales : Lagardère, Le groupe Ouest-France, Bouygues, Bolloré, Vivendi, le groupe Le Monde. Entre le printemps 2004 et le printemps 2005, les trois principaux quotidiens français ont bouleversé leur actionnariat en faveur de groupes industriels ou financiers : Le Figaro a été racheté par Dassault, Libération recapitalisé par Rothschild et Le Monde renfloué par Lagardère. Les entreprises de presse sont elles-mêmes devenues des marchandises qui circulent et s’échangent sur un marché. Le marché de la presse de marché.

La presse, dit-on, est en difficulté. Mais les propriétaires de médias se portent plutôt bien. Quand le magazine Forbes (mars 2007) publie le classement des milliardaires de la planète, il découvre que 5 des 10 plus grandes fortunes françaises sont liées aux médias :
– Avec ses 26 milliards de dollars, Bernard Arnault, propriétaire de La Tribune, est aussi l’homme le plus riche de France (7ème mondial). Au moment de l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, il avait fui la France.
– François Pinault, propriétaire du Point, actionnaire du Monde et aussi de TF1 possède 14,5 milliards de dollars. C’est la 3ème fortune française (34ème mondiale).
– Serge Dassault, qui milite pour la suppression de l’impôt sur la fortune, est la 4ème fortune française (66ème mondiale) avec 10 milliards. Il possède le Figaro et une kyrielle d’autres journaux.
– Jean-Claude Decaux, lui, doit ses 5 milliards de dollars à son engagement dans l’affichage publicitaire. (6ème fortune française et 158ème mondiale).
– Il est talonné par Martin et Olivier Bouygues, 7ème fortune française, propriétaires de 43 % de TF1 et de 4,5 milliards de dollars.
– Bolloré, propriétaire du journal Direct soir et de la chaîne Direct 8, atteint péniblement la 13ème place du classement français avec à peine plus de 2,1 milliards de dollars.
Ensuite, c’est l’extrême pauvreté. Celle dont on n’ose à peine parler : avec moins d’un milliard de dollars, 596 millions d’euros pour être précis, Arnaud Lagardère n’est que 63ème fortune française.
En 1984, peu après le lancement de Canal Plus, la première chaîne privée française, André Rousselet avait prévenu : « Nous avons comme premier objectif le profit » .

Concurrence et concentration …

Dans les années 1980, les promoteurs de la déréglementation des médias nous l’avaient juré : la concurrence apportera la diversité et le pluralisme. Elle a débouché sur une concentration inouïe. Une concentration désormais mutlimédia. Principal opérateur du secteur de la presse magazine, Lagardère est également présent au capital du Monde mais aussi dans l’édition (il a racheté une partie des activités d’édition de Vivendi) et dans l’audiovisuel, puisqu’il possède Europe 1, un groupe de chaînes thématiques, et 20 % de l’ensemble Canal Plus –TPS. Lequel ensemble de chaînes câblées, actuellement contrôlé par Vivendi, compte également à son capital TF1 (Bouygues, 10 %), M6 (Bertelsmann, 5,1 %). Canal Plus France, c’est donc Vivendi + Hachette + TF1 + M6…
Cette concentration multimédia n’empêche pas la traditionnelle presse quotidienne régionale. Elle s’y surajoute. À l’Ouest, le groupe Ouest-France domine ; dans le Sud, c’est Le Monde – Lagardère. Et dans l’Est et le Sud-Est, c’est le Crédit mutuel. En 2005, 71 départements métropolitains sur 95 ne comptaient qu’un seul quotidien local. C’était avant l’accélération du mouvement de concentration . On savait qu’il n’y avait pas de grande diversité idéologique dans la presse régionale. Il n’y aura bientôt plus de vraie pluralité des titres. Rien de très alarmant pour Nicolas Sarkozy : « La situation actuelle est satisfaisante dans ses grandes lignes », explique-t-il (L’Express, 15 février 2007).
La baisse de la diffusion de la presse quotidienne a rendu les journaux plus dépendants que jamais de la bonne volonté de leurs propriétaires. Face à ce recul, les patrons de presse restructurent leurs groupes en firmes multimédias qui intègrent des activités Internet, de téléphonie mobile, voire des journaux gratuits. Bref, des activités qui drainent de la publicité. Peu avant le lancement de son journal gratuit Matin Plus en partenariat avec l’industriel Bolloré, Jean-Marie Colombani a exposé la définition de son métier : « Aujourd’hui, il ne s’agit plus de commercialiser auprès des annonceurs de la diffusion payante, mais de vendre des audiences » Commercialiser de la diffusion payante, c’est par exemple le fond de commerce du Nouvel Observateur, qui vend à ses annonceurs la disponibilité mentale de ses abonnés surdiplômés et à fort pouvoir d’achat. Vendre des audiences, c’est faire œuvre de grossiste, à l’instar de Patrick Le Lay sur TF1. On est loin de l’idéal de Hubert Beuve-Méry, le fondateur du Monde.
La conséquence de cette stratégie plurimédias est évidente : les investissements s’orientent vers les activités numériques au détriment des métiers traditionnels du journalisme. Les millions d’euros investis dans l’Internet ou les gratuits, c’est autant de moyens en moins pour les enquêtes et les reportages qui coûtent cher et demandent du temps. Dans ces conditions, le PDG de Radio France, Jean-Paul Cluzel, a dévoilé en juin 2005 sa conception du journalisme : « Mieux vaut rester au bureau, lire un bon rapport, connaître un dossier, mener des investigations sur Internet que courir micro en main à La Courneuve ».

Cette appropriation privée des grands moyens d’information a plusieurs conséquences. J’en citerai trois.

1ère conséquence : en s’achetant la presse, ces patrons s’offrent d’abord un moyen d’influence.

Influence économique, car, pour reprendre le mot de Francis Bouygues qui justifiait ainsi l’achat au prix fort de la chaîne TF1 il y a exactement 20 ans, « il y a des intérêts secondaires découlant de la possession d’un tel outil ». Pierre Péan et Christophe Nick ont montré dans leur livre TF1, un pouvoir comment les dirigeants de la Une ont géré TF1 au mieux de leurs intérêts économiques, en propulsant par exemple certains de leurs clients sur le plateau de « 7 sur 7 » ou en consacrant des reportages-fleuves aux prouesses techniques réalisées par les chantiers de… Bouygues .
Dans le même esprit, Jean-Luc Lagardère avait expliqué aux cadres supérieurs d’une entreprise qu’il entendait racheter : « Un groupe de presse, vous verrez, c’est capital pour décrocher des commandes . » Son fils Arnaud Lagardère pourrait ajouter : un groupe de presse, c’est capital pour parer les mauvais coups. Quand, au printemps dernier, Noël Forgeard et Arnaud Lagardère sont soupçonnés de délit d’initiés pour avoir vendu leurs actions et réalisé leurs stocks-options EADS au cours le plus haut, ils actionnent leur Air-bag médiatique. Noël Forgeard va s’expliquer sur Europe 1 (groupe Lagardère) ; ce salarié de Lagardère se sent chez lui puisque le studio d’enregistrement est baptisé « studio Lagardère ». Et que son interlocuteur, Jean-Pierre Elkabbach, est aussi « Conseiller spécial pour la stratégie médias du groupe Lagardère auprès d’Arnaud Lagardère ». Arnaud Lagardère, lui, a choisi de s’exprimer dans Le Monde, quotidien dont son groupe est devenu le principal actionnaire privé. Quittant les studios d’Europe 1, Noël Forgeard squatte ensuite les colonnes du Parisien (19.6.06), dont Lagardère possède un quart du capital. Le lendemain, il s’exprime dans La Tribune, qui appartient à LVMH, société dont Arnaud Lagardère est co-pilote puisqu’il siège à son conseil d’administration pendant que son principal propriétaire, Bernard Arnault, siège au conseil d’administration du groupe Lagardère. On se sent plus rassuré quand on reste en famille
S’acheter des grands médias revient également à s’offrir un moyen d’influence politique, car – on l’a vu – la presse est désormais le grand metteur en scène du jeu politique. De même qu’ils avaient misé sur Édouard Balladur en 1994, les dirigeants du groupe Bouygues promeuvent la candidature de Nicolas Sarkozy. Quand il publie son livre de Témoignages, le ministre de l’Intérieur est immédiatement invité sur le plateau du journal de 20 heures de TF1. Le propriétaire de TF1, Martin Bouygues, est à la fois le parrain de l’un des fils de Sarkozy et aussi son témoin de mariage. Nicolas a confié : « Martin, c’est pour moi la définition de l’amitié, de la droiture, de la fidélité. Depuis vingt-cinq ans bientôt, nous nous parlons tous les jours » . Et tous les jours ou presque, TF1 parle de Sarkozy. Au cours des 264 premiers jours de l’année 2006, Nicolas Sarkozy est apparu 266 fois à la télévision.
Le groupe Bouygues n’aura pas eu à se plaindre de la législature qui s’achève : non seulement le Conseil supérieur de l’audiovisuel a prolongé de cinq ans l’autorisation d’émettre de TF1 , mais le gouvernement a souvent facilité les acrobaties industrielles du groupe. Par exemple, au début de l’année 2003, Martin Bouygues refusait d’investir dans Alstom, comme il l’avait d’abord promis, tant la situation de l’entreprise lui semblait désespérée. Par le truchement de Nicolas Sarkozy, l’État a assuré la transition en s’emparant de 21 % du capital d’Alstom. Fin 2005, une fois le redressement confirmé et les risques couverts par la collectivité, Martin et son frère Olivier ont racheté la participation de l’État .
2ème conséquence : la généralisation de la pensée de marché

Au cours des trente dernières années, une transformation des rapports entre les médias et l’économie s’est opérée. Auparavant, les journaux appartenaient à de petites PME souvent familiales. Les chiffres d’affaires de ces entreprises étaient ridicules : la presse pouvait commenter l’économie de marché comme une chose qui lui était extérieure. Désormais, les entreprises de presse sont elles-mêmes des acteurs majeurs de l’économie. Fin 2000, réunies, TF1, Canal + et M6 pesaient plus en Bourse que le secteur automobile . Ces entreprises de presse ont un intérêt direct à la perpétuation et même à l’épanouissement du capitalisme financier qui les fait prospérer. Entreprises marchandes, elles diffusent spontanément, par la voix de leurs directions, une pensée de marché. Jean-Marie Colombani, patron du Monde, estime par exemple : « Nous devons souscrire d’autant plus naturellement à l’économie de marché que nous jouons chaque jour notre vie » . À bien des égards, le parti de la presse et celui de l’argent ont opéré leur fusion.
Comment les journalistes qui travaillent dans des entreprises adossées à des groupes financiers peuvent-elles informer librement sur l’économie et le social ? La réponse nous conduit à la troisième conséquence de ce mouvement de concentration et d’appropriation privée des grands moyens d’information :

3ème conséquence : la censure du propriétaire

Comme n’importe quelle entreprise, l’entreprise de presse est subordonnée au pouvoir de son propriétaire. Naturellement, l’actionnaire ne dicte pas le contenu des journaux ; il n’intervient pas directement sur le travail des journalistes, même s’il peut en modifier les contours par des mesures financières qui favorisent tel ou tel type de journalisme.
Mais l’actionnaire n’hésite pas à intervenir lorsque ses intérêts sont directement concernés. Alain Genestar, bon petit soldat du groupe Lagardère qui dirigeait Paris-Match, l’a appris à ses dépens : pour le punir d’avoir vexé par inadvertance Nicolas Sarkozy, Arnaud Lagardère l’a tout simplement licencié pour préserver son amitié avec l’ex-ministre de l’Intérieur.
C’est une règle d’or, ou plutôt une règle d’argent : un média ne dessert pas les intérêts de son propriétaire. Or les intérêts des entreprises qui possèdent la presse sont de plus en plus nombreux et diversifiés. Laissons plutôt au rédacteur en chef de La Tribune, un quotidien économique détenu par le patron multimilliardaire de LVMH Bernard Arnault, le soin de décrire cette forme de censure. En 1998, M. Arnault s’était plaint du traitement de l’information concernant LVMH dans La Tribune. Aussitôt, le rédacteur en chef de La Tribune, Philippe Mudry, avait déclaré : « l’intérêt de l’actionnaire ne doit pas être remis en cause par un journal qu’il contrôle ». Une note de la Société des journalistes avait même déploré que le rédacteur en chef ait « revendiqué le droit d’intervenir sur le traitement de l’information concernant LVMH, même au détriment du lecteur » .
On peut s’en indigner. Mais au fond, pourquoi Bernard Arnault n’exercerait-il pas un contrôle sur le journal qu’il s’est offert ? Les démocraties libérales ayant sacralisé la propriété privée, ce journal est sa chose : il la possède. Et il peut, s’il le désire, transformer La Tribune en bulletin d’information sur LVMH. Même chose avec Canal Plus. Quand il lança son émission « Le vrai-faux journal » en 1998, Karl Zéro avait déclaré : « L’accord de départ, avec Pierre Lescure et Alain de Greef, spécifiait bien qu’il y avait trois sujets sur lesquels on ne pouvait pas enquêter : le football, le cinéma, la Compagnie Générale des Eaux. Cela dit, ces interdits ne me posent pas de problème » .
Le problème, pour nous tous, c’est la possibilité offerte à Bernard Arnault, à Bouygues, à Lagardère ou à Vivendi de s’acheter des journaux d’informations générales. Le problème, c’est le droit concédé aux grands patrons de privatiser à leur profit un bien collectif : l’information.
Il n’en a pas toujours été ainsi….

Quand la liberté de la presse se confond avec la liberté des patrons et des propriétaires de presse, quand la liberté de la presse devient une propriété qui s’achète et se vend pourvu qu’on soit assez riche pour se la payer, la situation évoque irrésistiblement le XIXe siècle.
Retour en arrière : le 11 juillet 1848, dans l’ultime numéro de son journal Le Peuple constituant, l’écrivain catholique Lamennais lançait sa célèbre formule : « Il faut aujourd’hui de l’or, beaucoup d’or pour jouir du droit de parler ; nous ne sommes pas assez riches. Silence au pauvre ! » À l’époque, les journalistes et écrivains luttaient contre cette censure par l’argent. Les politiques aussi. A la tribune de l’Assemblée nationale, le 7 août 1848, le député socialiste Louis Blanc déclarait à propos de la presse : « Si l’industriel domine le penseur, la préoccupation de la vérité à dire est combattue dans son esprit par la préoccupation du gain à faire ». Aujourd’hui, le pouvoir de l’actionnaire n’est plus contesté ni par les députés socialistes, ni par les dirigeants éditoriaux. Le 30 septembre 2004, Laurent Joffrin qui dirigeait alors la rédaction du Nouvel Observateur, expliquait sur France-culture : « On n’y peut pas grand-chose sur le plan des structures économiques. […] Il est logique que le propriétaire fixe une orientation » . « On n’y peut rien », « c’est comme ça », c’est tout le vocabulaire de la résignation qui est ici mobilisé.
Il est important de savoir qu’il n’en a pas toujours été ainsi. À la Libération, les journalistes luttaient pour redorer le blason d’une presse française ternie par le degré inouï de corruption des journaux de l’entre-deux-guerres. Dans les années 1930, Le Temps, qui était l’équivalent du Monde, était possédé et dirigé par le Comité des Forges, qui était l’équivalent du Medef. Pendant la guerre une bonne partie de ces journaux sombra dans la collaboration. Pour l’écrivain et journaliste Albert Camus, cette presse était devenue « la honte du pays ». Francisque Gay, qui s’occupait de la presse au secrétariat général de l’information du gouvernement provisoire, se souvient : « Il est un point sur lequel, dans la clandestinité, nous étions tous d’accord. C’est qu’on ne devait pas revoir une presse soumise à la domination de l’argent » (7 mars 1945). Le 24 novembre 1945, la Fédération nationale de la presse (Albert Bayet) adoptait un « projet de déclaration des droits et des devoirs de la presse libre ». Son premier article stipulait : « La presse n’est pas un instrument de profit commercial. C’est un instrument de culture, sa mission est de donner des informations exactes, de défendre des idées, de servir la cause du progrès humain ». Précisons que la Fédération nationale de la presse n’était pas un repère de gauchistes autogestionnaires : elle regroupait les patrons de presse.
Soixante années plus tard, les patrons de l’information tiennent un discours qui ferait frémir leurs prédécesseurs. On connaît la déclaration de Patrick Le Lay sur la vocation de l’entreprise qu’il dirige, TF1, à « vendre du temps de cerveau disponible » : « Le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola à vendre son produit ». De son côté, Serge Dassault a expliqué peu après son rachat du Figaro que « les journaux doivent diffuser des idées saines » tout en précisant que « les idées de gauche ne sont pas des idées saines » . Certes, TF1 et Le Figaro sont souvent associés à la presse de droite. Mais Claude Perdriel, PDG du groupe Nouvel Observateur, paraît disputer à son homologue de TF1 le titre de meilleur vendeur de Coca-Cola. Il plaide : « comme les articles sont plutôt longs chez nous, le temps d’exposition à la page de publicité est plus grand » .
On saisit mieux la différence entre presse de droite et presse de gauche.

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Les journalistes sont à peu de choses près des salariés comme les autres ; les patrons de presse, des patrons ordinaires ; les entreprises de presse, des sociétés qui, comme les autres, recherchent le profit.
Et le paradoxe surgit aussitôt. D’un côté, chacun reconnaît que l’information constitue une sorte de bien collectif. Pour former nos jugements, nous devons être bien informés. De l’autre, le problème des médias ne préoccupe plus beaucoup les intellectuels, les responsables politiques et la plupart des responsables syndicaux. L’information-marchandise n’est plus considérée comme un enjeu de luttes, même par ceux qui combattent l’ordre marchand.
Si nous en sommes arrivés là, c’est aussi un peu de notre faute : nous avons laissé sans réagir se développer une presse gangrenée par les abus de pouvoir de quelques ténors de la profession, une presse dominée par les puissances d’argent.
Il est peut-être temps d’engager à nouveau la bataille sur ce terrain-là.
Soirée Médias, avec Pierre Rimbert, le 13 mars 2007.
Le débat :

Des sociétés à but non lucratif

Question : Est-il vrai que la grande presse est à ce point en difficulté que les grandes entreprises de presse feraient faillite si elles n’étaient pas reprises par des groupes financiers ?

Pierre Rimbert : Si on reste dans une logique capitaliste pure, il faut en effet remonter en capital pour renflouer un journal. La question est que personne n’envisage autre chose que d’appliquer la logique du marché. Il n’y a pas que la pub et la vente au numéro qui financent la presse écrite, il y a aussi l’Etat qui contribue à plus de 10 % au chiffre d’affaires de la presse en France.
Quand à la Libération on a légiféré sur la presse, on n’a pas fait appel aux grands groupes financiers, on a choisi d’autres solutions. Le problème c’est qu’aujourd’hui, ces solutions ne sont même pas envisagées par les acteurs de la presse.
Parmi ces autres solutions, il y a la constitution de sociétés à but non lucratif. C’était une revendication basique des journalistes dans les années 1960. Il s’agit d’un type de société, qui dans ses statuts, précise que les bénéfices ne sont pas distribués entre les actionnaires. La difficulté, c’est qu’il y a peu de chances que les investisseurs se bousculent puisqu’il n’y aurait plus d’argent à gagner…. D’où la revendication de la société des rédacteurs de presse dans les années 1960 de rendre ce statut obligatoire pour toutes les entreprises de presse.

La démission de la gauche

Question : Parmi les 110 propositions du candidat Mitterrand en 1981, il était prévu que les grands groupes financiers ne pourraient plus posséder des médias. Il y a donc eu démission de la gauche.

P. Rimbert : C’était la proposition n° 95 du candidat Mitterrand : “ application stricte des ordonnances de 1944 ”. Ces textes interdisaient la constitution de groupes de presse, c’est-à-dire qu’un même patron ne pouvait posséder plus d’un journal. En 1981, c’était le groupe Hersant qui était visé, il possédait 18 quotidiens. L’ordonnance de 1944 est pourtant toujours en vigueur.
Le Gouvernement de gauche ne s’est attaqué au problème qu’en 1983, en faisant adopter une loi anti-concentration (dite loi anti-Hersant). La loi va instaurer un seuil : un même propriétaire ne pourra posséder des titres de presse dont le cumul de diffusion dépasserait 15 % de la diffusion totale de la presse. Le débat au Parlement sera houleux. Le Conseil constitutionnel invalidera une partie de la loi en indiquant qu’elle ne pourrait s’appliquer aux groupes de presse déjà constitués. Robert Hersant se voit de fait accorder un privilège exorbitant, il pourra continuer à posséder 18 titres à lui tout seul !
En 1986, la Droite de retour au pouvoir élève ce seuil à 30 % de la diffusion totale.

Le Gouvernement Jospin en 1997 a dans ses bagages un projet de texte interdisant aux groupes de presse de posséder plus de 20 % d’une chaîne TV. Le projet n’aboutira jamais. Catherine Trautmann, Ministre de la Culture et de la Communication, s’est justifiée dans les termes suivants : “ Qu’aurait-on eu ? Le bouleversement radical des trois grandes entreprises audiovisuelles privées françaises, un monopoly grandeur nature, jouant avec trois grandes entreprises en bonne santé économique, qui sont nos atouts dans le développement de ce secteur stratégique pour l’avenir. Trois grandes entreprises françaises qu’auraient pu convoiter leurs concurrents internationaux. Le but était louable, le moyen dangereux ! ”. Ces entreprises étaient Bouygues, Suez et la Générale des eaux.
Si elle avait été adoptée, cette loi aurait interdit à Bouygues de détenir 42,9 % du capital de TF1. Une fois de plus, il s’agit d’une démission des socialistes sur cette question.

Les journalistes hétérodoxes, faire-valoir du système

Question : Je m’interroge sur les rôles respectifs de certains journalistes. Bernard Marris, qui est soi-disant le contradicteur de Jean-Marc Sylvestre (les matins sur France Inter), Michel Drucker et Daniel Mermet.

P. Rimbert : Michel Drucker a la particularité de n’avoir jamais tenté d’offenser l’un de ses invités ! (rires). C’est le journaliste auquel Chirac fait appel quand il a quelque chose à dire…. Quant à Bernard Marris (“ l’Oncle Bernard ” de Charlie Hebdo), il est victime d’un processus assez courant et plutôt triste… Il s’agit d’une stratégie de la part de France Inter, qui consiste à injecter quelqu’un qui va donner le change. Marris, journaliste hétérodoxe, arrivant à la radio et débattant avec JM Sylvestre, est conduit, de par la logique du débat médiatique, à tomber d’accord avec son interlocuteur. Le but des médias est de faire tomber les gens d’accord, à la différence du débat démocratique où il y a une majorité et une minorité.

De ce fait, Marris et Sylvestre sont, de vendredi en vendredi, de plus en plus souvent tombés d’accord ! (par exemple sur le niveau de chômage en Grande Bretagne, la réforme des retraites…), on peut retrouver tout cela dans Le Plan B.
Quant à Mermet, il est la caution pluraliste de France Inter (pour 1/24ème du temps d’antenne…), cela ne l’a pas empêché d’être rétrogradé d’un heure de grande écoute (17/18h) vers le créneau 15/16h, beaucoup moins écouté.

Question : Que pensez-vous de l’hebdo Marianne et de son attitude pendant la campagne présidentielle ? JF Kahn a pris position en faveur de Bayrou, le rédacteur en chef pour Ségolène Royal, et tel autre pour Sarkozy.

P. Rimbert : Marianne est LE journal de Jean-François Kahn. Il y écrit 25 % des articles à travers différents pseudos (PMO, Thomas Valière…), 50 % des brèves c’est lui ! Ce qui est original, c’est que l’on lit dans Marianne des infos que l’on ne retrouve pas ailleurs, mais cela est sans doute dû à la très grande médiocrité des news magazines français, presque interchangeables (les mêmes Unes au même moment : immobilier, salaire des cadres, les puissances qui gouvernent la France…).

Un intervenant témoigne qu’il n’a pas souvent rencontré de journaux vraiment informatifs, à part Charlie Hebdo ou La Gueule ouverte. Il a toujours connu l’expression “ journaux à emballer le poisson ”. Il pense qu’il n’y a pas à Limoges de vrai journal d’information, contrairement à ce qui a été dit à propos de l’Echo. Il souhaite que l’on parle du profil des lecteurs et des acheteurs de journaux. Il trouve Brigitte Jean-Perrin (toujours sur France Inter le matin) “ beaucoup plus redoutable ” que JM Sylvestre.

La presse quotidienne est socialement très inégalitaire

P. Rimbert : Une pétition a circulé il y a quelque temps, demandant de virer Sylvestre de l’antenne de France Inter. Pourtant par son côté caricatural, il sert beaucoup la cause de ses adversaires. S’il était parti, il aurait très probablement été remplacé par quelqu’un de moins abrupt, donc de plus dangereux.
Quant aux lecteurs, on peut constater que de moins en moins de gens achètent la presse : 9 % de la population lit un quotidien national plus d’une fois par semaine, 20 à 25 % pour la presse quotidienne régionale. 50 % des gens achètent occasionnellement un quotidien régional et 20 % seulement un quotidien national.
La presse quotidienne est socialement très inégalitaire. Ce sont surtout les cadres et les professions intermédiaires qui lisent la presse nationale. Internet reproduit les mêmes inégalités : 41 % des Français ont une connexion à leur domicile, mais le taux monte à 79 % chez les cadres et professions intellectuelles supérieures, contre 42 % chez les employés, 31 % chez les ouvriers, 13 % chez les retraités. La différence est encore plus accentuée quand on regarde le niveau de diplôme. 71 % des diplômés de l’enseignement supérieur sont connectés à domicile contre 11 % de ceux qui sont sans diplôme (le rapport est donc de 1 à 6 !).
Sur Internet, on trouve une profusion de journaux, de blogs, etc., mais il est intéressant de regarder qui consulte quoi. Le top 15 des sites d’info les plus visités en novembre 2006 était le suivant (dans l’ordre décroissant) : Orange actualités, Le Monde, Yahoo, Google, Le Nouvel Obs, Le Figaro, TF1 actualités, Libé, l’Express, Ouest France. C’est-à-dire les sites des médias dominants !
Internet peut être un vecteur de mobilisation, cependant ce n’est pas la même chose que de réunir des milliers de manifestants dans la rue. Un exemple : la pétition contre le changement d’horaire de “ Là bas si j’y suis ” a réuni 215 000 signatures électroniques, mais cela n’a pas eu le même impact que si 215 000 personnes avaient manifesté devant les locaux de Radio France à Paris.

La liberté d’opinion a été en quelque sorte privatisée

Question : On peut aussi critiquer fortement la presse, et l’acheter quand même. On peut en effet “ lire entre les lignes ”, recouper les infos, et par là même “ se faire une opinion ”, aiguiser son esprit critique et apprendre beaucoup de choses. La liberté de la presse ne se confond pas avec celle des journalistes, ce qui compte d’abord c’est la liberté de publier.

P. Rimbert : La liberté de la presse ce n’est pas la grande conquête révolutionnaire que les journalistes nous présentent en permanence. En fait, la conquête révolutionnaire c’est la liberté d’opinion (article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen), pas celle de la presse. La liberté de la presse n’est que le moyen permettant la liberté d’expression.
La liberté d’opinion a été en quelque sorte privatisée, parce que les seules personnes en mesure d’exprimer leur opinion ont été au fil du temps celles qui étaient suffisamment fortunées pour s’acheter un journal. La liberté de presse est devenue la liberté des industriels qui possèdent la presse.

Le règne de TF1

Question : Il faut également parler des moyens de presse qui sont aux mains de l’Etat : France télévision par exemple. On remarque aussi (exemple : un récent dossier sur les prisons, sur le site du Nouvel Obs) des choses qui ressemblent à un vrai travail d’information sur Internet. Il faut souligner aussi le rôle d’Internet comme vecteur d’une information alternative (cf. la campagne référendaire sur la Constitution européenne en 2005).

P. Rimbert : On ne voit pas de différence en matière d’information entre médias publics et privés : ce sont les mêmes infos au même moment. En effet, les médias d’information sont condamnés à “ sucer la roue ” des médias privés, tant que ceux-ci occupent la 1ère place, en vertu d’un principe économique qui s’appelle “ le gagnant prend tout ”. TF1 c’est 33 % de part d’audience et 54,8 % du marché publicitaire. Car quand on est numéro 1, on prend une part bien supérieure à son poids en termes d’audience. TF1 se trouve donc en capacité d’imposer aux autres chaînes la manière de faire de la télé, via la course à l’audience. La concurrence entre privé et public sur les objectifs et les moyens qui sont ceux du privé est perdue d’avance pour le public !

Il y a 10 ans, presque jour pour jour, en 1987, TF1 était privatisée et cela a transformé en profondeur le paysage. Auparavant quand les diffuseurs décidaient de passer un magazine d’information (comme “ Cinq colonnes à la une ”), de l’opéra ou du théâtre à 20h30, cela passait à 20h30, quelle que soit l’audience. Si on accepte l’idée que France 2 ne peut pas faire une concurrence loyale à TF1, parce que TF1 est celui qui bat la mesure… les médias publics tentent de lutter sur le terrain du privé, ce qui est absurde. Se réapproprier TF1 devrait être un objectif, pas seulement politique, mais aussi un objectif de bon sens concernant la qualité de l’information. TF1 dégage des marges bénéficiaires à 22 %. S’il s’agissait d’une société à but non lucratif, ces 22 % de rentabilité financière pourraient être réinvestis dans l’information. Par exemple, TF1 n’a que cinq correspondants permanents dans le monde, et pas un seul dans l’hémisphère sud : ça coûte trop cher ! Il faut rappeler que Bouygues ne détient TF1 que par une concession de l’Etat, qui doit être renouvelée périodiquement en fonction du respect d’un cahier des charges que pourtant TF1 n’a jamais respecté.
Pourquoi les gouvernements capitulent-ils devant TF1 ? Les citoyens pourraient exercer une pression pour que la question de TF1 revienne au cœur des enjeux politiques. Car TF1, qu’on la regarde ou non, est quand même financée par les citoyens au travers de la pub. La publicité représente 60 % du chiffre d’affaires de TF1, ce qui veut dire que tous les consommateurs payent ce prix, par les achats qu’ils réalisent. En 2004, chaque ménage a versé l’équivalent de 1200 € à la pub, et TF1 s’est approprié 55 % de toute la pub investie à la télévision.

L’enjeu de la déprivatisation

La déprivatisation de TF1, plus que sa renationalisation, est nécessaire. Renationaliser serait mettre la chaîne entre les mains de Sarkozy. On peut inventer des statuts intermédiaires, du type d’AFP par exemple. Tant qu’un nouveau statut des entreprises de presse, les soustrayant à la loi du profit, ne sera pas mis en place, on ne pourra pas transformer le système. Pourtant tout ça n’est pas fatal puisqu’en 1944/45 on a été capable de donner un coup de pied dans la fourmilière de façon salutaire. Simplement, la prochaine fois il faudra sans doute être plus vigoureux !

Le débat se conclut par une invitation à lire la presse alternative : LE PLAN B, que l’on trouve en kiosque, par la vente militante ou sur abonnement, ou bien CREUSE CITRON par exemple. La presse alternative peut contribuer à la mobilisation qu’il est nécessaire de construire afin de se réapproprier les médias.

Actualité de « Socialisme ou Barbarie »

Actualité de « Socialisme ou Barbarie »

Présentation

Avec Helen Arnold, Daniel Blanchard, Philippe Caumières

Cercle Gramsci – le 12 juin 2007

Jean-Pierre Juillard, qui présente les invités, rappelle que, dans sa jeunesse, il a eu l’occasion de « flirter » avec la pensée théorique, politique et sociale du courant « Socialisme ou Barbarie » (S ou B). Cette analyse critique originale et exigeante des phénomènes tels que le totalitarisme ou la bureaucratie, qui puisait dans le marxisme, a été pour lui fort utile au cours de sa vie publique, politique et syndicale. Il sait gré à cette nourriture intellectuelle « sophistiquée » de lui avoir permis de rester relativement libre, d’avoir su résister aux mille petites tentations de la vie politique qui se nomment domination, récupération…

Daniel Blanchard souhaiterait au préalable dissiper un malentendu qui consiste à assimiler le groupe S ou B à un cénacle d’intellectuels parce qu’un certain nombre de ses membres sont devenus des intellectuels célèbres, comme Castoriadis, Claude Lefort ou Jean-François Lyotard. En fait, pendant les presque 20 ans de son existence, ce groupe s’est constitué et considéré comme une organisation de militants. Il s’agit d’ailleurs à l’origine d’une tendance constituée après guerre dans la 4ème Internationale sous le nom de Chaulieu-Montal (pseudonymes de Castoriadis et Lefort). Sa particularité, en rupture avec la conception de Trotski, était de considérer l’URSS comme une société d’exploitation et non comme une révolution s’étant transitoirement « égarée ». L’argument de Lefort et de Castoriadis consistait à dire : un régime qui a supporté le choc de l’invasion nazie, qui est sorti victorieux de la 2ème guerre mondiale et qui, après la guerre, a essaimé dans d’autres pays – les démocraties populaires- ne peut être une formation sociale transitoire en équilibre instable sur les grandes forces historiques du moment (l’impérialisme et la révolution). Ils s’appliquèrent donc à analyser cette nouveauté historique, traitant la société soviétique comme une société capitaliste – c’est-à-dire une société dans laquelle le capital domine le travail.

En 1948 cette tendance quitte le parti trotskyste et se donne comme tâche théorique et politique d’œuvrer à la reconstitution d’une organisation révolutionnaire prenant en compte la nouvelle réalité du régime de l’URSS et plus généralement le phénomène bureaucratique. Pour refonder la perspective révolutionnaire sur de nouvelles bases, le groupe se donne comme organe une revue et non un journal.

Mais ce qui restera de S ou B est son apport théorique, son action militante ayant été très limitée (90 membres au maximum, peu d’ouvriers) et aussi en raison d’une hégémonie jalouse et parfois très brutale du PCF sur tout ce qui se réclamait de la gauche révolutionnaire au sein des entreprises comme dans le monde intellectuel,

Les principaux points de l’apport théorique de S ou B.

Ces points découlent de la prise de position initiale portant sur la nature du régime soviétique.

– Le couple dirigeant/exécutant

Pour S ou B, analyser le régime soviétique en termes de classes et de société capitaliste, signifie que dans cette société, où la propriété privée des moyens de production a été supprimée, on peut identifier une classe dirigeante par d’autres critères que ceux de cette propriété. Le critère retenu sera celui de dirigeant, et l’opposition qui va être considérée comme pertinente pour caractériser cette société de classes sera l’opposition entre dirigeants et exécutants. Dans un article important, « Les rapports de production en Russie », Castoriadis défend la thèse selon laquelle la propriété n’est qu’un aspect formel de la domination sur les forces productives et que c’est la réalité concrète du pouvoir qui est l’essentiel. Or dans la société soviétique, il y avait une catégorie de gens (la sphère du parti) qui exerçait un pouvoir absolu sur l’ensemble des forces productives, forces matérielles ou prolétariat.

Cette thèse-là est déjà en rupture avec un certain marxisme. Elle suppose d’abord une société de classes, donc une lutte des classes dans ces sociétés. Bien sûr pendant très longtemps aucune information ne filtrait sur ce qui se passait à l’intérieur des usines des pays de l’Est. Mais en 1953 la révolte des ouvriers du chantier de la Stalinallee à Berlin, qui oblige le pouvoir du parti communiste de l’Allemagne de l’est à de très importantes concessions, va être pour le groupe une sorte de confirmation éclatante de cette thèse. Ensuite, les soulèvements en Pologne et surtout en Hongrie font apparaître en grand cette lutte de classes et comment la classe ouvrière s’organise, s’auto organise, pour lutter contre la bureaucratie du parti communiste et de ses organisations satellites.

Mais cette analyse critique va s’appliquer également aux sociétés capitalistes classiques de l’Occident. La notion de dirigeant, qui y est aussi appliquée pour caractériser la couche dominante, paraît plus pertinente que le simple critère de la propriété qui identifie seulement la classe des propriétaires du capital privé. La domination dans ces sociétés est aussi le fait d’appareils exploiteurs et oppressifs qui comprennent l’Etat, des organismes bureaucratiques plus ou moins liés à celui-ci et qui servent à faire fonctionner l’ensemble du système, des sociétés nationalisées etc.

Ce critère s’applique également au sein des organisations du mouvement ouvrier. C’est-à-dire que les tensions et les contradictions qui existent entre les partis communistes et leur base ouvrière, comme entre les appareils syndicaux et leur base, peuvent également être analysées à la lumière du couple dirigeant/exécutant.

Ainsi dans la revue S ou B, certaines analyses de mouvements de grève adoptent ce point de vue. Elles essayent de montrer comment les syndicats ont manœuvré pour finalement passer des compromis soit avec les patrons, soit avec l’Etat, tout en indiquant comment dans ces luttes apparaissent des formes d’auto organisation des travailleurs et comment ceux-ci mettent en avant leur propres revendications, souvent contre la ligne des syndicats.

Une nouvelle analyse du prolétariat

Dans le schéma marxiste le prolétariat est essentiellement défini par son exploitation, c’est-à-dire par le rapport économique qui le lie au patronat : c’est le salariat. Ainsi le conflit central, essentiel à la survie du système, se situe autour de la répartition de la plus-value entre le travail et le capital.

D’une certaine façon cette analyse ne s’intéresse pas spécialement à la réalité concrète de la condition ouvrière : ce qui se passe concrètement dans les usines et en particulier dans le travail. Par contre, c’est une chose à laquelle le groupe S ou B va beaucoup s’intéresser. Il sera en cela influencé par un groupe militant américain de Detroit situé au coeur de la construction automobile américaine : le groupe « Correspondant ». Ainsi S ou B publiera la traduction d’un texte important, « L’ouvrier américain », écrit par un certain Paul Romano. La revue publiera d’autres textes sur le sujet, en particulier ceux de Daniel Motet qui était ouvrier professionnel chez Renault. Ces témoignages sur la condition ouvrière font apparaître qu’on ne peut réduire la domination du capital sur le travail au simple rapport salarial, mais que cette domination s’exerce à tout instant sur tous les aspects du travail et, au-delà même du travail, sur presque tous les aspects de la vie des gens. Mais cette analyse fait aussi apparaître le fait que, dans les usines, les ouvriers s’organisent constamment, par groupes, petits ou grands, pour résister à la maîtrise, aux normes, au salaire aux pièces : à tous les instruments qui participent concrètement à leur exploitation. Tout ceci est en particulier l’apport du groupe Correspondant qui dans ses articles montre comment les ouvriers interviennent dans le processus du travail même pour, d’une certaine façon, le rendre possible. En fait ils se débrouillent, car l’application stricte des règles et consignes imposées par les directions ralentirait le travail jusqu’à le rendre impossible. Pour preuve la grève du zèle qui fait que, si l’on applique entièrement les règlements, tout s’arrête.

Ainsi, ces analyses ont mis en évidence l’existence d’une activité autonome des ouvriers dans leur travail, aussi bien pour résister au patronat que pour, d’une manière embryonnaire, pratiquer une certaine forme d’autogestion. Autogestion qui prit une ampleur et un relief beaucoup plus grands dans certaines périodes de crise, comme au cours de la guerre d’Espagne ou pendant l’insurrection hongroise. Elle aboutit alors à la formation de conseils ouvriers fédérant à grande échelle (région, pays) et fonctionnant de manière tout à fait démocratique.

L’autonomie dans le comportement des travailleurs

Ainsi, à partir de cette tendance à l’autonomie détectée dans le comportement des travailleurs, le groupe va formuler un nouvel objectif de la révolution, une nouvelle valeur révolutionnaire : l’autonomie. (Ce terme sera surtout repris par Castoriadis après la dissolution du groupe). Il s’agit en fait des actes par lesquels des gens prennent en main leur propre vie, leur propre activité ; non pas simplement de manière individuelle, mais collectivement : comment ils s’organisent pour cela. Le but de la révolution sera donc de construire une société dans laquelle, à tous les niveaux et dans toutes les activités, les gens vont avoir la maîtrise de leur propre vie. Cette idée de société révolutionnaire désirable va être élaborée par Castoriadis dans une série de textes très stimulants pour l’esprit intitulée : Le contenu du socialisme. Castoriadis y fait le tableau d’une société entièrement autogérée : comment ça peut marcher, comment même gérer l’économie à l’échelle de tout un pays.

S ou B dépasse également la critique marxiste traditionnelle en montrant que l’opposition entre dirigeants et exécutants, cette nouvelle formulation de la lutte de classes, ne s’inscrit pas seulement dans les activités productives, mais dans pratiquement tous les aspects de l’existence. Ceci va donner lieu à une analyse critique des rapports entre hommes et femmes, parents et enfants, éducateurs et élèves, etc. Cette analyse va pouvoir s’appliquer à tous les domaines de la vie sociale dans lesquels existent en fait des rapports de domination.

Le « capitalisme moderne » (Castoriadis)

Le fait d’appliquer à la société soviétique, qui ignore le système du marché, une analyse de classe, oblige à abandonner tout un aspect du marxisme qui consiste à considérer que l’effondrement du capitalisme découle nécessairement des contradictions internes de son économie. Cette dynamique objective, qu’on peut taxer d’économiste, devient secondaire. S ou B énonce la possibilité de tracer une perspective critique d’abord, et révolutionnaire au-delà, même dans des sociétés où la dynamique du capital n’est absolument pas celle que Marx décrit à propos des sociétés bourgeoises.

Cela va aboutir, chez Castoriadis essentiellement, vers le début des années 60, à une mise en cause du modèle de la critique marxiste de l’économie capitaliste. Il constate, d’une part, que les crises économiques cycliques qui faisaient partie dans le modèle marxiste classique d’une espèce de fatalité, ont fini par être résorbées grâce à divers systèmes de régulation interne que le capitalisme a été capable de se donner, entre autres en faisant intervenir l’Etat. Donc le capitalisme est capable de réagir aux crises et de se donner des instruments efficaces pour les surmonter.

D’autre part, une des idées importantes de l’analyse marxiste était celle de la paupérisation absolue du prolétariat. Ainsi le pouvoir d’achat du prolétariat serait voué à baisser et l’exploitation à devenir de plus en plus féroce et radicale avec le temps. Or, ce qu’on constate sur le long terme, c’est une hausse – depuis la fin du 19ème siècle jusque dans les années 60 – du pouvoir d’achat réel du prolétariat, un des moyens d’ailleurs par lesquels le capitalisme a réussi à éviter ses crises. Evidemment cette hausse du pouvoir d’achat n’a pas été donnée de bonne grâce par le capitalisme, il a été constamment arraché par des luttes qui, en fait, ont aidé le capitalisme à surmonter ses propres contradictions.

S ou B met également en évidence une tendance à un changement dans la structure de classes de la société capitaliste. Celle-ci tend, sous l’effet d’une bureaucratisation croissante, à transformer le clivage brutal entre les dominants et les dominés en une espèce de continuum hiérarchique dans lequel c’est seulement tout à fait en haut qu’il y a des gens qui sont de purs dirigeants et tout à fait en bas les gens qui sont de purs exécutants. La structure radicalement tranchée en classes tend à s’atténuer. Et du même coup le rôle de la classe ouvrière dans les luttes sociales tend aussi à s’atténuer. On voit alors entrer des acteurs nouveaux comme la jeunesse, les femmes, les colonisés etc.

L’ensemble de ces analyses constitue ce que Castoriadis a appelé « le capitalisme moderne », ce qui va d’ailleurs amener une scission dans le groupe.

Quelques axes critiques possibles

Le défaut de cette analyse (celle du « capitalisme moderne ») est aujourd’hui nettement visible. Ainsi, depuis une trentaine d’années une espèce de reconquête du pouvoir est opérée en Occident, comme à l’échelle du monde, par le capitalisme financier et privé au sens le plus brutal analysé par Marx.

Que penser de certaines déclarations de Castoriadis, dans les années 80, telles que : « Je crois que dans la société moderne, ce qui est le plus important ce n’est plus le capital au sens de Marx, mais c’est la bureaucratie » ? Nous pouvons au minimum nous demander si les choses ne sont pas plus complexes que ça !

Par ailleurs, l’accent a-t-il été mis avec justesse sur la bureaucratisation dans des sociétés occidentales ? C’est-à-dire à la fois l’intégration des syndicats dans l’appareil de gestion de la force de travail, le rôle de l’Etat, le poids croissant dans les entreprises de ce qu’on a appelé la technostructure, (ingénieurs et organisateurs). au détriment des détenteurs du capital. Cette tendance à la bureaucratisation, observable très nettement pendant une longue période et qui persiste, n’a pas disparu de nos sociétés. Mais nous pouvons penser qu’elle n’a pas le caractère de la perspective, au développement linéaire à long terme, que lui assignait Castoriadis qui avait tendance à voir la bureaucratisation de la société comme son avenir.

Il est clair qu’aujourd’hui, à l’intérieur même des entreprises, le pouvoir a été repris en main dans une large mesure par les détenteurs du capital, par les actionnaires, etc. D’autre part, des quantités de procédés (sous-traitance contractualisation d’anciens salariés..) ont été utilisés pour contrer une bureaucratisation interne des entreprises qui aboutissait à des absurdités, à des blocages complets de la circulation de l’information.

Et pour finir un aspect plus théorique : Castoriadis disait qu’au fond l’Histoire était création, que le temps était création, et qu’il fallait donc être constamment ouvert à la nouveauté.

Mais il y a des éléments de refoulés dans l’Histoire qui disparaissent momentanément du premier plan, ou bien des possibilités d’un moment qui ne se sont pas réalisées à ce moment, mais qui persistent en fait souterrainement et qui, un beau jour, ressortent. Je pense qu’il a eu tendance à occulter tout cela, peut-être par excès de rationalisme.

Helen Arnold voudrait essayer de raccrocher S ou B à la scène d’aujourd’hui, à ce que peut apporter aux gens d’aujourd’hui la réflexion de ce groupe.

Il faut d’abord souligner l’importance que S ou B donnait à l’activité des gens. Selon eux le militantisme ne se réduisait pas à un engagement contre le colonialisme ou un autre système de domination, mais à aller chercher ce qui, dans tout ce que font les gens, contient les germes de la prise en main de leur destinée, de leur vie et de la société. Ainsi ils allèrent voir dans les usines comment les gens travaillaient et dans quelle mesure ils s’organisaient en dehors de ce qu’on leur demandait, considérant qu’ils comprenaient mieux le processus de travail que leur contremaître.

Dans le même temps les militants de S ou B repéraient ce qui allait dans le sens de l’égalité dans les revendications des ouvriers comme le refus de la hiérarchie ou de se laisser déposséder de leurs luttes. Bien que délaissée, il s’agit d’une piste importante pour aujourd’hui : la prise en main des activités par les gens, à la fois dans les luttes sociales et dans d’autres activités de la vie.

Maintenant, sur les lieux de travail, les patrons ont compris qu’il faut faire participer les gens sinon ça ne marche pas. Dans la consommation aussi, partout, on nous dit que nous sommes créateurs, que nous sommes des individus autonomes. On nous farcit la tête de fausse autonomie, de fausse création. Mais il ne reste pas moins vrai qu’il est important d’essayer de baser, disons, l’activité politique sur la mise en valeur de ce qu’il y a de réellement de pris en main par les gens dans leurs affaires.

Ce qui me semblait important, avec cette anthologie de S ou B, c’était de rappeler la nouveauté de leurs analyses, leur passion de regarder de près comment les gens vivent. Quand on lit les analyses de Lyotard sur ce qui se passait pendant la guerre d’Algérie, on comprend qu’à travers ce combat, pour les jeunes qui luttaient contre la domination française, les rapports à l’intérieur de leur famille, avec les filles, des garçons avec les filles, leur rapport à l’école sont transformés. Ils commencent à entrer dans un autre monde ; à poser les questions autrement. Lire des textes comme ceux-ci a un côté stimulant, nous mettant à l’esprit qu’un renouvellement de la pensée est possible aussi sur ce qui se passe dans la société actuelle.

– Un thème, enfin, a été beaucoup pensé au sein du groupe S ou B, c’est celui des technologies. Il y avait sur cette question l’idée que certaines technologies ne pouvaient pas être employées dans une société autogérée. Ainsi aucun comité ouvrier, gérant une usine, ne mettrait en place des chaînes de montage comme il y en avait partout depuis le fordisme. S ou B proposait donc de réfléchir autrement sur la technologie ; c’est-à-dire selon l’idée d’une société qui réexamine toutes les conditions de son existence : ce qu’elle veut produire ? consommer ? et comment on peut produire ?

Philippe Caumières

Je voudrais proposer quelques réflexions sur la question de l’organisation. Je me suis intéressé à cette question en essayant de pointer un petit peu les éléments de désaccord entre le courant représenté par les positions de Castoriadis et celui représenté par les positions de Lefort qui ont émergé au cours des différents débats qui ont eu lieu dans les années 50 et qui sont à la base de la position intellectuelle de Castoriadis et de Lefort sur la démocratie par exemple.

La question de l’organisation prend fond sur la question de la domination et de l’aliénation.

Le problème de l’émancipation n’est pas nouveau, Platon le posait déjà.

Comme la Russie stalinienne l’a attesté, l’abolition de la propriété privée n’interdit nullement l’exploitation : ce sont les rapports de production qu’il faut changer afin que cesse la relation entre décideurs et simples exécutants. Mais peut-on défendre un tel objectif au moyen d’un organisme (parti) qui reproduit en son sein cette même distinction aliénante ?

I. Le problème de l’organisation au sein de Socialisme ou Barbarie (S ou B)

La discussion sur la question de l’organisation a été présente tout au long de l’histoire du groupe S ou B, ouvrant par deux fois une crise au sein du groupe.

La position du problème

En 1948, c’est un texte de Castoriadis intitulé Le parti révolutionnaire qui est à l’origine de la première crise.

Ce texte exposait la nécessité d’un parti d’avant-garde bien structuré, mais que la conscience des risques de bureaucratisation devait pousser à l’autodissolution au moment du déclenchement de l’insurrection.

Par ce texte, Castoriadis insiste sur l’exigence de la politique prolétarienne comprise comme « l’activité qui coordonne et dirige les efforts de la classe ouvrière pour détruire l’État capitaliste, installer à sa place le pouvoir des masses armées et réaliser la transformation socialiste de la société ».

Il souligne que seul le parti est en mesure de régler les tâches qu’impose la lutte révolutionnaire.

Une telle vue revient à parier sur l’incapacité de la classe ouvrière à se dégager seule de la domination qu’elle subit ; ce que Castoriadis, fort de l’expérience historique[1], souligne explicitement.

« Ce n’est qu’au moment de la révolution que la classe dépasse son aliénation et affirme concrètement son unité historique et sociale » ; avant, « il n’y a qu’un organisme strictement sélectif et bâti sur une idéologie et un programme clairement définis, qui puisse défendre le programme de la révolution dans son ensemble et envisager collectivement la préparation de la révolution ».

Certains membres ne partagent guère cette approche, estimant que cette conception risque de déboucher sur la « dégénérescence bureaucratique du parti ».

Deux positions, donc :

– d’un côté, Castoriadis, mû par un souci d’efficacité, défend la nécessité du parti ;

– de l’autre, des camarades, essentiellement préoccupés par le risque bureaucratique, contestent la légitimité d’un organisme centralisateur.

Ce qui compte pour Castoriadis c’est d’être un militant à la hauteur de la situation, qu’il juge alors mûre pour la révolution (début de la guerre froide).

C’est pourquoi il nous paraît plus proche des thèses de Lénine mises en évidence par Lukács, lequel précise que « l’idée léniniste de l’organisation présuppose l’actualité de la révolution ». Autant dire que l’on ne comprend rien à la conception léniniste du parti si l’on ne saisit pas qu’elle vaut pour une période sociale particulière. Si Castoriadis critique Lénine, c’est parce qu’il commettait l’erreur de « concevoir la direction de la classe comme un corps séparé de celle-ci et cristallisé sur la base d’une conscience que la classe ne pouvait recevoir que du dehors »[2].

La position de Lefort

C’est dans un article intitulé « Le prolétariat et le problème de la direction révolutionnaire[3] » que Claude Lefort développe les raisons pour lesquelles il conteste cette position.

Lefort fait valoir un constat d’ordre sociologique : les directions des partis révolutionnaires sont généralement composées d’individus non issus du prolétariat ; ainsi les ouvriers sont exclus aussi bien de l’élaboration du programme révolutionnaire que des postes de décision au sein du parti.

Le problème affectant le parti révolutionnaire est qu’il prétend viser l’autonomie de la classe ouvrière alors même que sa direction est étrangère à cette classe.

Lefort envisage donc le pouvoir à partir de la question de sa représentation.

Son questionnement est double. Il s’agit :

– de savoir s’il est vraiment possible de représenter le prolétariat,

– et ce que l’on doit penser du fait qu’un groupe qui lui est extérieur y prétende.

Dans un texte intitulé « L’expérience prolétarienne »[4], il insiste sur l’impossibilité de saisir objectivement la nature du prolétariat à partir de la seule considération de son inscription dans les rapports de production capitalistes, car il ne s’y laisse pas réduire.

Lefort pense qu’il est le sujet de sa propre histoire : « sa conduite, dit-il, n’est pas la simple conséquence de ses conditions d’existence ». « Plus profondément, poursuit-il, ses conditions d’existence exigent de lui une lutte constante pour être transformées ». Lutte qui n’est toutefois pas à comprendre comme simple résistance contre l’exploitation mais encore comme apprentissage : une expérience fondamentale.

Il faut alors admettre que nulle organisation ne peut légitimement parler ou agir en son nom, le représenter — à moins d’être sous son contrôle permanent, c’est-à-dire dans un périmètre social ne dépassant pas le cadre de l’atelier, au plus l’usine.

Rassemblant des individus ayant des conditions de vie et une culture différentes, le parti ne peut alors assurer son unité que par une centralité qui le place à la fois en position d’extériorité et de direction : sa ligne politique ne sera donc jamais l’expression réelle de la base.

Dès lors, la réponse à la deuxième question que pose Lefort – que penser d’un groupe qui prétend diriger le prolétariat ? – sera : en tant que direction il ne peut que dégénérer dans un fonctionnement bureaucratique, celui d’une direction qui n’envisage pas la classe ouvrière autrement que dirigée.

Les conséquences de la thèse de Lefort

Lefort est donc conduit à la mise en cause de l’idée même de parti. « La démocratie, assure-t-il, ne peut être réalisée en son sein du fait qu’il n’est pas lui-même un organe démocratique, c’est-à-dire représentatif des classes sociales dont il se réclame ».

Mais alors, comment militer s’il n’est plus possible de s’investir dans une organisation ?

Lefort concluait : « la revue Socialisme ou Barbarie ne doit pas se présenter comme l’expression d’une vérité établie, ni d’une organisation constituée mais comme un lieu de discussion et d’élaboration ».

II. Tentative de dépassement d’une antinomie : vers une praxis renouvelée

Retour sur le problème

Quel est le ressort profond de l’argumentation de Lefort ?

Il est exprimé dans le texte sur « L’expérience prolétarienne » qui dénonce violemment le « pseudo-marxisme » au nom de sa prétention à l’objectivité.

Ce dernier, refusant en effet les aléas de l’histoire, « convertit la théorie de la lutte des classes en une science purement économique et prétend établir des lois à l’image des lois de la physique classique. »

Compte tenu de l’expérience historique, Kautsky et Lénine avec Marx ont insisté sur la tâche éducatrice du parti : seul à même de déchiffrer la vérité quant au social et à l’histoire, il se doit de faire en sorte que le prolétariat puisse accéder à la conscience de sa mission historique, laquelle se trouve inscrite dans les rapports de production.

La dérive bureaucratique ne peut donc manquer. Elle se traduit par le fait que le parti justifie sa domination au nom de son savoir. C’est ainsi notamment que Boukharine s’opposait à la politique agraire de Staline.

Or si la politique relève d’une approche scientifique, de telles divergences n’ont en droit pas lieu d’être. On perçoit mieux pourquoi Lefort raille ce qu’il appelle l’« évidence de géomètre ». C’est utopie, assure-t-il, de croire « qu’une minorité organisée puisse s’approprier une connaissance de la société et de l’histoire qui lui permette de forger à l’avance une représentation scientifique du socialisme ».

Après Merleau-Ponty, Lefort réaffirme que « la politique n’est donc pas à enseigner » ; et qu’en conséquence le militant « apparaît alors comme un agent des travailleurs, non plus comme un dirigeant ».

En 1958 Castoriadis semble du reste tenir le même langage : « ce que l’on demande, écrit-il alors, ce n’est pas que l’organisation “coordonne et centralise”, mais qu’elle aide effectivement les luttes ouvrières ».

Une rupture a pourtant eu lieu. Elle portait sur le rôle dévolu aux militants.

Il est clair que Castoriadis et Lefort n’envisageaient nullement de la même façon le fait d’être « l’agent des travailleurs » ; et ce, parce qu’ils ne partageaient pas les mêmes vues sur la révolution, son sens et son opportunité.

Le problème dans la conception de Lefort c’est que la seule manière d’éviter la prétention consistant à « définir les traits de l’avenir prochain »[5] est de cesser d’être révolutionnaire. Ce que fit Lefort, et que Castoriadis refusa.

Le cercle de la praxis

Castoriadis attribue comme rôle à l’organisation révolutionnaire de tout faire pour permettre aux dirigés de cesser de l’être, c’est-à-dire de devenir à même de décider en connaissance de cause quant à leur vie sociale.

La revendication de la nécessité d’une « activité dirigée vers l’autonomie du prolétariat » pose que celle-ci relève d’un processus social et historique, et assure que « la politique de la liberté ce n’est pas la politique de la non-intervention, mais celle de l’intervention en un sens positif ».

Penser qu’il est possible de devenir autonome hors de toute influence relève selon lui d’une position « désespérément absurde » conduisant concrètement à renoncer à l’espoir d’émancipation[6]. Il affirme que « respecter la liberté de quelqu’un, c’est le traiter en adulte et lui dire ce que l’on pense », non pas en moraliste mais en révolutionnaire, ici et maintenant.

Il ne s’agit pas d’introduire la liberté dans les individus, comme Kautsky ou Lénine voulaient y introduire la conscience de classe ; il s’agit plutôt de permettre à chacun de développer des potentialités qu’il possède déjà.

C’est ce qui poussera Castoriadis à proposer une approche fort originale de la praxis[7] ; celle-ci désignant un faire « dans lequel l’autre ou les autres sont visés comme êtres autonomes et considérés comme l’agent essentiel du développement de leur propre autonomie »

C’est que la praxis est « tout autre chose que l’application d’un savoir préalable » ; non qu’elle soit aveugle, mais parce que le savoir sur lequel elle s’appuie émerge de l’activité elle-même, interdisant par là de se placer en position d’extériorité et de maîtrise. La posture du militant vise à interpréter et relayer les tendances à l’autonomie à l’œuvre dans les pratiques quotidiennes[8].

Bilan

L’apport de Lefort est d’avoir mis en évidence l’usurpation qui menace toujours sous le désir de représentation et la volonté d’anticiper sur le cours des événements historiques, et d’avoir insisté sur le rôle des rapports sociaux effectifs au sein de l’organisation[9].

Mais le problème est que, dans ces conditions, le militant ne peut y trouver sa place :

C’est la dimension du social qui semble mal pensée. L’autonomie des différentes sphères est à ce point affirmée que l’on ne peut plus les ressaisir au sein d’une société. Ce n’est pourtant qu’à ce niveau, global, de la société entière que l’on peut parler de politique révolutionnaire Il faut souligner une évolution dans la pensée de Castoriadis

Ainsi, il pense toujours que la politique révolutionnaire doit viser la suppression de l’opposition entre dirigeants et dirigés, mais l’accent est maintenant mis sur l’action autonome du prolétariat, seul responsable du contenu même du socialisme. Au vrai, le socialisme n’est « rien d’autre que cette action autonome elle-même.

Autonome : se dirigeant elle-même : consciente d’elle-même, de ses buts et de ses moyens »[10]. Cependant Castoriadis ne verse pas pour autant dans le spontanéisme.

Il tâche de dépasser l’antinomie du spontanéisme et du léninisme, compris comme volonté d’introduire la conscience de classe de l’extérieur du prolétariat[11].

Ce qui marque l’évolution de Castoriadis ici, et qui est tout à fait central, c’est qu’en identifiant le socialisme à l’action autonome du prolétariat, il cesse de le concevoir comme le telos immanent à la classe des exclus, et dénonce toute prétention à le déduire d’une pensée achevée[12]. L’autonomie suppose en effet que les hommes aient une emprise réelle sur leur devenir, qu’ils ne soient pas inféodés à une conception sociale déjà pensée ; ce qui conduit à récuser l’idée d’une « mission historique » du prolétariat. On voit que Castoriadis laisse ainsi place à l’émergence du nouveau dans le cours de l’histoire et se dégage un peu plus de la pensée marxiste.

III. Le sens du socialisme

Mais comment penser la révolution, comprise comme transformation consciente de la société, si l’on ne peut anticiper rationnellement la société future ?

1) La question de l’agir (ou du faire)

Il lui faudra donc proposer une élucidation de l’agir humain.

Il affirme que la politique véritable n’est pensable ni comme expression d’un savoir déjà connu, ni comme pratique aveugle : elle est un faire supposant une indétermination principielle. Elle est une modalité particulière du faire, dont la caractéristique est de viser l’autonomie des autres tout en reconnaissant en eux l’agent principal de leur devenir autonome — ce qu’il appelle praxis. Pour la praxis — qui comprend à la fois l’élucidation et l’action de transformation du social ­, c’est la transformation qui représente « l’instance ultime ».

La perspective révolutionnaire suppose donc à la fois :

– une grande attention aux conditions de vie réelles dans l’entreprise,

– et une bonne connaissance de l’histoire du mouvement ouvrier.

En effet :

– il y a « une expérience immédiate de la société comme travail »,

– il y a aussi « une expérience immédiate de la société comme société », qui permet de saisir, en ce qui concerne les travailleurs, l’existence d’« une analogie profonde et intime entre leur sort de producteurs et leur sort d’hommes dans la société ».

La praxis que Castoriadis entend promouvoir oblige donc à sortir du seul cadre de l’entreprise pour prendre en compte l’ensemble du domaine économique, et, au-delà, la totalité des rapports sociaux.

Castoriadis s’inscrit bien dans l’héritage marxiste puisqu’il assure que la perspective socialiste qu’il défend se ramène à la formulation de Marx selon laquelle « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ».

Autrement dit, précise-t-il, « il n’y aura d’émancipation que dans la mesure où les travailleurs décideront eux-mêmes des objectifs et des moyens de leur lutte ».

Castoriadis entend dégager « les implications à la fois théoriques et pratiques » de cette vue du socialisme.

2) Une dialectique concrète

Cette dialectique caractérise une approche du problème que le débat sur l’organisation au sein de Socialisme ou Barbarie avait mise en avant : dénoncer toute prétention révolutionnaire à tenir un discours de vérité face au prolétariat censé l’admettre sans contestation.

Castoriadis assura ainsi que « le socialisme ne peut être ni le résultat fatal du développement historique, ni un viol de l’histoire par un parti de surhommes, ni l’application d’un programme découlant d’une théorie vraie en soi — mais le déclenchement de l’activité créatrice des masses opprimées, déclenchement que le développement historique rend possible, et que l’action d’un parti basée sur cette théorie peut énormément faciliter ».

3) La notion de totalité

La théorie en question n’est rien d’autre que cette « dialectique concrète » consistant dans une approche renouvelée de la praxis.

a) Elle reste bien dialectique dans la mesure où elle refuse les séparations, caractéristiques de la pensée classique, entre homme et monde, sujet et objet, pratique et connaissance théorique, pour envisager leur interaction réciproque et qu’elle en appelle ainsi à la catégorie de la totalité. Cette catégorie s’impose en effet à qui n’entend pas envisager les faits sociaux de manière isolée, mais cherche plutôt en eux des tendances communes afin de dessiner une orientation pour l’action[13].

Cherchant « un passage, une relation interne entre la situation et les luttes “immédiates” de la classe ouvrière et la question de la société globale »[14], Castoriadis dénonçait chez Lefort une incapacité à ressaisir l’entreprise au sein de la société. Car « ce passage, cette relation s’expriment par le fait qu’une lutte ponctuelle, relevant de préoccupations “quotidiennes” peut renvoyer, par ses implications et ses conséquences, à une contestation globale.

b) L’idée centrale qui se trouve derrière le propos de Castoriadis est que l’agir humain suppose que « le réel historique n’est pas intégralement et exhaustivement rationnel » ; c’est-à-dire que le tout n’est que partiellement ordonné.

Castoriadis conteste donc que la totalité soit nécessairement système. Mais cette thèse centrale, Castoriadis ne l’envisagera dans toute sa portée qu’une dizaine d’années plus tard. Refuser d’admettre l’existence d’un lien nécessaire entre totalité et système, c’est en effet postuler qu’un chaos peut être partiellement ordonné, ce qui ne pourra être soutenu qu’avec l’appui d’une nouvelle logique, la logique des magmas.

Conclusion

Nous percevons mieux maintenant la cohérence et la portée de la démarche de Castoriadis. Démarche qui a le mérite de n’avoir pas renoncé à l’action en vue de l’émancipation. Ce en quoi elle peut constituer un point d’appui pour tous les militants n’ayant pas renoncé à l’espoir d’une société autonome.

Aux antipodes de tout idéalisme, puisant aux sources de l’expérience historique, la redéfinition de la tâche militante comme praxis apparaît ainsi la seule manière cohérente de ne pas céder devant le développement de l’imaginaire capitaliste.

[1]. qu’il s’agisse de juin 1848, de la Commune de Paris, de 1919 en Allemagne, de la Commune des Asturies en 1934

[2]. Castoriadis fait ici référence aux propos de Kausky, rapportés par Lénine : « La conscience socialiste d’aujourd’hui ne peut surgir que sur la base d’une profonde connaissance scientifique. En effet, la science économique contemporaine est autant une condition de la production socialiste que, par exemple, la technique moderne, et malgré tout son désir, le prolétariat ne peut créer ni l’une ni l’autre ; toutes deux surgissent du processus social contemporain. Or, le porteur de la science n’est pas le prolétariat, mais les intellectuels bourgeois : c’est en effet dans le cerveau de certains individus de cette catégorie qu’est né le socialisme contemporain, et c’est par eux qu’il a été communiqué aux prolétaires intellectuellement les plus développés » (Que faire ?, chapitre II : La spontanéité des masses et la conscience de la social-démocratie, point 2 : Le culte du spontané. La Rabostaïa Myl).

[3]. Texte publié dans le n° 10 de Socialisme ou Barbarie (Juillet – Août 1952), et repris dans Éléments d’une critique de la bureaucratie sous le titre « Le prolétariat et sa direction » (op. cit. pp. 59-70). Nous citerons ECB.

[4]. Texte publié dans le n° 11 de Socialisme ou Barbarie (Novembre – Décembre 1952, (Éléments d’une critique de la bureaucratie, op. cit., pp. 71-97).

[5]. L’Anti-mythes, n° 14, p. 7.

[6]. Comme il le souligne de manière ironique, on peut toujours dire que « c’est encore violer les gens que de vouloir les persuader qu’ils doivent être libres. Et si cela leur plaît, à eux, de ne pas l’être ? » (EMO 2, 217).

[7]. Comme on sait, au-delà de Marx, ce terme renvoie aux Grecs, et plus particulièrement à Aristote pour qui elle désigne une action dont la finalité ne lui est pas étrangère — en quoi il s’oppose à la production (poièsis) qui, elle, vise la réalisation de quelque chose d’indépendant de l’action créatrice. Nous verrons comment Castoriadis tâchera de dépasser cette opposition.

[8]. Castoriadis parle du cercle de la praxis. « Ce cercle peut être défini, par trois points non colinéaires. Il y a une lutte et une contestation dans la société ; il y a l’interprétation et l’élucidation de cette lutte ; il y a la visée et la volonté politiques de celui qui élucide et interprète. Chacun de ces points renvoie à l’autre, ils sont tous les trois absolument solidaires ». (CS, 341).

[9]. « .. ce qui comptait, ce n’était pas la pensée de l’autonomie, le programme de l’autonomie, le discours anti-bureaucratique, mais la pratique sociale, les rapports sociaux effectifs qui s’instituaient dans le Parti .. qu’enfin il y avait une invincible tendance du groupe dominant à aménager, protéger, renforcer sa propre position — cela quelles que fussent les idées des individus. En réalité, c’était le cadre logique qu’il fallait briser (L’Anti-mythes, n° 14, p. 12).

[10]. Castoriadis ne variera plus sur ce point. « Ce que nous appelons politique révolutionnaire est une praxis qui se donne comme objet l’organisation et l’orientation de la société en vue de l’autonomie de tous et reconnaît que celle-ci présuppose une transformation radicale de la société qui ne sera, à son tour, possible que par le déploiement de l’activité autonome des hommes » , réaffirmera-t-il dans L’institution imaginaire de la société. (IIS, 112).

[11]. Si Castoriadis se démarque clairement de la conception léniniste du parti telle qu’elle est habituellement perçue, il ne nous paraît pas si éloigné de la manière dont Lukács la pense. Ce dernier refuse en effet de voir le parti comme un organe dispensant une théorie abstraite, mais exige de lui qu’il fasse « l’analyse concrète de la situation concrète », ce qui lui impose de « rester souple et réceptif pour tirer les leçons de toute manifestation venant des masses, si confuses soit-elle, et révéler aux masses les possibilités révolutionnaires qu’elles sont incapables de voir par elles-mêmes » (La pensée de Lénine, op. cit., p. 47).

[12]. Ce que Castoriadis indique lui-même dans la préface à L’expérience du mouvement ouvrier, datée de 1973. (EMO 1, 103-104).

[13]. Lukács a parfaitement raison de souligner que « le danger pratique de toute conception dualiste de ce genre [i.e. qui sépare le sujet et l’objet], c’est qu’elle fait disparaître le moment qui donne à l’action sa direction (…). Plus les faits sont scrupuleusement analysés dans leur isolement (…), moins ils peuvent indiquer, sans ambiguïté, une direction déterminée (…). Ainsi, la façon dont la méthode dialectique aborde la réalité se révèle, justement quand on aborde le problème de l’action, comme la seule capable d’indiquer à l’action une orientation » (Ibid., 44).

[14]. SD, 35-36. Où l’on voit que tout en critiquant les vues du Que faire ?, la position de Lefort ne se démarque pas de ses prémisses. Si Lénine pense que les ouvriers ne peuvent saisir par eux-mêmes la portée de leur revendication, Lefort assure qu’ils ne s’intéressent qu’à leur quotidien. Dans les deux cas, c’est l’idée même du passage dont parle Castoriadis qui est refusée, qui permet de penser que les ouvriers sont en mesure de saisir les implications politiques de leurs luttes dans l’entreprise ; le rôle du parti n’étant que de les y aider.

DEBAT

Le débat s’ouvre avec deux questions écrites, envoyées par un abonné –paysan- du Finistère :

1 – Que peut-on dans la modernité en matière de socialisme et de socialisation, par rapport aux sociétés traditionnelles ?

2 – Je voudrais qu’on m’explique cette affirmation de Castoriadis : « Les individus que la société actuelle fabrique ne peuvent pas la reproduire à la longue. Ou, pour le dire autrement : si tout est vendable, le capitalisme ne peut plus fonctionner ».

Philippe Caumières :

– Au sujet de la première question :

Selon Castoriadis, la société moderne se distingue des sociétés traditionnelles par le fait qu’elle a inventé l’autonomie. C’est-à-dire que l’Homme vit dans une société où il n’a plus besoin de postuler que son origine renvoie à une transcendance quelconque. Dans l’histoire de l’humanité, deux sociétés humaines, la Grèce entre le 8ème et le 5ème siècle avant JC et la société occidentale moderne, ont mis au jour le fait que la société est elle-même responsable de ce qu’elle est, de sa structuration, de ses valeurs et qu’il faut en finir avec les ancêtres, les dieux ou Dieu. Ainsi, dans cette société, l’éducation doit être telle qu’elle permet à l’individu d’être autonome ; c’est-à-dire d’avoir lui-même la possibilité de s’autolimiter tout en ayant conscience que rien dans la société n’est imposé par une quelconque transcendance. Mais on voit bien aujourd’hui que l’idéologie faisant considérer le marché comme omnipotent et nécessaire nous fait sortir de cette voie d’autonomie.

– A propos de la 2ème question :

Castoriadis, au début des 30 glorieuses, se rend compte que, les luttes de la classe ouvrière ont permis l’améliorer très sensible de ses conditions de vie. Il repense la contradiction du capitalisme en pointant l’idée que l’organisation entre direction extérieure au processus du travail et son exécution est quelque chose de contradictoire. Pourtant le grand principe de Taylor – « The best way » – était, par exemple, à aller jusqu’à expliquer à un ouvrier comment il fallait charger à la pelle un tas de sable sur un camion. Conception identique à celle, mise en œuvre par le passé à l’école, visant à imposer à tous les gamins d’écrire avec la main droite. Mais l’organisme refuse ceci, car il y a nécessité pour l’être vivant humain d’adapter son geste et d’être lui-même responsable de sa pratique. C’est cette contradiction, qui n’est pas mortifère car elle ne va pas entraîner la chute du capitalisme, que Castoriadis pointe. Mais on la vit mal (voir le livre « Souffrance en France » de Christophe Dejours).

Castoriadis a repensé cette contradiction du capitalisme au fur et à mesure de l’évolution de sa propre pensée. Finalement, il considère que les représentations imaginaires et sociales qui structurent les individus – valeurs au nom desquelles on vit, on lutte – produites par le système capitaliste ne permettent pas la survie de la société. Le système capitaliste veut gagner à n’importe quel prix (magouilles et corruption comprises). Or une société, dit Castoriadis, ne vit que parce qu’il y a des juges, des professeurs, des infirmières, des médecins etc. honnêtes et consciencieux.

Daniel Blanchard :

A propos des sociétés archaïques et du socialisme, Marx, lui-même, disait que la communauté agricole villageoise russe traditionnelle -le mir- pouvait peut être servir de base à une collectivisation des campagnes en Russie et que la paysannerie n’avait pas pour fatalité d’être réactionnaires. S ou B s’intéressait beaucoup aux sociétés primitives notamment à travers les études du courant de l’anthropologie culturelle américaine ou les travaux de Pierre Clastres sur la société contre l’Etat (Clastres montre qu’il existe des sociétés –dites primitives – luttant consciemment contre la constitution d’un pouvoir séparé à l’intérieur d’elle-même). Ce qui n’invalide pas ce que P.C. vient d’exposer sur les dieux et la transcendance dans ces sociétés là.

Un intervenant :

Les questions théoriques et politiques traitées par S ou B telles que l’autonomie, l’auto-organisation, la critique des classes dirigeantes qui se bureaucratisent, ressemblent beaucoup à une redécouverte de certains principes anarchistes qui existaient déjà depuis plusieurs décennies. On pourrait, de la même manière, retrouver les controverses entre courants anarchistes à travers la dichotomie intellectuelle qui s’est opérée entre Claude Lefort et Castoriadis.

Jean Pierre Juillard :

Ce n’est pas tout à fait la même chose, dans la mesure où, pour schématiser, la genèse de S ou B s’est faite sur des bases de critique marxiste. Les sources et le contexte intellectuels ne sont pas du tout ceux du mouvement anarchiste qui s’enracine dans les utopismes socialistes, même si au final les thèmes paraissent correspondre.

D.B :

En tant que groupe marxiste, S ou B a souvent méprisé la tradition anarchiste, tout en respectant la qualité de ses militants, en particulier en Espagne. Mais à partir du moment où la division entre dirigeants et exécutants est mise au centre de l’analyse et de la critique de la société, c’est l’idée de domination qui est visée, laquelle est bien la cible centrale de la critique anarchiste. Mais la grosse différence est que l’idée d’autonomie selon S ou B n’est pas construite à partir de préoccupations morales ou utopiques. Dans la société moderne l’autonomie est partie prenante dans le comportement des hommes. C’est elle qui fonde la perspective révolutionnaire. A partir de là, nous ne sommes plus dans une démarche anarchiste. Ainsi, à propos du contenu du socialisme, Castoriadis dit : « pour nous la seule source de la critique de la société capitaliste c’est la pratique des hommes dans cette société elle-même ; ils contestent cette société à travers leur propre comportement ».

Un intervenant voudrait savoir quelle est la position de S ou B par rapport à des pays caractérisés, selon l’analyse marxiste, par un mode de production asiatique. L’Algérie par exemple

D.B :

Pierre Souyri, qui signait Brune, abordait un peu le problème du mode de production asiatique dans ses articles sur la Chine. Non pas parce que c’était un pays d’Asie, mais parce qu’on y relevait un certain nombre de traits qui pouvaient correspondre à cette analyse marxiste (le mode de production asiatique est typique de l’opposition entre dirigeants et exécutants et d’une appropriation des forces productives par une collectivité de possédants, membres d’un Etat, d’une caste ecclésiastique, d’un mandarinat).

Après la guerre d’Algérie, S ou B n’était plus là pour analyser la situation, mais, sans risque de se tromper, le système en place se caractérisa, pour un part essentielle, par l’accaparement et la mise en coupe réglée des ressources au profit d’une petite couche sociale dirigeante.

Un intervenant déclare ne pas avoir de « formation » marxiste, mais pourtant être de plus en plus attentif aux problématiques développées par S ou B, notamment l’idée de désir d’autonomie.

Les formes actuelles d’organisation – parti et syndicat – s’enfoncent dans une crise irrémédiable. Mais pour résister véritablement aux mesures antisociales qui se multiplient et aux difficultés croissantes, les gens n’auront pas d’autre choix que de recréer ou développer des réseaux de solidarité, sur une base d’autonomie, d’absence de hiérarchie.

Il y a assurément cet espoir, pense-t-il, pour les années à venir, même si dans un premier temps il s’agira de « digérer » le paysage en ruine offert par les organisations anciennes.

P.C :

A la fin des années 50, l’intérêt de S ou B est d’avoir véritablement rompu avec le marxisme en montrant d’une manière extrêmement pertinente que l’économique devait retrouver sa place – qui n’était peut-être pas aussi primordiale qu’on le pensait. Ainsi, S ou B cesse de rabattre le politique sur l’économique, de tout faire dériver de l’infrastructure économique et montre que ce n’est pas à ce niveau que ça se joue. Ces militants retrouvent ce qu’on pourrait appeler un mouvement machiavélien, c’est-à-dire une dimension propre au politique.

Dans cette mesure, la question concernant le mode de production asiatique porte un peu à faux, car cette analyse, que les marxistes appliquent à certaines sociétés, entre justement dans un schéma (le marxisme) que S ou B abandonne. C’est d’ailleurs à ce moment que Castoriadis dit : « il faut rester ou révolutionnaire ou marxiste, je choisis d’être révolutionnaire ! ».

Sur l’anarchisme. À partir du moment où la relation de pouvoir est mise en crise, on retrouve dans toute dimension militante les problèmes d’autonomie, d’auto organisation, de critique de la bureaucratisation des dirigeants… Quiconque veut lutter trouve en face un pouvoir fort et structuré. Alors comment militer si l’on n’est pas structuré ? Et comment peut-on être structuré sans être bureaucratique ? Castoriadis a toujours considéré que l’action pour amener à l’émancipation est fondamentale. Mais pour lui une question ne se pose jamais, celle de savoir si agir au nom de la liberté ne fait pas violence aux individus auxquels on s’adresse. Il faut trouver une manière d’agir ! (Voir l’exposé de Philippe Caumières sur « la praxis renouvelée » dans La Lettre n°132)

De plus, Castoriadis remarque que, sans développement de la théorie, il ne peut y avoir développement de la révolution. Et c’est bien ce qui manque désespérément aujourd’hui aux organisations de gauche, sans exception. Par exemple, quelle chute pour le socialisme en France d’être passé en un siècle de Jaurès aux leaders actuels !

Un intervenant :

S ou B a insisté sur le fait que l’on trouve les sources d’un possible changement révolutionnaire dans l’activité concrète des gens. Mais en même temps, cette créativité, cette capacité qu’ont les gens à faire fonctionner les choses, donc des embryons d’autogestion, sont aussi des facteurs d’intégration dans la société telle qu’elle est.

Il me semble qu’il faut tenir compte des deux aspects contradictoires de cette réalité et j’ajoute aussi que la non participation au système peut également être un facteur de changements révolutionnaires. Je n’ai d’ailleurs jamais vu de texte sur le sabotage dans S ou B : c’est peut-être une des choses qui le différencie de la pensée anarchiste.

Helen Arnold :

S ou B a mis l’accent sur l’activité des gens et non sur leur participation. Il s’agit de la prise en main active des choses, ce qui existe toujours et partout.

Le fond du problème, c’est l’utilisation politique que l’on fait de cette faculté. C’est-à-dire la façon de la relier à ce qu’on veut : on veut être actif pour créer quoi ? quels types de rapports sociaux ? quel type de travail ? quel type de production ? quelle société ? quel de choix de société …

DB indique que S ou B a évoqué la question du sabotage, notamment à propos des pays de l’Est, afin de mettre en évidence ce que ça traduisait comme résistance au système

Mais le sabotage, excepté à une grande échelle (collective), c’est-à-dire lié à une organisation et à des phénomènes de solidarité, n’a jamais empêché le système de marcher.

C’est la même chose pour la créativité, dans la mesure où celle-ci est dans une dynamique d’intégration. Elle ne prend un sens révolutionnaire, en tout cas contestataire, qu’en se développant dans un certain sens et en donnant lieu à une auto organisation.

Une intervenante aimerait savoir les liens entre S ou B, Castoriadis et la psychanalyse : est-ce que la psychanalyse a nourri leur pensée politique et inversement, d’ailleurs ?

.

PC :

Castoriadis s’est vraiment intéressé à la psychanalyse au début des années 60. Pour lui le lien entre la politique et la psychanalyse est fondamental. Par contre, à l’intérieur de S ou B, je ne sais pas si il y a eu beaucoup de débats à ce sujet.

Castoriadis lit la phrase de Freud : « Là où était le ça, je dois devenir, advenir, enfin, venir » de la façon suivante : « là où est le je, le ça aussi doit émerger ». C’est-à-dire qu’il pense qu’un individu autonome est un individu qui est capable de regarder au-dedans de lui, de prendre conscience de ses déterminations et de laisser émerger, de laisser s’exprimer, d’une manière ou d’une autre, ses désirs inconscients.

Il y a 3 métiers impossibles dit Freud : médecin, parent et enseignant. Pourquoi ? Parce qu’on s’attaque à l’autonomie de l’individu. La question du rapport des dirigeant avec les autres pose pour Castoriadis LA question de la praxis : c’est-à-dire que le parent ou l’éducateur, qui est nécessairement en position d’autorité, se met en position de viser le développement simultané de l’autonomie de celui à qui il s’adresse ou avec lequel il travaille.

JPJ :

Castoriadis et S ou B sortent de la logique : dis moi la place que tu as dans la production et je te dirai qui tu es – pour dire : dis-moi ce que tu regardes le soir, ce que tu lis, ce que tu achètes, un tas d’autres choses et je vais finir par dire ce que tu es ou ce que tu peux devenir. D’une telle démarche ne peut que sortir des convergences, des affinités, entre une recherche psychanalytique et la dimension strictement politique. Ce qui d’ailleurs complique l’appréhension de la pensée de S ou B qui fut un météore, mais eut en même temps une influence très forte.

PC :

Une des grandes forces de Castoriadis est d’avoir pensé le sujet humain comme complètement a-rationnel – et c’est déjà Lacan : l’homme est un animal fou. L’homme livré à lui-même ne peut pas vivre. Il est une monade folle mue par des désirs, et dont le désir de représentation prévaut sur le désir d’organe (pour parler en terme freudien). C’est-à-dire qu’il préfère être dans son monde. Il faut casser cette monade, socialiser l’individu de sorte qu’il prenne conscience du principe de réalité.

Pour Castoriadis, la loi est très importante : une loi telle qu’elle met une limite aux deux désirs de base : je suis immortel et je suis le centre du monde. Ainsi toute psyché, tout individu qui arrive au monde, serait structuré par ces deux tendances là. Or il n’est pas possible de vivre dans ces conditions. Il faut donc casser cette situation et faire en sorte que l’individu arrive à accepter sa finitude par cette loi qui va permettre à l’individu de se socialiser. Mais il faut lui communiquer cette loi de telle sorte qu’il soit aussi capable de la remettre en cause, qu’il soit véritablement autonome. C’est tout l’art de la praxis « politique » que Castoriadis défend.

Intervenante (à nouveau) :

Ça me semble très important. Si dans la pensée politique actuelle on ne fait pas le lien avec le sujet, avec la liberté du sujet, je crains que les choses se stérilisent. Qu’on perde en tout cas un côté vivifiant. Ma question est : est-ce que la psychanalyse a en tout cas nourri la pensée politique de ces gens là. ? Il y a eu l’antipsychiatrie qui est passée par là. Est-ce que S ou B s’est positionné par rapport à celle-ci. Je pense que ce sont des choses importantes à dire et à nommer. Cette dimension là me parait indispensable à l’heure actuelle.

JPJ :

Je suis assez d’accord, à ceci près qu’il ne faut pas non plus être englouti par la pensée psychanalytique, qui elle-même est en crise.

HA :

Castoriadis a commencé à s’intéresser à la psychanalyse avant la fin du groupe. Il a commencé à en parler. Nous savions l’importance que ça avait.

Il y a une affirmation de base que Castoriadis répète tout le temps dans ses textes, qu’ils soient psychanalytiques ou politiques : « il n’y a pas d’individu, il n’y a pas de société, les deux sont totalement inséparables ». En d’autres termes, on ne peut pas parler de société sans parler des individus et on ne peut pas parler des individus en dehors de la société dont ils participent. Mais nous n’avons pas été très loin dans cette direction car le groupe s’est arrêté trop tôt.

Un intervenant :

Il est très étonnant que S ou B se soit arrêté en 1967 alors que s’ouvrait une nouvelle époque, puisque autour de 1967-68 il y eut toute une floraison de mouvements politiques, de politisations, de mouvements sociaux à travers le monde.

Et il a fallu attendre 40 ans tout rond pour qu’on reparle de ce groupe. Pourquoi tout ce temps et qu’est-ce que cela peut apporter aux jeunes militants d’aujourd’hui ?

PC :

Castoriadis propose effectivement la dissolution du groupe à la veille de 68. Je me suis interrogé sur ce paradoxe. Il pensait que c’était fini, parce que, pour lui, le projet d’autonomie connaissait une longue éclipse depuis la fin des années 50. De plus, il a senti le besoin personnel d’approfondir des questions de fond. Le questionnement de S ou B des années 50 débouchera en effet sur des problématiques philosophiques fondamentales qui nous sont utiles pour aujourd’hui. Cette nécessité pour lui de réfléchir d’une manière beaucoup plus théorique lui a fait perdre un peu le contact avec la réalité qui se dessinait. Ceci dit, est-ce qu’on peut espérer une résurgence du projet d’autonomie ? Ou est-ce qu’on peut diagnostiquer, comme le faisait Castoriadis, un éclipse de celui-ci ? Qu’en est-il aujourd’hui ? Sommes-nous dans une phase descendante par rapport à cette volonté des hommes et des femmes de vivre vraiment de manière autonome ? On peut ne pas partager le pessimisme de Castoriadis.

Pourquoi certains reparlent de S ou B ? A mes yeux parce que chacun peut sentir l’épuisement des partis traditionnels. Il nous faut à présent revenir à ce genre de questionnement qui a clairement perçu la question de la bureaucratie et essayé de penser une organisation. Toute la pensée de gauche (du PS aux trotskystes) est aveugle sur cette question. Elle s’est toujours inscrite, de près ou de loin, dans les théorisations staliniennes et n’a pas su se régénérer quand le capitalisme s’est redéployé à la fin des années 70 et au début des années 80.

DB :

Il est sûr que le problème de la bureaucratie est absolument central. C’est l’une des formes que prend le système de domination dans la société moderne. Aux Etats-Unis, dans les années 70, le mouvement de contestation, qui était très vivant, était fasciné, non pas, comme les partis ici, par le modèle bureaucratique, mais par le modèle de l’efficacité de l’organisation capitalistes. Pour eux, quelque chose ne pouvait marcher que parce qu’il y avait quelqu’un qui organisait les gens : les ouvriers de telle branche, les noirs de tel ghetto, les indiens pour faire, par exemple, des procès à l’Etat contre l’accaparement de leurs terres ancestrales… Leur énorme réseau de communes, leurs systèmes de coopératives alimentaires marchaient comme une entreprise (organisation rationnelle, mise en spectacle par la communication). Leur idée était entièrement calquée sur le modèle de l’entreprise capitaliste. La plupart des acteurs du mouvement des années 60 et 70 aux Etats-Unis étaient au départ des inventeurs assez géniaux de formes de luttes etc. Mais ils se sont convertis en vedettes médiatiques et ont complètement aliéné le mouvement à son image. Il n’y a qu’à voir par exemple comment Noam Chomsky lui-même se met en spectacle. Il fascine les gens ; il y a des films sur lui. Il est devenu une espèce de vedette de la contestation du capitalisme américain. Tout cela correspond à une représentation mentale (imaginaire) extrêmement régressive, rétrograde et réactionnaire que peu de gens voient. Ils ne se rendent pas compte de l’effet destructeur que cela produit sur la possibilité d’autonomie des gens

Un intervenant (sur la question de l’organisation, vue comme outil révolutionnaire et projet d’autonomie) :

l’organisation permet de lutter, de résister mais aussi et surtout – et c’est là où l’on peut faire l’articulation entre théorie et pratique – de proposer autre chose. Aujourd’hui le déficit est sûrement dans ce cadre, celui de la définition d’un projet de société.

Dans la pensée de Castoriadis il y a cette double question d’auto organisation et de projet autogestionnaire.

Pour moi, prendre en main son activité correspond aux principes du communisme libertaire issu du monde ouvrier. C’est un projet toujours d’actualité.

PC :

On observe trois étapes chez Castoriadis. D’abord la période de S ou B, où il va parler de gestion ouvrière, puis dans les années 70 d’autogestion et enfin, à partir des années 80, de démocratie. Pour lui, ces trois appellations sont en fait la même chose. Il faudrait comparer avec la théorie de la démocratie chez Lefort, car dans les années 80 Castoriadis propose une approche de la démocratie extrêmement pertinente et originale, à partir de son analyse de la Grèce ancienne. Sa vision de la démocratie – il n’emploie plus le mot autogestion- c’est le pouvoir du peuple : demos cratos.

Alors est-ce le communisme libertaire ? Peu importe le mot.

Un intervenant :

Dans une interview récente, Daniel Cohn Bendit dit : « Personne ne veut comprendre ce que le libéralisme a apporté politiquement à la démocratie. On est dans une société contradictoire. Les écrits de Claude Lefort, de Castoriadis, de ces déconstructeurs de marxisme, ont réinventé, autour de la pensée d’Hannah Arendt, une idée de la liberté et de la démocratie »

Alors je me demande : est-ce que les gens qui participaient à S ou B sont des libéraux politiques ?

DB :

Un mot encore sur l’autogestion, pour dire que cette idée ne prend son sens libérateur et révolutionnaire que lorsqu’elle est généralisée. C’est-à-dire que l’idée d’une usine autogérée dans une société capitaliste ou bureaucratique, comme c’était le cas en Yougoslavie, n’avait pas pour nous de sens positif. Dans une société donnée, il faut que l’ensemble des rapports entre les humains soit pris en main par eux. Ceci ne peut se concevoir pour un îlot, disons, de liberté ou de démocratie que s’il se développe. Celui-ci ne pourra rester tel quel dans une société qui vit entièrement sur un autre mode.

PC :

Cette question, centrale, sépare Castoriadis et Lefort. Castoriadis a toujours pensé une unité de la société possible. Lefort a peur d’une société qui serait trop unifiée. Pour lui, la question essentielle est celle de la place, vide, du pouvoir. Par contre, Castoriadis pense qu’il peut toujours y avoir une approche positive du pouvoir, que celui-ci n’est pas un mal en soi, qu’il n’y a pas « un maléfice de l’existence à plusieurs », comme dit Merleau Ponty.

Il s’agit là de la question de « la totalité ouverte » comme l’est une usine, une entreprise ou une école. Certains considèrent qu’il faut faire avec la situation existante et ne jamais la mettre en question. Or on ne peut pas, si on est vraiment cohérent, ne pas se rendre compte que les problèmes qu’on rencontre à l’école, à l’usine etc., de proche en proche, répercutent sur l’organisation de la société dans son ensemble. Ne pas vouloir le faire c’est se situer dans une politique d’accompagnement qui sert les intérêts du capitalisme.

L’école, entre autoritarisme et démocratie

Avec Dominique Vachelard

Compte rendu de la soirée du mardi 6 novembre 2007 avec Dominique Vachelard

Jean-Paul Lucas introduit la soirée :

Nous allons essayer de faire le plus concis possible pour vous présenter les données, ou plutôt des données, sur le thème de ce soir afin de faire la part la plus large possible au débat.
Et ce pour au moins une raison de fond – et ce sera même je crois le fil conducteur des interventions – c’est que nous ne croyons pas que les  » savoirs  » circulent du haut vers le bas – dans cette optique nos intervenants invités représenteraient le haut et les autres personnes présentes ici seraient censées représenter ceux qui doivent écouter, enregistrer, digérer, appliquer.
C’est ce qui se passe dans une conférence  » classique « , je crois pouvoir dire quoique nouvel adhérent qu’au cercle Gramsci nous fonctionnons avec d’autres visées : enrichir la réflexion de chacun par le débat, y compris celle des intervenant qui ne se veulent pas enfermés dans leurs certitudes, débat qui ouvre et invite au travail de la pensée pour chacun. Nous aurions pu rajouter une synthèse brillante sur toutes ces questions touchant aux ambiguïtés du système scolaire mais cet ouvrage vient tout juste de paraître : de Charlotte Nordmann, L’Ecole entre Domination et Emancipation.
Nous devions recevoir ce soir M.Badiou, enseignant à la retraite, militant AFL, qui vient d’écrire un petit ouvrage sur quelques convictions personnelles sur l’Humanité en général et son école en particulier, mais qui pour des raisons de santé n’a pas pu faire le déplacement. Nous lui adressons évidemment nos meilleurs vœux de rétablissement et nous regrettons vivement cette absence. Pierre, je l’ai rencontré par l’intermédiaire d’une association, REVEIL (Rénover l’Ecole en Valorisant et en Encourageant les Initiatives Locales) qu’il faudrait à mon sens faire connaître un peu plus et qui s’est donné comme but de soutenir tout ce qui bouge du côté de l’école qui souhaite se remettre en question(s). Pierre Badiou, qui souhaite redonner ses lettres de noblesse au terme  » idéologie « , nous aurait sans doute apporté ses éclairages sur les liens intimes qu’il découvrait entre le pédagogique et le politique.
Dominique Vachelard a fait donc seul le déplacement. Enseignant, président de Brioude ville-lecture, chargé de missions de formations auprès d’organismes divers et également militant AFL. Dominique a écrit un ouvrage sur les apprentissages de la lecture. Un peu ardu, – en tout cas pour moi – mais très enrichissant, et le savoir ne mérite-t-il pas un petit effort ? Je crois savoir que Dominique va nous demander de travailler un peu, tout convaincu qu’il est, que pour apprendre, rien ne vaut l’action. Ce travail sur la lecture posera en filigrane la question du rapport au savoir. Et donc en perspective la question de la Démocratie ? C’est une question. Peut-être la première de la soirée.
Mais avant que nous donnions la parole à notre invité venu d’Auvergne, nous allons proposer à M.Sourdioux de dire quelques mots sur les questions qu’il se pose autour de l’école et les problèmes auxquels elle est confrontée d’après lui. Notamment : autoritarismes en lieu et place de l’Autorité. Ou encore : utilitarismes (des pouvoirs en place, des puissances économiques, et en bout de course et pris par leurs légitimes angoisses : des parents et aussi des élèves). M. Sourdioux, président de la FCPE Limousin et Haute-Vienne a gentiment accepté de venir débattre ce soir avec nous autour de ces questions.

Avant que je donne la parole à M. Sourdioux je me proposerai très modestement de poser quelques questions, et je vous le promets, j’en ai réduit le nombre au strict minimum, sur lesquelles nous pourrons peut-être rebondir. Je ne poserai pas de questions à nos gouvernants ni à nos décideurs de l’économie, d’abord parce qu’il y a peu de chance qu’ils soient présents dans la salle, et surtout parce que leur but n’est pas la Démocratie. Qu’ils fassent leur travail visant à maintenir les hiérarchies.
Ces questions je les adresse donc avant tout à tous les parents et à tous les enseignants, mais aussi à tous ceux qui ont une aspiration plus ou moins diffuse à construire une société plus démocratique :
Pensons nous vraiment pouvoir nourrir un tel espoir en acceptant l’organisation de l’Ecole autour de la préparation à l’étape suivante des études, études longues et supérieures seulement pour quelques-uns ? L’école conçue comme une course d’obstacles.
Question corollaire : ne devrait-on pas poser au centre des apprentissages la question de la citoyenneté sans plus se soucier du coup de dégager de l’élite ? Le militant de gauche pourra poursuivre la réflexion en se demandant comment il croit encore imaginer qu’un citoyen critique et solidaire émergera de l’école quand il aura passé le plus clair de son temps d’enfant et d’adolescent non pas à construire collectivement des Savoirs et à partager des découvertes mais à essayer d’assimiler solitairement des Savoirs et ce sous la menace ? (de la réussite/de l’échec et le la valorisation/dévalorisation personnelle, du coup de règle ou du regard complice, etc). Sans parler du temps chez lui essentiellement devant un écran.
Et donc ne devrait-on pas centrer les apprentissages à l ‘école autour d’un objectif majeur : l’Autonomie intellectuelle de chaque apprenant ? Et donc du sens que le savoir peut prendre pour chacun des élèves ?
Cela ne pose-t-il pas aussi la question de l’évaluation individuelle et donc individualisante et donc culpabilisante mais tout autant  » masquante  » ? (l’idéologie libérale se nourrit de l’illusion que la société se réduit à une addition d’individus).
Cela ne présuppose t’il pas de remettre certains paradigmes en cause : l’élève serait une terre vierge à civiliser et le Maître disposerait tout puissant du Savoir auquel l’élève devrait accéder, car comment alors lui proposer d’avoir une réflexion critique quand l’ensemble des savoirs qui lui sont dispensés ne peuvent être l’objet de problèmes ouverts ?
Ne serait-il pas urgent, certes articulé aux questions autour de la rémunération des carrières, que le corps enseignant par l’intermédiaire notamment de tout un travail syndical, se pose avant tout la question des finalités de l’école et de l’enseignement ? Et donc des pressions qui nous contraignent à organiser les classes autour de la Discipline ? Et donc de la possibilité d’une école plurielle, ouverte, mutuelle,… contre une école sélective, technocratique et hiérarchisante, contrôlante, etc.
Et enfin, pour être concret, à l’issue de ce débat ne pourrait-il pas se constituer un noyau afin de poursuivre l’action /réflexion autour de ce thème de la Démocratie et de l’école ?
Je ne rallonge pas ma liste, certain que vous aurez vous aussi vos questions et que toutes ces questions rajoutées à ce que chacun nous savons déjà et à ce que nous allons apprendre ce soir si nous sommes très attentifs à écouter nos intervenants, nous permettra d’avoir un débat fructueux.

M. Sourdioux :
Je suis venu, ce soir, pour participer à ce débat, parce que je me suis posé des questions, parce que je me les pose encore. Ce qui me gêne, de nos jours, c’est le retour vers un autoritarisme de plus en plus marqué. Pourquoi ? Parce qu’on dit que les parents réclament plus d’autorité. C’est l’école qui devrait remplacer les parents pour suppléer aux besoins d’autorité. C’est un lieu commun. Les enfants aujourd’hui sont de plus en plus délurés. Les enfants, il n’y a pas qu’à l’école qu’ils apprennent quelque chose. Il y a la télévision, il y a les ordinateurs … Et comme ils apprennent un peu partout de manière libre, il arrive que cela soit un peu difficile pour les parents de maintenir une autorité…
Mais je crois que l’autorité, ce n’est pas quelque chose qui se décrète, c’est quelque chose qui doit émaner des parents tout aussi bien que des enseignants, de façon à ce que l’enfant aime obéir, et qu’il apprenne à obéir non pas par opposition. L’enfant ne doit pas aller jusqu’à ses limites, si cela va trop loin, cela crée un choc.
C’est pour cela que pour les parents, nous voulons de l’autorité mais l’autoritarisme qui nous est proposé du sommet de l’Etat, ça nous gêne un peu, car si l’enfant ne rentre pas dans le cadre de ce qu’il faut faire ou ne pas faire, l’école devient un lieu non de plaisir, mais un lieu douloureux, et alors, il a beaucoup de difficulté à apprendre.
C’est lorsqu’on est heureux que l’on apprend bien. Les enfants iront alors plus facilement vers l’apprentissage de la citoyenneté. Si on veut en faire des citoyens, il faut que l’école leur en donne les moyens ; or ce n’est pas en les soumettant à l’autoritarisme qu’on en fera des citoyens. Ils seront alors plutôt amenés à se rebeller.
Nous ne voulons pas que nos enfants se conforment à un modèle unique de citoyen qui va travailler plus pour gagner plus, quoique en ce moment, c’est plutôt travailler plus pour gagner moins.
On n’est pas tout à fait dans la bonne logique.
Nous ne voulons pas que nos enfants soient tous comme un seul enfant, nous voulons que chacun puisse exprimer son individualité, se développer, s’affirmer dans la vie qu’il aura choisie. Ce n’est pas forcément les études générales longues, bien que la société entraîne à faire cela. Eh bien il y en aura qui préfèreront choisir une voie professionnelle, y compris pour des bon élèves, car cette voie ne doit plus être une voie de garage comme l’Education Nationale l’organise actuellement.
Nous, nous voulons que l’enseignement professionnel puisse se développer, que les enfants puissent s’épanouir, puissent être heureux à l’école, que cela soit le meilleur moyen pour qu’ils deviennent de vrais citoyens et qu’il soient amenés à réfléchir avant tout.

D.Vachelard :
Je suis ravi d’être parmi vous, d’être ici invité par le cercle Gramsci,
ravi aussi parce que l’assemblée n’est pas composée uniquement d’enseignants, il me semble. Je remercie les intervenants précédents qui m’ont ouvert le champ, qui m’ont donné un espace d’intervention. Les problèmes qu’ils ont soulevés sont fondamentaux mais très larges. Pour ce qui me concerne, je vais faire une entrée dans la problématique de ce soir par le biais de l’apprentissage de la lecture.
La lecture, l’écriture, cela concerne tout le monde au delà de l’enseignement. J’aimerais, au delà de cette soirée, non pas apporter de réponse mais que l’on continue à se poser quelques questions sur ce qu’est la lecture : comment on l’enseigne, comment on l’apprend et comment on l’utilise, et faire des constats sur les problèmes politiques que cela pose au delà des querelles de méthodes dont on nous rebat les oreilles dans les médias depuis des décennies. Je vais vous mettre à contribution. Cela ne correspondrait pas à l’esprit de ma démarche de vous faire un discours. Je vais vous mettre en situation de lecture de manière à dégager quelques pistes de réflexion. On va parler non pas d’une théorie de la lecture mais de nos comportements, comment s’y prend-on ?

A partir de la mise en situation en lecture rapide d’une série de diapositives représentant des écrits divers et tenant compte, des réponses et réactions du public présent, l’intervenant, M. Vachelard, conduit la salle à réfléchir sur le fonctionnement de la lecture.
Qu’est-ce que je fais quand je lis ? Bentolila et les linguistes n’ont pas de légitimité pour répondre à cette question.
D. Vachelard nous conduit à penser que la lecture véritable oblige le lecteur à contextualiser le texte à partir de  » prises d’indices  » et non pas de  » combinaison de lettres  » (exemple : la diapositive de l’ordonnance médicale).
Le premier travail du lecteur, lorsqu’il se trouve devant un écrit n’est pas de savoir de quel type d’écrit il s’agit, mais à quoi il sert et qu’est-ce que je peux en faire ?
Car décontextualisé, l’écrit devient illisible. Le lecteur n’adopte pas un rapport technique ou formel de découpage, de déchiffrage face à l’écrit mais doit choisir d’emblée un rapport culturel complexe questionnant le support écrit à partir de ses propres connaissances et expériences personnelles.
Certains textes sont pour cela parfaitement illisibles parce que l’on n’a pas la connaissance préalable qui permettrait de comprendre ces textes-là (exemple de la note technique).
Malgré tout ce qu’on entend sur la syllabique ou pas la syllabique, les questions de méthode, avant de poser ces questions-là, j’ai certes d’abord des signes, oui, mais qu’est-ce que j’essaie de faire avec ces signes ? Du sens. On prend des formes que l’on reconnaît mais on s’appuie sur des connaissances que l’on a déjà.
Plus on va rencontrer une variété d’écrits qui remplissent des fonctions, qui servent à quelque chose pour de vrai, plus on sera apte à orienter son comportement de lecteur en fonction de ce type d’écrit.
Cela veut donc dire que l’on devrait, en tant que formateur, parent, enseignant, consacrer une grande partie de son temps à travailler sur ce que sont les écrits, ce à quoi ils servent, comment ils fonctionnent, où on les trouve et, accessoirement aussi, peut-être chercher comment on fait pour comprendre la langue écrite.
Et donc, ceux qui, dans leur milieu d’origine, leur quartier, leur famille, auront des ressources immédiates de lecture et d’écriture, ceux là auront intégré l’écrit, c’est-à-dire qu’ils auront intégré ce qu’il est nécessaire d’intégrer pour commencer un travail sur le code. Ceux qui n’auront pas cette chance-là seront privés de tout ce capital culturel que l’école est censé apporter mais qu’elle n’apportera pas de manière juste. Voilà par exemple ce que l’on peut se poser comme question par rapport à l’école et à la Démocratie qui y règne, ou n’y règne pas.
Pendant la lecture il faut emmagasiner des indices, faire le lien entre ce qu’on a lu et ce qu’on a en mémoire, ce qu’on va lire.  »
Dominique Vachelard propose ensuite des diapos pour des activités sur la silhouette et sur la signification des mots …
La graphie est secondaire par rapport à la recherche de sens. Le mode de la lecture n’est pas un redoublement de l’oral mais le lecteur, comme chacun de nous dans sa vie quotidienne, fonctionne sur la base de prédictions. Prédictions assez larges d’abord, puis de plus en plus précises sur ce qui va arriver. La limite de la prédiction, c’est la surprise. La lecture fonctionne comme cela : quand le lecteur prend un écrit, par ses connaissances préalables, il sait à peu près de quoi ça va parler. La lecture, c’est donc un mode où il y a des ajustements interactifs permanents entre des attentes, un but, une prédiction et des indices qui sont prélevés.
Suit un travail où M. Vachelard montre que passant par dessus le travail de syllabisation, le lecteur reconnaît des ensembles de signes, (empans), sans manquer de souligner préalablement que les limites de son intervention c’est que justement elle se situe hors contexte réel, qu’elle est donc artificielle.
Au delà de cette reconnaissance d’un ensemble de signes, la motivation du lecteur est de trouver du sens.
Et, autre question, qu’est-ce qui distingue la langue orale de la langue écrite ? Pourquoi a-t-on inventé la langue écrite ? Qu’est-ce qu’elle a de plus performant que la langue orale ? Son invention est en interaction avec l’évolution économique et politique : il a fallu gérer les stocks agricoles et on ne pouvait plus les gérer avec la seule pensée orale. L’écriture est l’outil qui permet de produire, d’organiser de la pensée. L’écriture n’est pas un redoublement de l’oral mais exerce une fonction différente. Plus simplement, par rapport à des élèves : si l’écriture leur sert uniquement à faire des exercices, éventuellement à raconter leurs dernières vacances, au mieux, ils vont produire de l’écrit parce qu’on le leur demande. Ils ne seront pas dans l’utilisation de l’écriture telle que l’histoire de l’humanité l’a finalisée.
Si au contraire on leur propose d’être impliqués dans un circuit où, à un certain moment, on n’a pas l’oralité mais on a le temps de l’écriture pour penser sa vie individuelle, au sein d’un groupe, une classe par exemple, l’écrit peut servir à prendre de la distance par rapport à ce qui se dit au sein d’un groupe. Et là, comment je considère les élèves ? Ce n’est pas moi en tant qu’enseignant qui vais leur dire comment et ce qu’ils doivent penser. Dans l’éducation nouvelle on n’apprend pas à la place de l’Autre. Essayez de penser comment vous avez appris à conduire : il n’y a personne qui peut prendre le volant à votre place. Pour apprendre à nager, à faire du vélo, pour apprendre à marcher et pour apprendre à parler ? Et pourtant les enfants ils y arrivent tous. Par contre pour apprendre à lire ?…
Si on propose à des enfants une activité qui a un sens, qui ouvre par exemple sur un débat, c’est en termes de statut que ça se passe. C’est un problème politique là, ce n’est pas un problème de didactique. Des dispositifs existent et marchent.
Pourtant, les derniers textes en vigueur en France disent que les enseignants ont obligation d’utiliser la méthode syllabique : avec un  » b » et un  » a  » cela fait  » ba  » et si on double ça fait  » baba « . C’est bien. A l’AFL on ne fait pas comme ça. Sachez que c’est obligatoire, sachez que cette loi faisait aussi partie du programme de gouvernement du F.N. Cela doit nous questionner.
Dominique Vachelard illustre par des diapositives que la méthode syllabique rend incapable de lire.
Le travail que doit faire un lecteur qui suit la méthode sylla-bique : décortiquer les mots pour en faire des syllabes, les associer pour en faire un son, regrouper ces sons pour faire un mot, se hasarder jusqu’au mot suivant, et ensuite essayer de regrouper tout ça… Sachant quelles informations prélevées vont via un magasin sensoriel dans la mémoire à court terme qui permet de traiter l’information que l’on reçoit par nos sens et de lui donner du sens…Pensez aux numéros de téléphone. A partir de cinq items, cela devient très difficile. On atteint une limite. Par le son, on ne peut pas être efficace en lecture. Alors on fera des enfants, des adolescents et après des adultes qui seront des lecteurs médiocres, qui liront à la vitesse de l’oralisation intérieure, c’est ce qu’on leur a appris, c’est-à-dire à peu près 80% d’une population, y compris parmi les populations d’enseignants.
Quels sont ceux qui produisent l’écriture dans notre société pour essayer de produire de la pensée nouvelle, pour essayer de prendre de la distance par rapport à leur vie, l’objectiver ? Beaucoup de personnes sont impliquées dans des mouvements associatifs, des partis politiques, des syndicats, dans des cercles divers, dans des milieux où on a pour habitude de passer par l’écriture ne serait-ce que pour communiquer, faire passer des idées, en dehors des médias officiels. Par exemple, les tracts : on sait qu’il y avait très peu d’illettrés parmi les ouvriers parisiens au milieu du 19ème siècle et que cela a très vite inquiété nos bourgeois qui se sont empressés de commander à Jules Ferry une école de la République qui soit capable de verrouiller certaines pensées et d’inculquer à tout le monde les bons savoirs. Pas les autres. Il est temps de clore le temps des révolutions, a dit J. Ferry et donc faire une école qui a permis quand même de mener à la guerre de 14 des gens qui avaient une idée de la patrie et une  » capacité  » d’adhérer à certaines causes.

Jean-Paul :
Ce que tu dis à partir du travail sur la lecture est-il transposable pour d’autres savoirs ?
C’est-à-dire qu’on découperait les savoirs en petits morceaux. Cela les réduirait à des informations simples et techniques et du coup on dépossèderait l’apprenti du sens de ces savoirs ?

D.Vachelard :
Bien sûr, à l’AFL on aborde la lecture de manière à en faire un apprentissage complexe, car c’est une matière complexe et qu’il faut aborder dans toute sa complexité. Si lire c’est comprendre, si je dois enseigner ça, je vais essayer de permettre aux enfants de comprendre et je sais qu’il faut qu’ils se fabriquent une culture écrite, qu’ils se fabriquent une culture générale. Nous, sommes encore dans un système où l’on nous balance des directives sur les bases à acquérir. Il suffit que le bon peuple dispose des bases, écrive à peu près, grifouille quelques trucs, puisse lire des notices. On en est encore là.
On nous dit : il y a plus de 80% des enfants qui savent lire : ils sont capables d’être lecteurs au niveau des compétences de base. Bentolila s’appuie sur ces compétences de base pour fabriquer des tests pour les  » journées citoyennes « .
Etre lecteur de base à l’entrée en 6ème c’est être capable de répondre à des questions simples sur un texte qu’on vient de lire, genre  » de quelle couleur était le petit chaperon dans l’histoire  » ? Au niveau un peu plus élevé, il n’y en a plus que 40% qui sont capables de les maîtriser, par exemple : quels sont les procédés d’écriture, etc. Au niveau des compétences remarquables (remarquables surtout par leur absence) elles ne concernent plus que 15% des lecteurs. Savoir dire par exemple à qui s’adresse tel texte, quelle est sa finalité, quel est son sens philosophique, sa portée… Cela pourtant, les enfants sont capables de le savoir. De même de repérer à quelle autre œuvre un texte fait écho. Et après le lycée, les pourcentages de bons lecteurs n’ont pas changé. Parce qu’il n’y a rien dans notre système pour amener vers d’autres performances un lecteur à partir du CP ou du CE1.
Dans ma classe, en plus des activités de littérature, lecture des journaux, etc…, j’utilise un logiciel produit par l’AFL. Les enfants en y passant quotidiennement pendant 2 ans sont passés de 15000 mots à l’heure (1 fois ½ la lecture orale) à 55000 mots à l’heure. Tout en augmentant la compréhension. Le système ne fait-il pas tout pour que ces dispositifs ne soient pas mis en place ? Il y a des gens qui disposent de la richesse, des pouvoirs, des services, des pratiques culturelles ; eux, ils vont construire des démarches de lecteur. Pour eux, pas de problème.
C’est ce que Bourdieu appelle la violence symbolique, la violence de l’école. C’est l’imposition qui nous est faite par un système qu’on ne peut pas remettre en cause. Et pour les enfants, c’est encore pire.

Un intervenant :

Je t’entends parler, mais, d’une certaine manière, je subis aussi une violence. Ce que tu critiques, ne le reproduis-tu pas ? J’ai moi aussi d’une certaine manière l’impression de me retrouver dans un jeu où j’écoute sans pouvoir prendre la parole.

D.Vachelard :
Il faut analyser les processus sur un temps historique. Dans un temps de deux heures est-ce que je peux te donner le temps dont tu aurais besoin pour ne pas subir mon discours ? Ce sont les contraintes de ce genre d’intervention.

Un intervenant :
On n’a pas l’habitude au cercle Gramsci de fonctionner de manière si magistrale.

D.Vachelard :
J’accepte la remarque.

Un intervenant :
Pour vous, quelle est la place de la méthode syllabique ?

D.Vachelard :
Pour l’apprentissage initial des enfants, on utilise la littérature jeunesse et on met les enfants dans des situations où à l’aide de ce qu’ils connaissent déjà, bien souvent des images, quelques mots, collectivement, on essaie de prédire le sens d’un écrit. Ensuite l’enseignant lit, ou regarde ce qui n’a pas fonctionné, on mesure les écarts. Il y a toute une démarche comme ça à partir des écrits sociaux et non des manuels.

Un intervenant :
Cette méthode dont vous nous parlez ce soir ne favorise-t-elle pas les élèves qui au départ n’ont aucun souci et ne rejetterait elle pas les élèves qui n’ont pas le meilleur contexte social pour anticiper et donner du sens à l’écrit ? C’est le discours que j’entends dans l’Education Nationale. Les méthodes de rééducation pour dépasser les problèmes de dyslexie sont basées justement sur les méthodes syllabiques qui apparaissent comme un remède.

D.Vachelard :
Pour nous la dyslexie n’existe pas. Dès lors que l’on apprend à des enfants à comprendre le sens d’un écrit, il n’est plus question de dyslexie. Ces enfants ne sont pas dyslexiques, ils ont des difficultés pour transformer une chaîne écrite en chaîne orale. La plupart du temps ces enfants comprennent ce qu’ils lisent. Mais on leur demande de faire quelque chose qui n’a aucun sens.

Un intervenant :
Vous avez mis l’accent sur la vitesse de lecture. Quel est l’intérêt de vouloir lire vite ? Mais on peut également lire lentement et volontairement, et travailler de même volontairement en prenant son temps. Notre société veut que tout se fasse vite. Pouvoir prendre son temps, c’est aussi une question de société.

D.Vachelard :
Entièrement d’accord. Mais s’il sait lire vite il peut choisir de lire lentement. Par contre s’il ne sait lire que lentement cela risque de le mettre en difficulté, notamment dans la concurrence avec d’autres médias. Et cela m’inquiète, car si le citoyen n’a pour s’informer que la télévision, je me pose des questions.

Un intervenant :
Quelle position a l’Education Nationale par rapport à l’AFL ?

D.Vachelard :
Une position d’ignorance et d’indifférence. Même si l’AFL s’est fait récupérer tous les thèmes que l’on a développés : la BCD, des cycles scolaires, etc. On n’a aucun soutien du ministère.

Un intervenant :
Quelle est votre implantation ?

D.Vachelard :
Nous sommes peu nombreux et souvent ignorés. On publie et on a peu de retours. Mais l’école n’est-elle pas un lieu où l’on fait semblant de faire des choses que l’on fera peut-être un jour quand on sera plus grand ?

Une intervenante :
Je ne pensais pas que le débat serait aussi centré sur l’apprentissage de la lecture. Mais on peut dire, c’est vrai, que tout ce qui s’est dit dernièrement sur la lecture passe à côté de la réalité, tant c’est vrai que dans les classes les enseignants tout en faisant de la syllabique la mélangent avec du global et ont souvent dans la tête qu’il faudrait que les élèves donnent du sens à l’écrit.
Mais on peut dire aussi, c’est vrai, que les élèves à l’école s’ennuient : n’éteint-on pas plus de lumières qu’on n’en allume ? Mais l’école ne peut pas changer la société, les rapports sociaux, et n’est-ce pas l’histoire de l’œuf et de la poule ?

D.Vachelard :
Oui, par rapport à l’échec scolaire par exemple. Je ne dis pas que l’échec scolaire est une problématique qui ne me concerne pas mais je ne me sens pas responsable. C’est une problématique politique qui dépasse le fonctionnement de l’école et la réflexion doit se penser au niveau politique : l’école qu’on a sert à quoi et à qui ?

Un intervenant :
C’est cela le cœur du problème. En partant trop des questions techniques sur les apprentissages de la lecture on l’a gommé ce soir du débat. Mais revenons à la lecture, sur un livre que j’ai lu récemment : le livre de Stanislas Dehaene préfacé par Changeux : Les neurones de la lecture qui ouvre sur plein de questions, notamment sur la dyslexie et sur des découvertes récentes sur le cerveau. Qu’en penses-tu ? Mais je suis d’accord pour dire que le souci de ceux qui nous gouvernent n’est pas que les enfants s’épanouissent et deviennent acteurs et accèdent à des capacités de décision. Ils nous parlent de citoyenneté, mais, pour eux, être un citoyen, c’est juste apprendre à mettre un bulletin dans l’urne et à devenir un esclave volontaire du système.

Jean-Paul :
Oui, est-ce qu’il y a vraiment échec scolaire ? Si pour reprendre Foucault la mission première de l’école est de discipliner les esprits et les corps, à leur insu, les enseignants ne font-ils pas alors fonctionner cette école qui n’a plus du tout pour visée d’émanciper ? A notre insu, c’est-à-dire à partir de notre formation, des pressions et des contrôles de toutes parts, et en partant de la volonté de maîtriser les savoirs, de les pré-découper, de les programmer, n’empêche-t-on pas les élèves de se les approprier véritablement pour leur donner du sens ? N’est-il pas temps que les enseignants pensent ces contradictions et qu’ils tentent de l’intérieur de l’école, avec les parents, d’envisager l’école autrement qu’à travers des techniques pas si neutres que cela imposées par nos gouvernants ?

Un intervenant :
J’ai bien aimé votre intervention, ce sont des rappels nécessaires. Je rajoute : sur l’objectif, la mission de l’école, c’est une grande usine à trier. Plus on avance dans la scolarité et plus on voit que l’on repousse le moment de trier, c’est tout.

D.Vachelard :
Cette privation, c’est ce que j’ai essayé de vous montrer ce soir. Ils apprennent une mécanique qui fonctionne pour certains, qui ne fonctionne pas pour d’autres.

Jean-Paul :
C’est vrai pour la lecture, c’est vrai aussi par exemple pour l’histoire et pour la citoyenneté qui ne s’apprend pas en quelques chapitres ou quelques leçons. La citoyenneté, c’est comme la lecture, ça s’apprend en se pratiquant. Et pour ne pas conclure, il faut continuer à réfléchir, à débattre. Pour cela, il faut se rencontrer et quand je dis qu’au niveau syndical on ne s’enthousiasme pas à réfléchir autour de ces questions, je me dis qu’il faudrait construire un noyau entre parents, enseignants, acteurs sociaux divers pour, que l’école ne soit plus utilisée telle qu’elle est utilisée par certains, les mieux informés sur le fonctionnement de l’école car la réussite des uns se paie par l’échec des autres.

Un intervenant :
Entre l’AFL et d’autres mouvements d’éducation nouvelle, quelles sont les convergences concrètes au niveau de l’action et de la conviction nécessaire de faire entrer toutes ces réflexions sur la place de l’Enfant, et donc de l’Homme bien sûr, dans les formations ? Car tant qu’elles n’entreront pas dans les formations, on tournera en rond. On est passé sous des couleurs politiques différentes depuis 1980 et ça n’a pas bougé. On ne peut pas se dédouaner de l’échec scolaire comme on l’a fait. Ne sommes nous pas, au fond, défaitistes ?.

Compte-rendu réalisé par
Jean-Paul Lucas