Avec Christophe BELLEC
Débat du mardi 07/11/2006
Christophe Bellec indique que son exposé va se dérouler en deux temps, avec, à l’issue de chacun d’eux, un débat.
La première partie sera consacrée à l’analyse de la situation actuelle, celle d’un capitalisme qui nous emmène dans le mur et qui ne peut se réformer.
La deuxième partie traitera de la décroissance et des alternatives possibles, concrètes, pouvant concerner chacun d’entre nous.
Christophe précise qu’il n’est pas un conférencier universitaire. Ingénieur de formation, il vient du monde de l’industrie, de la grande entreprise (Moulinex, SEB), qu’il a quitté après dix ans de salariat pour choisir, il y a deux ans, un autre parcours afin de construire une nouvelle expérience. Ce mode de vie choisi, nourrira, avec des éléments pratiques et concrets, cette réflexion.
Freddy Le Saux, qui est à l’initiative de cette soirée, rappelle que, depuis 2000, le Cercle a proposé deux débats sur le changement climatique, sujet crucial qui prend chaque jour plus d’importance. Il présente Christophe Bellec, militant d’ ALDER, qui a beaucoup réfléchi et travaillé ce sujet (voir son excellent journal en ligne Le décroissant lunaire (www.ledecroissantlunaire.com), notamment sur les conséquences sociétales et organisationnelles de ce changement.
Freddy Le Saux
Souvent le capitalisme est considéré comme » le grand méchant » qu’il faut abattre parce qu’il nous fait du mal. Mais comment se fait-il qu’il tienne debout depuis tant de décennies ? Peut-être parce qu’on l’y aide nous-mêmes. On joue le jeu, on l’alimente. On accepte de produire ce qu’il nous demande de produire, puis » gentiment » de consommer. Ainsi, nous faisons marcher la machine parce que nous y trouvons quelque part notre compte. Patrick Mignard, dans une soirée précédente, nous a expliqué ce phénomène et comment, au cours des » Trente glorieuses « , notamment, certaines ambitions du mouvement ouvrier ont été abandonnées, en particulier celle d’abolir le salariat (qui figurait, il y a quelques temps encore, sur les cartes de la CGT). Pour ma part, je crois toujours que le salariat est une chose complètement contre-productive pour l’avenir de l’humanité. Mais l’hypothèse de son abolition remettrait en cause beaucoup de choses. Une organisation sans salariat signifierait que les grandes entreprises d’aujourd’hui, très productivistes, très efficaces économiquement, ne pourraient plus exister. Elles laisseraient la place à une autre organisation. Mais est-il encore nécessaire de fabriquer des A380, quand on connaît les problèmes environnementaux ?
Nous acceptons ce système et celui-ci nous formate. Globalement, nous jouons le jeu de vouloir toujours un peu plus et si possible toujours moins cher. Pourtant, en acceptant cela nous scions nous-mêmes la branche sur laquelle nous sommes assis. Arrivent alors les délocalisations… Bientôt, il n’y aura plus que des services dans nos pays. Mais les services ne produisent pas de richesses. Alors, l’acquisition des richesses se fait forcément sur le dos des autres. Je pense qu’être qualifié de consommateur ne convient pas vraiment à beaucoup d’entre nous. Mais la réalité marchande actuelle nous assigne une fonction de consommateur avant celle de citoyen. Cette manipulation est absolument inacceptable.
Florence Aubenas et Miguel Benasayag, que nous avons eu le plaisir de recevoir au Cercle, ont écrit un petit livre remarquable : Résister c’est créer. Le passage suivant illustre bien la démarche de Christophe, qui est d’analyser les choses en profondeur :
» Tant qu’on ne lutte pas, on reste obsédé par l’ennemi. Mais quand on se met à lutter, on se rend compte que l’ennemi n’est personne. Au maximum tout ce que peut faire un fasciste c’est tuer, vous ou quelqu’un que vous aimez. Mais face au développement de la vie, de la pensée et de la solidarité, que peut-il faire ? A ce moment on se rend compte que l’ennemi ou même le pouvoir ne sont ni faibles ni forts. Les seuls à pouvoir détruire cela, c’est nous, quand nous arrêtons. Mais personne, quelle que soit sa force, ne pourra empêcher le développement des constructions, des expériences, des contre-pouvoirs. » Résister, c’est créer » affirmait le philosophe Gilles Deleuze ; c’est-à-dire développer une myriade d’expériences qui permettent de sortir du » devoir être » pour passer au » devoir faire « . Mais, dans ces pratiques elles-mêmes, il n’y a pas à chercher d’engagement transitif classique, une idée qui serait mise en œuvre pour un objectif à venir : je fais cela aujourd’hui pour être libre demain. Nous n’avons pas à nous poser cette question de savoir si nous sommes enchaînés ou émancipés ou même quand nous le serons, poursuit Deleuze. La liberté est toute entière dans l’expérience de liberté elle-même, au moment où elle se fait. » L’efficacité de l’acte réside dans l’acte « , dit Plotin. En ce sens, ce serait plutôt dans un au-delà du capitalisme et non dans la seule confrontation avec lui que se situe aujourd’hui la nouvelle radicalité. »
La fin du capitalisme ?
Christophe Bellec
L’idée de la disparition du capitalisme est ancienne dans les mouvements de gauche et d’extrême gauche. Cette » vieille lune » reprend aujourd’hui de l’actualité, mais de manière complètement différente, car elle se situe dans un tout autre cadre que celui défini au départ par les marxistes. Leur hypothèse était que ce système s’effondrerait de lui-même, en proie à ses propres contradictions et par les inégalités qu’il génère. En fait, le capitalisme va s’autodétruire pour des raisons qui ne sont pas, à la base, de nature sociale, mais plutôt de nature physique, matérielle, ainsi que par rapport à la » fin » du travail.
Le capitalisme se fonde – là je reprends les termes de la réflexion marxiste classique – sur la notion d’accumulation et de reproduction sans limite du capital. Ce système est aussi basé sur une répartition très inégalitaire des richesses créées, ainsi que sur la marchandisation du travail (la transformation du travail en marchandise). Le même constat peut s’appliquer au communisme historique que je rassemble dans la même famille, celle des systèmes productivistes. Avec l’obsession identique d’un développement, d’une croissance, sans limite, communisme et capitalisme se sont rejoints. Le communisme historique en lui-même ne sera donc pas l’avenir du capitalisme.
Alors que Marx pensait que le capitalisme allait s’effondrer sous le poids des inégalités sociales, on se rend compte aujourd’hui que son système socio-économique est plutôt triomphant.
Dans sa logique systémique de type productiviste, le capitalisme s’affranchit de toute limite. Et la notion qui fonde ma conviction de la fin du capitalisme est celle d’absence de limite. Sur l’aspect matériel, sur l’aspect simplement physique des choses, croire à une croissance sans limite est un non-sens absolu. C’est du simple bon sens que de dire qu’une croissance infinie dans un monde fini n’est pas possible. Et pourtant, la grande majorité des gens ont beau le savoir, ils n’arrivent pas à en prendre conscience.
Je distingue principalement deux types de limites qui signalent la fin du capitalisme.
Il échouera d’abord à cause de son incapacité foncière à respecter les limites physiques de l’environnement de la planète Terre, écosystème qui est le cadre (biosphère) de l’aventure menée par l’Humanité. Les signes en sont aujourd’hui le réchauffement climatique et la disparition des ressources, notamment.
La deuxième limite a un caractère plus économique. Elle est liée à l’organisation sociale du travail, ce travail marchandisé mentionné précédemment.
Les limites physiques et écologiques de la planète Terre
Une prise de conscience générale de la question des limites physiques de l’exploitation de notre planète commence à apparaître. Le réchauffement, avancé au départ dès la conférence de Rio (1992), devient une évidence scientifique via tout un ensemble d’initiatives, en particulier la constitution du GIEC, une institution internationale rassemblant plusieurs milliers de scientifiques aujourd’hui unanimes sur la nature des dérèglements climatiques en cours. Jour après jour, les constats sont même plus négatifs, plus » pessimistes » que prévu. Quels sont les risques liés à ce réchauffement climatique ? Ce seront : des disparitions d’écosystèmes incapables de s’adapter à la vitesse inouïe des changements climatiques, des effets de type catastrophes météorologiques ou climatiques, des maladies apparaissant dans des régions du monde où elles n’existaient pas, des zones qui vont souffrir de sécheresse, d’autres de précipitations accentuées. Ces phénomènes commencent à se manifester.
Le réchauffement climatique, enclenché aujourd’hui, est un phénomène à très long terme. Il met en oeuvre des mécaniques qui mettront un ou deux siècles à se réguler. Ainsi les dégâts risquent d’être particulièrement lourds sur ce plan. Voici quelques chiffres scientifiquement établis : l’écosystème terrestre (air et terre) sait absorber annuellement à peu près trois gigatonnes d’équivalent carbone, tous gaz à effet de serre confondus (CO2, méthane et d’autres encore). Aujourd’hui on en émet un peu plus de sept. En termes de déséquilibre, ce phénomène ne cesse de s’amplifier, à l’image d’une baignoire qu’on remplit plus vite qu’elle ne se vide.
En ce qui concerne l’épuisement des ressources énergétiques, l’exemple du pétrole est le plus caractéristique. Nous sentons tous que notre société est profondément dépendante de cette ressource. On peut dire même qu’elle en est » shootée « .
Nous allons au devant d’une pénurie qui ne va pas apparaître immédiatement. Mais dès l’instant où l’on va passer le » pic de Hubbert » (d’ici quelques années) – c’est-à-dire le moment où la production possible va décroître, sachant que les consommations, elles, continuent à croître – un effet de cisaillement va se produire, provoquant un ensemble de conséquences économiques et sociales graves. La flambée des cours d’abord. Mais surtout le bouleversement de la vie quotidienne dans notre société qui ne sait pas vivre sans pétrole. Absolument tous les secteurs seront touchés : de l’agriculture productiviste, dont les rendements et la mécanisation sont complètement dépendants de cette ressource, jusqu’à notre alimentation. Cette agriculture consomme à peu près trois calories énergétiques pour produire une calorie alimentaire ! Il y a aussi l’aspect transport, l’aspect chauffage, l’aspect énergie, l’aspect produits et matériaux issus de sa chimie. Tout ce qui fait notre quotidien. Ce système n’est absolument pas soutenable. Et personne ne se prépare à cette transition.
Cette transition ne passe pas par les biocarburants, puisqu’il faudrait entre 4 et 5 fois la surface agricole française pour produire l’équivalent de la consommation nationale de produits pétroliers. Une solution serait de recourir au charbon, puisqu’il est possible de faire du carburant liquide à base de charbon et que les réserves mondiales sont importantes. Mais cette solution donnerait naissance à un cauchemar climatique, le charbon étant la source d’énergie dégageant le plus de gaz à effet de serre (CO2).
Afin de prendre la mesure de l’activité et de la suractivité humaines, l’association WWF a mis en avant depuis quelques années la notion d’”empreinte écologique “. Cet instrument de mesure permet de représenter les prélèvements des humains au niveau de l’environnement et indique les limites dans lesquelles les ressources peuvent se reconstituer. Convertie en hectares pour chaque être humain, le Terre est capable de fournir l’équivalent d’1,9 ha.
Ce niveau de soutenabilité a été dépassé dans les années 70. Actuellement La consommation moyenne des terriens équivaut à 2,3 ha. Ce qui signifie plus de 10 ha pour les Etats-Unis, plus de 5 ha pour la France, etc.
En termes d’empreinte écologique, c’est d’abord dans les pays du Nord, dans nos sociétés occidentales, que se situe le problème fondamental de surconsommation d’énergies.
En termes d’empreinte écologique, c’est-à-dire en termes de consommation et de dégagement de gaz d’effet de serre, le niveau de vie d’un smicard en France ne serait pas soutenable s’il était généralisé à l’échelle de la planète. Le problème ne se situe donc pas au niveau des débats sur l’augmentation du SMIC ou sur l’élévation du niveau de vie. Il est bien au-delà.
Ainsi, les questions environnementales sont devenues premières par rapport aux questions sociales et à leur logique dans la lutte anticapitaliste.
Travail et capital : deux » complices » pris en cisaille
Le deuxième mécanisme par lequel l’ogre capitaliste risque fort de se manger lui-même est la disparition du travail, au sens du travail marchand. C’est un sujet un peu plus difficile à expliquer, à appréhender, que le précédent. Nous pouvons le résumer de la manière suivante : le système capitaliste, dans ses fondamentaux, vit dans une contradiction mortelle. D’un côté, il pousse, par le principe d’accumulation, à une productivité sans fin. De sorte qu’il fait peu à peu disparaître le besoin en main d’œuvre par tout un ensemble de biais comme le recours à la mécanisation. Mais, en dépit de ce besoin de faire disparaître la main d’œuvre, il a, contradictoirement, besoin du travail pour son fonctionnement : en termes de mise en dépendance de chacun d’entre nous comme exploité et consommateur.
Le travail subit une sorte de double laminage. D’un côté on essaie de réduire son temps, et de l’autre son coût. Aujourd’hui, l’aspect coût est pris en charge par la division internationale du travail, par la mondialisation (aller le chercher le moins cher possible dans les pays à faible coût de main d’œuvre). Ce double mouvement de réduction (du temps et du coût) tend à faire disparaître ce travail marchandisé. Deux livres décrivent bien cette mécanique : celui du groupe Krisis qui est un manifeste contre le travail, ainsi que celui de Philippe Godard, Contre le travail.
Conscient de cette difficulté, le système capitaliste a essayé de mettre en place des parades comme l’innovation constante qui consiste à pousser de plus en plus nos besoins, à multiplier la consommation, donc en même temps la production. Une autre parade consiste à marchandiser toujours plus le domaine de notre vie quotidienne, c’est-à-dire à étaler le travail marchand sur un maximum de surfaces possibles au long de nos vies (les loisirs, la culture, les services aux personnes, etc.). Il y a aussi la logique de précarisation qui consiste à réduire peu à peu la couverture sociale des victimes du système (dont on tend à se débarrasser), de sorte que celles-ci, pris dans un étau d’urgences par cette réduction, tendent à se mobiliser plus encore, à essayer par tous les moyens de créer de l’activité, du travail, de la croissance, pour se nourrir, pour survivre. Ce phénomène est très perceptible dans des pays comme les Etats-Unis, la Grande Bretagne où la protection sociale s’est très dégradée.
La Chine offre un exemple frappant de cette fuite en avant. Avec une croissance annuelle située entre 10 et 15%, ce pays détruit pourtant en masse le travail, » produisant » des millions de chômeurs en plus en quelques années. Le système chinois risque donc fort de s’enrayer assez rapidement.
Sur le plan historique cette machine de productivité, inhérente au capitalisme, a commencé par l’agriculture. Elle a reconverti les paysans dans les usines. Puis, la même mécanique de productivité est intervenue dans les usines. Maintenant, il n’y a plus assez de place dans les services (eux-mêmes victimes à leur tour de la productivité) pour reconvertir les victimes paysannes et ouvrières du productivisme, sans cesse plus nombreuses de par le monde. Il n’y a donc plus d’échappatoire, de simulation possible.
En fait, travail et capital ne sont pas opposés, comme on le croit en particulier dans les mouvements de gauche et d’extrême gauche, ou dans la vision marxiste. Travail et capital sont les deux faces de la même pièce, puisque le capitalisme a besoin du travail pour tenir, pour survivre. Les luttes pour le travail, les luttes sociales, se sont faites dans le cadre du capitalisme, elles ne se sont pas faites » contre « . Cette » division » n’a donc pas lieu d’être car il s’agit du même système, du même problème.
Le capitalisme : une sorte d' »aboutissement » historique impossible à réformer
Ce système capitaliste, qui est en chacun de nous, n’est pas transformable en soi. Ceci n’est pas forcément une bonne nouvelle car on pouvait penser possible d’essayer de le raisonner, de lui faire prendre en compte les limites par rapport à l’environnement et la notion de soutenabilité. Mais une réforme du capitalisme reste du capitalisme car c’est toujours la même logique d’accumulation, le même affranchissement des limites qui subsistent. Il suffit de voir aujourd’hui la souplesse du capitalisme, comment il sait formidablement s’adapter à tout un ensemble de sociétés : du modèle scandinave suédois à la société chinoise (son bijou !). Une forme dite réformée ne changera donc rien au bout du bout.
Nous pouvons considérer le système capitaliste comme une forme d’aboutissement historique en termes d’organisation socio-économique. Il cumule à la fois une notion d’efficacité matérielle – c’est le système le plus efficace en termes de production de richesses – et une certaine souplesse sur le plan spirituel et sur celui des droits humains.
C’est aussi le système qui épouse le mieux la nature humaine, avec tout ce qu’elle comporte de vices et de vertus. Là encore, on peut parler d’aboutissement.
Cette idée d’épouser la nature humaine fait débat. Débat qui reste cependant assez ouvert, dans la mesure où » la nature humaine en soi » ne se présente pas du tout de la même manière d’une société ou d’un pays à l’autre. Cette question ne se pose pas en termes moraux, mais plutôt à partir de mécanismes sociologiques et psychologiques, ces » défauts » que chacun d’entre nous peut avoir et que le système capitaliste sait parfaitement exploiter. Telle notre incapacité individuelle à percevoir, en tant qu’être humain, nos limites, notre propre finitude, le fait qu’on soit mortel (pour faire oublier cela, des sociétés se sont bâties autour de l’idée d’éternité, par exemple). Le refus de la limite est donc un élément qui est en nous, que nous avons intériorisé. Ce qui conduit au besoin d’accumuler, d’avoir des richesses, de rechercher la sécurité matérielle. Amplifié par – et à travers – la société, ce trait naturel est systématisé en conception de la vie par le capitalisme.
Il y a également tout un aspect concernant notre imaginaire : ces notions de progrès et de science (peut-être plus caractéristiques des sociétés occidentales), aujourd’hui tellement ancrées. Grâce à ce progrès et cette science qui l’accompagne, le système apporte tant de réussites matérielles que, même s’ils nous entraînent dans le mur, leur remise en cause provoque un blocage d’ordre psychologique appelé » escalade d’engagement « . Les psychologues ont démontré que l’on préfère persister dans l’erreur plutôt que d’avouer s’être trompé. Ce phénomène, très humain sur le plan psychologique, fonctionne de la même manière sur le plan sociologique.
Il y a un autre aspect, celui de l’espoir, notion qui est profondément enracinée en nous. Le capitalisme sait très bien en jouer. La grande majorité des humains subissent les énormes inégalités sociales existantes, mais chacun arrive à vivre, au moins avec l’espoir que ce sera mieux demain, qu’il va s’en sortir, lui ou les siens.
Il faut aussi mentionner la » servitude volontaire » décrite par La Boétie, il y a déjà plus de quatre siècles. Cette disposition qui nous habite fait de nous des personnes ayant peur de la liberté, qui trouvons quelque part dans cette servitude du confort. Ce n’est pas évident de faire face, d’avoir un comportement libre et responsable. Freddy donnait l’exemple du salariat qui est aussi une forme de déresponsabilisation.
Un autre auteur, Günther Anders, a parlé de l’existence d’une “pente prométhéenne” chez l’homme. Ainsi pour celui-ci, être imparfait, le système (capitaliste) est si parfait qu’il a presque honte de sa présence au sein de ce système (au monde). Le facteur humain, en lui-même, apparaît, de ce point de vue, comme étant un défaut du système (capitaliste). Il en serait une erreur, une imperfection qu’il faut corriger, voire mettre au rebut. Et l’homme en a presque conscience lui-même. C’est-à-dire que, de lui-même, il participe à évacuer l’humain comme facteur de dispersion, de désordre et d’erreur. C’est terrible.
Dans de telles conditions, même avec une pleine conscience du caractère inhumain (de » l’horreur « ) du capitalisme, veut-on réellement lutter contre lui, en particulier dans les pays du Nord qui bénéficient globalement de tous les conforts apportés par ce système ?
Aujourd’hui, dans nos pays, être à la fois victime et coupable du système est un vrai questionnement. Dans son livre, De notre servitude involontaire, Alain Accardo a fort bien parlé de cela. Se battre contre le capitalisme, c’est vraiment se battre contre soi-même.
Une solution pourrait permettre au capitalisme de perdurer, c’est l’option R.A.Z. (remise à zéro). Elle consiste à dire : puisque l’empreinte écologique de 6,5 milliards de consommateurs n’est pas possible, il s’agit de réduire d’une manière radicale la population des humains. Cette option peu agréable à évoquer n’est pas impossible. Elle rejoint quelque part la voie de la disparition de l’espèce humaine, car le risque pour le capitalisme est que, pris dans des mécaniques effroyables, les dégâts collatéraux précipitent l’espèce humaine dans la benne de l’histoire. Ce qui n’est peut-être pas le but.
Face à ce constat qui n’est pas forcément très rose, la deuxième partie de ce débat abordera les alternatives, les solutions qui existent.
Le débat
Un intervenant prolonge les remarques faites dans l’exposé sur l’évolution de la santé dans le monde. Il affirme avoir la certitude que, sur ce plan, les conditions de la destruction de l’être humain (par des maladies), sont déjà en place.
Chistophe Bellec (CB) indique qu’il cherche à être prudent et modeste dans ses démonstrations, notamment sur les sujets peu explorés.
Il est effectivement possible de penser que des choses sont peut-être déjà en route sur le plan des ma-ladies. Mais il faut d’abord bien comprendre que le capitalisme, c’est nous. Ce n’est pas la synarchie, un complot fomenté par quelques centaines de personnes. Effectivement, les profiteurs, ceux qui organisent l’exploitation du plus grand nombre pour leur propre enrichissement, ne sont pas très nombreux. Mais il est faux de dire qu’ils contrôlent complètement le système. Ils lancent seulement une mécanique qui va aussi les broyer, même s’ils seront les derniers à contrôler un peu quelque chose. Quelque part, tout leur échappe dans cette fuite en avant.
Il cite l’exemple de Moulinex (dépôt de bilan) puis de SEB (le groupe concurrent français qui a repris les meilleurs morceaux de la société et » mis le reste à la benne « ). Son PDG n’a pas plus d’autonomie face au système que son balayeur. S’il n’accepte pas les règles du jeu financier capitaliste, le groupe lui-même disparaîtra. C’est une condition profonde. Ainsi le groupe SEB va supprimer la plupart de ses usines françaises dans les 5 ans qui viennent. Tous les autres leaders de l’électroménager sont déjà en Chine depuis plusieurs années, car les différences de coûts font que ce n’est pas tenable. Ce ne sont que les simples règles capitalistes basiques sur le prix de vente et le prix de revient qui jouent.
Un intervenant souhaite revenir sur l’emploi du terme » nature humaine » dans le sens où le capitalisme serait l’aboutissement de ce que l’on est par nature. Affirmer cela signifierait aussi qu’il il y a une nature humaine pour chaque époque car le capitalisme n’est pas le seul système que l’homme ait rencontré. Par contre, il est vrai que cette » nature de l’homme » apparaît différente en fonction des sociétés, des cultures, des lieux géographiques. Il ne s’agit donc plus alors de nature humaine.
C’est quasiment un lieu commun de dire que le capitalisme est une sorte de chose divine dont nous ne pourrons de toute manière jamais nous débarrasser parce qu’il correspond à notre nature. Dire cela est aberrant. Le capitalisme n’est tout de même pas une affaire génétique. De plus, cette conception du capitalisme alimente les arguments de ceux qui s’opposent à toute alternative de société. L’emploi du terme “nature humaine” ferme énormément de portes. Et cette analyse-là nous prive d’énormément de solutions.
CB
Oui, elle nous prive énormément de solutions systémiques, c’est-à-dire globales. Elle nous ouvre par contre un champ immense de solutions locales (qui seront examinées dans la seconde partie du débat).
Je suis d’accord avec à ce que vous dites sur cette notion de nature humaine. Évidemment, pour un indigène de Bornéo ou pour un Occidental d’aujourd’hui, la nature humaine peut être complètement différente, en ce sens qu’elle prend des expressions différentes. On entre alors dans un débat sur la nature des sociétés, selon qu’elles permettent de révéler ou de réfréner tels ou tels traits de la nature humaine.
Il y a eu, bien sûr, des milliers de sociétés dans l’histoire ; certaines coexistent encore avec le capitalisme, mais très difficilement. Cette observation doit nous faire réfléchir aux raisons de leur si difficile survie et à aussi à la notion d’autres modes de société. En fait, lorsque je parlais d’aboutissement, en termes d’épouser la nature humaine, cela voulait dire que le système capitaliste apparaît dans les sociétés humaines en tant que produit de milliers d’années d’évolution. Il est probablement né en Occident, il aurait pu naître à Bornéo. Mais dès l’instant où une société va prendre les formes du capitalisme, c’est-à-dire qu’elle va s’appuyer sur une notion de progrès et de croissance, elle aura tendance à rendre impossible le développement des autres. C’est en cela que je parle peut-être d’aboutissement. Et c’est en cela aussi que la nature humaine peut prendre mille expressions différentes. Mais un cocktail particulier a créé des modes de fonctionnement qui, sur le plan matériel et en termes d’efficacité, ont abouti à une société prédatrice : une forme optimale qui détruit les autres modes.
Tout ceci nuance peut-être ce que j’ai pu dire par rapport à la nature humaine, mais je vois ce processus comme une » fatalité « . Ces quelques traits de la nature humaine que j’ai évoqués sont pourtant aussi les auteurs d’un système qui a prouvé et qui montre aujourd’hui sa capacité à détruire les autres.
Une intervenante explique que, si le capitalisme fait de nous ce qu’il fait, c’est qu’il sait très bien jouer avec le désir, le désir infantile. Et il sait formidablement nous manipuler par ce biais. Nous avons ainsi cru trouver le bonheur…
Aux Assises du Limousin, Patrick Viveret a mentionné cette société qui n’est pas celle du bien-être, mais du bien avoir. Tant qu’on est dans l’avoir, on est dans le désir, pas dans l’être. C’est seulement le jour où nous aurons compris cela et quand nous serons capables de ne plus être infantiles dans nos désirs que nous pourrons nous passer du capitalisme. Pas avant.
Une intervenante se demande s’il n’a jamais existé, ou s’il existe, une société qui ne fut pas capitaliste dans son esprit, dans sa façon de fonctionner. A ce sujet, elle pense, par exemple, à l’étude de Jean-Jacques Rousseau, au 18ème siècle, sur l’origine de l’inégalité. Rousseau disait qu’à partir du moment où existe l’idée de propriété, cette idée engendre le pouvoir lié à la possession, le pouvoir de l’argent, les guerres, les meurtres, etc.
L’humanité se serait-elle épargnée s’il n’y avait pas eu l’histoire du champ clos (enclosure) qui est le symbole de cette volonté de la puissance, de pouvoir ?
Freddy
Nous rencontrons les problèmes de l’inégalité et de la hiérarchie dans toutes les sociétés. Mais regardons la vie que nous menons en France de nos jours. Même si celle-ci se dégrade, elle reste globalement très confortable, avec une société assez égalitaire. Mais malgré les nombreux avantages offerts ici par le capitalisme, le problème n°1 est que nous avons passé la ligne rouge, que nous arrivons à la limite.
Il y aura toujours la hiérarchie et les luttes de pouvoir. Et il serait bien sûr plus intéressant de transformer la compétition en coopération. Mais nous resterons probablement compétiteurs encore longtemps. Le problème fondamental c’est que nous avons oublié la notion d’équilibre. Le système ne tient pas la route et, à ce rythme, il n’en a que pour quelques décennies au maximum.
CB
A propos du débat Nord-Sud, un auteur comme François Partant a beaucoup parlé d' »après développement » et noté que la richesse du Nord est tout de même basée sur la misère du Sud. Du plus local au plus global, le système capitaliste joue en permanence sur les différenciations, les inégalités. C’est finalement un enchaînement, une pyramide constante de niveaux d’inégalité toujours plus importants, de la plus petite échelle à la plus grande échelle. Aujourd’hui, à propos “d’après développement”, les successeurs de François Partant disent que la meilleure chose à faire pour aider les pays du Sud est surtout de ne rien faire, de les laisser. Car dès l’instant où les solutions du » développement » s’appliquent, celles-ci interviennent pour asseoir et maintenir encore un peu plus longtemps le système chez nous, sachant qu’il n’est pas soutenable.
Un intervenant
J’ai une question simple. C’est une question d’idéologie. Si le communisme a disparu, c’est parce qu’il s’est écarté des textes fondateurs. Le capitalisme aujourd’hui, lui aussi, s’est largement écarté des textes fondateurs. Le capitalisme c’est bien Ricardo, Adam Smith, etc.
CB
Ca ne lui pose aucun problème. C’est là où ça posait un problème de dogme : dans les régimes dits communistes. J’ai parlé tout à l’heure par rapport à une souplesse, en termes de respect des droits ou en termes même de respect des croyances. Le système capitaliste, il ne croit pas à grand-chose. Il n’a pas des masses de dogme. C’est ce qui fait aussi une de ses forces, en quelque sorte. J’ai évoqué l’exemple de la Suède et de la Chine. Quand on regarde les deux pays, on comprend qu’ils ne sont absolument pas comparables dans la réalité vécue dans la société. Les mécanismes sont néanmoins les mêmes. Je ne pense pas qu’il y ait de contradiction du capitalisme par rapport à des textes fondateurs. Il n’y voit pas d’importance. Et puis il pourra dire son contraire demain, mais ce n’est pas très grave. Il continuera sur sa marche. Ce qui visiblement posait un problème à d’autres modèles de société, d’autres régimes.
Un intervenant
J’aurais énormément de choses sur lesquelles intervenir, mais bon, ça serait trop long. Je suis en complète contradiction avec ce que j’entends.
Le premier aspect est l’aspect physique et climatique. Bon, je ne suis pas aussi optimiste que vous sur le phénomène capitaliste. Quoiqu’il semblerait que certaines personnes s’y trouvent extrêmement bien et pensent que le capitalisme, il faut en changer pour des raisons de limites climatiques : physiques.
Moi je ne m’y trouve pas particulièrement bien. Il y a beaucoup de gens qui ne s’y trouvent peut-être pas particulièrement bien. Pour moi, si je veux la disparition du capitalisme c’est parce que ce serait impossible de continuer. Ces limites climatiques, le système capitalisme est peut-être capable de les absorber. Ce serait à voir, et à voir de plus près et étudier les quantités de CO2, accompagnées de désertification, maladies et autres. Je ne suis pas certain qu’il ne les absorbera pas. Les sources d’énergie, où est-ce qu’il peut les trouver ? Les sources d’énergies solaires, entre autres, et il y en aura d’autres. Donc ce n’est pas là-dessus que je vais me lancer. Je pourrai ; parce que je connais un peu aussi ce problème-là dans la mesure où je peux l’enseigner.
Je ne suis pas aussi optimiste que vous voudrez bien l’être. J’insisterai sur un autre côté. Alors parlons sur les histoires de “nature humaine”. Là, je suis quand même un peu étonné : mettre tout le monde dans le même sac et penser que tout le monde réagit à peu près de la même façon, donc qu’il existerait une véritable nature humaine. Ca a été relayé par une première intervention et vous avez dû moduler, effectivement.
Une première chose. Je ne sais pas si on est des accumulateurs, mais je connais un certain nombre de gens qui vivent dans la société capitaliste française qui ne sont absolument pas des accumulateurs, qui ont refusé d’accumuler depuis très longtemps. Quand on parle de hiérarchie, là c’est pareil. Je connais un certain nombre de gens qui, systématiquement refusent des postes hiérarchiques et font en sorte d’avoir un travail – alors là je ne sais pas parce que quand on parle de travail, je suppose que vous parlez de salariat : alors il faut dire travail salarié – (Marx le disait, salariat aussi). Donc il y a des gens qui ont refusé de faire ça. Il y a des gens qui ont refusé d’être ingénieur ; il y a des gens qui refusent de bosser à l’usine. Il y a des gens qui refusent de travailler dans une entreprise. On ne peut pas mettre tout dans le même sac. Car après on s’avance sur des histoires de capitalisme inhérent à une sorte d’évolution sociétale. On pourrait retrouver les travaux de Pierre Clastres sur les sociétés contre l’Etat pour essayer de comprendre comment on peut parler de l’Etat. L’Etat qui est quand même le pivot central de différents systèmes et en particulier le capitalisme ; ça c’est quand même extrêmement intéressant. Il a existé et il existe encore des sociétés sans Etat. On ne va pas se lancer dans des discussions sur les travaux de ces anthropologues (non marxistes, je le signale au passage) dont le chef de file était Pierre Clastres.
Je ferai dans la provocation : on est un certain nombre de gens à avoir refusé de venir à ces Assises, parce qu’on considérait qu’aller à ces fameuses Assises, c’était conforter le système qu’a priori on veut empêcher de perdurer. Donc vous voyez que peut-être on n’est pas tous sur la même longueur d’onde. Non, il n’y a pas de nature humaine dans ce sens-là.
Alors effectivement la société capitaliste est dévoratrice et effectivement elle a tendance à détruire toutes les autres sociétés, tous les autres types de société à côté, certes, je suis tout à fait d’accord là-dessus. Mais il existe d’autres types ; il y a des gens à d’autres périodes qui se sont lancés là-dedans. Je ne relancerai pas le débat sur les réalisations de la révolution espagnole de 1936. On peut cependant citer cet autre exemple qui a mis en jeu des centaines de milliers de personnes qui n’avaient pas cet esprit d’autorité, cet esprit de hiérarchie, cet esprit d’accumulation. Ils se battaient pour bien autre chose. Et ils ont su le faire.
CB
Je suis quasiment intégralement d’accord avec vous. Voilà, c’est tout ce que j’ai à dire. Par rapport à la notion de travail : oui évidemment, il y a des gens qui résistent. Je ne me suis pas assez expliqué. Si je suis là, j’en parlerai tout à l’heure dans la deuxième partie : les alternatives. Juste un détail, sur lequel je n’ai pas forcément assez insisté non plus. Noir et blanc n’existe pas, d’accord. Mais, d’ailleurs, la science n’a pas forcément bien compris non plus. Etant de formation scientifique, plus j’ai avancé dans ma formation, plus je me suis aperçu qu’on comprenait de moins en moins comment ça marche. En particulier de manière binaire. C’est plutôt dans la statistique aujourd’hui. Donc, quand j’évoque tout un ensemble de comportements ou de choses de ce type, ce sont des comportements statistiques moyens, massifs, majoritaires si vous préférez. Sachant qu’une société est plutôt basée sur un fonctionnement majoritaire. Evidemment qu’il y a des gens qui résistent, qui ont résisté et qui résisteront. C’est quand même le but. Il faut juste savoir – et c’est pour ça que j’ai insisté sur ces points-là – : il ne faut pas se leurrer par rapport à ça, sur le nombre de ces expériences, sur leur impact réel (je ne dis pas qu’elles n’ont pas un impact), mais aujourd’hui quel impact ont pu avoir ces expériences sur l’avancée ou l’avancement, le cheminement du capitalisme ?
Malheureusement : réellement, concrètement pas grand-chose. Voilà. C’est tout, mais cela ne nous empêchera sûrement pas de continuer dans d’autres voies, de chercher ces autres voies. Ces autres voies, j’en parlerai tout à l’heure, pour moi, elles ne peuvent plus être globales. Parce que quelque part, de manière systémique, le capitalisme soit il les élimine, soit il les récupère aussi, soit il les convertit en quelque sorte.
Un intervenant
A propos du capitalisme, Monsieur, là, a dit : le capitalisme se perd parce qu’il s’éloigne de ses dogmes. Je ne sais pas ce que ça veut dire. Mais je me dis d’un seul coup : qu’est-ce que c’est que le capitalisme ? quel est le dogme ?
Le capitalisme, je ne sais pas ce que c’est. J’aimerais le savoir. Mais en termes clairs.
Un intervenant
Vous venez d’évoquer, il n’y a pas longtemps la situation de la planète aujourd’hui et vous avez évoqué les problèmes Nord-Sud. C’est là-dessus que je voulais intervenir. Je voudrais que vous l’approfondissiez un peu. J’ai vu un fossé entre le Nord et le Sud. J’y vois que effectivement il permet au capitalisme aujour-d’hui, non seulement de ne pas revenir sur la loi de la jungle, mais de développer la loi de la jungle. C’est ça le libéralisme aujourd’hui, à tout va. Et alors, je suis un petit peu déconcerté parce que la grosse majorité des gens chez nous ne le voient pas ou tout au moins n’y croient pas.
La prise de conscience, effectivement elle est, du fait de ce pillage, un peu plus longue chez nous, mais peut être un peu plus rapide aujourd’hui justement dans ces pays du Sud. Vous avez parlé des erreurs du capitalisme, vous avez parlé effectivement de sa mort. Je pense que : il le sait. Ces erreurs, il ne peut pas les éviter parce que c’est ses tares, il a des tares dont il ne peut pas se défaire, qui sont les injustices qui lui sont collées à la peau et font partie de son dogme, comme disait monsieur tout à l’heure.
CB
C’est assez touffu votre intervention, je ne vais pas pouvoir répondre à tous ces points.
Je vais d’abord répondre par rapport à : c’est quoi le capitalisme. Comme je vous l’ai dit, je suis obligé d’aller à une vitesse folle. Des ouvrages là-dessus, il y en a pléthore aussi. Moi j’ai relevé trois points qui paraissent caractériser un système comme celui-là. Là je relis juste le bout de texte que j’ai pu mettre dans l’article qui est actuellement sur le site du cercle Gramsci qui sert de base à mon intervention : c’est un système qui est dans une obsession permanente d’accumulation de capital, sans borne ni limite pour assurer sa reproduction et maximiser ses profits.
Après on va entrer dans : c’est quoi qui va constituer le capital en soi et en quoi des sociétés, monétaires avec des circulations d’argent et de capital, ont très bien pu vivre ; à quel point le capitalisme se caractérise par ce mécanisme qui fait que le capital et les tenants du capital ont besoin d’augmenter sans cesse l’accumulation, d’augmenter sans cesse le profit qu’ils en tirent. C’est une voie possible parmi un certain nombre de sociétés monétaires ou monétaristes. Celle qui s’appelle capitaliste, ce serait celle-là.
J’ai parlé ensuite d’une répartition profondément inégalitaire des richesses produites au profit d’une petite classe possédante. C’est le principe de la lutte des classes. Sur tous les sujets dont je parle ici – je l’ai dit aussi au début – je n’ai ni la science infuse ni suis juge, si il y a des personnes qui sont expertes, qui connaissent mieux le sujet, il ne faut pas hésiter.
Il y a aussi le point que j’ai appelé une pression aliénante sur le prolétariat au travers de la marchandisation forcée de la force de travail pour vivre et survivre. C’est aujourd’hui cette marchandisation qui est à l’échelle mondiale ; ça aussi c’est une forme plus innovante. Il y a une pléiade de sociétés qui ont existé – ça aussi on en a parlé tout à l’heure sur le débat de la nature humaine.
Voilà, c’est basé sur ces principes-là. Ils ont montré l’efficacité redoutable qu’ont les sociétés qui ont choisi de se bâtir là-dessus et là je rebondis par rapport à l’intervention de la deuxième personne sur la notion d’injustice sociale.
Moi je ne suis pas convaincu que le capitalisme va disparaître sous les coups de boutoir, d’un peuple ou d’une population qui n’en pourra plus de l’injustice sociale. Je pense que le système a lâché du lest sur un certain nombre de choses par rapport au capitalisme du 19ème siècle, pour prendre la période pendant laquelle les penseurs dits marxistes – il y en a eu d’autres depuis – ont pu écrire ces premiers ouvrages là-dessus. Le capitalisme a lâché du lest. Sur un certain nombre de points, il s’est tempéré. Mais, sur ses principes fondamentaux, il continue gentiment à promouvoir cette forme d’accumulation et de maximisation des profits. Donc, là où il est obligé de lâcher, il lâche. Effectivement je ne renie pas les nombreuses luttes qui ont eu lieu jusqu’à présent. Elles ont simplement eu lieu dans le cadre du système, pour la plupart. Vous évoquez des expériences alternatives qui vont pas changer fondamentalement les choses, mais, aujourd’hui, les luttes restent dans ce cadre-là aujourd’hui. Je ne pense pas que les inégalités sociales changent grand-chose.
J’étais depuis quelques jours avec un porteur de projet qui veut créer une activité en Algérie. Il m’a expliqué ce qu’est l’Algérie aujourd’hui, c’est-à-dire une centaine de personnes qui tiennent 90% des richesses pétrolières et gazières du pays, tout le monde le sait, et pourtant il ne se passe rien. C’est-à-dire qu’effectivement, il ne peut rien se passer, sachant que peut-être des révoltes et des révolutions auront lieu, mais quelque part c’est tout à fait possible à un système de cette nature, dès l’instant où il tient un certain nombre de leviers du pouvoir, de durer longtemps malgré la pleine conscience de l’injustice. Et que ça ne change pas grand-chose.
Par rapport aux pays Nord-Sud, je terminerai là-dessus. C’est vrai que c’est un sujet plus vaste que ce que j’ai pu évoquer en quelques phrases ou quelques minutes. J’ai essayé d’expliquer le fait que finalement ce qui se reproduit à une petite échelle, c’est la même chose à grande échelle. C’est-à-dire l’échelle mondialisée. On le voit moins, parce que c’est plus loin, en quelque sorte, même ici on ne le voit pas : tiers-monde, quart-monde même combat. Je suis peut-être un peu réducteur, mais voilà. Il y a des ouvrages qui sont tout à fait remarquables sur le sujet de l’Afrique : ce que François-Xavier Verschave a pu écrire sur la Françafrique. C’est un niveau d’écoeurement qui est énorme. Et pourtant ça continue, ça dure quand même. Peut-être qu’effectivement des révoltes se feront dans les pays du Sud, je ne sais pas. Ce ne sera sûrement pas grâce à nous. Ce sera contre nous, enfin contre l’emprise qu’on peut avoir sur leurs sociétés. Je ne pense pas que, même si le Sud s’émancipe de la tutelle des pays du Nord, le capitalisme chez nous se remette spécialement en cause. Il tempérera en fait. Même s’il venait quelque part à être un agent de la transformation ou de la remise en cause de ce système-là. peut-être que le Zaïre aura un capitalisme à la suédoise. Mais ce sera toujours un capitalisme.
Freddy
On va faire une deuxième intervention sur : vers quelles solutions, vers quoi peut-on aller. Et puis on débattra après.
J’aurai à répondre à plusieurs choses qui se sont dites là. C’est Benasayag qui dit dans ce petit livre Résister c’est créer : le problème c’est qu’une société, ça ne se fabrique pas. Personne ne fabrique une société au sens où un artisan fabrique un meuble, par exemple. La société est la résultante d’un ensemble de composantes, d’actes, de gestes, etc. Et je pense que si on est là, eh bien c’est qu’effectivement, il y a des gens qui vivent différemment, qui pensent différemment, sinon je serais resté chez moi ce soir.
Décroissance et alternatives concrètes
Dans la première partie du débat, j’ai énoncé les risques énormes encourus aujourd’hui par l’humanité dans sa fuite en avant. J’aimerais dire à présent qu’il existe cependant d’innombrables choses positives en termes de solutions. Elles résultent d’un constat fait à travers mes lectures et ma propre expérience. Ces solutions ne sont pas forcément très visibles, parce qu’elles sont modestes et pour l’essentiel restent à créer. Elles viennent de nous tous, de chacun d’entre nous. Elles se placent sous le terme de » décroissance « , notion aujourd’hui très débattue, difficile à définir, parce que s’appliquant à un foisonnement d’idées et à une myriade d’expériences.
La décroissance, appellation imparfaite, fait l’objet d’innombrables débats entre auteurs et experts, parce qu’elle semble mettre les formes alternatives en rapport direct avec le capitalisme (le système de la croissance) et en faire son négatif.
Mais la décroissance a un double avantage. Elle indique d’abord que c’est cette frénésie, cette obsession de croissance qui nous mène dans le mur et, ainsi, fait comprendre que c’est de l’autre côté qu’il faut aller pour avoir une chance de s’en sortir. L’autre avantage est que ce mot n’est pas récupérable par le système. Il paraît difficile d’imaginer que le capitalisme puisse reprendre l’idée de décroissance, comme il l’a fait avec le développement durable.
Mais ce qui est peut-être plus important encore, c’est que la décroissance n’offre pas de modèle de société, ne fait pas système (un » alter » ou un » contre-système « ). La décroissance se présente plutôt comme un non système (un antisystème non système), une absence de système.
La raison en est qu’il ne s’agit pas d’une solution de sortie du capitalisme par le haut, mais plutôt » par le bas « , par le local. Elle s’applique à des individus et à des groupes d’individus particuliers, plutôt qu’à des groupes ou des sociétés qui ont des structures globales.
Peut-on dire alors qu’une telle sortie du capitalisme, plus ou moins individuelle, ne revient pas à basculer dans une forme d’autarcie ? Non, car un tel retour n’est pas possible et qu’il y a de toutes façons un vrai besoin de collectifs, mais pas tels qu’ils sont bâtis aujourd’hui. C’est au travers d’eux que les choses vont pouvoir se faire. Collectifs autant que possible à taille humaine ; collectifs choisis plutôt que subis.
Un exemple simple
Je vais prendre l’exemple simple du pain pour illustrer dans notre vie quotidienne cette notion de collectif subi ou choisi. A ce sujet, il se présente tout un éventail de solutions qui vont de l’autarcie complète à la dépendance la plus grande par rapport au système. La solution autarcique consiste à semer, à récolter, puis moudre son grain, fabriquer son pain et le cuire au feu d’un bois qu’on aura ramassé soi-même. A l’opposé, le système complètement intégré consiste à aller acheter son pain à l’hypermarché : solution la plus simple et la moins fatigante ( » je prends, je paye et je sors « ). Par contre, la farine vient peut-être d’Ukraine, le pain est fabriqué par une centrale boulangère qui fournit 200 magasins sur toute une région de France, le sachet plastique qui l’enveloppe a été fabriqué à 300 kilomètres de là. Dans une telle structure, nous n’avons aucune marge de manœuvre pour influer sur la qualité du produit, son emballage, ou seulement savoir comment il est fait. Alors, d’ici à imaginer modifier les choses !
Entre ces extrêmes, il y a une panoplie qui va de la boulangerie industrielle ou artisanale au paysan boulanger qui fabrique du pain pour cent ou deux cents personnes.
Je prends l’exemple d’un paysan boulanger parce que c’est un sujet sur lequel je travaille actuellement. Ainsi dans mon projet de coopérative d’entrepreneurs salariés, il se trouve des participants dans cette situation. Dans ce contexte, le collectif a alors beaucoup plus de sens. Ce boulanger connaît tous ses clients, qui le connaissent plus ou moins. Ainsi des différences peuvent se créer. Ce type de collectif est un milieu qui fonctionne avec la prise en compte de chacun en tant qu’individu. C’est une structure à taille humaine.
Cet exemple peut se transposer à une multitude d’échelles, sur l’ensemble du fonctionnement de la société (relations aux produits et à la consommation).
L’interdépendance y est mise en évidence : nous percevons qu’on dépend des autres et que les autres dépendent aussi de nous.
L’idée de décroissance rend visible la manière dont on fonctionne concrètement en tant qu’individu. On se rend compte alors des choses qu’on peut changer dès maintenant, ainsi que des situations que l’on ne peut pas changer encore. Par exemple, l’idée de produire son propre biocarburant (on ne pourra pas se passer des pétroliers du jour au lendemain, malheureusement).
La simplicité volontaire
La décroissance n’est pas de dire : » je brûle ma voiture parce qu’elle me fait dépendre du capitalisme ». La décroissance : ce n’est pas » moins « , c’est réfléchir vers le moins. C’est une dynamique, c’est un mouvement. Nous ne pouvons pas prendre tout de front en permanence. Nous sommes aussi situés à une place dans une société qui est ce qu’elle est, et nous n’en avons pas forcément décidé. Mais si je n’ai pas de prise à l’échelle globale, je peux, morceau par morceau, retirer un certain nombre de fils qui m’accrochent à un système économique qui va dans le mur.
La décroissance c’est, à l’échelle locale, réfléchir et, à chaque fois que je peux, substituer une dépendance choisie à une dépendance subie par rapport au système.
C’est cette démarche, rapportée à la vie quotidienne, que l’on appelle aussi la simplicité volontaire, forme plus individuelle de décroissance.
Le collectif choisi
Dans un ensemble de domaines cette démarche est évidemment assez complexe : en premier lieu dans celui du travail marchand. La question est de trouver personnellement et concrètement des formes de travail permettant de sortir petit à petit du système.
Il faut être très modeste sur ce plan ; il n’y a pas de solution simple, puisque c’est là un des points auquel le système capitaliste tient le plus fortement. C’est dans le travail que l’on dépense le plus d’énergie, de temps, contre l’argent qui permet de vivre plus ou moins bien, de survivre. Et de manière collatérale on continue à alimenter un système avec lequel on n’est pas forcément d’accord. Mais il existe un ensemble de domaines pour lesquels des solutions plus simples existent. Les petites choses sont importantes : le tout est de se mettre en route. Il est important de ne pas tout prendre de front : on va faire là où, peu à peu, de plus en plus de personnes souhaitent se détacher du système. Elles vont se retrouver et se dire : je vais essayer de trouver des solutions pour être plus autonome, plus indépendant. Alors apparaît cette notion de collectif choisi autour du fait d’être ensemble pour essayer de faire autre chose.
Je vais prendre un exemple tiré de mon expérience personnelle. J’habite à Eymoutiers et suis en lien avec un ensemble d’initiatives locales sur le plateau de Millevaches et autour. Sur le plan alimentaire, une sorte de coopérative de consommateurs constituée de 65-70 membres s’est créée. Tous les six mois, l’association passe commande pour plusieurs dizaines de milliers d’euros à une centrale d’achat en bio Cette initiative qui court-circuite un ensemble d’intermédiaires, de la grande distribution ou de la petite, évite, de surcroît, un déplacement 100 km pour s’approvisionner à Limoges en légumes secs, farine, et produits divers. La livraison se fait par camion contenant les marchandises sur palettes. La distribution est faite bénévolement par les membres de l’association qui en assurent aussi la gestion. C’est une manière d’obtenir, à une échelle modeste mais significative, des prix plus intéressants et de se couper d’un certain nombre d’intermédiaires du système. La vie de la coopérative permet aussi des moments conviviaux. Du facteur humain est ainsi remis dans ces formes de collectifs choisis.
Mon deuxième exemple sera professionnel (j’ai expliqué que j’étais ingénieur de formation, cadre d’entreprise, et ai refusé de continuer de collaborer au système). Aujourd’hui, je travaille sur un projet de coopérative d’entrepreneurs salariés situé sur un large territoire autour de Millevaches. C’est une structure qui accueille des entrepreneurs individuels qui veulent sortir du salariat, créer leur activité, mais ne veulent pas le faire seul car, en plus de la maîtrise de son propre savoir faire, il faut maîtriser tout le champ administratif, juridique et comptable.
Ce projet, né sous forme associative, rassemble des personnes intéressées, soit à titre personnel (des porteurs de projet), soit en tant que personnes ressources voulant aider ce système à émerger (des structures comme Ambiance Bois, Direction Libre ou d’autres associations du plateau de Millevaches). J’ai trouvé ma place dans cette coopérative en tant qu’animateur-accompagnateur des porteurs de projet. C’est-à-dire que je recycle tout un ensemble de compétences que j’avais mises au service d’un système auquel je ne croyais plus : compétences concernant le chiffre d’affaire, la vente des produits ou services… auxquelles on ne peut pas échapper sur le plan économique. Sous cet aspect, le projet n’est pas vraiment alternatif, mais il l’est plutôt sur le fait de se constituer en collectif pour, ensemble, faire mieux, partager les choses, profiter du temps dégagé pour essayer soi-même de développer des solutions plus autonomes, soit dans sa consommation (par exemple, faire un jardin, ce qui est complètement décroissant dans l’esprit), soit pour expérimenter des activités d’échange avec les personnes. C’est aussi une manière de sortir peu à peu de ce lien de dépendance avec le travail, avec le système.
Je le répète, je ne me permettrais pas d’être donneur de leçon en quoi que ce soit, notamment sur un sujet aussi difficile que le travail, puisque nous sommes tous un peu responsables et un peu victimes en même temps du système.
On peut multiplier les exemples, comme se chauffer ou se loger d’une manière plus autonome, etc. Ce n’est jamais très simple, mais cela permet de constituer beaucoup de liens sociaux nouveaux. Le but n’est pas d’être puriste, car alors on se ferme aux autres. Il s’agit d’avancer peu à peu, de proche en proche, selon une méthode pragmatique.
L’exemple de cette coopérative montre qu’il peut exister un autre mode d’entreprise. C’est peut-être aussi une manière de se détacher du système en travaillant dans un autre contexte que celui des entreprises capitalistes classiques où le salarié n’a pas voix au chapitre. Dans une coopérative, le principe 1 personne = 1 voix se rapproche d’un fonctionnement démocratique, alors que la démocratie s’arrête habituellement à la porte des entreprises du fait du lien de subordination fixé par le contrat de travail. Donc il existe aussi des formes qui essaient de développer d’autres relations au travail et une autre responsabilisation de la personne en tant que travailleur.
La décroissance au sens politique
Dans cette perspective, la notion de politique perd son sens habituel, c’est-à-dire celui d’action massive de groupes sociaux déterminant des solutions plutôt globales. La décroissance au sens politique retrouve la définition originelle de la démocratie, c’est-à-dire la gestion des affaires de la cité par ses citoyens. A ce sujet, il y a aussi débat au sein des différents mouvements pour la décroissance. Certains croient que la solution par le haut est possible. Je ne le crois pas. C’est au niveau local que la démocratie se construira.
La question politique telle que je la pose réinterroge aussi une aspiration qui nous est nécessaire : l’utopie. Aujourd’hui, je n’envisage pas une forme globale d’utopie sur le modèle d’un grand soir surgi du mouvement révolutionnaire général. Je crois plutôt à une forme d’utopie très proche. Nous avons peut-être une solution » entre nos mains » qui ferait que le capitalisme se déliterait de lui-même, parce qu’on refuse peu à peu de lui prêter main forte, de coopérer avec lui. L’utopie est de dire que le capitalisme s’effondrera de lui-même par la désertion de ses membres, puisqu’à l’endroit où plus personne n’obéit, plus personne ne commande. C’est un principe qui était à la base de mouvements de non-violence tels que celui de Gandhi. C’est à mon avis une utopie plus réaliste que l’idée d’un bouleversement général transformateur.
C’est un projet qui, à mon avis, est digne ; qui est porteur de sens, en tout cas.
Le débat
Un intervenant :
(Cette intervention se rapporte à la première partie du débat).
Je pense que c’est un des traits les plus marquants et les plus probants de la réalité de la globalisation des pensées que votre incapacité à concevoir qu’il a existé d’autres formes de société. Il est inexact d’affirmer, par exemple, l’éternité de la hiérarchie car d’autres configurations sociales ont effectivement existé, existeront, et existent encore.
Pierre Clastres a effectivement montré qu’à une époque, avant la colonisation de l’Amérique du sud, quasiment le quart de l’humanité, hormis l’empire maya, fonctionnait selon des systèmes qui n’étaient pas ceux de l’accumulation. Des tribus détruisaient même le reste des récoltes au bout d’une année, parce qu’elles ne voulaient pas avoir de surplus et vivre conditionnées par l’accumulation sans fin.
Avant d’être un système, le capitalisme est une philosophie. C’est une conception des choses : celle d’accumuler de l’argent (cf. Marx, Le capital). Bourdieu ajoutait que l’accumulation concerne aussi le capital symbolique, le capital culturel, le capital social et d’autres formes de capitaux. Ainsi la société qui découle de l’accumulation de ces divers capitaux est une société capitaliste. Le féodalisme est aussi une philosophie, celle de la foi qui guide la société. Le communisme, celle de la mise en commun. Je pense qu’on doit s’autoriser, aujourd’hui plus que jamais, à penser qu’il est possible de vivre le communisme. Et de ce point de vue-là, il n’y a pas de demi-mesure.
A mon avis, il est grave de refuser de penser qu’il n’y a pas vraiment d’autres possibles et qu’aujourd’hui d’autres formes de contestation, qui sont aussi des contestations en actes, existent. Je citerai simplement au Mexique le Chiapas et la révolte récente à Oaxaca, que d’aucuns appellent justement » Commune » d’Oaxaca.
Un intervenant :
Des solutions véritables ne peuvent advenir que si un nombre suffisant de personnes se mobilise. Les alternatives locales ne constituent que des soupapes aux contradictions du système, lequel en profite pour perdurer. A l’heure actuelle, la société produit des consommateurs et de la sorte maîtrise le monde. Tant qu’on demeure sous la coupe des Etats on est aliéné, Nous sommes des terriens et des humains avant tout. Il y a une solution : le communisme. Si personne n’est prêt à essayer de faire quelque chose de global, rien ne suivra.
CB :
C’est une perception des choses ; le débat est ouvert. J’ai la conviction qu’au-delà d’une certaine taille, un groupe humain devient fondamentalement non gérable sur le plan démocratique, celui du pouvoir. Une solution globale, systémique, reproduira des travers de ce type : individu ou citoyen sera dans l’incapacité de contrôler, de donner son avis, sur quoi que ce soit. D’où la mise en œuvre de cette notion de » collectifs choisis » qui doivent être, à mon avis, de taille restreinte : 100 à 200 personnes au maximum. Au fond, la crise actuelle de l’organisation Attac signifie que la vie de ses comités locaux – riche, autonome et très diverse – est remise en question et risque de s’écrouler à cause d’un problème de structure globale, de » comité central « .
Un intervenant :
Quand tu parles de global, tu parles en fait de centralisation. Mais dans le communisme issu du socialisme autogestionnaire, le local et le global vont ensemble. Je suis d’accord sur la démarche régionaliste et locale par laquelle une large autogestion est possible. Mais on ne peut se priver de lien avec le reste du monde. Nous vivons dans un système global dont tu as d’ailleurs justement décrit les fondements. Il s’agit donc d’un projet de société.
Le capitalisme intègre aujourd’hui les notions de développement durable et de décroissance dans un cadre très réformiste, dans une sorte de capitalisme à visage social et écologique. Il en a même fait une doctrine.
Face à une situation de chaos, voire face au risque d’une disparition de notre espèce, la vision humaniste et éthique est réductrice et ne va pas au fond du problème car, à mon avis, la responsabilité et les causes des destructions sont économiques et politiques. Il existe une écologie politique dont il faudrait parler. Elle traite du changement des modes de production, d’échange et de consommation. Je n’entrevois pas d’autres solutions. Mais ce n’est surtout pas en partant de la culpabilité individuelle et du mode de vie individuel qu’il va être possible de changer les choses.
On jette trop vite le socialisme avec l’eau du bain. Le communisme qui a existé n’est à mon sens qu’un capitalisme d’Etat. Mais pourquoi ne parlerait-on plus du communisme aujourd’hui ? Comme si c’était la fin de l’Histoire ! Je pense que le socialisme peut emprunter une autre forme ; ce sera peut-être un autre débat.
CB :
Le mot » autogestionnaire » me convient très bien comme définition. Et si ça s’appelle » socialisme « , pourquoi pas ? J’ai employé de manière un peu abrupte l’exemple du communisme pour dire qu’il s’agissait, là encore, d’une vision globale. Et ce n’est pas dans cette voie, telle qu’historiquement on a pu la voir, qu’il faut chercher une solution à la fin du capitalisme.
Oui, le local et le global s’articulent. Mais on passe beaucoup de temps à réfléchir en global et pas assez à agir en local. Je pense que la pensée globale s’enrichira de ce qui se passe en local et non l’inverse. Le fait de reposer la construction d’une société soutenable sur de petites communautés, à l’échelle de petits collectifs, n’empêche pas de se questionner sur des besoins produits par des structures supérieures à cent personnes. Il faudra faire vivre des chemins de fer d’un bout à l’autre du pays, l’énergie, ainsi de suite.
Je considère que, plus on se rapproche du local, plus on doit se rapprocher du décisionnel en termes d’action. Et plus on se rapproche du global, plus on doit s’éloigner de la prise de décision ; c’est-à-dire de l’endroit où le pouvoir se situe, où les décisions se prennent.
Les restructurations se feront au niveau des localités, des départements ou des régions, niveaux qui ne seront pas des niveaux de décision, mais de réflexion. C’est la seule chance qu’on a de faire tenir quelque chose qui ne sorte pas du contrôle humain, du contrôle des citoyens.
Un intervenant :
J’ai été un peu déconcerté par certains propos. Grâce à ces échanges, je me retrouve mieux ; comme si un rééquilibrage se faisait. D’un côté, je salue et respecte l’expérience individuelle que vous avez retracée. C’est une démarche personnelle très intéressante, mais je me demandais si elle ne mettait pas de côté les combats qui se mènent un peu partout, où agir globalement et penser localement et penser globalement et agir localement se conjuguent d’une manière dialectique.
Je m’inquiétais de ne plus percevoir l’ennemi. Au tout début, Freddy et vous-même disiez » l’ennemi n’existe pas, le capitalisme est en nous « . J’ai tout de même l’impression qu’il y a une hiérarchisation à faire. Je ne veux pas m’exonérer de ce que je peux porter de mal depuis le début de mon existence dans cette société. Mais je n’ai pas la même responsabilité que Nixon, par exemple, et ne le ressens pas. Cela m’a fait penser à cette espèce d’oppression généralisée dans laquelle se trouvaient les Américains à la fin de la guerre du Vietnam – je m’y trouvais à l’époque. Je côtoyais des gens d’une grande générosité qui se considéraient responsables de la mort d’enfants sous le napalm. J’essayais de leur dire de ne pas sombrer dans une émotion globale, qu’ils n’avaient pas à endosser moralement les crimes imputables à leur président et à ses généraux.
Il existe encore des combats frontaux. Par exemple ceux, efficaces, menés par certaines ONG sur des questions globales. Elles signalent, alertent, dénoncent, etc.
Ce serait triste de devenir comme ces moines qui, retirés dans leurs monastères, se déconnectent du jeu.
Freddy Le Saux :
J’ai mis en exergue une phrase extraite du livre de Benasayag disant que lorsqu’on lutte, il n’y a plus d’ennemi. Je le maintiens. Nos députés, tous partis politiques confondus, ont fait un rapport et poussé un cri d’alarme sur le changement climatique, défi de l’humanité au 21ième siècle. Al Gore vient également de nous donner un sacré un coup de main avec son film sur le sujet. Le réchauffement climatique fait donc l’unanimité aujourd’hui. Nous sommes en face d’un péril que l’Humanité n’a jamais connu, d’autant qu’il s’agit de sa propre responsabilité, de notre propre responsabilité.
Bien sûr la lutte de classe, les inégalités, ne vont pas disparaître parce qu’il y a le changement climatique. Mais si nous ne ramenons pas notre empreinte écologique à une dimension soutenable, je ne sais pas si l’Humanité s’en relèvera.
Je ne pense pas qu’on réglera le changement climatique contre qui que ce soit. Il n’y a pas de grand méchant dans cette histoire. C’est l’ensemble de l’Humanité qui a joué ce jeu en choisissant la voie d’une société de consommation qui ne tient que grâce au pétrole. Tout ça va s’arrêter, qu’on le veuille ou non. Il faut imaginer vivre autrement. Nous le pouvons, mais ce sera dans une société humainement développée et matériellement beaucoup plus spartiate.
Le problème aujourd’hui est : comment va-t-on atterrir ? Va-t-on trouver une sortie en évitant une dictature écologique ? C’est aussi un problème démocratique. Pour cette raison, nous nous efforçons d’animer un débat ouvert à tous, à l’image de ce que furent les Assises du Limousin.
Un intervenant :
Je pense que le capitalisme peut être réformé. Churchill disait : » la démocratie est le pire des système, mais je n’en connais pas de meilleur « .
Vous avez évoqué diverses formes d’expériences locales personnelles. Elles rappellent les années 20 où beaucoup de coopératives se sont montées. J’ai connu les paysans dans nos campagnes qui s’entraidaient. Ils vivaient un peu ce vous expérimentez. D’ailleurs cela se passait dans un cadre identique, celui du capitalisme. Ce qui prouve qu’on peut réformer le système de l’intérieur au profit de tous et au bénéfice de la planète. Il est évident que sans le pétrole, nous n’aurions pas connu les booms économiques. Mais des solutions de remplacement, écologiques et économiquement viables, sont possibles. Elles existent même. La seule chose, c’est qu’à l’heure actuelle les grands producteurs de pétrole, les grandes industries, ont mis les brevets dans les tiroirs : vous êtes ingénieur et devez le savoir. Il existe, par exemple, le moteur à air comprimé. A Mexico, les taxis de la ville la plus polluée au monde fonctionnent avec des moteurs à air comprimé.
CB :
Combien de taxis ? *
En vérité, il n’y a pas de solution technique ou technologique aux défis du réchauffement climatique et de la rupture énergétique. De nombreux ouvrages récents traitent cette question, notamment ceux de Jean-Marc Jancovici, spécialiste à la fois des questions d’énergie et de réchauffement climatique. Ainsi entre 4 à 5 fois la surface agricole française serait nécessaire pour produire juste l’équivalent de notre consommation de pétrole. La seule solution à la hauteur serait celle du charbon. Mais on ne peut pas l’envisager.
Un intervenant :
J’ai trouvé votre intervention très intéressante, parce que elle replaçait la question de l’éthique dans le militantisme : à savoir, la responsabilité du sujet. Beaucoup de militants, même très généreux, se sont laissés fourvoyer par le groupe ou par l’idée de déterminisme historique. Cela nous a menés dans un autre mur, dans d’autres barbaries.
Je trouve aussi intéressant votre recherche d’un dispositif contre la toute-puissance du désir. Mais j’ai bien peur que bon nombre de militants, dans notre propre camp, ne puissent l’entendre : on peut ne pas vouloir son bonheur tout en disant le vouloir.
C’est bien ce que vous proposez, mais que le temps presse ! Nous courons à la catastrophe. Comme Marx dans la première partie du Manifeste, Rimbaud, dans les poèmes » Soir historique » et » Démocratie « , avait déjà perçu le système qui se mettait en place.
Alors, comment transmettre le discours de la décroissance ? Que fait-on de ces mots » servitude volontaire » et » masse servile » ? Cette masse installée dans le système, fascinée par les écrans, les caddies remplis, et dont la volonté s’oppose à la volonté de décroissance. Alors, quelle va être la vitesse de pénétration du discours de la décroissance face à la puissance de celui du capitalisme ?
Je rejoindrai les » vieux militants » pour dire qu’il ne faudrait pas remplacer les » vieilles lunes révolutionnaires » par de nouvelles lunes peu audibles par les gens. Les personnes qui portent le discours de la décroissance se retrouvent dans les cercles de réflexion à l’américaine, comme Attac. C’est une forme de ghetto, de purgatoire des défaites révolutionnaires ; comme si l’on ne voulait pas parier sur l’humain, sur la surprise politique. Je crois qu’à un moment donné, dans un pays comme la France, peut surgir une » bonne surprise » avec l’émergence d’un candidat, écologiste ou antilibéral. Ce serait un signal extrêmement fort. Et j’aimerais que les gens généreux qui se retrouvent ici ne manquent pas cette étape. Je crois que malheureusement moins il y a de victimes, moins il y a de forces symboliques. Peut-on se passer d’un ennemi ?
CB :
Ce que j’ai évoqué ici procède simplement du réflexe de survie. C’est un message destiné aux personnes conscientes des dimensions environnementales (réchauffement climatique et disparition des espèces) qui vont avoir la volonté de franchir à leur échelle ce cap où » on sait, mais on n’arrive pas à y croire « .
Je me rends compte aussi de l’énergie et du temps passés dans l’action militante. Ne serait-il pas plus judicieux de se dire, alors que le temps presse : je vais passer ce temps et cette énergie si précieux à construire mes solutions et essayer, à mon échelle, de réduire mes dépendances au système ? D’ailleurs, comment pourrais-je envisager différemment les choses situées au niveau global, si je n’arrive pas à faire différemment les choses à titre personnel ?
Le message que j’essaie d’envoyer aux militants en tant que militant est le suivant : » Réfléchissez à ces choses locales, proches de vous, plutôt que d’espérer un changement d’ordre global qui, à mon sens, n’arrivera pas « .
Un intervenant :
Ce que tu dis me fait penser aux mouvements communautaires qui se sont développés après les années 68 : des gens décidaient de rompre avec le système et de développer des expériences dans le but de vivre autrement. Nous avons constaté le peu de résultats de ce mouvement.
CB :
Je suis arrivé au constat suivant : rien ne sert de dépenser son énergie à se taper contre les murs, puisque ces murs sont assurément solides. Au-delà d’une prise de conscience, il s’agit plutôt d’utiliser cette énergie pour construire autre chose. Une telle mise en action interrogera peut-être d’autres personnes et ira en s’élargissant.
Freddy :
Chaque année se tiennent les sommets de Davos et de Porto Alegre. Le sommet de Davos est uniforme, bien lisse. Porto Alegre et ses successeurs sont de grands foutoirs : chacun y amène ses résolutions. Et si la richesse de ces rassemblements était justement cette diversité ? Et si nous acceptions de construire le monde dans cette diversité ? Ces jeunes viennent au Forum mondial parce qu’ils ont des projets, parce qu’ils ont fait quelque chose, parce qu’ils se bougent. Mais pourquoi seraient-ils tous pareils, pourquoi sortiraient-ils une résolution commune, comme à Davos ?
Cette richesse de demain est celle dont Christophe parle.
Réinventons notre vie là où on est, avec ce que l’on a ; et après, tissons des passerelles. Mais construisons en acceptant de revenir à la notion d’équilibre. La première chose que nous pouvons faire est de réduire notre empreinte écologique. C’est cette empreinte qui a causé des dégâts dans le reste du monde. Si la forêt et les animaux disparaissent, c’est bien à cause de nous, ici en France.
Un intervenant :
Je crois en l’action individuelle, celle qui a un caractère exemplaire. Quand je fais du stop au bord de la route, tout un paquet de braves gens au volant passent et me regardent. A ce moment, je suis fier d’exister en revendiquant ce moyen de transport-là.
Je ne fais pas ça spécialement pour réduire mon empreinte écologique, mais plutôt pour partager un moment avec quelqu’un. C’est politique ; c’est pour faire du lien social. A la base, le problème à résoudre dans notre société n’est pas affaire d’écologie. Il est plus total. Il réside dans les comportements ultra-individualistes illustrés en particulier par la Déclaration des droits de l’Homme qui prône l’accumulation personnelle, fait penser norme, statistiques. On nous a tellement mis de flics dans la tête que, pour la plupart des gens, faire du stop, par exemple, est impensable.
CB :
On a beaucoup mis en avant l’aspect Droits de l’Homme, mais pas souvent celui de ses Devoirs. C’est un des éléments qui pousse aujourd’hui à s’affranchir de toute limite.
Un intervenant :
Certains ont remarqué qu’il est assez contradictoire de dénoncer avec acuité l’urgence de la situation et d’avouer son renoncement à s’attaquer aux causes globales. On risque alors de se retrouver dans la situation des communautés qui ont voulu s’isoler du monde, mais se sont retrouvées malgré tout avalées par lui. Aujourd’hui sur la planète près de 3 milliards de personnes sont décroissants par absence de possibilité de croissance. Mais quand nous serons 3 milliards et 100 millions, qu’est-ce que cela aura changé ?
Je crois que le discours de la décroissance doit être porté en avant. Par exemple, cultiver le maïs autrement, ce qui est possible, réduirait la consommation d’eau de la valeur de la consommation domestique de la population française toute entière.
Il ne faut pas être unilatéral en disant que c’est notre faute à tous. Il s’agit aussi d’arrêter le bras des gens qui sont à la tête et organisent les grands processus destructeurs. Qui a largué la bombe d’Hiroshima : le président ou le pilote qui a appuyé sur la détente ? C’est un peu des deux aussi. C’est aussi à cause de la croyance en un système qu’il faut à un moment l’empêcher de tourner. Cela pose la question du sabotage.
Freddy :
Ce qu’il faut bien comprendre, ce sont les ordres de grandeur. Le problème en France n’est pas actuellement l’eau mais l’énergie. La dépense d’énergie et l’émission de gaz à effet de serre proviennent en majeure partie de notre vie quotidienne. Depuis 50 ans la société est bâtie autour de la voiture individuelle. C’est un choix de société.
Arrêtons de nous culpabiliser. C’est à nous, individus responsables, ayant pris conscience des problèmes, de construire ensemble une autre société, avec d’autres alternatives que la voiture individuelle. Cela prendra quelques décennies, mais agissons tout de suite.
Une intervenante :
Une bonne partie des gens qui participent à ce débat est relativement consciente des questions d’empreinte écologique, de ce qu’on peut faire par rapport à cela. Mais, étant donné le thème que vous proposez (fin du capitalisme et décroissance), ces gens ne sont-ils pas venus échanger des idées et chercher ici des réponses sur un plan plus global ?
CB :
Mon intention n’est pas de faire le tour de France avec des conférences comme celle-ci, mais plutôt de construire des choses différentes là où je suis, aujourd’hui, à Eymoutiers.
Pour moi, il n’y a pas de solution globale envisageable. Au lieu d’attendre une solution globale qui, je pense, n’arrivera pas, je vous propose de faire des choses, maintenant, autour de vous, toute culpabilisation mise à part.
Compte rendu :
Francis Juchereau.